LA MATIÈRE – LAURENT COURNARIE
rapport d’homonymie entre la substance corporelle et l’objet indéterminé
d’une activité ou de la pensée. Mais on peut prendre le problème à l’envers.
C’est parce que la matière est la substance de toutes choses, qu’elle se dit
des activités ou des raisonnements comme elle se dit des corps. Tout est
matière ou effet de la matière. Les sens dérivés du mot « matière » sont le
résultat, au plan du langage, de ce qui se passe réellement dans les choses.
Autrement dit ce n’est pas un hasard mais un effet qui dérive
nécessairement de la nature du réel.
Il y a une troisième position qui maintient le principe d’une polysémie
réglée sans se satisfaire de la réduction matérialiste. On a en effet remarqué
que deux de ses emplois mettaient la matière en présence d’un autre
élément, la forme. Ici la matière n’existe pas séparément de sa mise en
forme. La matière c’est le donné, indéterminé tant qu’il n’est pas mis en
présence d’une forme. Il n’y a donc jamais la matière, mais la matière et la
forme – ce qui ne préjuge rien sur l’impossibilité d’une forme sans matière.
La matière n’est pas un absolu, ce n’est pas un concept autosuffisant mais
essentiellement relatif. La matière c’est toujours, philosophiquement, la
matière-et-la-forme, ou la matière par rapport à la forme. Dans ces
conditions, c’est à partir de cette relativité conceptuelle que se laisse aborder
le premier sens du mot « matière ». La matière est bien aussi la substance
corporelle, mais si la matière est indissociable de la forme, alors il y a autre
chose dans les corps, dans la substance corporelle, que la matière.
Si l’on résume, on voit qu’il est possible d’articuler cette polysémie en
partant de deux points de vue qui fondent deux conceptions philosophiques
opposées. Soit l’on pose que la matière est la substance corporelle et que
tous les usages du mot matière se font par référence à ce sens premier – tous
les autres sens ne sont que des emplois métaphoriques du sens physique et
sensible ; soit l’on pose que la matière est un concept relatif, et alors la
nature du monde physique ne s’explique pas seulement par l’hypothèse de
sa réalité corporelle. D’une certaine façon, c’est la nécessité d’articuler
toujours le concept de matière à celui de forme, manifeste dans les deux
sens « dérivés » du mot matière, qui prévaut même pour la matière au sens
physique. Tout ce qui se dit comme matière se dit relativement à une forme.
Donc le principe de la polysémie n’est pas ici la matière mais la relation
matière-forme. Selon la première perspective on dira que la matière est
l’essentiellement déterminant – c’est le matérialisme ; selon la seconde
qu’elle est l’essentiellement déterminable – c’est la métaphysique
aristotélicienne et peut-être toute métaphysique future. Ici la matière est le
corrélat de la forme : rien n’est ni ne peut être conçu autrement qu’en termes
de matière et de forme ; là, au mieux, la forme est un moment de la matière :
rien n’est ni ne peut être conçu sinon comme matière, la matière est tout et
partout, l’être et le principe qui rend intelligible l’être, raison d’être et de
connaître à la fois, de l’apparition de la matière au développement de la vie,
à la venue de l’homme et au déroulement de son histoire et à l’esprit qui en
parcourt l’évolution. Nous retrouvons la définition d’Engels.
© Laurent Cournarie - www.philopsis.fr 2008