GRAND LYON VISION CULTURE Quelle peut être la place de l’artiste dans une société « du savoir » ? 2ème rencontre, 26 juin 2009 L a démarche GRAND LYON VISION CULTURE vise à accompagner la Communauté urbaine de Lyon dans sa réflexion culturelle, à savoir : - construire et partager une approche commune de la culture ; alors que celle-ci est de plus en plus présente dans tous les compartiments de la vie sociale ; - enrichir les projets actuels et futurs du Grand Lyon, notamment en matière d'événements d'agglomération ; - imaginer des modes de relation innovants du Grand Lyon avec les artistes dans le cadre de différentes politiques : urbanisme, participation citoyenne, développement économique, etc. Dans quelle mesure les artistes peuvent-ils contribuer à une société de la connaissance et à la vitalité de la vie urbaine ? Comment les repérer et les solliciter ? Comment les associer à des dispositifs de politiques publiques ? S O MM A I RE L'expert invité : Antoine Conjard, directeur de l’hexagone Scène nationale de Meylan à l’initiative des Rencontres-i Biennale Arts-Sciences. ● Partie 1 : Comment le XIXe siècle engendra une nouvelle figure de l’artiste La place de l’artiste dans le champ social n’est pas figée p. 6 La figure de l’artiste réinventée p. 8 Une représentation qui perdure au-delà du XIXe siècle p.10 Partie 2 – Peut-on parler de raisonnement artistique ? Comment travaille un artiste aujourd’hui ? p.14 L’artiste précurseur du mixage et du commentaire des connaissances p.16 Une figure multi facettes : touchant à l’art, aux sciences et aux idées p.18 Partie 3 – Comment solliciter les artistes dans une société de la connaissance ? Capitalisme cognitif et enseignement artistique p.22 Peut-on améliorer les relations art et science ? p.24 Pourquoi collectivités publiques et entreprises devraient-elles s’intéresser davantage aux artistes ? p.26 Pistes pour la discussion p.30 2 - Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ? Quelle peut être la place de l’artiste dans une société « du savoir » ? Alors que nous vivons encore sur une représentation de l’artiste héritée du XIXe siècle, les modalités concrètes de son travail ont changé, phénomène qui impacte aussi son identité. L’artiste n’est plus cet être éthéré que lui assigne la vision Romantique, mais un individu en prise avec les réalités du monde, et qui traite de celles-ci dans ses œuvres. Il pose des questions à son environnement, élabore des problématiques et des hypothèses, repère, construit et utilise des outils pour y répondre et propose le résultat de ses réflexions via des œuvres. Avec son langage spécifique, avec des objectifs qu’il se donne, l’artiste produit des questions et des émotions, des alertes et des sensations. Il revisite le savoir établi, et une partie de son travail peut être assimilée à une production de connaissances. N’est-il pas alors envisageable de rapprocher l’artiste de l’intellectuel, dont l’activité est de s’interroger sur le monde ? L’artiste n’est-il pas aussi proche du chercheur par certaines de ses modalités de travail ? Ne faut-il pas alors recenser les points communs entre chercheurs, intellectuels et artistes ? Envisager l’artiste comme un producteur d’idées et de savoirs, pourrait s’avérer une perspective porteuse, à un moment où les sociétés occidentales cherchent un nouveau souffle pour leur développement, en s’orientant vers la production de connaissances. En effet, ce passage –d’une société agricole, à une société industrielle puis de services– à une quatrième ère économique, fondant ses bases sur « l’intelligence », demande de repérer tous les champs de production de connaissances. Et de ce point de vue, l’on peut faire l’hypothèse aujourd’hui que le champ artistique est sous-exploité. Quels sont alors les moyens à déployer pour associer davantage l’artiste et ses capacités spécifiques au fonctionnement et à la permanence de la société ? ● Pierre-Alain FOUR Quel est l’enjeu de cette séance ? L’objectif de cette séance est de mettre à jour une figure de l’artiste éloignée des représentations héritées du Romantisme. En effet, si l’artiste occupe toujours une place spécifique dans nos sociétés, il est très largement en prise avec la société contemporaine. Auteur utilisant un langage spécifique –le langage de sa discipline artistique–, il aborde toutes sortes de questions, cherchant notamment à renouveler notre regard sur l’actualité comme sur les connaissances disponibles. C’est pourquoi il semble nécessaire de repenser sa place, son rôle et sa reconnaissance dans une civilisation qui veut fonder son développement sur le « partage des savoirs ». NB : Cette « mise de fonds » est le résultat d’un travail de synthèse d’ouvrages de sciences sociales (sociologie de l’art et politiques publiques essentiellement) et d’observation du monde de l’art (entretiens, fréquentation des artistes, etc.). Elle est illustrée de quelques exemples, mais les artistes cités ne sont pas emblématiques ; de très nombreux autres noms auraient pu être choisis. Elle ne prétend pas non plus saisir « tous » les artistes, mais pointer l’évolution des modes de travail d’une partie d’entre eux, considérés comme « contemporains ». Il faut donc bien lire ce document comme une préparation au débat, qui énonce un certain nombre de faits, mais aussi d’hypothèses à vérifier. Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ? - 3 PARTIE 1 Comment le XIXe siècle engendra une nouvelle figure de l’artiste 4 - Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ? Au cours des siècles, la place de l’artiste dans la société a beaucoup évolué : jusqu’au XVIIIe, il est un auxiliaire du pouvoir temporel ou religieux, puis au XIXe, il s’affirme comme une alternative à une société rationaliste, qui refoule les affects individuels. Mais la posture de l’artiste héritée du XIXe et du Romantisme, n’est plus d’actualité. Au début du XXe, s’impose une nouvelle figure, qui érige l’artiste en analyste du social, doublant la figure de l’intellectuel, qui émerge simultanément. La naissance de Vénus (1863), Alexandre Cabanel Retable d’Isenheim (ca 1512-1516), Matthias Grunewald Napoléon 1er (1805), François Gérard Autoportrait (1889), Vincent van Gogh Voyageur contemplant une mer de nuages (1818), Caspar David Friedrich Le peintre abstrait Mark Rothko dans son atelier Untitled (ca 1965) , Mark Rothko Pendant le XIXe siècle, l’artiste accentue les traits constitutifs de son identité qui ne lui sont pas contestés. Ainsi, sa personnalité, sa capacité à donner une vision personnelle du monde, ses affects sont mis en avant. Un processus qui s’incarne en particulier dans le mouvement Romantique. Cette esthétique nouvelle s’inscrit en opposition aux valeurs alors montantes de la science, de la mécanisation et du rationalisme. Il est d’ailleurs possible de « lire » le Romantisme comme le revers des valeurs dominantes du XIXe siècle. De fait, la figure de l’artiste cristallise peu à peu l’opposition aux idéaux de la société du XIXe : il est « contre » la bourgeoisie, la bienséance, le culte de l’argent et de la rente… Le Romantisme est l’expression d’une contestation des valeurs du XIXe, l’autre mouvement majeur de contestation étant incarné par les idéologies socialistes dérivées du marxisme. Par métonymie, l’artiste devient alors l’individu qui incarne ce rejet –rejet individualiste–, tandis que celui qui s’exprime dans la montée des idéologies marxistes se distingue par son caractère collectif ● Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ? - 5 Depuis le XVe siècle, l’artiste évolue en symbiose avec les pouvoirs temporels et spirituels : il participe notamment à établir une représentation du pouvoir et à figurer les croyances religieuses. Il va cependant devoir s’envisager différemment au moment où émergent la philosophie des Lumières, le développement de la technique et la photographie. La place de l’artiste dans le champ social n’est pas figée Si les artistes ont toujours été en lien avec la société, leur place a souvent changé. Depuis la fin du MoyenÂge, l’artiste est l’allié du discours spirituel : il a notamment pour fonction dans la société de relayer, d’amplifier, d’exemplifier le discours religieux. S’il existe depuis l’invention de la peinture une peinture d’apparat, une peinture destinée à célébrer le pouvoir de puissantes familles –l’exemple des Médicis en Italie est caractéristique de ce phénomène au XVIe siècle–, ainsi qu’une peinture d’histoire et mythologique, une très grande partie des productions peintes et sculptées a trait à la religion. C’est particulièrement vrai du XIVe au XVIIe siècle, où les sujets religieux abondent. Le peintre et l’artiste, qui travaillent en atelier après avoir reçu des commandes et qu’ait été établi un contrat, peuvent être considérés comme des auxiliaires du pouvoir