« La tragédie est donc l’imitation d’une action élevée et parfaite, d’une
extension déterminée, avec un langage diversement orné dans chaque partie,
par l’action et pas la narration, qui conduit, à travers la pitié et la peur, à une
purification (kátharsis) de ces passions » (Aristote, Poètique : VI, 1449b ; cf.
aussi J. Longrigg, 1963 : 149).
Le passage est loin d’être transparent et depuis le XVIème siècle les éditeurs et les
commentateurs discutent pour savoir comment on doit interpréter la kátharsis dont il est
fait mention. Tout en reprenant les significations que ce mot a eues depuis l’antiquité,
les interprétations chrétiennes (Maggi, Godeau, Dacier, Chapelain, entre autres, cités
par Cappelletti, 1990, introduction à la Poétique d’Aristote, p. 18-19), psycho-
therapeutiques (Hardy, G. Yerba, ibid.) éthiques (Lessing, Kommarel, ibid.) ou
médicales (Böckh, Weil, Bernays, ibid.) se sont succédées. Pour Aristote, la purification
est sans doute liée à une instance qui comporte une activité intellectuelle, des vertus
dianoétiques, qui ne se cantonne pas au domaine de l’éthique. Nous voulons dire par là
qu’il nous semble peu probable que ce processus consiste en un détournement des
passions en vertus, ni à la création d’habitudes vertueuses à partir des passions
mentionnées. Il ne semble pas s’agir, non plus, d’un vécu qui purge l’âme de ses
impuretés – quelles pourraient-elles donc bien être ? La peur et la pitié ? –, dans un
style psychanalytique. La kátharsis survient, en vérité, du fait que les particularités des
expériences humaines individuelles sont abolies et l’homme se trouve immergé dans
une situation qui rend possible la conscience de l’universel. Dans la mesure où la poésie
ne s’occupe pas du particulier, mais de l’universel – et c’est pour cela que, pour
Aristote, « la poésie est plus philosophique et élevée que l’histoire, car la poésie dit
plutôt ce qui est général, et l’histoire, ce qui est particulier » (Aristote, Poètique 1451b3)
–, dans l’expérience poétique tragique l’homme élève ses sentiments de pitié et de peur
individuels à une perspective universelle (Goleen, 1973 : 473-479). Bref, il s’agit de
transformer les passions individuellement vécues en objet de contemplation :
Celui qui est capable de contempler les passions « sub specie aeternitatis »,
c’est-à-dire dans leur essence, dans ce qu’elles ont d’universel et de nécessaire,
oubliera ses propres passions et pourra remplacer l’inquiétude et la douleur
qu’elles produisent par la sérénité et la joie que la connaissance pure donne
(Cappeletti, 1990 : 19).
La tragédie, il est vrai, n’est pas la philosophie. Néanmoins, dans la mesure où
elle est plus philosophique que l’histoire, elle est déjà très proche de l’activité
contemplative. D’ailleurs, dans la mesure où la vie contemplative n’est pas accessible à
tous les hommes, mais réservée juste à quelques uns, la tragédie permettrait de penser
une certaine activité philosophique accessible à tous. Même si le résultat de cette
« contemplation tragique » (idem) n’atteint pas la vie théorétique, elle entraîne un plaisir
semblable à celui de la philosophie et, à une échelle réduite, représente l’activité
philosophique de l’homme du peuple. Une fois la kátharsis conçue comme un
mouvement de purification des expériences de leurs particularités, on comprend
facilement dans quelle mesure la philosophie est l’activité qui libère les hommes des
particularités vécues.
Comme l’a soutenu J. Bernays (1857), Aristote est le premier philosophe qui est
arrivé à caractériser définitivement l’activité philosophique, et cela entre autre grâce à
l’héritage médical qu’elle a reçu, tant du point de vue de la méthode dans la réflexion
que du point de vue des concepts mis en question.