LA CONSTITUTION DU SUJET MORAL CHEZ AXEL HONNETH

publicité
1
L A CONSTITUTION DU SUJET MORAL CHEZ
A XEL H ONNETH
CHARLOTTE DE PARSEVAL
2
Élève de Habermas, le philosophe allemand Axel Honneth (né en 1949) est
l’héritier de l’école de Francfort. Ses travaux l’inscrivent dans le chemin ouvert par
Adorno et Horkheimer, qui élaborèrent dans les années 1930 le programme d’une
théorie critique de la société. Cette filiation l’a conduit à s’intéresser à la
philosophie de Hegel, en particulier à sa conception de la reconnaissance et de la
morale. Honneth réinterprète, d’une part, l’idée d’un lien nécessaire entre
conscience de soi et reconnaissance intersubjective ; il réassume, d’autre part, la
Sittlichkeit hégélienne (« vie éthique » ou « éthicité »), selon laquelle l’identité des
individus et leur capacité à agir moralement sont liées de manière organique aux
communautés auxquelles ils appartiennent ainsi qu’aux rôles sociaux et politiques
qu’ils remplissent. Pour autant, et c’est entre autres ce qui fait la complexité et
l’intérêt de sa position au sein du débat opposant aujourd’hui les philosophes
« libéraux » aux philosophes « communautariens », Honneth maintient fermement
l’idée d’autonomie individuelle. Il s’emploie à concilier liberté et détermination
sociale au sein d’un modèle original et interdisciplinaire de la reconnaissance,
faisant aussi bien appel à la philosophie et la sociologie qu’à la psychologie sociale
et la psychanalyse.
La question de la constitution du sujet pratique apparaît ainsi comme le cœur de
la problématique délimitée par Honneth : l’homme se définit-il avant tout en termes
d’enracinement, d’appartenance, ou au contraire d’arrachement, d’autonomie ? Une
telle réflexion recouvre deux domaines inextricablement liés : celui de
l’individuation et celui de la liberté de l’agent moral. Elle s’appuie non seulement
sur un questionnement de type anthropologique, portant sur le processus par lequel
un individu devient un sujet à part entière, capable de penser et d’agir dans le
monde. Mais elle appelle aussi une réflexion d’ordre normatif, évaluant cette fois
les conséquences de la sociabilité de l’agent pour sa liberté et sa responsabilité,
analyse qui donne lieu chez Honneth à une redéfinition du statut de la morale.
3
I
Anthropologie et morale
Honneth accorde une place fondamentale à l’anthropologie philosophique au sein
de sa conception de la morale. Il s’inscrit résolument dans le « tournant
linguistique », pour reprendre l’expression de Jürgen Habermas et de Karl Otto
Apel, qui substitue au paradigme du sujet un paradigme de la communication. À
l’approche atomiste de la tradition du droit naturel, selon laquelle l’homme serait un
individu isolé choisissant par intérêt de se lier à ses congénères, succède ainsi un
modèle intersubjectiviste, en vertu duquel la relation à l’autre médiatisée par le
langage précède la subjectivité entendue comme conscience de soi.
La position de Honneth quant à la genèse de l’individualité pratique est fondée
sur une expérience sociale commune : nous sommes vulnérables au mépris ou à
l’indifférence manifestés à l’égard de notre identité. Le mépris est destructeur parce
qu’il atteint la personne dans la compréhension positive qu’elle a d’elle-même, et ce
fait constitue une preuve empirique que cette compréhension a été conquise de
manière intersubjective. L’idée de Honneth est en effet de développer le modèle de
la communication échafaudé par Habermas en reformulant ses présuppositions
intersubjectives et empiriques, renouant ainsi avec le projet critique initial de l’école
de Francfort 1. Le présupposé théorique de Honneth est semblable à celui de Hegel :
les sujets ont besoin, pour devenir des individus à part entière – et pour préserver
leur intégrité –, de l’acquiescement d’autrui. Autrement dit, l’intégrité de la
personne humaine dépend de manière constitutive de l’expérience de la
1. A. Honneth, « Intégrité et mépris. Principes d’une morale de la reconnaissance »
(trad. H. Pourtois), Recherches sociologiques, vol. 30, n° 1, « Souffrance sociale et attentes de
reconnaissance. Autour du travail d’Axel Honneth », Louvain-la-Neuve, 1999, p. 12 ; « La
dynamique sociale du mépris : d’où parle une théorie critique de la société ? » (trad. R. Rochlitz et
C. Bouchindhomme), in C. Bouchindhomme et R. Rochlitz (dir.), Habermas, la raison, la critique,
Le Cerf, 1996, p. 216 et 226. J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel (1981), t. 1
trad. J.-M. Ferry, t. 2 trad. J.-L. Schlegel, Paris, Fayard, 1987.
