Quelle peut être la place de l`artiste dans une société « du savoir » ?

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GRAND LYON VISION CULTURE
Quelle peut être la place de
l’artiste dans une société
« du savoir » ?
2ème rencontre, 26 juin 2009
L
a démarche GRAND LYON VISION CULTURE vise à accompagner la Communauté
urbaine de Lyon dans sa réflexion culturelle, à savoir :
- construire et partager une approche commune de la culture ; alors que celle-ci est de
plus en plus présente dans tous les compartiments de la vie sociale ;
- enrichir les projets actuels et futurs du Grand Lyon, notamment en matière
d'événements d'agglomération ;
- imaginer des modes de relation innovants du Grand Lyon avec les artistes dans le
cadre de différentes politiques : urbanisme, participation citoyenne, développement
économique, etc.
Dans quelle mesure les artistes peuvent-ils contribuer à une société de la connaissance
et à la vitalité de la vie urbaine ? Comment les repérer et les solliciter ? Comment les
associer à des dispositifs de politiques publiques ?
S O MM A I RE
L'expert invité : Antoine Conjard, directeur de l’hexagone Scène nationale de Meylan à
l’initiative des Rencontres-i Biennale Arts-Sciences. ●
Partie 1 : Comment le XIXe siècle engendra une nouvelle figure de l’artiste
La place de l’artiste dans le champ social n’est pas figée
p. 6
La figure de l’artiste réinventée
p. 8
Une représentation qui perdure au-delà du XIXe siècle
p.10
Partie 2 – Peut-on parler de raisonnement artistique ?
Comment travaille un artiste aujourd’hui ?
p.14
L’artiste précurseur du mixage et du commentaire des connaissances
p.16
Une figure multi facettes : touchant à l’art, aux sciences et aux idées
p.18
Partie 3 – Comment solliciter les artistes dans une société de la connaissance ?
Capitalisme cognitif et enseignement artistique
p.22
Peut-on améliorer les relations art et science ?
p.24
Pourquoi collectivités publiques et entreprises devraient-elles s’intéresser davantage aux artistes ?
p.26
Pistes pour la discussion
p.30
2 - Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ?
Quelle peut être la place de l’artiste
dans une société « du savoir » ?
Alors que nous vivons encore sur une représentation de l’artiste héritée du XIXe siècle, les
modalités concrètes de son travail ont changé, phénomène qui impacte aussi son identité.
L’artiste n’est plus cet être éthéré que lui assigne la vision Romantique, mais un individu
en prise avec les réalités du monde, et qui traite de celles-ci dans ses œuvres. Il pose des
questions à son environnement, élabore des problématiques et des hypothèses, repère,
construit et utilise des outils pour y répondre et propose le résultat de ses réflexions via
des œuvres.
Avec son langage spécifique, avec des objectifs qu’il se donne, l’artiste produit des questions et des émotions, des alertes et des sensations. Il revisite le savoir établi, et une partie de son travail peut être assimilée à une production de connaissances. N’est-il pas alors
envisageable de rapprocher l’artiste de l’intellectuel, dont l’activité est de s’interroger sur
le monde ? L’artiste n’est-il pas aussi proche du chercheur par certaines de ses modalités
de travail ? Ne faut-il pas alors recenser les points communs entre chercheurs, intellectuels et artistes ?
Envisager l’artiste comme un producteur d’idées et de savoirs, pourrait s’avérer une perspective porteuse, à un moment où les sociétés occidentales cherchent un nouveau souffle
pour leur développement, en s’orientant vers la production de connaissances. En effet, ce
passage –d’une société agricole, à une société industrielle puis de services– à une quatrième ère économique, fondant ses bases sur « l’intelligence », demande de repérer tous
les champs de production de connaissances. Et de ce point de vue, l’on peut faire l’hypothèse aujourd’hui que le champ artistique est sous-exploité. Quels sont alors les moyens à
déployer pour associer davantage l’artiste et ses capacités spécifiques au fonctionnement
et à la permanence de la société ? ●
Pierre-Alain FOUR
Quel est l’enjeu de cette séance ?
L’objectif de cette séance est de mettre à jour une figure de l’artiste éloignée des représentations
héritées du Romantisme. En effet, si l’artiste occupe toujours une place spécifique dans nos sociétés, il est très largement en prise avec la société contemporaine. Auteur utilisant un langage
spécifique –le langage de sa discipline artistique–, il aborde toutes sortes de questions, cherchant
notamment à renouveler notre regard sur l’actualité comme sur les connaissances disponibles.
C’est pourquoi il semble nécessaire de repenser sa place, son rôle et sa reconnaissance dans une
civilisation qui veut fonder son développement sur le « partage des savoirs ».
NB : Cette « mise de fonds » est le résultat d’un travail de synthèse d’ouvrages de sciences sociales (sociologie de l’art et politiques publiques essentiellement) et d’observation du monde de l’art (entretiens, fréquentation des artistes, etc.). Elle est illustrée de quelques exemples, mais les artistes cités ne sont pas
emblématiques ; de très nombreux autres noms auraient pu être choisis. Elle ne prétend pas non plus saisir « tous » les artistes, mais pointer l’évolution des modes de travail d’une partie d’entre eux, considérés
comme « contemporains ». Il faut donc bien lire ce document comme une préparation au débat, qui énonce
un certain nombre de faits, mais aussi d’hypothèses à vérifier.
Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ? - 3
PARTIE 1
Comment le XIXe siècle engendra une
nouvelle figure de l’artiste
4 - Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ?
Au cours des siècles, la place de l’artiste dans la société a beaucoup évolué : jusqu’au XVIIIe,
il est un auxiliaire du pouvoir temporel ou religieux, puis au XIXe, il s’affirme comme une
alternative à une société rationaliste, qui refoule les affects individuels. Mais la posture de
l’artiste héritée du XIXe et du Romantisme, n’est plus d’actualité. Au début du XXe, s’impose une
nouvelle figure, qui érige l’artiste en analyste du social, doublant la figure de l’intellectuel,
qui émerge simultanément.
La naissance de Vénus (1863), Alexandre Cabanel
Retable d’Isenheim (ca 1512-1516), Matthias Grunewald
Napoléon 1er (1805), François Gérard
Autoportrait (1889),
Vincent van Gogh
Voyageur contemplant une mer de
nuages (1818), Caspar David Friedrich
Le peintre abstrait Mark Rothko dans son atelier
Untitled (ca 1965) , Mark Rothko
Pendant le XIXe siècle, l’artiste accentue les traits constitutifs de son identité qui ne lui
sont pas contestés. Ainsi, sa personnalité, sa capacité à donner une vision personnelle
du monde, ses affects sont mis en avant. Un processus qui s’incarne en particulier dans
le mouvement Romantique. Cette esthétique nouvelle s’inscrit en opposition aux valeurs
alors montantes de la science, de la mécanisation et du rationalisme. Il est d’ailleurs possible de « lire » le Romantisme comme le revers des valeurs dominantes du XIXe siècle.
De fait, la figure de l’artiste cristallise peu à peu l’opposition aux idéaux de la société du XIXe : il
est « contre » la bourgeoisie, la bienséance, le culte de l’argent et de la rente… Le Romantisme
est l’expression d’une contestation des valeurs du XIXe, l’autre mouvement majeur de contestation étant incarné par les idéologies socialistes dérivées du marxisme. Par métonymie,
l’artiste devient alors l’individu qui incarne ce rejet –rejet individualiste–, tandis que celui qui
s’exprime dans la montée des idéologies marxistes se distingue par son caractère collectif ●
Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ? - 5
Depuis le XVe siècle, l’artiste évolue en symbiose avec les pouvoirs temporels et spirituels :
il participe notamment à établir une représentation du pouvoir et à figurer les croyances
religieuses. Il va cependant devoir s’envisager différemment au moment où émergent la
philosophie des Lumières, le développement de la technique et la photographie.
La place de l’artiste dans le champ social n’est pas figée
Si les artistes ont toujours été en lien avec la société,
leur place a souvent changé. Depuis la fin du MoyenÂge, l’artiste est l’allié du discours spirituel : il a notamment pour fonction dans la société de relayer,
d’amplifier, d’exemplifier le discours religieux. S’il
existe depuis l’invention de la peinture une peinture
d’apparat, une peinture destinée à célébrer le pouvoir
de puissantes familles –l’exemple des Médicis en Italie est caractéristique de ce phénomène au XVIe siècle–, ainsi qu’une peinture d’histoire et mythologique,
une très grande partie des productions peintes et
sculptées a trait à la religion. C’est particulièrement
vrai du XIVe au XVIIe siècle, où les sujets religieux
abondent. Le peintre et l’artiste, qui travaillent en atelier après avoir reçu des commandes et qu’ait été
établi un contrat, peuvent être considérés comme
des auxiliaires du pouvoir religieux. Plus largement, les arts sont clairement inféodés au pouvoir spirituel et au pouvoir temporel, qui y voient
un moyen de mettre en image leur puissance.