religieux. Plus largement, les arts sont clairement inféodés au pouvoir spirituel et au pouvoir temporel, qui y voient un moyen de mettre en image leur puissance. Un exemple de proximité pouvoir / religion / art avec les Médicis Le Pape Léon X (1518), par Raphaël Au XVe siècle, le pape Léon X, second fils de Laurent de Médicis, met en place des relations privilégiées avec les artistes de son temps et notamment les peintres et les sculpteurs. Il fait notamment travailler Raphaël, qui réalise un portrait très marquant de son commanditaire. Il constitue en parallèle une impressionnante collection de manuscrits. Avant lui, Laurent de Médicis s’était appuyé sur les arts pour incarner le pouvoir. Il a fréquenté et entretenu de nombreux artistes : Andrea del Verrocchio, Léonard de Vinci, Sandro Botticelli, Domenico Ghirlandaio, Filippino Lippi ou encore Michel-Ange. Tous ces artistes ont participé au renouveau italien et ont contribué à faire de Florence la capitale de la Première Renaissance. Michel-Ange était un familier de Laurent de Médicis. Laurent de Médicis fut aussi attentif à augmenter la bibliothèque familiale et à l’ouvrir au public. Il soutint également les humanistes comme Pic de la Mirandole, Marsile Ficin ou le poète Ange Politien. La classe dirigeante d’alors rassemble autour d’elle indifféremment artistes, intellectuels, savants, qui chacun à leur manière, chacun avec leur langage, contribuent à faire sortir l’Italie, puis l’Europe, du Moyen-Âge. 6 -Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ? À partir du XVIIIe siècle, la vision du monde change. Non seulement les philosophes des Lumières sont parvenus à déplacer l’étude de Dieu sur ses créatures –le monde savant ne travaille plus sur l’exégèse des textes religieux mais sur l’homme, les animaux et la nature– mais, dans le prolongement de leur nouvelle approche du monde, ils ont vu se développer de manière fulgurante les connaissances scientifiques. Les très nombreuses innovations techniques et plus généralement le passage d’une société agraire à une société industrielle (au tournant du XIXe) rendent tangible le nouveau discours scientifique et philosophique. Cette combinatoire, exceptionnelle, permet que s’impose progressivement un nouveau système de valeurs, fondé sur la science et le progrès. Ainsi, le discours spirituel, la référence à Dieu, les croyances en l’au-delà passent progressivement (et à un rythme variable selon les catégories sociales) au second plan. Lorsque le regard sur le monde change, lorsque la vision du monde se transforme au profit d’une approche plus rationnelle, lorsque sont inventés des moyens mécaniques de reproduction du réel, la place des artistes dans le champ social se modifie. À partir du moment où la photographie fait son apparition, la place de la peinture est interrogée de manière virulente. Très tôt, les débats font rage pour savoir si la photographie est un art. Elle sera assez vite mise à l’écart du champ artistique (pour y revenir un siècle plus tard), mais elle contraint les artistes à repenser leur fonction. On assiste à une « crispation » réaliste, avec tout un pan de la peinture qui met en avant une minutieuse reproduction du réel, un mouvement qu’incarne l’Académisme. Parallèlement, d’autres expériences picturales valorisent l’approche personnelle de l’artiste et donc une vision Louis XIV (1701) , Hyacinthe Rigaud Le règne de Louis XIV est probablement celui de l’apogée de cette association symbiotique entre artistes, pouvoir et religion. subjective du réel. Ce processus ne s’est pas fait de manière linéaire, ni aussi explicite, mais le regard sociologique et le recul des années permettent de développer cette hypothèse pour expliquer l’émergence de formes contestant des canons établis ● Edouard Manet (1874), Félix Nadar - autoportrait à la palette (1879), Edouard Manet Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ?- 7 Le rationalisme scientifique d’une part, et l’arrivée de la photographie d’autre part concurrencent les artistes dans leur capacité à représenter le réel. Certains d’entre eux vont, à partir de la fin du XVIIIe, réorienter leur métier en insistant sur leur subjectivité et leurs affects, notions qui ne leur sont pas contestées. Cette attitude s’incarne dans un mouvement –le Romantisme– qui parcourt tout le XIXe siècle. C’est aussi à ce moment-là que se forge une représentation de l’artiste en tant qu’être à part et tourmenté, qui relève plus du mythe que de la réalité. La figure de l’artiste réinventée Avec la montée en puissance de la mécanisation et des inventions techniques, les artistes doivent repenser leur place dans le champ social. Tout se passe en fait comme s’ils se réfugiaient sur les aspects de leur métier qui ne leur sont pas contestés, à savoir leur capacité à produire des images « plus vraies que nature ». La représentation du religieux avait en effet ouvert une brèche dans la figuration, puisque l’artiste interprètait le réel pour y insérer des éléments surnaturels issus de la religion. À partir du moment où le réel est figuré avec efficacité, rapidité et fidélité et pour tout dire, avec plus « d’objectivité » par la photographie, certains artistes réorientent leur pratique vers une approche plus subjective du réel. C’est peut-être ainsi que l’on peut expliquer la montée d’une nouvelle figure de l’artiste, Le Bain Turc (1852-1859) , Jean-Auguste-Dominique Ingres Les cinq baigneuses (ca 1875), Paul Cézanne qui n’est plus un auxiliaire du pouvoir quel qu’il soit, mais un individu à même de donner sa propre vision du monde. Ce phénomène s’incarne dans un mouvement esthétique majeur, qui parcourt une bonne partie du XIXe siècle. Avec le Romantisme, les affects des artistes se trouvent mis en avant, pour peu à peu devenir le sujet central de leur travail. Alors que la philosophie des Lumières et la technique exploraient la raison et la matière, les artistes explorent les passions et les sentiments. Autrement dit, on peut faire l’hypothèse que le Romantisme est socialement produit par une société qui tout à la fois valorise la notion de progrès (technique, scientifique) et simultanément affirme Portrait de Mme de Sennones (1814), Jean-Auguste-Dominique Ingres Mme Matisse : Madras rouge (1907), Henri Matisse Le Romantisme Mouvement artistique et littéraire qui traverse tout le XIXe siècle, et débute à la fin du XVIIIe en Angleterre et en Allemagne, le Romantisme se caractérise par une « revendication des poètes du « je » et du « moi », qui veulent faire connaître leurs expériences personnelles […]. Il affirme une volonté d’explorer toutes les possibilités de l’art afin d’exprimer les extases et les tourments du cœur et de l’âme : il est ainsi une réaction du sentiment contre la raison, exaltant le mystère et le fantastique et cherchant l’évasion et le ravissement dans le rêve, le morbide et le sublime, l’exotisme et le passé. Idéal ou cauchemar d’une sensibilité passionnée et mélancolique, ses valeurs esthétiques et morales, ses idées et thématiques nouvelles ne tardèrent pas à influencer d’autres domaines, en particulier la peinture et la musique » (source : Wikipedia). Lamartine, Chateaubriand, Mme de Staël, puis Théophile Gautier, Alfred de Vigny sont en France les figures de proue du Romantisme, avec Biron en Angleterre, Gœthe et Schiller en Allemagne, Pouchkine en Russie. Parmi les peintres, on peut citer Géricault, Delacroix, et pour la musique Chopin, Berlioz pour ne mentionner que des artistes français.. 8 - Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ? Le Radeau de la Méduse (1815), Théodore Géricault des valeurs morales très conservatrices. La figure de l’artiste Romantique semble être l’exact contrepoint à ce modèle, affirmant la subjectivité de l’approche du monde par l’individu. Cette nouvelle philosophie, cette nouvelle doctrine s’incarne aussi dans un mode de vie qui se veut l’antithèse du mode de vie bourgeois. Cependant, l’art qui s’affirme alors en opposition à la norme, demeure très longtemps marginal. D’autres productions artistiques, qualifiées aujourd’hui d’art académique mais davantage en phase avec les codes sociaux de la bourgeoisie, tiennent pendant tout le XIXe siècle le haut du pavé. rant esthétique et une posture sociale. Cette représentation va imposer l’artiste comme un être à part, de préférence tourmenté, pauvre et proche de la folie, entièrement dédié à son art et souvent victime de sa passion artistique. Évidemment, on se trouve en présence d’un archétype : rares seront les artistes correspondant à cette figure idéalisée. Mais quelques-uns, de Chateaubriand (1748-1868) à Lamartine (1790-1869), de Delacroix (1798-1863) à Van Gogh (1853-1890), incarneront cette trajectoire qui fascine et effraie, servant tout à la fois de repoussoir et d’idéal ● Tout cela contribue à dessiner dans l’imaginaire