Fernand Braudel: L'économie face aux marchés
temps et aujourd'hui encore. Mais, en ce qui concerne le monde préindustriel, ce serait une
erreur de penser que les mercuriales des marchés suppriment le rôle de l'offre et de la
demande. En principe, le contrôle sévère du marché est fait pour protéger le consommateur,
c'est-à-dire la concurrence. A la limite, ce serait plutôt le marché «libre», par exemple le private
market anglais, qui tendrait à supprimer à la fois contrôle et concurrence.
Historiquement, il faut parler, à mon sens, d'économie de marché dès qu'il y a fluctuation et
unisson des prix entre les marchés d'une zone donnée, phénomène d'autant plus
caractéristique qu'il se produit à travers des juridictions et souverainetés différentes. En ce
sens, il y a économie de marché bien avant les XIXème et XXe siècles, les seuls, tout au long
de l'histoire, qui, selon W.C. Neale, auraient connu le marché autorégulateur. Dès l'Antiquité,
les prix fluctuent ; au XIIIème siècle, ils fluctuent déjà d'ensemble à travers l'Europe. Par la
suite l'unisson se précisera, dans des limites de plus en plus strictes. Même les bourgs
minuscules du Faucigny, dans la Savoie du XVIIIème siècle, en un pays de haute montagne
peu propice aux liaisons, voient leurs prix osciller en mesure, d'une semaine à l'autre, sur tous
les marchés de la région, selon les récoltes et les besoins, selon l'offre et la demande.
Cela dit, je ne prétends pas, au contraire, que cette économie de marché, proche de la
concurrence, recouvre toute l'économie. Elle n'y parvient pas plus aujourd'hui qu'hier bien que
dans des proportions et pour des raisons tout à fait différentes. Le caractère partiel de
l'économie de marché peut tenir, en effet, soit à l'importance du secteur d'autosuffisance, soit à
l'autorité de l'État qui soustrait une partie de la production à la circulation marchande, soit tout
autant, ou plus encore, au simple poids de l'argent qui peut, de mille façons, intervenir
artificiellement dans la formation des prix. L'économie de marché peut donc être sapée par le
bas ou par le haut, dans des économies attardées ou très avancées. Ce qui est certain, c'est
qu'à côté des non-marchés chers à Polanyi, il y a eu aussi, depuis toujours, des échanges à
titre purement onéreux, si modestes soient-ils. Même médiocres, des marchés ont existé très
anciennement dans le cadre d'un village, ou de plusieurs villages, le marché pouvant se
présenter alors comme un village itinérant — à l'image de la foire, sorte de ville factice et
ambulante. Mais le pas essentiel de cette interminable histoire, c'est l'annexion, un jour, par la
ville, de marchés jusque-là médiocres. Elle les avale, elle les grossit à sa propre dimension si à
son tour elle subit elle-même leur loi. Le fait majeur, c'est sûrement la mise en circuit
économique de la ville, unité lourde. Le marché urbain aurait été inventé par les Phéniciens,
c'est bien possible. En tout cas, les cités grecques à peu près contemporaines ont toutes
installé un marché sur l'agora, leur place centrale ; elles ont aussi inventé, pour le moins
propagé, la monnaie, multiplicateur évident, si elle n'est certes pas la condition sine qua non du
marché.
La cité grecque a même connu le grand marché urbain, celui qui se ravitaille au loin.
Pouvait-elle faire autrement ? Ville, la voilà incapable, dès qu'elle atteint un certain poids, de
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