Vérité et pertinence gregory baum Vérité et pertinence Un regard sur la théologie catholique au Québec depuis la Révolution tranquille Traduit de l’anglais par Richard Dubois Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Programme national de traduction pour l’édition du livre, une initiative de la Feuille de route pour les langues officielles du Canada 2013-2018 : éducation, immigration, communautés, pour nos activités de traduction. Mise en pages : Bruno Lamoureux Conception de la couverture : Bruno Lamoureux Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada Baum, Gregory, 1923[Truth and relevance. Français] Vérité et pertinence : un regard sur la théologie catholique au Québec depuis la Révolution tranquille Traduction de : Truth and relevance. Comprend des références bibliographiques. ISBN 978-2-7621-3715-6 1. Église et problèmes sociaux – Québec (Province) – Église catholique. 2. Religion et société civile – Québec (Province). 3. Église et État – Québec (Province) – Église catholique. 4. Église catholique – Doctrines – Histoire. 5. Église catholique – Québec (Province) – Histoire. I. Titre. II. Titre : Truth and relevance. Français. BX1422.Q8B38714 2014 282’.7140904 C2014-941614-8 Dépôt légal : 4e trimestre 2014 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Titre original : Truth and Relevance : Catholic Theology in French Quebec since the Quiet Revolution, de Gregory Baum. © McGill-Queen’s University Press 2014 © Groupe Fides inc., 2014, pour la traduction française Publiée en accord avec McGill-Queen’s University Press La maison d’édition reconnaît l’aide financière du Gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour ses activités d’édition et remercie de leur soutien financier le Conseil des Arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC). La maison d’édition bénéficie également du Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres du Gouvernement du Québec, géré par la SODEC. Imprimé au Canada en septembre Table des matières 11 Préface 19 Une brève introduction 25 1) L’Église catholique pendant et après la Révolution tranquille 53 2) Le concile Vatican II sur la foi et la culture 79 3) Fernand Dumont : introduction à sa pensée 111 4) Jacques Grand’Maison : introduction à sa pensée 145 5) Jésus, plus éminent que l’Église 175 6) Foi et justice 213 7) Dans le Christ, ni homme ni femme 241 8) Foi catholique et catholicisme culturel 263 9) Foi et magistère 281 10) Le défi du pluralisme 311 11) Quelques remarques finales À Élisabeth, grande amie et directrice du Centre justice et loi préface Un compagnon du Québec On déplore l’imperméabilité des traditions théologiques canadiennes de langue française et de langue anglaise depuis si longtemps, que l’on ne peut que se réjouir de l’admirable panorama offert par Gregory Baum, ancien professeur de l’Université de Toronto (1959-1986) et de l’Université McGill (1986-1995). Voilà enfin présenté en anglais un survol stimulant de ce qui s’est dit et écrit à ce sujet au Québec depuis les années 1960. Ainsi, le lecteur retrouvera dans le présent livre une galerie de penseurs (au premier chef Fernand Dumont et Jacques Grand’Maison) ayant tous, à des degrés divers, marqué l’évolution de la réflexion catholique au Québec. Il sera ainsi en mesure de constater à quel point les différences, certes importantes, entre les théologies dominantes des Canadiens anglais et des Québécois francophones ne devraient pas se poser comme obstacle à un fructueux dialogue entre les deux communautés linguistiques, mais, au contraire, y conduire. Gregory Baum est de ceux qui savent que nous nous enrichissons de nos différences, car autrui est toujours le miroir de l’être. Que le présent ouvrage soit donc d’abord reçu comme une invitation au dialogue par celui qui fut entre autres, de 1962 à 2004, l’énergique éditeur de la revue The Ecumenist. Gregory Baum a par ailleurs mentionné à quel point son contact avec la culture politique québécoise avait influencé sa 12 vérité et pertinence trajectoire théologique1. En tant que professeur dans une grande université montréalaise, membre du Centre justice et foi (où il a désormais son bureau), militant du parti Québec solidaire et citoyen à part entière de la société québécoise, il en est venu à concevoir certains des problèmes auxquels faisait face la société moderne à travers un prisme typiquement québécois. Par rapport au reste du Canada, le Québec (dont 81,2 % de la population est francophone) se distingue en effet par la place plus forte de son féminisme, l’affirmation d’un nationalisme majoritaire/ minoritaire, un syndicalisme combatif, une social-démocratie assez résiliente, un anticléricalisme qui vire facilement à l’antireligieux, une progressive exculturation du catholicisme, et de vigoureux courants intellectuels francophiles. Ces traits collectifs ne sont pas sans teinter la conception que l’on s’y fait de l’engagement, de la foi et de la hiérarchie catholiques. En vivant au Québec, Baum a également appris « à regarder le Canada d’un autre œil2 ». Le regard qu’il pose n’a rien perdu de sa finesse ni de son sens critique dans cette migration ; bien au contraire, il a permis de voir ce qui autrement serait resté caché derrière les malentendus et les incompréhensions qui nous confinent trop souvent à nos fausses assurances et à nos regrettables solitudes. La théologie québécoise (sous-entendu : « francophone », ici et dans le reste du texte) des dernières décennies se comprend mal si l’on ne fait intervenir, dans un premier temps, la rupture avec la tradition thomiste ayant dominé le champ des études théologiques avant 1960. Dès le dix-neuvième siècle, le thomisme a été reconnu comme étant la doctrine officielle de l’Église, reconnaissance ponctuée d’admonestations fréquentes, dont l’encyclique pontificale Aeterni Patris (1879), les vingtquatre thèses (1914) et le motu proprio de Pie X (29 juin 1914), ainsi que – tardive, mais sans équivoque – l’encyclique Humani 1. « How Moving to Quebec Has Affected My Theology », Toronto Journal of Theology, 26/1, 2010, p. 33-46. 