Penser la notion de frontière au Moyen-Orient

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Penser la notion de frontière
au Moyen-Orient
Riccardo Bocco et Daniel Meier
D
epuis la fin de la Guerre froide et l’éclatement des blocs politiques, idéologiques
et symboliques que celle-ci avait engendrés, parfois «congelé» aussi,
la frontière en tant que notion et champ de recherche a suscité un intérêt renouvelé
de la part de plusieurs chercheurs en sciences sociales. Lieu et symbole du pouvoir
par excellence, la frontière, réelle ou imaginée, proposée ou imposée, ne cesse d’être
convoquée – mais transgressée aussi par rapport à son utilisation disciplinaire
traditionnelle – dans les travaux de géographes, politologues, anthropologues,
sociologues, économistes, voire de psychologues et linguistes 1. Ce qui a fait dire à
Hastings Donnans et Thomas M. Wilson qu’à la fin des années 90, le mot frontière
était partout et nulle part, appliqué à des terrains et à des expériences les plus divers 2.
En ce début de XXIe siècle, les bouleversements que nous rappelle l’actualité quotidienne du Moyen-Orient semblent indiquer, une fois encore, des tournants significatifs dans le remodelage géopolitique de la région. Dans les Territoires palestiniens
occupés, alors que la deuxième Intifada, commencée à la fin 2000, n’a pas encore
connu un terme officiel, on vient d’assister au retrait de l’armée et à l’évacuation des
colonies israéliennes de la Bande de Gaza: élargissement d’une «prison à ciel ouvert»
ou reprise du processus de paix? La «libération» (made in USA) de l’Irak en début 2003,
les plans d’aide internationaux à la reconstruction, ou
encore le récent scrutin sur la nouvelle Constitution, ne
sauraient masquer les anciennes et nouvelles divisions
internes au pays, sur fond de désastre militaire américain
et d’attentats quotidiens. Après le retrait israélien du SudLiban en mai 2000, les résolutions onusiennes de l’automne 2004 ont marqué le début du retrait des forces
syriennes du Liban, processus qui s’est accéléré avec l’assassinat du premier ministre Rafic Hariri le 14 février dernier. Et aujourd’hui, accablé par le rapport Mehlis qui
1
On trouvera un écho de ce
renouvellement du questionnement sur la frontière dans un
précédent numéro de cette revue.
Voir: Hélène Pellerin, «Une nouvelle économie politique de la
frontière», A contrario, Vol. 2,
N° 2, 2004.
2
Hastings Donnan et Thomas
M. Wilson, Borders. Frontiers of
Identity, Nation and State, Oxford:
Berg, 1999.
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souligne l’implication syrienne dans ce meurtre, Damas risque de se retrouver plus
que jamais du mauvais côté de la frontière, parmi les «États-voyous» qui composent
«l’axe du mal».
Un peu partout, les frontières entre ce qui devait être et ce qui est, entre le passé et
le présent, entre «eux» et «nous» semblent remises en cause. Peut-on alors penser le
Moyen-Orient non pas en soi, mais à partir de ses frontières? L’analyse des modes et
processus d’invention, construction et remodelage des frontières, et surtout de ses
pratiques à divers niveaux, ne pourrait-elle pas mieux nous renseigner sur les enjeux
et les changements à l’œuvre dans les sociétés et les espaces de la région? En tout cas,
4
si cela est possible et souhaitable, deux conditions au moins doivent être remplies:
d’une part, en tant que chercheurs, nous devons admettre que les frontières sont
constamment (re)construites et, d’autre part, pour le dire avec William Ossipow, il faut
défier intellectuellement la notion de frontière pour déconstruire les représentations, les
«lignes rouges» et les murs d’incompréhension qui les sous-tendent ou les entourent 3.
Symboles de la projection spatiale des nouvelles entités étatiques issues du démembrement de l’Empire ottoman il y a bientôt un siècle, les frontières internationales du
Moyen-Orient sont entachées d’un «péché originel»: la conception coloniale qui les a
enfantées avec la collaboration d’élites locales. Jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre
mondiale, les Mandats ont imposé un transfert de «technologie politique» européenne, visant la construction d’États-nations dotés de régimes politiques constitutionnels, ce qui contrecarrait les aspirations nationalistes pan-arabes et panislamiques. Depuis les indépendances, la «frontière» a constamment été un enjeu
idéologique et pratique dans les stratégies des gouvernements en place: l’art de conjuguer les aspirations unitaires arabes et/ou islamiques avec la consolidation de régimes
3
William Ossipow, Israël et
l’Autre, Genève: Labor et Fides,
2005.
