MARC-AURELE ET L'EMPIRE ROMAIN Ouverture Philosophique Collection dirigée par Bruno Péquignot, Dominique Chateau et Agnès Lontrade Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques. Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou... polisseurs de verres de lunettes astronomiques. Déjà parus Michel FA TT AL (sous la dir.), La philosophie de Platon. Tome 2, 2005. Marina GRZINIC, Une fiction reconstruite, 2005. Arno MÜNsTER, Sartre et la praxis, 2005. Dominique LÉVY-EISENBERG, La pensée des moyens, 2005. Joseph JUSZEZAK, Invitation à la philosophie, 2005. Franck ROBERT, Phénoménologie et ontologie. Merleau-Ponty lecteur de Husserl et Heidegger, 2005. G. BERTRAM, S BLANK, C. LAUDOU et D. LAUER, Intersubjectivité et pratique, 2005. Hugo Francisco BAUZA, Voix et visions, 2005. ème siècle, 2005. E. HERVIEU, L 'Intimisme du XVIII Guy-Félix DUPORTAIL, Intentionnalité et trauma. Levinas et Lacan,2005. Laurent BIBARD, La Sagesse et le féminin, 2005. Marie-Noëlle AGNIAU, La philosophie à l'épreuve du quotidien,2005. Jean C. BAUDET, Mathématique et vérité. Une philosophie du nombre,2005. Olivier ABITEBOUL, Fragments d'un discours philosophique, 2005. Paul DUBOUCHET, Philosophie et doctrine du droit chez Kant, Fichte et Hegel, 2005. Pierre V. ZIMA, L'indifférence romanesque, 2005. Marc DURAND, Agôn dans les tragédies d'Eschyle, 2005. Thomas ROUSSOT MARC-AURELE ET L'EMPIRE ROMAIN L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris FRANCE L'Harmattan KonyvesboIt 1053 Budapest, Kossuth L.u. 14-16 HONGRIE L'Harmattan ItaIia Via Degli Misti, 15 10124 Torino ITALIE (Ç)L'Harmattan, 2005 ISBN: 2-7475-8048-2 EAN: 9782747580489 INTRODUCTION Ma première intention en rédigeant cet essai était d'apporter un éclairage le plus complet possible sur l'Empereur Marc-Aurèle et la philosophie stoïcienne mais en avançant dans ce travail, je découvrais rapidement que se contenter d'établir une énième compilation de citations du vénérable maître à penser ne suffisait pas. Il fallait donc l'aborder sous un angle le plus exhaustif possible, comprenant donc un pan psychologique, historique et plus strictement philosophique. Cette approche complète révélait rapidement l'interdépendance des différents angles dans le devenir historiaI de ce mouvement de pensée. L'actualiser passait par une analyse serrée des idées de justice, de bien, d'ordre, de souveraineté, de vide, de citoyenneté, d'identité, autant de perspectives plus que jamais brûlantes d'actualité. Un empereur au sein duquel ces idées vivaient et dont l'oeuvre brève mais intense témoigne avec acharnement. C'est à partir de cette vie et à la lumière de toutes ces valeurs que peut se dessiner la présence d'un personnage épris d'absolu comme l'était Marc-Aurèle. Comme lui qui s'inclinait modestement devant Epictète, alors encore esclave, il nous faut abandonner nos certitudes de gens pressés, de citoyens virtuels, remplaçant l'âme par les apparences et les statuts pour préférer s'enquérir de toute la substance de cette période antique. Replonger dans l'être de cette histoire, afin de rétablir la source originaire d'une partie conséquente de nos fondations occidentales. Quelle que soit la condition extérieure, en vertu de notre pensée et de la liberté intérieure qui doit l'accompagner, nous nous devons de mieux nous pencher sur ce parcours car l'esclavage existe toujours en nous, celui-là même que tentait de réduire cet Empereur hors normes, seule sa forme et ses retombées sociales ont changé mais le principe demeure: la liberté de l'esprit ou l'inadéquation au monde... Ce monde censément promis par les modernes au progrès indéfini mais qui plonge de fait chaque jour un peu plus dans un processus de dépersonnalisation, de dépression et d'aliénation collective sur fond de troubles identitaires. Toutes les assises traditionnelles étant progressivement sapées et vidées sur l'étalage du productivisme aveugle et désincarné, il ne reste que l'indéterminé