Marc Le Ny ― Conférence « Qu’est-ce que l’argent ? » ― Jeudi 7 juin 2012 ― page 2 / 8
romain d’Athéna. Les Romains adorèrent également Junon Moneta, une déesse dont le nom rappelle que Junon
avait « averti » (monere en latin) les Romains de l’imminence d’un tremblement de terre. « Moneta » donnera
par la suite, en français, « monnaie », et « money » en anglais. Comme toutes les choses essentielles, l’argent
renvoie à un lexique étendu, particulièrement riche dans la langue familière ou argotique : la thune, le flouze, le
blé, le fric, le pèze, etc. La langue française a néanmoins une originalité par rapport à d’autres langues, comme
l’anglais, de continuer à nommer argent la monnaie. Le terme « argent » désigne donc indistinctement le métal
précieux et la monnaie. Elle garde ainsi la trace du caractère brillant, éblouissant, fascinant des pièces
métalliques. L’éclat de l’argent, qu’on extrayait des mines pour en faire des pièces de monnaie, vient de la pureté
de sa blancheur. Elle est fascinante pour l’œil qui s’absorbe dans la contemplation des pièces neuves, luisantes,
éclatantes. Cette fascination trouvait aussi sa source dans sa rareté et dans son inaltérabilité. Cette fascination
pour l’argent et la richesse est la source d’une ambivalence fondamentale par rapport à l’argent qui semble doté
d’un pouvoir mystérieux et dévastateur.
La monnaie est l’objet d’une condamnation religieuse. Il n’y a pas d’argent dans le Jardin d’Eden. Certes,
la richesse est également considérée comme un signe de bénédiction divine dans l’Ancien Testament. Job était
une personne riche (il possédait des milliers de brebis, de chevaux, de bœufs, etc., et Yahvé lui rend sa fortune au
double = la richesse peut aller avec la vertu). Le Coran et la Sunna ne manifestent pas d’hostilité de principe
envers l’argent ou l’activité commerciale. Mais le ribâ ou prêt à intérêt fait l’objet d’une condamnation
récurrente. La thésaurisation et l’enrichissement dû au seul fait de prêter de l’argent sont interdits. Dans la
tradition rabbinique, l’argent c’est Mammon. Mammon ou Mamon est un terme araméen qui signifie la richesse,
ce qui assure une sécurité matérielle. Mamon, c’est le diable (mammonisme) : « heureux le riche qui ne court pas
après Mammon » (Écclésiaste, 31,8) ; « Nul ne peut servir deux maîtres : Dieu et Mammon » (Matthieu 16, 24).
Dans le Nouveau Testament, les riches sont systématiquement dénoncés. Cette condamnation radicale se
retrouve en particulier dans les Evangiles de Matthieu et de Luc : Jésus dit qu’il sera plus difficile aux riches
d’entre dans le Royaume des Cieux qu’à un « chameau de passer par le trou d’une aiguille » (Marc 10, 25) ;
parabole du mauvais riche condamné pour avoir laissé dans le dénuement le pauvre Lazare (parabole de Lazare
et du mauvais riche rapportée par Luc 16, 19-31 : Lazare, pauvre mendiant couvert d’ulcères qu’un chien venait
lécher (chien = animal répugnant) ; ce pauvre parmi les pauvres vivait devant la maison d’un riche qui festoyait
chaque jour et ignorait le malheureux ; puis dans l’autre monde, Dieu aide Lazare et l’accueille dans le lieu de
repos des justes, et condamne le riche qui, lui, reste dans l’Hadès dans les tourments parmi les réprouvés). Les
ordres franciscains et dominicains du XII
e
siècle valorisent la pauvreté et prône le dénuement absolu. La
pauvreté est célébrée en raison de l’espace qu’elle ouvre à une âme libérée du désir d’acquérir et rendue
disponible à la spiritualité.
Le christianisme met en place les figures du marchand qui s’enrichit aux dépends d’autrui et de l’usurier
qui vole le temps à Dieu pour en faire un profit. L’historien Jacques Le Goff a éclairci le reproche essentiel de
l’Église médiévale par rapport au marchand. Le commerce transforme le temps en occasion de gain : soit que le
prêteur tire profit de l’attente du remboursement par l’emprunteur provisoirement démuni, soit que, exploitant
l’occasion d’une conjoncture, il joue sur les différences de prix entre les marchés, soit qu’il stocke en prévision
d’une famine, soit qu’il fasse payer le risque encouru sur les routes par ses marchandises, bref, de toutes les
façons : « le marchand fonde son activité sur des hypothèses dont le temps est la trame même ». Or, le temps
n’appartient qu’à Dieu.
Cette condamnation religieuse se prolonge, sous une forme laïcisée ou sécularisée d’une condamnation
morale. L’argent et la richesse sont l’objet d’un ressentiment violent : il faut égorger l’usurier juif (le Shylock de
Shakespeare, le Gobseck de Balzac), le boucher enrichi et odieux (Pabst), le moine gras, l’escroc, le trader, les
requins de la finance qui bâtissent des fortunes en payant des salaires de misère à des travailleurs, les adeptes de
l’argent-roi, les forces de l’argent, l’argent qui est la cause d’inégalités, de déséquilibres, de pauvreté.
La condamnation morale pointe les vices, les pathologies liées à l’usage de l’argent, où l’argent est
considéré comme cause de ces pathologies (on parlait de passions dans le vocabulaire classique). La
condamnation morale de l’argent se manifeste dans un grand nombre de proverbes et d’adages populaires,
comme, par exemples : l’amour de l’argent est la racine de tous les maux
1
, l’homme avare manque autant de ce
qu’il possède que de ce qu’il n’a pas, plus moderne : l’argent ne fait pas le bonheur, etc.
1
Renzo Tosi, Dictionnaire des sentences latines et grecques, Paris, Editions Jérôme Million, 2010, chapitre 16
L’argent et les biens, p. 1299-1347. En réalité les sentences antiques et romaines, c'est-à-dire avant le Moyen
Âge chrétien, sont ambivalentes eu égard à la valeur de l’argent. La condamnation de l’avarice et de la richesse,
côtoie la critique de la pauvreté (Pauper ubique iacet, Le pauvre est écrasé partout, aucun fardeau n’est plus
lourd à porter que la misère, lorsque l’argent fait défaut, tout fait défaut ; une bourse pleine de toiles d’araignée
(Catulle = l’état de pauvreté)). De nombreux proverbes sont des conseils pour gérer sa fortune. On remarquera
une pointe de contradiction dans l’argument qui consiste à condamner l’avarice au nom de la justice distributive.