Katharsis, therapeia et philosophie

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Sciences-Croisées
Numéro 7-8 : Soin de l’âme
Katharsis, therapeia et philosophie :
une approche de la pensée grecque
Prof. Marisa Divenosa
Université de Buenos Aires
(Département de philosophie et de lettres classiques)
[email protected]
Kátharsis, therápeia et philosophie :
une approche de la pensée grecque.
“It is impossible to understand the history of philosophy
(…) without keeping the history of medicine constantly in view.”
(Burnet, 1930 : 201)
*
Depuis toujours, l’histoire de la relation entre philosophie et médecine a été
l’objet de positions très diverses. D’une part, il y a ceux qui ont soutenu que les
explications rationnelles et les développements cherchant une consistance
argumentative provenant du domaine de la philosophie, ont bénéficié de l’essor des
stratégies de la médicine. D’autre part, il y a des auteurs qui ont considéré que le
développement de la philosophie était à l’origine des progrès et de l’avancement des
recherches médicales : les préjugés, provenant de la philosophie, sur le fonctionnement
général du monde, auraient paralysé le développement de la science médicale
(Longrigg, 1963 : 147). Il y a encore une troisième position qui affirme que les avancées
dans le domaine de la médecine ont eu une influence positive sur les développements
philosophiques : les recherches faites dans le cadre des Ptoléméens, par exemple
(Longrigg, 1993), avec la possibilité des dissections humaines et l’intérêt explicit dans
la connaissance de la nature, donnent à penser que la science médicale a beaucoup
apporté à la philosophie.
Le fait que, dans le cinquième siècle, la médecine cherche à signaler les causes
naturelles et rationnelles des phénomènes au détriment des explications magiques et
religieuses, précédemment en vigueur, place cette activité dans le même mouvement
que la philosophie qui, depuis le sixième siècle, s’était chargée de mener des enquêtes
rigoureuses sur la nature. Toute la philosophie appelée « présocratique » – ou
philosophie de la nature –, commence en plaçant à l’origine de tout ce qui existe un
élément : un élément naturel, tel que l’eau (Thalès de Milet) ou l’air (Anaximène de
1
Milet), les corps secs sont morts, c’est-à-dire que là où le souffle abandonne l’animal, il
y a la mort. De la même manière, la médecine
révèle l’« émancipation » (…) de la superstition, pour être supérieure à la
religion car si elle fonctionne ou pas est quelque chose d’évaluable; si elle ne
fonctionne pas, elle peut être remplacée par quelque chose de mieux (King,
1995 : 140).
L’idée qui accompagne cette nouvelle forme d’explication médicale est la
possibilité de prévoir et de contrôler les faits négatifs. Il s’agissait là d’une innovation
conséquente qui appelait l’application d’une nouvelle rationalité. On trouve dans les
traités Sur l’Air, l’Eau, les Lieux, et Sur la mort sacrée, des explications sur la mort qui
sont toujours attribuées aux faits naturels, à des causes naturelles, aucun décès n’a une
cause divine. En effet, si les hommes se réfèrent à des causes transcendantales, c’est par
inexpérience. L’absence d’explications mythologiques ou magiques dans les traités
hippocratiques, en relation aux témoignages médicaux précédents, est éloquente :
Leurs essais d’expliquer le monde en termes de constituants visibles a engagé
la transition de la conjecture mythologique à l’explication rationnelle
(Longrigg, 1963 : 149).
D’autre part, le fait que la plupart des écrits médicaux du quatrième et cinquième
siècle sont écrits en Ionien – même si la langue de Cos, la patrie d’Hippocrate et des
traités Hippocratiques, était le Dorique (idem) –, constituerait le premier indice de
l’influence de l’activité philosophique ionienne sur la médecine.