4
Michel Foucher, Fronts et frontières. Un tour du monde géopolitique, Paris: Fayard, 1991.
5
Jean-Paul Chagnollaud et SidAhmed Souiah, Les frontières au
Moyen-Orient, Paris: L’Harmattan,
2005.
6
Georg Simmel, Sociologie.
Études sur les formes de
socialisation, Paris: PUF, 1999,
p. 607.
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autoritaires dans les nouveaux espaces étatiques. Dans le
sillage du travail de Michel Foucher 4, l’étude récente de
Jean-Paul Chagnollaud et Sid-Ahmed Souiah met à jour
dans une perspective géopolitique les processus de production des frontières internationales au Moyen-Orient 5.
Mais l’exploration de la notion de frontière dans une
approche du «politique par le haut» ne devrait pas empêcher une mise en contexte interdisciplinaire. Simmel écrivait: «La frontière n’est pas un fait spatial avec des effets
sociologiques mais un fait sociologique qui prend une
forme spatiale.» 6 Elle est donc une construction sociale.
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Sa forme peut aussi bien être un lieu concret que théorique. Du lieu qui délimite, la
frontière est lieu qui limite et définit un dedans et un dehors, qui marque et démarque;
la frontière est constitutive des identités. Mais elle n’est pas l’identité. Elle en est une
manifestation possible, un signe, peut-être un roc au sens maussien; en tous les cas,
elle désigne l’altérité en définissant le même. Ce faisant, elle devient un point de vue
médian. Un point depuis lequel on peut voir, lire, comprendre, analyser, écouter, réfléchir aussi. Il y a ceux qui y vivent et ceux qui en vivent; ceux qui la respectent et ceux
qui la transgressent. Et ceux qui ne la voient pas sont ceux qui n’y ont pas d’enjeu.
Où qu’elle se trouve, la frontière traverse le corps social, établit la socialité, classe
les individus et groupes, interdit et prescrit, éloigne et rapproche, fait et défait, ouvre
et referme. Elle est une entité paradoxale puisqu’elle assemble quelque chose et son
contraire; et pourtant, elle est nécessaire à l’individu en société: elle donne sens en
définissant le contour d’un lieu, d’un domaine, d’un groupe ou d’une idée.
Michel Warschawski y voit un lieu de passeurs, eux-mêmes plus ou moins bannis,
résistants aux forces du centre, décentrés par rapport à la norme 7. Parias ou braves,
égarés ou précurseurs, ceux qui peuplent la frontière constituent un monde à part,
un autre monde, mais pas celui des autres, ceux d’en face, un monde intermédiaire,
un sas… Une soupape? Comme l’a récemment proposé Stéphanie Latte-Abdallah 8,
c’est aux frontières, «lieux carrefours» par excellence selon la formulation de Michel
Leiris, que se dévoilent des positions d’énonciation différentes, voire en compétition,
et pour parler comme Jean-Loup Amselle, où se fabriquent des «logiques métisses» 9.
La frontière ne comporte donc pas sa propre définition.
Elle n’est pas un concept opératoire; elle désigne dans notre
optique une zone instable qui conduit les sciences sociales
à réviser leurs catégories d’appréhension et leurs grilles
d’analyses conventionnelles, disciplinaires. Dans ce dossier, elle est pour nous un moyen de porter un regard interdisciplinaire sur une région du monde, le Moyen-Orient,
qui nécessite, avec une constance que l’actualité nous rappelle sans répit, de rompre avec les catégories étroites de la
description plane d’univers défini a priori comme divisé en
disciplines. Notre manière d’aborder l’objet «frontière» au
Moyen-Orient vise à se déprendre de la conception purement spatiale de la frontière qu’une certaine géographie
7
Michel Warschawski, Sur la
frontière, Paris: Stock, 2002.
8
Dans l’ouvrage qu’elle a dirigé,
Stéphanie Latte-Abdallah a proposé aux auteurs d’interroger des
«lieux frontières» multiples et
divers comme les films documentaires et les photographies, les
cartes géographiques, le paysage,
la muséographie ou encore les
politiques de développement et le
tourisme (Images aux frontières.
