marc-aurele et l`empire romain

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MARC-AURELE
ET
L'EMPIRE
ROMAIN
Ouverture Philosophique
Collection dirigée par Bruno Péquignot,
Dominique Chateau et Agnès Lontrade
Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux
originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques.
Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions
qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y
confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique;
elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser,
qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences
humaines, sociales ou naturelles, ou... polisseurs de verres de lunettes
astronomiques.
Déjà parus
Michel FA TT AL (sous la dir.), La philosophie de Platon. Tome
2, 2005.
Marina GRZINIC, Une fiction reconstruite, 2005.
Arno MÜNsTER, Sartre et la praxis, 2005.
Dominique LÉVY-EISENBERG,
La pensée des moyens, 2005.
Joseph JUSZEZAK, Invitation à la philosophie, 2005.
Franck ROBERT, Phénoménologie et ontologie. Merleau-Ponty
lecteur de Husserl et Heidegger, 2005.
G. BERTRAM,
S BLANK, C. LAUDOU et D. LAUER,
Intersubjectivité et pratique, 2005.
Hugo Francisco BAUZA, Voix et visions, 2005.
ème
siècle, 2005.
E. HERVIEU, L 'Intimisme du XVIII
Guy-Félix DUPORTAIL, Intentionnalité et trauma. Levinas et
Lacan,2005.
Laurent BIBARD, La Sagesse et le féminin, 2005.
Marie-Noëlle
AGNIAU,
La philosophie
à l'épreuve
du
quotidien,2005.
Jean C. BAUDET, Mathématique et vérité. Une philosophie du
nombre,2005.
Olivier ABITEBOUL, Fragments d'un discours philosophique,
2005.
Paul DUBOUCHET,
Philosophie et doctrine du droit chez
Kant, Fichte et Hegel, 2005.
Pierre V. ZIMA, L'indifférence romanesque, 2005.
Marc DURAND, Agôn dans les tragédies d'Eschyle, 2005.
Thomas ROUSSOT
MARC-AURELE
ET
L'EMPIRE ROMAIN
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris
FRANCE
L'Harmattan KonyvesboIt
1053 Budapest,
Kossuth L.u. 14-16
HONGRIE
L'Harmattan ItaIia
Via Degli Misti, 15
10124 Torino
ITALIE
(Ç)L'Harmattan, 2005
ISBN: 2-7475-8048-2
EAN: 9782747580489
INTRODUCTION
Ma première intention en rédigeant cet essai était
d'apporter un éclairage le plus complet possible sur
l'Empereur Marc-Aurèle et la philosophie stoïcienne mais
en avançant dans ce travail, je découvrais rapidement que
se contenter d'établir une énième compilation de citations
du vénérable maître à penser ne suffisait pas. Il fallait
donc l'aborder sous un angle le plus exhaustif possible,
comprenant donc un pan psychologique, historique et
plus strictement philosophique. Cette approche complète
révélait rapidement l'interdépendance des différents angles dans le devenir historiaI de ce mouvement de pensée.
L'actualiser passait par une analyse serrée des idées de
justice, de bien, d'ordre, de souveraineté, de vide, de
citoyenneté, d'identité, autant de perspectives plus que
jamais brûlantes d'actualité. Un empereur au sein duquel
ces idées vivaient et dont l'oeuvre brève mais intense
témoigne avec acharnement. C'est à partir de cette vie et
à la lumière de toutes ces valeurs que peut se dessiner la
présence d'un personnage épris d'absolu comme l'était
Marc-Aurèle.
Comme lui qui s'inclinait modestement devant Epictète, alors encore esclave, il nous faut abandonner nos
certitudes de gens pressés, de citoyens virtuels, remplaçant l'âme par les apparences et les statuts pour préférer
s'enquérir de toute la substance de cette période antique.
Replonger dans l'être de cette histoire, afin de rétablir la
source originaire d'une partie conséquente de nos
fondations occidentales. Quelle que soit la condition
extérieure, en vertu de notre pensée et de la liberté
intérieure qui doit l'accompagner, nous nous devons de
mieux nous pencher sur ce parcours car l'esclavage existe
toujours en nous, celui-là même que tentait de réduire cet
Empereur hors normes, seule sa forme et ses retombées
sociales ont changé mais le principe demeure: la liberté
de l'esprit ou l'inadéquation au monde...
