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Vol. 3, No2, 2005 a contrario
Penser la notion de frontière au Moyen-Orient Éditorial }
Sa forme peut aussi bien être un lieu concret que théorique. Du lieu qui délimite, la
frontière est lieu qui limite et définit un dedans et un dehors, qui marque et démarque;
la frontière est constitutive des identités. Mais elle n’est pas l’identité. Elle en est une
manifestation possible, un signe, peut-être un roc au sens maussien; en tous les cas,
elle désigne l’altérité en définissant le même. Ce faisant, elle devient un point de vue
médian. Un point depuis lequel on peut voir, lire, comprendre, analyser, écouter, réflé-
chir aussi. Il y a ceux qui y vivent et ceux qui en vivent; ceux qui la respectent et ceux
qui la transgressent. Et ceux qui ne la voient pas sont ceux qui n’y ont pas d’enjeu.
Où qu’elle se trouve, la frontière traverse le corps social, établit la socialité, classe
les individus et groupes, interdit et prescrit, éloigne et rapproche, fait et défait, ouvre
et referme. Elle est une entité paradoxale puisqu’elle assemble quelque chose et son
contraire; et pourtant, elle est nécessaire à l’individu en société: elle donne sens en
définissant le contour d’un lieu, d’un domaine, d’un groupe ou d’une idée.
Michel Warschawski y voit un lieu de passeurs, eux-mêmes plus ou moins bannis,
résistants aux forces du centre, décentrés par rapport à la norme7. Parias ou braves,
égarés ou précurseurs, ceux qui peuplent la frontière constituent un monde à part,
un autre monde, mais pas celui des autres, ceux d’en face, un monde intermédiaire,
un sas… Une soupape? Comme l’a récemment proposé Stéphanie Latte-Abdallah8,
c’est aux frontières, «lieux carrefours» par excellence selon la formulation de Michel
Leiris, que se dévoilent des positions d’énonciation différentes, voire en compétition,
et pour parler comme Jean-Loup Amselle, où se fabri-
quent des «logiques métisses»9.
La frontière ne comporte donc pas sa propre définition.
Elle n’est pas un concept opératoire; elle désigne dans notre
optique une zone instable qui conduit les sciences sociales
à réviser leurs catégories d’appréhension et leurs grilles
d’analyses conventionnelles, disciplinaires. Dans ce dos-
sier, elle est pour nous un moyen de porter un regard inter-
disciplinaire sur une région du monde, le Moyen-Orient,
qui nécessite, avec une constance que l’actualité nous rap-
pelle sans répit, de rompre avec les catégories étroites de la
description plane d’univers défini a priori comme divisé en
disciplines. Notre manière d’aborder l’objet «frontière» au
Moyen-Orient vise à se déprendre de la conception pu-
rement spatiale de la frontière qu’une certaine géographie
7Michel Warschawski, Sur la
frontière, Paris: Stock, 2002.
8Dans l’ouvrage qu’elle a dirigé,
Stéphanie Latte-Abdallah a pro-
posé aux auteurs d’interroger des
«lieux frontières» multiples et
divers comme les films documen-
taires et les photographies, les
cartes géographiques, le paysage,
la muséographie ou encore les
politiques de développement et le
tourisme (Images aux frontières.
Représentations et constructions
sociales et politiques: Palestine,
Jordanie 1948-2000, Beyrouth:
Institut Français du Proche-
Orient, 2005).
9Jean-Loup Amselle, Logiques
métisses. Anthropologie de l’identité
en Afrique et ailleurs, Paris: Payot
et Rivages, 1999.