Fernand Braudel: L'économie face aux marchés
Fernand Braudel
L'économie face aux marchés
Extrait, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, tome II, 1979
Le marché autorégulateur
Les économistes ont privilégié le rôle du marché. Pour Adam Smith, le marché est le régulateur
de la division du travail. Son volume commande le niveau qu'atteindra la division, ce processus,
cet accélérateur de la production. Plus encore le marché est le lieu de «la main invisible», l'offre
et la demande s'y rencontrent et s'y équilibrent automatiquement par le biais des prix. La
formule d'Oskar Lange est plus belle encore : le marché a été le premier ordinateur mis au
service des hommes, une machine autorégulatrice assurant d'elle-même l'équilibre des activités
économiques. D'Avenel disait, dans le langage de son époque, celui du libéralisme à bonne
conscience: «Lors même que rien ne serait libre en un État, le prix des choses le demeurerait
néanmoins, et ne se laisserait asservir par quiconque. Le prix de l'argent, de la terre, du travail,
ceux de toutes les denrées et marchandises n'ont jamais cessé d'être libres: aucune contrainte
légale, aucune entente privée ne sont parvenues à les asservir.»
Ces jugements admettent implicitement que le marché, qui n'est dirigé par personne, est le
mécanisme moteur de l'économie entière. La croissance de l'Europe, et même du monde, serait
celle d'une économie de marché qui n'a cessé d'agrandir son domaine, saisissant dans son
ordre rationnel de plus en plus d'hommes, de plus en plus de trafics proches et lointains qui
tendent à créer, à eux tous , une unité du monde. Dix fois pour une, l'échange a suscité à la fois
l'offre et la demande, orientant la production, entraînant la spécialisation de vastes régions
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économiques, dès lors solidaires, pour leur vie propre, de l'échange devenu nécessaire. Est-il
besoin de donner des exemples? La viticulture en Aquitaine, le thé en Chine, les céréales en
Pologne ou en Sicile ou en Ukraine, les adaptations économiques successives du Brésil
colonial (bois de teinture, sucre, or, café)... En somme l'échange coud les économies entre
elles. L'échange est anneau, il est charnière. Entre acheteurs et vendeurs, le prix est le chef
d'orchestre. A la Bourse de Londres, s'il monte ou s'il baisse, il transformera les bears en bulls
et vice versa — les bears étant dans l'argot boursier ceux qui jouent à la baisse, les bulls à la
hausse. Sans doute, à la marge et même au cœur des économies actives, des zones plus ou
moins larges sont à peine touchées par le mouvement du marché. Seuls quelques traits, la
monnaie, l'arrivée de rares produits étrangers, montrent que ces petits univers ne sont pas
entièrement clos. De pareilles inerties ou immobilités se retrouvent encore dans l'Angleterre des
George ou dans la France suractivée de Louis XVI. Mais, précisément, la croissance
économique serait la réduction de ces zones isolées, appelées progressivement à participer à
la production et à la consommation générales — la Révolution industrielle généralisant
finalement le mécanisme du marché.
Un marché autorégulateur, conquérant, rationalisant toute l'économie — telle serait
essentiellement l'histoire de la croissance. Carl Brinkmann a pu dire, hier, que l'histoire
économique était l'étude des origines, du développement et de la décomposition éventuelle de
l'économie de marché. Cette vue simplifiante est d'accord avec l'enseignement de générations
d'économistes. Or ce ne peut être celle des historiens pour qui le marché n'est pas un
phénomène simplement endogène. Il n'est pas davantage l'ensemble des activités
économiques, ni même un stade précis de leur évolution.
A travers le temps multiséculaire
Puisque l'échange est aussi vieux que l'histoire des hommes, une étude historique du marché
doit s'étendre à la totalité des temps vécus et repérables et accepter, chemin faisant, l'aide des
autres sciences de l'homme, de leurs explications possibles, sans quoi elle ne saurait saisir les
évolutions, les structures de long souffle, les conjonctures créatrices de vie nouvelle. Mais si
nous acceptons un tel élargissement, nous sommes précipités dans une enquête immense, au
vrai sans commencement ni fin. Tous les marchés témoignent : en première instance, ces lieux
d'échanges rétrogrades, ces formes visibles encore, ici ou là, de réalités anciennes, pareilles à
des espèces toujours vivantes d'un monde antédiluvien. J'avoue m'être passionné pour les
marchés actuels de Kabylie, surgis régulièrement, au milieu de l'espace vide, en contrebas des
villages perchés tout autour; ou pour les marchés actuels du Dahomey, hauts en couleur, hors
des villages eux aussi; ou pour ces marchés rudimentaires du delta du fleuve Rouge, observés
hier avec minutie par Pierre Gourou. Et tant d'autres, ne serait-ce, hier encore, que ceux de
l'arrière-pays de Bahia, au contact des bergers et des troupeaux à demi sauvages de l'intérieur.