Ce monde censément promis par les modernes au
progrès indéfini mais qui plonge de fait chaque jour un
peu plus dans un processus de dépersonnalisation, de
dépression et d'aliénation collective sur fond de troubles
identitaires. Toutes les assises traditionnelles étant
progressivement sapées et vidées sur l'étalage du
productivisme aveugle et désincarné, il ne reste que
l'indéterminé et la dissolution relativiste des valeurs pour
tout socle commun. Alors que la sphère technicienne
assoit un peu plus son emprise sur les individus
instruments, se replonger dans cette pensée et ce parcours
politique est sans aucun doute se donner la chance
d'émettre à nouveau un sens, une direction existentielle et
métapolitique digne et respectable. Il serait vain de croire
qu'une simple lecture peut à elle seule réformer une
existence sans un contexte l'y aidant et celui que nous
traversons est particulièrement propice à un tel soutien. ..
S'accomplir au moyen de la raison stoïcienne est peutêtre aussi viable qu'en votant 1 ou 2 à la Star Academy
numéro 84, un code barre implanté dans les neurones...
Ce n'est assurément pas impossible en tout cas. Oui, pour
l'individu qui se sent abcès du monde, le fil de la pensée
stoïque telle qu'incarnée par cet Empereur constitue bel et
bien une véritable possibilité de reprise de soi car elle
assume tous les errements existentiels, elle fait écho par
8
ce qu'elle combat et dépasse aux désirs troubles, aux
nostalgies venimeuses, aux frustrations aigries, aux
tendances primaires, bref à tout le magma de confusion
angoissée qui étreint l'homme de ce nouveau XXIème
siècle. Pourquoi ressasser de vieux textes? Pour
comprendre le monde là où il va, il faut toujours savoir
d'où il vient et la période charnière de l'effondrement de
l'Empire romain et de la progression rapide du christianisme renvoie à nombre de similitudes faisant toujours
l'actualité. Penser l'Empire, ses forces, ses faiblesses; afin
de penser les Empires d'aujourd'hui, qui toujours font et
défont les civilisations, les guerres et les rapports de force
culturels. Penser un individu pris entre la contrainte de
moderniser, d'humaniser les traditions et celle de
s'adapter, de ménager les habitudes susceptibles, les
enfermements identitaires, les rites et moules de pensée,
c'est penser exactement
ce qui mine nos sociétés
modernes. C'est penser ce qui, s'il demeure impensé,
engendre l'obscur et la violence. Ne pas chercher à faire
le procès facile du passé à l'aune du présent ou
inversement mais enrichir l'un l'autre par la médiation
d'une raison équilibrée, enrichie par ces deux pôles
temporels. Ce texte aspire à fournir des armes
intellectuelles pour appréhender le réel en restaurant
l'idéal d'un sens, aussi bien existentiel que métaphysique
car ce qui menace notre monde est bien la dissolution du
sens dans le relativisme frisant en fait un post-nihilisme
bon teint...
Le 26 mars 2002, Richard Durn écoutait religieusement le conseil municipal de Nanterre. Puis, en fin de
séance il se levait, et ouvrait le feu en direction des élus.
Des rafales qui feront mouche à huit reprises. Victimes de
tous bords politiques. Il se suicidera le lendemain. Acte
fou? Non, bien plutôt manifestation évidente du nihilisme. D'un nihilisme plein de ressentiment, passif, empli de résignation et de dégoût. Tout sauf le nihilisme
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salvateur de ceux qui se dégagent des emprises
idéologiques en cours. Un nihilisme de l'individu qui se
sentait abcès du monde comme le nommait les stoïciens,
et qui prend conscience sur le tard d'avoir été floué,
victime d'une imposture existentielle.
Les graphologues qui se sont penchés sur le cas de
Dum l'ont attesté, il était doué d'une grande vivacité
d'esprit. Son parcours universitaire fut brillant (maîtrise
de sciences politiques et licence d'histoire notamment).
Alors? Alors Durn avait besoin de trouver un sens' à sa
vie, comme des millions d'êtres humains. Et ce sens, on
lui avait bien appris, il résidait dans le statut social, dans
le travail. Malheureusement pour lui, il ne parvint jamais
à faire sa place, et à 33 ans~vivait toujours chez sa mère
en touchant le RMI. Lui qui par idéalisme ou opportunisme s'était impliqué dans maintes actions humanitaires et
écologistes cherchait sa place, se voulait utile, légitime.
