Regards sociologiques sur la notion de profession

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Regards sociologiques sur la notion de
profession
Descriptif : Les professions sont un champ de débat important au sein de l'hôpital, un
essai de définit ion de la « profession » aboutira à une réflexion sur ses dimensions
fonct ionnalist e ( « objective ») et interactionniste (« subjective ») utile à comprendre les
enjeux des professions...
Thierry Desbonnets, p s ych o m o tricie n , cad re d e s a n té
La question des professions, de leur nature et de leur encadrement se pose avec
acuité et actualité, alors que le statut de cadre de santé est commun à plusieurs
métiers, et que la gestion d'équipe se consomme à une sauce managériale parfois
éloignée de la clinique. Mais de quoi parlons nous quand nous parlons de profession ?
Claude Dubar et Pierre Tripier [1] , avec leur regard de sociologues, nous en donnent
une vision complète et bien documentée. Leur approche vise en premier lieu à
dégager les sens communs du mot avant d'effectuer une revue de la littérature
sociologique contemporaine pour ouvrir à la réflexion sur les professions. C'est
d'abord à une compréhension du terme en français qu'ils nous invitent, pour
examiner plus tard les apports de la « sociologie des professions » qui s'est
principalement développée dans les pays anglo-saxons. Voici ce qu'ils nous disent à
ce propos :
(…) on peut assez facilement repérer trois univers de signification, trois champs
sémantiques, associés à trois types d'usage du terme :
Dans le premier sens, défini comme « action de déclarer hautement ses opinions ou
ses croyances » (…) La profession est de l'ordre du langagier, du déclaratif
(littéralement, professer, c'est porter en avant la parole). Ce sens a quelque chose à
voir avec celui du terme anglais calling (vocation) ou du terme allemand Beruf
(métier et vocation) (…)
Dans le second sens, défini comme « occupation par laquelle on gagne sa vie », la
profession de quelqu'un est son activité rémunérée, quelle qu'elle soit. (…) La
profession (sens 2) est le travail que l'on fait dès lors qu'il permet de vivre grâce à un
revenu. (…)
Dans le troisième sens, défini com m e « ensemble des personnes exerçant le même
métier », le sens du terme profession est proche de celui de corporation ou de groupe
professionnel désignant l'ensemble de ceux qui ont le même « nom de métier » ou le
même statut professionnel. (…)Cette polysémie est évidemment favorable à toutes les
manipulations symboliques. [2]
Pour le redire d'une autre façon, la profession est donc une réalité triple :
autour d'un axe identitaire, subjectif, affirmation du partage d'une certaine vision
du rapport au travail, de ces missions et de son sens ;
autour d'un axe économique, objectif, celle de l'activité productrice de revenu ;
autour d'un axe social, collectif, celle de l'appartenance à un groupe défini par un
savoir faire commun.
"Toute reproduction partielle ou totale de la présente publication est interdite sans l'autorisation de l'auteur et de son éditeur"
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Signifier ainsi les choses, c'est marquer d'emblée que les discours, qui ne peuvent
simultanément embrasser ces trois dimensions, privilégieront tel ou tel axe pour
mettre en perspective la réalité des professions. La centration du regard selon ces
trois axes se retrouve, peu ou prou, dans les modalités d'analyses sociologiques des
professions que nous évoquerons ensuite.
Ils ne manquent pas, logiquem ent, de préciser ce qui constitue à leurs yeux :
Le triple enjeu des professions :
Les professions représentent des formes historiques d'organisation sociale, de
catégorisation des activités de travail qui constituent des enjeux politiques,
inséparables de la question des rapports entre l'Etat et les individus, question
désignée traditionnellement, depuis Durkheim, en sociologie, comme celle des
« groupes intermédiaires ».
Les professions sont aussi des formes historiques d'accomplissement de soi, des
cadres d'identification subjective et d'expression des valeurs d'ordre éthique ayant
des significations culturelles. L'origine religieuse du terme « profession » pose aux
sociologues les questions du sens subjectif des activités de travail, de la dynamique
des cultures professionnelles et des formes d'individualités qui constituent, depuis
Max Weber, les préoccupations centrales de la sociologie.
