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LA CONSTITUTION DU SUJET MORAL CHEZ
AXEL HONNETH
CHARLOTTE DE PARSEVAL
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Élève de Habermas, le philosophe allemand Axel Honneth (né en 1949) est
l’héritier de l’école de Francfort. Ses travaux l’inscrivent dans le chemin ouvert par
Adorno et Horkheimer, qui élaborèrent dans les années 1930 le programme d’une
théorie critique de la société. Cette filiation l’a conduit à s’intéresser à la
philosophie de Hegel, en particulier à sa conception de la reconnaissance et de la
morale. Honneth réinterprète, d’une part, l’idée d’un lien nécessaire entre
conscience de soi et reconnaissance intersubjective ; il réassume, d’autre part, la
Sittlichkeit hégélienne (« vie éthique » ou « éthicité »), selon laquelle l’identité des
individus et leur capacité à agir moralement sont liées de manière organique aux
communautés auxquelles ils appartiennent ainsi qu’aux rôles sociaux et politiques
qu’ils remplissent. Pour autant, et c’est entre autres ce qui fait la complexité et
l’intérêt de sa position au sein du débat opposant aujourd’hui les philosophes
« libéraux » aux philosophes « communautariens », Honneth maintient fermement
l’idée d’autonomie individuelle. Il s’emploie à concilier liberté et détermination
sociale au sein d’un modèle original et interdisciplinaire de la reconnaissance,
faisant aussi bien appel à la philosophie et la sociologie qu’à la psychologie sociale
et la psychanalyse.
La question de la constitution du sujet pratique apparaît ainsi comme le cœur de
la problématique délimitée par Honneth : l’homme se définit-il avant tout en termes
d’enracinement, d’appartenance, ou au contraire d’arrachement, d’autonomie ? Une
telle réflexion recouvre deux domaines inextricablement liés : celui de
l’individuation et celui de la liberté de l’agent moral. Elle s’appuie non seulement
sur un questionnement de type anthropologique, portant sur le processus par lequel
un individu devient un sujet à part entière, capable de penser et d’agir dans le
monde. Mais elle appelle aussi une réflexion d’ordre normatif, évaluant cette fois
les conséquences de la sociabilité de l’agent pour sa liberté et sa responsabilité,
analyse qui donne lieu chez Honneth à une redéfinition du statut de la morale.
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I
Anthropologie et morale
Honneth accorde une place fondamentale à l’anthropologie philosophique au sein
de sa conception de la morale. Il s’inscrit résolument dans le « tournant
linguistique », pour reprendre l’expression de Jürgen Habermas et de Karl Otto
Apel, qui substitue au paradigme du sujet un paradigme de la communication. À
l’approche atomiste de la tradition du droit naturel, selon laquelle l’homme serait un
individu isolé choisissant par intérêt de se lier à ses congénères, succède ainsi un
modèle intersubjectiviste, en vertu duquel la relation à l’autre médiatisée par le
langage précède la subjectivité entendue comme conscience de soi.
La position de Honneth quant à la genèse de l’individualité pratique est fondée
sur une expérience sociale commune : nous sommes vulnérables au mépris ou à
l’indifférence manifestés à l’égard de notre identité. Le mépris est destructeur parce
qu’il atteint la personne dans la compréhension positive qu’elle a d’elle-même, et ce
fait constitue une preuve empirique que cette compréhension a été conquise de
manière intersubjective. L’idée de Honneth est en effet de développer le modèle de
la communication échafaudé par Habermas en reformulant ses présuppositions
intersubjectives et empiriques, renouant ainsi avec le projet critique initial de l’école
de Francfort 1. Le présupposé théorique de Honneth est semblable à celui de Hegel :
les sujets ont besoin, pour devenir des individus à part entière – et pour préserver
leur intégrité –, de l’acquiescement d’autrui. Autrement dit, l’intégrité de la
personne humaine dépend de manière constitutive de l’expérience de la
1. A. Honneth, « Intégrité et mépris. Principes d’une morale de la reconnaissance »
(trad. H. Pourtois), Recherches sociologiques, vol. 30, n° 1, « Souffrance sociale et attentes de
reconnaissance. Autour du travail d’Axel Honneth », Louvain-la-Neuve, 1999, p. 12 ; « La
dynamique sociale du mépris : d’où parle une théorie critique de la société ? » (trad. R. Rochlitz et
C. Bouchindhomme), in C. Bouchindhomme et R. Rochlitz (dir.), Habermas, la raison, la critique,
Le Cerf, 1996, p. 216 et 226. J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel (1981), t. 1
trad. J.-M. Ferry, t. 2 trad. J.-L. Schlegel, Paris, Fayard, 1987.