Le système lui répondait que non.
La fabrique de sens occidentale, entre « reality show»,
« footeux » dopés et rappeurs gesticulants, n'offre aucune
planche de secours aux naufragés de ses miroirs aux
alouettes. Elle dépossède de tout ceux qui s'identifient
sérieusement à ses tours de passe passe spectaculaires.
Elle n'offre que la haine et la mort à cette masse
d'inadaptés qui sont légion ou abrutissement chimique
et télévisuel au mieux. Isolement, apathie, impuissance,
cynisme et insensibilité tournoient dans les têtes,
masqués par les illusoires réussites de pacotille que l'on
étale en direct « live méga cool ».
Il croyait comme beaucoup que l'adaptation synonyme
de soumission aux normes se révèlerait suffisante pour
assurer son importance. L'accumulation de richesses et le
mythe du progrès infini entretiennent ces désirs factices.
Ce jour là, le miroir aux alouettes n'a pas fonctionné.
Parce que l'assentiment donné l'était à un système
inauthentique, et surtout parce qu'il ne se fondait que sur
10
du paraître, des statuts, une importance virtuelle, sans
substance ni signification.
Marc-Aurèle apprenait à se déprendre de ses illusions,
sans promettre quelque utopie politique ou monde postterrestre. En cherchant à consolider l'être, son éthique de
vie, sa conduite, sa perception du monde affrontent les
abîmes implacables où s'engouffrent nos fragiles légitimités humaines trop humaines. Mais cet affrontement n'est
pas exempt de doute et de remise en cause fondamentale
de ses propres valeurs, loin s'en faut.
.
Un Empereur qui creusait le sillage de sa pensée en
prise avec la cruauté de l'être conflictuel, de la barbarie
des mœurs et de l'iniquité sociale ne peut être taxé d'utopiste. Refusant le tragique comme le cynisme, et laissant
l'idéalisme et l'intégrisme dos à dos, entre le juste et le sa.
ge, favorisant la conscience de nos devoirs envers nous-
mêmes et nos prochains, rempart contre nos terreurs et
nos passions destructrices, fournissant une doctrine d'une
liberté inexpugnable faisant de l'esprit le grand souverain,
tel se voulait Marc-Aurèle. Qu'attendre de plus d'idées et
d'hommes vieux de plusieurs millénaires? Doctrine qui
se réactive tout naturellement dès sa lecture dans nos vies
désorientées de citoyens du monde malgré eux.
Comme renseigne le grand spécialiste de la question
Pierre Hadot, pour actualiser le sens du stoïcisme comme
de toute pensée antique, il faut s'écarter du mythe pour
retrouver la démarche intérieure et les applications
concrètes qu'elle implique. Rester fidèle à ce qui nous est
connu de l'historicité mais aussi interpréter le contenu, en
fonction de nos exigences présentes, car cette pensée
stoïcienne se voulait avant tout pensée du présent, de l'ici
et maintenant.
Le discours et le choix de vie se mélangent intimement
dans les Pensées de Marc-Aurèle et forment le tissu d'une
intense exhortation à être en adéquation avec la nature, ce
que d'autres nomment d'un percutant: deviens ce que tu
Il
es. Ce volontarisme allié à une vision spirituelle se devait
de séduire des penseurs contemporains.
Nietzsche et Cioran ne pouvaient qu'apprécier la forme
de ses écrits à base d'aphorismes non abstraits mais bien
au contraire imbibés du vécu de leur auteur, et nous
lecteurs en 2005, nous aspirons également à une
condensation totale de ce qui peut réguler et dépasser nos
émois, nos sillages aléatoires, nos folles aspirations aussi
contradictoires qu'indéterminées. L'idéal stoïcien a inspiré
et fut étudié par nombre d'auteurs et de penseurs allant de
Montaigne à Descartes, de Spinoza à Pascal, mais aussi
Kant, Corneille, Alfred de Vigny, puis plus près de nous
Camus, Cioran ou encore récemment Matzneff.
