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Éditorial }
epuis la fin de la Guerre froide et l’éclatement des blocs politiques, idéologiques
et symboliques que celle-ci avait engendrés, parfois «congelé» aussi,
la frontière en tant que notion et champ de recherche a suscité un intérêt renouvelé
de la part de plusieurs chercheurs en sciences sociales. Lieu et symbole du pouvoir
par excellence, la frontière, réelle ou imaginée, proposée ou imposée, ne cesse d’être
convoquée mais transgressée aussi par rapport à son utilisation disciplinaire
traditionnelle dans les travaux de géographes, politologues, anthropologues,
sociologues, économistes, voire de psychologues et linguistes1. Ce qui a fait dire à
Hastings Donnans et Thomas M. Wilson qu’à la fin des années 90, le mot frontière
était partout et nulle part, appliqué à des terrains et à des expériences les plus divers2.
En ce début de XXIesiècle, les bouleversements que nous rappelle l’actualité quoti-
dienne du Moyen-Orient semblent indiquer, une fois encore, des tournants significa-
tifs dans le remodelage géopolitique de la région. Dans les Territoires palestiniens
occupés, alors que la deuxième Intifada, commencée à la fin 2000, n’a pas encore
connu un terme officiel, on vient d’assister au retrait de l’armée et à l’évacuation des
colonies israéliennes de la Bande de Gaza: élargissement d’une «prison à ciel ouvert»
ou reprise du processus de paix? La «libération» (made in USA) de l’Irak en début 2003,
les plans d’aide internationaux à la reconstruction, ou
encore le récent scrutin sur la nouvelle Constitution, ne
sauraient masquer les anciennes et nouvelles divisions
internes au pays, sur fond de désastre militaire américain
et d’attentats quotidiens. Après le retrait israélien du Sud-
Liban en mai 2000, les résolutions onusiennes de l’au-
tomne 2004 ont marqué le début du retrait des forces
syriennes du Liban, processus qui s’est accéléré avec l’as-
sassinat du premier ministre Rafic Hariri le 14 février der-
nier. Et aujourd’hui, accablé par le rapport Mehlis qui
Penser la notion de frontière
au Moyen-Orient
Riccardo Bocco etDaniel Meier
D
1On trouvera un écho de ce
renouvellement du question-
nement sur la frontière dans un
précédent numéro de cette revue.
Voir: Hélène Pellerin, «Une nou-
velle économie politique de la
frontière», A contrario, Vol. 2,
N° 2, 2004.
2Hastings Donnan et Thomas
M. Wilson, Borders. Frontiers of
Identity, Nation and State, Oxford:
Berg, 1999.
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{ Éditorial Penser la notion de frontière au Moyen-Orient
souligne l’implication syrienne dans ce meurtre, Damas risque de se retrouver plus
que jamais du mauvais côté de la frontière, parmi les «États-voyous» qui composent
«l’axe du mal».
Un peu partout, les frontières entre ce qui devait être et ce qui est, entre le passé et
le présent, entre «eux» et «nous» semblent remises en cause. Peut-on alors penser le
Moyen-Orient non pas en soi, mais à partir de ses frontières? L’analyse des modes et
processus d’invention, construction et remodelage des frontières, et surtout de ses
pratiques à divers niveaux, ne pourrait-elle pas mieux nous renseigner sur les enjeux
et les changements à l’œuvre dans les sociétés et les espaces de la région? En tout cas,
si cela est possible et souhaitable, deux conditions au moins doivent être remplies:
d’une part, en tant que chercheurs, nous devons admettre que les frontières sont
constamment (re)construites et, d’autre part, pour le dire avec William Ossipow, il faut
défier intellectuellement la notion de frontière pour déconstruire les représentations, les
«lignes rouges» et les murs d’incompréhension qui les sous-tendent ou les entourent3.