Un exemple de proximité
pouvoir / religion / art avec les
Médicis
Le Pape Léon X (1518), par Raphaël
Au XVe siècle, le pape Léon X, second fils de Laurent
de Médicis, met en place des relations privilégiées
avec les artistes de son temps et notamment les
peintres et les sculpteurs. Il fait notamment travailler
Raphaël, qui réalise un portrait très marquant de son
commanditaire. Il constitue en parallèle une impressionnante collection de manuscrits. Avant lui, Laurent
de Médicis s’était appuyé sur les arts pour incarner
le pouvoir. Il a fréquenté et entretenu de nombreux
artistes : Andrea del Verrocchio, Léonard de Vinci,
Sandro Botticelli, Domenico Ghirlandaio, Filippino
Lippi ou encore Michel-Ange. Tous ces artistes ont
participé au renouveau italien et ont contribué à faire
de Florence la capitale de la Première Renaissance.
Michel-Ange était un familier de Laurent de Médicis.
Laurent de Médicis fut aussi attentif à augmenter la
bibliothèque familiale et à l’ouvrir au public. Il soutint
également les humanistes comme Pic de la Mirandole, Marsile Ficin ou le poète Ange Politien. La classe
dirigeante d’alors rassemble autour d’elle indifféremment artistes, intellectuels, savants, qui chacun à
leur manière, chacun avec leur langage, contribuent
à faire sortir l’Italie, puis l’Europe, du Moyen-Âge.
6 -Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ?
À partir du XVIIIe siècle, la vision du monde change.
Non seulement les philosophes des Lumières sont
parvenus à déplacer l’étude de Dieu sur ses créatures –le monde savant ne travaille plus sur l’exégèse des textes religieux mais sur l’homme, les
animaux et la nature– mais, dans le prolongement
de leur nouvelle approche du monde, ils ont vu se
développer de manière fulgurante les connaissances scientifiques. Les très nombreuses innovations
techniques et plus généralement le passage d’une
société agraire à une société industrielle (au tournant du XIXe) rendent tangible le nouveau discours scientifique et philosophique.
Cette combinatoire, exceptionnelle,
permet que s’impose progressivement un nouveau système de valeurs, fondé sur la science et le progrès.
Ainsi, le discours spirituel, la référence
à Dieu, les croyances en l’au-delà passent progressivement (et à un rythme variable selon les catégories sociales) au second plan.
Lorsque le regard sur le monde change, lorsque la
vision du monde se transforme au profit d’une approche plus rationnelle, lorsque sont inventés des
moyens mécaniques de reproduction du réel, la
place des artistes dans le champ social se modifie. À partir du moment où la photographie fait son
apparition, la place de la peinture est interrogée de
manière virulente. Très tôt, les débats font rage pour
savoir si la photographie est un art. Elle sera assez
vite mise à l’écart du champ artistique (pour y revenir
un siècle plus tard), mais elle contraint les artistes
à repenser leur fonction. On assiste à une « crispation » réaliste, avec tout un pan de la peinture qui
met en avant une minutieuse reproduction du réel,
un mouvement qu’incarne l’Académisme. Parallèlement, d’autres expériences picturales valorisent
l’approche personnelle de l’artiste et donc une vision
Louis XIV (1701) , Hyacinthe Rigaud
Le règne de Louis XIV est probablement celui de l’apogée
de cette association symbiotique entre artistes, pouvoir et
religion.
subjective du réel. Ce processus ne s’est pas fait de
manière linéaire, ni aussi explicite, mais le regard
sociologique et le recul des années permettent de
développer cette hypothèse pour expliquer l’émergence de formes contestant des canons établis ●
Edouard Manet (1874), Félix Nadar
- autoportrait à la palette (1879),
Edouard Manet
Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ?- 7
Le rationalisme scientifique d’une part, et l’arrivée de la photographie d’autre part
concurrencent les artistes dans leur capacité à représenter le réel. Certains d’entre eux vont,
à partir de la fin du XVIIIe, réorienter leur métier en insistant sur leur subjectivité et leurs
affects, notions qui ne leur sont pas contestées. Cette attitude s’incarne dans un mouvement
–le Romantisme– qui parcourt tout le XIXe siècle. C’est aussi à ce moment-là que se forge
une représentation de l’artiste en tant qu’être à part et tourmenté, qui relève plus du
mythe que de la réalité.
La figure de l’artiste réinventée
Avec la montée en puissance de la mécanisation et des inventions techniques, les artistes doivent repenser leur place dans le champ social. Tout se passe en fait comme s’ils
se réfugiaient sur les aspects de leur métier qui ne leur sont
pas contestés, à savoir leur capacité à produire des images
« plus vraies que nature ». La représentation du religieux
avait en effet ouvert une brèche dans la figuration, puisque l’artiste interprètait le réel pour y insérer des éléments
surnaturels issus de la religion. À partir du moment où le
réel est figuré avec efficacité, rapidité et fidélité et pour
tout dire, avec plus « d’objectivité » par la photographie,
certains artistes réorientent leur pratique vers une approche plus subjective du réel. C’est peut-être ainsi que l’on
peut expliquer la montée d’une nouvelle figure de l’artiste,
Le Bain Turc (1852-1859) , Jean-Auguste-Dominique Ingres Les cinq baigneuses (ca 1875), Paul Cézanne
qui n’est plus un auxiliaire du pouvoir quel qu’il soit, mais
un individu à même de donner sa propre vision du monde.
Ce phénomène s’incarne dans un mouvement esthétique
majeur, qui parcourt une bonne partie du XIXe siècle. Avec
le Romantisme, les affects des artistes se trouvent mis en
avant, pour peu à peu devenir le sujet central de leur travail. Alors que la philosophie des Lumières et la technique
exploraient la raison et la matière, les artistes explorent
les passions et les sentiments. Autrement dit, on peut faire
l’hypothèse que le Romantisme est socialement
produit par une société qui tout à la fois valorise
la notion de progrès (technique, scientifique) et simultanément affirme
Portrait de Mme de Sennones (1814), Jean-Auguste-Dominique Ingres Mme Matisse : Madras rouge (1907), Henri Matisse
Le Romantisme
Mouvement artistique et littéraire qui traverse tout le XIXe siècle, et débute à la fin du XVIIIe en
Angleterre et en Allemagne, le Romantisme se caractérise par une « revendication des poètes du « je »
et du « moi », qui veulent faire connaître leurs expériences personnelles […]. Il affirme une volonté
d’explorer toutes les possibilités de l’art afin d’exprimer les extases et les tourments du cœur et de
l’âme : il est ainsi une réaction du sentiment contre la raison, exaltant le mystère et le fantastique et
cherchant l’évasion et le ravissement dans le rêve, le morbide et le sublime, l’exotisme et le passé.
Idéal ou cauchemar d’une sensibilité passionnée et mélancolique, ses valeurs esthétiques et morales,
ses idées et thématiques nouvelles ne tardèrent pas à influencer d’autres domaines, en particulier
la peinture et la musique » (source : Wikipedia). Lamartine, Chateaubriand, Mme de Staël, puis
Théophile Gautier, Alfred de Vigny sont en France les figures de proue du Romantisme, avec Biron en
Angleterre, Gœthe et Schiller en Allemagne, Pouchkine en Russie. Parmi les peintres, on peut citer
Géricault, Delacroix, et pour la musique Chopin, Berlioz pour ne mentionner que des artistes français..
8 - Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ?