collectif une nouvelle représentation de la figure de l’artiste. Car parallèlement à son œuvre, sa position sociale s’affine et se transforme. Se constitue autour de l’artiste toute une imagerie, qui entremêle un cou- Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ? - 9 Une mythologie se constitue peu à peu autour de l’artiste, enfermant celui-ci dans un rôle social caricatural. Or dès la fin du XIXe, les Impressionnistes, puis les Modernes, vont s’éloigner de la peinture des émotions pour aborder d’autres thématiques, en prise avec l’évolution de la société. S’impose alors progressivement l’idée qu’il y a de nombreuses manières d’être artiste et que le champ de l’art va bien au-delà du traitement du beau et des sentiments. Une représentation qui perdure au-delà du XIXe siècle le pas sur les modes de vie et de travail tangibles des artistes. Un examen un peu plus attentif montre que l’artiste ne correspond guère à ce qui s’avère être un cliché. En effet, et dans leur projet esthétique et dans leur mode de vie, les artistes ne peuvent être assimilés à cette vision romantique. Le Désespéré autoportrait (1843-45), Gustave Courbet Bien que le Romantisme soit un mouvement historiquement daté, il a contribué, postérieurement à l’esthétique qui le constitue, à perpétuer une sorte « d’allégorie » de l’artiste. Or il est très difficile de lier cette représentation à la réalité de la vie des artistes, même au XIXe siècle. Une fusion s’est produite entre le projet esthétique et l’activité des artistes : une mythologie se développe autour de l’artiste qui peu à peu a pris D’une part, parce qu’après le mouvement Romantique, les écoles, les styles, les tendances et donc les propos se sont multipliés. Si le Romantisme s’étale sur tout le XIXe siècle, la rotation des tendances esthétiques s’est ensuite accélérée : dès qu’une norme esthétique –c’est-à-dire à la fois une forme et un propos– est établie, elle a tendance à être contestée par une nouvelle ; un phénomène particulièrement flagrant pour les arts visuels, pour lesquels, depuis la seconde guerre mondiale, on peut dénombrer près de 120 écoles. D’autre part, parce que les artistes ont aussi très vite cherché à exprimer autre chose que leurs affects et leurs sentiments. Peu à peu, ils ont intégré à leur projet artistique de très nombreux autres « sujets » ou thématiques, pour devenir extrêmement polyvalents Comment la littérature a contribué à établir la figure de l’artiste Dans l’introduction d’un ouvrage consacré à la figure de l’artiste en tant qu’élite dans un régime démocratique, Nathalie Heinich montre comment la littérature s’est emparée de la figure de l’artiste et a de ce fait contribué à en fixer et en diffuser les traits les plus caractéristiques. Ce processus commence dès le début du XIXe siècle. En s’appuyant notamment sur « Le chef d’œuvre inconnu » d’Honoré de Balzac, paru en 1831, un des premiers romans qui a pour héros un peintre, Nathalie Heinich montre que ce texte est le point de départ de la formation du mythe de l’artiste Romantique. En effet, on y retrouve toutes les représentations et les valeurs relatives au peintre (puis à l’artiste en général) : un individu habité par une vocation, soucieux de se différencier de ses collègues comme du commun des mortels, et d’exceller dans son art tout en demeurant incompris (voire génial et rejeté de tous), soit des valeurs qui vont caractériser la figure de l’artiste jusqu’au XXe siècle. Heinich N. (2005), L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris : Gallimard 10 - Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ? dans le choix de leurs propos. Aujourd’hui, l’art n’a pas pour seul projet d’exprimer le moi d’un individu, ni de provoquer une émotion artistique. Il s’aventure sur de nombreux autres terrains, prenant le monde comme sujet d’investigation. Le travail d’Antoni Muntadas, un exemple parmi des centaines d’autres, est révélateur de ce changement. Muntadas, après des études d’architecture et d’ingénierie à Barcelone, devient chercheur (de 1977 à 1984) au Center for Advanced Visual Studies du Massachusetts Institute of Technology (MIT). Il est actuellement professeur invité du MIT Visual Arts Program. Son travail, largement exposé (Museum of Modern Art, à la Biennale de Venise, Documenta VI et X, etc.), propose souvent des œuvres interactives. En 1995, il produit The File Room, réalisé en ligne. Cette œuvre compile les cas de censure dans le monde entier, fonctionnant comme une base de données de type Wikipedia (Wikipedia n’a été fondé qu’en 2000). The File Room est une œuvre en constante réactualisa- Sans titre (ca 1975), Claude Viallat The file room (1995), Antoni Muntadas tion selon un système wiki (un wiki est un logiciel de gestion de contenu de sites web rendant les pages web modifiables par tous les visiteurs y étant autorisés). S’apparentant à une démarche scientifique, elle est néanmoins essentiellement connue des milieux de l’art (www.thefileroom.org/). Antoni Muntadas, et de très nombreux autres artistes, se rapprochent ainsi de l’attitude des intellectuels, qui ne s’interdisent rien dans les questions qu’ils souhaitent traiter. De fait, contrairement à l’idée communément admise, l’art n’est pas et n’a de fait jamais été coupé du social. Au contraire, il est en prise avec la société, qu’il se constitue en réaction ou en commentaire. En résumé, on peut dire à grands traits, que jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, il est un auxiliaire du pouvoir, qu’au XIXe, il est une alternative à une société corsetée et qui nie l’individu et ses affects, et qu’au XXe, il se pose en analyste du social, doublant la figure de l’intellectuel, qui émerge simultanément ● Succession et simultanéité des mouvements d’avant-garde dans les années 1970 Sur les seules années 1970, on compte une dizaine de mouvements artistiques ayant acquis une notoriété internationale et qui proposent des esthétiques très différentes. Certains artistes s’intéressent au corps en tant que sujet et médium –Art corporel–, d’autres recherchent une forme de dénuement en lien avec les forces et éléments naturels –Arte Povera–. Deux autres écoles remettent en avant la figuration et le réalisme : la Figuration Narrative, qui est aussi un mouvement engagé politiquement à gauche et l’Hyperréalisme, qui questionne l’objectivité photographique. Autre forme d’engagement avec l’Art Sociologique, qui établit une critique en règle du fonctionnement du monde de l’art (critique de « l’idéologie » des avant-garde et contestation des institutions et du marché de l’art). Certains artistes veulent aussi sortir du cadre (cadre du tableau, du musée, de l’accrochable) et réalisent leurs œuvres dans la nature, un courant qui prendra le nom de Land Art. Support Surface s’intéresse quant à lui au médium (la toile et la peinture), un mouvement à mi-chemin entre l’art conceptuel et l’abstraction. Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ? - 11 PARTIE 2 Peut-on parler de raisonnement artistique ? 12 - Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ? L’identité spécifique de l’artiste aujourd’hui se construit dans sa manière d’aborder le monde. Il est devenu un acteur multi compétent –un spécialiste de la transversalité– qui se nourrit de son observation du monde, qui pioche dans toutes les connaissances (scientifiques, journalistiques, ésotériques, etc.), dans toutes les techniques à sa disposition. Ces observations/ appropriations sont ensuite restituées dans des œuvres qui constituent et développent un langage spécifique. De dos XIV (2004), Jacques Bodin (Hyperréalisme) Le Mur de chiffons (1968), Michelangelo Pistoletto (Arte Povera) Cruci-Fiction (ca 2004) Doberwoman Orlan (ca 2000) (Art Coporel) Fred Forest expose Madame Soleil au Musée Galliera (1975) (Art Sociologique) Aujourd’hui, il y a de multiples manières d’être artiste… Un artiste peut tout à la fois prendre position, produire du beau, entreprendre une réflexion sociale voire contribuer à la faire bouger, etc. De fait, l’artiste puise dans divers registres, il ne cherche plus seulement en lui-même ce qu’il a à dire, il n’expose plus nécessairement sa personnalité ou sa sensibilité personnelle au monde. Au contraire, il peut aller piocher dans tout le répertoire des connaissances, pour les remixer à sa guise, le plus souvent en fonction d’une problématique qu’il s’est donnée. On peut alors faire l’hypothèse que l’artiste devient un producteur d’idées, voire de savoirs, qu’il exprime avec des langages qui lui sont propres. Dans la mesure où la notion d’artiste s’est beaucoup transformée, parler « des » artistes est évidemment une facilité de langage qui s’avère souvent réductrice. Aussi, afin de limiter les ambiguïtés, nous recentrerons ici notre propos sur les « artistes auteurs », c’est-à-dire ceux