MALTE ET CHYPRE . IDENTITE ET DIVERSITE DES DESTINS DE

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MALTE ET CHYPRE .
IDENTITE ET DIVERSITE DES DESTINS DE DEUX ILES DE MEDITERRANEE.
Rien, a priori, ne semble rapprocher Malte1, petite île de 246 km2, située entre le bassin
oriental et le bassin occidental de la Méditerranée, mais trois fois plus éloignée des côtes
africaines qu’elle n’est proche de la Sicile2, de Chypre, troisième île méditerranéenne3 par sa
superficie de 9251 km2, située au fond du bassin oriental, et douze fois plus éloignée de la
Grèce qu’elle ne l’est de la Turquie4. Et pourtant, aujourd’hui, ces deux îles sont les deux
seules îles-Etats de Méditerranée, après avoir été, si l’on excepte Gibraltar, les deux dernières
régions européennes colonisées par une autre puissance d’Europe jusque dans les années
1960.
En effet, l’Histoire, en dépit de données géographiques et physiques très différentes, a plus
d’une fois rapproché les destins de ces deux îles. C’est cet étonnant mécanisme que je
souhaiterais évoquer devant vous.
Malte et Chypre, comme la plupart des autres îles de Méditerranée, ne connurent l’insularité
qu’avec le réchauffement général du climat qui entraîna la remontée des eaux. Elles devinrent
alors le conservatoire d’une faune tropicale qui avait fui ce qui devint l’Europe à l’époque des
grandes glaciations. Pendant longtemps ces animaux, nanifiés par la raréfaction de la
nourriture et la consanguinité, furent les seuls habitants de ces îles. Mais, vers le Xe
millénaire, l’humanité connut, au Moyen et au Proche-Orient, une révolution essentielle, la
révolution néolithique. La nature cessa alors d’être pour l’homme, un réservoir de quête
incessante de nourriture. L’homme se sédentarisa et dompta son environnement végétal et
1
Si l’île de Malte fait bien 246 km2, la République de Malte qui comprend aussi l’île de Gozo, celle de Comino
et deux autres îlots, a une superficie de 316 km2.
2
Malte est à 93 km de la Sicile et à 290 km du point le plus proche de l’Afrique.
3
Après la Sicile et la Sardaigne.
2
animal. Or, Chypre, dans le bassin oriental, au VIIe millénaire, et Malte, dans le bassin
occidental, au Ve millénaire, furent les premières aventures insulaires de ces hommes d’un
nouveau monde.
Mais là s’arrêtent les similitudes. A Chypre, la civilisation néolithique s’épanouit, au IIIe
millénaire, en l’une des plus riche civilisation du métal de cette époque, au point que le cuivre
qui y était travaillé lui laissa son nom. En revanche, à Malte, à la même époque, fleurissait une
civilisation à haut degré cultuel se traduisant par des temples gigantesques et d’imposants
hypogées, mais qui disparut, sans raison apparente, sans avoir franchi l’âge de la pierre.
Dès lors, Malte ne fut plus qu’une île sicilienne, connaissant le sort de sa grande voisine, entre
les appétits carthaginois et ceux des Romains. Tandis que Chypre, partagée en riches
royaumes, se faisait le point de contact entre le monde phénicien et le monde grec. Certes, ce
fut souvent une zone conflictuelle, mais Chypre était un creuset et la vieille civilisation
néolithique s’enrichit des cultes phéniciens pour ensuite s’exporter chez les Grecs. Ainsi, le
météorite tombé dans la mer, adoré à l’époque préhistorique, devint au contact d’Astarté,
l’Aphrodite grecque née de l’écume, liée au dieu de la forge, devenu Héphaïstos.
A l’époque romaine, Chypre, devenue province, n’avait rien à voir avec Malte qui n’était
même pas un municipe et restait de langue sémitique.
En revanche, appartenant toutes deux au monde byzantin, elles réagirent différemment à
l’avancée arabe. Chypre résista, car elle était proche de Constantinople, tandis que Malte
connut le sort de la Sicile et de l’Afrique du Nord. Avec la reconquête chrétienne, avec
l’ultime migration normande de l’Italie aux Lieux-Saints, et avec l’épopée des croisades, les
deux îles connurent de nouveau un destin identique. Conquises par les Latins, Malte à la fin
4
Chypre est à 800 km de la Grèce continentale, 560 km de la Crète, 385 km de Rhodes, 64 km de la Turquie et
95 km de la Syrie.
3
du XIe siècle5, Chypre à la fin du XIIe6, elles développèrent alors le trait le plus fort de leur
identité, leur langue. A Chypre, le byzantin se fit dialecte, en s’enrichissant au contact des
parler français médiévaux. A Malte, l’arabo-sicilien s’y fossilisa au point de n’être plus parlé
que dans cet archipel.
Ainsi, après avoir été, pendant des millénaires, des lieux de passage et de confrontation, les
deux îles devinrent des conservatoires. Chypre accueillit la vieille tradition byzantine
bousculée par l’empire latin de Constantinople7, tandis que Malte conservait des us et des
savoir-faire arabo-berbères que les rois de Sicile effaçaient alors de leurs domaines8.