C’est le philosophe présocratique Empédocle, même s’il y a des antécédents
chez Anaximène et Héraclite, qui a semblé manifester, le premier, les inquiétudes les
plus proches de celles de la médecine. Il se déclarait lui-même médecin, comme le
soulignent quelques témoignages et fragments (112 et 111, cf. Wellmann, 1902, qui le
considère comme le fondateur de l’ « école médicale de Sicile », p. 683). Il a établi un
continuum entre sa conception du monde, formé dans sa totalité par les quatre éléments
– la terre, l’eau, le feu et l’air –, et la constitution de l’homme : ce sont ces éléments qui
composent leurs os, leur chaire, etc. Après lui, Diogène d’Apollone a été signalé comme
en ayant une « théorie de la santé » (Longrigg, 1963 : 151). D’après ce dernier, la santé
est une accumulation d’air qui se mélange avec le sang et qui l’illumine. En revanche, la
maladie provient d’une mauvaise mixture entre l’air et le sang. Dans le traité Sur la
mort sacrée, l’épilepsie est expliquée comme un manque d’air dans le cerveau dû à un
flux de flegme. C’est la conjonction de la théorie d’Anaximène, intégrée à l’unitarisme
de Diogène, qui l’amène à postuler que l’air est le principe même de l’intelligence.
Héraclite, à son tour – ou quelques uns de ses disciples –, semble avoir eu aussi une
influence sur les rédacteurs du Corpus hippocratique. Tout d’abord, le style aphoristique
du penseur est bien présent dans certains passages, tel que celui du Régime. De plus, les
explications héraclitéennes relatives aux changements constants apparaissent également
dans quelques passages, comme celui qui décrit, par exemple, le procès de la digestion.
En ce qui concerne l’influence de la philosophie sur le développement médical,
l’application de schémas fixes d’explication sur la recherche des causes des maladies et
sur l’ordre de la réalité, a souvent été perçue comme étant à l’origine d’un blocage de la
science ; cela confinerait la connaissance de la physique à un certain dogmatisme qui
aurait ralenti la croissance du savoir médical.
Néanmoins, dans les traités hippocratiques, on trouve déjà une différenciation
claire entre une méthode philosophique et spéculative, et une autre méthode,
2
scientifique à proprement parler, basée sur des procédures empiriques (Hippocrate, Sur
la Médecine Ancienne, I-II; XII, dans Œuvres). Cette différence vient de la pratique
médicale sur les corps et c’est elle qui a eu une influence sur le développement de la
philosophie. Cette influence semble être venue « de l’impulsion de tourner du macrocosmos au micro-cosmos » (Longrigg, 1963 : 155), spécialement accentuée vers la
moitié du cinquième siècle. C’est là qu’on trouve la figure d’Alcméon de Crotone
(1997), un médecin du sixième siècle. Le noyau de sa théorie disait que la santé était un
équilibre entre des potentialités, dynámeis, du corps, tandis que la maladie et la mort
étaient dues à la perte d’un tel équilibre. La recherche de cet osmose, l’isonomía, a été
une constante parmi les philosophes postérieurs, et a fait partie de la solution proposée à
l’un des problèmes moraux les plus célèbres de tous les temps : comment doit-on
vivre ?
Prenons un exemple plus précis : Alcméon a proposé une théorie de la
perception basée sur l’existence de pores qui permettent la communication entre
l’extérieur et le corps, et entre le corps et le cerveau, de manière à ce que tous les sens y
aient leur siège1. Le problème de la perception, de même que celui de la réflexion sur le
passage de ce qui n’est pas vivant à la vie – problèmes originaires du domaine médical –
sont devenus de plus en plus importants pour les philosophes. Les exemples les plus
explicites, de cette reprise philosophique de problèmes médicaux, se trouvent chez
Empédocle et Anaxagore, car leurs préoccupations expriment clairement la relation
étroite entre les deux domaines. La même inquiétude se lit dans le Théétète de Platon ou
dans les traités naturels d’Aristote.
Même s’il y a une discussion ouverte sur le sens dans lequel l’influence des
penseurs a eu lieu – c’est-à-dire, si ce sont les traités médicaux qui ont influencé les
philosophes ou vice versa –, il nous semble que, dans la mesure où on peut établir que le
Corpus hippocratique est plus ancien que les écrits ioniens, ces préoccupations et sa
démarche se sont imposées sur celles de la philosophie2.