Le Radeau de la Méduse (1815), Théodore Géricault
des valeurs morales très conservatrices. La figure de l’artiste Romantique semble être l’exact contrepoint
à ce modèle, affirmant la subjectivité
de l’approche du monde par l’individu. Cette nouvelle philosophie, cette
nouvelle doctrine s’incarne aussi
dans un mode de vie qui se veut l’antithèse du mode de vie bourgeois. Cependant, l’art qui s’affirme alors en opposition à la norme, demeure très longtemps
marginal. D’autres productions artistiques, qualifiées aujourd’hui d’art académique mais davantage
en phase avec les codes sociaux de la bourgeoisie,
tiennent pendant tout le XIXe siècle le haut du pavé.
rant esthétique et une posture sociale. Cette représentation va imposer l’artiste comme un être à part,
de préférence tourmenté, pauvre et proche de la folie, entièrement dédié à son art et souvent victime de
sa passion artistique. Évidemment, on se trouve en
présence d’un archétype : rares seront les artistes
correspondant à cette figure idéalisée. Mais quelques-uns, de Chateaubriand (1748-1868) à Lamartine
(1790-1869), de Delacroix (1798-1863) à Van Gogh
(1853-1890), incarneront cette trajectoire qui fascine et
effraie, servant tout à la fois de repoussoir et d’idéal ●
Tout cela contribue à dessiner dans l’imaginaire
collectif une nouvelle représentation de la figure de
l’artiste. Car parallèlement à son œuvre, sa position
sociale s’affine et se transforme. Se constitue autour
de l’artiste toute une imagerie, qui entremêle un cou-
Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ? - 9
Une mythologie se constitue peu à peu autour de l’artiste, enfermant celui-ci dans un rôle
social caricatural. Or dès la fin du XIXe, les Impressionnistes, puis les Modernes, vont s’éloigner
de la peinture des émotions pour aborder d’autres thématiques, en prise avec l’évolution de
la société. S’impose alors progressivement l’idée qu’il y a de nombreuses manières d’être
artiste et que le champ de l’art va bien au-delà du traitement du beau et des sentiments.
Une représentation qui perdure au-delà du XIXe siècle
le pas sur les modes de vie et de travail tangibles des
artistes. Un examen un peu plus attentif montre que
l’artiste ne correspond guère à ce qui s’avère être
un cliché. En effet, et dans leur projet esthétique
et dans leur mode de vie, les artistes ne peuvent être assimilés à cette vision romantique.
Le Désespéré autoportrait (1843-45), Gustave Courbet
Bien que le Romantisme soit un mouvement historiquement daté, il a contribué, postérieurement à l’esthétique qui le constitue, à perpétuer une sorte « d’allégorie » de l’artiste. Or il est très difficile de lier cette
représentation à la réalité de la vie des artistes, même
au XIXe siècle. Une fusion s’est produite entre le projet
esthétique et l’activité des artistes : une mythologie
se développe autour de l’artiste qui peu à peu a pris
D’une part, parce qu’après le mouvement
Romantique, les écoles, les styles, les
tendances et donc les propos se sont
multipliés. Si le Romantisme s’étale sur
tout le XIXe siècle, la rotation des tendances
esthétiques s’est ensuite accélérée : dès
qu’une norme esthétique –c’est-à-dire à la
fois une forme et un propos– est établie, elle
a tendance à être contestée par une nouvelle ;
un phénomène particulièrement flagrant pour les
arts visuels, pour lesquels, depuis la seconde guerre
mondiale, on peut dénombrer près de 120 écoles.
D’autre part, parce que les artistes ont aussi très vite
cherché à exprimer autre chose que leurs affects et
leurs sentiments. Peu à peu, ils ont intégré à leur
projet artistique de très nombreux autres « sujets » ou
thématiques, pour devenir extrêmement polyvalents
Comment la littérature a contribué
à établir la figure de l’artiste
Dans l’introduction d’un ouvrage consacré à la figure de l’artiste en tant qu’élite dans un régime démocratique,
Nathalie Heinich montre comment la littérature s’est emparée de la figure de l’artiste et a de ce fait contribué à
en fixer et en diffuser les traits les plus caractéristiques. Ce processus commence dès le début du XIXe siècle. En s’appuyant notamment sur « Le chef d’œuvre inconnu » d’Honoré de Balzac, paru en 1831, un des premiers romans qui a pour héros un peintre, Nathalie Heinich montre que ce texte est le point de départ de la
formation du mythe de l’artiste Romantique. En effet, on y retrouve toutes les représentations et les valeurs relatives au peintre (puis à l’artiste en général) : un individu habité par une vocation, soucieux de se différencier de ses collègues comme du commun des mortels, et d’exceller dans son art tout en demeurant incompris
(voire génial et rejeté de tous), soit des valeurs qui vont caractériser la figure de l’artiste jusqu’au XXe siècle.
Heinich N. (2005), L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris : Gallimard
10 - Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ?
dans le choix de leurs propos. Aujourd’hui, l’art
n’a pas pour seul projet d’exprimer le moi d’un
individu, ni de provoquer une émotion artistique.
Il s’aventure sur de nombreux autres terrains,
prenant le monde comme sujet d’investigation.
Le travail d’Antoni Muntadas, un exemple parmi des
centaines d’autres, est révélateur de ce changement.
Muntadas, après des études d’architecture et d’ingénierie à Barcelone, devient chercheur (de 1977 à
1984) au Center for Advanced Visual Studies du Massachusetts Institute of Technology (MIT). Il est actuellement professeur invité du MIT Visual Arts Program.
Son travail, largement exposé (Museum of Modern
Art, à la Biennale de Venise, Documenta VI et X, etc.),
propose souvent des œuvres interactives.
En 1995, il produit The File Room, réalisé
en ligne. Cette œuvre compile les cas de
censure dans le monde entier, fonctionnant
comme une base de données de type Wikipedia
(Wikipedia n’a été fondé qu’en 2000). The File
Room est une œuvre en constante réactualisa-
Sans titre (ca 1975), Claude Viallat
The file room (1995), Antoni Muntadas
tion selon un système wiki (un wiki est un logiciel de
gestion de contenu de sites web rendant les pages
web modifiables par tous les visiteurs y étant autorisés). S’apparentant à une démarche scientifique, elle
est néanmoins essentiellement connue des milieux
de l’art (www.thefileroom.org/). Antoni Muntadas,
et de très nombreux autres artistes, se rapprochent
ainsi de l’attitude des intellectuels, qui ne s’interdisent rien dans les questions qu’ils souhaitent traiter.
De fait, contrairement à l’idée communément admise, l’art n’est pas et n’a de fait jamais été coupé
du social. Au contraire, il est en prise avec la société,
qu’il se constitue en réaction ou en commentaire.
En résumé, on peut dire à grands traits, que jusqu’à
la fin du XVIIIe siècle, il est un auxiliaire du pouvoir,
qu’au XIXe, il est une alternative à une société corsetée et qui nie l’individu et ses affects, et qu’au
XXe, il se pose en analyste du social, doublant la figure de l’intellectuel, qui émerge simultanément ●
Succession et simultanéité des mouvements
d’avant-garde dans les années 1970
Sur les seules années 1970, on compte une dizaine de mouvements artistiques ayant acquis une
notoriété internationale et qui proposent des esthétiques très différentes. Certains artistes
s’intéressent au corps en tant que sujet et médium –Art corporel–, d’autres recherchent une forme de
dénuement en lien avec les forces et éléments naturels –Arte Povera–. Deux autres écoles remettent
en avant la figuration et le réalisme : la Figuration Narrative, qui est aussi un mouvement engagé
politiquement à gauche et l’Hyperréalisme, qui questionne l’objectivité photographique. Autre forme
d’engagement avec l’Art Sociologique, qui établit une critique en règle du fonctionnement du monde
de l’art (critique de « l’idéologie » des avant-garde et contestation des institutions et du marché de
l’art). Certains artistes veulent aussi sortir du cadre (cadre du tableau, du musée, de l’accrochable) et
réalisent leurs œuvres dans la nature, un courant qui prendra le nom de Land Art. Support Surface
s’intéresse quant à lui au médium (la toile et la peinture), un mouvement à mi-chemin entre l’art
conceptuel et l’abstraction.
Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ? - 11
PARTIE 2
Peut-on parler de raisonnement artistique ?
12 - Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ?
L’identité spécifique de l’artiste aujourd’hui se construit dans sa manière d’aborder le monde.
Il est devenu un acteur multi compétent –un spécialiste de la transversalité– qui se nourrit
de son observation du monde, qui pioche dans toutes les connaissances (scientifiques,
journalistiques, ésotériques, etc.), dans toutes les techniques à sa disposition. Ces observations/
appropriations sont ensuite restituées dans des œuvres qui constituent et développent un
langage spécifique.
De dos XIV (2004), Jacques Bodin
(Hyperréalisme)
Le Mur de chiffons (1968),
Michelangelo Pistoletto
(Arte Povera)
Cruci-Fiction (ca 2004) Doberwoman
Orlan (ca 2000) (Art Coporel)
Fred Forest expose Madame
Soleil au Musée Galliera (1975)
(Art Sociologique)
Aujourd’hui, il y a de multiples manières d’être artiste… Un artiste peut tout à la fois prendre position, produire du beau, entreprendre une réflexion sociale voire contribuer à la
faire bouger, etc. De fait, l’artiste puise dans divers registres, il ne cherche plus seulement en lui-même ce qu’il a à dire, il n’expose plus nécessairement sa personnalité ou
sa sensibilité personnelle au monde. Au contraire, il peut aller piocher dans tout le répertoire des connaissances, pour les remixer à sa guise, le plus souvent en fonction d’une
problématique qu’il s’est donnée. On peut alors faire l’hypothèse que l’artiste devient un
producteur d’idées, voire de savoirs, qu’il exprime avec des langages qui lui sont propres.