2. Ibid., p. 44. Un compagnon du Québec 13 Generis (1950). Toutefois, cette reconnaissance vaticane étant allée de pair avec l’établissement de l’enseignement supérieur dans la province (la fondation de la Faculté de théologie de l’Université Laval à Montréal date de 1878), le résultat fut, plus qu’ailleurs sans doute, la domination sans rival du thomisme dans les réseaux théologiques et philosophiques. En 1962, à la veille du concile Vatican II, un sondage mené auprès des membres de langue française de l’Association philosophique du Canada révélait que 82 % d’entre eux se déclaraient thomistes, 9 % existentialistes chrétiens, 5 % aristotéliciens, 2 % augustiniens et 2 % hétérodoxes3. Le problème, c’est que l’enseignement tiré de l’Aquinate avait pris dans les collèges et les universités une tournure très nettement scolastique, le libre déploiement de la réflexion critique étant remplacé par un magistère dogmatique et exclusiviste. Même Jacques Maritain, pourtant un farouche partisan du renouveau thomiste, fut soupçonné à cette époque par le clergé québécois d’entretenir des idées sulfureuses. La Révolution tranquille (1960-1966) et le concile Vatican II (1962-1965) firent voler en éclats le carcan du catéchisme thomiste. Les tentatives de renouveler la tradition théologique associée à la « Grande Noirceur » passeront par un rejet radical d’une scolastique jugée autoritaire et désincarnée. Les penseurs catholiques affirmèrent que les Québécois avaient vécu dans un discours religieux tellement désincarné, qu’ils avaient fini par perdre tout repère concret. « On oublie que les institutions se nourrissent de l’existence des hommes. Quand elles ont pris trop de distance, quand elles ont trop soigné leurs règlements, leurs idéologies et leurs devantures, elles s’étiolent et perdent leur sens. Comme les arbres dont on a négligé le terreau au profit des ramures. C’était arrivé à notre Église4. » Cela explique 3. Stanley French, « Considérations sur l’histoire et l’esprit de la philosophie au Canada français », Cité libre, no 68, juin-juillet 1964, p. 20-26. 4. Fernand Dumont, « Dix années, c’est peu dans la vie d’une Église », Le Devoir, 8 avril 1982, p. 1. 14 vérité et pertinence au passage que la nouvelle théologie se soit développée plutôt en dehors des facultés de théologie qu’à l’intérieur de celles-ci. À ceux qui s’étonneraient de l’influence théologique d’un Fernand Dumont, lui qui fut professeur dans un département de sociologie, il faudra rappeler que ce dernier, plus jeune, avait eu l’intention de se diriger vers des études en philosophie, mais qu’il s’en était finalement détourné devant le « verrou scolastique » qui y entravait toute réflexion novatrice et libre. Il ne fut pas le seul à espérer un renouveau de la pensée métaphysique qui passe par des voies périphériques, marginales. Le Québec des cinquante dernières années fut un havre particulièrement propice aux « théologiens du dimanche5 ». En cherchant à se libérer d’un thomisme desséchant et oppressif, les théologiens québécois déployèrent le plus clair de leurs énergies à entreprendre une critique incisive de tout ce qui leur paraissait désincarné, sclérosé, routinier, réifié. J’ai été frappé à cet égard par le titre choisi par Baum pour son essai. Vérité et pertinence reprend une fameuse distinction avancée par Fernand Dumont. La vérité, disait ce dernier, est en ellemême une chose froide et abstraite, le simple fruit de la raison raisonnante, le résultat plus ou moins fiable d’opérations axiomatiques. Les bibliothèques ne sont-elles pas pleines de propositions positives qui n’affectent en rien l’existence quotidienne des gens qui les fréquentent ? Les vérités ne peuvent élever ou transformer les sujets qui les rencontrent sans un élan de l’âme et du cœur, sans une adhésion subjective ; une vérité devient ainsi pertinente lorsqu’elle répond à l’anxiété des individus, leur permet de résoudre leurs problèmes et transforme leurs vies. Entre les faits avérés qui n’impliquent pas émotivement les personnes qui les apprennent et ceux qui les affectent au plus profond d’elles-mêmes, il y a toute la distance qui sépare les vérités que l’on sait de celles auxquelles on croit vraiment, totale5. René-Michel Roberge, « Un théologien à découvrir : Fernand Dumont », Laval théologique et philosophique, 55/1, 1999, p. 31-47. Un compagnon du Québec 15 ment, passionnément. Il y a toute la distance, bref, entre la vérité et la pertinence. Dans ces conditions, pour Dumont, le travail du professeur, celui de l’écrivain et celui du théologien se ressemblent : il s’agit de donner une signification à ce qui resterait autrement plat et vide. Le professeur doit incarner par sa passion un enseignement qui, du simple fait qu’il est vécu par le maître debout devant la classe, prend une dimension nouvelle. L’écrivain a également pour tâche de dramatiser la condition humaine. Enfin, le théologien témoigne de quelque chose qui le dépasse infiniment. Toutes ces professions, on le devine, sont des métiers du sens. Les gens qui les exercent tentent de faire parler un monde qui, s’il se suffisait à lui-même, ne dirait rien à personne. Baum a tout à fait raison d’affirmer que les théologiens québécois ont voulu inscrire Dieu dans la trame de l’histoire. Il existe, comme il le montre bien, un panenthéisme rampant dans la conception que ceux-ci se font de la marche du monde. Non seulement Dieu est immanent aux événements (ce qui oblige à admettre une providence), mais il habite aussi chaque être humain (ce qui revient à dire que l’appel de Dieu est toujours déjà inscrit dans le cœur des individus). Pour les théologiens québécois, on n’apprend pas la foi, on en fait l’expérience. La Bible n’est pas un livre, elle est une parole. Les prêtres ne sont pas seulement des pasteurs ; ils doivent être aussi des témoins. La foi est un héritage qui ne se reçoit pas, mais se conquiert. L’Église n’est pas l’épiscopat ; « l’Église, c’est vous », comme l’affirme Rémi Parent6. Le Christ, c’est d’abord Jésus, l’homme de Nazareth. La foi n’est pas un isolement ; c’est une rencontre. Bref, partout et toujours, les théologiens ont cherché à développer un message évangélique pour l’« homme d’ici », qui puisse s’adapter aux différents contextes, évoluer au fil du temps et répondre de façon tangible aux craintes et aux aspirations des croyants. Théologiquement, cela a donné ce que Baum identifie avec justesse dans 6. Rémi Parent, L’Église, c’est vous, Montréal, Éditions Paulines, 1982. 