qui produisent une œuvre originale. La naissance d’une œuvre originale repose sur un cheminement, au cours duquel l’artiste choisit une question, formalise une problématique ou une hypothèse, développe des outils spécifiques pour y répondre et traduit le résultat de cette recherche dans un objet qui met en œuvre un langage spécifique. Ce processus caractérise et distingue les œuvres qualifiées de contemporaines, d’autres productions artistiques répondant à des processus différents ● Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ? - 13 La plupart des auteurs contemporains ne se contentent pas d’être « inspirés » : il y a à l’origine de leur production un travail de constitution d’un sujet, de documentation, de repérage ou de fabrication d’outils à mêmes de traiter les questions qu’ils se posent. Autrement dit, une problématique précède toujours une œuvre. De plus, l’artiste emploie un langage –qu’il s’agisse de danse, d’art plastique, de littérature– différent de celui du chercheur ou de l’intellectuel : langage qu’il s’efforce en outre de personnaliser. Une œuvre vise alors autant à produire des connaissances qu’à susciter des réflexions sur ce que nous considérons comme acquis. Comment travaille un artiste aujourd’hui ? Si la représentation commune de l’artiste tend à en faire un individu hors du monde social, l’analyse de ses modes d’activité montre au contraire que l’artiste est en prise avec son environnement. Aujourd’hui, l’artiste est un des acteurs qui a pour rôle de parler de notre environnement et de nous-mêmes, au même titre que les intellectuels ou les chercheurs. D’ailleurs, ces trois entités se distinguent probablement davantage les unes des autres par les langages qu’elles utilisent que par leurs objets de travail. En effet, aujourd’hui, et ceci est valable depuis le début du XXe, un artiste aborde toutes sortes de thématiques. Il n’est pas confiné dans l’expression de son moi, ou dans une recherche de la beauté : les contours de son travail vont bien au-delà de ces deux seuls thèmes. L’artiste peut s’emparer de tout ce qui l’intéresse dans son Le processus créateur « La production des œuvres, au long du processus créateur, résulte de la combinaison de plusieurs facteurs. Le travail signifie l’effort et l’endurance, les connaissances acquises et mises en action, le tâtonnement de l’invention, l’accumulation d’expériences, les contraintes auxquelles s’ajuster, la motivation intrinsèque de l’engagement, et les solutions obtenues, sur lesquelles s’appuyer » (p. 622). Menger P-M. (2009), Le travail créateur : S’accomplir dans l’incertain, Paris : Seuil 14 -Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ? et poétique, n’empruntent pas les chemins ordinaires de la contestation politique. Mais, à la différence près qu’elles circulent essentiellement dans le milieu de l’art, ses idées sont celles que promeut de son côté le mouvement écologiste. De même, la contestation par Long du monde de l’art et son refus de sa marchandisation font aussi écho à des analyses proposées par des sociologues de l’art comme Raymonde Moulin. Ces domaines se sont nourris mutuellement, sans qu’il soit possible de démêler qui est à l’origine de quoi. Lismore Castle Arts (2006), Richard Long environnement et faire appel pour travailler non pas à sa seule inspiration, mais à une méthodologie de projet que l’on peut appeler « raisonnement artistique ». Par exemple, les artistes du Land Art sont à la fois intéressés pas des questions relatives à la nature, aux civilisations humaines, tout en cherchant à contester la fétichisation de l’œuvre. Puisant dans un répertoire de formes très simples Richard Long, un des artistes emblématiques de ce courant, dispose de longues travées ou des disques constituées de matériaux naturels installés en pleine nature. Avec un dispositif minimal, il interroge le spectateur sur la question du paysage et sur sa représentation, ne cherchant plus à le reproduire mais à « dessiner » ou « sculpter » dans le paysage lui-même. Ses œuvres, du moins à ses débuts, n’étaient visibles que dans les lieux où elles étaient produites, l’artiste ne ramenant qu’une photographie de son travail, produisant donc une œuvre non vendable en galerie ou dans un musée (une attitude qu’il a très largement assouplie depuis ses débuts). Les préoccupations environnementales sont clairement à l’origine du travail de Long, qui démarre dans les années 70. Son « discours », à la fois politique Ainsi, après avoir déterminé un sujet, une question, l’artiste va chercher un moyen pour en « parler » autrement qu’avec des mots, s’il est un plasticien ou un chorégraphe par exemple. Il peut alors forger toutes sortes d’outils pour exposer son propos. En cela il diffère du chercheur, qui va le plus souvent utiliser le seul langage de sa discipline, sans entrecroiser celui-ci avec d’autres modes d’expression. Un artiste, lui, puise dans toutes sortes de registres, qu’ils soient scientifiques, théoriques, politiques, sensibles… Qu’il restitue avec des media différents : vidéo, peinture, installation, happening, etc. De plus, son projet consiste moins à apporter une pierre nouvelle à un édifice de savoir, qu’à décaler le regard, à faire tourner des concepts dans d’autres champs, etc. Ce décalage provoque un questionnement pour le public, visant à interroger ce que nous tenons pour acquis. L’artiste ne crée donc pas sans un projet (c’est-à-dire qu’il invente dans un système de contraintes qu’il se donne). Par ailleurs, il ne se consacre pas exclusivement à la création, surtout aujourd’hui, puisqu’il doit faire vivre « sa petite entreprise ». Un plasticien, par exemple, doit acquérir un savoir faire relationnel (trouver une galerie, nouer des liens avec des collectionneurs, avec des critiques, etc.), développer des compétences de gestion (acheter du matériel, tenir sa propre comptabilité, etc.). Ce qui permet de réaffirmer que l’artiste n’est probablement pas un être à part. Le paradoxe étant qu’à vouloir faire reconnaître son originalité, l’artiste a aussi contribué à se marginaliser, et, dans une certaine mesure à se démonétiser, dans une société éminemment utilitariste. Aussi peut-on avancer que l’artiste est un travailleur comme un autre… ● Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ? - 15 L’artiste est un spécialiste du bricolage informationnel. Dans cette capacité à mixer des registres d’information hétérogènes et des média variés, il est sans doute le témoin avant-coureur d’un mouvement plus large, où chaque individu est maintenant confronté –notamment via Internet– à de multiples informations (lui parvenant sous forme d’images, de textes, de sons…), qu’il peut à son tour commenter ou augmenter. L’artiste précurseur du mixage et du commentaire des connaissances Si on a encore du mal à admettre que le travail artistique en est bien un, de nombreux indices permettent de penser que les professionnels de l’art admettent cette idée, même s’ils ne la proclament pas publiquement. Le seul fait qu’il existe de nombreuses grandes écoles pour les principales disciplines artistiques en témoigne : écoles des beaux-arts (5 écoles supérieures, plus de 50 écoles d’art en France), écoles de musique (2 conservatoires supérieurs, 40 conservatoires à rayonnement régional et plus de 100 à rayonnement départemental…), etc. Dans ces écoles, l’accent est mis sur l’acquisition de compétences techniques et créatives, et pour ce faire, les étudiants sont placés en situation de production. C’est un mode de formation par la pratique, assez éloigné de l’enseignement supérieur ordinaire, où la place du professeur demeure centrale. Dans ces cursus artistiques, on « apprend à apprendre » de manière originale. L’élève est un contributeur au processus d’acquisition des connaissances, et sa manière de les aborder, de les rassembler, de les organiser est largement prise en considération. C’est donc probablement un mode d’apprentissage en phase avec la société du savoir qui se met en place progressivement, et dans laquelle l’acquisition de connaissances se fait certes à l’école ou à l’université, mais aussi dans de très nombreuses autres circonstances –et notamment via Internet– : si bien qu’aujourd’hui, un individu sait Qu’est-ce qu’un artiste professionnel ? Installation (2007), Sarkis Cette question interroge la sociologie des arts et du travail depuis fort longtemps. Le travail étant rémunéré, il est tentant d’établir la professionnalité via ce critère. Or on constate qu’un plasticien, un compositeur peuvent tirer une part non négligeable de leurs revenus de l’enseignement par exemple. Il faut donc intégrer d’autres critères, et notamment celui de la vocation qui consiste à se déclarer artiste. De plus, il existe en France un système d’aide pour les artistes interprètes, via le régime de l’intermittence, système