Les professions sont, enfin, des formes historiques de coalitions d'acteurs qui
défendent leurs intérêts en essayant d'assurer et de maintenir une fermeture de leur
marché du travail, un monopole pour leur activité, une clientèle assurée pour leur
service, un emploi stable et une rémunération élevée, une reconnaissance de leur
expertise. Cet enjeu économique pose la question de la compatibilité entre profession
et marché et, au-delà, celle de l'avenir des professions dans une économie de marché
de plus en plus rationalisée et mondialisée. [3]
Les professions sont donc, dans cette perspective, des formes historiques,
contingentes et changeantes, de légitimité, d'accomplissement personnel et de
coalition d'acteurs. Il n'y a, en conséquence, de stabilité pour une profession qu'à
savoir constamment adapter son noyau et ses contours identitaires, en maintenant
une différenciation concurrentielle suffisante vis-à-vis des professions ou des activités
proches, dans une dynamique de légitimation et de monopôle recherchées. Aucune
activité professionnelle n'est ainsi gravée dans le marbre, sinon celui de sa stèle
funèbre.
L'approche sociologique des professions
Avec l'avènement de la sociologie moderne, notamment à partir de Durkheim en
France, à la fin du dix neuvième siècle, il s'est agi de décrire les réalités, dont celle du
travail, de façon non plus normative, mais analytique. Loin de construire une
philosophie de l'Histoire, les sociologues ont le projet de l'intelligibilité de l'existence
et des trajectoires des groupes professionnels qu'ils observent. Leurs théorisations
sont des instruments de cohérence logique, à visée opératoire, pour analyser les
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réalités empiriques. Cela constitue une sorte de science à posteriori des contingences
qui forment une société à un moment donné. Les phénomènes collectifs sont alors
analysés à travers de modèles de compréhension inductifs à partir d'une collecte
d'informations et de formulations considérées comme significatives de la réalité prise
en compte.
Le triple versant objectif, subjectif et collectif ; et le triple enjeu social, identitaire et
économique vont se retrouver ainsi tour à tour valorisés dans l'approche sociologique
des professions, au fil de courants que nous allons évoquer maintenant.
1- L'appro ch e fo n ctio n n alis te d e s pro fe s s io n s
Les auteurs de ce courant de la sociologie anglo-saxonne du travail se retrouvent pour
interroger
Le développement, la restauration et l'organisation des professions (qui) sont au
cœur du développement des sociétés modernes
car elles assurent une fonction essentielle : la cohésion sociale et morale du
système sociale
Et représente, de ce fait, une alternative à la domination du monde des affaires, du
capitalisme concurrentiel et de la lutte des classes. [4]
Carr-Saunders et Wilson, en 1933, dans leur livre The professions, étudient les
activités de services organisées sous formes d'associations professionnelles
volontaires et reconnues légalement. Ils font une chronique ordonnée des professions
anglaises. A titre d'exemple, je retiens succinctement ce que Dubar et Tripier
reprennent de leurs travaux sur la profession infirmière. Le schéma qu'ils dégagent à
propos des infirmières est assez général et sa structure vaut probablement dans bien
des cas. Je cite Dubar et Tripier :
Dès lors que les hôpitaux publics se développent, une offre de soins infirmiers comme
service marchand émerge et nécessite une demande de personnes qualifiées et
organisées en tant que telles. Leurs services, pas plus que ceux des médecins, ne
peuvent être confiés au m arché concurrentiel libre sous peines de catastrophes
(morts de clients mal soignés). Il faut donc que les clients et l'Etat qui les représente
puissent s'assurer de la compétence juridique (attestée par un diplôme) des offreurs
de service de soin. Lorsque le contrôle de la compétence est assuré par les
professionnels eux même, sur la base d'une certification attestant de la maîtrise d'une
technique spécialisée, on est clairem ent dans le cadre « associatif » de la profession,
version anglaise du modèle de la confrérie. [5]
En reprenant les propos de Carr-Saunders et Wilson, nous arrivons à une
modélisation où « les professions impliquent une technique intellectuelle spécialisée,
acquise au moyen d'une formation prolongée et formalisée et permettant de rendre
un service efficace à la communauté » [6]
Parsons essaie d'affiner la réflexion de ses collègues anglais en examinant la situation
aux Etats-Unis à la veille des années quarante. Pour Dubar et Tripier, cet auteur
dégage trois traits professionnels.