Représentations et constructions
sociales et politiques: Palestine,
Jordanie 1948-2000, Beyrouth:
Institut Français du ProcheOrient, 2005).
9
Jean-Loup Amselle, Logiques
métisses. Anthropologie de l’identité
en Afrique et ailleurs, Paris: Payot
et Rivages, 1999.
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et science politique nous ont léguée au profit d’une épaisseur autrement plus sociale.
Celle-ci, traversée par des symboles, des discours et des acteurs qui contribuent par
leurs actes à faire et défaire des liens, offre un potentiel renouvelé de questions pour
aborder tant la forme, le contenu que le sens des frontières.
Centrer une telle problématique sur le Moyen-Orient comporte ainsi un premier
objectif, celui de démythifier cet éternel réservoir de fantasmes qu’il incarne pour
l’Occident post-colonial. En effet, il est important de se doter d’outils capables d’aller à
l’encontre de la domination symbolique que l’impérialisme états-unien exerce sur les
agendas de la pensée. À un niveau plus matériel, aborder le Moyen-Orient sous cet
6
angle est d’autant plus porteur que la région connaît une longue phase de transition
entre des logiques d’empire et des logiques d’État. Or, cette dynamique de territorialisation stato-nationale a été concomitante avec le développement des grandes idéologies transfrontalières – l’arabisme, l’islamisme. Bien que prenant le contre-pied de la
fragmentation de l’espace en États, celles-ci ont paradoxalement contribué à la légitimation des frontières étatiques. L’un de ses derniers avatars, l’islamisme djihadiste du
réseau al-Qaida, réussit même à créer les conditions de replis identitaires au Nord,
camouflé derrière d’importants déploiements sécuritaires et militaires.
C’est dire que les faux-semblants se sont accumulés dans cette région et qu’il
convient d’opérer un détour théorique. L’angle d’attaque par l’objet «frontière» pousse
à cette conceptualisation d’autant que son postulat interdisciplinaire induit une transversalité dans la manière de penser. Aussi, dans les lignes qui suivent, nous voudrions
poser – ou rappeler – quelques jalons à vocation interdisciplinaire, c’est-à-dire qui
suscitent de par leurs tensions et liens, des lectures et analyses convoquant les
ressources de plusieurs disciplines sur un même objet.
Que l’on parle de frontière sociale, politique ou même géopolitique, le principe est toujours celui de la différenciation que la frontière, naturelle, artificielle, imposée ou négociée, engage dans la définition – donc l’identité – de ce qui est dedans aussi bien que de
ce qui est au-delà de celle-ci. La sociologie ou l’anthropologie ont largement discuté et
exploré les territoires symboliques et empiriques de l’altérité pour mieux révéler l’identité.
Cette dualité met en exergue les métissages, les mixités et donc les transgressions de normes ou, à l’inverse, fait voir l’hermétisme de frontières trop puissantes, trop profondes.
Il est alors nécessaire de se demander qui fixe la frontière et comment elle s’enracine.
Pour tenter de répondre à la question «qui a créé la frontière?», peut-être faut-il se
tourner vers la science politique afin de se demander qui sont ceux qui ont le pouvoir de
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faire advenir par la parole, qui ont une légitimité, un pouvoir symbolique; en d’autres
termes, ceux qui ont une emprise suffisante sur le réel et sur les consciences? Ce pouvoir
de nommer est inséparablement un pouvoir sur ce qui est nommé 10. Et l’acte de nommer
un groupe ou un lieu est en même temps un acte de classement: «Nous sommes les
Verts, vous êtes les Rouges», clamaient les jouteurs à Byzance. Le classement symbolique
est une lutte pour la définition du groupe, pour les contours de son identité notamment;
il met en jeu un principe de vision qui s’actualise dans une division.
Au niveau empirique, le classement pourrait par exemple être la régulation d’une
frontière comme fermeture et limite de l’entité étatique. Mais dans certaines situations, il y a négociation autour d’une nouvelle délimitation frontalière, au plan territorial, économique, ou encore identitaire, processus que le droit restitue pour
autant que l’on regarde les codifications que les sociétés se donnent comme autant
d’histoire de leur imaginaire. De son côté, la géographie rappelle la nécessité de penser la spatialisation qu’il y a dans la notion de frontière; or s’il s’agit bien de périphérie, elle peut être de celles qui posent problème, car elle jouxte la périphérie de l’Autre et, ce faisant, est en contact avec lui. Aussi, le centre doit-il rappeler à l’ordre
ceux qui vivent sur les limes – c’est-à-dire entrer dans une lutte de classement 11,
lutte taxinomique à forte teneur politique – pour éviter qu’ils n’adoptent un point
de vue trop éloigné de celui qui fait autorité et qu’ils ne deviennent autres, c’est-àdire trop différents pour ne plus être reconnus par les leurs. C’est bien en ce sens
d’ailleurs qu’à la frontière, à la marge, on peut mieux saisir le centre, les enjeux
du pouvoir et de la contestation.