Cet essai tente de poursuivre ce pont historique qui
pour être complet et honnête se doit de souligner (avec
parfois quelque âpreté) les contours fugaces mais bien
réels de la part d'ombre pessimiste qui hantait le sillage
de Marc-Aurèle. La «libertas », la «virtus », la
« dignitas » et la « fides », vertus cardinales des Romains,
n'ont pu totalement harmoniser sa conscience éprise
d'absolu. Pourtant ce rapport au monde de fait inassouvi
peut dans une large part éclairer nos destinées par trop
souvent rivées à des chimères.
12
CHAPITRE I
DROIT ET REFORMES SOUS MARC-AURELE
Avant d'analyser la philosophie stoïcienne et plus
particulièrement la personnalité de Marc-Aurèle, il est
plus que nécessaire de faire un détour par la formation
intellectuelle et de tenter de cerner le contexte historique
qui accompagna le règne de ce dernier. Quand Antonin
décida peu avant que la mort ne le saisisse, de faire
transporter dans la chambre de son fils adoptif, MarcAurèle, la statue d'or de la Fortune, marquant ainsi
symboliquement le passage de témoin, il dut le faire en
toute confiance tant tout avait été fait pour entourer son
protégé des meilleurs maîtres. Le souvenir laissé par
Antonin lui-même fut unanime:
piété et clémence
avaient caractérisé aux yeux du peuple romain son
parcours. Respectant strictement les cérémonies et rites
réglant la vie romaine, Antonin devait durablement
conditionner Marc-Aurèle dans sa conception du noble
souverain. L'origine de cette modestie caractéristique des
Pensées est à situer dans cette filiation spirituelle directe
emprunte d'humanité douce et sincère. L'inquiétude de
soi-même et cette attitude scrupuleuse jusqu'au tourment
ont caractérisé la personnalité de Marc-Aurèle et ne
correspondent pas au portrait que l'on connaît d'Antonin
même si l'on ne peut exclure une idéalisation a posteriori
de ce père adoptif. Par contre, la patience et le
détachement semblent incarnés à merveille par ce dernier,
et cet équilibre caractéristique dans le caractère n'a pu
que favorablement impressionner le jeune homme épris
de perfection. L'indulgence de Marc-Aurèle contrasta
souvent avec la dureté stoïcienne. Cette douceur naturelle
qui fut à la fois sa vertu et sa faiblesse altéra parfois
l'assise de ses jugements. Entouré comme tous ces
hommes de pouvoir par une constellation d'ambitieux qui
s'exaltaient devant de possibles honneurs et richesses
octroyés par le souverain, il lui fallait ne pas se laisser
égarer par cette douceur naturelle. L'indulgence pour ses
proches confinait parfois à l'aveuglement notamment
envers sa femme et son fils, allant jusqu'à amoindrir sa
réputation auprès des masses plutôt que de trancher dans
le nerf familial. Faustine, la fille d'Antonin et la femme
de Marc-Aurèle, fut, c'est un euphémisme, peu puritaine,
et ses escapades libertines tranchèrent avec l'austérité de
son mari fort peu réceptif à ces débordements de frivolité.
Le besoin de renouvellement entraînait Faustine vers un
tournoiement de relations qui n'ont pas semblé affecter
l'Empereur puisqu'il alla jusq-u'à nommer à des postes
importants certains des amants de sa femme. On peut y
voir les vertus du stoïcisme déjà à l'oeuvre, à moins qu'il
ne s'agisse de naïveté! De tous temps, les souverains se
sont inquiétés des préjugés qui pouvaient les atteindre
indirectement, via les moeurs de leurs proches, pas MarcAurèle. Il avait décidé de faire confiance et rien ne
pouvait affecter cette décision. Marc-Aurèle, dans ses
Pensées, fait preuve de vénération pour cette femme qu'il
déclare fidèle et de moeurs admirables. La jeunesse avait
pour devoir de se rendre le jour des mariages aux temples
consacrés à son épouse, et d'offrir ses vœux à cette
divinité Vénusienne! Pareillement pour son fils Commode, il fit preuve d'une indulgence complaisante en choisissant le fruit de sa chair pour successeur alors qu'il révélait
assez tôt les signes de son immaturité pour un tel poste
suprême. La cruauté de Commode a entaché durablement
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la dignité paternelle perçue en ces circonstances par le
peuple comme en fait prête à tous les sacrifices pour ne
pas renier ses proches, choisissant sa famille plutôt que la
république. Certes, il fit tout pour assurer à son fils
l'éducation parfaite selon les critères de l'époque. MarcAurèle pensait qu'en ayant eu les meilleurs maîtres et
bénéficiant des mêmes principes éducatifs qu'il connut
adolescent, entouré d'esprits brillants et fermes tels
Claudius Severns, Apollonius de Chalcis, Sextus de
Chéronée, Diognète, Claudius Maximus, Alexandre de
Cotyée, ou encore Hérode Atticus, il pourrait reproduire
le même schéma avec Commode et l'aider à se montrer
digne du trône mais le pouvoir de l'éducation est parfois
mis en déroute par la constitution intime d'un caractère.