Symboles de la projection spatiale des nouvelles entités étatiques issues du démem-
brement de l’Empire ottoman il y a bientôt un siècle, les frontières internationales du
Moyen-Orient sont entachées d’un «péché originel»: la conception coloniale qui les a
enfantées avec la collaboration d’élites locales. Jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre
mondiale, les Mandats ont imposé un transfert de «technologie politique» euro-
péenne, visant la construction d’États-nations dotés de régimes politiques constitu-
tionnels, ce qui contrecarrait les aspirations nationalistes pan-arabes et pan-
islamiques. Depuis les indépendances, la «frontière» a constamment été un enjeu
idéologique et pratique dans les stratégies des gouvernements en place: l’art de conju-
guer les aspirations unitaires arabes et/ou islamiques avec la consolidation de régimes
autoritaires dans les nouveaux espaces étatiques. Dans le
sillage du travail de Michel Foucher4, l’étude récente de
Jean-Paul Chagnollaud et Sid-Ahmed Souiah met à jour
dans une perspective géopolitique les processus de pro-
duction des frontières internationales au Moyen-Orient5.
Mais l’exploration de la notion de frontière dans une
approche du «politique par le haut» ne devrait pas empê-
cher une mise en contexte interdisciplinaire. Simmel écri-
vait: «La frontière n’est pas un fait spatial avec des effets
sociologiques mais un fait sociologique qui prend une
forme spatiale.»6Elle est donc une construction sociale.
3William Ossipow, Israël et
l’Autre, Genève: Labor et Fides,
2005.
4Michel Foucher, Fronts et fron-
tières. Un tour du monde géopoli-
tique, Paris: Fayard, 1991.
5Jean-Paul Chagnollaud et Sid-
Ahmed Souiah, Les frontières au
Moyen-Orient, Paris: L’Harmattan,
2005.
6Georg Simmel, Sociologie.
Études sur les formes de
socialisation, Paris: PUF, 1999,
p.607.
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Penser la notion de frontière au Moyen-Orient Éditorial }
Sa forme peut aussi bien être un lieu concret que théorique. Du lieu qui délimite, la
frontière est lieu qui limite et définit un dedans et un dehors, qui marque et démarque;
la frontière est constitutive des identités. Mais elle n’est pas l’identité. Elle en est une
manifestation possible, un signe, peut-être un roc au sens maussien; en tous les cas,
elle désigne l’altérité en définissant le même. Ce faisant, elle devient un point de vue
médian. Un point depuis lequel on peut voir, lire, comprendre, analyser, écouter, réflé-
chir aussi. Il y a ceux qui y vivent et ceux qui en vivent; ceux qui la respectent et ceux
qui la transgressent. Et ceux qui ne la voient pas sont ceux qui n’y ont pas d’enjeu.
Où qu’elle se trouve, la frontière traverse le corps social, établit la socialité, classe
les individus et groupes, interdit et prescrit, éloigne et rapproche, fait et défait, ouvre
et referme. Elle est une entité paradoxale puisqu’elle assemble quelque chose et son
contraire; et pourtant, elle est nécessaire à l’individu en société: elle donne sens en
définissant le contour d’un lieu, d’un domaine, d’un groupe ou d’une idée.
Michel Warschawski y voit un lieu de passeurs, eux-mêmes plus ou moins bannis,
résistants aux forces du centre, décentrés par rapport à la norme7. Parias ou braves,
égarés ou précurseurs, ceux qui peuplent la frontière constituent un monde à part,
un autre monde, mais pas celui des autres, ceux d’en face, un monde intermédiaire,
un sas… Une soupape? Comme l’a récemment proposé Stéphanie Latte-Abdallah8,
c’est aux frontières, «lieux carrefours» par excellence selon la formulation de Michel
Leiris, que se dévoilent des positions d’énonciation différentes, voire en compétition,
et pour parler comme Jean-Loup Amselle, où se fabri-
quent des «logiques métisses»9.
La frontière ne comporte donc pas sa propre définition.