dont ne bénéficient pas les peintres, compositeurs, scénaristes, écrivains, etc. De ce fait, les statistiques ordinaires, qui envisagent essentiellement les revenus, donnent une représentation tronquée et sous-estimée du nombre d’artistes effectivement en activité, c’est-à-dire se déclarant et vivant au moins partiellement de cette activité. Par ailleurs, la distinction avec les amateurs s’avère complexe dans de nombreuses disciplines. Il sera par exemple très difficile de qualifier un poète de professionnel. De même l’amateurisme est souvent une étape avant la professionnalisation, comme on le constate pour de nombreux intermittents du spectacle. Péquignot B. (2009), Sociologie des arts, Paris : Colin 16 - Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ? tances électriques, des caisses de bois, des cornières métalliques, des pièces de mécano, des objets aux provenances hétéroclites, découverts au hasard des rencontres de l’artiste et chargés d’une histoire. Ce bric-à-brac apparent d’objets manufacturés ou naturels est en fait assemblé de manière à proposer plusieurs entrées, à la fois narratives et conceptuelles. On peut donc dire qu’approcher une œuvre d’art contemporain suppose de prendre en considération sa dimension polysémique et le fait qu’elle combine des répertoires et des registres de savoirs parfois très hétéroclites. Il est donc souvent difficile de comprendre comment l’appréhender, comment la lire ou la situer dans le champ de la connaissance. Mais il serait sans doute hâtif de considérer pour autant qu’elle n’appartient pas au champ de la connaissance et du savoir. Car, et dans leurs modalités de fabrication, et dans leur projet, les objets artistiques intègrent des connaissances, des réflexions, des analyses qui contribuent à la société de la connaissance vers laquelle nous nous dirigeons ● beaucoup plus de choses que ce qu’il n’en apprend dans un cursus de formation (un phénomène certes ancien, mais qui s’est considérablement accéléré avec l’apparition du net). Dans cette configuration nouvelle où la circulation des informations et des idées, des connaissances et des savoirs est démultipliée par les nouvelles technologies informatiques ; dans un environnement où les individus peuvent à leur tour produire, commenter, diffuser des connaissances ou des analyses, il est probable que les artistes sont parmi les mieux formés pour aborder la multiplicité d’informations, la diversité de leurs modes de circulation et la capacité à les assimiler et à les commenter. Le métier même de l’artiste le conduit à analyser, traduire, mixer les informations et les connaissances. Les œuvres sont souvent un condensé –une synthèse non cartésienne– de savoirs puisés dans des registres divers. On pourrait parfois dire que la science est la matière (première) de l’art. Le travail de Sarkis, un plasticien né en 1938, combine par exemple, dans des installations qui sont mises en scène par la lumière et la musique, des matériaux qui ont une « charge évocatrice et émotionnelle » très forte : des feutres goudronnés, des néons, des résis- Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ? - 17 L’artiste d’aujourd’hui occupe une place proche de celle de l’intellectuel, tout en conservant une palette d’attitudes très diverses : il peut être un militant, un analyste, un déclencheur d’émotions ou de prise de conscience… Et il entretient des rapports étroits, même s’ils ne sont pas toujours revendiqués, avec les sciences dures et les sciences sociales. Une figure multi facettes : touchant à l’art, aux sciences et aux idées Aujourd’hui, un artiste peut donc être cet individu hybride, qui est un producteur d’idées et d’émotions, véhiculées selon des langages spécifiques. Il peut envisager son travail de multiples manières et être dans une position qui fera dire de lui qu’il est un critique, un activateur d’émotions, un déconstructeur, un militant, un analyste, un déclencheur de sensations, etc. Il n’est plus l’individu univoque et centré sur lui-même, avatar issu d’une vision réductrice du Romantisme. Mais bien plutôt un acteur proche de l’intellectuel. D’ailleurs, si l’art contemporain, pour ne parler que d’une discipline, fait l’objet d’un rejet virulent, notamment de la part de nombre d’intellectuels, qui sont les acteurs en charge des idées dans nos sociétés, on peut faire l’hypothèse que ce rejet se construit sur le sentiment d’une menace incarnée par la nouvelle figure de l’artiste. En effet, à partir du moment où tous les sujets sont possibles pour l’artiste, et qu’en plus il les traite avec des langages souvent plus efficaces, plus percutants que celui utilisé par les intellectuels, il est probable que cette position nouvelle soit perçue comme une tentative d’investir leur identité et donc de les destituer de leur « monopole » d’expression des idées. Si on cherche à pousser le parallèle plus avant, on constate qu’une grande partie de la production plastique –pour ne parler que des œuvres qui s’incarnent dans un objet et pour lesquelles il est plus La production sous le régime de l’incertitude et de la concurrence Malgré un contexte de précarité et de concurrence, le nombre d’artistes et d’œuvres ne cesse de croître. Pour le sociologue PierreMichel Menger « L’incertitude agit comme une condition nécessaire de l’innovation et de l’accomplissement de soi dans l’acte créateur, mais aussi comme un leurre, en raison de la surestimation des chances de succès qu’elle peut déclencher ». Ainsi, il est difficile de modéliser le parcours d’une œuvre, et anticiper le destin d’un travail créatif s’avère une tâche extrêmement complexe. La seule « compétence » ou le seul « talent » ou « génie » ne suffisent pas à expliquer le parcours d’une œuvre, il faut prendre en considération le réseau de sociabilité de l’artiste, les modalités et les lieux de réception de l’œuvre, etc. Cependant, malgré les risques (ou plutôt à cause d’eux et de la possibilité, souvent surestimée par le créateur, que leur production connaisse le succès), les artistes demeurent nombreux et leur nombre est même en augmentation : à chaque rentrée littéraire on annonce la publication de plus 600 romans ; en matière de cinéma, entre 1988 et 1998, la France a produit 183 films et en a distribué plus de 400… Menger P-M. (2009), Le travail créateur : S’accomplir dans l’incertain, Paris : Seuil 18 -Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ? facile d’avoir un aperçu historique– entretient un dialogue avec les sciences et notamment les sciences sociales. L’exemple fondateur de ces « imports exports » de concepts est celui incarné par l’urinoir de Marcel Duchamp. Quand Duchamp installe un urinoir dans un salon de collectionneurs en 1917 (puis pour une rétrospective consacrée au mouvement Dada par le Pasadena Museum of Art de Los Angeles en 1960), il met en évidence à la fois le rôle du lieu dans la constitution de la valeur, le poids de la signature, l’importance de la liberté laissée à l’artiste dans le choix de son propos, la fétichisation des œuvres, etc. Tous ces thèmes s’incarnent dans un objet, mais vont aussi être des questions centrales de la sociologie de l’art. À la différence près que leur traitement diffère –l’un utilise un langage plastique, les autres des mots -les questions posées et la mise en évidence de certains traits constitutifs de l’art moderne sont très proches, pour ne pas dire identiques. Les exemples de ce dialogue entre art et sciences sociales sont innombrables. On peut en retenir une chose : les artistes contribuent à la connaissance à leur manière, en étant capables de « faire tourner » des connaissances autrement ou en ayant l’intuition de concepts. Et c’est probablement parce que nous ne sommes pas habitués à lire des langages multiples qu’un pan entier de la production de savoir (celui produit par les artistes) a été négligé. Le langage artistique, comme le langage scientifique, demeure en effet trop souvent enfermé dans sa communauté d’origine. On peut cependant supposer que le développement d’outils numériques, à la fois parce qu’il présente l’information de manière différente (et en quantité très abondante) et parce qu’il permet un échange (et une réaction de la part du receveur), va contribuer à rendre les individus davantage polyglottes, et donc mieux à même de saisir les propositions artistiques ● Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ? - 19 PARTIE 3 Comment solliciter les artistes dans une société de la connaissance ? 