Ce faisant, elles acquirent une identité personnelle qui ne fut pas sans importance pour la suite
de leur histoire. En effet, Chypre, bien qu’appartenant à une dynastie franque, celle des
Lusignan d’outremer9, faisait partie du monde gréco-byzantin ; mais l’autocéphalie de son
Eglise10 et sa spécificité au sein de l’hellénisme médiéval, en faisaient un monde à part11. De
même Malte, bien qu’appartenant aux dynasties successives qui régnèrent sur la Sicile, ne
5
La tradition veut que Roger de Hauteville qui avait conquis la Sicile, se fût emparé de Malte en 1090. Plus
vraisemblablement, la garnison arabe de Malte quitta l’île à la chute de la Sicile, et le Grand Comte se contenta
de la remplacer par ses troupes. Sinon, il serait difficile d’expliquer le maintien dans l’île de la langue siculoarabe qui disparut alors de tout le domaine normand.
6
Richard Cœur-de-Lion conquit l’île, lors de la troisième Croisade, en 1191, après une campagne d’un mois (mai
- juin) contre Isaac Comnène, despote de Chypre. Ce fut à Limassol qu’il épousa Bérengère de Navarre. Mais il
vendit aussitôt l’île aux Templiers qui, devant faire face à une révolte du pays, lors des fêtes de Pâques 1192, la
lui rendirent. Richard Ier la vendit alors à Guy de Lusignan qui, selon la chronique de l’époque, était aussi beau
que sot et qui y fonda une dynastie qui régna jusqu’en 1489.
7
Ceci donna naissance au style dit « Paléologue », du nom d’Hélène, épouse de Jean II (1432-1458), style
unique dans l’art byzantin, car il confère une humanité douloureuse aux visages des icônes et des fresques
murales, totalement opposée au hiératisme de l’art traditionnel. Stylianou (A.), The Painted Churhes of Cyprus.
Treasures of Byzantine Art, Nicosie, Leventis Foundation, 1985.
8
Frédéric de Hohenstauffen déporta tous les musulmans de Sicile et de Malte à Lucera, près de Foggia, en 1224
et 1246.
9
Les Lusignan directs régnèrent de 1192 à 1267. La couronne de Chypre passa alors à une branche cadette, les
comtes de Poitiers d’Antioche qui relevèrent le nom. Le dernier souverain de cette lignée, bâtard de Jean II,
épousa, en 1472, Catherine Cornaro, fille adoptive de la Sérénissime République, qui apporta ainsi Chypre à
Venise en 1489.
10
Dès le Ve siècle, l’Eglise de Chypre essaya de se débarrasser de la tutelle de l’Eglise d’Antioche. Or, la
découverte opportune par l’archevêque de Chypre, Anthémios, de la tombe de Barnabé, disciple de Paul de Tarse
et protoévêque de l’île, conduisit l’empereur Zénon (474-491) à faire reconnaître l’autocéphalie de l’Eglise de
Chypre et à conférer à l’archevêque de cette île des privilèges extraordinaires, comme le port du sceptre impérial,
le droit de signer, comme le Basileus, à l’encre rouge et l’octroi du titre d’ethnarque, qui faisait de lui le
représentant unique de l’ensemble de la communauté chrétienne chypriote.
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connut pas, en raison de sa spécificité linguistique, l’assimilation qui fut le sort des autres îles
rattachées à la Couronne de Palerme. Ainsi donc, alors qu’à la fin du Moyen-Age, naissaient
désormais en Occident de grandes entités étatiques reposant, le plus souvent, sur l’unité de la
langue, Malte se singularisait, tout en relevant alors de la Couronne d’Aragon-Sicile. De
même, alors qu’en Orient, l’explosion du monde romain avait été contenue par l’unité
apparente autour de l’Eglise byzantine, Chypre, tout en réaffirmant son orthodoxie,
développait des caractères propres d’une grande richesse et fondait sa spécificité sur son
Eglise nationale.
Dans les deux cas, l’identité locale - on ne peut pas dire nationale - se forgeait contre une
souveraineté ou une suzeraineté étrangère. Ainsi, dès les débuts de leur histoire moderne, ces
deux îles se trouvèrent confrontées à un pouvoir qui n’était pas le leur, qu’elles n’avaient pas
choisi et qu’on leur avait imposé par la force de la conquête. De là naquit l’émergence d’un
ciment culturel, linguistique ou religieux, qui permit aux nationaux de ces îles de se constituer
en groupe, face à l’intrus qui s’était arrogé le pouvoir. Cette forme de résistance passive au
pouvoir en place, constitua le premier ciment communautaire de ces deux îles. Mais elle
permet d’expliquer, dans les deux cas, l’absence, plus tard, de projet national, une fois
l’indépendance accordée. Dynamique fondée sur l’opposition, et donc constituée contre un
autre groupe, l’ébauche d’identité, née aux débuts des Temps modernes, resta limitée à cette
démarche et ne se transforma jamais en véritable projet.