Elle nest pas un concept opératoire; elle désigne dans notre
optique une zone instable qui conduit les sciences sociales
à réviser leurs catégories d’appréhension et leurs grilles
d’analyses conventionnelles, disciplinaires. Dans ce dos-
sier, elle est pour nous un moyen de porter un regard inter-
disciplinaire sur une région du monde, le Moyen-Orient,
qui nécessite, avec une constance que l’actualité nous rap-
pelle sans répit, de rompre avec les catégories étroites de la
description plane d’univers défini a priori comme divisé en
disciplines. Notre manière d’aborder l’objet «frontière» au
Moyen-Orient vise à se déprendre de la conception pu-
rement spatiale de la frontière qu’une certaine géographie
7Michel Warschawski, Sur la
frontière, Paris: Stock, 2002.
8Dans l’ouvrage qu’elle a dirigé,
Stéphanie Latte-Abdallah a pro-
posé aux auteurs d’interroger des
«lieux frontières» multiples et
divers comme les films documen-
taires et les photographies, les
cartes géographiques, le paysage,
la muséographie ou encore les
politiques de développement et le
tourisme (Images aux frontières.
Représentations et constructions
sociales et politiques: Palestine,
Jordanie 1948-2000, Beyrouth:
Institut Français du Proche-
Orient, 2005).
9Jean-Loup Amselle, Logiques
métisses. Anthropologie de l’identité
en Afrique et ailleurs, Paris: Payot
et Rivages, 1999.
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{ Éditorial Penser la notion de frontière au Moyen-Orient
et science politique nous ont léguée au profit d’une épaisseur autrement plus sociale.
Celle-ci, traversée par des symboles, des discours et des acteurs qui contribuent par
leurs actes à faire et défaire des liens, offre un potentiel renouvelé de questions pour
aborder tant la forme, le contenu que le sens des frontières.
Centrer une telle problématique sur le Moyen-Orient comporte ainsi un premier
objectif, celui de démythifier cet éternel réservoir de fantasmes qu’il incarne pour
l’Occident post-colonial. En effet, il est important de se doter d’outils capables d’aller à
l’encontre de la domination symbolique que l’impérialisme états-unien exerce sur les
agendas de la pensée. À un niveau plus matériel, aborder le Moyen-Orient sous cet
angle est d’autant plus porteur que la région connaît une longue phase de transition
entre des logiques d’empire et des logiques d’État. Or, cette dynamique de territoriali-
sation stato-nationale a été concomitante avec le développement des grandes idéolo-
gies transfrontalières l’arabisme, l’islamisme. Bien que prenant le contre-pied de la
fragmentation de l’espace en États, celles-ci ont paradoxalement contribué à la légiti-
mation des frontières étatiques. L’un de ses derniers avatars, l’islamisme djihadiste du
réseau al-Qaida, réussit même à créer les conditions de replis identitaires au Nord,
camouflé derrière d’importants déploiements sécuritaires et militaires.
C’est dire que les faux-semblants se sont accumulés dans cette région et qu’il
convient d’opérer un détour théorique. L’angle d’attaque par l’objet «frontière» pousse
à cette conceptualisation d’autant que son postulat interdisciplinaire induit une trans-
versalité dans la manière de penser. Aussi, dans les lignes qui suivent, nous voudrions
poser ou rappeler quelques jalons à vocation interdisciplinaire, c’est-à-dire qui
suscitent de par leurs tensions et liens, des lectures et analyses convoquant les
ressources de plusieurs disciplines sur un même objet.
Que l’on parle de frontière sociale, politique ou même géopolitique, le principe est tou-
jours celui de la différenciation que la frontière, naturelle, artificielle, imposée ou négo-
ciée, engage dans la définition donc l’identité de ce qui est dedans aussi bien que de
ce qui est au-delà de celle-ci. La sociologie ou l’anthropologie ont largement discuté et
exploré les territoires symboliques et empiriques de l’altérité pour mieux révéler l’identité.