16 vérité et pertinence son livre : les théologiens québécois doutent de Dieu, mais jamais de Jésus ; ils adoptent l’option préférentielle pour les pauvres ; ils parlent peu du péché ; ils cherchent sans cesse à s’engager et souhaitent appliquer les principes de l’Évangile dans leur vie. De ces réflexions ressort l’articulation entre foi et culture. Les théologiens québécois de la deuxième moitié du vingtième siècle ont tenté de recréer une authentique solidarité entre l’Église catholique et les croyants, afin que celle-ci ne soit pas qu’une structure plaquée sur un milieu étranger. Ne pouvant se contenter d’une institution anonyme, d’une institution déracinée, ils espéraient fonder une Église qui, en épousant les rêves et les doutes de ses fidèles, devienne authentiquement québécoise. N’en avait-il pas été de même, avançaient-ils, lors de l’établissement des premières communautés chrétiennes de Jérusalem, d’Antioche, d’Alexandrie, de Corinthe ? La parole universelle du Fils de Dieu n’avait-elle pas été entendue dès l’origine avec des accents différents ? Pourquoi faudrait-il dès lors que les Québécois soient forcés à écouter la Bonne Parole dans une langue qui ne leur appartient pas ? Historiquement, on le sait, le clergé catholique a fait sienne la maxime « la langue, gardienne de la foi », et des membres influents de l’Église – dont le chanoine Lionel Groulx (1878-1967) – sont devenus des champions de la cause nationale. Dans les années 1960, et dans une large mesure par la suite, les théologiens québécois ont continué à s’associer à la quête d’affirmation de la société québécoise, mais, rompant avec les idéologies traditionalistes du passé, ils ont embrassé le virage néonationaliste de la Révolution tranquille, et ils ont commencé, pour plusieurs d’entre eux, à promouvoir l’indépendance du Québec. Ils ont voulu conjuguer, d’une manière non plus culturelle, mais politique, le nationalisme et le catholicisme. Cette posture a pu paraître choquante à bien des théologiens canadiens-anglais qui s’étaient habitués, avant les années 1960, à une pensée théologique québécoise moraliste et conservatrice. Gregory Baum lui-même a avoué le malaise qui l’a d’abord saisi Un compagnon du Québec 17 devant le ton nationaliste de la théologie au Québec. Il lui a fallu apprendre à respecter ses collègues québécois qui refusaient de séparer leur foi de leurs aspirations nationalistes. Quelques-uns se disaient socialistes ou indépendantistes parce qu’ils étaient chrétiens, cherchant toujours dans l’enseignement évangélique des motifs d’engagement. Les théologiens québécois se distinguaient en effet par un « intégralisme » qui s’opposait à une action accessoire des chrétiens ou à une acceptation fragmentaire du catholicisme, tout en cherchant divers moyens de « transiger » avec le monde moderne. En s’opposant à une foi repliée dans le soliloque de l’intime ou réfugiée dans les absolus de l’ultime, ils cherchaient non sans difficulté les formes d’une présence. Ces traits sont déjà assez originaux pour justifier une présentation d’ensemble comme celle choisie par Gregory Baum dans le présent livre. Mais, au-delà de son objet, ce qui fait la valeur de Vérité et pertinence, c’est la plume de celui qui l’écrit. Si ce livre est si riche, c’est qu’il est transporté par un véritable souffle. Gregory Baum est d’abord et avant tout l’homme de l’ouverture : ouverture de la personne à la transcendance, qu’elle soit divine ou terrestre, donnant libre cours à ce mouvement de dépassement appelant l’humanité à ne pas se refermer sur elle-même ; ouverture aux autres, et surtout aux plus lointains de nos contemporains – aux humbles, aux oubliés, aux délaissés, aux déclassés – afin de les faire revenir dans le cercle de nos soucis et de nos fraternités ; ouverture aux cultures afin de bâtir nos croyances autant sur l’assurance de nos solidarités que sur le partage de nos différences. Depuis longtemps, le Québec a pu profiter de cette ouverture. Baum, si je peux me permettre cette image, a été, par ses écrits, ses discours et ses rencontres, une inestimable fenêtre à travers laquelle il nous invite à contempler le large. Il nous a grandis en nous rappelant à quel point nous sommes petits. Jean-Philippe Warren, sociologue, Université Concordia Une brève introduction En 1986, après avoir enseigné pendant plus de vingt-six ans la théologie et les études religieuses au St. Michael’s College de l’Université de Toronto, je me suis établi à Montréal en tant que professeur à la Faculté des études religieuses de l’Université McGill, prestigieuse institution académique anglophone. Quelques-uns de mes articles ayant été publiés dans la revue catholique internationale Concilium, je n’étais pas un inconnu pour le milieu théologique québécois francophone. Je fus alors invité par le Centre justice et foi, dirigé par les jésuites, à me joindre au comité de rédaction de sa revue mensuelle, Relations. J’ai perçu cette proposition comme un immense privilège, puisque cela me permettait de suivre les débats sociaux québécois et de m’y impliquer. Il me faut ici préciser que l’orientation du Centre avait suivi la décision de l’ordre des Jésuites, en 1975, de s’impliquer dans la promotion de la foi et de son corollaire obligé : la justice7. Plus tard, quand j’ai rejoint la Société canadienne de théologie, je me suis vu entouré de théologiens hors pair, débattant avec passion la signification de l’Évangile pour le monde contemporain. Adopté par la communauté francophone, j’ai vécu une double aventure intellectuelle : la 7. Le quatrième décret de la 32e Congrégation générale de la Compagnie de Jésus, tenue à Rome en 1975. 