4
reconnaissance intersubjective 1. À partir d’une lecture du jeune Hegel 2, Honneth
élabore la structure générale de sa conception de l’individuation :
« La formation du “je” pratique présuppose la reconnaissance réciproque entre sujets :
c’est seulement quand chacun des deux individus se trouve confirmé dans son activité
propre par son vis-à-vis qu’il parvient corrélativement à se comprendre lui-même
comme un “je” individualisé 3. »
Puis il entreprend de reformuler cette idée dans « un langage théorique
postmétaphysique » en la rapprochant de la théorie du sociologue et philosophe
G. H. Mead. Le modèle hégélien de la reconnaissance se trouve ainsi traduit en
termes de psychologie sociale : l’interaction humaine, parce qu’elle exige des
individus qu’ils opèrent un retour réflexif sur leur propre comportement, les
contraint également à prendre conscience de leur subjectivité. La signification de
mon acte pour mon partenaire ne m’apparaît que lorsque je produis en moi-même
l’attitude par laquelle il y répond. Du point de vue moral, il s’ensuit qu’un individu
doit apprendre à se comprendre à partir de la « perspective normative » de son
partenaire d’interaction pour pouvoir établir une « relation pratique » à soi :
Honneth considère, après Mead, qu’on ne peut devenir un sujet accompli sans
commencer par assimiler les valeurs morales de nos interlocuteurs privilégiés. Cela
signifie en outre que les interactions communicationnelles recèlent un élément
normatif, dans la mesure où le processus de formation personnelle présuppose
l’existence d’obligations intersubjectives. Le fait que les communicants soient
conduits par la socialisation à accepter leur partenaire comme une personne du
même genre implique en effet une « contrainte de réciprocité », une autolimitation
réciproque, un « consensus normatif toujours garanti d’avance » 4.
1. A. Honneth, La Lutte pour la reconnaissance (1992), trad. P. Rusch, Paris, Le Cerf, 2000,
p. 208 ; « Reconnaissance » (trad. O. Mannoni), in M. Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique
et de philosophie morale, Paris, PUF, 1996, p. 1274.
2. Essentiellement les écrits hégéliens d’Iéna et plus particulièrement le Système de la vie
éthique (1802-1803), prés. et trad. J. Taminiaux, Paris, Payot, 1976.
3. La Lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 83.
4. G. H. Mead, L’Esprit, le soi et la société (1934), trad. J. Cazeneuve, E. Kaelin et G. Thibau,
Paris, PUF, 1963. A. Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 50, 57, 93 et 113.
Honneth traduit ici le concept habermassien (et apélien) de contrainte pragmatico-transcendantale
dans les termes d’une théorie de la reconnaissance.