A la Renaissance, les enjeux du monde méditerranéen changèrent. Les grands acteurs des
siècles précédents (républiques italiennes, royaume d’Aragon-Catalogne, dynasties arabomusulmanes) disparurent pour laisser la place à un formidable affrontement entre l’empire des
Habsbourgs et celui des Osmanlis. Mais alors que le premier était l’étonnant regroupement
11
Edbury (P.), The Lusignan Kingdom of Cyprus and its Muslim neighbours, Fondation culturelle de la Banque
de Chypre, 1993, et The Lusignan Kingdom of Cyprus and the Crusades, 1191-1374, Cambridge University
Press, 1994.
5
entre les mains d’une unique Maison, de royaumes extrêmement disparates, les Ottomans, en
se moulant dans les structures en place, réunirent sous leur férule les domaines byzantins et
ceux des dynasties musulmanes. L’affrontement entre les deux bassins de la Méditerranée,
affrontement politique et économique, s’organisa sous les couleurs d’un affrontement
religieux. Après leur conquête de la Syrie et de l’Egypte, en 1517, les Ottomans se lancèrent à
l’assaut de ce qui pouvait rester de places chrétiennes dans le bassin oriental. En 1522, Rhodes
tomba, poussant à un exil erratique les chevaliers Hospitaliers de St Jean de Jérusalem et leur
Grand Maître, Philippe Villiers de L’Isle-Adam. Charles Quint, aidé du Pape, détourna
l’Ordre de son intention première de s’installer en France, et lui offrit l’île de Malte12, dont il
prit possession en 1530.
Les Hospitaliers durent alors mettre leurs galères au service de l’Occident chrétien. Malte,
depuis des siècles arrimée à la Sicile, acquérait ainsi une autonomie d’existence due à
l’indépendance stratégique dont elle venait d’être revêtue. Mais le Sultan, aidé de la puissance
montante des corsaires barbaresques, réduisit à sa plus simple expression l’empire nordafricain des Habsbourg d’Espagne. Enfin, en 1565, il ne restait aux Ottomans qu’à s’emparer
de Malte et vaincre ainsi définitivement les Hospitaliers et la Chrétienté. Ce fut le Grand
Siège13, du 18 mai au 8 septembre 1565, qui mit aux prises 30.000 Turcs et 1500 Chevaliers
et Maltais. On l’a appelé par la suite le Verdun ou le Stalingrad du XVIe siècle, car ce fut, de
part et d’autre, un affrontement titanesque et héroïque qui n’aboutit à la victoire d’aucun,
mais qui marqua l’arrêt de l’expansion occidentale des Ottomans. Malte entrait ainsi dans
l’Histoire moderne au point que les Hospitaliers de Rhodes ne furent désormais plus appelés
que les Chevaliers de Malte.
12
13
Ainsi que Tripoli de Barbarie.
Bradford (Ernle), The Great Siege, Malta 1565, Londres, Hodder and Stoughton, 1962.
6
Or, cinq ans plus tard, le 9 septembre 1570, Nicosie, capitale de Chypre, tombait aux mains du
sultan Sélim l’Ivrogne et, le 6 août 1571, ce fut au tour de Famagouste, ce qui livrait l’île aux
Ottomans. Contre toute attente, la victoire de la Sainte Ligue14 à Lépante qui arrêta
définitivement l’expansion navale des Turcs, ne remit pas en cause la conquête de Chypre. Le
traité de paix conclu entre la Porte et la Sérénissime, le 7 mars 1573, consacra l’abandon de
l’île aux Ottomans15, en contrepartie d’avantages économiques en Méditerranée octroyés par
ces derniers aux Vénitiens. Lépante permettait à la Méditerranée de redevenir une zone
démilitarisée, de nouveau entièrement vouée aux échanges commerciaux. Dès lors, les traités
de commerce suffisaient et ils étaient moins onéreux que l’entretien d’un Etat vassal aux
humeurs variables.
Mais la même bataille qui scellait le sort de Chypre pour plus de trois siècles, affectait aussi le
tout nouveau statut de Malte et de l’ordre militaro-religieux qui présidait à ses destinées. Dans
une Méditerranée toute entière libérée du spectre de la guerre, la milice sacrée qui avait
transformé Malte en boulevard de la Chrétienté, se vit privée de sa fonction militaire qui
justifiait son état de chevalerie. L’Occident marchand n’était guère plus confronté qu’aux
exactions des corsaires barbaresques, et l’Ordre se vit confier les opérations de police contre
ces derniers : la contre-course chrétienne répondit ainsi à la course barbaresque, mais toutes
deux, sous couvert d’affrontements idéologiques, étaient sources d’opérations juteuses. Dès la
fin du XVIe siècle, alors qu’en Orient la domination ottomane était totale, et qu’en Occident
la paix religieuse se réinstallait progressivement, permettant un renouveau économique, les
avantages tirés de la course firent émerger vers de plus en plus d’autonomie, des Etats
officiellement vassaux ou soumis à d’autres Puissances. Ce fut le cas des Régences
barbaresques qui s’affranchirent des pachas ottomans et où le pouvoir passa entre les mains
14
15
Elle était composée de l’Espagne, du Pape, de la République de Venise et de l’Ordre de Malte.
