e-santé : Médecine sans frontières

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e-santé : Médecine sans frontières
Les promesses de la e-santé sont aussi puissantes que les obstacles pour la mettre en place
Violent changement de paradigme à l‟horizon. L‟irruption des nouvelles technologies dans le secteur
de la santé – de l‟hôpital aux médecins en passant par les pharmaciens, les mutuelles, les
laboratoires – est, pour les optimistes, la meilleure réponse aux vastes défis actuels : vieillissement de
la
population,
multiplication
des
maladies
chroniques,
désertification
médicale.
Les pessimistes y voient en revanche un risque majeur d‟ubérisation des médecins et des menaces
de marchandisation de la santé. L‟arrivée de nouveaux acteurs – IBM, Apple, Google – comme le
foisonnement de “medicaltech” voulant concrétiser les promesses des NBIC et des objets connectés
avec un objectif central : faire basculer la coûteuse santé curative vers sa version préventive.
Les parties prenantes sont tellement nombreuses que seules une approche systémique, et surtout la
régulation/orchestration du politique, peuvent vaincre un obstacle de taille, ce gouffre séparant les
innovateurs des conservateurs. Tout en traitant toutes les dimensions de cette mutation, économique
mais aussi sociale, sociétale, éthique
Dans l‟attente d‟un tsunami qui va profondément le transformer, le monde médical est un véritable
Janus aux deux faces très contrastées : sur l‟une, on voit une formidable progression de la demande
de santé dans les années à venir. Le vieillissement de la population – d‟ici à 2050, la proportion des
plus de 60 ans devrait passer de 20 à 33 % –, l‟augmentation des pathologies chroniques (diabète,
insuffisance cardiaque, insuffisance rénale et hypertension artérielle), la chute de la démographie
médicale : les médecins disparaissent des campagnes et des zones urbaines sensibles et donc en
France – plus de 2 millions de personnes vivent dans de véritables déserts médicaux –, les systèmes
de financement sont à bout de souffle et en déficit chronique.
“Sur 35 000 praticiens interrogés, 82 % estiment que le système de soins s’est
détérioré ces dix dernières années”
Sans oublier ce déclassement économique affectant un nombre croissant de médecins, et provoquant
une colère montante. Des médecins de plus en plus débordés : sur 35 000 praticiens interrogés, 82 %
estiment que le système de soins s‟est détérioré ces dix dernières années. Pire, la complexité
administrative a pour conséquence, selon l‟Ordre des médecins, d‟empêcher les praticiens de soigner.
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Les innovations de rupture des NBIC
L‟autre face de Janus, exagérément optimiste, se tourne vers les promesses des nouvelles
technologies, ces innovations de ruptures qui portent nom de génomique, thérapies géniques,
nanotechnologies réparatrices, NBIC (Nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences
cognitives), qui sont autant de leviers radicaux de transformation vertigineux à l‟horizon 2050.
D‟ici là, des robots chirurgiens, robots anesthésistes, robots infirmiers, robots radiologues ou
analystes se seront fait une place dans des hôpitaux 2.0, où la médecine ambulatoire ne soignera que
les cas les plus graves. Les autres ? Soignés chez eux à distance, grâce à la télémédecine. Une
batterie d‟appareils connectés permettra leur télésurveillance, une fois que ces mêmes palpeurs
auront, grâce à un peu d‟intelligence artificielle, affiné le télédiagnostic et préconisé les remèdes. Sans
oublier l‟exploitation statistique des données relatives aux affections et aux traitements qui en viennent
à bout grâce au fameux Big Data.
Le grand chamboulement
On imagine déjà les bienfaits des MAD (maintien à domicile) sur les budgets hospitaliers, mais tout est
chamboulé : le parcours de soins du patient, la rémunération du médecin, les thérapies, les pratiques
des praticiens, le rôle moins imposant de l‟hôpital et l‟irruption de nouveaux acteurs. Avec une
conséquence majeure en forme de bascule : la santé préventive, prédictive, va s‟imposer de plus en
plus face à celle, curative, qui monopolise aujourd‟hui tous les budgets.
Demain, il va falloir arbitrer, flécher les ressources davantage vers cette prévention multiforme. En
choisissant d‟investir pour économiser. Par exemple, on estime à 2,5 milliards d‟euros par an
l‟économie obtenue grâce à la télésurveillance des patients souffrant des quatre principales maladies
chroniques. Certes, mais cette transformation, au-delà de ses aspects économiques, est à dimension
plurielle : sociétale, sociale, éthique, déontologique.
“La santé préventive, prédictive, va s’imposer de plus en plus face à celle, curative,
qui monopolise aujourd’hui tous les budgets”
“La santé sera l‟un des derniers secteurs à être balayés par le numérique, car il est très réglementé.