Dans la mesure où la notion d’artiste s’est beaucoup transformée, parler « des » artistes est évidemment une facilité de langage qui s’avère souvent réductrice. Aussi, afin de
limiter les ambiguïtés, nous recentrerons ici notre propos sur les « artistes auteurs »,
c’est-à-dire ceux qui produisent une œuvre originale. La naissance d’une œuvre originale repose sur un cheminement, au cours duquel l’artiste choisit une question, formalise une problématique ou une hypothèse, développe des outils spécifiques pour
y répondre et traduit le résultat de cette recherche dans un objet qui met en œuvre un
langage spécifique. Ce processus caractérise et distingue les œuvres qualifiées de
contemporaines, d’autres productions artistiques répondant à des processus différents ●
Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ? - 13
La plupart des auteurs contemporains ne se contentent pas d’être « inspirés » : il y a à l’origine
de leur production un travail de constitution d’un sujet, de documentation, de repérage ou
de fabrication d’outils à mêmes de traiter les questions qu’ils se posent. Autrement dit, une
problématique précède toujours une œuvre. De plus, l’artiste emploie un langage –qu’il s’agisse
de danse, d’art plastique, de littérature– différent de celui du chercheur ou de l’intellectuel :
langage qu’il s’efforce en outre de personnaliser. Une œuvre vise alors autant à produire des
connaissances qu’à susciter des réflexions sur ce que nous considérons comme acquis.
Comment travaille un artiste aujourd’hui ?
Si la représentation commune de l’artiste tend à en
faire un individu hors du monde social, l’analyse de ses
modes d’activité montre au contraire que l’artiste est
en prise avec son environnement. Aujourd’hui, l’artiste est un des acteurs qui a pour rôle de parler de notre environnement et de nous-mêmes, au même titre
que les intellectuels ou les chercheurs. D’ailleurs, ces
trois entités se distinguent probablement davantage
les unes des autres par les langages qu’elles utilisent
que par leurs objets de travail. En effet, aujourd’hui, et
ceci est valable depuis le début du XXe, un artiste aborde toutes sortes de thématiques. Il n’est pas confiné
dans l’expression de son moi, ou dans une recherche de la beauté : les contours de son travail vont
bien au-delà de ces deux seuls thèmes. L’artiste
peut s’emparer de tout ce qui l’intéresse dans son
Le processus créateur
« La production des œuvres, au long du processus créateur, résulte de la combinaison de plusieurs
facteurs. Le travail signifie l’effort et l’endurance, les connaissances acquises et mises en action,
le tâtonnement de l’invention, l’accumulation d’expériences, les contraintes auxquelles s’ajuster, la
motivation intrinsèque de l’engagement, et les solutions obtenues, sur lesquelles s’appuyer » (p. 622).
Menger P-M. (2009), Le travail créateur : S’accomplir dans l’incertain, Paris : Seuil
14 -Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ?
et poétique, n’empruntent pas les chemins ordinaires
de la contestation politique. Mais, à la différence près
qu’elles circulent essentiellement dans le milieu de
l’art, ses idées sont celles que promeut de son côté le
mouvement écologiste. De même, la contestation par
Long du monde de l’art et son refus de sa marchandisation font aussi écho à des analyses proposées par
des sociologues de l’art comme Raymonde Moulin.
Ces domaines se sont nourris mutuellement, sans
qu’il soit possible de démêler qui est à l’origine de quoi.
Lismore Castle Arts (2006), Richard Long
environnement et faire appel pour travailler non pas à
sa seule inspiration, mais à une méthodologie de projet que l’on peut appeler « raisonnement artistique ».
Par exemple, les artistes du Land Art sont à la fois
intéressés pas des questions relatives à la nature, aux
civilisations humaines, tout en cherchant à contester la fétichisation de l’œuvre. Puisant dans
un répertoire de formes très simples
Richard Long, un des artistes emblématiques de ce courant, dispose de
longues travées ou des disques constituées de matériaux naturels installés en
pleine nature. Avec un dispositif minimal,
il interroge le spectateur sur la question du
paysage et sur sa représentation, ne cherchant plus
à le reproduire mais à « dessiner » ou « sculpter »
dans le paysage lui-même. Ses œuvres, du moins à
ses débuts, n’étaient visibles que dans les lieux où
elles étaient produites, l’artiste ne ramenant qu’une
photographie de son travail, produisant donc une œuvre non vendable en galerie ou dans un musée (une
attitude qu’il a très largement assouplie depuis ses
débuts). Les préoccupations environnementales sont
clairement à l’origine du travail de Long, qui démarre
dans les années 70. Son « discours », à la fois politique
Ainsi, après avoir déterminé un sujet, une question,
l’artiste va chercher un moyen pour en « parler »
autrement qu’avec des mots, s’il est un plasticien ou
un chorégraphe par exemple. Il peut alors forger toutes sortes d’outils pour exposer son propos. En cela
il diffère du chercheur, qui va le plus souvent utiliser
le seul langage de sa discipline, sans entrecroiser
celui-ci avec d’autres modes d’expression. Un artiste, lui, puise dans toutes sortes de registres, qu’ils
soient scientifiques, théoriques, politiques, sensibles… Qu’il restitue avec des media différents : vidéo,
peinture, installation, happening, etc. De plus, son
projet consiste moins à apporter une pierre nouvelle
à un édifice de savoir, qu’à décaler le regard, à faire
tourner des concepts dans d’autres champs, etc. Ce
décalage provoque un questionnement pour le public,
visant à interroger ce que nous tenons pour acquis.
L’artiste ne crée donc pas sans un projet (c’est-à-dire
qu’il invente dans un système de contraintes qu’il
se donne). Par ailleurs, il ne se consacre pas exclusivement à la création, surtout aujourd’hui, puisqu’il
doit faire vivre « sa petite entreprise ». Un plasticien,
par exemple, doit acquérir un savoir faire relationnel
(trouver une galerie, nouer des liens avec des collectionneurs, avec des critiques, etc.), développer des
compétences de gestion (acheter du matériel, tenir sa
propre comptabilité, etc.). Ce qui permet de réaffirmer
que l’artiste n’est probablement pas un être à part. Le
paradoxe étant qu’à vouloir faire reconnaître son originalité, l’artiste a aussi contribué à se marginaliser, et,
dans une certaine mesure à se démonétiser, dans une
société éminemment utilitariste. Aussi peut-on avancer que l’artiste est un travailleur comme un autre… ●
Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ? - 15
L’artiste est un spécialiste du bricolage informationnel. Dans cette capacité à mixer des registres
d’information hétérogènes et des média variés, il est sans doute le témoin avant-coureur
d’un mouvement plus large, où chaque individu est maintenant confronté –notamment
via Internet– à de multiples informations (lui parvenant sous forme d’images, de textes, de
sons…), qu’il peut à son tour commenter ou augmenter.
L’artiste précurseur du mixage et du commentaire des
connaissances
Si on a encore du mal à admettre que le travail artistique en est bien un, de nombreux indices permettent de penser que les professionnels de l’art
admettent cette idée, même s’ils ne la proclament
pas publiquement. Le seul fait qu’il existe de nombreuses grandes écoles pour les principales disciplines artistiques en témoigne : écoles des beaux-arts
(5 écoles supérieures, plus de 50 écoles d’art en
France), écoles de musique (2 conservatoires supérieurs, 40 conservatoires à rayonnement régional
et plus de 100 à rayonnement départemental…), etc.
Dans ces écoles, l’accent est mis sur l’acquisition
de compétences techniques et créatives, et pour ce
faire, les étudiants sont placés en situation de production. C’est un mode de formation par la pratique,
assez éloigné de l’enseignement supérieur ordinaire, où la place du professeur demeure centrale.
Dans ces cursus artistiques, on « apprend à apprendre » de manière originale. L’élève est un contributeur au processus d’acquisition des connaissances,
et sa manière de les aborder, de les rassembler, de
les organiser est largement prise en considération. C’est donc probablement un mode d’apprentissage en phase avec la société du savoir
qui se met en place progressivement, et dans
laquelle l’acquisition de connaissances se fait certes à l’école ou à l’université, mais aussi dans de très
nombreuses autres circonstances –et notamment
via Internet– : si bien qu’aujourd’hui, un individu sait
Qu’est-ce qu’un artiste professionnel ?
