ACFAS 2008 - Colloque Management des capacités organisationnelles Québec- mai 2008 Thierry ARDOUIN Maître de conférences Responsable pédagogique master "Ingénierie et Conseil en Formation" Département Sciences de l'Éducation - Laboratoire CIVIIC (EA 2657) Université de Rouen – France [email protected] DE LA COMPÉTENCE INDIVIDUELLE AUX CAPACITÉS ORGANISATIONNELLES : REGARD CROISÉ FRANCE QUÉBEC Mots clés : compétence, capacité, compétences collectives, capacités organisationnelles En France, le terme de compétence est l’un des termes les plus employés en sciences sociales mais c'est aussi un terme peu conceptualisé qui amène même à parler de « mot valise ». La diffusion rapide de la notion de compétence dans le discours social est source d'ambiguïté et de faux sens, de telle sorte qu’elle apparaît comme « une notion riche de sens et lourde d'enjeux ». Au Québec, parallèlement au terme de compétence, c'est le terme de capacités, notamment organisationnelles qui est usité. Ces termes soustendent et sous-entendent pour les organisations et les individus, des logiques de fonctionnement à expliciter. Si les compétences sont le plus souvent situées au niveau individuel, elles interpellent nécessairement l'organisation et le système de travail avec l'intérêt du développement des compétences collectives et des capacités organisationnelles. Nous questionnons ces notions dans une perspective de conceptualisation en interpellant les champs de la sociologie du travail, des sciences de gestion et des sciences de l’éducation. Nous proposons un détour historique pour remonter aux sources du positionnement actuel de la compétence et de ses usages. La compétence, et la capacité, se situe à la croisée du théorique et de la praxis, du visible et de l’invisible, et c’est ce positionnement particulier qu’il convient d’avoir à l’esprit dans l’analyse des compétences tant individuelles que collectives en lien avec les organisations. Les compétences et capacités sont à analyser dans une double perspective ; comme produit et comme processus, parties émergée et immergée de l'iceberg. 1 De la compétence individuelle aux capacités organisationnelles : regard croisé France Québec Le terme de compétence est désormais l’un des termes les plus employés en sciences sociales, aussi bien dans le champ de l'éducation que de la formation, des ressources humaines ou du travail, mais c'est aussi un terme peu conceptualisé qui amène même à parler de " mot valise " (Gilbert & Parlier, 1992). La diffusion rapide de la notion de compétence dans le discours social est source d'ambiguïté et de faux sens, de telle sorte qu’elle apparaît comme " une notion riche de sens et lourde d'enjeux " (Breillot& Reinbold, 1993). Ainsi ce terme ancien, mais dont l’utilisation s'est développée récemment, sous-tend et sous-entend pour les organisations et les individus, des logiques de fonctionnement qui ne sont que rarement énoncées. Nous questionnerons cette notion en nous situant résolument dans une perspective de conceptualisation et de positionnement épistémologique, dans le champ de la formation des adultes. Nous proposons donc un détour historique pour remonter aux sources du positionnement actuel et de ses usages, ainsi qu’une grille de lecture pour une conceptualisation de la compétence. Nous en analyserons alors les niveaux de lecture et les caractéristiques. 1. Petit détour historique de la compétence Jean-Paul Bronckart et Joachim Dolz (2002), reprenant notamment l'approche sémantique et historique d'Alain Rey (1985), nous rappellent que le terme de compétence est attesté dans la langue française depuis la fin du XVe siècle. Il désignait alors la légitimité et l'autorité conférées aux institutions pour traiter de problèmes déterminés. Le sens premier de la compétence est un sens juridique. Il s’agit de repérer et de déterminer un territoire et un champ d’intervention dans celui ci (un tribunal est compétent en matière de…). Cette intervention est légitimée par la connaissance et le statut de la dite autorité. Depuis la fin du XVIIIe siècle, sa signification s'est étendue au niveau individuel, et il désigne depuis lors " toute capacité due au savoir et à l'expérience ". Et ces auteurs de poursuivre : " Si cette acception de sens commun demeure plutôt vague, divers courants des sciences humaines ont récemment tenté d'attribuer au terme un signifié plus précis ". Au-delà de son sens juridique, l'usage de la compétence relève de différents courants, domaines ou disciplines (Dolz & Ollagnier, 2002 ; Joannert, 2002). En linguistique, Noam Chomsky (1971) reprend la distinction faite initialement par Ferdinand de Saussure entre langue et parole, entre compétence et performance. La compétence linguistique, ou savoir linguistique, est un système de savoirs et de règles détenus par un individu, et lui permettant de produire une infinité de productions langagières. Il s'agit donc d'un potentiel, d'un possible non activé. Pour les linguistes, la compétence est perçue comme innée et universelle La performance est la réalisation concrète de ce savoir linguistique dans les actes de communication, aussi bien dans les actions d'émission (le sujet fait des phrases) ou de réception (le sujet comprend des phrases). Pour Pierre Gillet (Gillet, 1998), cette approche permet de mettre au jour des " invariants " majeurs de toute science humaine, tels que les inférences entre intérieur et extérieur, l'invisible et le visible, le possible et l'effectif ou le réalisable et le réalisé. C'est bien la perception d'un virtuel que Chomsky nous permet d'appréhender. Mais cette approche, pour pertinente quelle soit, fait rapidement apparaître de nombreuses limites et une position épistémologique partiale, où la compétence serait biologiquement fondée. 2 Or, d'autres linguistes comme Dell H. Hymes (Dolz & Ollagnier, 2002) repèrent rapidement que " s'il existe une compétence syntaxique idéale, celle-ci ne suffit pas pour que se développe une maîtrise fonctionnelle du langage ", le développement de compétences de communication étant nécessaire. " La compétence devient une capacité adaptative et contextualisée dont le développement requiert un apprentissage formel ou informel ". En psychologie, le terme de compétence est repris presque en réaction au béhaviorisme. Pour Joaquim Dolz et Edmée Ollagnier, ce développement intervient dans le champ de la psychologie expérimentale. " Porteur de connotations positives et marquant le retour du sujet après un demi-siècle de béhaviorisme, il est devenu l'un des termes de combat du rationalisme extrémiste, et en particulier du cognitivisme modulariste ". Philippe Jonnaert (Jonnaert, 2002) le situe quant à lui en psychologie cognitive, où le tandem performance/compétence est exploité. La compétence est toujours virtuelle, mais " il s'agit d'énoncés de standards normalisés ". La compétence est définie a priori par la modélisation d’une situation finalisée. Un décalage entre la performance observée, c'est-à-dire le sujet en situation, et les dites compétences est le plus souvent mis en évidence. La compétence est analysée comme éminemment individuelle, même si la situation est à prendre en compte. Le terme de compétence se retrouve aussi dans le champ de l'éducation, où il s'est imposé dans les années 80, dans les programmes scolaires français de l'enseignement, au Québec et en Belgique (Bosman, Gérard & Roegiers, 2000), où se développe l'approche par compétences. Philippe Jonnaert constate (2002) que " les propos des spécialistes de l'éducation sont très proches de ceux des sciences du travail ". Un point particulier est cependant à relever, c'est la proximité, voire la superposition des termes de compétence et de performance, dans la mesure où "la compétence [en éducation] définit simultanément son projet et son actualisation". Marcel Crahay (Crahay, 2006) a particulièrement bien analysé l'usage du terme dans le champ éducatif belge, et les dangers et incertitudes de la notion dans ce système éducatif national. Il "avoue son scepticisme" par rapport à son usage dans le monde pédagogique. Depuis une vingtaine d'années, le terme de compétence a envahi le champ des sciences du travail, et le domaine de la formation professionnelle. La compétence vient s'inscrire en différence, voire en opposition, avec le terme de qualification, sur lequel il existe un débat important par le nombre des travaux et publications d'une part, mais aussi et surtout par ce qu'il engage comme mouvement de fond de l'organisation sociale d'autre part. Ce n'est pas notre propos de développer ici l'ensemble de ce débat. Nous retiendrons principalement que le terme de compétence, en tant que "modèle de la