et la dissolution relativiste des valeurs pour tout socle commun. Alors que la sphère technicienne assoit un peu plus son emprise sur les individus instruments, se replonger dans cette pensée et ce parcours politique est sans aucun doute se donner la chance d'émettre à nouveau un sens, une direction existentielle et métapolitique digne et respectable. Il serait vain de croire qu'une simple lecture peut à elle seule réformer une existence sans un contexte l'y aidant et celui que nous traversons est particulièrement propice à un tel soutien. .. S'accomplir au moyen de la raison stoïcienne est peutêtre aussi viable qu'en votant 1 ou 2 à la Star Academy numéro 84, un code barre implanté dans les neurones... Ce n'est assurément pas impossible en tout cas. Oui, pour l'individu qui se sent abcès du monde, le fil de la pensée stoïque telle qu'incarnée par cet Empereur constitue bel et bien une véritable possibilité de reprise de soi car elle assume tous les errements existentiels, elle fait écho par 8 ce qu'elle combat et dépasse aux désirs troubles, aux nostalgies venimeuses, aux frustrations aigries, aux tendances primaires, bref à tout le magma de confusion angoissée qui étreint l'homme de ce nouveau XXIème siècle. Pourquoi ressasser de vieux textes? Pour comprendre le monde là où il va, il faut toujours savoir d'où il vient et la période charnière de l'effondrement de l'Empire romain et de la progression rapide du christianisme renvoie à nombre de similitudes faisant toujours l'actualité. Penser l'Empire, ses forces, ses faiblesses; afin de penser les Empires d'aujourd'hui, qui toujours font et défont les civilisations, les guerres et les rapports de force culturels. Penser un individu pris entre la contrainte de moderniser, d'humaniser les traditions et celle de s'adapter, de ménager les habitudes susceptibles, les enfermements identitaires, les rites et moules de pensée, c'est penser exactement ce qui mine nos sociétés modernes. C'est penser ce qui, s'il demeure impensé, engendre l'obscur et la violence. Ne pas chercher à faire le procès facile du passé à l'aune du présent ou inversement mais enrichir l'un l'autre par la médiation d'une raison équilibrée, enrichie par ces deux pôles temporels. Ce texte aspire à fournir des armes intellectuelles pour appréhender le réel en restaurant l'idéal d'un sens, aussi bien existentiel que métaphysique car ce qui menace notre monde est bien la dissolution du sens dans le relativisme frisant en fait un post-nihilisme bon teint... Le 26 mars 2002, Richard Durn écoutait religieusement le conseil municipal de Nanterre. Puis, en fin de séance il se levait, et ouvrait le feu en direction des élus. Des rafales qui feront mouche à huit reprises. Victimes de tous bords politiques. Il se suicidera le lendemain. Acte fou? Non, bien plutôt manifestation évidente du nihilisme. D'un nihilisme plein de ressentiment, passif, empli de résignation et de dégoût. Tout sauf le nihilisme 9 salvateur de ceux qui se dégagent des emprises idéologiques en cours. Un nihilisme de l'individu qui se sentait abcès du monde comme le nommait les stoïciens, et qui prend conscience sur le tard d'avoir été floué, victime d'une imposture existentielle. Les graphologues qui se sont penchés sur le cas de Dum l'ont attesté, il était doué d'une grande vivacité d'esprit. Son parcours universitaire fut brillant (maîtrise de sciences politiques et licence d'histoire notamment). Alors? Alors Durn avait besoin de trouver un sens' à sa vie, comme des millions d'êtres humains. Et ce sens, on lui avait bien appris, il résidait dans le statut social, dans le travail. Malheureusement pour lui, il ne parvint jamais à faire sa place, et à 33 ans~vivait toujours chez sa mère en touchant le RMI. Lui qui par idéalisme ou opportunisme s'était impliqué dans maintes actions humanitaires et écologistes cherchait sa place, se voulait utile, légitime. Le système lui répondait que non. La fabrique de