Installation (2007), Sarkis
Cette question interroge la sociologie des arts et du travail depuis
fort longtemps. Le travail étant rémunéré, il est tentant d’établir la
professionnalité via ce critère. Or on constate qu’un plasticien, un
compositeur peuvent tirer une part non négligeable de leurs revenus de l’enseignement par exemple. Il faut donc intégrer d’autres
critères, et notamment celui de la vocation qui consiste à se déclarer artiste. De plus, il existe en France un système d’aide pour
les artistes interprètes, via le régime de l’intermittence, système
dont ne bénéficient pas les peintres, compositeurs, scénaristes,
écrivains, etc. De ce fait, les statistiques ordinaires, qui envisagent
essentiellement les revenus, donnent une représentation tronquée et sous-estimée du nombre d’artistes effectivement en activité, c’est-à-dire se déclarant et vivant au moins partiellement de
cette activité. Par ailleurs, la distinction avec les amateurs s’avère
complexe dans de nombreuses disciplines. Il sera par exemple très
difficile de qualifier un poète de professionnel. De même l’amateurisme est souvent une étape avant la professionnalisation, comme on le constate pour de nombreux intermittents du spectacle.
Péquignot B. (2009), Sociologie des arts, Paris : Colin
16 -
Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ?
tances électriques, des caisses de bois, des cornières
métalliques, des pièces de mécano, des objets aux
provenances hétéroclites, découverts au hasard des
rencontres de l’artiste et chargés d’une histoire. Ce
bric-à-brac apparent d’objets manufacturés ou naturels est en fait assemblé de manière à proposer plusieurs entrées, à la fois narratives et conceptuelles.
On peut donc dire qu’approcher une œuvre d’art
contemporain suppose de prendre en considération sa dimension polysémique et le fait qu’elle
combine des répertoires et des registres de savoirs
parfois très hétéroclites. Il est donc souvent difficile
de comprendre comment l’appréhender, comment
la lire ou la situer dans le champ de la connaissance. Mais il serait sans doute hâtif de considérer
pour autant qu’elle n’appartient pas au champ de
la connaissance et du savoir. Car, et dans leurs modalités de fabrication, et dans leur projet, les objets
artistiques intègrent des connaissances, des réflexions, des analyses qui contribuent à la société de
la connaissance vers laquelle nous nous dirigeons ●
beaucoup plus de choses que ce
qu’il n’en apprend dans un cursus de formation (un phénomène certes ancien, mais qui s’est
considérablement accéléré avec l’apparition du
net). Dans cette configuration nouvelle où la circulation des informations et des idées, des connaissances et des savoirs est démultipliée par les nouvelles
technologies informatiques ; dans un environnement
où les individus peuvent à leur tour produire, commenter, diffuser des connaissances ou des analyses, il est probable que les artistes sont parmi les
mieux formés pour aborder la multiplicité d’informations, la diversité de leurs modes de circulation
et la capacité à les assimiler et à les commenter.
Le métier même de l’artiste le conduit à analyser,
traduire, mixer les informations et les connaissances. Les œuvres sont souvent un condensé –une
synthèse non cartésienne– de savoirs puisés dans
des registres divers. On pourrait parfois dire que la
science est la matière (première) de l’art. Le travail
de Sarkis, un plasticien né en 1938, combine par
exemple, dans des installations qui sont mises en
scène par la lumière et la musique, des matériaux
qui ont une « charge évocatrice et émotionnelle » très
forte : des feutres goudronnés, des néons, des résis-
Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ? - 17
L’artiste d’aujourd’hui occupe une place proche de celle de l’intellectuel, tout en conservant une
palette d’attitudes très diverses : il peut être un militant, un analyste, un déclencheur d’émotions
ou de prise de conscience… Et il entretient des rapports étroits, même s’ils ne sont pas toujours
revendiqués, avec les sciences dures et les sciences sociales.
Une figure multi facettes : touchant à l’art,
aux sciences et aux idées
Aujourd’hui, un artiste peut donc être cet individu hybride, qui est un producteur d’idées et d’émotions, véhiculées selon des langages spécifiques. Il peut envisager son travail de multiples manières et être dans
une position qui fera dire de lui qu’il est un critique,
un activateur d’émotions, un déconstructeur, un militant, un analyste, un déclencheur de sensations, etc. Il
n’est plus l’individu univoque et centré sur lui-même,
avatar issu d’une vision réductrice du Romantisme.
Mais bien plutôt un acteur proche de l’intellectuel.
D’ailleurs, si l’art contemporain, pour ne parler que
d’une discipline, fait l’objet d’un rejet virulent, notamment de la part de nombre d’intellectuels, qui sont les
acteurs en charge des idées dans nos sociétés, on peut
faire l’hypothèse que ce rejet se construit sur le sentiment d’une menace incarnée par la nouvelle figure
de l’artiste. En effet, à partir du moment où tous les
sujets sont possibles pour l’artiste, et qu’en plus il les
traite avec des langages souvent plus efficaces, plus
percutants que celui utilisé par les intellectuels, il est
probable que cette position nouvelle soit perçue comme une tentative d’investir leur identité et donc de les
destituer de leur « monopole » d’expression des idées.
Si on cherche à pousser le parallèle plus avant, on
constate qu’une grande partie de la production
plastique –pour ne parler que des œuvres qui s’incarnent dans un objet et pour lesquelles il est plus
La production sous le régime de
l’incertitude et de la concurrence
Malgré un contexte de précarité et de concurrence, le nombre d’artistes et d’œuvres ne cesse de croître. Pour le sociologue PierreMichel Menger « L’incertitude agit comme une condition nécessaire
de l’innovation et de l’accomplissement de soi dans l’acte créateur,
mais aussi comme un leurre, en raison de la surestimation des
chances de succès qu’elle peut déclencher ». Ainsi, il est difficile
de modéliser le parcours d’une œuvre, et anticiper le destin d’un
travail créatif s’avère une tâche extrêmement complexe. La seule
« compétence » ou le seul « talent » ou « génie » ne suffisent pas à
expliquer le parcours d’une œuvre, il faut prendre en considération
le réseau de sociabilité de l’artiste, les modalités et les lieux de réception de l’œuvre, etc. Cependant, malgré les risques (ou plutôt à
cause d’eux et de la possibilité, souvent surestimée par le créateur,
que leur production connaisse le succès), les artistes demeurent
nombreux et leur nombre est même en augmentation : à chaque
rentrée littéraire on annonce la publication de plus 600 romans ;
en matière de cinéma, entre 1988 et 1998, la France a produit 183
films et en a distribué plus de 400…
Menger P-M. (2009), Le travail créateur : S’accomplir dans l’incertain, Paris : Seuil
18 -Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ?
facile d’avoir un aperçu historique– entretient un
dialogue avec les sciences et notamment les sciences sociales. L’exemple fondateur de ces « imports
exports » de concepts est celui incarné par l’urinoir
de Marcel Duchamp. Quand Duchamp installe un urinoir dans un salon de collectionneurs en 1917 (puis
pour une rétrospective consacrée au mouvement
Dada par le Pasadena Museum of Art de Los Angeles en 1960), il met en évidence à la fois le rôle du
lieu dans la constitution de la valeur, le poids de la
signature, l’importance de la liberté laissée à l’artiste
dans le choix de son propos, la fétichisation des œuvres, etc. Tous ces thèmes s’incarnent dans un objet,
mais vont aussi être des questions centrales de la
sociologie de l’art. À la différence près que leur traitement diffère –l’un utilise un langage plastique, les
autres des mots -les questions posées et la mise en
évidence de certains traits constitutifs de l’art moderne sont très proches, pour ne pas dire identiques.
Les exemples de ce dialogue entre art et sciences
sociales sont innombrables. On peut en retenir une
chose : les artistes contribuent à la connaissance à
leur manière, en étant capables de « faire tourner »
des connaissances autrement ou en ayant l’intuition
de concepts. Et c’est probablement parce que nous ne
sommes pas habitués à lire des langages multiples
qu’un pan entier de la production de savoir (celui produit par les artistes) a été négligé. Le langage artistique, comme le langage scientifique, demeure en effet
trop souvent enfermé dans sa communauté d’origine.
On peut cependant supposer que le développement
d’outils numériques, à la fois parce qu’il présente
l’information de manière différente (et en quantité
très abondante) et parce qu’il permet un échange (et
une réaction de la part du receveur), va contribuer à
rendre les individus davantage polyglottes, et donc
mieux à même de saisir les propositions artistiques ●
Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ? - 19
PARTIE 3
Comment solliciter les artistes dans une
société de la connaissance ?