compétence", est souvent utilisé dans une approche libérale notamment dans les sciences de gestion comme un allant de soi, comme une simple nouvelle configuration du travail (Zarifian, 1999, 2000, 2001; Dietrich, 1997) au bénéfice des différents acteurs, alors même qu’il engage une totale reconfiguration du rapport social et salarial. Ce dernier laisserait l'individu en confrontation directe avec son employeur, et en entière responsabilisation de son employabilité dans la perspective de l'individu-salarié comme auto-entrepreneur. Il s'agit ni plus ni moins que d'une rupture du collectif, qui institutionnalise l'individualisation d'un rapport de force du travail. Nous sommes redevable aux sociologues du travail d'avoir rapidement énoncé – si ce n'est dénoncé – cette situation, comme Marcelle Dadoy (1990) ou Élisabeth Dugué (1994), lorsque celle-ci écrit clairement que " la compétence est une notion au service des politiques d'entreprises ", qu'elle sert à " masquer les rapports de force pesant sur le travail " : " sous le consensus, la domination ". Le glissement de la qualification à la compétence n'est donc pas sans dangers ni sens caché (Dugué & Maillebouis, 1994), même si certains parlent de " fausse opposition entre qualification et compétence " (Liechtenberger, 1999). La compétence porte en elle une dimension idéologique des rapports de l'homme au travail, de l'individu à l'organisation, du collectif à l'employeur. On assiste véritablement à un changement de paradigme dans les exigences vis-à-vis des salariés (Paradeise, Lichtenberger, 3 2001) : mobilisation contre conformité, autonomie et interdépendance contre subordination et isolement, et confiance contre contrôle. Ce court détour historique montre que le terme de "compétence" à de multiples origines et qu'il porte en lui cette diversité, cette hétérogénéité et, de fait, amène des regards différents voire antagonistes. Notre cadre de réflexion se situe, de par notre parcours et nos champs théoriques, à la croisée des sciences du travail et des sciences de l'éducation c'est-à-dire des sciences (de l'éducation et) de la formation. 2. Le contexte d'émergence de la compétence dans les domaines du travail et de la formation Le terme de compétence a donc fait son apparition de manière relativement récente dans le monde du travail, de l'emploi et de la formation. Sa montée en charge est due à un certain nombre de raisons, ou " conditions d'émergence de la notion " (Parlier, 1994 ; Bellier, 1999) qui peuvent expliquer cet engouement, voire ce succès. Tout d'abord, le changement dans les organisations, qui passent d'une logique de conformité à une gestion de la complexité. Celles-ci doivent en effet faire face à une double incertitude, interne et externe : − interne, par la gestion du climat social et du système d'organisation, où l'humain est vecteur de la productivité et de l'adaptabilité des structures ; − externe, par la mondialisation et l'internationalisation des marchés, des produits et des technologies. Cela contraint les organisations à faire évoluer, quasiment en permanence, leur activité et leur organisation du travail. Ces incertitudes sont accrues par la tertiarisation de l'économie, où la dimension relationnelle est décisive dans la production de biens ou de services. Cette tertiarisation implique un séquencement moindre de l'activité, celle-ci renvoyant à une combinaison de compétences pour réaliser la tâche attendue, souvent plus complexe et globale qu'un enchaînement de phases prescrites. Les organisations se détachent peu à peu du taylorisme. Dans cette évolution, où l'on voit se développer les " démarches qualité ", l’importance est donnée au client et à sa satisfaction. De fait, la nature du travail dans les entreprises s'est modifiée, mais aussi, d'une façon générale, le fonctionnement des organisations. Le travail est de moins en moins stable et prévisible. Nous assistons à une tertiarisation de l'activité mais aussi des emplois. En même temps, le développement de la mécanisation et de l'informatisation fait que les opérateurs ne sont pas – ou ne sont plus – directement en contact avec le produit et la production. On assiste à une abstraction de la tâche, à une intellectualisation de la production. Les salariés traitent de plus en plus d'information immatérielle, alors qu’on recherchait auparavant l'application conforme des consignes. Tant qu’on était dans le prescrit, parler de compétence avait peu de sens. Désormais, face au développement de la complexité, à la nécessité de réactivité, d'adaptation et adaptabilité, le retour à l'homme est nécessaire. Il ne s'agit plus seulement d'appliquer mais d'intégrer, et donc d’adapter son travail, dans un collectif et un processus. De même, les hommes, les équipes et les entreprises sont amenés, voire contraints, à travailler avec une multiplicité d'acteurs et d'interlocuteurs, dans un fonctionnement en réseaux. Il y donc développement du travail collectif, surtout en situation de forte concurrence sur des projets (automobile, informatique) ou des chantiers (BTP, construction navale). Il y aussi recherche de la polyvalence, en tant que variabilité des activités. Il ne s'agit plus " seulement " d’être un bon 4 technicien, mais aussi être capable de travailler dans une logique de coopération. Le rapport homme/machine est supplanté par une relation méta-organisationnelle, par un rapport collectif dans un système complexe de travail. Cela passe par une perception, voire une maîtrise, du processus technique dans sa globalité, le développement du système relationnel avec des pratiques sociales plus importantes amenant davantage de compétences cognitives et sociales, par l'anticipation et la réaction aux " événements " (Zarifian, 1999). À la fois conséquence de ce qui précède, mais aussi cause, due aux changements des pratiques sociales, notamment par l'élévation des niveaux de qualification et de formation initiale, les formes de gestion du personnel ont évolué avec les modes d'encadrement et d'animation d'équipe. Il ne s'agit plus désormais de commander ou d'ordonner, mais d'animer, d'encadrer, de motiver, de mobiliser sur un projet et des objectifs, bref de " manager1 ". La dimension humaine est là aussi nécessaire et prioritaire, dans un marché du travail modifié. Il ne s'agit plus d'imposer des règles mais de " faire avec " les hommes et les équipes. Nous sommes passés du commandement à un management par les compétences (Reynaud, 2001), après être passé par la gestion du personnel et la gestion des ressources humaines. Ces différents éléments font que le regard change : ce n'est plus le travail qu'on analyse et décortique, mais l'homme au travail dans son organisation. De ce fait, sans pour autant nous enlever tout regard critique, on ne parle plus de poste mais d'emploi, d’activités mais de compétences. L'ensemble de ces réflexions permet de dégager les évolutions du travail et la spécificité de celui-ci, autour de trois dimensions essentielles que mettent au jour Bosman, Gérard et Roegiers (2000) : − " l’originalité : il n'y a pas de solutions toutes faites à tous les problèmes. Est compétent celui qui peut face à un problème inédit apporter une réponse idoine, même si celle-ci ne fait pas partie du " code des procédures " ; − l’efficacité : il ne s'agit pas d'apporter n'importe quelle réponse. Est compétent, celui qui peut trouver la réponse qui permettra à l'organisation de réaliser aux mieux ses objectifs, pour le bien collectif ; − l’intégration : il n'existe plus de solutions isolées. Est compétent, celui qui propose une solution qui prend en compte l'ensemble de l'environnement, que celui-ci soit proche – l'atelier, l'entreprise, le cadre de vie, les clients –, ou lointain – le pays, les communautés transgouvernementales, le monde… ". La compétence fait donc partie de notre paysage social, éducatif et professionnel et si son usage est exponentiel il n'en est pas moins confus. S'interroger sur la compétence c'est donc s'interroger sur ses usages sociaux. 3. Les niveaux d'usage de la compétence Les usages sociaux de la compétence sont corrélés, nous semble-t-il, aux niveaux de langage. Nous reprendrons la trame proposée par Pierre Gillet (1998), même si, " le tableau ne prétend en rien relever de la linguistique savante ", il présente l'avantage de repérer et de structurer trois niveaux de langage : 1 Nous considérons le terme "management" comme un oxymore (oxymoron ou paradoxisme) où deux mots désignant des réalités contradictoires sont liés, permettant d'expérimenter ce qui est inconcevable. Souvent utilisé en poésie comme : "un silence assourdissant" ou "un clair obscur". Nous traduisons alors cet oxymore "management" par : "animation hiérarchique" ou "encadrement participatif". 