sens occidentale, entre « reality show», « footeux » dopés et rappeurs gesticulants, n'offre aucune planche de secours aux naufragés de ses miroirs aux alouettes. Elle dépossède de tout ceux qui s'identifient sérieusement à ses tours de passe passe spectaculaires. Elle n'offre que la haine et la mort à cette masse d'inadaptés qui sont légion ou abrutissement chimique et télévisuel au mieux. Isolement, apathie, impuissance, cynisme et insensibilité tournoient dans les têtes, masqués par les illusoires réussites de pacotille que l'on étale en direct « live méga cool ». Il croyait comme beaucoup que l'adaptation synonyme de soumission aux normes se révèlerait suffisante pour assurer son importance. L'accumulation de richesses et le mythe du progrès infini entretiennent ces désirs factices. Ce jour là, le miroir aux alouettes n'a pas fonctionné. Parce que l'assentiment donné l'était à un système inauthentique, et surtout parce qu'il ne se fondait que sur 10 du paraître, des statuts, une importance virtuelle, sans substance ni signification. Marc-Aurèle apprenait à se déprendre de ses illusions, sans promettre quelque utopie politique ou monde postterrestre. En cherchant à consolider l'être, son éthique de vie, sa conduite, sa perception du monde affrontent les abîmes implacables où s'engouffrent nos fragiles légitimités humaines trop humaines. Mais cet affrontement n'est pas exempt de doute et de remise en cause fondamentale de ses propres valeurs, loin s'en faut. . Un Empereur qui creusait le sillage de sa pensée en prise avec la cruauté de l'être conflictuel, de la barbarie des mœurs et de l'iniquité sociale ne peut être taxé d'utopiste. Refusant le tragique comme le cynisme, et laissant l'idéalisme et l'intégrisme dos à dos, entre le juste et le sa. ge, favorisant la conscience de nos devoirs envers nous- mêmes et nos prochains, rempart contre nos terreurs et nos passions destructrices, fournissant une doctrine d'une liberté inexpugnable faisant de l'esprit le grand souverain, tel se voulait Marc-Aurèle. Qu'attendre de plus d'idées et d'hommes vieux de plusieurs millénaires? Doctrine qui se réactive tout naturellement dès sa lecture dans nos vies désorientées de citoyens du monde malgré eux. Comme renseigne le grand spécialiste de la question Pierre Hadot, pour actualiser le sens du stoïcisme comme de toute pensée antique, il faut s'écarter du mythe pour retrouver la démarche intérieure et les applications concrètes qu'elle implique. Rester fidèle à ce qui nous est connu de l'historicité mais aussi interpréter le contenu, en fonction de nos exigences présentes, car cette pensée stoïcienne se voulait avant tout pensée du présent, de l'ici et maintenant. Le discours et le choix de vie se mélangent intimement dans les Pensées de Marc-Aurèle et forment le tissu d'une intense exhortation à être en adéquation avec la nature, ce que d'autres nomment d'un percutant: deviens ce que tu Il es. Ce volontarisme allié à une vision spirituelle se devait de séduire des penseurs contemporains. Nietzsche et Cioran ne pouvaient qu'apprécier la forme de ses écrits à base d'aphorismes non abstraits mais bien au contraire imbibés du vécu de leur auteur, et nous lecteurs en 2005, nous aspirons également à une condensation totale de ce qui peut réguler et dépasser nos émois, nos sillages aléatoires, nos folles aspirations aussi contradictoires qu'indéterminées. L'idéal stoïcien a inspiré et fut étudié par nombre d'auteurs et de penseurs allant de Montaigne à Descartes, de Spinoza à Pascal, mais aussi Kant, Corneille, Alfred de Vigny, puis plus près de nous Camus, Cioran ou encore récemment Matzneff. Cet essai tente de poursuivre ce pont historique qui pour être complet et honnête se doit de souligner (avec parfois quelque âpreté) les contours fugaces mais bien réels de la part d'ombre pessimiste qui hantait le sillage de Marc-Aurèle. La «libertas », la «virtus », la « dignitas » et la « fides », vertus cardinales des Romains, n'ont pu totalement harmoniser sa conscience éprise d'absolu. Pourtant ce rapport au monde de fait inassouvi peut dans une large part éclairer nos destinées par trop souvent rivées à des chimères. 