20 - Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ?
Dans une société qui mise pour son développement sur la production de connaissances,
il paraît difficile de ne pas s’intéresser aux artistes. Pourtant les artistes, qui utilisent et
produisent des connaissances, sont encore associés de manière marginale ou occasionnelle à
cette relance. Or, leur présence dans une équipe pluridisciplinaire réunie autour d’un projet
ou d’une question s’avère souvent féconde.
Capitalism Kills (2008), à la Biennale de Rennes
Sens dessus dessous (1994), Daniel Buren
Sans titre (2008), Jean-Charles Massera
Spock 1 (2008), Devorah Sperber
Atelier d’enseignement artistique
Installation (2002), Pascal Convert
On assiste depuis une dizaine d’années à une mutation de la société, qui passerait d’une
société du tertiaire à une société de la connaissance, où la richesse (au sens large) ne
se crée plus dans la seule fabrication d’objets ou la distribution de services, mais dans
la capacité à innover, et à penser différemment. Autrement dit, le « capitalisme cognitif » a moins besoin d’accumuler des capitaux que des connaissances, faisant de chaque
individu une « usine » potentielle pour des productions majoritairement immatérielles.
Dans la mesure où la production d’idées est le cœur du métier des artistes, il est probable que
ces derniers soient de plus en plus sollicités par l’ensemble du champ social. Cependant, ils ne
sont pas, ou pas encore, totalement dans cette situation ; l’idée qu’ils sont capables de repenser
les connaissances n’ayant pas encore fait complètement son chemin. La question qui se pose
alors est, outre la reconnaissance de leur travail, de savoir comment ils pourraient être mieux
associés au fonctionnement général d’une société tournée vers la production de connaissances et d’idées, tout en conservant leur originalité et leurs modes spécifiques de travail.
Plus largement, cette évolution du travail de l’artiste, qui semble par certains égards renouer avec le statut qu’il avait à l’époque de la Renaissance, conduit naturellement à s’interroger sur la place de l’artiste dans nos sociétés. Il est vraisemblable que les artistes n’ont
toujours pas la place réelle et symbolique qui traduirait effectivement leur travail actuel ●
Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ? - 21
Dans une perspective de développement qui mise sur l’intelligence, mieux connaître les
méthodes d’enseignement conçues par les écoles d’art (arts plastiques, musique, danse, etc),
permettrait de prendre la mesure de leur originalité, pour, éventuellement, les décliner dans
le modèle de l’enseignement général.
Capitalisme cognitif et enseignement artistique
Alors que la crise actuelle révèle les carences et les
probables impasses du mode de développement instauré par l’économie libérale et le capitalisme, se fait
jour depuis quelques années déjà un modèle différent,
basé non plus sur l’exploitation ad libitum des ressources naturelles, mais sur la mobilisation des ressources intellectuelles. Ce nouveau modèle de développement, qui pourrait prendre la suite des économies
du tertiaire, est dénommé par plusieurs appellations
équivalentes. Mais, quelle que soit sa dénomination,
cette évolution suppose que les compétences des in-
dividus évoluent, et que les modes de production
se transforment. Ainsi, les pratiques d’innovation, les méthodes d’éducation et de formation se trouvent-elles placées au centre du
décollage d’une société de la connaissance.
En termes de méthode, de suivi des étudiants,
les écoles d’art proposent des modèles alternatifs qui pourraient être déclinés efficacement
par les facultés. Elles fonctionnent notamment
sur une mise en situation de l’étudiant. Cette
procédure repose aussi sur une relation personnelle
entre un enseignant et l’étudiant. Si méthodologie
de projet et suivi individualisé sont pratiqués à l’université (via la rédaction de mémoire par exemple), le
cadre méthodologique demeure souvent très rigide ;
par exemple, il n’est en général pas possible de rendre autre chose qu’un document écrit. Or, la mise en
situation de recherche des étudiants pourrait être un
dispositif mieux exploité pour les inciter à inventer par
eux-mêmes des réponses, à condition bien sûr de leur
fournir les bases méthodologiques indispensables.
D’une manière générale, le monde de l’enseignement et l’université semblent s’être peu penché
sur le fonctionnement des écoles d’art, alors que
ce système d’enseignement, proche de celui pratiqué dans les universités anglaises d’Oxford, est
tout à fait original dans le système général français.
Arts sciences
Artistes et « monopole » de la créativité
Alors que le monde de l’art fonctionne en grande partie sur une « convention d’originalité » –une convention est une règle informelle de travail, autrement dit une valeur de référence–, cette « nécessité » d’originalité se diffuse dans toute la société : la demande et les
besoins en innovation et en créativité s’accroissent. Chaque individu se doit de faire preuve
de non-conformisme dans son travail, voire dans sa personnalité. Ce qui conduit chacun
à faire preuve de créativité. Dans ce contexte, les artistes, qui sont des innovateurs type,
se trouvent à leur tour mis en question, car de nombreux autres acteurs sont en situation d’avoir à être créatifs. Un processus qui à la fois témoigne de la vitalité de nos sociétés
qui mettent en avant l’intelligence créative et interroge le « cœur » du métier des artistes.
22 -Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ?
Un bon révélateur de cette mise à l’écart de l’enseignement artistique se trouve dans l’implantation géographique des écoles. Le plus souvent, elles sont hors
des campus universitaires, éloignées des lieux d’apprentissage du savoir. Au mieux, elles sont associées
à une scène accueillant du public, comme
l’école d’art de Lyon, installée récemment
sur le même lieu que les Subsistances (dédiées notamment aux arts vivants contem-
porains). Ainsi, le développement du milieu artistique,
des arts et des artistes se fait-il essentiellement dans
une sphère professionnelle spécialisée, les passerelles avec les autres mondes sociaux sont rares.
Plus largement, les enseignements artistiques
demeurent coupés du monde de la formation
« ordinaire », hormis à l’école maternelle où les
dispositions particulières de la danse ou du dessin
(par exemple) sont employées
pour l’épanouissement de l’enfant.
La stratégie de Lisbonne
Au-delà, dans le primaire, on
trouve quelques classes à horaires
Adoptée en 2000 par l’Union Européenne, la stratégie de Lisbonne (dite
aménagés, qui visent davantage
aussi agenda ou processus de Lisbonne) s’est donné pour objectif de faire
à former des professionnels
en Europe « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus
(ou de bons amateurs), qu’à
dynamique du monde, capable de croissance économique durable, acélargir
la
personnalité
via
compagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et
d’autres disciplines que celles
d’une plus grande cohésion sociale ». De fait, les sociétés développées
ordinairement enseignées. L’usage
sont en train de mettre la production, la circulation et le partage des sades « dispositions » spécifiques
voirs au cœur de leur croissance. Un mouvement qui va de pair avec les
de l’art pour l’épanouissement
mutations imposées par la mondialisation, qui marque le déclin de l’ère
de la personnalité et pour
industrielle occidentale et pousse un nombre croissant de pays à investir
stimuler les capacités très
dans une économie de l’innovation à très forte valeur ajoutée. Les champs
diverses d’apprentissage est donc
de réforme sont l’innovation comme moteur du changement, l’« écoquasiment absent du système
nomie de la connaissance » et le renouveau social et environnemental.
d’enseignement général français ●
Floraison d’appellations
Ateliers d’école d’art
La société de la connaissance répond à des
appellations variées qui peu ou prou recoupent
une même idée consistant en l’exploitation des
richesses cognitives plus que matérielles. On
parle ainsi indifféremment de « capitalisme
cognitif », de « société du savoir », de « société
cognitive ou apprenante », « d’économie de
l’immatériel », « d’esthétisation de l’économie »,
« d’industries créatives », etc. Les termes
« économie de la connaissance » et de « société
de la connaissance » sont employés sans
distinction et sont construits sur le modèle
« d’économie industrielle » et de « société
industrielle ». On parle aussi « d’intelligence
collective », de « savoirs distribués »,
d’émergence d’une « classe créative », de
valeur ajoutée de « l’indice bohémien »…
Gombault A., Livat-Pécheux F., Durrieu F. (2009), L’AlphaBem
des industries créatives, Bordeaux : BEM
Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ? - 23
Alors que s’esquissent des relations entre art et science, le processus de rencontre demeure
encore embryonnaire. Quels seraient alors les moyens à mettre en œuvre pour multiplier les
rencontres entre art et science et plus largement, entre artiste et société ?
Peut-on améliorer les relations art et science ?