Luke (sir Henry), Cyprus under the Turks (1571-1878), Hurst, 1989.
7
d’une aristocratie militaire turque. Ce fut le cas de Malte, où les Grands Maîtres surent
profiter des difficultés de Rome et des désordres entre les Princes catholiques, pour faire de
leur île l’équivalent chrétien de ces mêmes Régences. Malte acquit alors une réputation
corsaire, à laquelle furent associés les Chevaliers qui, sans s’en rendre compte, perdaient ainsi
une partie de leur dignité. Ce fut un Chevalier de Malte, ancien combattant de Lépante,
Miguel Cervantès, qui écrivit, avec son Don Quichotte, l’épitaphe héroïco-comique du vieil
idéal chevaleresque16.
Dans la paix de compromis qui s’était alors installée en Méditerranée, ces principautés
corsaires devinrent nuisibles au commerce, mais, en même temps, leurs exactions, en ce sens
qu’elles affaiblissaient l’adversaire, étaient toujours utiles pour maintenir, par la crainte, le
fragile équilibre instauré depuis Lépante. Aussi, lorsqu’en 1587, Venise obtint ainsi du Pape
qu’il proclamât la liberté du commerce, l’Ordre put encore prouver que les avantages
politiques de la course étaient plus importants que les avantages économiques éventuellement
retirés par une pacification totale du monde méditerranéen. Au XVIe siècle, le Grand Maître,
le Français Hugues Loubens de Verdalle, comprit alors que son ordre ne pourrait pas
continuer à exister si son île n’avait plus de vocation sur l’échiquier politique et diplomatique,
et qu’elle serait appelée à être conquise par l’ennemi ou absorbée par un royaume voisin17. Or,
au XVIe siècle, Malte était, de toutes les îles de Méditerranée, la seule qui jouît d’autonomie
et ne dépendît pas directement d’une Puissance supérieure.
Cette attitude fut donc une constante de la politique des Grands Maîtres successifs, attitude
qu’adoptèrent par la suite les gouvernants de la Malte moderne : pour maintenir
l’indépendance de l’île, il leur fallait s’assurer de l’appui des grandes puissances et, pour
16
Blondy (Alain), « Chivalry and the Chilvaric Revivals », The Maltese Cross, Malte, Malta University
Publishers, 1995, 169-174.
17
National Library, Malta, ARCH 319, Historia della Sacra Religione militare di San Giovanni gierosolimitano
del commendatore fra Bartolo dal Pozzo, seguitando Giacomo Bosio, dall’ anno 1571 sin’ al 1663. Instructions
données par les Grand Maître et Sacré Conseil aux ambassadeurs envoyés auprès du Pape le 5 avril 1587.
8
n’appartenir à aucune, il convenait de mener un délicat jeu de balance entre elles, opposant les
unes aux autres, en faisant valoir à chacune les services que Malte pouvait lui rendre. Si,
toutefois, la nécessité était telle qu’il fallût se soumettre à l’une d’entre elles, il fallait que ce
fût pour une puissance d’importance, suffisamment éloignée pour qu’elle n’eût aucune velléité
à s’immiscer de trop près dans le gouvernement local de l’île.
Toute l’histoire de Malte découle de cette subtile analyse. Au XVIIe siècle, la France avait
supplanté Venise dans le commerce méditerranéen et Malte dut alors se soumettre aux
injonctions de Louis XIV. En effet, l’appétit des corsaires maltais était devenu tel, qu’ils s’en
prenaient désormais à tout navire appartenant à des sujets du Sultan, qu’ils fussent musulmans
ou non, voire à des bâtiments européens commerçant avec la Porte. Le commerce provençal
s’émut et, en 1673, Louis XIV intima au grand maître de surveiller ses corsaires18. Les
remontrances répétées de Versailles, durant toute la fin du XVIIe siècle, convainquirent le
grand maître Anton Manoel De Vilhena19 qui comprit que l’économie de course n’était plus
supportée par la très grande majorité des pays riverains de la Méditerranée et que s ‘il voulait
sauver son ordre, il fallait qu’il positionnât Malte différemment. Ce fut l’objet de sa
Pragmatique Sanction du 6 novembre 1723 qui transforma20 l’île en un vaste entrepôt du
commerce entre Marseille, Barcelone et Livourne d’une part, et d’autre part les Echelles
levantines et barbaresques. Malte était ainsi passée du statut militaro-policier de gardien du
bassin occidental de la Méditerranée, à celui d’entrepôt du commerce d’Echelles et d’avantport des principales places maritimes des Bourbons et des Lorraine.
18
Blondy (Alain), « L’Ordre de St Jean et l’essor économique de Malte (1530-1798) », Le carrefour maltais,
Revue du Monde Musulman et de la Méditerranée, 71, 1994/1, 75-90.
19
Fastueux Portugais, il appartenait à l’illustre famille des Manoel. Il régna de 1722 à 1736, et il fut le premier
Grand Maître à davantage se considérer comme un Chef d’Etat comme un supérieur d’ordre religieux.