5 − − − Le langage objet est celui des affaires courantes, dans un code convenu entre acteur et agent ; il est aux risques et périls de la routine. Le langage théorique est celui des chercheurs et des scientifiques. C'est aussi celui des enseignements. Il s'ordonne aux contraintes de la conceptualisation univoque et de la modélisation. Mais nous dit Pierre Gillet il existe des situations où les théories savantes et les contraintes de l'action superposent leurs exigences, et où se développe un langage outil. Ce langage n’est pas un entre-deux, il est d'une autre nature. Il émerge des pratiques, divergentes, innovantes, dont les acteurs tentent la rationalisation. À partir de ces trois niveaux nous pouvons dégager les usages sociaux de la compétence. Toute l'ambiguïté du terme de compétence vient de ce qu'il renvoie aux trois niveaux de langage. Au niveau de la langue théorique, l'usage est celui des chercheurs et des enseignements, avec des processus d'expérimentation et de productions de savoirs. La compétence est étudiée, nous l'avons vu, par les linguistes et la psychologie cognitive et expérimentale. Les sciences de gestion et/ou du travail se situent, de notre point de vue, soit dans une perspective théoriquecritique (Dubar, 1996 ; Dugué, 1994 ; Durand, 2000) notamment dans le rapport à la qualification, soit dans une approche opérationnelle (Dietrich, 1997 ; Zarifian, 1999, 2001), rejoignant en cela le niveau des pratiques. Entre langue théorique et langue-outil, se trouvent les pratiques d'analyse des pratiques. La réflexion sur la pratique est menée par des formateurs aguerris et des " praticiens proactifs ", à partir de situations concrètes ou d'innovations, manipulant à la fois des concepts et des termes issus de la pratique dans une recherche de modélisation. Les acteurs sont issus du champ de l'éducation et de la formation. Les niveaux de la langue-outil et de la langue-objet se confondent, se superposent, dans les différents domaines d'utilisation de la compétence. Nous retrouvons là aussi bien les praticiens, les professionnels, entendus comme des praticiens réflexifs, et les usagers. Les différents domaines d'utilisation de la compétences sont la gestion des ressources humaines, la formation, l'orientation, l'éducation ou l'analyse du travail avec des pratiques liées au bilan de compétences, à la validation des acquis (professionnels ou de l'expérience), au recrutement, à l'évaluation, aux référentiels (métiers, compétences, formation), aux programmes d'enseignements ou de formation. Dans ce cadre, le langage outil devient, ou reste, un langage commun. Pour notre part, et c'est l'objet de notre réflexion, le temps est arrivé de tenter le passage de la compétence comme concept-outil, à un concept théorique lui conférant une certaine stabilité et légitimité. Cette stabilité passe, au risque de la redondance, par une définition et un positionnement du terme par rapport aux autres, mais aussi par le cadrage des caractéristiques de la compétence. La compétence se situe dans un continuum ; sur une ligne allant du plus théorique, et abstrait, au plus pratique et/ou dans l'action, représentée ci après. Théorique Savoirs Connaissances Capacités Compétences Performances Pratique Nous reviendrons sur chacun des termes après avoir dégagé les caractéristiques de la compétence. 6 4. Caractéristiques de la compétence De l'ensemble de la littérature, nous dégagerons, en effet, six caractéristiques de la compétence. La compétence est étroitement articulée avec l'activité Elle n'a de sens en effet que par rapport à l'action. L'ensemble des auteurs se retrouvent sur ce point : la compétence est liée à l'action, en interdépendance avec elle. La compétence est " opératoire et finalisée " (Leplat, 1991, 1992), elle est toujours une " compétence à agir ". Elle est de fait indissociable de l'activité par laquelle est se manifeste. Ce n'est que par l'action que la compétence se met au jour. Les compétences sont à mettre en relation avec les situations de travail et les types d'organisation Si la compétence est en lien direct avec l'action, elle est, par contre, en partie dépendante du contexte d'action. Le cadre de travail et d'activité est plus ou moins promoteur de compétences. Autrement dit, s'il faut interroger la compétence de l'individu ou de l'équipe, il faut nécessairement interroger l'organisation du système de travail. La compétence individuelle, et plus encore collective, est directement dépendante du système de travail. Ainsi les performances sont directement dépendantes des situations et/ou des individus, faisant apparaître des facteurs externes ou internes. Jacques Curie (Curie, 1998) décline alors des causes externes stables (difficulté de la tâche, caractéristiques de l'outil), des causes externes instables (hasard, chance), des causes internes stables (capacités, compétences) et des causes internes instables (effort, motivation). Ainsi nous dit-il, " invoquer la compétence ou les compétences comme causes de ce qui “fait la différence”, c'est, dans le processus d'inférence, élire une causalité interne stable " (p.134). La compétence est composée d'un ensemble d'éléments en interaction dynamique C'est sur cet aspect que nos retrouvons un maximum d'auteurs et de déclinaisons, sans doute parce que cette partie de l'iceberg est émergée, et donc plus visible. Et c'est ici que la compétence passe du singulier au pluriel. Le singulier correspond au terme générique et à son origine juridique : c'est l'attribution, la reconnaissance d'un savoir et d'un pouvoir légal, sans avoir à en justifier l'origine ni les fondements. Le pluriel décline la compétence en différents domaines, par une objectivation de ce qui est caché. Si nous connaissons le célèbre triptyque savoirs, savoir-faire, savoir être, attribué à Edgar Faure (1972) dans son rapport à l'UNESCO, celui-ci est déjà présent dans les propos de Raymond Vatier2, en 1958, lorsqu'il définit la compétence en lien avec la formation : " La formation est l'ensemble des actions propres à maintenir l'ensemble du personnel individuellement et collectivement au degré de compétence nécessité par l'activité de l'entreprise. Cette compétence a trait aux connaissances, aux aptitudes, à la volonté de travailler de chaque personne et de chaque groupe. La compétence est la conjonction heureuse de ces trois termes : connaissances, aptitudes, bonne volonté ". Depuis, ce triptyque a été repris et développé, notamment par Guy Le Boterf (Le Boterf, 1988) qui le complète par les savoir-apprendre et des faire-savoir ; ou par Gérard Malglaive 2 Lucie Tanguy (2001), "Un mouvement social pour la formation permanente en France, 1945-1970", in : Entre Travail et citoyenneté, la formation permanente, Paris, juin 2001. Raymond Vatier, ancien DRH des usines Renault, membre actif de l'ANDCP et de l'IAS, a participé à la mise en œuvre des conseillers en formation continue des GRETA. 7 (Malglaive, 1990) qui combine quatre facettes du savoir : savoir théorique, savoir procédural, savoir pratique et savoir-faire, pour devenir une compétence ou un savoir en usage. D'autres encore, comme G. Bunk (Bunk, 1995) parlent de compétence technique, méthodologique, sociale et contributionnelle (en termes de participation et d'engagement). Quant à Yves Schwartz (Schwartz, 1997), il développe six "ingrédients" de la compétence : les savoirs conceptualisés et formalisés, la mise en savoir expérientielle, la mise en dialectique des savoirs conceptuels et des mises en savoirs issus de l’expérience, la capacité à investir des mises en patrimoine liée à une communauté de valeurs entre le milieu et l’individu, le sentiment d’appartenance à un milieu de travail et l’incorporation non consciente de l’historicité du milieu et la capacité à " jouer collectif " et à rationaliser un choix conjoncturel. Certains aspects se retrouvent chez Philippe Zarifian (1999), avec notamment la compétence comme " faculté à mobiliser des réseaux d'acteurs autour d'une même situation et à assumer des domaines de coresponsabilité ", même si nous portons un regard plus critique sur son approche managériale de l’" objectif compétence ". Philippe Jonnaert (2002) parle ainsi de faisceaux de ressources. Nous retrouvons là les caractéristiques développées par Edgar Morin3, pour qui les compétences sont heuristiques, c'est-à-dire aptes à programmer, à rechercher et trouver de nouvelles solutions, stratégiques, c’est-à-dire pouvant combiner un ensemble de procédures et de décision en fonction d'une finalité, et inventives, c'est-à-dire permettant d'effectuer des combinaisons