Par-delà la formation, est-il possible d’envisager une
forme de management de la créativité en s’appuyant
sur le mode de pensée des artistes ? Alors que les
artistes ont mis au point un mode de raisonnement
spécifique, en quoi et comment cette méthodologie
peut-elle êtres déclinée dans d’autres domaines, où
la créativité est nécessaire ? Il est patent aujourd’hui
que de très nombreux métiers demandent à leurs
titulaires des ressources créatives : les personnes
en poste doivent repenser leurs compétences de
multiples manières. Actuellement, les expériences
d’import export méthodologique portent essentiellement sur une mise en relation des artistes avec des
chercheurs issus des sciences « dures ». Si l’opinion
publique peine à ajuster ses représentations avec la
réalité du travail de l’artiste, les choses bougent dans
le champ des producteurs de connaissance. En effet, on constate que se multiplient des expériences
ayant pour projet d’organiser la rencontre entre artistes et scientifiques. Mais, si les exemples sont nombreux, les projets sont encore très expérimentaux.
Swiss artists-in-labs
Le groupe de recherche Artists-in-Labs (AIL) a pour objectif de réunir
des chercheurs du monde des arts et des sciences, afin de permettre
des transferts de connaissances et de méthodes et d’ouvrir de nouvelles
perspectives dans le discours scientifique et le travail artistique. Initié
par l’Institute for Cultural Studies in the Arts de la Zürcher Hochschule
der Künste de Zurich, soutenu par l’Office fédéral de la culture (OFC)
dans le cadre du soutien à l’art numérique, il « ouvre de nouveaux horizons à la recherche suisse » et se veut un « intermédiaire entre l’art
et la science ». Il offre la possibilité aux artistes de développer des
interprétations et des contenus artistiques dans un contexte scientifique donné. Le programme est dirigé par Irène Hediger et Jill Scott.
Chaque année, une bourse de neuf mois est décernée à quatre artistes suisses choisis par un jury d’experts. Pendant neuf mois, les artistes travaillent dans le laboratoire de leur choix, font partie intégrante
d’une équipe scientifique et ont accès aux connaissances fondamentales, à la méthodologie, aux outils et aux matériaux correspondants.
Source : http://www.news.admin.ch/message/index.html?lang=fr&msg-id=20174
Et http://www.artistsinlabs.ch/english/index.htm
24 -Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ?
La question qui se pose aux porteurs de ces projets est leur capacité à repérer des artistes et des
chercheurs qui pourraient dialoguer. De même qu’une équipe
pluridisciplinaire de chercheurs
ne fait pas appel à n’importe quel
sociologue pour dialoguer avec
un spécialiste des transports, on
ne peut faire appel qu’à un artiste
concerné par la discipline scientifique et de préférence proche dans
sa démarche, dans son projet, du
scientifique auquel on le destine.
Or cela suppose à la fois une capacité de repérage de la production
artistique et une bonne connaissance du milieu scientifique. Très
rares sont les acteurs disposant
aujourd’hui de cette double compé-
tence. Cependant, on peut identifier quelques professionnels,
comme les conservateurs, les
commissaires d’exposition, les
responsables de centre d’art,
qui disposent de cette expertise de la production artistique.
De même, les responsables de
revues scientifiques, les directeurs de laboratoire, ont souvent aussi une vue large de la
production scientifique. C’est
en faisant dialoguer ces acteurs
qui sont moins dans la production (artistique ou scientifique)
et davantage dans son repérage et son évaluation que le processus de dialogue constructif
entre art et science a des chances de se mettre en place ●
L’atelier Arts-Sciences de l’Hexagone de
Meylan et du CEA Grenoble
Depuis 2007, l’Hexagone, Scène nationale de Meylan piloté par Antoine
Conjard et le CEA (commissariat à l’énergie atomique) de Grenoble
dirigé par Jean Therme, se sont associés pour créer l’Atelier ArtsSciences, un laboratoire commun de recherche aux artistes et aux
scientifiques. La première résidence de l’Atelier Arts-Sciences a accueilli la compagnie chorégraphique Lanabel et le chercheur du CEA
Dominique David. Ces « résidences de recherche » sont un temps de
travail entre artiste et scientifique. Leur ambition est double : participer à l’intégration de technologies dans des productions artistiques
et faire évoluer les représentations communes sur la science et la
technologie dans la société actuelle. Échanges de compétences et de
questionnements sont à la base de cette collaboration. « En favorisant cette rencontre entre artistes et scientifiques, l’Hexagone et le
CEA n’ignorent pas les questions philosophiques et éthiques que pose
l’évolution des sciences et des technologies. Il y a justement la volonté
commune d’enrichir ces questionnements et de participer au débat ».
• Le CEA : Acteur majeur en matière de recherche, de développement et d’innovation, le CEA,
intervient dans les domaines de l’énergie, des technologies pour l’information et la santé,
et de la défense et la sécurité, en s’appuyant sur une recherche fondamentale d’excellence.
• L’Hexagone : Implanté à Meylan, Isère, l’Hexagone, Scène nationale depuis 1989,
remplit une mission de soutien à la création et à la diffusion du spectacle vivant. Il
est à la fois un lieu de production des arts contemporains (théâtre, danse, musique
et formes émergentes), de diffusion et d’action culturelle. Il est à l’origine d’une
Biennale arts-sciences-entreprises et des Rencontres-i (Rencontres imaginaires).
Atelier arts sciences Virus-Antivirus
Swiss artist in lab
Artistes et chercheurs sont-ils encore
différents ?
De plus en plus, artistes et chercheurs utilisent des outils communs et notamment des outils numériques. Les uns comme les
autres sont susceptibles de questionnements éthiques. Tous sont
attachés à leur indépendance en matière de thème de recherche. Ce
qui les distinguent peut-être encore est leur capacité à « mettre en
scène » leurs productions, les artistes ayant semble-t-il une « longueur » d’avance, même s’ils sont parfois tentés par des langages
si sophistiqués que seule une poignée d’initiés peut les comprendre. Par ailleurs, on le voit avec le développement de sites Internet
nouveaux, et notamment de sites développés par des facultés, le
savoir est rendu plus accessible non seulement par la numérisation d’articles papiers, mais aussi par des vidéos, par un travail de
création graphique encore embryonnaire, mais prometteur, etc.
Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ? - 25
L’intérêt de constituer des équipes pluridisciplinaires a fait ses preuves dans le champ scientifique.
Les collectivités publiques et les entreprises, qui sollicitent des experts très fréquemment,
pourraient élargir aux artistes leur appel à des compétences externes, parce que le « regard »
des artistes, leur angle d’approche, est éloigné des habitudes qui ont cours dans les mondes
institutionnels et académiques.
Pourquoi collectivités publiques et entreprises
devraient-elles s’intéresser davantage aux artistes ?
Dans un monde en mutation rapide comme le nôtre,
la capacité des opérateurs publics comme privés à
faire appel à des profils comme ceux que présentent
chercheurs et artistes devient de plus en plus stratégique. Ainsi, lorsque Nantes et St Nazaire initient
l’opération Estuaire (2007-2009-2011), ces villes proposent à des artistes de repenser la notion d’espace,
pour contribuer à fabriquer un territoire. L’opération
est à la fois intéressante sur le plan artistique (œuvres in situ, pérennes ou non, attirant un commentaire critique important) et en termes de marketing
territorial, puisque ces villes parviennent ainsi à se
distinguer selon un « modèle » expérimental. C’est
aussi l’occasion de regarder d’un autre œil un patrimoine industriel et naturel, au mieux invisible,
au pire dédaigné. Ce partenariat n’est pas réservé
à des opérateurs publics, les équipes pluridisciplinaires constituées lors de la réalisation de parkings
en centre ville à Lyon (artiste, ingénieur, architecte)
ont aussi montré que l’œil de l’artiste a été essentiel
pour imaginer que l’on pouvait envisager un parking
autrement que comme un lieu froid et anxiogène.
rait un expert ou un chercheur. C’est sa capacité à développer un point de vue –original, inattendu, innovant,
etc– que les collectivités et les entreprises ont intérêt
à solliciter. N’ayant pas de pouvoir de décision, il est
affranchi des contingences qui pèsent sur un technicien ou sur un élu, et par sa manière de travailler, il est
à même d’avoir une liberté d’approche. À charge ensuite pour les élus et les techniciens de s’emparer de
ses propositions, de les transformer éventuellement
et de les mettre en pratique. Dans un contexte tendu
économiquement, les collectivités publiques sont à
même de montrer dans ce domaine de nouvelles voies
de travail. Les enjeux des relations entre artistes et
collectivités publiques, des relations entre artistes et
entreprises, de la relation art et science, sont donc
au cœur du développement de la société du savoir ●
Les Anneaux (2007),
Daniel Buren et Patrick Boucahin Nantes, Quai des Antilles.