C’est dire que le décentrement est un jeu dangereux. Mais surtout un acte qui
conduit aux limites et qui permet de repenser les choses en les regardant sous un angle
différent. Au-delà de l’enjeu de pouvoir qu’elle est, la frontière est un point de vue sur soi et sur l’autre, voisin ou
ennemi. En d’autres termes, elle ouvre une réflexion sur le
sujet et facilite la mise à distance, permet l’objectivation,
que ce soit celle du sujet objectivant ou de l’objet étudié.
10
Voir: Bernard Voutat, Pour une
sociologie politique du conflit jurassien, ISP, Lausanne: ISP, 1992;
Gilbert Rist, «Le texte pris aux
mots», Les nouveaux cahiers de
l’IUED, N° 13, 2002, pp. 25-41.
Ce regard enrichi vient ainsi compléter la réflexivité inhérente à l’incontournable assertion saussurienne: «Le point
11
Pierre Bourdieu, La Distinction,
Paris: Minuit, 1979, pp. 109-185.
de vue crée l’objet.» Car, en effet, il n’y a de réel que
construit par le regard qui le saisit. C’est relever une fois
encore l’importance de penser les objets étudiés en maîtrisant les outils conceptuels autant que l’implication épistémologique de ces derniers 12.
12
Nicolas Freymond, Daniel
Meier et Giuseppe Merrone,
«Ce qui donne sens à l’interdisciplinarité», A contrario, Vol. 1, N° 1,
2003 (disponible sur
www.unil.ch/acontrario).
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On est en droit de se demander alors si, au lieu du prisme thématique, ce ne serait
pas celui de l’objet d’étude qui, prenant le dessus à force d’analyse, influerait sur le
thème. En d’autres termes, l’objet «frontière» serait mis à l’épreuve du Moyen-Orient.
C’est donc présupposer l’idiosyncrasie de la région, sa spécificité, son caractère unique
et accepter de la sorte que les objets d’études pourraient guider le regard du chercheur
autant que la thématique sert de prisme à l’analyse d’objets spécifique. Cette posture,
que les auteurs de ce volume mettent quelque peu en lumière, ne rime pour autant pas
avec «l’exceptionnalisme» qui ferait du Moyen-Orient un cas à part. En réalité, cette
région est un cas particulier, comme toutes les autres régions du monde; à ce titre, elle
génère ses propres problèmes pratiques ou théoriques, lesquels sont susceptibles
8
d’être traités par un outillage conceptuel universel, celui des sciences sociales.
Les contributions de ce numéro
Parmi les problèmes spécifiques que connaît le Moyen-Orient, celui des frontières
politiques semble avoir une saillance particulière, au point que tous les auteurs de ce
volume y adossent leurs réflexions. Cependant, loin d’en faire l’aboutissement de leurs
analyses, ils les constituent plus ou moins explicitement en point de départ de l’exploration de leur cas d’étude.
Ainsi, Myriam Ababsa se penche sur une zone frontalière du nord de la Syrie, la
Jazîra, qui, abordée sous l’angle des questions de son développement, nous emmène
dans le dédale des relations entre un centre incarné par le parti Ba`th et les acteurs de
cette périphérie, les tribus locales. Elle nous permet alors de comprendre tout ce que la
dynamique du développement de la Jazîra doit au brouillage de la frontière existant
entre les deux groupes d’acteurs en présence. Elle montre également comment les politiques étatiques de développement, dans leur souci de quadrillage administratif,
induisent des nouvelles territorialisations économiques, politiques et sociales à l’intérieur d’espaces dont les régimes en place revendiquent la souveraineté.
