MALTE ET CHYPRE . IDENTITE ET DIVERSITE DES DESTINS DE

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MALTE ET CHYPRE .
IDENTITE ET DIVERSITE DES DESTINS DE DEUX ILES DE MEDITERRANEE.
Rien, a priori, ne semble rapprocher Malte
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, petite île de 246 km
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, située entre le bassin
oriental et le bassin occidental de la Méditerranée, mais trois fois plus éloignée des côtes
africaines qu’elle n’est proche de la Sicile
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, de Chypre, troisième île méditerranéenne
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par sa
superficie de 9251 km
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, située au fond du bassin oriental, et douze fois plus éloignée de la
Grèce qu’elle ne l’est de la Turquie
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. Et pourtant, aujourd’hui, ces deux îles sont les deux
seules îles-Etats de Méditerranée, après avoir été, si l’on excepte Gibraltar, les deux dernières
régions européennes colonisées par une autre puissance d’Europe jusque dans les années
1960.
En effet, l’Histoire, en pit de données géographiques et physiques très différentes, a plus
d’une fois rapproché les destins de ces deux îles. C’est cet étonnant mécanisme que je
souhaiterais évoquer devant vous.
Malte et Chypre, comme la plupart des autres îles de Méditerranée, ne connurent l’insularité
qu’avec le chauffement général du climat qui entraîna la remontée des eaux. Elles devinrent
alors le conservatoire d’une faune tropicale qui avait fui ce qui devint l’Europe à l’époque des
grandes glaciations. Pendant longtemps ces animaux, nanifiés par la raréfaction de la
nourriture et la consanguinité, furent les seuls habitants de ces îles. Mais, vers le Xe
millénaire, l’humanité connut, au Moyen et au Proche-Orient, une révolution essentielle, la
révolution néolithique. La nature cessa alors d’être pour l’homme, un réservoir de quête
incessante de nourriture. L’homme se sédentarisa et dompta son environnement végétal et
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Si l’île de Malte fait bien 246 km
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, la République de Malte qui comprend aussi l’île de Gozo, celle de Comino
et deux autres îlots, a une superficie de 316 km
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.
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Malte est à 93 km de la Sicile et à 290 km du point le plus proche de l’Afrique.
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Après la Sicile et la Sardaigne.
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animal. Or, Chypre, dans le bassin oriental, au VIIe millénaire, et Malte, dans le bassin
occidental, au Ve millénaire, furent les premières aventures insulaires de ces hommes d’un
nouveau monde.
Mais s’arrêtent les similitudes. A Chypre, la civilisation néolithique s’épanouit, au IIIe
millénaire, en l’une des plus riche civilisation du métal de cette époque, au point que le cuivre
qui y était travaillé lui laissa son nom. En revanche, à Malte, à la même époque, fleurissait une
civilisation à haut degré cultuel se traduisant par des temples gigantesques et d’imposants
hypogées, mais qui disparut, sans raison apparente, sans avoir franchi l’âge de la pierre.
Dès lors, Malte ne fut plus qu’une île sicilienne, connaissant le sort de sa grande voisine, entre
les appétits carthaginois et ceux des Romains. Tandis que Chypre, partagée en riches
royaumes, se faisait le point de contact entre le monde phénicien et le monde grec. Certes, ce
fut souvent une zone conflictuelle, mais Chypre était un creuset et la vieille civilisation
néolithique s’enrichit des cultes phéniciens pour ensuite s’exporter chez les Grecs. Ainsi, le
météorite tombé dans la mer, adoré à l’époque préhistorique, devint au contact d’Astarté,
l’Aphrodite grecque née de l’écume, liée au dieu de la forge, devenu Héphaïstos.
A l’époque romaine, Chypre, devenue province, n’avait rien à voir avec Malte qui n’était
même pas un municipe et restait de langue sémitique.
En revanche, appartenant toutes deux au monde byzantin, elles réagirent différemment à
l’avancée arabe. Chypre résista, car elle était proche de Constantinople, tandis que Malte
connut le sort de la Sicile et de l’Afrique du Nord. Avec la reconquête chrétienne, avec
l’ultime migration normande de l’Italie aux Lieux-Saints, et avec l’épopée des croisades, les
deux îles connurent de nouveau un destin identique. Conquises par les Latins, Malte à la fin
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Chypre est à 800 km de la Grèce continentale, 560 km de la Crète, 385 km de Rhodes, 64 km de la Turquie et
95 km de la Syrie.