20 vérité et pertinence reconnaissance du Québec comme société distincte et la découverte d’une Église québécoise qui, malgré ses effectifs réduits, se posait comme un lieu d’innovation pastorale et de projets théologiques. La langue, outil de communication, peut aussi être une barrière aux échanges interculturels, ce qui explique que la réflexion pastorale et théologique élaborée au Québec, bien qu’innovatrice et sujette à controverses, demeure quasi inconnue du milieu théologique anglophone. Presque rien n’a été écrit sur le sujet en anglais. Mon petit livre The Church in Quebec (1991) compte quelques articles sur la théologie8 ; David Seljak a terminé une thèse de doctorat (Université McGill, 1995) sur les réactions de l’Église catholique pendant la Révolution tranquille ; en 2000, il a publié l’article « The Catholic Church and Public Politics in Quebec9 » ; dans le recueil Intersecting Voices (2007), Carolyn Sharp a publié « Critical Theologies in Quebec », et Monique Dumais « Critical Feminist Theologies in Quebec10 ». Et c’est à peu près tout ce qui s’est écrit en anglais sur la théologie catholique au Québec. En juin 2011, de plus en plus troublé par ce manque de communication, j’ai demandé au Département des études théologiques de l’Université Concordia de Montréal de me permettre de donner un cours sur la théologie catholique au Québec francophone. Je fus alors gracieusement invité à y donner un cours d’été de troisième cycle sur le sujet en mai/juin 2012. Au lieu de préparer des cours, j’ai décidé d’écrire un livre et de faire partager à un public plus large ma connaissance de la théologie catholique québécoise. 8. Gregory Baum, The Church in Quebec, Toronto, Novalis, 1991. 9. David Seljak, « The Catholic Church and Public Politics in Quebec », dans David Lyon et al. (dir.), Rethinking Church, State and Modernity, Toronto, University of Toronto Press, 2000, pp. 131-148. 10. Carolyn Sharp, « Critical Theologies in Quebec », et Monique Dumais, « Critical Feminist Theologies in Quebec », dans Don Schweitzer et al. (dir.), Intersecting Voices, Toronto, Novalis, 2004, pp. 67-82 et 83-95. Une brève introduction 21 Longtemps défini comme société catholique, le Québec compte plusieurs facultés de théologie réparties sur tout le territoire, et la production théologique de ses professeurs est impressionnante. Je ne vise ici ni le rapport détaillé ni une synthèse de cette littérature, mais j’entends, en toute simplicité, porter sur cette théologie le regard respectueux qu’elle mérite, regard qui témoignera forcément de mon appartenance à la Société canadienne de théologie et de mes liens avec le Centre justice et foi. La Société canadienne de théologie a, au cours des ans, fait éditer ses actes dans les nombreux volumes de sa collection « Héritage et projet », incontournable introduction à la littérature théologique québécoise. Grâce au Centre justice et foi, je me suis progressivement impliqué dans les activités d’un réseau catholique dont font partie des groupes et des individus se consacrant aux questions de justice sociale, et posant sur l’Église et la société un regard critique11. Au sein de ce réseau, je m’intéresse particulièrement aux études théologiques et exégétiques qui ont une résonance à travers la société contemporaine, qui dévoilent ses dérives possibles et promeuvent égalité et justice sociale. Au centre de la réflexion de ces universitaires, il y a non pas la vérité de l’enseignement de l’Église, mais sa pertinence, c’est-à-dire le pouvoir de pardonner au cœur humain et de changer le cours de l’histoire. Une véritable proclamation de l’Évangile du Christ exige qu’on le présente comme actuel, adapté à chaque situation, faisant la lumière sur sa part d’ombre et promettant salut et renouveau. J’ai intitulé cet ouvrage Vérité et pertinence parce que la plupart des théologiens et exégètes cités souhaitent proclamer l’Évangile en tant que message s’adressant à la société québécoise contemporaine. Le sous-titre, La théologie catholique au Québec francophone depuis la Révolution tranquille, indique que l’ouvrage se veut une introduction à la plus récente production théologique 11. Voir mon article « How Moving to Montreal Has Affected My Theology », Toronto Journal of Theology, 26/1, 2010, pp. 33-46. 22 vérité et pertinence québécoise. Je m’intéresse en effet d’une façon toute particulière aux courants théologiques qui reconnaissent le lien étroit entre foi et justice. Je m’excuse auprès des collègues dont les travaux sont ici passés sous silence, en dépit du respect et de l’attention qu’ils méritent. Les protestants du Québec francophone représentent une infime minorité et ils ne peuvent toujours pas compter sur une institution francophone d’importance qui enseigne la théologie. Leurs ministres ou pasteurs s’occupent principalement de prédication et de pastorale. Avec les années, les facultés catholiques ont adopté une perspective œcuménique, ouvrant leurs portes aux étudiants et professeurs protestants. Dans le sous-titre, j’écris « Québec francophone », parce que le présent ouvrage n’aborde pas la littérature théologique de la communauté québécoise anglophone. Je ne dis rien des concepts théologiques implicites dans l’œuvre philosophique d’un Charles Taylor, bien que la sagesse qui en émane demeure à ce jour inexplorée par les théologiens ; rien non plus de la production théologique d’un Douglas Hall, ami personnel et ex-collègue de McGill. Les théologiens anglophones de Montréal entretiennent un dialogue soutenu avec leurs confrères du Canada anglais et des États-Unis, mais on les voit rarement franchir la barrière linguistique. Charles Taylor est un cas à part : dans le Québec francophone, il se sent tout à fait chez