Posture soignante face à une crise de possession des Djinns à

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Pratique
soins d’ici et d’ailleurs
Posture soignante face
à une crise de possession
des Djinns à Mayotte
Claire Gillard-Berthod
Les soignants et les étudiants infirmiers exerçant à Mayotte peuvent se retrouver
en difficulté face à des patients présentant une crise de possession par des esprits
appelés Djinns. Une table ronde multidisciplinaire a permis de croiser les regards et
les pratiques différentes pour aboutir à une prise en charge du patient plus éclairée et
respectueuse des croyances, alliant médecine traditionnelle et allopathique.
© 2013 Publié par Elsevier Masson SAS
Nursing stance in the face of Jinn possession in Mayotte. Caregivers and nursing students
practising in Mayotte can find themselves in a difficult position when faced with patients
believing themselves to be possessed by spirits called Jinn. Through a multidisciplinary
roundtable, different perspectives and practices can be shared leading to a more
enlightened treatment of patients which respects their beliefs, blending traditional and
allopathic medicine.
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© 2013 Published by Elsevier Masson SAS
Mots clés
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Culture
Djinns
Esprit
Mayotte
Soins
Keywords
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Care
Culture
Jinn
Mayotte
Spirit
C’
est une crise de
Djinns, « A Heya
D j i n i ! » ! C e t t e
observation faite sur un patient
hospitalisé au Centre hospitalier de l’île de Mayotte n’est ni
rare, ni anodine. Pourtant les
soignants se sentent désarmés
pour y faire face : ceux qui sont
d’origine mahoraise ne savent pas
toujours concilier les croyances
traditionnelles avec ce qu’ils ont
appris en institut de formation en
soins infirmiers (Ifsi), quant aux
muzungu1, ils restent trop souvent à la lisière de ces mondes
qu’ils ne connaissent et ne comprennent pas.
L’objectif est de comprendre pour
mieux prendre soin des patients
“possédés”.
La promotion d’étudiants en soins
infirmiers est multiculturelle, à
l’image de l’île. Une table ronde
réunissant muzungu et mahorais,
étudiants et cadres infirmiers,
psychologues, médiateurs culturels et pharmacien a été organisée
pour essayer de désenclaver ces
espaces entre le rationnel et l’irrationnel. Les échanges ont permis
de libérer la parole, pénétrer des
mondes différents, donner un
autre regard et in fine une autre
posture soignante devant la crise
de possession des Djinns.
Une table ronde
multidisciplinaire
Qui sont les Djinns ?
La promotion 2010/2013 des
étudiants de l’Ifsi de Mayotte
et leur formatrice ont organisé, dans le cadre de l’unité
d’enseignement optionnelle du
semestre 5, une table ronde sur
la posture soignante devant une
crise de possession de Djinns.
© 2013 Publié par Elsevier Masson SAS
http://dx.doi.org/10.1016/j.revinf.2013.06.006
« Le terme de djini (traduction
en mahorais de Djinn et singulier de madjini) regroupe de fait
plus de neuf catégories d’esprits.
Ces multiples entités représentent
plusieurs réalités dans les représentations mahoraises : affliction
du corps, de l’esprit, de la communauté ou du territoire »2.
Chaque esprit a son origine. Et à
Mayotte, comme la population
est multiculturelle, les Djinns
peuvent venir de différents horizons : ils sont parfois des ancêtres,
des nobles ou des esprits jamais
incarnés. Une cérémonie est organisée pour accueillir le Djinn chez
la personne possédée pour qu’elle
soit en paix avec elle-même. Au
cours de cette cérémonie, différents objets sont utilisés comme
le cofia3, l’encens, le kaolin, l’eau
de rose, l’eau de Cologne, l’alcool
et parfois des cigarettes.
Les Djinns sont importants dans
chaque événement de la culture
mahoraise ; le fundi4 doit alors
être consulté pour que la personne puisse vivre en paix.
Manifestations
d’une crise de Djinn
La crise de possession peut se
présenter sous plusieurs aspects :
transe avec propos blasphématoires, prostration, comportements hébétés, yeux révulsés ou
transgression de tabous comme
La revue de l’infirmière ● Août-Septembre 2013 ● n° 193
Pratique
l’ingestion d’alcool ou la prise de
tabac.
En fait, c’est le Djinn qui parle et
agit à la place du patient.
Des phénomènes apparaissent inexpliqués aux yeux du
profane comme l’ingestion
massive d’alcool sans signes
cliniques d’alcoolisation, ou
bien quand le patient se met
à parler une langue étrangère
qu’il n’a jamais utilisée auparavant (xénolalie).