Marc-Aurèle eut plusieurs années avant sa disparition
pour se convaincre qu'il fit le mauvais choix, et que cet
enfant n'allait pas gouverner sous l'Empire de la raison et
de l'autorité. Tous ces événements familiaux lui valurent
des accusations d'hypocrisie et de duplicité, mais
finalement, ne se portèrent que sur la sphère intime de
l'Empereur, laissant son règne à l'abri d'un verdict
intransigeant. Marc-Aurèle fut plus embarrassé par le
pouvoir suprême qu'il incarna sans gaîté de coeur que par
certaines faillites personnelles. La gloire ne l'intéressait
pas, seule l'application optimale de la vertu sous-tendait
son action publique. Ce mélange de résignation, de pitié,
et de confiance envers ses proches anticipait la mutation
qui allait s'emparer de la Rome antique. Moins
cyniquement pragmatique que ses prédécesseurs, MarcAurèle dessina un nouveau type de gouvemance.
L'absence d'hérédité de la sagesse ne peut être totalement
imputable à Marc-Aurèle. Le grand règne des empereurs
aveuglés par la jouissance du pouvoir absolu avait été
battu en brèche par les réclamations indignées des
stoïciens. Exigence de droiture et d'esprit civil, exaltation
de figures rebelles telles Caton ou Thraséas, exécration
15
des souverains corrompus comme Domitien, tout cela dut
concourir à l'avènement du règne des Antonins,
association de sages aspirant à se dissocier du despotisme
classique des Césars. Ils se voulurent d'authentiques
républicains, représentant réellement le peuple. Nerva,
Trajan, Adrien, Antonin et Marc Aurèle voulurent rompre
en tout cas partiellement avec l'arbitraire du droit divin et
de l'hérédité toute puissante, instaurant une sorte de
magistrature civile. Marc-Aurèle éprouvait une totale
aversion pour les Césars, qu'il considérait comme des
débauchés dont la cruauté avilissait l'esprit. Il voulut
rendre au Sénat son autorité, ne manquant pas ses
séances, bref l'on dirait aujourd'hui de lui: politique
engagé et désintéressé. La souveraineté, toutefois,
demeurait aristocratique et aux mains d'une élite,
continuant de se partager les fruits du pouvoir. Toutefois,
le fait, pour Marc-Aurèle, d'accéder au trône sans l'avoir
brigué, lui permit d'échapper à l'ivresse des passions. Au
contraire, il souffrit bien plutôt de désabusement voire de
démotivation, plutôt que d'exaltation mégalomaniaque.
Cet Empire fardeau, il ne l'accepta jamais tout à fait du
fond de son coeur. La précocité de sa prise de pouvoir
n'est sans doute pas pour rien dans ce détachement, il
n'eut pas l'âge adéquat pour nourrir de troubles ambitions
faites de démesure et de perversité. A huit ans, alors qu'il
était encore praesul des prêtres saliens, Adrien distingua
cet enfant qui se détachait des jeunes de son âge pour son
naturel docile et franc. Jeune homme, il fut durablement
absorbé par l'étude approfondie de la réthorique latine.
Deux tendances s'opposaient à l'époque: les rétheurs
tablant sur la forme des discours et les philosophes
concentrés plutôt sur l'essence des choses, au-delà du
style expressif. Marc-Aurèle opta pour la philosophie.