20 - Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ? Dans une société qui mise pour son développement sur la production de connaissances, il paraît difficile de ne pas s’intéresser aux artistes. Pourtant les artistes, qui utilisent et produisent des connaissances, sont encore associés de manière marginale ou occasionnelle à cette relance. Or, leur présence dans une équipe pluridisciplinaire réunie autour d’un projet ou d’une question s’avère souvent féconde. Capitalism Kills (2008), à la Biennale de Rennes Sens dessus dessous (1994), Daniel Buren Sans titre (2008), Jean-Charles Massera Spock 1 (2008), Devorah Sperber Atelier d’enseignement artistique Installation (2002), Pascal Convert On assiste depuis une dizaine d’années à une mutation de la société, qui passerait d’une société du tertiaire à une société de la connaissance, où la richesse (au sens large) ne se crée plus dans la seule fabrication d’objets ou la distribution de services, mais dans la capacité à innover, et à penser différemment. Autrement dit, le « capitalisme cognitif » a moins besoin d’accumuler des capitaux que des connaissances, faisant de chaque individu une « usine » potentielle pour des productions majoritairement immatérielles. Dans la mesure où la production d’idées est le cœur du métier des artistes, il est probable que ces derniers soient de plus en plus sollicités par l’ensemble du champ social. Cependant, ils ne sont pas, ou pas encore, totalement dans cette situation ; l’idée qu’ils sont capables de repenser les connaissances n’ayant pas encore fait complètement son chemin. La question qui se pose alors est, outre la reconnaissance de leur travail, de savoir comment ils pourraient être mieux associés au fonctionnement général d’une société tournée vers la production de connaissances et d’idées, tout en conservant leur originalité et leurs modes spécifiques de travail. Plus largement, cette évolution du travail de l’artiste, qui semble par certains égards renouer avec le statut qu’il avait à l’époque de la Renaissance, conduit naturellement à s’interroger sur la place de l’artiste dans nos sociétés. Il est vraisemblable que les artistes n’ont toujours pas la place réelle et symbolique qui traduirait effectivement leur travail actuel ● Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ? - 21 Dans une perspective de développement qui mise sur l’intelligence, mieux connaître les méthodes d’enseignement conçues par les écoles d’art (arts plastiques, musique, danse, etc), permettrait de prendre la mesure de leur originalité, pour, éventuellement, les décliner dans le modèle de l’enseignement général. Capitalisme cognitif et enseignement artistique Alors que la crise actuelle révèle les carences et les probables impasses du mode de développement instauré par l’économie libérale et le capitalisme, se fait jour depuis quelques années déjà un modèle différent, basé non plus sur l’exploitation ad libitum des ressources naturelles, mais sur la mobilisation des ressources intellectuelles. Ce nouveau modèle de développement, qui pourrait prendre la suite des économies du tertiaire, est dénommé par plusieurs appellations équivalentes. Mais, quelle que soit sa dénomination, cette évolution suppose que les compétences des in- dividus évoluent, et que les modes de production se transforment. Ainsi, les pratiques d’innovation, les méthodes d’éducation et de formation se trouvent-elles placées au centre du décollage d’une société de la connaissance. En termes de méthode, de suivi des étudiants, les écoles d’art proposent des modèles alternatifs qui pourraient être déclinés efficacement par les facultés. Elles fonctionnent notamment sur une mise en situation de l’étudiant. Cette procédure repose aussi sur une relation personnelle entre un enseignant et l’étudiant. Si méthodologie de projet et suivi individualisé sont pratiqués à l’université (via la rédaction de mémoire par exemple), le cadre méthodologique demeure souvent très rigide ; par exemple, il n’est en général pas possible de rendre autre chose qu’un document écrit. Or, la mise en situation de recherche des étudiants pourrait être un dispositif mieux exploité pour les inciter à inventer par eux-mêmes des réponses, à condition bien sûr de leur fournir les bases méthodologiques indispensables. D’une manière générale, le monde de l’enseignement et l’université semblent s’être peu penché sur le fonctionnement des écoles d’art, alors que ce système d’enseignement, proche de celui pratiqué dans les universités anglaises d’Oxford, est tout à fait original dans le système général français. Arts sciences Artistes et « monopole » de la créativité Alors que le monde de l’art fonctionne en grande partie sur une « convention d’originalité » –une convention est une règle informelle de travail, autrement dit une valeur de référence–, cette « nécessité » d’originalité se diffuse dans toute la société : la demande et les besoins en innovation et en créativité s’accroissent. Chaque individu se doit de faire preuve de non-conformisme dans son travail, voire dans sa personnalité. Ce qui conduit chacun à faire preuve de créativité. Dans ce contexte, les artistes, qui sont des innovateurs type, se trouvent à leur tour mis en question, car de nombreux autres acteurs sont en situation d’avoir à être créatifs. Un processus qui à la fois témoigne de la vitalité de nos sociétés qui mettent en avant l’intelligence créative et interroge le « cœur » du métier des artistes. 22 -Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ? Un bon révélateur de cette mise à l’écart de l’enseignement artistique se trouve dans l’implantation géographique des écoles. Le plus souvent, elles sont hors des campus universitaires, éloignées des lieux d’apprentissage du savoir. Au mieux, elles sont associées à une scène accueillant du public, comme l’école d’art de Lyon, installée récemment sur le même lieu que les Subsistances (dédiées notamment aux arts vivants contem- porains). Ainsi, le développement du milieu artistique, des arts et des artistes se fait-il essentiellement dans une sphère professionnelle spécialisée, les passerelles avec les autres mondes sociaux sont rares. Plus largement, les enseignements artistiques demeurent coupés du monde de la formation « ordinaire », hormis à l’école maternelle où les dispositions particulières de la danse ou du dessin (par exemple) sont employées pour l’épanouissement de l’enfant. La stratégie de Lisbonne Au-delà, dans le primaire, on trouve quelques classes à horaires Adoptée en 2000 par l’Union Européenne, la stratégie de Lisbonne (dite aménagés, qui visent davantage aussi agenda ou processus de Lisbonne) s’est donné pour objectif de faire à former des professionnels en Europe « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus (ou de bons amateurs), qu’à dynamique du monde, capable de croissance économique durable, acélargir la personnalité via compagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’autres disciplines que celles d’une plus grande cohésion sociale ». De fait, les sociétés développées ordinairement enseignées. L’usage sont en train de mettre la production, la circulation et le partage des sades « dispositions » spécifiques voirs au cœur de leur croissance. Un mouvement qui va de pair avec les de l’art pour l’épanouissement mutations imposées par la mondialisation, qui marque le déclin de l’ère de la personnalité et pour industrielle occidentale et pousse un nombre croissant de pays à investir stimuler les capacités très dans une économie de l’innovation à très forte valeur ajoutée. Les champs diverses d’apprentissage est donc de réforme sont l’innovation comme moteur du changement, l’« écoquasiment absent du système nomie de la connaissance » et le renouveau social et environnemental. d’enseignement général français ● Floraison d’appellations Ateliers d’école d’art La société de la connaissance répond à des appellations variées qui peu ou prou recoupent une même idée consistant en l’exploitation des richesses cognitives plus que matérielles. On parle ainsi indifféremment de « capitalisme cognitif », de « société du savoir », de « société cognitive ou apprenante », « d’économie de l’immatériel », « d’esthétisation de l’économie », « d’industries créatives », etc. Les termes « économie de la connaissance » et de « société de la connaissance » sont employés sans distinction et sont construits sur le modèle « d’économie industrielle » et de « société industrielle ». On parle aussi « d’intelligence collective », de « savoirs distribués », d’émergence d’une « classe créative », de valeur ajoutée de « l’indice bohémien »… Gombault A., Livat-Pécheux F., Durrieu F. (2009), L’AlphaBem des industries créatives, Bordeaux : BEM Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ? - 23 Alors que s’esquissent des relations entre art et science, le processus de rencontre demeure encore embryonnaire. Quels seraient alors les moyens à mettre en œuvre pour multiplier les rencontres entre art et science et plus largement, entre artiste et société ? Peut-on améliorer les relations art et science ? Par-delà la formation, est-il possible d’envisager une forme de management