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du XIe siècle
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, Chypre à la fin du XIIe
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, elles développèrent alors le trait le plus fort de leur
identité, leur langue. A Chypre, le byzantin se fit dialecte, en s’enrichissant au contact des
parler français médiévaux. A Malte, l’arabo-sicilien s’y fossilisa au point de n’être plus parlé
que dans cet archipel.
Ainsi, après avoir été, pendant des millénaires, des lieux de passage et de confrontation, les
deux îles devinrent des conservatoires. Chypre accueillit la vieille tradition byzantine
bousculée par l’empire latin de Constantinople
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, tandis que Malte conservait des us et des
savoir-faire arabo-berbères que les rois de Sicile effaçaient alors de leurs domaines
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.
Ce faisant, elles acquirent une identité personnelle qui ne fut pas sans importance pour la suite
de leur histoire. En effet, Chypre, bien qu’appartenant à une dynastie franque, celle des
Lusignan d’outremer
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, faisait partie du monde gréco-byzantin ; mais l’autocéphalie de son
Eglise
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et sa spécificité au sein de l’hellénisme médiéval, en faisaient un monde à part
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. De
même Malte, bien qu’appartenant aux dynasties successives qui régnèrent sur la Sicile, ne
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La tradition veut que Roger de Hauteville qui avait conquis la Sicile, se fût emparé de Malte en 1090. Plus
vraisemblablement, la garnison arabe de Malte quitta l’île à la chute de la Sicile, et le Grand Comte se contenta
de la remplacer par ses troupes. Sinon, il serait difficile d’expliquer le maintien dans l’île de la langue siculo-
arabe qui disparut alors de tout le domaine normand.
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Richard Cœur-de-Lion conquit l’île, lors de la troisième Croisade, en 1191, après une campagne d’un mois (mai
- juin) contre Isaac Comnène, despote de Chypre. Ce fut à Limassol qu’il épousa Bérengère de Navarre. Mais il
vendit aussitôt l’île aux Templiers qui, devant faire face à une révolte du pays, lors des fêtes de Pâques 1192, la
lui rendirent. Richard Ier la vendit alors à Guy de Lusignan qui, selon la chronique de l’époque, était aussi beau
que sot et qui y fonda une dynastie qui régna jusqu’en 1489.
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Ceci donna naissance au style dit « Paléologue », du nom d’Hélène, épouse de Jean II (1432-1458), style
unique dans l’art byzantin, car il confère une humanité douloureuse aux visages des icônes et des fresques
murales, totalement opposée au hiératisme de l’art traditionnel. Stylianou (A.), The Painted Churhes of Cyprus.
Treasures of Byzantine Art, Nicosie, Leventis Foundation, 1985.
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Frédéric de Hohenstauffen déporta tous les musulmans de Sicile et de Malte à Lucera, près de Foggia, en 1224
et 1246.
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Les Lusignan directs régnèrent de 1192 à 1267. La couronne de Chypre passa alors à une branche cadette, les
comtes de Poitiers d’Antioche qui relevèrent le nom. Le dernier souverain de cette lignée, bâtard de Jean II,
épousa, en 1472, Catherine Cornaro, fille adoptive de la Sérénissime publique, qui apporta ainsi Chypre à
Venise en 1489.
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Dès le Ve siècle, l’Eglise de Chypre essaya de se débarrasser de la tutelle de l’Eglise d’Antioche. Or, la
découverte opportune par l’archevêque de Chypre, Anthémios, de la tombe de Barnabé, disciple de Paul de Tarse
et protoévêque de l’île, conduisit l’empereur Zénon (474-491) à faire reconnaître l’autocéphalie de l’Eglise de
Chypre et à conférer à l’archevêque de cette île des privilèges extraordinaires, comme le port du sceptre impérial,
le droit de signer, comme le Basileus, à l’encre rouge et l’octroi du titre d’ethnarque, qui faisait de lui le
représentant unique de l’ensemble de la communauté chrétienne chypriote.