Ou plus archaïques, les échanges cérémoniels dans l'archipel des Trobriand, au sud-est de la
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Nouvelle-Guinée anglaise, vus par Malinowski. Ici, se rejoignent l'actuel et le très ancien,
l'histoire, la préhistoire, l'anthropologie sur le terrain, une sociologie rétrospective, une
économie archaïsante.
Karl Polanyi, ses élèves et ses partisans fidèles ont fait face au défi que constitue cette masse
de témoignages. Ils l'ont traversée tant bien que mal pour avancer une explication, presque une
théorie : l'économie qui n'est qu'un «sous-ensemble» de la vie sociale et que celle-ci englobe
dans ses réseaux et ses contraintes, ne s'est dégagée (et encore !) que tardivement de ces
liens multiples. Si l'on en croyait Polanyi, il faudrait même attendre la pleine explosion du
capitalisme, au XIXème siècle, pour que se produise «la grande transformation», que le marché
«autorégulateur» prenne ses vraies dimensions et subjugue le social jusque-là dominant. Avant
cette mutation, n'existeraient pour ainsi dire que des marchés tenus en laisse, de faux marchés,
ou des non-marchés.
Le malheur est que la théorie porte tout entière sur cette distinction fondée (et encore) sur
quelques sondages hétérogènes. Introduire dans une discussion sur «la grande
transformation» du XIXème siècle, le potlatch ou le kula (plutôt que l'organisation marchande
très diversifiée des XVIIème et XVIIIème siècles), rien certes ne l'interdit. Mais autant recourir, à
propos des règles du mariage en Angleterre, au temps de la reine Victoria, aux explications de
Lévi-Strauss sur les liens de parenté. Aucun effort n'est tenté, en fait, pour aborder la réalité
concrète et diverse de l'histoire, et partir ensuite de là. Pas une seule référence à Ernest
Labrousse, ou à Wilhelm Abel, ou aux travaux classiques si nombreux sur l'histoire des prix.
Vingt lignes et la question du marché à l'époque dite «mercantiliste» est réglée. Sociologues et
économistes hier, anthropologues aujourd'hui nous ont malheureusement habitués à leur
méconnaissance presque parfaite de l'histoire. Leur tâche en est d'autant facilitée.
En outre, la notion de «marché autorégulateur» qui nous est proposée — il est ceci, il est cela, il
n'est pas telle chose, il n'admet pas telle ou telle traverse — relève d'un goût théologique de la
définition. Ce marché dans lequel «seuls interviennent la demande, le coût de l'offre et les prix,
lesquels résultent d'un accord réciproque», en l'absence de tout «élément extérieur», est une
création de l'esprit. Il est trop facile de baptiser économique telle forme d'échange, et sociale,
telle autre forme. En fait toutes les formes sont économiques, toutes sont sociales. Il y a eu, des
siècles durant, des échanges socio-économiques fort divers et qui ont coexisté, malgré ou en
raison de leur diversité. Réciprocité, redistribution sont aussi des formes économiques (D.C.
North a tout à fait raison sur ce point) et le marché à titre onéreux, très tôt en place, est lui aussi
à la fois une réalité sociale et une réalité économique. L'échange est toujours un dialogue et, à
un moment ou à un autre, le prix est un aléa. Il subit certaines pressions (celle du prince, ou de
la ville, ou du capitaliste, etc.), mais il obéit aussi forcément aux impératifs de l'offre, rare ou
abondante, et non moins de la demande. Le contrôle des prix, argument essentiel pour nier
l'apparition avant le XIXème siècle du «véritable» marché autorégulateur, a existé de tout
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temps et aujourd'hui encore. Mais, en ce qui concerne le monde préindustriel, ce serait une
erreur de penser que les mercuriales des marchés suppriment le rôle de l'offre et de la
demande. En principe, le contrôle sévère du marché est fait pour protéger le consommateur,
c'est-à-dire la concurrence. A la limite, ce serait plutôt le marché «libre», par exemple le private
market anglais, qui tendrait à supprimer à la fois contrôle et concurrence.
