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L’économie nationale de la période d’indépendance n’est pas réorientée. Il s’agit toujours
de récolte d’arachide, de récolte de cacao, de récolte d’olive. De même aucune
modification n’est apportée dans la traite des produits de base. Aucune industrie n’est
installée dans le pays. On continue à expédier les matières premières, on continue à se
faire les petits agriculteurs de l’Europe, les spécialistes de produits bruts.
Pourtant, la bourgeoisie nationale ne cesse d’exiger la nationalisation de l’économie et
des secteurs commerciaux. C’est que, pour elle, nationaliser ne signifie pas mettre la
totalité de l’économie au service de la nation, décider de satisfaire tous les besoins de la
nation. Pour elle, nationaliser ne signifie pas ordonner l’Etat en fonction de rapports
sociaux. Nationalisation pour elle signifie très exactement transfert aux autochtones de
passe-droits hérités de la période coloniale.
Comme la bourgeoisie n’a ni les moyens matériels, ni les moyens intellectuels suffisants
(ingénieurs, techniciens), elle limitera ses prétentions à la reprise des cabinets d’affaires
et des maisons de commerce autrefois occupés par les colons. La bourgeoisie nationale
prend la place de l’ancien peuplement européen : médecins, avocats, commerçants,
représentants, agents généraux, transitaires. Elle estime, pour la dignité du pays et sa
propre sauvegarde, devoir occuper tous ces postes. Dorénavant elle va exiger que les
grandes compagnies étrangères passent par elle, soit qu’elles désirent se maintenir dans le
pays, soit qu’elles aient l’intention d’y pénétrer. La bourgeoisie nationale se découvre la
mission historique de servir comme on le voit, il ne s’agit pas d’une vocation à
transformer la nation, mais prosaïquement à servir de courroie de transmission à un
capitalisme acculé au camouflage et qui se pare aujourd’hui du masque néo-colonialiste.
La bourgeoisie nationale va se complaire, sans complexes et en toute dignité, dans le rôle
d’agent d’affaires de la bourgeoisie occidentale. Ce rôle lucratif, cette fonction de gagne-
petit, cette étroitesse de vues, cette absence d’ambition symbolisent l’incapacité de la
bourgeoisie nationale à remplir son rôle historique de bourgeoisie. L’aspect dynamique et
pionnier, l’aspect inventeur et découvreur de mondes que l’on trouve chez toute
bourgeoisie nationale est ici lamentablement absent. Au sein de la bourgeoisie nationale
des pays coloniaux l’esprit jouisseur domine. C’est que sur le plan psychologique elle
s’identifie à la bourgeoisie occidentale dont elle a sucé tous les enseignements. Elle suit
la bourgeoisie occidentale dans son côté négatif et décadent sans avoir franchi les
premières étapes d’exploration et d’invention qui sont en tout état de cause un acquis de
cette bourgeoisie occidentale. A ses débuts la bourgeoisie nationale des pays coloniaux
s’identifie à la fin de la bourgeoisie occidentale. Il ne faut pas croire qu’elle brûle les
étapes. En fait elle commence par la fin. Elle est déjà sénescente alors qu’elle n’a connu
ni la pétulance, ni l’intrépidité, ni le volontarisme de la jeunesse et de l’adolescence.
Dans son aspect décadent, la bourgeoisie nationale sera considérablement aidée par les
bourgeoisies occidentales qui se présentent en touristes amoureux d’exotisme, de chasse,
de casinos. La bourgeoisie nationale organise des centres de repos et détente, des cures de
plaisir à l’intention de la bourgeoisie occidentale. Cette activité prendra le nom de
tourisme et sera assimilée pour la circonstance à une industrie nationale. Si l’on veut une
preuve de cette éventuelle transformation des éléments de la bourgeoisie ex-colonisée en
organisateur de "parties" pour la bourgeoisie occidentale, il vaut la peine d’évoquer ce
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