12 CHAPITRE I DROIT ET REFORMES SOUS MARC-AURELE Avant d'analyser la philosophie stoïcienne et plus particulièrement la personnalité de Marc-Aurèle, il est plus que nécessaire de faire un détour par la formation intellectuelle et de tenter de cerner le contexte historique qui accompagna le règne de ce dernier. Quand Antonin décida peu avant que la mort ne le saisisse, de faire transporter dans la chambre de son fils adoptif, MarcAurèle, la statue d'or de la Fortune, marquant ainsi symboliquement le passage de témoin, il dut le faire en toute confiance tant tout avait été fait pour entourer son protégé des meilleurs maîtres. Le souvenir laissé par Antonin lui-même fut unanime: piété et clémence avaient caractérisé aux yeux du peuple romain son parcours. Respectant strictement les cérémonies et rites réglant la vie romaine, Antonin devait durablement conditionner Marc-Aurèle dans sa conception du noble souverain. L'origine de cette modestie caractéristique des Pensées est à situer dans cette filiation spirituelle directe emprunte d'humanité douce et sincère. L'inquiétude de soi-même et cette attitude scrupuleuse jusqu'au tourment ont caractérisé la personnalité de Marc-Aurèle et ne correspondent pas au portrait que l'on connaît d'Antonin même si l'on ne peut exclure une idéalisation a posteriori de ce père adoptif. Par contre, la patience et le détachement semblent incarnés à merveille par ce dernier, et cet équilibre caractéristique dans le caractère n'a pu que favorablement impressionner le jeune homme épris de perfection. L'indulgence de Marc-Aurèle contrasta souvent avec la dureté stoïcienne. Cette douceur naturelle qui fut à la fois sa vertu et sa faiblesse altéra parfois l'assise de ses jugements. Entouré comme tous ces hommes de pouvoir par une constellation d'ambitieux qui s'exaltaient devant de possibles honneurs et richesses octroyés par le souverain, il lui fallait ne pas se laisser égarer par cette douceur naturelle. L'indulgence pour ses proches confinait parfois à l'aveuglement notamment envers sa femme et son fils, allant jusqu'à amoindrir sa réputation auprès des masses plutôt que de trancher dans le nerf familial. Faustine, la fille d'Antonin et la femme de Marc-Aurèle, fut, c'est un euphémisme, peu puritaine, et ses escapades libertines tranchèrent avec l'austérité de son mari fort peu réceptif à ces débordements de frivolité. Le besoin de renouvellement entraînait Faustine vers un tournoiement de relations qui n'ont pas semblé affecter l'Empereur puisqu'il alla jusq-u'à nommer à des postes importants certains des amants de sa femme. On peut y voir les vertus du stoïcisme déjà à l'oeuvre, à moins qu'il ne s'agisse de naïveté! De tous temps, les souverains se sont inquiétés des préjugés qui pouvaient les atteindre indirectement, via les moeurs de leurs proches, pas MarcAurèle. Il avait décidé de faire confiance et rien ne pouvait affecter cette décision. Marc-Aurèle, dans ses Pensées, fait preuve de vénération pour cette femme qu'il déclare fidèle et de moeurs admirables. La jeunesse avait pour devoir de se rendre le jour des mariages aux temples consacrés à son épouse, et d'offrir ses vœux à cette divinité Vénusienne! Pareillement pour son fils Commode, il fit preuve d'une indulgence complaisante en choisissant le fruit de sa chair pour successeur alors qu'il révélait assez tôt les signes de son immaturité pour un tel poste suprême. La cruauté de Commode a entaché durablement 14 la dignité paternelle perçue en ces circonstances par le peuple comme en fait prête à tous les sacrifices pour ne pas renier ses proches, choisissant sa famille plutôt que la république. Certes, il fit tout pour assurer à son fils l'éducation parfaite selon les critères