20
Elle frappait importations et exportations d’un droit de douane de 6,33%, mais, en revanche, les marchandises
appartenant à des étrangers n’étaient imposées que d’un droit de transit de 1% lorsqu’elles étaient débarquées
pour être purifiées au lazaret , et que d’un droit de magasinage de 0,33% à 0,5% pour celles qui étaient
consignées à Malte pour être revendues à l’extérieur.
9
Or, ce fut ce nouveau statut qui changea le regard des Puissances sur Malte. L’Ordre, utile
jusqu’alors, devint un occupant gênant pour les Nations qui se disputaient la maîtrise de la
Méditerranée, mais aussi pour la bourgeoisie des négociants maltais qui aspirait à plus de
liberté pour exister à l’instar de leurs semblables européens. Alors que la Porte, comme
l’Espagne et Venise, qui avaient joué un rôle important dans le monde méditerranéen au XVIe
et au début du XVIIe siècle, entraient dans une irrémédiable décadence, la France voyait sa
domination d’abord contestée, puis largement battue en brèche, par l’Angleterre, la Hollande,
l’Autriche et la Russie. De là naquit la doctrine de Choiseul concernant Malte. La France ne
souhaitait pas que Malte fût à elle, mais voulait que l’île fût pour elle. Pour cela, il fallait
qu’elle n’appartînt ni à l’Angleterre, ni à la Russie, mais qu’elle continuât à appartenir à
l’Ordre, placé désormais sous le protectorat de Versailles. Divers événements21 aboutirent à
cette situation dès les débuts des années 1760 qui n’étaient pourtant pas les plus triomphales
pour la France. La fin du XVIIIe siècle fut marquée, pour Malte, par les constants efforts de la
France d’en éloigner autant l’Angleterre qui voulait en faire un relais pour sa marine, que
Catherine II qui voulait en faire sa base arrière pour attaquer l’Empire ottoman22. Lorsqu’avec
la Révolution française, la France fut trop occupée ailleurs pour se soucier toujours autant de
Malte, les appétits des uns et des autres s’affirmèrent et, pour empêcher que l’île ne tombât
entre leurs mains, le Directoire ordonna à Bonaparte de s’en emparer, en juin 1798. Fatale
erreur d’analyse, car en chassant l’Ordre qui y maintenait un semblant de neutralité et en s’y
21
Sous le règne du Portugais Emanuel Pinto da Fonseca (1741-1773), la mauvaise gestion économique et
financière de l’Ordre qui durait depuis deux siècles eut ses résultats aggravés, d’une part par le train de vie
monarchique du Grand Maître, d’autre part, par un événement fortuit qui obligea ce dernier à décider la
mobilisation générale (la citation) des chevaliers et à ordonner de lourds travaux de mise en défense de l’île. En
effet, des esclaves chrétiens qui avaient réussi à s’emparer du vaisseau du Qapudan Pasha, l’avaient amené à
Malte. Le Sultan ne réclama rien à l’Ordre, mais s’en prit à Versailles et menaça d’interrompre tout commerce
avec les pays européens. Pas un ne prit la défense de l’Ordre à qui la France racheta le bâtiment pour le redonner
à la Porte. Mais, en échange, Pinto dut accepter d’être désormais dirigé par Versailles. Quelques années après,
l’élection du Français Emmanuel de Rohan-Pouldu (1775-1797) intégra totalement Malte et l’Ordre dans la
diplomatie française.
22
Blondy (Alain), « L’Ordre de Malte et Malte dans les affaires polonaises et russes », Paris, Revue des Etudes
slaves, 66/4, 1994, 733-756.
10
installant, la France ouvrit la porte aux prétentions des autres puissances. La Russie et
l’Angleterre s’engouffrèrent dans la brèche ainsi ouverte, cette dernière se débarrassant assez
vite des prétentions de la première, notamment en inspirant l’assassinat de Paul Ier23. En 1800,
alors que les Maltais qui rêvaient de liberté s’étaient soulevés contre les Français et avaient
demandé l’appui de la Grande-Bretagne, celle-ci s’empara de Malte. Après quelques courtes
années d’illusion, l’île se retrouva colonie de la Couronne24.
Or, il est intéressant de remarquer que dans les dernières années du XVIIIe siècle et les
premières du XIXe, presque toutes les îles de Méditerranée changèrent de domination, à
l’exception de celles qui dépendaient du Sultan. La Corse, les Baléares, les Iles ioniennes, les
îles dalmates et jusqu'
à la Sicile, toutes connurent, sinon un changement définitif, du moins
une remise en cause temporaire de leur appartenance. Le résultat fut que, lors de la mise en
place du nouvel équilibre européen par les traités de 1814 et de 1815, toutes les îles
méditerranéennes furent désormais dévolues à des entités étatiques importantes : la Porte,
l’Empire autrichien, l’Angleterre, la France, l’Espagne ou les Etats italiens. Si l’on excepte les
cent jours folkloriques de l’île d’Elbe, plus aucune d’entre elles ne jouit d’indépendance.