nouvelles, non connues à l'origine et construites par le sujet qui les met en œuvre. Mais si les compétences sont bien des reconstructions, " structurées " (Leplat, 1991, 1992) entre savoirs et situations, celles-ci doivent être reconnues comme telles. La compétence est reconnue, légitimée socialement Pour être considérée comme une compétence, l'action doit s'inscrire dans un processus individuel ou collectif de production, finalisé en vue d'une opérationnalité, non seulement observable mais reconnue. C'est un " savoir-faire opérationnel validé " (Meignant, 1995). Il ne s'agit pas seulement d'être compétent en quelque chose, il faut que cela s'inscrive dans la situation, que cela soit " socialement acceptable " (Jonnaert, 2002). Il est évident que maîtriser telle ou telle langue n'a de sens et d'intérêt que s’il est possible de l'utiliser, et que si elle est reconnue par les pairs ou les interlocuteurs. Dans un sens, seul le savoir-faire reconnu est utilisable, voire utilisé. Il existe alors une sorte de jeu d'aller-retour, toujours en construction, voire en équilibre, où les personnes ayant la connaissance (mais aussi celles qui sont reconnues) se sentent en capacité pour intervenir sur ou dans une situation spécifique. C'est le cas par exemple du médecin ou de l'infirmière qui, présent sur le lieu d'un accident, intervient pour secourir ou organiser les secours. Par son identité professionnelle, la personne " se sent capable de ". Dans un train ou un avion, il peut être fait appel à ces mêmes personnes, reconnues alors comme compétentes sans autre vérification que leur déclaration. La compétence est apprise et s'inscrit dans un processus identitaire Point extrêmement important : nous ne sommes pas " naturellement " compétent, mais nous le devenons par des apprentissages théoriques, pratiques et expérientiels (Leplat, 1991,1992). Les sciences de l'éducation et de la formation se dégagent d'une approche innéiste des compétences, telle que la proposait Chomsky, comme " potentialité illimitée " d'énoncer ou de comprendre des phrases, jamais entendues ni dites auparavant. Être compétent, c'est prendre en compte le contexte et les contraintes. De fait, les " ingrédients " individuels ne sont qu'un aspect des ingrédients mobilisés dans les compétences. On n'est pas compétent tout seul, même si la centration se fait principalement, si ce n'est exclusivement, sur l'individu. Les compétences, notamment professionnelles, se construisent en formation, mais aussi au gré de la " navigation professionnelle " (Le Boterf, 1997), à partir de situations quotidiennes ou par le passage d'une situation à une autre. Et cet apprentissage n'est pas – et ne peut être – indépendant de l'identité 3 Cité par Gilbert P. & Parlier M. (1992), Actualité de la formation permanente n°116, Centre Inffo, Paris. 8 de la personne, de ce qui la compose ni des " transactions " entre le passé, le présent, l'avenir et le devenir (Dubar, 1991). Autrement dit, afin d'être compétente, la personne a-t-elle eu l'occasion d'apprendre ou de revenir sur sa pratique comme vecteur d'apprentissage ? De la même façon, se sent-elle investie de la légitimité pour entreprendre, donc reconnue, comme vu précédemment ? La compétence est une construction sociale théorique Cette dimension est peu présente chez les différents auteurs, notamment dans le champ des ressources humaines ou du travail, et pourtant c'est une caractéristique importante, qui situe les limites de " l'approche compétence" en même temps qu’elle permet un recul théorique pertinent. Nous sommes en accord avec Michel Parlier (Parlier, 1994), lorsqu'il reprend les éléments d'analyse de Jean-Louis Le Moigne et de Jacques Leplat. La compétence est un concept abstrait, nécessairement dénué de toute réalité tangible, qui n'existe que par les représentations que nous en construisons : " la carte n'est sans doute pas le territoire, mais le territoire compétence n'a de réalité que par les cartes, ou les modèles que nous en établissons " (Le Moigne). La compétence est donc une notion " abstraite et hypothétique ", par nature inobservable. Nous n’en observons que les manifestations : le comportement, les performances (Leplat). Dans cette optique, la compétence est une formalisation de " tout ce qui est engagé dans l'action organisée " (de Tersac, 1996). C’est donc, pour nous, une modélisation du " passage à l'acte " (p.234). Ainsi, le travail sur la compétence est un travail de formalisation. 5. Compétence, savoirs, capacité Cette déclinaison des caractéristiques de la compétence met en exergue deux grands axes déterminants pour la compréhension de cette dernière. La compétence s’inscrit en effet dans une interrogation entre le visible et l’invisible d’une part, entre les champs théorique et pratique d’autre part, amenant à repositionner le continuum : savoirs, connaissances, capacité, compétence et performance, dans le schéma ci après. Visible Savoirs Connaissances Performances Théorie Pratique Schèmes Capacités Invisible La performance est la dimension visible de l'action, le résultat quantifiable et observable de celle-ci. La compétence est ce qui rend possible la performance et la performance est ce qui peut rendre lisible la compétence, dans ses différentes dimensions et contenus. De même, " les compétences ne sont pas des savoirs " (Vergnaud, 1999). Les savoirs sont l'ensemble des concepts et théories connus concernant un objet. S’ils sont visibles, les savoirs ne sont pas pour autant directement exploitables dans l'action ni pour l'enseignement. Ce sont les connaissances qui permettent cette transposition c'est-à-dire des " savoirs utilisables " par le sujet. Même si, comme nous le rappelle Philippe Perrenoud (Perrenoud, 1994), " dans l’usage, 9 savoir et connaissance sont souvent interchangeables. On peut tenter de définir un savoir comme un ensemble de connaissances présentant une certaine unité en vertu de leurs sources ou de leur objet. Mais l’essentiel, est que savoirs ou connaissances sont des représentations du réel ". De même les savoirs et les connaissances sont à différencier de l'information. Et, nous nous retrouvons dans les propos de Jean-Pierre Astolfi (Astolfi, 2000) : "l'information relève de l'objectivité (et de l'extériorité) et que celle-ci est extérieure au sujet qui la rencontre. Elle est stockable et quantifiable […] Elle relève de ce que l'épistémologue Karl Popper (1978) appelait le "Monde 1", ce qui correspond aux objets ou états physiques … y compris les livres". Alors que la connaissance "relève de la subjectivité" où "chaque individu construit son propre système explicatif du monde […] Elle est le fruit intériorisé de l'expérience individuelle de chacun". Ainsi, "La connaissance renvoie au "Monde 2" de Popper, celui des expériences subjectives et des états mentaux". Enfin le savoir "relève de l'objectivation […] Il est toujours le fruit d'un processus de construction passant par l'élaboration coûteuse d'un cadre théorique ou d'un modèle formalisé". Ainsi "les savoirs ne relèvent ni de l'objectivité (extra-mentale) comme l'information, ni de la subjectivité (intra-mentale) comme la connaissance, mais d'un processus d'objectivation qui dialectise les deux. Ils renvoient au "Monde3" de Popper, celui des "contenus de la pensée". La différenciation entre capacité et compétence amène différentes lectures, selon les auteurs et les disciplines de référence. Dans le continuum proposé précédemment, les deux termes sont parfois intervertis, en fonction notamment des courants pédagogiques historiques, où la pédagogie par objectifs par exemple n'est pas sans semer quelque trouble. Où placer le " être capable de " : comme un potentiel ou comme un observable ? POTENTIALITÉ RÉALISATION Chomsky Compétence Performance Hameline Capacité Compétence Compétence Capacité Meirieu (Astolfi, Peterfalvi, Vérin, 1991) Pour notre part, nous situons les capacités comme un potentiel non visible directement. C’est un possible théorique et invisible qui ne se révélera que dans l’action. La capacité est de l'ordre de la potentialité et ne permet qu'une prédiction. Cette dernière s'appuie sur un ensemble d'"ingrédients" connus ou affichés : acquis, expériences, renommée ou déclaration. Entre invisible et lien avec l’action, se situent les schèmes tels qu’initiés par Piaget, développés par Vergnaud et repris par Perrenoud (1994), où le schème est bien inscrit dans et pour l’action " Le schème est la structure de l’action – mentale ou matérielle, l’invariant, le canevas qui se conserve d’une situation singulière à une autre, et s’investit, avec plus ou moins d’ajustements, dans des situations analogues " et " un schème de pensée