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connut pas, en raison de sa spécificité linguistique, l’assimilation qui fut le sort des autres îles
rattachées à la Couronne de Palerme. Ainsi donc, alors qu’à la fin du Moyen-Age, naissaient
désormais en Occident de grandes entités étatiques reposant, le plus souvent, sur l’unité de la
langue, Malte se singularisait, tout en relevant alors de la Couronne d’Aragon-Sicile. De
même, alors qu’en Orient, l’explosion du monde romain avait été contenue par l’unité
apparente autour de l’Eglise byzantine, Chypre, tout en réaffirmant son orthodoxie,
développait des caractères propres d’une grande richesse et fondait sa spécificité sur son
Eglise nationale.
Dans les deux cas, l’identité locale - on ne peut pas dire nationale - se forgeait contre une
souveraineté ou une suzeraineté étrangère. Ainsi, dès les débuts de leur histoire moderne, ces
deux îles se trouvèrent confrontées à un pouvoir qui n’était pas le leur, qu’elles n’avaient pas
choisi et qu’on leur avait imposé par la force de la conquête. De naquit l’émergence d’un
ciment culturel, linguistique ou religieux, qui permit aux nationaux de ces îles de se constituer
en groupe, face à l’intrus qui s’était arrogé le pouvoir. Cette forme de résistance passive au
pouvoir en place, constitua le premier ciment communautaire de ces deux îles. Mais elle
permet d’expliquer, dans les deux cas, l’absence, plus tard, de projet national, une fois
l’indépendance accordée. Dynamique fondée sur l’opposition, et donc constituée contre un
autre groupe, l’ébauche d’identité, née aux débuts des Temps modernes, resta limitée à cette
démarche et ne se transforma jamais en véritable projet.
A la Renaissance, les enjeux du monde méditerranéen changèrent. Les grands acteurs des
siècles précédents (républiques italiennes, royaume d’Aragon-Catalogne, dynasties arabo-
musulmanes) disparurent pour laisser la place à un formidable affrontement entre l’empire des
Habsbourgs et celui des Osmanlis. Mais alors que le premier était l’étonnant regroupement
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Edbury (P.), The Lusignan Kingdom of Cyprus and its Muslim neighbours, Fondation culturelle de la Banque
de Chypre, 1993, et The Lusignan Kingdom of Cyprus and the Crusades, 1191-1374, Cambridge University
Press, 1994.
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entre les mains d’une unique Maison, de royaumes extrêmement disparates, les Ottomans, en
se moulant dans les structures en place, réunirent sous leur férule les domaines byzantins et
ceux des dynasties musulmanes. L’affrontement entre les deux bassins de la Méditerranée,
affrontement politique et économique, s’organisa sous les couleurs d’un affrontement
religieux. Après leur conquête de la Syrie et de l’Egypte, en 1517, les Ottomans se lancèrent à
l’assaut de ce qui pouvait rester de places chrétiennes dans le bassin oriental. En 1522, Rhodes
tomba, poussant à un exil erratique les chevaliers Hospitaliers de St Jean de rusalem et leur
Grand Maître, Philippe Villiers de L’Isle-Adam. Charles Quint, aidé du Pape, détourna
l’Ordre de son intention première de s’installer en France, et lui offrit l’île de Malte
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, dont il
prit possession en 1530.
Les Hospitaliers durent alors mettre leurs galères au service de l’Occident chrétien. Malte,
depuis des siècles arrimée à la Sicile, acquérait ainsi une autonomie d’existence due à
l’indépendance stratégique dont elle venait d’être revêtue. Mais le Sultan, aidé de la puissance
montante des corsaires barbaresques, réduisit à sa plus simple expression l’empire nord-
africain des Habsbourg d’Espagne. Enfin, en 1565, il ne restait aux Ottomans qu’à s’emparer
de Malte et vaincre ainsi définitivement les Hospitaliers et la Chrétienté. Ce fut le Grand
Siège
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, du 18 mai au 8 septembre 1565, qui mit aux prises 30.000 Turcs et 1500 Chevaliers
et Maltais. On l’a appelé par la suite le Verdun ou le Stalingrad du XVIe siècle, car ce fut, de
part et d’autre, un affrontement titanesque et héroïque qui n’aboutit à la victoire d’aucun,
mais qui marqua l’arrêt de l’expansion occidentale des Ottomans. Malte entrait ainsi dans
l’Histoire moderne au point que les Hospitaliers de Rhodes ne furent désormais plus appelés
que les Chevaliers de Malte.
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Ainsi que Tripoli de Barbarie.
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Bradford (Ernle), The Great Siege, Malta 1565, Londres, Hodder and Stoughton, 1962.
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