de la créativité en s’appuyant sur le mode de pensée des artistes ? Alors que les artistes ont mis au point un mode de raisonnement spécifique, en quoi et comment cette méthodologie peut-elle êtres déclinée dans d’autres domaines, où la créativité est nécessaire ? Il est patent aujourd’hui que de très nombreux métiers demandent à leurs titulaires des ressources créatives : les personnes en poste doivent repenser leurs compétences de multiples manières. Actuellement, les expériences d’import export méthodologique portent essentiellement sur une mise en relation des artistes avec des chercheurs issus des sciences « dures ». Si l’opinion publique peine à ajuster ses représentations avec la réalité du travail de l’artiste, les choses bougent dans le champ des producteurs de connaissance. En effet, on constate que se multiplient des expériences ayant pour projet d’organiser la rencontre entre artistes et scientifiques. Mais, si les exemples sont nombreux, les projets sont encore très expérimentaux. Swiss artists-in-labs Le groupe de recherche Artists-in-Labs (AIL) a pour objectif de réunir des chercheurs du monde des arts et des sciences, afin de permettre des transferts de connaissances et de méthodes et d’ouvrir de nouvelles perspectives dans le discours scientifique et le travail artistique. Initié par l’Institute for Cultural Studies in the Arts de la Zürcher Hochschule der Künste de Zurich, soutenu par l’Office fédéral de la culture (OFC) dans le cadre du soutien à l’art numérique, il « ouvre de nouveaux horizons à la recherche suisse » et se veut un « intermédiaire entre l’art et la science ». Il offre la possibilité aux artistes de développer des interprétations et des contenus artistiques dans un contexte scientifique donné. Le programme est dirigé par Irène Hediger et Jill Scott. Chaque année, une bourse de neuf mois est décernée à quatre artistes suisses choisis par un jury d’experts. Pendant neuf mois, les artistes travaillent dans le laboratoire de leur choix, font partie intégrante d’une équipe scientifique et ont accès aux connaissances fondamentales, à la méthodologie, aux outils et aux matériaux correspondants. Source : http://www.news.admin.ch/message/index.html?lang=fr&msg-id=20174 Et http://www.artistsinlabs.ch/english/index.htm 24 -Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ? La question qui se pose aux porteurs de ces projets est leur capacité à repérer des artistes et des chercheurs qui pourraient dialoguer. De même qu’une équipe pluridisciplinaire de chercheurs ne fait pas appel à n’importe quel sociologue pour dialoguer avec un spécialiste des transports, on ne peut faire appel qu’à un artiste concerné par la discipline scientifique et de préférence proche dans sa démarche, dans son projet, du scientifique auquel on le destine. Or cela suppose à la fois une capacité de repérage de la production artistique et une bonne connaissance du milieu scientifique. Très rares sont les acteurs disposant aujourd’hui de cette double compé- tence. Cependant, on peut identifier quelques professionnels, comme les conservateurs, les commissaires d’exposition, les responsables de centre d’art, qui disposent de cette expertise de la production artistique. De même, les responsables de revues scientifiques, les directeurs de laboratoire, ont souvent aussi une vue large de la production scientifique. C’est en faisant dialoguer ces acteurs qui sont moins dans la production (artistique ou scientifique) et davantage dans son repérage et son évaluation que le processus de dialogue constructif entre art et science a des chances de se mettre en place ● L’atelier Arts-Sciences de l’Hexagone de Meylan et du CEA Grenoble Depuis 2007, l’Hexagone, Scène nationale de Meylan piloté par Antoine Conjard et le CEA (commissariat à l’énergie atomique) de Grenoble dirigé par Jean Therme, se sont associés pour créer l’Atelier ArtsSciences, un laboratoire commun de recherche aux artistes et aux scientifiques. La première résidence de l’Atelier Arts-Sciences a accueilli la compagnie chorégraphique Lanabel et le chercheur du CEA Dominique David. Ces « résidences de recherche » sont un temps de travail entre artiste et scientifique. Leur ambition est double : participer à l’intégration de technologies dans des productions artistiques et faire évoluer les représentations communes sur la science et la technologie dans la société actuelle. Échanges de compétences et de questionnements sont à la base de cette collaboration. « En favorisant cette rencontre entre artistes et scientifiques, l’Hexagone et le CEA n’ignorent pas les questions philosophiques et éthiques que pose l’évolution des sciences et des technologies. Il y a justement la volonté commune d’enrichir ces questionnements et de participer au débat ». • Le CEA : Acteur majeur en matière de recherche, de développement et d’innovation, le CEA, intervient dans les domaines de l’énergie, des technologies pour l’information et la santé, et de la défense et la sécurité, en s’appuyant sur une recherche fondamentale d’excellence. • L’Hexagone : Implanté à Meylan, Isère, l’Hexagone, Scène nationale depuis 1989, remplit une mission de soutien à la création et à la diffusion du spectacle vivant. Il est à la fois un lieu de production des arts contemporains (théâtre, danse, musique et formes émergentes), de diffusion et d’action culturelle. Il est à l’origine d’une Biennale arts-sciences-entreprises et des Rencontres-i (Rencontres imaginaires). Atelier arts sciences Virus-Antivirus Swiss artist in lab Artistes et chercheurs sont-ils encore différents ? De plus en plus, artistes et chercheurs utilisent des outils communs et notamment des outils numériques. Les uns comme les autres sont susceptibles de questionnements éthiques. Tous sont attachés à leur indépendance en matière de thème de recherche. Ce qui les distinguent peut-être encore est leur capacité à « mettre en scène » leurs productions, les artistes ayant semble-t-il une « longueur » d’avance, même s’ils sont parfois tentés par des langages si sophistiqués que seule une poignée d’initiés peut les comprendre. Par ailleurs, on le voit avec le développement de sites Internet nouveaux, et notamment de sites développés par des facultés, le savoir est rendu plus accessible non seulement par la numérisation d’articles papiers, mais aussi par des vidéos, par un travail de création graphique encore embryonnaire, mais prometteur, etc. Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ? - 25 L’intérêt de constituer des équipes pluridisciplinaires a fait ses preuves dans le champ scientifique. Les collectivités publiques et les entreprises, qui sollicitent des experts très fréquemment, pourraient élargir aux artistes leur appel à des compétences externes, parce que le « regard » des artistes, leur angle d’approche, est éloigné des habitudes qui ont cours dans les mondes institutionnels et académiques. Pourquoi collectivités publiques et entreprises devraient-elles s’intéresser davantage aux artistes ? Dans un monde en mutation rapide comme le nôtre, la capacité des opérateurs publics comme privés à faire appel à des profils comme ceux que présentent chercheurs et artistes devient de plus en plus stratégique. Ainsi, lorsque Nantes et St Nazaire initient l’opération Estuaire (2007-2009-2011), ces villes proposent à des artistes de repenser la notion d’espace, pour contribuer à fabriquer un territoire. L’opération est à la fois intéressante sur le plan artistique (œuvres in situ, pérennes ou non, attirant un commentaire critique important) et en termes de marketing territorial, puisque ces villes parviennent ainsi à se distinguer selon un « modèle » expérimental. C’est aussi l’occasion de regarder d’un autre œil un patrimoine industriel et naturel, au mieux invisible, au pire dédaigné. Ce partenariat n’est pas réservé à des opérateurs publics, les équipes pluridisciplinaires constituées lors de la réalisation de parkings en centre ville à Lyon (artiste, ingénieur, architecte) ont aussi montré que l’œil de l’artiste a été essentiel pour imaginer que l’on pouvait envisager un parking autrement que comme un lieu froid et anxiogène. rait un expert ou un chercheur. C’est sa capacité à développer un point de vue –original, inattendu, innovant, etc– que les collectivités et les entreprises ont intérêt à solliciter. N’ayant pas de pouvoir de décision, il est affranchi des contingences qui pèsent sur un technicien ou sur un élu, et par sa manière de travailler, il est à même d’avoir une liberté d’approche. À charge ensuite pour les élus et les techniciens de s’emparer de ses propositions, de les transformer éventuellement et de les mettre en pratique. Dans un contexte tendu économiquement, les collectivités publiques sont à même de montrer dans ce domaine de nouvelles voies de travail. Les enjeux