5
Honneth conserve pourtant un élément spécifiquement hégélien dans sa
conception de la constitution du sujet pratique : la découverte de soi-même dans
l’autre conduit nécessairement à une lutte, car « c’est seulement en niant
réciproquement leurs exigences subjectives que les individus arrivent à savoir si
l’autre se retrouve aussi en eux-mêmes comme une “totalité” 1 ». Le conflit
s’apparente donc à un mécanisme de socialisation qui contraint les individus à se
reconnaître réciproquement en autrui. Selon Honneth, la reconnaissance se présente
comme une succession de conflits pratiques, et c’est cette lutte, envisagée en termes
communicationnels, qui joue le rôle de médium de l’individuation. Le conflit
permet de franchir différents paliers dans les rapports éthiques de reconnaissance,
du stade le plus primitif au stade le plus avancé d’intégration de l’autre. Honneth
identifie l’individuation (le « développement progressif de la relation positive que la
personne entretient avec elle-même ») à un processus ontogénétique et fonctionnel
se déroulant selon une succession ordonnée de modes de reconnaissance qui
coïncide avec une typologie de la « relation pratique à soi » 2 :
– l’amour, forme de reconnaissance élémentaire et exclusivement affective,
correspond à la confiance en soi d’un individu assuré de sa capacité à
disposer de son propre corps de façon autonome ;
– la reconnaissance juridique constitue une forme de socialisation d’ordre
cognitif et affranchie de tout élément d’inclination (elle se réfère à une
connaissance partagée des normes qui fixent les droits et les devoirs égaux à
l’intérieur d’une communauté 3). Cette forme d’interaction sociale se rapporte
au respect de soi, compris à la fois comme la conscience d’être doué de
discernement moral et comme la capacité de revendiquer un droit ;
– l’estime sociale, la « solidarité », ou encore la « communauté de valeur »
opère une synthèse (cognitive et affective) entre les deux modes de
reconnaissance précédents. Ce dernier type de d’intégration sociale renvoie à
la forme la plus accomplie de relation pratique à soi : l’estime de soi (ou
1. Ibid., p. 39.
2. Ibid., p. 115.
3. « Intégrité et mépris. Principes d’une morale de la reconnaissance », op. cit., p. 17.
6
« sentiment de sa propre valeur »). Il s’agit de la certitude pour un individu de
posséder des qualités jugées singulières et irremplaçables au regard de
l’orientation morale de la société dans laquelle il vit.
Outre ce rôle de médium de l’individuation, le conflit constitue un véritable
moteur de l’agir moral. Honneth constate que la souffrance infligée à l’individu
lorsqu’il est soumis à l’humiliation ou à l’offense – maltraitance physique, violation
de ses droits ou encore humiliation sociale – suscite d’ordinaire en lui des émotions
négatives telles que l’indignation, la honte ou la colère. Le mépris et la véritable
« crise morale » qui l’accompagne surviennent lorsqu’un sujet est déçu dans ses
attentes positives à l’égard de partenaires d’interaction. Or la seule issue pour un
individu paralysé par une blessure morale qui met en péril un présupposé
fondamental de sa faculté d’agir consiste à s’engager dans une lutte libératrice pour
la reconnaissance alimentée par les émotions mentionnées plus haut 1. Grâce à cette
impulsion pratique négative, la morale reçoit son assise concrète dans la réalité
sociale. L’approche qui érige l’expérience du mépris social au rang de fait
fondationnel de la morale présente ainsi l’avantage, selon Honneth, de combler le
défaut de réflexion théorique en matière de motivation propre à la philosophie
pratique contemporaine, et plus particulièrement à l’éthique de la discussion. Il
s’écarte en effet explicitement de Habermas lorsqu’il propose un élargissement du
paradigme de la communication au-delà du cadre de la théorie du langage qui
tiendrait compte du fait « précritique » que constituent les sentiments d’injustice
provoqués par l’expérience du mépris social 2.
Au terme de cette présentation de l’individuation chez Honneth, se dégage la
figure d’un agent humain constitué par la reconnaissance, et donc symétriquement
susceptible d’être blessé aux trois niveaux de compréhension pratique qu’il a de luimême (confiance en soi, respect de soi, estime de soi) par différentes formes de
mépris. Il s’ensuit que tous les êtres humains se trouvent soumis, sur le plan
existentiel, aux mêmes risques ; ils sont sujets à une vulnérabilité fondamentale qui
1. La Lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 147 ; « Reconnaissance », op. cit., p. 1274.
2. « Intégrité et mépris. Principes d’une morale de la reconnaissance », op. cit., p. 19 ; « La
dynamique sociale du mépris : d’où parle une théorie critique de la société ? », op. cit., p. 228-229.
7
découle de la constitution intersubjective de leur identité. L’individu incomplet,
dépendant, marqué par la finitude (structurellement ouvert à autrui) aspire
perpétuellement à un état d’intégrité, correspondant au champ formé par les trois
modes de la relation pratique à soi. C’est cette tension qui délimite chez Honneth un
espace à l’intérieur duquel peut se déployer la construction d’une morale, car la
vulnérabilité propre à la condition humaine fonde selon lui le caractère
intersubjectivement contraignant de la reconnaissance et donc l’universalité de la
morale 1.