Historiquement, il faut parler, à mon sens, d'économie de marché dès qu'il y a fluctuation et
unisson des prix entre les marchés d'une zone donnée, phénomène d'autant plus
caractéristique qu'il se produit à travers des juridictions et souverainetés différentes. En ce
sens, il y a économie de marché bien avant les XIXème et XXe siècles, les seuls, tout au long
de l'histoire, qui, selon W.C. Neale, auraient connu le marché autorégulateur. Dès l'Antiquité,
les prix fluctuent ; au XIIIème siècle, ils fluctuent déjà d'ensemble à travers l'Europe. Par la
suite l'unisson se précisera, dans des limites de plus en plus strictes. Même les bourgs
minuscules du Faucigny, dans la Savoie du XVIIIème siècle, en un pays de haute montagne
peu propice aux liaisons, voient leurs prix osciller en mesure, d'une semaine à l'autre, sur tous
les marchés de la région, selon les récoltes et les besoins, selon l'offre et la demande.
Cela dit, je ne prétends pas, au contraire, que cette économie de marché, proche de la
concurrence, recouvre toute l'économie. Elle n'y parvient pas plus aujourd'hui qu'hier bien que
dans des proportions et pour des raisons tout à fait différentes. Le caractère partiel de
l'économie de marché peut tenir, en effet, soit à l'importance du secteur d'autosuffisance, soit à
l'autorité de l'État qui soustrait une partie de la production à la circulation marchande, soit tout
autant, ou plus encore, au simple poids de l'argent qui peut, de mille façons, intervenir
artificiellement dans la formation des prix. L'économie de marché peut donc être sapée par le
bas ou par le haut, dans des économies attardées ou très avancées. Ce qui est certain, c'est
qu'à côté des non-marchés chers à Polanyi, il y a eu aussi, depuis toujours, des échanges à
titre purement onéreux, si modestes soient-ils. Même médiocres, des marchés ont existé très
anciennement dans le cadre d'un village, ou de plusieurs villages, le marché pouvant se
présenter alors comme un village itinérant — à l'image de la foire, sorte de ville factice et
ambulante. Mais le pas essentiel de cette interminable histoire, c'est l'annexion, un jour, par la
ville, de marchés jusque-là médiocres. Elle les avale, elle les grossit à sa propre dimension si à
son tour elle subit elle-même leur loi. Le fait majeur, c'est sûrement la mise en circuit
économique de la ville, unité lourde. Le marché urbain aurait été inventé par les Phéniciens,
c'est bien possible. En tout cas, les cités grecques à peu près contemporaines ont toutes
installé un marché sur l'agora, leur place centrale ; elles ont aussi inventé, pour le moins
propagé, la monnaie, multiplicateur évident, si elle n'est certes pas la condition sine qua non du
marché.
La cité grecque a même connu le grand marché urbain, celui qui se ravitaille au loin.
Pouvait-elle faire autrement ? Ville, la voilà incapable, dès qu'elle atteint un certain poids, de
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vivre de sa campagne proche, pierreuse, sèche, infertile souvent. Le recours à autrui s'impose,
comme plus tard aux villes-États de l'Italie dès le XIIème siècle et même plus tôt. Qui nourrira
Venise puisque, depuis toujours, elle ne possède, au plus, que de pauvres jardins gagnés sur le
sable ? Plus tard, pour maîtriser les circuits longs du commerce au loin, les villes marchandes
d'Italie dépasseront le stade des gros marchés, mettront en place l'arme efficace et comme
quotidienne des réunions de riches marchands. Athènes et Rome n'avaient-elles pas créé déjà
les paliers supérieurs de la banque et des réunions que l'on pourrait qualifier de «boursières»?
Au total, l'économie de marché se sera formée pas à pas. Comme disait Marcel Mauss, «ce
sont nos sociétés d'Occident qui ont très récemment fait de l'homme un animal économique».
Encore faut-il s'entendre sur le sens de «très récemment».
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