On peut alors parler d’ensorcellement, d’hystérie ou de crise
de Djinns. Ces termes pouvant
L’île de Mayotte
Mayotte, située dans
l’Océan indien, est le 101e
département français
depuis mars 2011. L’île
compte 212 000 habitants,
les Mahorais, qui se
répartissent sur un petit
territoire autour de la
capitale Mamoudzou.
Terre d’Islam, entre le
Mozambique et
Madagascar, à la croisée
des migrations, elle réunit
cultures africaines,
malgaches et comoriennes.
La population a su
concilier dans la vie
quotidienne ses différentes
racines, mélangeant
croyances religieuses et
profanes.
Mais l’entrée dans la
civilisation européenne
bouscule les
représentations et les
coutumes de cette société
dont l’hôpital est le reflet.
Médecines traditionnelles
et biomédicales s’y
côtoient, s’ignorent ou
parfois se confrontent,
rendant la prise en soins de
ces patients particulière.
recouvrir la même signification, à
condition d’avoir auparavant éliminé une pathologie sous-jacente
La
tradition peut
être utilisée comme
levier thérapeutique
comme une crise d’épilepsie par
exemple. Simulée ou non, la crise
exprime un mal-être personnel ou
social à travers le corps.
Adapter sa posture
soignante
Le s s o ignant s y s o nt d o n c
confrontés au cours de leur exercice professionnel et « qu’ils y
croient ou non, doivent admettre
que cela existe et est une réalité
pour l’Autre »5.
Le Djinn peut aussi se manifester par un refus de soins,
mais comment l’interpréter et
comment y faire face ? De plus,
cer taines patholo gies s ont
taboues, comme le cancer, et
considérées comme une punition ou un sort jeté où le Djinn
est concerné.
Les soignants devront alors s’intéresser aux représentations
sociales de la maladie et la prendre
en compte pour trouver un terrain
de compréhension mutuelle. Ils
tenteront ensuite d’accompagner
le patient pour accepter la maladie
et les soins proposés.
La médecine
traditionnelle, un levier
thérapeutique
Pour cela, il sera parfois important de concilier, au sein de
l’hôpital, médecine moderne
et traditionnelle, d’utiliser cette
dernière comme levier thérapeutique, ce qui permettra ensuite
La revue de l’infirmière ● Août-Septembre 2013 ● n° 193
au patient d'accepter des soins
allopathiques. Par exemple, une
permission peut être accordée
au patient pour sortir et se faire
soigner par le fundi. Des pratiques rituelles peuvent être
acceptées au sein de l’hôpital
(ablution à l’eau de rose ou de
Cologne par exemple). Ce qui
est du ressort de l’invisible doit
pouvoir être soigné rituellement,
avec les limites liées à l’organisation des soins et à notre code de
déontologie.
Notes
1
Terme désignant l’homme blanc.
Texte de Sophie Bouffart-Klein
paru dans la revue Études Océan
Indien en 2002, p. 33-34.
3
Couvre-chef traditionnel.
4
Spécialiste des Djinns.
5
Victor Harmant, psychologue
clinicien, centre de santé mentale,
Centre hospitalier de Mayotte
Mamoudzou.
2
Dénouer la crise
Quant à la crise elle-même,
chaque soignant doit être capable
d’y faire face. Il s’agit alors d’être
à l’écoute, d’isoler le patient, de
le mettre en sécurité, le toucher,
lui mettre de l’eau sur le front,
dénouer les nattes, lui permettre
d’être au calme, l’aider à verbaliser
ses maux avec des mots car, s’il
y a possession, il y a également
besoin d’expression5.
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Conclusion
L’amélioration de l’accompagnement d’une crise de Djinn
passe par une discussion et un
consensus multidisciplinaire au
sein de l’équipe soignante 5. En
partageant sens et pratiques
différentes mais dans une vision
commune de prise en charge du
patient plus éclairée et respectueuse des croyances, chacun
s’en trouvera enrichi de l’Autre.
N’est-ce pas cela qui donne sens
à notre profession ?
•
Déclaration d’intérêts L'auteur déclare ne pas avoir
de conflits d’intérêts en
relation avec cet article.
L'auteur Claire Gillard-Berthod,
cadre formatrice référente
3e année, Ifsi, Centre
hospitalier de Mayotte, Rue
de l’hôpital, BP 04, 97600
Mamoudzou, Mayotte
[email protected]
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