7
MICHELINE MILOT
Présentation
Pluralisme religieux et citoyenneté
À l’occasion du premier congrès de l’Association française de sociologie, tenu à
Villetaneuse en février 2004, j’ai eu l’idée de mettre en place le réseau Pluralisme
religieux et citoyenneté. Jean-Paul Willaime a accepté de collaborer à l’organisation
de cette rencontre. Plusieurs chercheurs dont les terrains d’étude recouvrent des
situations nationales fort diversifi ées ont participé à cette rencontre. La qualité des
présentations scientifi ques et les échanges fructueux auxquels elles ont donné lieu ne
pouvaient rester lettre morte. L’invitation fut donc lancée à tous les participants de
proposer une version enrichie de leur communication, sous forme d’article scienti-
que, en vue d’une publication de haut niveau, ce que nous off re cet ouvrage.
Les textes réunis dans ce volume illustrent chacun à leur façon à quel point les
diff érentes facettes du pluralisme religieux sont emblématiques de la probléma-
tique plus générale de la diversité culturelle et de la citoyenneté, et ce à plus d’un
titre. Malgré l’engagement à l’égard de la liberté de conscience et de religion que
mani festent les démocraties et la mise en œuvre de diff érentes formes de laïcité, les
États se trouvent constamment mis en demeure de trouver des solutions juri diques
et poli tiques qui soient légitimes et viables face aux problèmes qu’engendre
continûment la diversité des convictions et des appartenances. Ainsi abordée, la
problématique de la diversité religieuse soulève des questionnements relatifs à la
laïcité et aux relations Églises-État, aux rapports entre le groupe majoritaire et les
groupes minoritaires, à la tension entre l’affi rmation de certains particularismes et
la reconnaissance de valeurs communes, à l’érosion des identités traditionnelles au
profi t d’identités supra- ou transnationales ou encore, à la conception dominante
de la citoyenneté dans les diff érents contextes nationaux.
Le pluralisme religieux et philosophique diversement pris en compte dans les
démocraties sécularisées et pluralistes d’Europe et du Proche-Orient, invite à analy-
ser les diff érents types de conception de la citoyenneté qui s’y voient mis en œuvre.
Dans certains contextes, la reconnaissance du pluralisme religieux peut sembler
constituer une menace directe à l’idéal d’une citoyenneté commune en sapant les
[« Pluralisme religieux et citoyenneté », Micheline Milot, Philippe Portier et Jean-Paul Willaime (dir.)]
[Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr]
MICHELINE MILOT
8
fondements même d’une conception unique et universelle de la citoyenneté ; le
marqueur religieux doit alors être exclu de la défi nition citoyenne. Ailleurs, c’est
l’idéal même de la conception universaliste de la citoyenneté qui doit être repensé,
à partir de ce révélateur particulier qu’est la diversité religieuse.
Prenant en compte les aspects politiques, culturels, juridiques et sociaux qui
s’entrecroisent à l’intérieur de cette problématique, on trouvera dans cet ouvrage
des études sur les conceptions de la citoyenneté au cœur des processus de régulation
du pluralisme religieux dans des pays aux traditions politiques aussi diff érentes
que l’Allemagne (Chauliac), l’Angleterre (Sinclair), l’Espagne (Proeschel), Israël
(Tank-Storper), le Liban (Kanafani-Zahar), ou la France (Dargent). Les analyses
se penchent également sur les défi s posés à la laïcité et aux diff érents régimes
de relations Églises-État par le pluralisme religieux et philosophique, selon une
perspective comparative (Luca, Pastorelli, Willaime). Le traitement diff érencié des
groupes religieux à l’intérieur d’un même espace démocratique retient également
l’attention et plusieurs contributions soulèvent des interrogations plus que perti-
nentes à cet égard (Lamine, Lavigne, Liogier et Talin). Quelle conception de la
citoyenneté découle des diverses interprétations juridiques nationales et quels sont
leurs eff ets sur les politiques publiques ?
Dans la littérature scientifi que, on oppose parfois trop simplement le modèle
d’intégration républicain au modèle dit « communautarien ». Or, en y regardant de
plus près, on s’aperçoit que, malgré des diff érences notables de traitement et d’accep-
tation du pluralisme dans les aires géopolitiques de type démocratique, les aména-
gements comportent toujours une tension entre les deux tendances qu’il convient
de traiter sous le mode idéaltypique. Ainsi, les analyses réunies ici nous invitent,
plutôt que de prendre appui sur les qualifi catifs de républicain et de communau-
tarien, à défi nir les deux types idéaux, l’un individualiste et l’autre libéral, qui se
décalent théoriquement des modèles soit républicain soit communautarien, mais
qui y trouvent une application concrète, jamais de manière pure cependant. Ces
deux modèles représentant des idéaux régulateurs et non des réalités empiriques.