lui. Le concile Vatican II souhaitait que les théologiens dialoguant avec leur culture particulière se montrent capables d’annoncer et d’expliquer l’Évangile du Christ dans des termes à la portée de tous. Je consacre les deux premiers chapitres de cet ouvrage à la présentation des courageuses recommandations du concile. Pour les théologiens québécois, tout à fait dans la ligne du concile, le dialogue entre foi et culture est une tâche essentielle de la théologie. Et c’est sans complexe que leur théologie s’affirme comme contextuelle. Qu’ils le veuillent ou non, elle est l’écho d’une expérience historique : la Révolution tranquille. Une brève introduction 23 Mes origines culturelles étant tout à fait différentes, je ne vois pas toujours les choses du même œil que mes collègues théologiens du Québec. À chaque étape, je relèverai ces différences, quitte à les discuter plus en profondeur dans le chapitre final de l’ouvrage. Certaines idées des théologiens québécois s’avérant très radicales, je ne manquerai pas de citer à l’occasion le théologien allemand bien connu, Joseph Ratzinger, qui, dans sa prime jeunesse, nourrissait des idées semblables. J’ajouterai également qu’à notre époque les théologiens québécois ne montrent que peu d’intérêt pour le courant conservateur subsistant au sein du catholicisme romain, encouragé par le Vatican et approuvé par Benoît XVI. Ce courant, qui n’a fait naître aucune réflexion théologique originale, qui n’encourage aucune interaction innovatrice, a cependant un réel impact administratif sur la vie de l’Église en faisant pression sur les séminaires et les facultés de théologie et en attribuant des postes d’autorité dans la hiérarchie ecclésiastique à des clercs qui n’ont aucun intérêt pour la théologie. Je suis enclin à croire que l’Église du Québec demeure une communauté ouverte, dialoguant avec le monde et ne ménageant pas ses efforts pour trouver la meilleure façon d’appliquer et de proclamer un Évangile à la portée de tous. Il est intéressant de noter, vu le climat conservateur ambiant, que Benoît XVI a tout de même osé mettre de l’avant quelques propositions théologiques audacieuses, mais elles ont été suivies de peu d’effets, bloquées par les intraitables nostalgiques du catholicisme d’antan. Dans son encyclique Spe Salvi (2008), Benoît XVI décrit les tâches de la théologie en des termes très proches de ce que les théologiens québécois tentent de faire. Dans un tel dialogue, même les chrétiens, dans le contexte de leurs connaissances et de leurs expériences, doivent apprendre de manière renouvelée en quoi consiste véritablement leur espérance, ce qu’ils ont à offrir au monde et ce que, à l’inverse, ils ne peuvent pas offrir. Il convient qu’à l’autocritique de l’ère moderne soit associée aussi une autocritique du christianisme moderne, qui 24 vérité et pertinence doit toujours de nouveau apprendre à se comprendre lui-même à partir de ses propres racines12. (Traduction officielle de Spe Salvi) Je souhaite ici exprimer ma reconnaissance à Jean-Philippe Warren pour sa profonde et bienveillante préface. Je remercie également Guy Côté, un ami théologien, pour sa lecture du manuscrit et ses judicieux conseils, et Kyla Madden, éditrice aux Presses de l’Université McGill-Queen’s, pour ses encouragements. Toute ma gratitude va également au Centre justice et foi et particulièrement à sa directrice, Élisabeth Garant, et son équipe, qui m’ont aidé à voir le Québec sous l’éclairage de l’Évangile. Ultime remarque qui a toute son importance : j’ai écrit cet ouvrage avant le 13 mars 2013, jour de l’élection du pape François, dont la vision de l’Église fait redécouvrir le message de Vatican II à la communauté catholique, et dont les idées montrent une remarquable affinité avec la pensée des théologiens catholiques progressistes québécois. 12. Benoît XVI, encyclique Spe Salvi (2008), no 22. chapitre L’Église catholique pendant et après la Révolution tranquille Avec l’arrivée des années 1960, la théologie catholique au Québec a souhaité accompagner les efforts de la jeune nation québécoise en quête d’un discours adapté à ses aspirations collectives qui, jusque-là, étaient pratiquement enterrées1. Les théologiens se sont demandé ce que l’Évangile pouvait apporter à ces Québécois qui exerçaient leur pouvoir, redéfinissaient leur identité, et découvraient leur créativité culturelle. Dans ce premier chapitre, je vais traiter de l’évolution de l’Église pendant et après la Révolution tranquille. L’Église s’est vue confrontée à un soulèvement culturel et, pour relever le défi, les évêques du Québec ont mis sur pied une commission d’enquête dont les recommandations pastorales devaient lui permettre d’apporter sa pierre à l’édifice de cette nouvelle société. Je ferai une synthèse de ces recommandations, car elles ont fortement influencé les débats des théologiens. Toutefois, et en dépit des efforts de renouvellement déployés par l’Église au concile Vatican II puis au Québec, la province est par la suite devenue une société laïque, tournant le dos à la religion de ses ancêtres. Vers la fin des années 1970, 1. La formule est une adaptation de la deuxième phrase de l’ouvrage de JeanPhilippe Warren, L’art vivant, Montréal, Boréal, 2011. 