Dans le texte d’Irène Maffi, ce sont les frontières étatiques et la formation d’une
identité jordanienne qui sont au principe d’un questionnement qui prend pour objet
les manuels scolaires jordaniens des années 90. L’auteure contribue à relativiser les stéréotypes sur la faiblesse et la fragilité de l’État hachémite, en montrant de façon
convaincante les stratégies de redéfinition identitaires mises en place par le régime à
travers les politiques d’éducation. De leur côté, Olivier Clochard et Mohamed Kamel
Doraï donnent à voir le quotidien des migrants au Liban à partir des frontières étatiques qui constituent autant d’obstacles et de sas érigés par des gouvernements qui
semblent s’être entendus pour bloquer un processus migratoire qui a pour objectif
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l’accession à l’espace Schengen. Cette contribution montre bien les paradoxes de la forteresse européenne en construction qui prône une libéralisation des marchés, tout en
limitant fortement la mobilité des personnes qui vivent à l’extérieur de son espace.
Les deux communications suivantes s’attachent à éclairer un aspect du conflit
israélo-palestinien en mettant en lumière des enjeux liés à différents espaces territoriaux. Dans un premier temps, Pascal de Crousaz nous fait accéder, à travers une sociohistoire de la séparation entre Israéliens et Palestiniens, à l’univers mental israélien
dominant, matérialisé par le mur érigé par les autorités de l’État hébreu. Cette nouvelle
délimitation, nous dit l’auteur, résonne comme un retour de la variable démographique dans le débat sur la pérennisation de l’État juif, et permet ainsi d’éclairer d’un
jour nouveau un des récents événements observés sur le terrain, le retrait de Gaza.
À un niveau symbolique, Emanuela Trevisan-Semi nous montre comment la littérature décode la frontière en tant qu’elle sert de révélateur des identités multiples de
celles et ceux qui la franchissent. Mais son texte montre parallèlement ce que la frontière produit comme action militante en observant un groupe de femmes qui surveillent les divers barrages et check-points instaurés par l’armée israélienne; des techniques de «gouvernementalité» – au sens de Michel Foucault – parmi les plus
développées dans les Territoires occupés. Elle nous rappelle aussi comment la poursuite d’une logique d’action principalement basée sur «œil pour œil et dent pour
dent» ne peut que laisser, selon la formulation de Gandhi, les adversaires aveugles et
édentés, incapables de se voir et de se parler…
Dans un regard plus général de la situation actuelle du Moyen-Orient, Philippe
Droz-Vincent nous rend attentifs au fait que ce «moment américain» que traverse la
région est articulé sur une vision impérialiste qui vise précisément à redessiner les
contours intérieurs des régimes arabes, le célèbre plan d’un nouveau «Greater Middle
East» prôné par l’administration Bush qui consacrerait l’avènement de processus de
démocratisation à l’échelle régionale. Autre manière de nous dire que toute vision procède d’une division, d’un classement, de l’établissement de clôtures. Et l’une de ces
bornes, celle du terrorisme, a justement été au principe de cette nouvelle géographie
moyen-orientale depuis les attentats du 11 septembre 2001.
C’est justement sur cette figure de Ben Laden et de son groupe, al-Qaida, que semble
aboutir ce numéro, vers ce que ce réseau terroriste nous montre: l’abolition des frontières terrestres au profit d’un renforcement des frontières symboliques, celles des religions, des cultures, mais aussi des laissés-pour-compte des pays en développement.
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L’analyse de Mohammed-Mahmoud Ould Mohamedou a pour principale vertu de rappeler ce qui semble avoir disparu des commentaires sur al-Qaida: les revendications de
non-ingérence américaine dans les affaires moyen-orientales. Ce faisant, l’auteur met
en lumière une des frontières contemporaines de la connaissance, celle qui refuse le
message sécuritaire pour lequel relever le contenu du discours d’al-Qaida serait déjà
synonyme de compromission avec le groupe terroriste.
Cette irrévérence faite aux empêcheurs de la pensée résonne comme une leçon
ultime, celle qu’aurait voulu nous donner Rémy Leveau, éminent chercheur et professeur émérite de science politique à l’IEP de Paris, disparu au mois de mars de cette
10
année. C’est à lui et à Samir Kassir, historien et journaliste libanais assassiné en juin
dernier, que nous voudrions dédier ce numéro spécial. Samir Kassir devait y écrire un
article dont le titre aurait été «Beyrouth, ville transfrontière». L’auteur disparu, c’est
l’esprit de son idée qui reste.
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