Une seconde caractéristique universelle de l’agent humain découle de la
première. L’individu, de par sa dépendance structurelle à autrui, est notamment
constitué par l’estime sociale, c’est-à-dire par la confirmation éthique de sa propre
valeur au regard de l’orientation morale de la société dans laquelle il vit. En ce sens,
Honneth défend l’idée que les êtres humains sont toujours orientés par des idéaux
culturels, avant même d’effectuer un choix moral 2. Il apparaît donc légitime de
s’interroger sur le statut de cette détermination socioculturelle et sur ses
implications du point de vue de la liberté du sujet pratique.
II
Autonomie et autoréalisation :
la liberté du sujet pratique
Honneth considère que l’absence de contrainte ou d’influence extérieure n’est
pas une condition suffisante pour être libre. Selon lui, la liberté doit plutôt être
définie, à un niveau élémentaire, comme l’absence d’obstacles internes tels que
l’angoisse ou l’inhibition psychiques. En termes positifs, celle-ci devient alors une
« sorte de confiance tournée au-dedans qui conforte l’individu tant dans
l’expression de ses besoins que dans l’usage de ses capacités ». En outre, compte
1. La Lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 63 et 110 ; « Reconnaissance », op. cit., p. 1276.
2. « Les limites du libéralisme. De l’éthique politique aux États-Unis aujourd’hui »
(trad. P. Sauret), in A. Berten, P. Da Silveira, H. Pourtois (dir.), Libéraux et Communautariens,
Paris, PUF, 1997, p. 367.
8
tenu du fait que les agents sont toujours orientés par des valeurs, des fins qui
constituent leur identité morale, Honneth définit la liberté à un second niveau
comme une identification de l’agent à ses fins et à ses désirs, ou encore comme le
« libre accomplissement des buts qu’un individu choisit de fixer à sa propre vie » 1.
Ce serait pour autant commettre un contresens que d’interpréter ces assertions
dans le sens d’une assimilation de la liberté à une capacité de choix individuel hors
de tout contexte social. Honneth indique clairement que les « objectifs de vie
générateurs d’identité » et de liberté ont été acquis de manière intersubjective, au
cours d’un processus de socialisation médiatisé par la communication. La liberté de
la réalisation de soi ne devient effective que dans l’interaction avec autrui, ce qui
implique qu’elle n’est pas donnée, mais peut échouer. En affirmant que cette
interaction
communicationnelle
constitue
la
condition
nécessaire
de
l’autoréalisation, Honneth entend insister sur l’importance de la reconnaissance au
fondement de ce type de liberté : les modèles de l’amour, du droit et de la solidarité
remplissent selon lui le rôle de présupposés intersubjectifs de la réalisation des buts
d’existence individuels. Or, parce qu’elle repose notamment sur l’estime sociale,
l’autoréalisation ou recherche de la vie bonne doit être comprise comme la liberté
d’un individu au sein d’une société structurée par des idéaux culturels
historiquement variables. Elle consiste dans la capacité qui nous est propre
d’accorder notre projet de vie individuel à l’orientation morale de la communauté
sociale dans laquelle nous vivons. Pour Honneth, sur ce point en accord avec les
philosophes « communautariens », la position libérale radicale postulant que « le
processus de réalisation des buts de vie personnel peut être déterminé
indépendamment
des
valeurs
communément
partagées »
s’avère
donc
indéfendable 2.
Pourtant, sa définition de l’autoréalisation est ambiguë. S’il considère que
l’individu ne se réalise qu’en s’insérant dans un projet moral commun, Honneth
affirme également qu’il doit être capable de se « mesurer aux valeurs éthiques du
1. La Lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 202 et p. 208.
2. Ibid., p. 153-154, p. 208-209 ; « Les limites du libéralisme. De l’éthique politique aux ÉtatsUnis aujourd’hui », op. cit., p. 363 et p. 368-369.