Mais la révolution à venir sera très violente”, prévoit Laurent Alexandre, auteur de „La Mort de la mort‟
et créateur de plusieurs start-up dans la génétique. “Les médecins signeront des ordonnances
établies par des algorithmes. Ils ne sont absolument pas préparés à ce tsunami.” Ils sont 200 000 dont
la moitié de généralistes. Combien vivent ce proche débarquement comme une menace ? Combien
comme une opportunité et un progrès ?
Vision systémique
Entre ces deux mondes – médical et technologique – un gouffre vertigineux, tandis que de nouveaux
acteurs puissants autant que conquérants – Google, Apple, IBM et bien d‟autres comme cette
abondance de start-up – s‟invitent dans cette partie. Sans oublier les classiques acteurs au-delà du
corps médical que sont les mutuelles et autres assureurs. Foisonnement qui impose une vision
réellement systémique de cette problématique, tant les interactions entres les intervenants concernés
sont complexes et nombreuses. Opposant les conservateurs aux innovateurs, défenseurs de l‟éthique,
de rentes fructueuses et autres positions acquises.
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L‟ubérisation des médecins
Le risque ? L‟ubérisation des médecins. “Elle déjà commencé, c‟est une évidence” explique le docteur
Amina Yamgnage, responsable de la maternité de l‟Hôpital américain dans un exposé sur le blog de
l‟expert Jean-Michel Billaut. “Nous sommes attaqués sur nos trois fondamentaux. Nous étions les
sachants donc les détenteurs du pouvoir, or nos patients en savent souvent davantage que nous.
Nous n‟avons pas l‟obligation de résultat, qui est pourtant devenu une exigence incontournable. Enfin,
il faut complètement réinventer notre politique tarifaire.”
“Nous sommes attaqués sur nos trois fondamentaux. Nous étions les sachants donc
les détenteurs du pouvoir, or nos patients en savent souvent davantage que nous.
Nous n’avons pas l’obligation de résultat, qui est pourtant devenu une exigence
incontournable. Enfin, il faut complètement réinventer notre politique tarifaire.”
Pour illustrer ce propos, le cas de cet assureur qui veut mettre en place une plateforme d‟appel. Au
bout du fil, l‟assuré échange avec un médecin avant un diagnostic. L‟ordonnance sera envoyée par
mail, il n‟a plus qu‟à aller à la pharmacie.
Signe des temps, le terme de patient fait place à celui d‟usager du système de santé. Usager qui
n‟intéresse pas que les médecins. Certains voudraient bien le transformer en client, avec tous les
aspects éthiques et déontologiques que cela risque de poser. Celui de la marchandisation de la santé
n‟est pas le moindre.
Euphorie med-tech
La dynamique des nouveaux services disruptifs est déjà bien enclenchée, si l‟on en croit
l‟enthousiasme des investisseurs. C‟est en tout cas l‟euphorie du côté des “med-tech”, dont les levées
de fonds annoncées se succèdent depuis le début 2016 : 12 millions d‟euros pour MonDocteur, dédié
à la prise de rendez-vous, 1,3 million d‟euros pour le groupe Néosanté (matériel permettant le
maintien à domicile), et 1,2 million pour MesDocteurs.com, plateforme de téléconseil médical.
La startup Doctolib met en place les réservations de consultations par Internet. Lancé il y a quelques
semaines, le site deuxièmeavis.fr propose aux patients (ou aux praticiens) de recevoir un second avis
d‟expert sur 180 pathologies graves, rares ou invalidantes moyennant 295 euros. Depuis quelques
mois, les plateformes de mise en relation entre praticiens et patients se multiplient. Vous avez dit
Uber ? 370 PME interviennent à Paris et en Ile-de-France sur le secteur de l‟innovation dans la santé.
“La dynamique des nouveaux services disruptifs est déjà bien enclenchée, si l’on en
croit l’enthousiasme des investisseurs”
Confettis toutefois en comparaison des investissements des méga-acteurs mondiaux comme IBM et
son Watson Santé, qui vient d‟annoncer le rachat de Truven Analytics pour… 2,6 milliards de dollars.
Au total, le groupe a déjà investi plus de 4 milliards de dollars dans la e-santé !
Malthusianisme bureaucratique
De son côté, cela fait déjà quelque temps qu‟Orange consacre une partie de ses activités et projets à
la e-santé ; mais le patron de la filiale dédiée Orange Healthcare, Thierry Zylberberg, n‟est pas
vraiment tendre avec le responsable national du secteur médical. “L‟Assurance-maladie bénéficie
aujourd‟hui de la valeur créée par les acteurs de l‟écosystème santé, mais ne réinvestit pas pour
permettre la création d‟une boucle économique.” En déplorant des dossiers médicaux électroniques
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tous différents et incapables de communiquer entre eux, car “il n‟y a pas de gouvernance imposant ce
cadre ni en France, ni en Europe”.