Cette dualité met en exergue les métissages, les mixités et donc les transgressions de nor-
mes ou, à l’inverse, fait voir l’hermétisme de frontières trop puissantes, trop profondes.
Il est alors nécessaire de se demander qui fixe la frontière et comment elle s’enracine.
Pour tenter de répondre à la question «qui a créé la frontière?», peut-être faut-il se
tourner vers la science politique afin de se demander qui sont ceux qui ont le pouvoir de
7
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Penser la notion de frontière au Moyen-Orient Éditorial }
faire advenir par la parole, qui ont une légitimité, un pouvoir symbolique; en d’autres
termes, ceux qui ont une emprise suffisante sur le réel et sur les consciences? Ce pouvoir
de nommer est inséparablement un pouvoir sur ce qui est nommé10. Et l’acte de nommer
un groupe ou un lieu est en même temps un acte de classement: «Nous sommes les
Verts, vous êtes les Rouges», clamaient les jouteurs à Byzance. Le classement symbolique
est une lutte pour la définition du groupe, pour les contours de son identité notamment;
il met en jeu un principe de vision qui s’actualise dans une division.
Au niveau empirique, le classement pourrait par exemple être la régulation d’une
frontière comme fermeture et limite de l’entité étatique. Mais dans certaines situa-
tions, il y a négociation autour d’une nouvelle délimitation frontalière, au plan terri-
torial, économique, ou encore identitaire, processus que le droit restitue pour
autant que l’on regarde les codifications que les sociétés se donnent comme autant
d’histoire de leur imaginaire. De son côté, la géographie rappelle la nécessité de pen-
ser la spatialisation qu’il y a dans la notion de frontière; or s’il s’agit bien de périphé-
rie, elle peut être de celles qui posent problème, car elle jouxte la périphérie de l’Au-
tre et, ce faisant, est en contact avec lui. Aussi, le centre doit-il rappeler à l’ordre
ceux qui vivent sur les limes c’est-à-dire entrer dans une lutte de classement11,
lutte taxinomique à forte teneur politique pour éviter qu’ils n’adoptent un point
de vue trop éloigné de celui qui fait autorité et qu’ils ne deviennent autres, c’est-à-
dire trop différents pour ne plus être reconnus par les leurs. C’est bien en ce sens
d’ailleurs qu’à la frontière, à la marge, on peut mieux saisir le centre, les enjeux
du pouvoir et de la contestation.
C’est dire que le décentrement est un jeu dangereux. Mais surtout un acte qui
conduit aux limites et qui permet de repenser les choses en les regardant sous un angle
différent. Au-delà de l’enjeu de pouvoir qu’elle est, la fron-
tière est un point de vue sur soi et sur l’autre, voisin ou
ennemi. En d’autres termes, elle ouvre une réflexion sur le
sujet et facilite la mise à distance, permet l’objectivation,
que ce soit celle du sujet objectivant ou de l’objet étudié.
Ce regard enrichi vient ainsi compléter la réflexivité inhé-
rente à l’incontournable assertion saussurienne: «Le point
de vue crée l’objet.» Car, en effet, il n’y a de réel que
construit par le regard qui le saisit. C’est relever une fois
encore l’importance de penser les objets étudiés en maîtri-
sant les outils conceptuels autant que l’implication épisté-
mologique de ces derniers12.
10 Voir: Bernard Voutat, Pour une
sociologie politique du conflit juras-
sien, ISP, Lausanne: ISP, 1992;
Gilbert Rist, «Le texte pris aux
mots», Les nouveaux cahiers de
l’IUED, N° 13, 2002, pp. 25-41.
11 Pierre Bourdieu, La Distinction,
Paris: Minuit, 1979, pp. 109-185.
12 Nicolas Freymond, Daniel
Meier et Giuseppe Merrone,
«Ce qui donne sens à l’interdisci-
plinarité», A contrario, Vol. 1, N°1,
2003 (disponible sur
www.unil.ch/acontrario).
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