9
monde dans lequel il vit et de les adopter, le cas échéant, pour lui-même sans être
sujet à des contraintes 1 », ce qui implique un minimum de distance par rapport à
ces valeurs, une certaine autonomie de jugement. D’un côté, Honneth conçoit le
sujet pratique comme une personne « radicalement située », qui ne peut jamais
neutraliser ou objectiver les différentes conceptions de la vie bonne formant la
culture morale dans laquelle elle se trouve immergée, de l’autre, il défend
fermement l’idée d’une autonomie individuelle aux côtés des philosophes
« libéraux » :
« L’autonomie individuelle est un principe moral qu’il est juste de rechercher même si
nous admettons que l’identité personnelle du sujet ne prend en principe forme qu’une
fois donnée une communauté socialement intacte 2. »
C’est encore chez Hegel que Honneth trouve la résolution de cette opposition
entre l’exigence abstraite d’autonomie et nos déterminations culturelles concrètes.
Ce dernier s’appuie en effet sur l’hypothèse suivante : l’autonomie n’est pas un
donné mais se confond au contraire avec le processus d’individuation du sujet
pratique, entendu comme une succession de conflits, de luttes pour la
reconnaissance. Sa théorie de l’intersubjectivité se trouve ainsi construite selon le
principe d’une correspondance entre trois modes de reconnaissance et trois degrés
d’autonomie personnelle : confiance en soi / autonomie affective, respect de
soi / autonomie juridique, estime de soi / autonomie sociale et politique. Seul le
moment de l’autonomie juridique renvoie chez Honneth à la définition
traditionnelle du terme, celle d’une « émancipation à l’égard des contraintes
communautaires » obtenue grâce à un accord rationnel entre individus égaux en
droits qui présuppose que tous les sujets concernés soient individuellement
responsables de leurs choix 3. L’autonomie individuelle proprement dite désigne
quant à elle l’ensemble du mouvement d’individuation par la reconnaissance dont la
structure générale, présente à chaque étape de l’individualisation, a été mise en
évidence par Hegel :
1. Ibid., p. 367-368.
2. « Les limites du libéralisme. De l’éthique politique aux États-Unis aujourd’hui », op. cit.,
p. 367.
3. Ibid., p. 371 ; La Lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 139.
10
« Un sujet, pour autant qu’il se sait reconnu par un autre dans certaines de ses capacités
et de ses qualités, pour autant qu’il est donc réconcilié avec celui-ci, découvre toujours
aussi des aspects de son identité propre, par où il se distingue sans nul doute possible
des autres sujets et s’oppose de nouveau à ceux-ci comme tel être particulier 1. »
L’autonomie d’un individu est donc inséparable, à chacun des niveaux de sa
genèse, de l’approbation qu’il rencontre chez autrui. Honneth reprend ici à son
compte la définition hégélienne de la liberté – « être chez soi dans un autre 2 » –,
selon laquelle le moi atteint l’autonomie en effectuant une opération d’intégration et
de synthèse qui lui permet de s’approprier l’altérité.
Parmi les trois moments de l’autonomie individuelle, le plus représentatif est
sans conteste le premier : si l’on écarte son particularisme affectif, la relation
d’amour constitue le « noyau structurel » de l’ensemble du mouvement par lequel
un individu se pose en sujet moral 3. Ce stade est en outre le plus concret, donc le
plus évocateur, puisque Honneth élabore sa réflexion sur le concept d’amour à
partir des résultats de la recherche empirique en matière de relations affectives
primaires et plus précisément à partir de la théorie de la relation d’objet développée
par le psychanalyste et pédiatre D. W. Winnicott 4. Celui-ci identifie le processus de
maturation du nourrisson à un jeu d’interaction entre la mère et l’enfant comportant
deux phases. Durant le stade du maintien, le nourrisson est absolument dépendant
de l’adulte et n’établit aucune distinction entre lui et la personne qui lui prodigue
des soins. En ce sens, toute vie humaine commence par une phase
d’« intersubjectivité
indifférenciée ».
Puis
l’enfant
traverse
une
période
émancipatrice et conflictuelle, le stade de la dépendance relative, marquée par un
équilibre fragile entre autonomie et dépendance. Grâce aux progrès cognitifs qui lui
permettent de faire la distinction entre son moi et l’environnement, l’enfant
s’aperçoit que sa mère échappe au contrôle de sa toute-puissance (désillusion). Il
1. Ibid., p. 26.
2. Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 23.