Junius Rusticus devint son maître et l'encouragea dans le
refus de l'ostentation. Ce maître joua un rôle déterminant
dans la formation intellectuelle de Marc-Aurèle. Le jeune
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homme apprécia d'avoir à la fois un confident et un
conseiller qui lui apprenne cette expression simple qui
caractérise les Pensées. Il se familiarisa avec les
Entretiens d'Epictète par ce même biais. Notons aussi
l'empreinte de Claudius Severns, le péripatéticien, sur ses
années d'études. La philosophie ne se contentait pas
d'étudier froidement les théories en vogue, elle refusait
de se complaire stérilement dans des jeux conceptuels
mais encourageait l'individu à mépriser au contraire les
vanités du monde et les jeux de coulisses ou d'influences
qui tentaient nécessairement des esprits en formation.
Pour ce faire, l'exercice des mortifications était une
pratique courante, ce qui orienta sans doute Marc-Aurèle
vers cette conception des choses sensible à la question de
la souffrance. Marc-Aurèle connut et pratiqua l'austérité
via l'ascétisme stoïcien. Il tenait par exemple à dormir sur
le dur, choquant jusqu'à sa propre mère par cette rigueur
qui fera tout au long de son existence sa marque
personnelle. Une vie réglée religieusement, sans désordres apparents, une santé fragile dont il ne tint pas compte,
se fatiguant à la tâche, par mille études visant à faire de
lui un «honnête homme ». Négligeant le faste et les
futilités (il ne portait que des habits modestes, et préférait
se consacrer à la morale, y trouvant sa principale
légitimité), il plaçait au-dessus de tout l'exemple
d'Antonin qui jouait le rôle d'aiguillon, de stimulant
existentiel. Son admiration pour lui fut le premier moteur
de son élévation spirituelle. Tout individu se construit
avec des modèles et Marc-Aurèle bénéficia du meilleur
possible pour accomplir sa mission d'Empereur. « Prends
garde de te césariser, de déteindre; cela arrive. Conservetoi simple, bon, pur, grave, ennemi du faste, ami de la
justice, religieux, bienveillant, humain, ferme dans la
pratique des devoirs. Fais tous tes efforts pour demeurer
tel que la philosophie a voulu te rendre: révère les dieux,
veille à la conservation des hommes. La vie est courte; le
17
seul fruit de la vie terrestre, c'est de maintenir son âme
dans une disposition sainte, de faire des actions utiles à la
société. Agis toujours comme un disciple d'Antonin;
rappelle-toi sa constance dans l'accomplissement des
prescriptions de la raison, l'égalité de son humeur dans
toutes les situations, sa sainteté, la sérénité de son visage,
sa douceur extrême, son mépris pour la vaine gloire, son
application à pénétrer le sens des choses; comment il ne
laissa jamais rien passer avant de l'avoir bien examiné,
bien compris;
comment il supportait les reproches
injustes sans récriminer; comment il ne faisait rien avec
précipitation, comment il n'écoutait pas les délateurs;
comment il étudiait avec soin les caractères et les
actions; ni médisant, ni méticuleux, ni soupçonneux, ni
sophiste, se contentant de si peu dans l'habitation, le
coucher, les vêtements, la nourriture, le service;
laborieux, patient, sobre, à ce point qu'il pouvait
s'occuper jusqu'au soir de la même affaire sans avoir
besoin de sortir pour ses nécessités, sinon à l'heure
accoutumée. Et cette amitié toujours constante, égale, et
cette bonté à supporter la contradiction, et cette joie à
recevoir un avis meilleur que le sien, et cette piété sans
superstition! Pense à cela, pour que ta dernière heure te
trouve, comme lui, avec la conscience du bien
accompli. » (Livre VI, Chapitre 32, Pensées pour moimême). Ce texte démontre s'il en est besoin la place et
l'importance de cette vertueuse influence. Concrètement,
Marc-Aurèle tenta d'appliquer au mieux les fruits qu'il
avait reçus de ce vénérable maître. Tout d'abord en
faisant preuve d'indulgence envers ses ennemis, ce qui ne
correspondait guère aux moeurs des Romains d'alors,
plutôt enclins à la dureté et à l'instinct de vengeance.
Nietzsche considérait cet instinct comme une marque de
faiblesse, il faut donc croire qu'une force indéniable
habitait Marc-Aurèle même si certains traits de son
caractère, nous le verrons, pouvaient amoindrir à
18
l'occasion cette foi impériale. Sévère envers lui, flexible
et indulgent envers autrui, cette typologie n'était pas très
éloignée de l'idéal chrétien, cet idéal qu'il combattit de
toutes ses forces pour préserver l'intégrité de son Empire.