**
En plus de ce panorama historique général, on trouve un terme susceptible de
constituer une clé pour comprendre cette relation entre philosophie et médecine : celui
de kátharsis. Les registres les plus anciens de l’utilisation de ce terme sont bien loin de
la philosophie. Dans leur célèbre dictionnaire, de Liddle, Scott et Jones (1968) nous
disent qu’il désigne un nettoyage, une certaine forme de purification (Hérodote, 2003 :
1.35) et que, dans le domaine de la médecine, dans les textes hippocratiques et chez
Galien, il désigne une purgation, une évacuation des humeurs du corps afin de le libérer
des impuretés ; tel que les régimes alimentaires nous libèrent de ce qui nuit la santé, le
sang menstruel purifierait régulièrement les femmes (Liddle & al, 1968 : Galien, 17, 2,
358; Hippocrate, Aphorismes 5, 36). Dans un sens plus large, le terme désigne l’acte de
laver (soit les végétaux, avant ou après les avoir cuisinés, ibid. : Diocletian, fragment
138), et dans une utilisation plus particulière, les premiers stoïciens appelaient kátharsis
la purification de l’univers à travers le feu (Ibid. : Zeno et Chrysippe, Fragments.
2.184).
Tous les termes relatifs au radical kathar-, soit le nom, les adjectifs et les verbes
qui en dérivent, portent effectivement la signification de « purification ». Néanmoins,
on s’interroge encore, et surtout dans les utilisations philosophiques du terme, pour
1
Theophraste, Sur les sens. 26, cf. aussi Alcméon de Crotone (1997).
Pour un développement exhaustif des avis sur la datation des Corpus et des fragments d’Anaxagore et
d’Empédocle, cf. J. Longrigg (1963: 161-167).
2
3
savoir s’il s’agit d’une purification morale ou intellectuelle, et même si les philosophes
pensaient à un sens religieux ou toujours médical du terme. Les témoignages les plus
anciens de son utilisation proviennent d’Homère et portent surtout sur ce que l’on
pourrait appeler un sens hygiéniste du terme3. Mais cet aspect hygiéniste n’exclut pas la
nuance religieuse, comme on peut le voir dans quelques passages d’Hérodote (2003 :
VII, 197). De même, dans des passages d’Eschyle (1983 : Choéphores 968, Euménide,
227-283) le sens des termes kátharsis et de katharmós est exclusivement lié à des rites
religieux.
A cet égard, il nous semble que la pensée de Platon peut être considérée comme
la cristallisation d’un concept de katharsis lié à l’activité philosophique. Dans le
contexte du Phédon, l’utilisation de ce terme est appliquée à l’activité de la pensée,
quand cette pensée est libérée de la mauvaise influence du corps. Toujours dans ce
contexte, dans le passage 66a, le personnage Socrate dit que la vraie connaissance, la
connaissance de la réalité (ousía) a lieu quand on connaît à travers l’intelligence
(diánoia) et pas par le corps. C’est alors que Socrate parle d’une connaissance qui doit
être préférée à celle que les sens apportent : la connaissance provenant de la raison, qui
est non-contaminée (eilikrinés). On a dans ce passage du Phédon le propos typique du
Platon dit « mature », qui propose la théorie de l’existence des Formes Intelligibles,
fondement et vérité de toute la réalité sensible, et qui trace le chemin de la raison pour
l’aborder. Dans la mesure où le corps entraîne le changement, le désordre et la
confusion, l’âme apporte la seule possibilité de réussir la vie contemplative, celle qui est
détachée du poids du corps et qui arrive à connaître les choses dans leur pureté. De cette
manière, le personnage Socrate conclut que :
la purification (kátharsis) est, tel que l’on dit dans l’ancienne sentence : séparer
au maximum l’âme du corps, et que celle-là s’habitue à la concentration sur
elle-même depuis toutes les parties du corps, et à se recueillir et vivre, si
possible – aussi bien au présent qu’au futur – seule en elle-même, en se libérant
du corps, comme s’il s’agirait des chaînes (Platon: Phédon, 67c-d).
L’activité qui permet de concrétiser cette séparation entre l’âme et le corps est
l’activité de la pensée, elle appelée intelligence (diánoia) ou raison (logismós), il s’agit
donc de la philosophie. La sagesse (phrónesis) est donc un exercice de purification
(katharmós) intellectuelle de l’âme (Platon: Phédon, 69c).
Signalons un antécédent à ce concept : dans les textes de Platon dits
« socratiques »4, l’interlocuteur du personnage Socrate est systémiquement amené à se
défaire de ses préjugés et de ses idées préconçues, de les réviser et de se libérer de ses
croyances incorrectes. Pour que ses idées se révèlent telles, l’intervention d’un maître –
à l’occasion, un philosophe ayant la poigne de Socrate – qui guide la réflexion et purge
les erreurs s’impose ; si ce premier moment n’existe pas dans la réflexion
philosophique, il est impossible de construire un concept bien fondé et soutenable.