Ainsi, l’artiste peut-il contribuer au débat public, et
permettre de voir les « problèmes » d’un autre œil. Il
peut plus largement aider à la décision, faire émerger
des solutions innovantes et être sollicité comme le seSuite de Triangles (2007), Felice Varini Port de Saint-Nazaire
26 - Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ?
Ainsi, les artistes sont proches des chercheurs, par leur manière d’explorer l’inconnu. Mais l’art,
au même titre que la recherche scientifique, peine à être envisagé à sa juste contribution. Or,
dans une société du savoir, il ne semble plus possible de faire l’impasse sur ces productions qui
combinent idées et connaissances.
In fine, les productions artistiques peuvent
aujourd’hui être envisagées comme des objets qui
contiennent ou incarnent de très nombreuses informations, qu’il s’agisse de connaissances, d’émotions
ou d’analyse critique. Mais malgré des exemples
nombreux et encourageants, elles demeurent pour
une large part méconnues, et c’est tout un pan du
savoir qui est ainsi laissé en jachère, ou plus exactement qui persiste à ne circuler qu’au sein d’une
communauté de professionnels spécialisés en art.
Un constat similaire pouvant être fait sur la production scientifique, qui a elle aussi beaucoup de
mal à aller au-delà d’une communauté spécialisée.
Par ailleurs, on peut remarquer aussi que les artistes ont de moins en moins le « monopole » de la
créativité, dans un monde où les idées s’échangent
de plus en plus vite, sont commentées et augmentées par des « amateurs », où les formes sont revi-
sitées virtuellement par des logiciels de montage et
de graphisme, etc. La part de risque (et donc d’échec
potentiel) que suppose le soutien à la recherche artistique semble être évaluée de manière paradoxale : il existe un nombre considérable d’écoles, des
lieux de monstration nombreux et souvent réputés,
et pourtant, les artistes peinent à faire reconnaître leur travail, à faire financer leurs projets, etc. Là
encore, l’homologie avec la situation que connaît le
monde de la recherche scientifique est flagrante.
Cependant, les expériences de croisement disciplinaire, la place faite aux artistes lorsqu’il s’agit de leur
donner la parole pour revisiter, interpréter, mais aussi
exemplifier, traduire, vulgariser le discours scientifique et les questions sociales, témoignent que le travail
artistique a un impact original et acquiert une pertinence nouvelle, laissant espérer un changement de fonds
dans le rapport à l’art de l’ensemble du champ social ●
Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ? - 27
Pistes pour la discussion
Ce qui frappe, ce n’est pas la faiblesse de la production artistique, mais la faiblesse de
l’usage qui en est fait par la société. Comment puiser davantage dans les démarches
artistiques pour nourrir l’analyse, aider à la décision, déplacer le point de vue ? Comment
mieux tirer parti du rôle intellectuel et critique des artistes ?
L’artiste, comme le scientifique, est producteur d’imaginaires, générateur d’innovations.
Mais au-delà des discours d’évidence sur l’intérêt de développer le dialogue entre les
arts et les sciences, comment, concrètement, développer des rencontres fécondes et des
projets communs ?
L’artiste peut-il être médiateur dans le dialogue science - société, ou encore dans les
dispositifs de concertation sur les projets urbains ? Si oui, à quelles conditions ?
Dans l’agglomération lyonnaise, quelles sont les équipes artistiques, les scientifiques,
les structures, engagés dans ces questionnements art / science et art / société ?
Repères bibliographiques
Bourdieu P., Haacke H. (1994), Libre échange, Paris : Seuil
Champy F. (1998), Les architectes et la commande publique, Paris : PUF (coll. sociologie)
Dirkx P. (2000), Sociologie de la littérature, Paris : A. Colin (coll. Cursus)
Fauquet J-M. (2000), La grandeur de Bach. L’amour de la musique au XIXe siècle, Paris : La Dispute
Gaudez F. (dir.) (2007), Sociologie des arts, sociologie des sciences, Paris : L’Harmattan
Girel S. (dir.) (2006), Sociologie des arts et de la culture. Un état de la recherche, Paris : l’Harmattan (coll. Logiques Sociales)
Gombault A., Livat-Pécheux F., Durrieu F. (2009), L’Alphabem des industries créatives, Bordeaux : BEM
Heinich N. (2005), L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris : Gallimard
Menger P-M. (2009), Le travail créateur : S’accomplir dans l’incertain, Paris : Seuil
Moulin R. (1995), De la valeur de l’art, Paris : Flammarion
Péquignot B. (2009), Sociologie des arts, Paris : Colin
30 -Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ?
Programme des Rencontres
Rencontre n°1 : Le champ culturel est-il un univers en expansion ?
Le champ culturel est un domaine en redéfinition constante. On
constate une accélération des rotations hiérarchiques et l’émergence
de nouvelles disciplines, une diversification des pratiques individuelles,
etc. Comment mieux cerner le domaine ? L’intervention publique, les
modes de consommation et les pratiques des individus, les propositions
des artistes et des créateurs sont trois indicateurs qui permettent de
comprendre comment fonctionne ce domaine.
Rencontre n°2 : Quelle peut être la place de l’artiste dans une société
« du savoir » ?
Dans une société qui invente une quatrième ère de développement basée
sur la production de concepts et de connaissances, le champ artistique
s’avère un gisement d’idées pour partie laissé en jachère, faute d’une
exploitation régulière de ses productions.
Rencontre n°3 : Les chemins variés de l’émergence culturelle
Nouvelles disciplines, nouvelles pratiques
L’émergence est inséparable du secteur culturel. Pourtant, son repérage
n’est pas entrepris de manière systématique et surtout, en raison
de l’expansion du champ culturel, il faut porter l’attention dans des
directions très variées et s’intéresser : aux renouvellements proposés par
les disciplines établies, aux disciplines émergentes à proprement parler,
mais aussi aux pratiques participatives et collaboratives du « public »
ainsi qu’aux nouveaux médias Internet qui transforment la notion même
« d’œuvre ».
Rencontre n°4 : Peut-on caractériser le milieu culturel
de l’agglomération ?
Territoire « capital » s’agissant de la formation / diffusion artistique, mais
demeuré provincial en matière de reconnaissance, le Grand Lyon peut-il
et doit-il faire émerger des lignes de forces sur lesquelles renforcer son
identité ?
GRAND LYON VISION CULTURE
Quelle peut être la place de
l’artiste dans une société
« du savoir » ?
Directeur de la publication : Jean-Loup Molin
Responsable éditorial : Pascale Fougère
Conception du cycle et rédaction :
Pierre-Alain Four
Rencontre n°5 : Comment croiser les axes de développement du
territoire avec les compétences du secteur culturel ?
Dans quelle mesure le « raisonnement artistique », les dispositions
propres aux artistes peuvent-ils apporter une contribution pertinente à
l’élaboration des politiques publiques ?
Rencontre n°6 : Quels horizons pour les grands événements ?
Comment développer une perspective à moyen ou long terme sur une
activité qui fait du mouvement sa principale force, qui doit être capable de
se réinventer d’édition en édition, tout en ayant une visibilité lui permettant
de se projeter dans le futur ?
Conception graphique : Crayon Bleu
Réalisation : Nathalie Joly
Illustrations graphiques et montages photo :
Céline Ollivier
Grand Lyon Prospective - Juin 2009
Rencontre n°7 : Quelles perspectives d’intervention
pour le Grand Lyon ?
Le moment est-il venu d’initialiser un nouveau mode d’intervention
publique qui intègre la culture à l’ensemble des secteurs, plutôt que d’en
faire un domaine à part qui peu à peu perd de son ancrage social ?
Bien loin de la place spécifique et
coupée du monde que lui assigne
la vision Romantique, l’artiste est
aujourd’hui un individu qui aborde dans son travail de création,
toutes sortes de sujets, de thèmes, de questions, puisant dans
un répertoire de savoirs et de
connaissances extrêmement hétérogène. Par ailleurs, son identité et la nature de son activité se
réfèrent aussi à de très nombreux
registres : intellectuel, critique
militant, découvreur, bricoleur
créatif… L’artiste est aujourd’hui
un acteur à même d’associer et
de faire tourner concepts, idées
et technologies nouvelles comme
d’autres moins récentes. Cependant, ses dispositions et facultés sont méconnues et, entre les
représentations relatives à son
activité et la réalité du travail de
l’artiste, il y a souvent un monde.
Prospective Grand Lyon - www.millenaire3.com
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