Il est vrai que du côté numérique de la santé, la France traîne un boulet emblématique, relevé par la
Cour des Comptes, en forme d‟impuissance catastrophique. Il a pour nom DMP, pour dossier médical
personnel. Décidé par Philippe Douste-Blazy en 2004, ce projet devait équiper 5 millions de Français
à l‟horizon 2013, d‟un carnet documenté sur les différentes données ayant trait à l‟état de sa santé,
son historique consultable sur Internet où il peut découvrir son volet médical de synthèse rédigé par
son médecin traitant, ses résultats d‟analyse et les comptes rendus de soins hospitaliers. Bilan une
dizaine d‟années plus tard ? Seuls 418 011 patients en posséderaient un aujourd‟hui. Et pourtant, il
serait tellement plus rationnel, rapide et économique que la transmission d‟informations entre
généraliste et spécialiste, entre laboratoire et médecins se fasse “paperless”. Au lieu de cela, le
spécialiste dicte ses constatations qui seront tapées par une secrétaire, imprimées puis envoyées au
collègue.
“L’Assurance-maladie bénéficie aujourd’hui de la valeur créée par les acteurs de
l’écosystème santé, mais ne réinvestit pas pour permettre la création d’une boucle
économique”
D‟un côté, des avancées fulgurantes sur de multiples fronts médicaux provoquées par ces innovations
disruptives, et de l‟autre, des blocages devant ces menaces qui se précisent. Parmi les think tanks qui
réfléchissent aux solutions, le Cercle santé société, présidé par Francis Brunelle constate : “Le
pilotage du système de santé, son mode de financement, son projet sont restés identiques depuis 70
ans. Sa réforme doit prendre en compte ces trois éléments de blocage : la bureaucratisation
croissante du système, l‟incapacité de celui-ci à identifier le progrès, la résistance de l‟ensemble du
corps social”. Sans oublier cette difficulté à passer de l‟expérimentation à la généralisation, qui va
remettre en cause le rôle des médecins, des infirmiers et des pharmaciens, dont les métiers vont
évoluer vers de nouvelles missions.
Le syndrome de la plaque des taxis
La téléconsultation est riche de promesses, certes, mais quand il s‟installe, un professionnel de santé
achète une patientèle définie par les patients habitant à proximité. Or la télémédecine permettra de
consulter un médecin hors de la région. Dans nombre de villes moyennes, les hôpitaux sont les
employeurs les plus importants, mais les potentialités du maintien à domicile vont changer la donne.
Comme le remarque le docteur Guy Vallancien, auteur de „La Médecine sans médecin‟ : “Beaucoup
trop gros, trop lourd, trop centré, l‟hôpital va mal. Il est administré, pas managé. C‟est une machine
très figée”. Le foisonnement des expérimentations, pilotes et autres prototypes pourrait susciter de
l‟espoir, s‟il ne butait sur un plafond pour leur généralisation. Trop d‟obstacles ? Sans doute. Mais plus
certainement une carence de volonté politique.
Bref, cette vaste mutation ne pourra réussir sans l‟intervention d‟un intégrateur possédant un art de la
réforme habilement maîtrisé, un grand chef d‟orchestre qui harmonise les politiques. Or la façon dont
l‟État a mené celle du tiers payant et la situation actuelle des médecins libéraux peuvent laisser
sceptique. L‟Ordre des médecins est déjà monté au créneau pour fustiger le laxisme de sa tutelle.
“L‟État peut-il à la fois continuer de produire des textes réglementaires normatifs appliqués à l‟exercice
de la médecine utilisant des moyens numériques, et laisser prospérer des offres numériques non
régulées sur le marché de la e-santé ?” interroge le docteur Jacques Lucas.
“Cette vaste mutation ne pourra réussir sans l’intervention d’un grand chef
d’orchestre qui harmonise les politiques. Or la façon dont l’État a mené celle du tiers
payant et la situation actuelle des médecins libéraux peuvent laisser sceptique”
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Le responsable du secrétariat général de la Conférence nationale de santé, Thomas Dietrich, vient de
démissionner ces jours-ci avec fracas, pour dénoncer la politique du ministère de la Santé vis-à-vis de
sa version numérique.
Le Code de la santé publique précise bien que la médecine ne peut être pratiquée comme un
commerce, toute forme de publicité directe ou indirecte pour un médecin étant interdite. Tandis que
des offres de prestations médicales électroniques moyennant rétribution fleurissent sur Internet, en
lien avec le secteur marchand.
Comme vient de constater l‟Ordre des médecins : “une tendance accélérée vers l‟ubérisation de la
santé”, par ces offres en ligne. Il y a urgence. “La télémédecine ambulatoire reste vitrifiée par des
contraintes réglementaires excessives. Cela a contribué à l‟émergence de sociétés prestataires de
services de „téléconseils personnalisés‟ payants, hors parcours de soins.” Si les perspectives de ces
transformations concernent le moyen terme, il y a urgence à les traiter de façon volontariste, sauf à
risquer blocages et affrontements à très courte échéance.
Par Patrick Arnoux
Publié le 25/02/2016
Source : http://www.lenouveleconomiste.fr/medecine-sans-frontieres-29888/
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