26 vérité et pertinence les valeurs de la social-démocratie amenées par la Révolution tranquille se sont vues remises en question par la culture néolibérale dominante en Amérique du Nord. Comme nous le verrons, les théologiens sont toutefois restés fidèles au nouvel humanisme, et ils ont dénoncé cette culture montante marquée par l’individualisme, le consumérisme et la compétitivité. La Révolution tranquille2 La province de Québec a fait une entrée plutôt tardive dans la modernité culturelle et politique3. Avant 1960, le gouvernement provincial nourrissait des idéaux culturels prémodernes, traditionnels ; il freinait le pluralisme religieux et politique et refusait que l’État prenne en charge le bien-être de la population. Il n’y avait au gouvernement ni ministère de l’Éducation, ni ministère de la Santé, ni ministère de la Sécurité sociale. Premier ministre pendant presque toute la période allant de 1936 à 1959, Maurice Duplessis a défendu cette politique de manière inflexible. Il voulait confier à des organismes privés la responsabilité de l’éducation, de la santé et des services sociaux. L’Église catholique ne se plaignait nullement d’avoir à assumer ces responsabilités auprès de la population francophone ; elle prit ainsi en charge les écoles et les collèges, les hôpitaux et les centres de services de santé, ainsi que l’assistance aux personnes dans le besoin. Il s’ensuivit une omniprésence de l’Église en tant que pourvoyeuse de services. Les Québécois anglophones, soit environ 20 % de la population, s’accommodaient fort bien de cette politique gouvernementale qui leur permettait de mettre sur pied leurs propres institutions sans ingérence de l’État. 2. Ces quelques pages sur la Révolution tranquille constituent une version remaniée de mon article intitulé « Catholicism and Secularization in Quebec », dans David Lyon et al. (dir.), Rethinking Church, State and Modernity, Toronto, University of Toronto Press, 2000, pp. 149-152. 3. Historiens et spécialistes des sciences humaines débattent toujours la question de savoir si la Révolution tranquille a constitué un point tournant significatif ou si elle n’a été qu’un changement social parmi d’autres en Occident. Voir le chapitre 2. L’Église catholique pendant et après la Révolution tranquille 27 Dans ce contexte, le pouvoir culturel de l’Église au Québec francophone était excessif. Celle-ci définissait l’identité culturelle du Québec en l’opposant à la culture nord-américaine, protestante et laïque. Elle exigeait l’unanimité dans ses propres rangs, et appuyait le gouvernement dans son opposition à toute forme de pluralisme. Ses activités étaient soutenues par la foi d’une vaste majorité de la population, dont la ferveur nourrissait une culture de la solidarité et de l’entraide mutuelle. Une foi enthousiaste inspirait de nombreuses jeunes personnes à se faire prêtres, religieuses ou frères, et à se consacrer au service de leurs compatriotes et des missions étrangères. Cette loyauté bien enracinée envers l’Église peut sembler étrange au milieu du vingtième siècle. Cependant, chaque fois qu’un peuple catholique conquis par un empire d’une religion différente doit lutter pour sa survie collective, l’Église devient un symbole de l’identité et de la résistance. Ce fut le cas en Pologne, en Irlande et au Québec. Déjà dans les années 1940 et 1950, l’unanimité au sein de l’Église catholique s’était fissurée. Joseph Charbonneau, archevêque de Montréal, s’était désolidarisé des évêques en appuyant le principe des institutions non confessionnelles, et en multipliant ses interventions en faveur du droit de grève4. La revue Cité libre, où œuvraient des intellectuels inspirés par le courant libéral de la pensée catholique venue de France, fustigeait ce qu’elle appelait le régime clérico-nationaliste, corrompu et antidémocratique de Duplessis5. En 1956, deux prêtres, Gérard Dion et Louis O’Neill, ont publié un ouvrage critiquant les politiques réactionnaires de Duplessis et préconisant des idées démocratiques et égalitaires6. Analysant ces deux décennies, 4. Pierre Elliott Trudeau (dir.), La grève de l’amiante, Montréal, Cité Libre, 1956. 5. Yvan Lamonde (dir.), Cité libre. Une anthologie, Montréal, Alain Stanké, 1991. 6. Gérard Dion et Louis O’Neill ont publié le manifeste L’immoralité politique dans la province de Québec, en 1956, repris par les Éditions de l’Homme (Montréal, 1960), sous le titre Le chrétien et les élections. 28 vérité et pertinence riches en événements et en prises de position, les historiens y ont progressivement reconnu les mouvements sociaux qui, au sein du catholicisme, ont préparé la Révolution tranquille7. En dépit de ces signes annonciateurs, l’explosion culturelle qui s’est produite lorsque le gouvernement libéral a été élu le 22 juin 1960 mérite tout à fait son nom de « Révolution tranquille ». Les Québécois se découvraient comme nation autonome et dynamique, pleine d’idées et bien décidée à se donner une société à son image. Nous inspirant d’Émile Durkheim, dont le terme « effervescence8 » désigne l’ébullition collective des peuples à certains moments clés de leur histoire, nous pouvons affirmer que, pour les Québécois, la Révolution tranquille fut une époque d’effervescence. La population souhaitait rattraper la modernité, s’ouvrir au pluralisme, participer à la prise de décision démocratique, abolir toute censure en art et en littérature, et mettre sur pied un système éducatif moderne formant les étudiants dans les domaines scientifique et technologique. Les acteurs de ce soulèvement culturel voulaient aussi se libérer de la domination économique des élites canadiennes-anglaises et assumer pleinement la prise en charge politique de leur destin. Parallèlement, les penseurs de la Révolution tranquille souhaitaient que le Québec reste fidèle à sa tradition culturelle unique, de façon à ne pas être assimilé par l’ensemble de la société nord-américaine. Ils voulaient qu’il résiste à l’individualisme propre à ces communautés et préserve sa tradition de solidarité et de coopération. Plusieurs de ces penseurs qualifiaient leur vision du monde de « socialiste », au sens large du terme. Y cohabitaient coopératisme, social-démocratie et reconstruction sociale inspirée de Marx. Comme toute nation enfermée dans une culture prémoderne, les Québécois voulaient à la fois se 7. E.-Martin Meunier et Jean-Philippe Warren, Sortir de la « Grande Noirceur », Sillery, Le Septentrion, 2002. 