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reconnaissance intersubjective 1. À partir d’une lecture du jeune Hegel 2, Honneth
élabore la structure générale de sa conception de l’individuation :
« La formation du “je” pratique présuppose la reconnaissance réciproque entre sujets :
c’est seulement quand chacun des deux individus se trouve confirmé dans son activité
propre par son vis-à-vis qu’il parvient corrélativement à se comprendre lui-même
comme un “je” individualisé 3. »
Puis il entreprend de reformuler cette idée dans « un langage théorique
postmétaphysique » en la rapprochant de la théorie du sociologue et philosophe
G. H. Mead. Le modèle hégélien de la reconnaissance se trouve ainsi traduit en
termes de psychologie sociale : l’interaction humaine, parce qu’elle exige des
individus qu’ils opèrent un retour réflexif sur leur propre comportement, les
contraint également à prendre conscience de leur subjectivité. La signification de
mon acte pour mon partenaire ne m’apparaît que lorsque je produis en moi-même
l’attitude par laquelle il y répond. Du point de vue moral, il s’ensuit qu’un individu
doit apprendre à se comprendre à partir de la « perspective normative » de son
partenaire d’interaction pour pouvoir établir une « relation pratique » à soi :
Honneth considère, après Mead, qu’on ne peut devenir un sujet accompli sans
commencer par assimiler les valeurs morales de nos interlocuteurs privilégiés. Cela
signifie en outre que les interactions communicationnelles recèlent un élément
normatif, dans la mesure où le processus de formation personnelle présuppose
l’existence d’obligations intersubjectives. Le fait que les communicants soient
conduits par la socialisation à accepter leur partenaire comme une personne du
même genre implique en effet une « contrainte de réciprocité », une autolimitation
réciproque, un « consensus normatif toujours garanti d’avance » 4.
1. A. Honneth, La Lutte pour la reconnaissance (1992), trad. P. Rusch, Paris, Le Cerf, 2000,
p. 208 ; « Reconnaissance » (trad. O. Mannoni), in M. Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique
et de philosophie morale, Paris, PUF, 1996, p. 1274.
2. Essentiellement les écrits hégéliens d’Iéna et plus particulièrement le Système de la vie
éthique (1802-1803), prés. et trad. J. Taminiaux, Paris, Payot, 1976.
3. La Lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 83.
4. G. H. Mead, L’Esprit, le soi et la société (1934), trad. J. Cazeneuve, E. Kaelin et G. Thibau,
Paris, PUF, 1963. A. Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 50, 57, 93 et 113.
Honneth traduit ici le concept habermassien (et apélien) de contrainte pragmatico-transcendantale
dans les termes d’une théorie de la reconnaissance.
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Honneth conserve pourtant un élément spécifiquement hégélien dans sa
conception de la constitution du sujet pratique : la découverte de soi-même dans
l’autre conduit nécessairement à une lutte, car « c’est seulement en niant
réciproquement leurs exigences subjectives que les individus arrivent à savoir si
l’autre se retrouve aussi en eux-mêmes comme une “totalité”
1 ». Le conflit
s’apparente donc à un mécanisme de socialisation qui contraint les individus à se
reconnaître réciproquement en autrui. Selon Honneth, la reconnaissance se présente
comme une succession de conflits pratiques, et c’est cette lutte, envisagée en termes
communicationnels, qui joue le rôle de médium de l’individuation. Le conflit
permet de franchir différents paliers dans les rapports éthiques de reconnaissance,
du stade le plus primitif au stade le plus avancé d’intégration de l’autre. Honneth
identifie l’individuation (le « développement progressif de la relation positive que la
personne entretient avec elle-même ») à un processus ontogénétique et fonctionnel
se déroulant selon une succession ordonnée de modes de reconnaissance qui
coïncide avec une typologie de la « relation pratique à soi » 2 :
l’amour, forme de reconnaissance élémentaire et exclusivement affective,
correspond à la confiance en soi d’un individu assuré de sa capacité à
disposer de son propre corps de façon autonome ;
la reconnaissance juridique constitue une forme de socialisation d’ordre
cognitif et affranchie de tout élément d’inclination (elle se réfère à une
connaissance partagée des normes qui fixent les droits et les devoirs égaux à
l’intérieur d’une communauté 3). Cette forme d’interaction sociale se rapporte
au respect de soi, compris à la fois comme la conscience d’être doué de
discernement moral et comme la capacité de revendiquer un droit ;
l’estime sociale, la « solidarité », ou encore la « communauté de valeur »
opère une synthèse (cognitive et affective) entre les deux modes de
reconnaissance précédents. Ce dernier type de d’intégration sociale renvoie à
la forme la plus accomplie de relation pratique à soi : l’estime de soi (ou
1. Ibid., p. 39.
2. Ibid., p. 115.
3. « Intégrité et mépris. Principes d’une morale de la reconnaissance », op. cit., p. 17.
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