des relations entre artistes et collectivités publiques, des relations entre artistes et entreprises, de la relation art et science, sont donc au cœur du développement de la société du savoir ● Les Anneaux (2007), Daniel Buren et Patrick Boucahin Nantes, Quai des Antilles. Ainsi, l’artiste peut-il contribuer au débat public, et permettre de voir les « problèmes » d’un autre œil. Il peut plus largement aider à la décision, faire émerger des solutions innovantes et être sollicité comme le seSuite de Triangles (2007), Felice Varini Port de Saint-Nazaire 26 - Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ? Ainsi, les artistes sont proches des chercheurs, par leur manière d’explorer l’inconnu. Mais l’art, au même titre que la recherche scientifique, peine à être envisagé à sa juste contribution. Or, dans une société du savoir, il ne semble plus possible de faire l’impasse sur ces productions qui combinent idées et connaissances. In fine, les productions artistiques peuvent aujourd’hui être envisagées comme des objets qui contiennent ou incarnent de très nombreuses informations, qu’il s’agisse de connaissances, d’émotions ou d’analyse critique. Mais malgré des exemples nombreux et encourageants, elles demeurent pour une large part méconnues, et c’est tout un pan du savoir qui est ainsi laissé en jachère, ou plus exactement qui persiste à ne circuler qu’au sein d’une communauté de professionnels spécialisés en art. Un constat similaire pouvant être fait sur la production scientifique, qui a elle aussi beaucoup de mal à aller au-delà d’une communauté spécialisée. Par ailleurs, on peut remarquer aussi que les artistes ont de moins en moins le « monopole » de la créativité, dans un monde où les idées s’échangent de plus en plus vite, sont commentées et augmentées par des « amateurs », où les formes sont revi- sitées virtuellement par des logiciels de montage et de graphisme, etc. La part de risque (et donc d’échec potentiel) que suppose le soutien à la recherche artistique semble être évaluée de manière paradoxale : il existe un nombre considérable d’écoles, des lieux de monstration nombreux et souvent réputés, et pourtant, les artistes peinent à faire reconnaître leur travail, à faire financer leurs projets, etc. Là encore, l’homologie avec la situation que connaît le monde de la recherche scientifique est flagrante. Cependant, les expériences de croisement disciplinaire, la place faite aux artistes lorsqu’il s’agit de leur donner la parole pour revisiter, interpréter, mais aussi exemplifier, traduire, vulgariser le discours scientifique et les questions sociales, témoignent que le travail artistique a un impact original et acquiert une pertinence nouvelle, laissant espérer un changement de fonds dans le rapport à l’art de l’ensemble du champ social ● Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ? - 27 Pistes pour la discussion Ce qui frappe, ce n’est pas la faiblesse de la production artistique, mais la faiblesse de l’usage qui en est fait par la société. Comment puiser davantage dans les démarches artistiques pour nourrir l’analyse, aider à la décision, déplacer le point de vue ? Comment mieux tirer parti du rôle intellectuel et critique des artistes ? L’artiste, comme le scientifique, est producteur d’imaginaires, générateur d’innovations. Mais au-delà des discours d’évidence sur l’intérêt de développer le dialogue entre les arts et les sciences, comment, concrètement, développer des rencontres fécondes et des projets communs ? L’artiste peut-il être médiateur dans le dialogue science - société, ou encore dans les dispositifs de concertation sur les projets urbains ? Si oui, à quelles conditions ? Dans l’agglomération lyonnaise, quelles sont les équipes artistiques, les scientifiques, les structures, engagés dans ces questionnements art / science et art / société ? Repères bibliographiques Bourdieu P., Haacke H. (1994), Libre échange, Paris : Seuil Champy F. (1998), Les architectes et la commande publique, Paris : PUF (coll. sociologie) Dirkx P. (2000), Sociologie de la littérature, Paris : A. Colin (coll. Cursus) Fauquet J-M. (2000), La grandeur de Bach. L’amour de la musique au XIXe siècle, Paris : La Dispute Gaudez F. (dir.) (2007), Sociologie des arts, sociologie des sciences, Paris : L’Harmattan Girel S. (dir.) (2006), Sociologie des arts et de la culture. Un état de la recherche, Paris : l’Harmattan (coll. Logiques Sociales) Gombault A., Livat-Pécheux F., Durrieu F. (2009), L’Alphabem des industries créatives, Bordeaux : BEM Heinich N. (2005), L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris : Gallimard Menger P-M. (2009), Le travail créateur : S’accomplir dans l’incertain, Paris : Seuil Moulin R. (1995), De la valeur de l’art, Paris : Flammarion Péquignot B. (2009), Sociologie des arts, Paris : Colin 30 -Quelle peut être la place de l’artiste dans une société «du savoir» ? Programme des Rencontres Rencontre n°1 : Le champ culturel est-il un univers en expansion ? Le champ culturel est un domaine en redéfinition constante. On constate une accélération des rotations hiérarchiques et l’émergence de nouvelles disciplines, une diversification des pratiques individuelles, etc. Comment mieux cerner le domaine ? L’intervention publique, les modes de consommation et les pratiques des individus, les propositions des artistes et des créateurs sont trois indicateurs qui permettent de comprendre comment fonctionne ce domaine. Rencontre n°2 : Quelle peut être la place de l’artiste dans une société « du savoir » ? Dans une société qui invente une quatrième ère de développement basée sur la production de concepts et de connaissances, le champ artistique s’avère un gisement d’idées pour partie laissé en jachère, faute d’une exploitation régulière de ses productions. Rencontre n°3 : Les chemins variés de l’émergence culturelle Nouvelles disciplines, nouvelles pratiques L’émergence est inséparable du secteur culturel. Pourtant, son repérage n’est pas entrepris de manière systématique et surtout, en raison de l’expansion du champ culturel, il faut porter l’attention dans des directions très variées et s’intéresser : aux renouvellements proposés par les disciplines établies, aux disciplines émergentes à proprement parler, mais aussi aux pratiques participatives et collaboratives du « public » ainsi qu’aux nouveaux médias Internet qui transforment la notion même « d’œuvre ». Rencontre n°4 : Peut-on caractériser le milieu culturel de l’agglomération ? Territoire « capital » s’agissant de la formation / diffusion artistique, mais demeuré provincial en matière de reconnaissance, le Grand Lyon peut-il et doit-il faire émerger des lignes de forces sur lesquelles renforcer son identité ? GRAND LYON VISION CULTURE Quelle peut être la place de l’artiste dans une société « du savoir » ? Directeur de la publication : Jean-Loup Molin Responsable éditorial : Pascale Fougère Conception du cycle et rédaction : Pierre-Alain Four Rencontre n°5 : Comment croiser les axes de développement du territoire avec les compétences du secteur culturel ? Dans quelle mesure le « raisonnement artistique », les dispositions propres aux artistes peuvent-ils apporter une contribution pertinente à l’élaboration des politiques publiques ? Rencontre n°6 : Quels horizons pour les grands événements ? Comment développer une perspective à moyen ou long terme sur une activité qui fait du mouvement sa principale force, qui doit être capable de se réinventer d’édition en édition, tout en ayant une visibilité lui permettant de se projeter dans le futur ? Conception graphique : Crayon Bleu Réalisation : Nathalie Joly Illustrations graphiques et montages photo : Céline Ollivier Grand Lyon Prospective - Juin 2009 Rencontre n°7 : Quelles perspectives d’intervention pour le Grand Lyon ? Le moment est-il venu d’initialiser un nouveau mode d’intervention publique qui intègre la culture à l’ensemble des secteurs, plutôt que d’en faire un domaine à part qui peu à peu perd de son ancrage social ? Bien loin de la place spécifique et coupée du monde que lui assigne la vision Romantique, l’artiste est aujourd’hui un individu qui aborde dans son travail de création, toutes sortes de sujets, de thèmes, de questions, puisant dans un répertoire de savoirs et de connaissances extrêmement hétérogène. Par ailleurs, son identité et la nature de son activité se réfèrent aussi à de très nombreux registres : intellectuel, critique militant, découvreur, bricoleur créatif… L’artiste est aujourd’hui un acteur à même d’associer et de faire tourner concepts, idées et technologies nouvelles comme d’autres moins récentes. Cependant, ses dispositions et facultés sont méconnues et, entre les représentations relatives à son activité et la réalité du travail de l’artiste, il y a souvent un monde. Prospective Grand Lyon - www.millenaire3.com