Toute cette indulgence ressort clairement dans ce passage
des Pensées consacré aux êtres malveillants: « Lorsqu'un
homme a commis une faute contre toi, considère aussitôt
quelle opinion il se fait du bien ou du mal. » (Livre VII,
Chapitre 26, Pensées pour moi-même). Il agit toujours en
tentant de trouver un juste compromis, oubliant jusqu'à
ses propres griefs comme dans ce désaccord portant sur le
fils d'Hérode défendu par Fronton, tous deux d'anciens
maîtres de Marc-Aurèle. Ce dernier avait eu à subir le
caractère intransigeant d'Hérode, cela ne l'empêcha pas de
plaider sa cause dans cette lettre adressée à Fronton: « Tu
m'as souvent dit que tu étais à la recherche de ce qui
pourrait m'être le plus agréable. L'occasion se présente:
l'audience approche où l'on paraît disposé non seulement
à entendre favorablement ton discours, mais aussi à se
faire un malin plaisir de ton indignation. Pour moi, que tu
me regardes comme un conseiller téméraire ou comme un
enfant bien hardi et trop bienveillant pour ton adversaire,
cela ne m'empêchera pas de te dire tout bas mon conseil
sur ce que je croirai le plus convenable... Pour toi quelle
plus belle occasion de gloire que de ne pas répondre,
même provoqué!
Il est vrai que si c'est lui qui
commence, on pourra, jusqu'à un certain point, te
pardonner de lui avoir répondu, mais je lui ai demandé
qu'il ne commençât point, et je crois l'avoir obtenu; car je
vous aime l'un et l'autre, et chacun en raison de ses
mérites.» On retrouve là toute l'intelligence en action et
la fine acuité stratégique de l'Empereur, n'économisant
pas jusqu'aux sentiments pour défendre ce qu'il croit
juste. «Pour Hérode, je t'en prie, pousse-le à bout,
comme dit notre Quintus, par une obstinée obstination.
Hérode t'aime, et moi j'en fais autant, et quiconque ne
19
t'aime point avec ses yeux; je ne dis rien des oreilles, car
toutes les oreilles sont esclaves de ta voix.» Dans sa
communication comme ailleurs, Marc-Aurèle vise la
perfection, d'une manière stratégique, sans la moindre
trace de cynisme, mais bien plutôt sous-tendu par le sens
du tragique: «La perfection morale consiste en ceci: à
passer chaque jour comme si c'était le dernier, à éviter
l'agitation, la torpeur, la dissimulation ». (Livre VII,
Chapitre 68, Pensées pour moi-même). Le sens de la
fatalité cosmique l'aidait à supporter tout ce qui allait
contre ses voeux idéaux. Idéaux basés sur un travail de la
raison permanent beaucoup plus que sur le socle
panthéiste qui animait encore sa société. Aux antipodes
de l'athéisme puisqu'il croyait en l'intervention des dieux
dans les affaires humaines par leurs volontés
surnaturelles. Mais disons-le, ce surnaturel ne constituait
pas l'ossature de sa pensée, mais bien plus l'amour de la
vérité et de la justice toutes rationnelles. Son rapport au
religieux est surtout dépendant des traditions et usages de
sa patrie plus que d'un élan profond de son être. MarcAurèle voulait vivre comme un dieu, atteindre l'état
irréprochable, en se satisfaisant du sort et de l'arbitraire
qui lui était imparti. Marc-Aurèle plaçait sa confiance
dans une providence cosmique, dans une intelligence
surnaturelle, mais surtout, au quotidien, il axait sa
réflexion sur ses propres actes, son cheminement propre
plutôt que de préférer se perdre en conjectures pseudo
transcendantes. Il voulait fuir le chaos, la désagrégation
d'un monde privé d'unité et d'ordre pour les esprits
détournés des fins mais obnubilés par la soif du pouvoir.
Il faisait lui aussi un pari sur un cosmos organisé même si
l'on ressent dans ses écrits que le doute l'assaille plus
d'une fois. Si les idées de respect et de tolérance dans la
liberté guidaient son action, il refusait toutefois l'idée
d'imposer le bien par la force, seul l'assentiment pouvant
asseoir quelque légitimité morale que ce soit. Il pensait
20
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