leur tour comme le développement excessif et devenu systématique de vérités
fragmentaires.
L’œuvre d’art, pour une part, est image-symbole, expressive d’une réalité
psychique ; et comme le mot ici atteint à la plénitude de son sens : symbole, de
σύμβολον, jeter ensemble, réunir ! Le σύμβολον était un objet unique, rompu en
deux parties dont la réunion permettait d’identifier les porteurs. L’œuvre d’art
est bien le lien joignant ces deux éléments que l’on croyait inconciliables et qui s’y
reconnaissent tronçons d’une communauté.
Elle montre, croit-on souvent, les aspects de la réalité matérielle, mais, si réaliste
que se croie le peintre, nous le savons, c’est lui, c’est son caractère, son essence
même qu’il révèle, qu’il avoue, par la manière dont il aborde et choisit, dont il
transcrit cette réalité. Si, par une démarche inverse, il œuvre avec l’intention de
s’exprimer, de se traduire aux autres, lui inconnaissable pourtant à qui n’est pas
lui-même, il lui faudra aller chercher dans des apparences empruntées à l’univers
visible ou dérivées de lui, les éléments du langage dont il a besoin.
Ainsi l’artiste ne peut viser le monde extérieur, sans entraîner avec lui la
révélation du monde intérieur ; il ne peut davantage aspirer à montrer le monde
intérieur sans passer par le truchement du monde extérieur. Pour la première
fois, l’un et l’autre ne vivent plus que l’un par l’autre, ne se conçoivent plus que
l’un à travers l’autre et créent entre eux une tierce réalité, consubstantielle à l’un
comme à l’autre.
Voici le lien trouvé, l’arche jetée qui s’élance par-dessus le grand vide dont
l’homme et l’univers occupaient, face à face, chacun un bord. Une transition est
enfin découverte et cette transition n’est pas contact fugitif, étincelle
momentanée. Elle est plus durable que cela même qu’elle lie : depuis longtemps
celui qui s’y est traduit comme les apparences qui s’y sont reflétées auront changé
ou disparu, qu’elle subsistera dans sa matière durable avec un visage permanent.
Un troisième « ordre » naît : un ordre qui est à la fois fonction de ce qui est à nous
et de ce qui est hors de nous, qui existe par tous deux et qui, tel l’enfant engendré
par une union, ne laisse plus distinguer, dans sa substance unique, ce qui à
l’origine appartenait à chacun. Car l’œuvre est un fruit ; elle n’existe que
détachée de l’acte créateur, indépendante, abordant une vie qui n’est plus que la
sienne propre. En elle cessent de se distinguer le moi et le non-moi.
C’est bien pourquoi tant d’écrivains ont été tentés de rapprocher la création
artistique de l’amour et de son effort pour rejoindre ce qui par nature est
pourtant distinct, afin de le faire sien en même temps que l’on se donne à lui.
Mais l’amour, humain ou divin, n’est qu’un élan et non un résultat.
Que cet élan apporte ses forces presque surnaturelles à la création artistique, on
n’en saura douter ; qu’il se retrouve dans celui qui porte le spectateur vers
l’œuvre d’art et sa richesse incluse, cela est manifeste.
Mais s’il en vit, l’art va plus loin que cette tendance irrésistible et désespérée à la
fois, qui, comme l’étincelle entre les pôles, jaillira peut-être de sa surtension pour
ne rompre qu’un instant les ténèbres qu’elle a franchies. L’œuvre d’art, elle, s’y
installe ; elle y existe ; elle y fait éclore une lumière durable ; elle ne franchit pas
seulement la nuit, comme le peut l’amour ; elle la dissipe.
Car, enfin, telle est l’œuvre d’art : elle est chose ; elle est objet ; elle s’implante
dans le monde physique et s’y installe ; elle en porte les caractères ; espace,
matière, forme, apparences perceptibles pour les sens ; mais en même temps, elle