Or, le XIXe siècle, parce qu’il fut le siècle des nationalités ne changea rien à cet état de
choses. Seule, l’indépendance de la Grèce en 1821 fut un réveil pour les îles orientales de
Méditerranée. Une seule ne bougea pas, Chypre. Non pas qu’elle n’en eût l’envie, mais
l’archevêque Kyprianos, certain du pire, engagea ses concitoyens à la résignation. Pourtant ce
fut sur Chypre que le Sultan se vengea de façon ignominieuse, au point de réveiller l’intérêt
des Occidentaux pour l’île assommée par la terreur et l’incurie de deux siècles de gouverneurs
ottomans.
23
Blondy (Alain), « Paul Ier, l’Ordre de Malte et l’Eglise romaine », Paris, Revue des Etudes slaves, 70/2 , 1998,
411-430.
24
Cremona (J. J.), The Maltese Constitution and Constitutionnal History since 1813, Malte, PEG, 1994. Harding
(Hugh W.), Maltese Legal History under British Rule (1801-1836), Malte, Progress Press, 1968.
11
En Méditerranée, la puissance la plus importante était désormais la Grande-Bretagne.
Détentrice de Gibraltar et de Malte, s’imposant aux débouchés des caravanes terrestres vers
l’Orient, il lui manquait une base navale importante dans le bassin oriental. La Crète, en proie
à un désordre intérieur permanent, n’était pas assez sûre ; elle jeta donc son dévolu sur
Chypre25. Elle sut désintéresser la Russie, en lui reconnaissant ses conquêtes asiatiques,
l’Autriche, en lui promettant la Bosnie-Herzégovine et la France, en lui laissant la liberté
d’action en Tunisie. Un seul gouvernement fut tenu à l’écart, celui de la Grèce, qui était
intimement persuadé que Chypre allait lui revenir. Le 28 juillet 1878, les Anglais prirent
possession de l’île, à la grande joie des Chypriotes grecs qui, comme les Maltais quatre-vingt
ans auparavant, crurent que la Grande-Bretagne allait répondre à leurs voeux, en l’occurrence,
le rattachement, l’Enosis, à la mère-patrie grecque26.
Ainsi, au début du XXe siècle, alors que le Printemps des Peuples de 1848, puis la Première
Guerre mondiale, avaient fait éclater les plus vastes empires en nationalités et que toutes les
îles s’étaient rattachées, soit pour des raisons ethniques, soit pour des raisons historiques, à
celles dont elles se sentaient proches, deux îles européennes étaient restées à l’écart de ce
formidable mouvement, colonisées par une autre et même puissance européenne, l’Angleterre.
Ce qui pouvait apparaître alors comme une évolution à contre-courant permit pourtant à ces
deux îles d’acquérir une identité qui explique leur spécificité d’aujourd’hui. Colonisées, et
non pas intégrées à un système national comme toutes les autres îles de Méditerranée, elles se
virent globalement mieux traitées que ces dernières. En effet, l’intégration dans une entité
nationale entraîna, de la part des jeunes insulaires, un exode vers les centres urbains et,
économie locale et modes de vie traditionnels dépérirent, faisant de ces îles des conservatoires
d’anciens et des lieux de retraite. Au contraire, Chypre et Malte, incorporées dans le système
25
Blondy (Alain), Chypre, Paris, PUF, 1998, Que sais-je ? n° 1009.
12
commercial et militaire de la Grande-Bretagne, virent une partie de leur économie favorisée
par la métropole et le niveau de vie de leurs habitants maintenu assez élevé au moyen artificiel
de subventions. Certes, l’exploitation coloniale de ces deux îles se fit par la mise en place
d’une mono-activité économique, liée à la Flotte, et par l’encouragement d’activités annexes,
principalement dans le domaine de l’agriculture27, mais intégrées dans un réseau économique
impérialiste, elles bénéficièrent du maintien d’un certain niveau de vie profitable, bien que de
façon inégale, à toutes les couches de la population. Ainsi, alors que la plupart des îles de
Méditerranée, même les plus importantes, accroissaient leur retard par rapport aux métropoles
et aux principales zones industrielles européennes, Chypre et Malte participaient encore au jeu
économique, grâce à leur appartenance à l’Empire britannique28.
Ce relatif bien-être n’effaça pas pour autant les aspirations de l’intelligentsia de chacune
d’elles. Jusque dans les années 1920, à Malte comme à Chypre, les opposants à la présence
britannique affirmaient à la fois la spécificité de leur île et leur souci de s’intégrer dans un
espace culturel « national » voisin: l’Italie pour Malte29, la Grèce pour Chypre. Ce fut
l’évolution politique de l’Europe et les changements dans les relations internationales qui en
furent les conséquences, qui poussa l’Angleterre à changer d’attitude. L’arrivée au pouvoir de
Mussolini30, les sympathies du roi Georges Ier pour l’Allemagne, poussèrent les Anglais à
lâcher du lest pour donner un certain pouvoir aux loyalistes, désignant ainsi les nationalistes
comme d’éventuels collaborateurs des dictatures. A Malte, où la première manifestation
26
Accueillant l’amiral Lord John Hay, l’archevêque Sophronios II lui dit : « Nous acceptons ce changement avec
d’autant plus de joie que nous croyons que la Grande-Bretagne aidera Chypre, comme autrefois les Iles
ioniennes, à s’unir à la mère-patrie ».