3. La Lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 132.
4. D. W. Winnicott, Jeu et réalité. L’espace potentiel (1971), trad. C. Monod et J.-B. Pontalis,
Paris, Gallimard, 1975. Selon Honneth, les deux disciplines utiles pour fonder une théorie de la
reconnaissance sont la philosophie (étude des conceptions de la personne humaine) et la
psychologie (étude des conceptions de l’évolution du petit enfant), « Reconnaissance », op. cit.,
p. 1275.
11
adopte alors un comportement destructeur à son égard qui lui permet d’envisager
cette mère comme une « entité de plein droit » et, simultanément, de comprendre à
quel point il dépend d’elle. En termes hégéliens, la réconciliation correspond au
moment où l’enfant se sait tributaire des soins de sa mère sans pour autant imaginer
qu’il doit « fusionner symbiotiquement » avec elle afin de conserver son amour.
Pour arriver à ce degré d’autonomie caractérisé par la capacité d’être seul, l’enfant
doit pouvoir compter sur le fait que l’adulte lui témoigne son affection même
lorsqu’il porte son attention vers d’autres objets. Aussi Honneth définit-il la relation
d’amour comme un « arc de tension communicationnel qui relie continuellement
l’expérience de la capacité d’être seul à celle de la fusion avec autrui » 1.
Or nous venons de voir que cette relation recèle selon lui la structure d’ensemble
de l’autonomisation. En effet, si l’on débarrasse l’amour de son particularisme
affectif en remplaçant l’enfant par le sujet pratique et l’instance maternelle par
l’environnement « psychosocioculturel », l’ossature de la relation de reconnaissance
et donc de l’autonomisation individuelle apparaît sous la forme générale d’un
double
mouvement :
le
sujet
prend
conscience
de
ses
déterminations
psychologiques, culturelles et sociales tout en parvenant simultanément à s’en
affranchir. Se dégage alors une conception dynamique de l’autonomie conçue
comme une libération perpétuelle, une conquête illimitée d’autonomie sur fond
d’attachements, qui culmine pour Honneth dans la « participation à la formation
rationnelle de la volonté collective » (degré d’autonomie le plus élevé,
correspondant à l’estime de soi). Il indique du reste que ce type d’autonomie sociale
et politique présuppose, outre la base psychologique de la confiance en soi acquise
dans la relation d’amour, un « certain niveau de vie » (culture générale et sécurité
économique) garanti par l’autonomie juridique 2.
1. La Lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 119-125 et p. 129.
2. Ibid., p. 140 et p. 143.
12
III
De la constitution du sujet pratique
au développement moral des sociétés
Au travers de sa lecture de Hegel et Mead, Honneth met en lumière une
interaction dynamique entre l’autonomisation du sujet pratique et le développement
moral des sociétés. Il défend une « idée forte » qui relève d’une « philosophie de
l’histoire » : de la même manière que la lutte pour la reconnaissance constitue le
moteur de la formation de l’identité individuelle, les revendications de
reconnaissance intersubjective créent une tension morale qui traverse la vie sociale
et relance sans cesse le progrès normatif. Au moyen de luttes successives, les
sociétés franchissent les trois paliers de la reconnaissance relevés au niveau de
l’acquisition intersubjective de la conscience de soi individuelle : l’amour, le droit
et la solidarité 1. Sur le modèle de la constitution du sujet pratique, le
développement moral des sociétés suit une logique émancipatrice à la fois
universalisante et autonomisante. L’hypothèse méthodologique de Honneth est la
suivante :
« C’est à travers les luttes que les groupes sociaux se livrent en fonction de mobiles
moraux, c’est par leur tentative collective pour promouvoir sur le plan institutionnel et
culturel des formes élargies de reconnaissance mutuelle que s’opère en pratique la
transformation normative des sociétés 2. »
Cette dynamique sociale trouve son point d’appui principal dans la deuxième
forme de reconnaissance : l’autonomie juridique. Honneth entend montrer, à la suite
de Hegel, que celle-ci ne se limite pas à une exigence morale, mais joue un rôle
essentiel dans la formation historique du développement social. Pour Honneth, la
modernité se caractérise par l’intégration juridique de principes moraux
universalistes grâce auxquels les sociétés s’affranchissent de l’autorité immédiate