Le premier trait professionnel pertinent semble être celui qui oppose le
professionnal qui rend des « services performants à des patients ou à des clients »
(clients) au businessm an qui est « engagé dans la poursuite de son profit personnel »
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en vendant des produits à des consommateurs (customers). (…) Ce qui caractérise le
professionnalisme, c'est qu'il se réfère à la légitimité scientifique qui est universelle.
(…)
Le second trait, plus pertinent parce que plus distinctif, concerne l'autorité
professionnelle, qui constitue une « structure sociologique particulière » en tant
qu'elle est fondée sur une « compétence technique dans un domaine défini et
particulier », dans un champ de connaissance et de qualification clairement délimité
qui fait que le professionnel n'a d'autorité que dans ces étroites limites (…) la
spécificité fonctionnelle d'une activité.
Le troisième trait concerne la neutralité affective (…) Joint au dernier trait
considéré comme essentiel - l'orientation vers la collectivité - il caractérise ce qui fait
la relation contractuelle de type professionnel par rapport à la relation commerciale
ou administrative : elle n'est pas orientée vers le profit pour soi même (…) ni pour le
respect d'un règle anonym e, m ais vers la satisfaction d'un client par les ressources de
valeurs interpersonnelles comme l'avancement de la science, le perfectionnement
technique ou la compétence juridique. C'est ce denier trait qui différencie, pour
Parsons, le travail du professionnel (…) l'application de la science aux besoins de
l'homme. [7]
Il semble alors qu'un large accord se fasse, parmi les sociologues fonctionnalistes, sur
« type-idéal » combinant deux traits principaux : la compétence, techniquement et
scientifiquement fondée, et l'acceptation d'un code éthique commun.
A la suite de ces travaux, certains continuateurs de la sociologie fonctionnalistes,
comme Wilensky, en 1964, ont pu définir le mouvement de professionnalisation
d'une occupation qui doit alors acquérir successivement six caractéristiques :
Etre exercée à plein temps ;
Comporter des règles d'activité ;
Comprendre une formation et des écoles spécialisées ;
Posséder des organisations professionnelles ;
Comporter une protection légale du m onopole ;
Avoir établi un code de déontologie. [8]
Au terme de ce détour par une modélisation qui doit (ou qui dépend) beaucoup au
monde anglo-saxon, force est de constater que les professions paramédicales, qui
sont au cœur de ce travail de recherche, semblent néanmoins correspondre à la
définition d'une profession au sens fonctionnaliste du terme. Assises techniques et
scientifiques, formation spécialisée, protection juridique du monopole, associations
professionnelles et déontologie professionnelle, tout semble réunis pour les
assembler et les opposer dans le champ de la professionnalité. Mais nous y
reviendrons.
2 - L'a ppro ch e in te ractio n n is te
Une fois posée l'objectivité du statut professionnel, il s'agit également d'en interroger
la subjectivation et la particularisation chez ses acteurs et dans les contextes des
réalités d'exercice. C'est à cet examen que la sociologie interactionniste s'est plus
particulièrement attachée. Il s'agit alors de rompre avec les rhétoriques normatives et
les stéréotypes professionnels pour découvrir la réalité des processus subjectivement
signifiants et des dynamiques d'interactions avec les autres, entre les différentes
professions, certes, mais aussi à l'intérieur de chacune d'elle.
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Hughes, le premier, énonce que l'activité professionnelle de n'importe qui doit être
étudiée comme un processus non seulement biographique, mais également
identitaire. Il dégage quatre principes fondateurs que Dubar et Tripier ont
synthétisés :
1. Les groupes professionnels (occupational groups) sont des processus
d'interactions qui conduisent les membres d'une même activité de travail à s'autoorganiser, à défendre leur autonomie et leur territoire et à se protéger de la
concurrence ;
2. La vie professionnelle est un processus biographique qui construit les identités
tout au long du déroulement du cycle de vie, depuis l'entrée en activité jusqu'à la
retraite, en passant par les tournants de la vie (turning points) ;
3. Les processus biographiques et les mécanismes d'interactions sont dans une
relation d'interdépendance : la dynamique d'un groupe professionnel dépend des
trajectoires biographiques (careers) de ses m em bres, elles-mêmes influencées par les
interactions existant entre eux et avec l'environnement ;
4. Les groupes professionnels cherchent à se faire reconnaître par leurs
partenaires en développant des rhétoriques professionnelles et en recherchant des
protections légales. Certains y parviennent mieux que d'autres, grâce à leur position
dans la division morale du travail et à leur capacité à se coaliser. Mais tous aspirent à
obtenir un statut protecteur. [9]
La « conversion professionnelle » implique surtout d' (…) apprendre à gérer ce
décalage entre les « modèles professionnels » théoriques et un peu sacré (saintly
models) et les « réalités professionnelles » faites de sales boulots (durty works), de
pratiques très « terre à terre » et de controverses, débats, divisions parmi le groupe
professionnel « qui est segmenté en autant de sous-groupes qu'il existe de type de
pratiques, de spécialités. [10 ]
Pour rendre compte du jeu constant entre les professions et au sein de celles-ci, les
sociologues interactionnistes ont également isolé plusieurs concepts.