de l'époque. MarcAurèle pensait qu'en ayant eu les meilleurs maîtres et bénéficiant des mêmes principes éducatifs qu'il connut adolescent, entouré d'esprits brillants et fermes tels Claudius Severns, Apollonius de Chalcis, Sextus de Chéronée, Diognète, Claudius Maximus, Alexandre de Cotyée, ou encore Hérode Atticus, il pourrait reproduire le même schéma avec Commode et l'aider à se montrer digne du trône mais le pouvoir de l'éducation est parfois mis en déroute par la constitution intime d'un caractère. Marc-Aurèle eut plusieurs années avant sa disparition pour se convaincre qu'il fit le mauvais choix, et que cet enfant n'allait pas gouverner sous l'Empire de la raison et de l'autorité. Tous ces événements familiaux lui valurent des accusations d'hypocrisie et de duplicité, mais finalement, ne se portèrent que sur la sphère intime de l'Empereur, laissant son règne à l'abri d'un verdict intransigeant. Marc-Aurèle fut plus embarrassé par le pouvoir suprême qu'il incarna sans gaîté de coeur que par certaines faillites personnelles. La gloire ne l'intéressait pas, seule l'application optimale de la vertu sous-tendait son action publique. Ce mélange de résignation, de pitié, et de confiance envers ses proches anticipait la mutation qui allait s'emparer de la Rome antique. Moins cyniquement pragmatique que ses prédécesseurs, MarcAurèle dessina un nouveau type de gouvemance. L'absence d'hérédité de la sagesse ne peut être totalement imputable à Marc-Aurèle. Le grand règne des empereurs aveuglés par la jouissance du pouvoir absolu avait été battu en brèche par les réclamations indignées des stoïciens. Exigence de droiture et d'esprit civil, exaltation de figures rebelles telles Caton ou Thraséas, exécration 15 des souverains corrompus comme Domitien, tout cela dut concourir à l'avènement du règne des Antonins, association de sages aspirant à se dissocier du despotisme classique des Césars. Ils se voulurent d'authentiques républicains, représentant réellement le peuple. Nerva, Trajan, Adrien, Antonin et Marc Aurèle voulurent rompre en tout cas partiellement avec l'arbitraire du droit divin et de l'hérédité toute puissante, instaurant une sorte de magistrature civile. Marc-Aurèle éprouvait une totale aversion pour les Césars, qu'il considérait comme des débauchés dont la cruauté avilissait l'esprit. Il voulut rendre au Sénat son autorité, ne manquant pas ses séances, bref l'on dirait aujourd'hui de lui: politique engagé et désintéressé. La souveraineté, toutefois, demeurait aristocratique et aux mains d'une élite, continuant de se partager les fruits du pouvoir. Toutefois, le fait, pour Marc-Aurèle, d'accéder au trône sans l'avoir brigué, lui permit d'échapper à l'ivresse des passions. Au contraire, il souffrit bien plutôt de désabusement voire de démotivation, plutôt que d'exaltation mégalomaniaque. Cet Empire fardeau, il ne l'accepta jamais tout à fait du fond de son coeur. La précocité de sa prise de pouvoir n'est sans doute pas pour rien dans ce détachement, il n'eut pas l'âge adéquat pour nourrir de troubles ambitions faites de démesure et de perversité. A huit ans, alors qu'il était encore praesul des prêtres saliens, Adrien distingua cet enfant qui se détachait des jeunes de son âge pour son naturel docile et franc. Jeune homme, il fut durablement absorbé par l'étude approfondie de la réthorique latine. Deux tendances s'opposaient à l'époque: les rétheurs tablant sur la forme des discours et les philosophes concentrés plutôt sur l'essence des choses, au-delà du style expressif. Marc-Aurèle opta pour la philosophie. Junius Rusticus devint son maître et l'encouragea dans le refus de l'ostentation. Ce maître joua un rôle déterminant dans la formation intellectuelle de Marc-Aurèle. Le jeune 16 homme apprécia d'avoir à la fois un confident et un conseiller qui lui apprenne cette expression simple qui caractérise les Pensées. Il se familiarisa avec les Entretiens d'Epictète par ce même