des traditions éthiques. Parce qu’elle se comprend comme une incessante
dissociation
d’avec
l’ordre
hiérarchique
de
l’éthique
conventionnelle,
l’autonomisation juridique moderne – le droit – permet une universalisation
1. Ibid., p. 11 et 171 ; « Reconnaissance », op. cit., p. 1273.
2. La Lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 114.
13
progressive des rapports sociaux. Tandis que l’estime sociale se rattache à une
échelle de valeurs (tacite ou explicite), la reconnaissance juridique, qui exclut par
principe toute restriction à des critères sociaux particuliers, ne connaît pas de
degrés. Aussi la notion hiérarchique d’honneur se transforme-t-elle, sous la pression
universalisante du droit, en l’idée de « dignité humaine ». Cet élargissement
progressif des rapports sociaux recouvre selon Honneth deux dynamiques
distinctes : le processus par lequel les sujets cherchent continuellement à étendre
leurs droits, augmentant par là leur autonomie individuelle, et le processus
égalitariste d’extension de ces droits à un cercle d’individus de plus en plus
important 1.
Parallèlement à l’universalisation juridique, Honneth dégage une seconde
dynamique universalisante propre à l’époque moderne. L’estime sociale est elle
aussi soumise à une « détraditionnalisation » qui fait perdre aux normes leur
autorité culturelle immédiate à travers un processus d’abstraction généralisante des
systèmes de valeurs et des objectifs collectifs de la société. Le passage à l’ère
moderne se traduit donc sur le plan de l’autoréalisation par un déplacement d’une
éthique conventionnelle, définie par une hiérarchie sociale et orientée en fonction de
fins communes substantielles, vers une éthique postconventionnelle marquée par
une « concurrence horizontale » et une individualisation de l’estime sociale. La
notion d’honneur subit ainsi une seconde transformation : elle se privatise sous la
forme du prestige social et de la considération. Les deux dynamiques
universalisantes de l’autonomisation juridique et de l’estime sociale se fondent en
un processus téléologique conflictuel unique, par lequel les relations éthiques de la
société s’abstraient successivement de leurs attributs substantiels et particuliers 2.
Honneth défend ici l’idée d’une « intentionnalité objective, dans laquelle les
processus historiques [apparaissent comme les] degrés d’un développement
1. Ibid., p. 11, 104, 133-134, 137, 151 et 153 ; « Intégrité et mépris. Principes d’une morale de
la reconnaissance », op. cit., p. 17. Voir aussi, sur l’idée d’un progrès moral qui nous a fait passer
de « l’univers de la tradition, donc de la soumission au principe d’autorité, à celui de
l’autonomie », S. Mesure et A. Renaut, Alter ego. Les paradoxes de l’identité démocratique,
Aubier, 1999, p. 195.
2. La Lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 24, 106, 149 et 153.
14
conflictuel
conduisant
à
un
élargissement
progressif
des
relations
de
reconnaissance 1 ».
Comme le processus ainsi décrit est calqué sur la formation individuelle, le
critère téléologique du progrès moral des sociétés permettant de distinguer les
motifs « progressistes » des motifs « réactionnaires » est celui de la contribution à
l’instauration sociale de l’intégrité personnelle. Honneth parle aussi d’un avènement
de la « sphère de “l’être-reconnu” », également dénommée « éthicité », comprise
comme la totalité des processus intersubjectifs de formation individuelle 2. Ce
critère normatif implique l’« anticipation hypothétique » d’un état final où les trois
relations de reconnaissance sont supposées être parvenues à leur forme la plus
achevée, et qui ouvre constamment la perspective d’un progrès moral des relations
sociales. Par « éthicité », Honneth désigne « le type de relations sociales qui se
nouent quand l’amour, sous l’effet du droit et sa vision cognitive des rapports
humains, se dissout en une solidarité universelle entre les membres d’une
collectivité 3 ». L’« éthicité » doit recevoir à chaque époque des déterminations
sociales singulières, faute de quoi elle ne peut advenir dans l’histoire ni permettre la
réalisation de soi. Comme elle s’avère une grandeur historiquement variable qui
dépend du degré de développement des trois modèles de la reconnaissance, la
sphère de l’« être-reconnu » – le « bien » – doit nécessairement s’adapter, sans
perdre son potentiel universel, aux situations particulières. Or cette dimension
matérielle propre à une « forme moderne d’éthicité » ne peut selon Honneth être du
ressort de la philosophie morale ; elle relève plutôt du résultat des luttes sociales à
venir 4. Autrement dit, conformément à la théorie du premier Horkheimer, si le
contenu de la morale varie selon le matériau historique auquel il se trouve
confronté, son sens reste pour Honneth foncièrement émancipateur : assurer les
conditions intersubjectives d’une société meilleure.