27
Malte fut encouragée, pendant un temps, à cultiver le coton et Chypre devint le principal exportateur de
caroubes, utilisées dans les industries cinématographique et pharmaceutique.
28
Tonnelé (Jean), L’Angleterre en Méditerranée, Limoges, Charles-Lavauzelle, 1952. Dietz (Peter), The British
in the Mediterranean, Londres, Brassey’s, 1994.
29
Peretti (Joseph), Les aspects linguistiques, littéraires, artistiques et folkloriques de l’italianité de Malte,
Tolentino, Casa editrice Filelfo, 1965.
30
Borg (Reno), Malta u l-Faxxizmu, Malte, Marsa Press, 1991.
13
nationaliste d’ampleur avait eu lieu en juin 191931 avec la réunion interdite d’une Assemblée
nationale, les Anglais, s’appuyant sur les Maltais « constitutionnalistes » et, notamment, sur
Gérald Strickland32 qui devint Premier ministre, interdirent l’italien, parlé par les couches
cultivées de la population et notamment par les nationalistes, et érigèrent en langue nationale
le maltais, fossile de l’arabo-sicilien, principalement parlé par les ruraux33. A Chypre, le
Comité national chypriote, présidé par l’archevêque Kyrillos III réclama l’Enosis dès les
lendemains de la Guerre, mais ce ne fut qu’en 1931 qu’une émeute éclata34, à laquelle les
Anglais répondirent par la suppression des quelques libertés et avancées démocratiques
péniblement consenties dans les années précédentes35.
Ainsi, à la veille du second conflit mondial, les deux îles avaient vu toutes leurs
revendications étouffées par la force. La Seconde Guerre donna à ces deux pays une
importance et un rôle que les Anglais surent apprécier36. Chypre fut une base essentielle pour
les Britanniques, et Malte sut, par son héroïsme37, empêtrer l’aviation allemande et gêner
copieusement son action pour la maîtrise des zones pétrolifères de Tripolitaine38. Une fois
encore, le cours de l’histoire de ces deux pays fut mis entre parenthèses par la conjoncture
internationale. Mais à peine le conflit mondial terminé, les problèmes n’en éclatèrent que plus
violemment, d’autant qu’aux revendications anciennes étaient venues s’adjoindre, à Malte
31
Le Sette Giugno au cours duquel les nationalistes s’en prirent au journal pro-britannique ; les forces de police
envoyées pour rétablir l’ordre tirèrent, faisant des morts et des blessés. Le 7 juin est toujours fête nationale.
32
Smith (Harrison), Koster (Adrianus), Lord Strickland, Servant of the Crown, Malte, Progress Press, 1984.
33
Hull (Geoffrey), The Malta Language Question. A Case Study in Cultural Imperialism, Malte, Said
International, 1993.
34
Le 21 octobre 1931, la foule, qui manifestait devant le palais du gouverneur à Nicosie, pour réclamer l’Enosis,
furieuse de n’avoir aucune réponse, brûla le bâtiment. Cette émeute, connue sous le nom d’Oktovriana, fut
rudement matée : deux évêques, deux députés et des notables furent exilés et mille personnes arrêtées ou mises en
résidence surveillée.
35
Principalement le Conseil législatif (qui n’était qu’une assemblée consultative) et la présence de seulement
trois Chypriotes dans le Conseil exécutif, réformes qui avaient été octroyées par George V, le 10 mars 1925,
lorsqu’il conféra le statut de colonie de la Couronne à l’île.
36
Attard (Joseph), Britain and Malta. The Story of an Era, Malte, PEG, 1988.
37
L’île fut décorée de la George Cross qui est encore arborée sur le drapeau national.
38
Barral (Pierre), « Hitler et la Méditerranée », Méditerranée, mer ouverte, Actes du Colloque de Marseille (2123 septembre 1995), Université de Provence, 1997, tome II, 593-600.
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comme à Chypre, la critique sociale par les forces de gauche39 qui ajoutaient aux premières
une dimension anti-colonialiste.
Ce qui, dans les deux cas, aurait pu conduire à une solution identique à celle que connaissait
au même moment la France avec ses protectorats d’Indochine, de Tunisie ou du Maroc, fut
retardé par le conflit d’influence interne qui surgit alors entre les Eglises et les partis
marxisant. En effet, à Malte comme à Chypre, les revendications sociales avaient désormais
pris le pas sur les vieilles revendications nationalistes. Pour s’opposer à la victoire de ces
partis, l’Eglise catholique à Malte, incarnée par l’archevêque Mgr Gonzi, et l’Eglise
orthodoxe de Chypre, emmenée successivement par les archevêques Léontios, Makarios II et
Makarios III, redonnèrent de la vigueur aux thèmes précédents : celui de l’Indépendance à
Malte40 et celui de l’Enosis à Chypre. Ainsi, dans les années 50, à Malte comme à Chypre, les
référendum organisés par les partis de gauche échouèrent, en raison de l’intervention directe
de chacune de ces Eglises qui, pour éviter la collusion entre Britanniques et partis
progressistes, donnaient à penser aux peuples de ces pays que seule la rupture avec la GrandeBretagne était envisageable.