biais. Notons aussi l'empreinte de Claudius Severns, le péripatéticien, sur ses années d'études. La philosophie ne se contentait pas d'étudier froidement les théories en vogue, elle refusait de se complaire stérilement dans des jeux conceptuels mais encourageait l'individu à mépriser au contraire les vanités du monde et les jeux de coulisses ou d'influences qui tentaient nécessairement des esprits en formation. Pour ce faire, l'exercice des mortifications était une pratique courante, ce qui orienta sans doute Marc-Aurèle vers cette conception des choses sensible à la question de la souffrance. Marc-Aurèle connut et pratiqua l'austérité via l'ascétisme stoïcien. Il tenait par exemple à dormir sur le dur, choquant jusqu'à sa propre mère par cette rigueur qui fera tout au long de son existence sa marque personnelle. Une vie réglée religieusement, sans désordres apparents, une santé fragile dont il ne tint pas compte, se fatiguant à la tâche, par mille études visant à faire de lui un «honnête homme ». Négligeant le faste et les futilités (il ne portait que des habits modestes, et préférait se consacrer à la morale, y trouvant sa principale légitimité), il plaçait au-dessus de tout l'exemple d'Antonin qui jouait le rôle d'aiguillon, de stimulant existentiel. Son admiration pour lui fut le premier moteur de son élévation spirituelle. Tout individu se construit avec des modèles et Marc-Aurèle bénéficia du meilleur possible pour accomplir sa mission d'Empereur. « Prends garde de te césariser, de déteindre; cela arrive. Conservetoi simple, bon, pur, grave, ennemi du faste, ami de la justice, religieux, bienveillant, humain, ferme dans la pratique des devoirs. Fais tous tes efforts pour demeurer tel que la philosophie a voulu te rendre: révère les dieux, veille à la conservation des hommes. La vie est courte; le 17 seul fruit de la vie terrestre, c'est de maintenir son âme dans une disposition sainte, de faire des actions utiles à la société. Agis toujours comme un disciple d'Antonin; rappelle-toi sa constance dans l'accomplissement des prescriptions de la raison, l'égalité de son humeur dans toutes les situations, sa sainteté, la sérénité de son visage, sa douceur extrême, son mépris pour la vaine gloire, son application à pénétrer le sens des choses; comment il ne laissa jamais rien passer avant de l'avoir bien examiné, bien compris; comment il supportait les reproches injustes sans récriminer; comment il ne faisait rien avec précipitation, comment il n'écoutait pas les délateurs; comment il étudiait avec soin les caractères et les actions; ni médisant, ni méticuleux, ni soupçonneux, ni sophiste, se contentant de si peu dans l'habitation, le coucher, les vêtements, la nourriture, le service; laborieux, patient, sobre, à ce point qu'il pouvait s'occuper jusqu'au soir de la même affaire sans avoir besoin de sortir pour ses nécessités, sinon à l'heure accoutumée. Et cette amitié toujours constante, égale, et cette bonté à supporter la contradiction, et cette joie à recevoir un avis meilleur que le sien, et cette piété sans superstition! Pense à cela, pour que ta dernière heure te trouve, comme lui, avec la conscience du bien accompli. » (Livre VI, Chapitre 32, Pensées pour moimême). Ce texte démontre s'il en est besoin la place et l'importance de cette vertueuse influence. Concrètement, Marc-Aurèle tenta d'appliquer au mieux les fruits qu'il avait reçus de ce vénérable maître. Tout d'abord en faisant preuve d'indulgence envers ses ennemis, ce qui ne correspondait guère aux moeurs des Romains d'alors, plutôt enclins à la dureté et à l'instinct de vengeance. Nietzsche considérait cet instinct comme une marque de faiblesse, il faut donc croire qu'une force indéniable habitait Marc-Aurèle même si certains traits de son caractère, nous le verrons, pouvaient amoindrir à 18 l'occasion cette foi impériale. Sévère envers lui, flexible et indulgent envers autrui, cette typologie n'était pas très