n’est pas un savoir sur la manière de faire, ce n’est pas une représentation ". La compétence est bien alors la mobilisation de capacités, de connaissances et de savoirs expérientiels pour agir dans l'action. Elle nécessite un minimum de recul mais aussi de réflexes (savoirs incorporés ou savoirs invisibles), et la mise en œuvre d’invariants cachés que sont les schèmes. Mais de leur côté, " les capacités ne sont pas des machines qui tournent à vide. Les capacités sont associées à un contenu qui relève souvent d'un savoir codifié dans des programmes d'études " (Jonnaert, 2002). Reprenant alors notre schéma, nous situons la 10 compétence au carrefour des deux axes Visible/Invisible et Théorie/Pratique, en interaction avec les savoirs, les capacités, les schèmes et les performances. Visible Savoirs Connaissances Théorie Performances Pratique COMPÉTENCES Schèmes Capacités Invisible Ces différents éléments apparaissent comme autant de savoirs d'action. Savoirs d’action de nature différente, mais bien inscrits dans la compétence. Dans cette quête, le travail sur les savoirs d'action (le savoir-faire) et les savoirs dans l'action (le savoir y faire) prend tout son sens. C'est ce que François-Victor Tochon (Tochon, 1996) appelle le savoir focal : " point de jonction entre savoir théorique et savoir d'action. Il s'agit d'un point de transformation au delà duquel la position est perçue comme fonction, la statique comme dynamique, et inversement dès lors que l'on se situe de l'autre côté du focal. Au point de jonction l'intérieur devient extérieur et l'extérieur devient intérieur. Le réel se modélise et la modélisation s'actualise ". La compétence est ce " savoir focal ", seulement visible par l'action et en même temps tellement invisible dans l'action, sans analyse fine et critériée en lien avec les acteurs eux-mêmes. Comprendre les différentes dimensions de la compétence nécessite un travail d'" élicitation ". L'élicitation, " c'est tirer au clair, découvrir ", en s'appuyant sur une triangulation de différentes méthodes : les incidents critiques de Flanagan, l'entretien d'explicitation de Vermersch et la grille de Kelly (Eneau, François & Riant, 2000). Ce travail de mise au jour participe à la compréhension de la compétence et à renforcer son positionnement. Dans le même temps la lecture de la compétence est redevable des outils de son évaluation. 6. La compétence au prisme des Sciences de l'éducation et de la formation Ces différents éléments d'analyse et les six caractéristiques repérées nous permettent de proposer la définition suivante. La compétence est la formalisation d'une dynamique complexe, d'un ensemble structuré de savoirs (savoirs, savoir-faire, savoir-être, savoir-agir, savoirs sociaux et culturels, savoirs expérientiels), mobilisés de manière finalisée et opératoire dans un contexte particulier. La compétence est la résultante socialement reconnue de l'interaction entre l'individu et l'environnement. Dans cette définition – encore une, dira-t-on –, au delà d’une tentative de synthèse des travaux existants, est d'insister de nouveau sur trois dimensions souvent laissées de côté : − l’idée d’interaction de l'individu et de l'environnement, la personne n'étant jamais compétente seule, indépendamment de tout contexte et organisation. La compétence est la " résultante " de la combinaison entre l’organisation et l’individu, entre la technicité et 11 − − l’action. La compétence est un processus où les interactions sont autant de "transactions" ou de "négociations", dans l'action, de l'individu avec son environnement ; comme résultat des interactions, la compétence est le produit de celles-ci ; l’idée de représentation et de modélisation d'une réalité qui n’est jamais totalement discernable. Ce sont bien les contraintes pointées par cette définition, qui en posent les limites et en donnent la juste place. La compétence est une théorisation de l'action, " résultante " des interactions entre le pouvoir-agir, le savoir-agir et le vouloir-agir (Le Boterf, 1999). Dans ce sens la compétence est un processus. Le flou et les paradoxes qui entourent la compétence et les enjeux de son usage viennent, en partie, du fait que la compétence peut et doit être pensée, comme le concept d’identité, dans une double perspective. Comprise comme un produit, elle est la résultante des interactions multiples entre environnement, individu, activité et savoirs : c’est la partie émergée de l’iceberg. Comprise comme un processus, elle mobilise ces différents ingrédients en interaction avec l’environnement, en vue de produire un résultat : c’est la partie immergée de l’iceberg. En tant que produit, la compétence s’inscrit dans une logique de rationalité, où on cherche à la faire entrer dans des référentiels de tous ordre (de métier, de compétences, de formation ou de diplôme), en bute avec les classifications et les qualifications. En tant que processus, elle vise la compréhension d’un fonctionnement en situation d’action. Et d’une dimension à l’autre, ce sont des disciplines, des concepts et des champs théoriques différents qui sont invoqués et convoqués. La différence d'usage de la compétence tient ainsi de la conception que l'on peut avoir de celleci. Louis Toupin (Toupin, 1999) décline quatre modes : objectif, stratégique, subjectif et axiologique. Ces modes sont intéressants pour comprendre le regard et les opinions autour de la compétence. Et l'auteur de préciser d'emblée : "Chacun des modes de construction apporte sa contribution mais n'épuise pas, à lui seul, la richesse contenue dans une compétence" (p.45). Pour Louis Toupin : "Le mode objectif est sans doute le plus connu et le plus utilisé. Il pose comme principe que la compétence se définit indépendamment des individus, à partir des exigences auxquelles il faut se conformer pour exercer un métier, une fonction, un rôle social. A partir de cette conception, il est possible de produire des référentiels de compétences pour un métier déterminé". Dans cette optique, les référentiels dressent des listes d’objectifs sous la forme de "être capable de" et c'est le résultat, la performance, qui est évaluée. Cet usage se retrouve dans les programmes de formation initiale et des démarches de professionnalisation vers des emplois bien repérés. Cette dimension participe aussi au développement d'une identité professionnelle (d'école, de diplôme, de métier). Ce mode s'inscrit dans un "savoir agir" prenant appui sur un ensemble important de savoirs. Pour intéressant qu'il soit en terme de déclinaison des savoirs et des activités, nous repérons rapidement les limites du mode objectif où la performance dans un domaine n'implique pas nécessairement, et encore moins automatiquement, la pertinence dans un contexte. D'autre part, nous pouvons rapidement arriver à une taxonomie si descriptive et atomisée ; liste de savoirs, activités, compétences, tâches, qu'elle en devient illisible et inexploitable. De plus, la décontextualisation ne favorise pas la prise de sens pour la personne. Le mode stratégique est, comme le mode objectif, tourné vers l’environnement externe, en renforçant même cette dimension. Il prend, en effet, davantage en compte "l'activité intentionnelle" en lien avec le contexte où, nous dit Louis Toupin : " la compétence est alors 12 balisé par des choix collectifs et par des intentions stratégiques". Cette conception stratégique est particulièrement présente dans les pratiques de la formation continue et de gestion des ressources humaines. Elle prend davantage en compte la dimension contextuelle du "pouvoir agir". Cependant, cette conception n'est pas sans limites. La plus marquante est que l'organisation ne peut fonctionner seule, et que s'appuyant sur des individus, elle doit "faire place à des reconnaissances", notamment identitaire. Le mode subjectif est davantage tourné vers l’expression et la réalisation du potentiel interne de chacun, c'est-à-dire le "pouvoir agir dans un contexte". Louis Toupin précise cette "transaction" en disant : "C’est un processus continu qui exprime le caractère singulier de toute démarche de professionnalisation, son caractère motivationnel où prédomine le sens pour soi" (p.46). De fait, la compétence devient la capacité de juger les actions à travers leurs conséquences, dans l'action tout d'abord mais aussi dans la communauté professionnelle. C'est à partir des interactions, voire condition, qui permet : "que le pouvoir agir» se trouve validé et contextualisé". La compétence subjective participe pleinement à la construction de l'identité professionnelle individuelle et le sentiment d'appartenance à un groupe. Son propre positionnement et sa propre intentionnalité, se