8. C. Shilling et P. Mellar, « Durkheim. Morality and Modernity : Collective Effervescence », British Journal of Sociology, 49 (juin 1998), pp. 193-209. L’Église catholique pendant et après la Révolution tranquille 29 montrer à la hauteur de la modernité et demeurer, envers et contre tout, une société distincte. Dans le sillage de la Révolution tranquille, les Québécois ont cessé de se percevoir d’un point de vue purement ethnique : ils ne se définissaient plus comme étant une fraction de la nation canadienne-française transcontinentale. Ils ont commencé à penser le Québec en termes de nation et de citoyenneté, plutôt que d’ethnicité. Bien que cette nouvelle perception de soi ait déçu les minorités canadiennes-françaises des autres provinces canadiennes, elle a graduellement ouvert la société québécoise au pluralisme ethnique et culturel, le Québec au pluriel [en français dans le texte, NDT]. La Révolution tranquille a également enclenché un processus de sécularisation. Les penseurs de ce courant, qui n’étaient qu’une poignée au départ, accusaient l’Église catholique d’avoir appuyé le régime réactionnaire de Maurice Duplessis, alors qualifié de Grande Noirceur, et d’avoir empêché le Québec d’entrer de plain-pied dans la modernité nord-américaine ; ils perçurent alors le catholicisme comme étant une partie intégrante de la Grande Noirceur. Leur objectif était de séculariser la vision que les Québécois avaient d’eux-mêmes et de substituer au récit religieux qui avait autrefois défini leur identité une définition laïque du soi, celle d’un peuple voulant à tout prix découvrir sa force, ses talents, son originalité. À la suite de la création des ministères de l’Éducation, de la Santé et des Affaires sociales par le gouvernement libéral et de la laïcisation des institutions ecclésiastiques jadis en charge de ces missions, l’Église catholique a perdu beaucoup de son pouvoir et de son influence sur la société. Seul le système scolaire est demeuré en partie sous la coupe des évêques, bien qu’ils en aient perdu le contrôle direct9. Bon nombre de catholiques ont applaudi à la décléricalisation de leur société. C’était l’époque où le concile Vatican II (19629. Le système éducatif confessionnel québécois a été aboli en 2005. 30 vérité et pertinence 1965) recommandait plus d’ouverture à la modernité, insistait sur la responsabilité des laïcs, encourageait l’autonomie des institutions laïques et disait tout son respect pour le pluralisme religieux. Certains catholiques souhaitaient une révolution tranquille au sein de l’Église. La revue Maintenant, publiée par les dominicains, est devenue l’un des fers de lance de la réforme ecclésiastique10. Les changements institutionnels et les vifs débats parmi les catholiques ont amené l’Église à s’interroger sur son avenir. Elle avait perdu son poids culturel et sa présence institutionnelle, même si la majorité de ses membres demeuraient des croyants convaincus. Mais vers la fin des années 1960, un nombre croissant de catholiques, devenus indifférents à leur histoire religieuse, ont coupé tout lien avec leur paroisse. Le tissu social devenait lui-même de plus en plus laïc. La commission Dumont La transformation sociale enclenchée par la Révolution tranquille a influencé la pratique religieuse des catholiques. L’effervescence culturelle a fait souffler un vent de liberté incitant les catholiques à s’engager dans de nouvelles expériences pastorales, comme les communautés de base11. Certains groupes de l’Action catholique ont adopté des positions politiques radicales. En 1968, pour renforcer la cohésion interne de l’Église et mettre au point des politiques pastorales communes, les évêques ont mis sur pied une commission chargée de consulter les catholiques de la province, de se mettre à l’écoute de leurs problèmes et de leurs aspirations spirituelles, et de déposer des recommandations de politiques pastorales qui permettraient à l’Église de répondre de façon créative aux demandes de ce Québec nouveau. Comme président de la commission, les évêques 10. Martin Roy, Une réforme dans la fidélité : la revue « Maintenant » [19621974], Québec, Presses de l’Université Laval, 2012. 11. Yves Beaulieu et al. (dir.), Le renouveau communautaire chrétien au Québec, Montréal, Fides, 1974. L’Église catholique pendant et après la Révolution tranquille 31 ont nommé Fernand Dumont, sociologue et intellectuel dont nous ferons la connaissance dans le chapitre 3. Parmi les onze membres de cette commission, on comptait un évêque, Jacques Grand’Maison, théologien (dont nous allons également parler un peu plus loin), un certain nombre de prêtres et plusieurs laïcs, hommes et femmes essentiellement recrutés dans le mouvement de l’Action catholique. Un représentant du monde syndical, Jean-Paul Hétu, figurait au nombre des laïcs. Comme de nombreux catholiques, les évêques croyaient que les enseignements de Vatican II sur les responsabilités des églises particulières leur donnaient le droit de consulter les fidèles ordinaires, d’écouter leurs théologiens et de travailler à une « inculturation » de l’Évangile dans leur communauté nationale. Les évêques souhaitaient un catholicisme qui réponde de façon constructive et critique aux demandes du Québec nouveau. Les textes conciliaires sur les églises particulières étant essentiels à la compréhension du travail des théologiens québécois, nous les examinerons plus en détail dans le prochain chapitre. Je ne vais relever que deux phrases, ici particulièrement pertinentes. Il existe légitimement, au sein de la communion de l’Église, des Églises particulières jouissant de leurs traditions propres – sans préjudice du primat de la Chaire de Pierre qui préside au rassemblement universel de la charité –, qui garantit les légitimes diversités et veille en même temps à ce que, loin de porter préjudice à l’unité, les particularités, au contraire, lui soient profitables12. Les évêques doivent proposer la doctrine chrétienne d’une façon adaptée aux nécessités du moment, c’est-à-dire en répondant aux difficultés et questions qui angoissent le plus les hommes13. 12. Lumen Gentium, no 13. 