éloignée de l'idéal chrétien, cet idéal qu'il combattit de toutes ses forces pour préserver l'intégrité de son Empire. Toute cette indulgence ressort clairement dans ce passage des Pensées consacré aux êtres malveillants: « Lorsqu'un homme a commis une faute contre toi, considère aussitôt quelle opinion il se fait du bien ou du mal. » (Livre VII, Chapitre 26, Pensées pour moi-même). Il agit toujours en tentant de trouver un juste compromis, oubliant jusqu'à ses propres griefs comme dans ce désaccord portant sur le fils d'Hérode défendu par Fronton, tous deux d'anciens maîtres de Marc-Aurèle. Ce dernier avait eu à subir le caractère intransigeant d'Hérode, cela ne l'empêcha pas de plaider sa cause dans cette lettre adressée à Fronton: « Tu m'as souvent dit que tu étais à la recherche de ce qui pourrait m'être le plus agréable. L'occasion se présente: l'audience approche où l'on paraît disposé non seulement à entendre favorablement ton discours, mais aussi à se faire un malin plaisir de ton indignation. Pour moi, que tu me regardes comme un conseiller téméraire ou comme un enfant bien hardi et trop bienveillant pour ton adversaire, cela ne m'empêchera pas de te dire tout bas mon conseil sur ce que je croirai le plus convenable... Pour toi quelle plus belle occasion de gloire que de ne pas répondre, même provoqué! Il est vrai que si c'est lui qui commence, on pourra, jusqu'à un certain point, te pardonner de lui avoir répondu, mais je lui ai demandé qu'il ne commençât point, et je crois l'avoir obtenu; car je vous aime l'un et l'autre, et chacun en raison de ses mérites.» On retrouve là toute l'intelligence en action et la fine acuité stratégique de l'Empereur, n'économisant pas jusqu'aux sentiments pour défendre ce qu'il croit juste. «Pour Hérode, je t'en prie, pousse-le à bout, comme dit notre Quintus, par une obstinée obstination. Hérode t'aime, et moi j'en fais autant, et quiconque ne 19 t'aime point avec ses yeux; je ne dis rien des oreilles, car toutes les oreilles sont esclaves de ta voix.» Dans sa communication comme ailleurs, Marc-Aurèle vise la perfection, d'une manière stratégique, sans la moindre trace de cynisme, mais bien plutôt sous-tendu par le sens du tragique: «La perfection morale consiste en ceci: à passer chaque jour comme si c'était le dernier, à éviter l'agitation, la torpeur, la dissimulation ». (Livre VII, Chapitre 68, Pensées pour moi-même). Le sens de la fatalité cosmique l'aidait à supporter tout ce qui allait contre ses voeux idéaux. Idéaux basés sur un travail de la raison permanent beaucoup plus que sur le socle panthéiste qui animait encore sa société. Aux antipodes de l'athéisme puisqu'il croyait en l'intervention des dieux dans les affaires humaines par leurs volontés surnaturelles. Mais disons-le, ce surnaturel ne constituait pas l'ossature de sa pensée, mais bien plus l'amour de la vérité et de la justice toutes rationnelles. Son rapport au religieux est surtout dépendant des traditions et usages de sa patrie plus que d'un élan profond de son être. MarcAurèle voulait vivre comme un dieu, atteindre l'état irréprochable, en se satisfaisant du sort et de l'arbitraire qui lui était imparti. Marc-Aurèle plaçait sa confiance dans une providence cosmique, dans une intelligence surnaturelle, mais surtout, au quotidien, il axait sa réflexion sur ses propres actes, son cheminement propre plutôt que de préférer se perdre en conjectures pseudo transcendantes. Il voulait fuir le chaos, la désagrégation d'un monde privé d'unité et d'ordre pour les esprits détournés des fins mais obnubilés par la soif du pouvoir. Il faisait lui aussi un pari sur un cosmos organisé même si l'on ressent dans ses écrits que le doute l'assaille plus d'une fois. Si les idées de respect et de tolérance dans la liberté guidaient son action, il refusait toutefois l'idée d'imposer le bien par la force, seul l'assentiment pouvant asseoir quelque légitimité morale que ce soit. Il pensait 20