trouvent en confrontation, positive ou non, valorisée ou non, avec les intentions ou intérêts du groupe, ou des groupes, de référence. Autrement dit, nous avons affaire à une transaction qui, le plus souvent, ne se donne pas à voir. Le mode axiologique, comme le précédent, est orienté vers le développement du potentiel de la personne. Il s'agit du potentiel cognitif et décontextualisé et, nous dit l'auteur ; "dans ce sens, il peut être évalué et donner lieu à des formes de reconnaissances sociales". Ce mode met en œuvre les orientations, les préférences, les valeurs qui vont pousser la personne à agir. La compétence peut se définir ici comme un « savoir agir » pour faire face à des problèmes, à une situation donnée. Ce à quoi nous ajoutons le "vouloir agir" comme moteur de l'action avec une dimension éthique importante. L'intérêt de cette typologie par mode est notamment l'analyse qu'elle permet. Celle dernière est une lecture de la réalité, des représentations des acteurs et des oppositions qu'elle met au jour. Un des risques est aussi que chaque mode se referme sur lui-même. Nous rejoignons Louis Toupin, lorsqu'il montre les oppositions entre les modes et les conflits qu'ils peuvent engendrer : "le mode axiologique (qui privilégie les valeurs éthiques) s’oppose souvent au mode stratégique (qui valorise les capacités d’adaptation) jugé trop fonctionnel et utilitaire. Les tenants du modèle stratégique, en revanche, reprochent aux adeptes du premier d’être trop théoriques, décrochés des véritables enjeux. Le mode objectif se drape dans la certitude de programmes et de certifications fortement institutionnalisés. Il a l’inconvénient de mal s’adapter aux démarches plus légères et plus individualisées du mode subjectif orienté vers la réalisation de soi. Ce dernier bute contre les rigidités du précédent et parvient difficilement à prendre en compte des capacités non reconnues par les diplômes de qualification" (p.47). Ainsi, ces différents modes se confrontent et se complètent, notamment en terme de gestion d’itinéraires professionnels. La compétence est donc éminemment difficile à cerner. Pour exister, elle doit convoquer, au delà des enjeux sociaux de modification du rapport au travail, des disciplines variées comme les sciences cognitives, sociales, cliniques et du travail. L’utilité première de la recherche à son sujet, est de montrer la complexité du réel, de résister à une vision univoque, et de mettre au jour les stratégies sociales des acteurs institutionnels ou socio-économiques. 7. Compétences individuelles, collectives et organisationnelles 13 L'analyse de la compétence nous a permis de dégager les caractéristiques clés de celle-ci. Si l'action est effectivement réalisée par l'individu, la compétence est "une configuration" des interactions entre la personne, les objectifs assignés, la situation de travail, son intégration dans un collectif et l'organisation. La compétence étant une "résultante" entre le "vouloir faire", le "savoir faire" et le "pouvoir faire", l'action de la personne, ou compétences individuelles, entre en négociation avec l'organisation, ou compétences organisationnelles. Les compétences individuelles sont la mise en œuvre finalisée "d'un savoir en usage" contextué à partir des ressources convoquées. Elles sont le "passage à l'acte" des différentes dimensions de l'individu dans l'action située. Elles touchent donc à l'identité personnelle et sociale, aux savoirs et aux connaissances et à la projection, ou engagement, dans l'action Les compétences organisationnelles, plutôt utilisés dans le champ des sciences économiques et de gestion, s'inscrivent dans la théorie des ressources. Comme nous le rappellent Gilles Saint Amand et Laurent Renard (Saint Amand & Renard, 2006) : "les organisations sont constituées d'un ensemble de ressources et de capacités organisationnelles. Lorsque ces différentes ressources et capacités organisationnelles sont hétérogènes, rares et difficiles à être imitées ou acquises, on les considère comme des actifs stratégiques. La présence ou l'absence de ces actifs stratégiques explique les écarts de performance entre les organisations qui entrent en compétition à un moment donné sur un marché" (p.3). Et Cécile Dejoux (Dejoux, 2001) d'écrire : "dans l'approche stratégique des Ressources, l'entreprise doit être envisagée comme un portefeuille de compétences organisationnelles fondamentales et non pas comme un ensemble de segments stratégiques" (p.186). Réalisant une synthèse des travaux et courants, Cécile Dejoux décline les composantes de la "ressource de l'organisation". Celles-ci sont : " les ressources composées du capital physique, capital humain, capital organisationnel (Barney, 1991), les ressources stratégiques qui ont de la valeur, sont rares, ne sont pas imitables par les concurrents, ne sont pas substituables et procurent un avantage concurrentiel unique sur le marché, les compétences de l'entreprise que sont des ressources spécifiques – ce que l'entreprise sait faire, et les compétences distinctives ou stratégiques" (p.187). Capacités ou compétences Nous remarquons que nous parlons de "compétences individuelles" et de "capacités organisationnelles" et pour Saint Amand et Renard de "capacités ou compétences organisationnelles". Ainsi, en fonction de l'origine des textes et auteurs, ce sont les terme de "compétences" ou de "capacités" qui sont utilisés. Nous avons vu précédemment, qu'en sciences de l'éducation, il existe des positionnements différents selon que l'auteur positionne la capacité dans la potentialité, et la compétence dans l'action (Hameline), ou la compétence dans la potentialité, et la capacité dans l'action (Meirieu). Pour notre part, nous avons démontré que la compétence est le passage de l'invisible (la capacité et ressources comme potentialité) au visible (l'action engendrant la performance). Le groupe de recherche sur les capacités organisationnelles (Renard L., St-Amand G., Ben Dhaou S. 2007) a parfaitement explicité cette synonymie entre compétence et capacité, notamment des travaux québécois, qui trouvent son origine dans la traduction apportée à "capability" et "capacity" ce qui les amènent à écrire : " Le terme anglais de capability n'a pas d'équivalent en français, cependant le terme de capacité est celui qui rejoint le mieux sa définition" (p.21). Même si le synonyme "competent" existe en anglais, il paraît peu utilisé. La définition suivante est donc donnée : "Si le concept de capacité convient parfaitement à la description d'un individu, il est également employé au niveau organisationnel pour décrire l'habilité ou l'aptitude d'une organisation pour réaliser ses activités" (p.21). Enfin les auteurs poursuivent : "dans la littérature française nous remarquons que la traduction du terme "capability", par 14 capacité n'est pas utilisée, mais c'est celle de compétence qui est privilégiée". Ce qui les amène à dire :" Tout comme dans le littérature de langue anglaise, nous avons affaire ici plus à un choix de traduction qu'à une différence notable de sens entre les concepts de compétence et de capacité" (p.22). Au-delà des difficultés de traduction et du débat lexical, il nous paraît intéressant de positionner les termes par rapport à l'intention et à l'action. Ainsi, il est possible de dissocier les ressources existantes c'est-à-dire l'état des possibles - les économistes parlent de "stocks" - donc les capacités, et le processus d'action, donc les compétences, tant individuel, que collectif ou organisationnel, ou "flux" pour les économistes. Cécile Dejoux nous rappelle que cette distinction existe déjà en 1959 dans les travaux de E. Penrose : "les ressources représentent un ensemble de service potentiels, pour la plupart d'entre elles, elles peuvent être définies indépendamment de leur mise en œuvre, alors que les compétences de l'entreprise ne peuvent être définies de la sorte. Elles font référence à la fonction, à l'activité (1959, p.25)" (Dejoux, 2001, p.318). Autrement dit, au regard de ce qui précède, nous positionnons les capacités, "capacities" et "capabilities", dans le potentiel, et les compétences, "competences" ou "skills", dans l'action. Les compétences sont issues des interactions dynamiques entre l'individu et l'organisation. Elles nécessitent des "négociations" et des "transactions" de tout ordre : identitaire, professionnel, social, technique et organisationnel. Les compétences en actes apparaissent donc comme de "configurations" en perpétuel mouvement. Cependant dans cette interaction, nous rejoignons Alice Guilhon et Georges Trepo (Guilhon, Trepo, 2001) pour dire que : Les compétences collectives constituent le chaînon