13. Tiré du document conciliaire sur les évêques, intitulé Christus Dominus, no 12. Dans son ouvrage intitulé Les origines catholiques de la Révolution tranquille au Québec (Montréal, Presses universitaires McGill-Queen’s, 2005), Michael Gauvreau parle de l’Église des années 1960 sans reconnaître l’impact du concile Vatican II, omission qui fragilise considérablement son analyse. Quelques remarques finales 331 message destiné au monde – Jésus a prié son Père pour que sa volonté s’accomplisse ici-bas –, et pour cette raison, les chrétiens ne devraient pas se préoccuper de l’au-delà. Comme notre avenir fait partie d’un plan divin qui nous est inconnu, nous n’avons pas à nous poser mille questions sur le sujet ; mais je songe aux Juifs entassés dans des wagons à bestiaux en route vers Auschwitz, ou aux millions d’enfants qui meurent de faim dans les pays pauvres du Sud, et alors la résurrection de Jésus devient pour moi une réalité capitale. S’il n’y a pas de vie après la mort, où serait pour eux la Bonne Nouvelle ? Par Jésus persécuté, crucifié et ressuscité, Dieu réhabilite toutes les victimes de l’histoire. J’ai mentionné plus haut que l’encyclique Spe Salvi de Benoît XVI fait référence avec sympathie aux philosophes de l’école de Francfort, et il entame avec eux un dialogue sur Dieu et sur le mal. Ce texte étant quelque peu méconnu, je me permets d’en citer deux paragraphes : L’athéisme des XIXe et XXe siècles est, selon ses racines et sa finalité, un moralisme : une protestation contre les injustices du monde et de l’histoire universelle. Un monde dans lequel existe une telle quantité d’injustice, de souffrance des innocents et de cynisme du pouvoir ne peut être l’œuvre d’un Dieu bon. Le Dieu qui aurait la responsabilité d’un monde semblable ne serait pas un Dieu juste et encore moins un Dieu bon. C’est au nom de la morale qu’il faut contester ce Dieu. Puisqu’il n’y a pas de Dieu qui crée une justice, il semble que l’homme lui-même soit maintenant appelé à établir la justice. Si face à la souffrance de ce monde la protestation contre Dieu est compréhensible, la prétention que l’humanité puisse et doive faire ce qu’aucun Dieu ne fait ni n’est en mesure de faire est présomptueuse et fondamentalement fausse. […] Personne ni rien ne répond pour la souffrance des siècles. Personne ni rien ne garantit que le cynisme du pouvoir – sous quelque habillage idéologique conquérant qu’il se présente – ne continuera à commander dans le monde. Ainsi les grands penseurs 332 vérité et pertinence de l’école de Francfort, Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, ont critiqué de la même façon l’athéisme et le théisme. Horkheimer a radicalement exclu que puisse être trouvé un quelconque succédané immanent pour Dieu, refusant cependant en même temps l’image du Dieu bon et juste. Dans une radicalisation extrême de l’interdit vétéro-testamentaire des images, il parle de la « nostalgie du totalement autre » qui demeure inaccessible – un cri du désir adressé à l’histoire universelle. De même, Adorno s’est conformé résolument à ce refus de toute image qui, précisément, exclut aussi l’« image » du Dieu qui aime. Mais il a aussi toujours de nouveau souligné cette dialectique « négative » et il a affirmé que la justice, une vraie justice, demanderait un monde « dans lequel non seulement la souffrance présente serait anéantie, mais où serait aussi révoqué ce qui est irrémédiablement passé ». Cependant, cela signifierait – exprimé en symboles positifs et donc pour lui inappropriés – que la justice ne peut être pour nous sans résurrection des morts13. J’ai mentionné au chapitre 3 que, selon Fernand Dumont, la foi en Dieu débouche sur des questions pour lesquelles il n’existe pas de réponses faciles. Les théologiens cités dans cet ouvrage sont peu diserts sur la question de la vie éternelle, mais ils affrontent avec courage les problèmes, les conflits et les échecs de leur société. Ils cherchent des réponses à ces questions dans l’Évangile et dans la tradition catholique. Toujours critiques, mais dialoguant avec la pensée contemporaine, ils essaient de montrer que la révélation divine en Jésus-Christ est un message pertinent pour La population québécoise. 13. Benoît XVI, encyclique Spe Salvi (2007), no 42. Vérité et pertinence Un regard sur la théologie catholique au Québec depuis la Révolution tranquille Après la Révolution tranquille, l’Église catholique a lentement perdu son pouvoir prédominant au Québec. En dépit de ce déclin, ou peutêtre à cause de lui, la pensée catholique qui s’est développée par la suite au Québec a fait montre d’une grande créativité. Dans ce livre, Gregory Baum présente, contextualise et interprète les écrits théologiques qui ont jalonné l’histoire du Québec depuis 1960. Baum montre comment les théologiens catholiques du Québec, inspirés par le Concile Vatican II (1962-1965), ont redécouvert le sens social du message chrétien pour mieux faire face aux problèmes et inquiétudes de la société contemporaine. Avec une confiance renouvelée dans la Bible, ils ont ainsi soutenu l’éveil du Québec, ont épousé l’essor de son nationalisme sous certaines conditions, ont favorisé la solidarité sociale, ont réclamé l’égalité des sexes et ont souhaité le respect du pluralisme religieux et culturel. Délaissant un certain catholicisme du passé, ces théologiens ont embrassé les valeurs humanistes de la société moderne, en conformité avec le message biblique, pendant qu’au même moment ils pointaient le potentiel destructeur de la modernité, son individualisme, son utilitarisme, son relativisme et son élan vers l’empire du capitalisme. Fruit d’une réflexion à la fois théologique et sociologique, ce livre constitue un fascinant portrait de l’évolution de l’Église catholique au Québec. Professeur émérite de la faculté de théologie de l’Université McGill, Gregory Baum est l’auteur de plus d’une vingtaine d’ouvrages. Il a enseigné 28 ans à l’Université de Toronto et a été expert au concile Vatican II. Il a publié notamment Le nationalisme — Perspectives éthiques (Bellarmin, 1998) et Étonnante Église, l’émergence du catholicisme solidaire (Bellarmin, 2006). isbn ---- www.groupefides.com