1. Ibid., p. 203.
2. Ibid., p. 64.
3. Ibid., p. 110.
4. « Intégrité et mépris. Principes d’une morale de la reconnaissance », op. cit., p. 19. La Lutte
pour la reconnaissance, op. cit., p. 201, 203, 210, 214.
15
IV
Redéfinir le statut de la morale :
une morale de la reconnaissance
Honneth insiste sur l’idée que le point de vue du respect universel ne constitue
qu’un aspect de l’« éthicité », laquelle recouvre, nous venons de le voir, la totalité
des trois formes de la reconnaissance. Il adresse ainsi une critique générale à la
tradition kantienne : parce qu’elles ne prennent pas en compte l’ensemble des
conditions intersubjectives de l’intégrité personnelle et parce qu’elles n’identifient
pas « le but général de la morale dans les fins concrètes des sujets humains », les
conceptions kantienne et habermassienne de la morale restent résolument trop
étroites 1. Néanmoins, compte tenu du phénomène moderne d’universalisation de
l’estime sociale, le concept du bien ne peut plus aujourd’hui exprimer des valeurs
substantielles et particulières : il se confond nécessairement avec les conditions
structurelles de la vie bonne ou « éthicité ». En ce sens, la morale de la
reconnaissance développée par Honneth
« se situe à mi-chemin entre la théorie morale héritée de Kant et les éthiques
communautaristes. Avec la première, elle partage son intérêt pour des normes aussi
universelles que possible […] ; à l’instar des dernières, en revanche, elle se donne pour
but l’autoréalisation de l’être humain 2 ».
Le modèle de la reconnaissance représente à cet égard une tentative de
conciliation de l’éthique utilitariste de la bienveillance, de la philosophie morale
inspirée de Kant et de l’éthique néoaristotélicienne de la vie bonne, lesquelles
renvoient respectivement aux trois exigences morales distinctes que sont l’amour, le
droit et la solidarité 3. Toutefois, la morale de la reconnaissance au sens où l’entend
Honneth accorde à l’élément juridiquement contraignant un statut prépondérant. S’il
intègre la notion d’autoréalisation dans sa théorie de la reconnaissance, il défend
nettement, dans la lignée des philosophes libéraux, une morale de l’obligation
1. Ibid., p. 205-206.
2. Ibid., p. 207.
3. « Reconnaissance », op. cit., p. 1277-1278 ; « Axel Honneth. Le conflit des traditions »,
propos recueillis par Monique Canto-Sperber, Magazine littéraire, n° 361, « Les nouvelles
morales. Éthique et philosophie », janv. 1998, p. 47.
16
envers autrui fondée sur le principe du devoir. Si l’on devait, pour conclure,
résumer la conception de la morale défendue par Honneth, cette dernière serait
avant tout à définir comme un dispositif collectif et « défensif » destiné à protéger
l’intégrité humaine contre la violence et l’oppression, c’est-à-dire à assurer
l’intégration, en nous-mêmes mais aussi chez autrui, de l’amour, de l’autonomie
juridique et de l’estime sociale 1. Et si une telle définition reste finalement assez
proche des théories libérales classiques du droit et de la morale, toute son originalité
réside pourtant dans l’identification des sources « motrices » de ce dispositif
défensif : l’expérience du mépris et de l’humiliation sociale.
1. « Intégrité et mépris. Principes d’une morale de la reconnaissance », op. cit., p. 19.
Téléchargement