manquant entre stratégie et GRH et qu'elles sont au cœur du processus d'apprentissage, largement évoqué en tant qu'avantage concurrentiel" (p.50). Les compétences peuvent en effet être appréhendées à trois niveaux : - individuel : la compétence individuelle réunie, et croise, les apports de la psychologie, sociologie, sciences de l'éducation et sciences de gestion ; - de l'organisation, que ce soit une entreprise, association ou institution publique : les compétences organisationnelles sont plutôt étudiées par les sciences de gestion et ressources humaines, par l'approche par la théorie des ressources en ce qui concerne l'entreprise. Mais, l'étude de l'organisation renvoie initialement à la sociologie, notamment à ses dimensions sociales et culturelles, puis à l'étude du travail et des relations psychosociales. - du groupe, du collectif de travail ou de la profession : ce sont les compétences collectives. Elles sont nouvellement étudiées en sciences de gestion et en sciences de l'éducation et trouvent leurs origines dans l'approche psychosociale. Les compétences collectives Nous retrouvons les mêmes raisons du développement de la question des compétences collectives que pour la compétence notamment dans le champ socioéconomique des entreprises. Jacky Beillerot (Beillerot, 1991), tout en dégageant les éléments précédents, apporte une dimension complémentaire. Il décline en effet trois raisons principales : l'évolution de l'organisation du travail, l'évolution des rapports sociaux et la nécessité de faire évoluer le système éducatif dans son système d'apprentissage. Le développement des compétences collectives est une nécessité pour répondre aux exigences économiques, sociales et sociétales c'est-à-dire: faire travailler les personnes ensemble, tant dans le champ productif qu'éducatif, sans pour autant confondre les deux. 15 Autant, nous disposons de nombreuses définitions sur la compétence, nous rejoignons Cathy Krohmer (Krohmer, 2004) pour dire que la compétence collective est peu définie. Cependant les auteurs s'accordent sur le principe systémique de Descartes (1596-1650) que : "le tout est supérieur à la somme des parties", comme Guy Le Boterf (1997) l'écrit : "La compétence collective est différente de la somme des compétences individuelle" ou Cécile Dejoux : "La compétence collective est l'ensemble des compétences individuelles des participants d'un groupe plus une composante indéfinissable, propre au groupe, issue de la synergie et de la dynamique de celui-ci" (Dejoux, 1998). Reprenant les travaux des sciences de gestion, les compétences collectives sont donc à l'interaction de l'individu, compétences individuelles, et de l'organisation, compétences organisationnelles, que nous pouvons illustrer par un schéma. Compétences collectives à l’interaction des compétences individuelles et organisationnelles Compétences individuelles Personnel Collectif Organisation Compétences organisationnelles Compétences collectives Nous avons pu définir la compétence comme : la formalisation d'une dynamique complexe, d'un ensemble structuré de savoirs (savoirs, savoir-faire, savoir-être, savoir-agir, savoirs sociaux et culturels, savoirs expérientiels), mobilisés de manière finalisée et opératoire dans un contexte particulier. La compétence est la résultante socialement reconnue de l'interaction entre l'individu et l'environnement. La compétence collective est la formalisation d'une dynamique complexe, d'un ensemble structuré de savoirs individuels, collectifs et organisationnels mobilisés de manière finalisée et opératoire dans un contexte particulier. Les compétences collectives ont les mêmes caractéristiques, plus ou moins présentes et précisées selon les auteurs, que la compétence, à savoir : une action finalisée, en lien avec les situations de travail, résultante d'une combinaison d'ingrédients, apprise et reconnue par une formalisation comme construit social. Guy Le Boterf (1999) donne un certain nombre d'éléments intéressants qui permet de repérer l'existence et la mise en œuvre de compétence, tels que : une élaboration de représentations partagées, une communication efficace, une coopération efficiente et un savoir apprendre collectivement de l'expérience. Cependant ces éléments interviennent à plusieurs niveaux : critères, indicateurs, contenus, capacités ou mise en œuvre, qu'il convient d'organiser. Cathy Krohmer (2004) repère quatre formes de compétences collectives : − des pratiques communes: savoir et savoir-faire détenus par l’ensemble des membres d’un collectif ; − des scénarios d'interaction : mobilisation d’un réseau d’acteurs jugés pertinents − des co-constructions d’une solution ad hoc: capacité à co-construire une solution ad hoc 16 − des solutions d’organisation : capacité d’un collectif à inventer en permanence son organisation bien au-delà de la seule déclinaison d’un schéma d’ensemble formalisé par les règles organisationnelles. De même, si les compétences collectives sont mises en œuvre dans l'organisation, certaines compétences collectives existent en dehors, voire en préalable, de l'organisation. C'est le cas notamment des corps ou groupes professionnels (associations ou fédérations professionnelles, gens de métiers, associations d'anciens, groupes sociaux, …) qui développent et formalisent des savoirs, des savoir faire et une éthique intégrable dans l'action. Il nous paraît important de situer cet ensemble de manière distinctes et spécifique sur l'échiquier des compétences. Cet ensemble spécifique, participe pleinement des compétences et, est en interaction avec les niveaux individuel et organisationnel. De même, la mise en œuvre de compétences collectives ne s'effectue pas seulement au sein d'une même organisation mais existe aussi à l'intersection de différentes organisations, et en lien avec l'environnement qui amène Didier Retour (site 2008), au-delà des interactions mises au jour, à parler de "compétences environnementales", qu'il définie ainsi : "Par compétences environnementales, nous faisons référence aux compétences détenues par des entités ou des acteurs hors du contrôle direct de l'entreprise (clients, fournisseurs, laboratoires de recherche….) et dont la mise en œuvre peut influencer le fonctionnement interne de l'entreprise". Nous ne nous étendrons pas sur cette dimension particulière, seulement pour insister sur le fait que celle-ci met bien en exergue l'existence de ressources internes des acteurs, collectifs ou organisations mais aussi des ressources externes mobilisables et/ou à mobiliser. Nous proposons alors de repérer les interactions des compétences individuelles, collectives et organisationnelles dans un schéma d'ensemble. Ce schéma repère et articule les différents niveaux de compétences, dans le champ des sciences de l'éducation. Cette schématisation s'inspire, en l'adaptant, du modèle prescripteur de l'identité professionnelle de Jean Donnay et Evelyne Charlier (Donnay, Chalier, 2006). La compétence, comme l'identité et l'apprentissage, est un ensemble tridimensionnel dynamique, associant ressources, projet et transaction. Compétences individuelles, collectives, organisationnelles T. Ardouin Compétences collectives intégrées Savoir Vouloir Environnement Compétences normées (groupales, collectives, éducatives, professionnelles, sociales) Compétences collectives dans l’organisation Compétences individuelles Individu Collectif Compétences en actes : ind, coll, org. Organisation Compétences individuelles dans l’organisation Compétences organisationnelles Pouvoir 17 Le champ individuel (Individu), recouvre les dimensions de l'histoire de la personne avec sa singularité, sa culture, ses connaissances, ses compétences, projets, habitus et valeurs. Les compétences individuelles intègrent les ressources de la personne et son engagement dans l'action. A ce niveau, les compétences individuelles sont en résonance, autant comme résultat (le produit) que comme processus, avec l'apprentissage individuel. Elles s'inscrivent dans "le mode axiologique" où nous retrouvons le "vouloir agir" prenant appui sur le "savoir agir" issu de son capital social. Le champ organisationnel (Organisation), correspond au fonctionnement de l'établissement ou de l'entreprise, avec ses règles et ses différents niveaux, liés à son histoire, ses métiers et ses valeurs. Nous retrouvons là les compétences stratégiques et organisationnelles issus du passé, des opportunités prises ou laissées, des techniques, des territoires, et des hommes et femmes qui composent l'organisation. L'organisation, et les compétences organisationnelles, s'agence à partir de la combinaison du capital physique, humain et organisationnel c'est-à-dire de