Des luttes qui prirent une acuité différente à Malte41 ou à Chypre42, aboutirent, au début des
années 1960, dans le contexte international de la décolonisation, à l’indépendance de ces deux
pays. Ainsi, par un cheminement inverse de celui que connurent toutes les autres îles de
Méditerranée qui finirent toutes intégrées à des ensembles nationaux, Chypre43 et Malte
accédèrent au statut de nation indépendante. Passées les premières années de triomphalisme
enthousiaste, elles furent rapidement confrontées aux exigences de l’économie, dans un
39
Labour Party maltais et AKEL (parti communiste, fondé en 1941) à Chypre.
Frendo (Henry), Malta’s Quest for Independence. Reflections on the Course of Maltese History, Malte, Valletta
Publishing Publication, 1989.
41
Frendo (Henry), Maltese Political Development 1798-1964. A Documentary History, Malte, Interprint Ltd,
1993.
42
Crouzet (François), Le conflit de Chypre, 1946-1959, Bruxelles, Bruylant, 1973.
43
Tenekides (G.), Chypre, histoire récente et perspectives d’avenir, Nagel, 1964.
40
15
monde dominé par la Guerre froide. Makarios et Mintoff adoptèrent ce faux-semblant que fut
le non-alignement, espérant tirer des uns comme des autres des moyens de subsistance sans
appartenance à l’un ou l’autre camp. Cette fiction, mal vécue jusqu'
à la fin des Trente
Glorieuses, devint impossible à tenir après l’éclatement de la Crise de 1974. Ainsi, le
durcissement des Américains face aux Russes dans les Balkans, qui avait abouti à la mise en
place de la dictature des colonels en Grèce en 1967, avait cédé le pas, en 1974, au soutien
marqué de la Turquie, face aux problèmes iranien et palestinien. Makarios fut ainsi
abandonné, lorsque les tensions ethniques firent éclater son pays en deux entités aujourd’hui
encore séparées. L’indépendance de Chypre se dissolvait dans une partition qui était une
impasse pour l’avenir.
Malte de son côté, après avoir flirté avec les dictatures staliniennes ou maoistes et le
communisme tropical, se trouvait confrontée à l’évolution stratégique en Méditerranée. Les
arsenaux et les sous-marins nucléaires lui avaient retiré toute importance militaire et elle
n’intéressait plus grand monde. Elle développa alors l’idée qu’elle était le trait d’union entre
les rives septentrionale et méridionale de la Méditerranée, mais une position géographique ne
fait une position économique que si elle s’inscrit dans une dynamique de marché plus large,
Vilhena l’avait compris au XVIIe siècle.
Aussi, dès la fin des années 1980, les deux pays demandèrent-ils leur accession à la
Communauté puis à l’Union européenne. Avec cette démarche, les deux îles
méditerranéennes, bouclaient la boucle de l’histoire commune à toutes les autres entités
insulaires et dont seule, la colonisation britannique avait retardé, pour elles, la conclusion. Ce
faisant, Chypre et Malte le font avec autant d’avantages que de handicaps. Etats, elles ont
voulu organiser leur économie et se doter de zones industrielles et commerciales importantes.
Mais ce dernier point, qui leur permet d’être un interlocuteur plus ou moins crédible des
grands circuits d’affaires européens, est aussi un handicap dans leur souci d’être aussi des
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destinations touristiques, face à d’autres îles qui, elles, ne sont pas gangrenées par les
installations industrielles. De même, l’importance donnée à l’économie touristique,
s’accompagne d’une indécision qui risque, à terme de s’avérer dangereuse, ces deux pays
s’échinant à faire cohabiter un tourisme bon marché de masse, peu rémunérateur, voire
onéreux44, et un tourisme culturel plus intéressant financièrement, mais aussi plus exigeant.
Dans ces deux pays, les partisans de l’intégration dans l’Europe semblent ne voir que les
avantages des subventions de Bruxelles, tandis que les réticences qui s’expriment ne semblent
que refuser une évolution qui changerait irrémédiablement les modes de vie actuels. Ce
faisant, Malte et Chypre retrouvent des réflexes insulaires : tirer de l’entité métropolitaine les
ressources nécessaires à une vie décente, mais se refermer pour conserver le plus possible un
mode d’existence traditionnel. Il s’agit, ce me semble, d’un faux débat. Chypre et Malte ne
doivent pas se demander comment ne pas changer, cela est désormais impossible, mais
comment changer, en gardant l’acquis du dynamisme issu de l’indépendance, et éviter le sort
traditionnel des îles qui se vident de leur jeunesse pour se remplir de vacanciers et de retraités.
Alain Blondy
Université de Paris-Sorbonne.
44
Busuttil (Salvino) et al., Les ressources en eau et le tourisme dans les îles de Méditerranée, European
Coordination Centre for Research and Documentation in Social Sciences, 1989.
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