Hughes évoque à ce titre licence (autorisation d'exercer) et mandate (obligation de
mission), notamment pour rendre compte de la distinction anglo-saxonne entre
professions et occupations.
Selon Hughes, tout emploi (occupations) entraîne une revendication, de la part de
chacun, d'être autorisé (Licence) à exercer certaines activités que d'autres ne
pourront pas exercer, à s'assurer d'une certaine sécurité d'emploi en limitant la
concurrence ; une fois cette autorisation acquise, chacun cherche à revendiquer une
mission (mandate), de manière à « fixer ce qui la conduites spécifique des autres à
l'égard des domaines (matters) concernés par son travail » (…) De ce fait licence et
mandate sont l'objet de conflits, de luttes politiques entre groupes professionnels en
compétition pour la protection et la valorisation de leurs emplois. [11]
Cependant, loin de n'envisager que les rapports des professions entre elles, la vision
interactionniste des professions met en question l'identité professionnelle collective.
A. Strauss tout particulièrement développe une réflexion sur les « segments
professionnels ». En effet (…) son point de départ n'est pas l'unité communautaire
d'une profession, mais au contraire les « conflit d'intérêts et de changements ». Il ne
définit pas une profession comme « le partage d'une m êm e identité ou de valeurs
communes » mais comme un conglomérat de segments en compétition et en
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restructuration continue. (…) Au-delà des rhétoriques professionnelles stéréotypées
(soigner les malades), certains se consacrent avant tout à la thérapeutique, d'autres à
la prévention, d'autres à la recherche…De plus, chaque nouvelle spécialité cherche à
se faire une place, à se distinguer des anciennes et à argumenter son efficacité. De ce
fait, des processus de segmentation sont toujours à l'œuvre qui amènent la
confrontation et parfois l'affrontem ent des « définitions différentes des activités de
travail ». [12]
En partant d'une étude sur les hôpitaux psychiatriques, Strauss découvre que : l'
organisation (…) peut être conçue comme un ordre négocié entre tous les corps
professionnels qui le composent, y compris celui des patients qu'il reçoit. (…) La
dynamique de ces relations produit des « ordres négociés » qui sont contingents et
liés aux configurations d'acteurs et à l'organisation des tâches. [13]
Certes, en se référant aux pratiques observés dans les pays de tradition anglosaxonnes, il est intéressant de noter que, parmi les exemples les plus significatifs qui
viennent étayer les thèses de la sociologie interactionniste, beaucoup d'illustrations
d'interactions « intra » et « inter » professionnelles viennent du monde de la santé.
Au-delà des prescriptions identitaires nombreuses qui réglementent et délimitent ces
métiers du soin, il y a la place d'un jeu de compréhension, d'application, et donc
d'interprétation, des rôles professionnels où sont, de manière quasi insécable, à
l'œuvre des composantes personnelles, institutionnelles, politiques, corporatistes,
etc...
[1] Claude Dubar, Pierre Tripier, « sociologie des professions », Armand Colin, Paris, 1998, 256 pages
[2] Ibid, pp 10 -11
[3] Ibid, pp 13-14
[4] Ibid, p 67
[5] Ibid, p 79
[6] Ibid, cité p 80
[7] Ibid, pp 82-83
[8] Ibid, p 90
[9] Ibid, p 96
[10 ] Ibid, p 102
[11] Ibid, p 104
[12] Ibid, p 106
[13] Ibid, pp 10 8-10 9
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