la structure, de la culture et de la stratégie. Nous retrouvons, là aussi, l'existence des ressources de l'organisation et ses décisions stratégiques. Ce que Louis Toupin nomme "le mode stratégique" avec une prédominance du "pouvoir agir". À ce niveau, les compétences organisationnelles sont d'autant plus importantes et structurées qu'il existe un véritable apprentissage organisationnel. Le champ collectif (Collectif), renvoie aux normes et aux caractéristiques d'un groupe, équipe, corps professionnel ou social qui existe en dehors de l'organisation, et de l'individu, en tant que tel. Ces compétences ne sont pas mises en œuvre dans l'organisation mais sont présentes notamment pour des professions repérées, ayant à défendre ou promouvoir une image sociale. Ces professionnels ou citoyens (en tant qu'individu appartenant à la cité), agissent comme acteurs collectifs ayant les référentiels métiers, des savoir faire spécifiques, une déontologie, des valeurs ou des cursus de formation initiale et continue ("être de telle école ou université") qui les réunissent ou les mobilisent. Nous retrouvons "le mode objectif" de Louis Toupin, centré sur le "savoir agir" et les savoirs". Cet ensemble, de savoirs et de compétences, interfère avec l'organisation et l'individu. Ces compétences collectives, que j'appelle ici normées, sont un ensemble de ressources, pour l'individu et les organisations mais aussi interagissent avec eux comme collectifs sociaux ou professionnels avec lesquels il faut compter. La place et la situation des syndicats ou fédérations, tant employeurs que salariés, illustrent tout à fait cette dimension. À ce niveau, un apprentissage collectif renforce les compétences collectives qui le nourrissent en retour. Ainsi, les différentes facettes de la compétence se déclinent à l'intersection de ces trois entités en : compétences collectives intégrées, compétences collectives dans l'organisation et compétences individuelles dans l'organisation. L'ensemble de ces interactions illustrent les confrontations entre les différents éléments : individu, collectif et organisation. Ces interactions amènent des négociations, des régulations et des évaluations, où chaque "bloc" analyse le rapport entre contribution et rétribution pour en dégager un intérêt maximal ou optimal, c'est-àdire toujours contingent. Nous sommes dans le "mode subjectif" décliné par Louis Toupin. Les compétences collectives intégrées correspondent aux interactions individu – collectif qui produisent un certain type d'attitudes ou de fonctionnement de la personne. L'individu puise, en effet dans ces interactions, les ressources nécessaires à son identité et son action, tout autant qu'elles en donneront des normes. Ces normes peuvent être groupales, familiales, territoriales, sociales et/ou professionnelles. Ces compétences collectives intégrées participent à la construction identitaire, et correspondent à la perception de soi dans le collectif et de la vision de ce qu'est un "bon professionnel". 18 Les compétences individuelles dans l'organisation correspondent aux interactions entre l'individu et l'organisation. Elles sont la confrontation de l'image renvoyée par l'ensemble des acteurs de l'organisation (pairs, collègues, direction), et l'analyse de la position instituée (organigramme) dans la structure et le "statut implicite" (signes de valorisation existants ou non). C'est aussi le rapport entre la cohérence de l'organisation et les valeurs individuelles. Cet échange agit comme un système de vérifications, pour l'individu, de sa place et des ressources organisationnelles disponibles et mobilisables, et pour l'organisation, de vérifications de l'engagement de l'individu et de ses savoirs et savoir-faire opérationnels. Les compétences collectives dans l'organisation correspondent aux interactions entre le collectif et l'organisation. Elles renvoient aux ressources du collectif utilisées dans, et par, l'organisation d'une part, et à l'image, la place et le rôle du professionnel donnés par l'organisation notamment par l'autonomie donnée au sujet. C'est par cette interaction avec l'organisation que le collectif va puiser sa reconnaissance et son statut social et/ ou professionnel. Il y a recherche, et usage, de ressources réciproques, qui sont transformées en compétences nécessaires pour l'organisation, et expertise pour le collectif. Au cœur de ces interactions, voire de ces transactions et configurations, se situent les compétences en actes. Ces compétences en acte le sont pour chacun des niveaux, en fonction du regard porté. Nous avons ainsi, concomitamment et en équilibrage permanent (en homéostasie pourrait-on dire), les compétences individuelles, collectives, organisationnelles en acte. Ces compétences en acte réunissent ainsi les quatre modes de la compétence déclinés par Louis Toupin. Celles-ci sont toujours la résultante du triptyque, entre "savoir agir", "vouloir agir" et "pouvoir agir". Elles sont aussi en dynamique permanente comme étant le résultat (produit, ressources, stock) d'un processus, et la mise en œuvre du processus (flux). Les compétences individuelles en actes sont la pratique effective de la personne avec ces qu'elle donne à voir des techniques, savoir faire, attitudes et des performances. Les compétences collectives en acte sont les techniques, savoirs et savoir-faire d'un groupe professionnel, d'une profession ou d'une équipe, mis en œuvre effectivement par la mobilisation des personnes concernées, en lien avec l'organisation. Les compétences organisationnelles en acte sont les procédures, process, système de travail et d'organisation mises en place par la structure, autant que les décisions et les rétroactions des acteurs, en adaptation et anticipations aux évolutions internes et externes. Ainsi, travailler sur les compétences c'est mettre en exergue le lien direct de celles-ci avec l'identité, et les interactions entre les acteurs collectifs et organisationnels, dans un environnement donné. Nous sommes dans les rapports sociaux. La compétence étant un processus résultant des interactions et des ressources, la question de son évaluation est éminemment délicate. L'évaluation peut en effet, rapidement, pêcher par excès, par le bas à trop approfondir, ou par le haut, à être trop généraliste. Si on considère les compétences en extériorité, d'un point de vue normatif, on va chercher à les décliner, à approfondir "par le bas", au maximum dans une taxonomie impossible, par une liste infinie de savoirs, activités, "être capable de" qui devient vite illisible et inutilisable. Si on se réfère aux objectifs et à l'engagement individuel, ou stratégique, dans l'action, approche par le haut, on devient vite très général et dans l'impossibilité de repérer ce qui est de l'ordre des compétences. Le travail sur la compétence ne saurait ainsi faire l'économie d'un réel détour problématique, et passer telle quelle dans le " langage théorique ". C'est cet effort de conceptualisation, et donc de lisibilité des limites, qui permettra une reconnaissance de la recherche dans ce domaine, qui évitera (ou tout du moins mettra en exergue) les manipulations managériales, les insuffisances éducatives, et d'une manière générale la dimension politique sous-jacente aux usages de la compétence. 19 Faut-il alors en finir avec la compétence ? Oui, si elle ne reste qu'un abus de langage sans fondement théorique, laissé en pâture au néolibéralisme. Non, si elle dit ce qu'elle est, c'est-àdire un cadre problématique pour penser et comprendre l'action au quotidien dans les champs de l’éducation, de la formation, du travail, des organisations et des ressources humaines. Comme concept théorique, la compétence peut alors être " mal nécessaire " (au-delà de ses ambiguïtés et de ses limites), pour mieux appréhender le réel et mieux comprendre les facettes individuelles et sociales du fonctionnement humain notamment dans les champs des sciences du travail et de la formation des adultes. La compétence est un concept permettant une grille de lecture de la réalité et comme toute grille elle doit s'appuyer sur des instruments identifiables, mieux travaillés avec les acteurs eux-mêmes dans une logique dialogique et communicationnelle. Références bibliographiques Ardouin T. (2004). Pour une épistémologie de la compétence. In Astolfi J.P., Savoirs et acteurs de la formation, Rouen, PUR. Astofi J-P. (2000). "École des savoirs, école des compétences, glissement de sens, sens d'un glissement", association québécoise des enseignants de français lange seconde, UQAM, Montréal, 27-28 avril 2000. Astolfi J-P., Perterfalvi B. & Vérin A. (1991). 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