C’est-à-dire que la libération, la kátharsis des préjugés, est condition sine qua non du
chemin philosophique5.
Héritier de ces réflexions, quand même ce serait pour s’en défaire, Aristote lie
encore philosophie et kátharsis. Le passage le plus célèbre explicitant cette relation est
celui qui explique l’effet de la tragédie sur l’âme des spectateurs :
3
Cf. par exemple, Homère, Il. XIV, 171; Odyssée VI, 93, VI, 61, XXII, 462.
Sur la classification des dialogues de Platon et les caractéristiques des dialogues « socratiques », cf.
W.K.G. Guthrie (1962) et J. Burnet, (1930).
5
On trouve un exemple paradigmatique de ce besoin de purification des croyances erronées avant
d'arriver à la vérité dans le passage 82b-85d du Ménon de Platon.
4
4
« La tragédie est donc l’imitation d’une action élevée et parfaite, d’une
extension déterminée, avec un langage diversement orné dans chaque partie,
par l’action et pas la narration, qui conduit, à travers la pitié et la peur, à une
purification (kátharsis) de ces passions » (Aristote, Poètique : VI, 1449b ; cf.
aussi J. Longrigg, 1963 : 149).
Le passage est loin d’être transparent et depuis le XVI ème siècle les éditeurs et les
commentateurs discutent pour savoir comment on doit interpréter la kátharsis dont il est
fait mention. Tout en reprenant les significations que ce mot a eues depuis l’antiquité,
les interprétations chrétiennes (Maggi, Godeau, Dacier, Chapelain, entre autres, cités
par Cappelletti, 1990, introduction à la Poétique d’Aristote, p. 18-19), psychotherapeutiques (Hardy, G. Yerba, ibid.) éthiques (Lessing, Kommarel, ibid.) ou
médicales (Böckh, Weil, Bernays, ibid.) se sont succédées. Pour Aristote, la purification
est sans doute liée à une instance qui comporte une activité intellectuelle, des vertus
dianoétiques, qui ne se cantonne pas au domaine de l’éthique. Nous voulons dire par là
qu’il nous semble peu probable que ce processus consiste en un détournement des
passions en vertus, ni à la création d’habitudes vertueuses à partir des passions
mentionnées. Il ne semble pas s’agir, non plus, d’un vécu qui purge l’âme de ses
impuretés – quelles pourraient-elles donc bien être ? La peur et la pitié ? –, dans un
style psychanalytique. La kátharsis survient, en vérité, du fait que les particularités des
expériences humaines individuelles sont abolies et l’homme se trouve immergé dans
une situation qui rend possible la conscience de l’universel. Dans la mesure où la poésie
ne s’occupe pas du particulier, mais de l’universel – et c’est pour cela que, pour
Aristote, « la poésie est plus philosophique et élevée que l’histoire, car la poésie dit
plutôt ce qui est général, et l’histoire, ce qui est particulier » (Aristote, Poètique 1451b3)
–, dans l’expérience poétique tragique l’homme élève ses sentiments de pitié et de peur
individuels à une perspective universelle (Goleen, 1973 : 473-479). Bref, il s’agit de
transformer les passions individuellement vécues en objet de contemplation :
Celui qui est capable de contempler les passions « sub specie aeternitatis »,
c’est-à-dire dans leur essence, dans ce qu’elles ont d’universel et de nécessaire,
oubliera ses propres passions et pourra remplacer l’inquiétude et la douleur
qu’elles produisent par la sérénité et la joie que la connaissance pure donne
(Cappeletti, 1990 : 19).
La tragédie, il est vrai, n’est pas la philosophie. Néanmoins, dans la mesure où
elle est plus philosophique que l’histoire, elle est déjà très proche de l’activité
contemplative. D’ailleurs, dans la mesure où la vie contemplative n’est pas accessible à
tous les hommes, mais réservée juste à quelques uns, la tragédie permettrait de penser
une certaine activité philosophique accessible à tous. Même si le résultat de cette
« contemplation tragique » (idem) n’atteint pas la vie théorétique, elle entraîne un plaisir
semblable à celui de la philosophie et, à une échelle réduite, représente l’activité
philosophique de l’homme du peuple. Une fois la kátharsis conçue comme un
mouvement de purification des expériences de leurs particularités, on comprend
facilement dans quelle mesure la philosophie est l’activité qui libère les hommes des
particularités vécues.
Comme l’a soutenu J. Bernays (1857), Aristote est le premier philosophe qui est
arrivé à caractériser définitivement l’activité philosophique, et cela entre autre grâce à
l’héritage médical qu’elle a reçu, tant du point de vue de la méthode dans la réflexion
que du point de vue des concepts mis en question.
5
***
Depuis longtemps, la kátharsis a été mise en relation avec des therapeíai
(Hippocrate, 2008 : Maladies, 3.14.9) qui prétendent rétablir un certain ordre corporel.
Le mot therapeía, qui a donné dans notre langue celui qui désigne un parcours suivi
pour revenir à un état de santé, désignait à l’origine un « service », le « souci d’autrui »,
tout d’abord une attitude envers les dieux, mais aussi envers les enfants. Dans le
domaine de la médecine, la therapeía – et le verbe qui lui correspond, therapéuo –
consistait à favoriser un processus de récupération de la santé, soit la guérison à travers
la purification du corps, soit à travers des interventions chirurgicales (Hippocrate, 2008 :
Chirurgien, 40).
Une liaison entre le soin de l’âme et la thérapeutique du corps complète, à notre
avis, l’idée d’une influence de la médecine sur la philosophie. L’établissement d’un
parallèle entre l’âme et le corps est bien cher aux philosophes grecs, mais il est
paradigmatique dans les dialogues de Platon ; il n’est donc pas surprenant qu’il parle
souvent de la « santé » de l’âme et des moyens pour la préserver.
Dans le passage de Lachès, au moment de chercher un maître ou un
professionnel de la vertu, le personnage de Socrate annonce que, dans cette recherche, la
première des tâches est d’analyser si, parmi les hommes présents, se trouvent des
maîtres de vertu ou si l’un d’entre eux aurait bénéficié de l’enseignement d’un tel
maître ; pour ce premier éclaircissement, ils doivent se demander
si quelqu’un parmi nous est un professionnel du soin de l’âme ou s’il est
capable de s’en occuper noblement, et s’il a eu de bons maîtres sur le sujet
(Platon, Lachès, 185d-e).
Platon parle ici du professionnel du soin de l’âme, technikòs perì psychês
therapeían, comme quelqu’un qui est en possession d’une connaissance susceptible de
rendre meilleure l’âme d’autrui et qui peut transmettre cette connaissance. Cette même
expression est utilisée dans un passage situé à la fin de la République. Socrate est en
train de développer un argument tendant à montrer quelle doit être la place du plaisir
dans la vie humaine. Il commence donc par établir que ce qui participe le plus de la
vérité, est ce qui est au plus proche du réel. Il se demande ensuite si :
les types de soin du corps participent-ils moins de la vérité et de la réalité que
les types de soin de l’âme (perì tèn tês psychês therapeían) ? (Platon,
République, 585d).
Si le type d’activité qui amène l’âme à être plus proche de la vérité est, comme
Platon le prétend, la philosophie, dans ce contexte, cette activité consiste aussi en une
thérapeutique de l’âme. De la même manière qu’on compte sur une thérapeutique ou sur
un soin du corps pour garder ou retrouver la santé – dont une partie importante est la
kátharsis ou la libération de ce qui nuit ou salit le malade –, l’activité philosophique
aide à rétablir un ordre dans l’âme, tout en la libérant d’abord de ce qui la salit, et
représente, par la suite, un soin pour rester en bonne santé.
Après ce développement, il apparaît clairement que la philosophie a été, dans les
concepts qui sont au cœur même de sa naissance, sous l’influence d’une pensée
biologique de l’homme, où les philosophes ont eu du mal à expliquer la réalité
spirituelle de l’homme avec des termes autres que des termes physiques. L’application
6
des concepts provenant du domaine médical à la dimension spéculative laisse entendre
que l’activité philosophique a avant tout été pensée comme une activité purgatoire –
purgatoire de concepts et de croyances erronés –, qui conduit l’homme sur un chemin
qui l’améliore et le rend plus libre. La philosophie serait donc, si on veut bien
comprendre sa nature, un phármakon de l’âme.
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