Le modèle individualiste pourrait être décrit comme une construction démocra-
tique de la citoyenneté « par le haut ». La souveraineté politique de l’individu se
trouve défi nie selon une certaine idée du bien commun et un vaste travail d’éga-
lisation des conditions. L’appareil par excellence de la cohésion collective et de
la défi nition de la citoyenneté est l’instance politique, transcendante et centra-
lisée (d’où l’expression « par le haut »). La communauté démocratique apparaît
comme un tout qui, idéalement, neutralise les statuts sociologiques particuliers
et qui rassemble tous les individus après que l’on ait évacué les diff érences (ou du
moins, qu’elles aient été repliées dans la sphère privée). Ce type idéal comporte
une certaine idée du citoyen « générique » et de ses caractéristiques universelles,
appuyée sur une passion démocratique de l’égalité. La citoyenneté est possible
par l’intériorisation des vertus formelles d’une logique qui « force » l’égalité en
ramenant en quelque sorte, d’un point de vue théorique du moins, l’individu au
degré zéro des appartenances grégaires.
[« Pluralisme religieux et citoyenneté », Micheline Milot, Philippe Portier et Jean-Paul Willaime (dir.)]
[Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr]
PRÉSENTATION
9
Le modèle libéral repose sur une construction démocratique de la citoyen-
neté « par le bas ». À l’inverse de la logique précédente, une certaine méfi ance se
manifeste à l’égard d’une forme de pouvoir trop centralisé, même si ce pouvoir est
légitime démocratiquement. La cohésion sociale et la conception de la citoyenneté
émanent de l’appartenance à un monde concret, voire communautaire, selon l’idée
de l’autogouvernement. La méfi ance par rapport à l’État central et par rapport à la
tyrannie de la majorité trouve dans l’instance juridique un lieu de protection. Les
lieux organisationnels de la société civile permettent la commune appartenance à
partir de la pluralité concrète des biens plutôt qu’à partir du bien commun abstrait.
La passion pour la liberté est plus évidente que celle de l’égalité désancrée de ses
bases sociologiques. Le bon citoyen est celui qui est intégré à une communauté à
partir de laquelle il tire la substance de son identité.
Ces deux types idéaux ou ces deux logiques démocratiques comportent chacune
des limites ou des fragilités qui, par un subtil paradoxe des conséquences (selon
l’expression de Max Weber), peuvent nourrir la logique inverse.
Ainsi, la logique individualiste, tout en proclamant la vertu de l’égalité, génère
de la discrimination à l’égard de tout individu (ou du groupe auquel il appartient)
qui s’écarte de la norme conçue comme universelle. Si l’écart est inacceptable aux
vues de l’État, le désaveu de l’individu par l’État est tout aussi inacceptable pour
ceux qui se sentent mis à l’écart du fait de leur diff érence (religieuse notamment).
Ils crieront d’ailleurs à la discrimination au nom même de l’égalité. L’universel
abstrait peut devenir une nouvelle version de la tyrannie de la majorité.
La logique libérale peut, quant à elle, générer une dérive individualiste, à la fois
par le danger que la société civile se fragmente suivant les contours des apparte-
nances concrètes et par le fait que la réalisation de l’autogouvernement, dans les
grandes démocraties, se réalise nécessairement à distance des collectivités concrètes
où se déploie l’identifi cation à des valeurs. Les ancrages identitaires peuvent forger
une société d’« ayants droit », identités qui érodent, de manière procédurale, tout
sentiment d’appartenance à une communauté politique. Compte tenu des forces
mais aussi des limites de chacun des modèles, on ne saurait viser à dépasser l’un et
l’autre, mais à trouver des points de passage qui permettent d’assumer la tension
inévitable que génèrent la pluralité des traditions culturelles et la nécessité de
partage d’un monde commun.
Dans cet ordre de réfl exion, les diff érentes contributions réunies dans cet
ouvrage se penchent sur les modes spécifi ques de régulation du pluralisme religieux
qui apparaissent comme des révélateurs des divergences locales et nationales quant
au traitement politique de la diversité. L’intégration symbolique, sociale et insti-
tutionnelle des individus issus de groupes minoritaires souff re dans la plupart des
pays d’une résistance culturelle ou juridique qui aff ecte le statut même de citoyen.
L’histoire s’est chargée d’élaborer des cadrages perceptifs qui conduisent à une
sélection et à une défi nition, plus ou moins explicite, du religieux socialement
et juridiquement acceptable. Il en résulte un traitement diff érencié, par exemple,
[« Pluralisme religieux et citoyenneté », Micheline Milot, Philippe Portier et Jean-Paul Willaime (dir.)]
[Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr]
MICHELINE MILOT
10
des droits relatifs au statut personnel, des droits sociaux ou politiques. La diffi cile
reconnaissance de l’altérité se niche même au sein des tentatives de dialogue inter-
religieux qui se présente trop souvent soit comme une juxtaposition de diff érences,
soit comme une ouverture interconfessionnelle limitée à des traditions dont la
proximité théologique paraît peu menaçante.
La laïcité de l’État et le rôle des religions dans l’espace public sont ainsi conçus
diff éremment dans les diff érents pays. C’est ce que montre particulièrement l’ana-
lyse des politiques religieuses de divers pays vis-à-vis de l’islam, du judaïsme ou
des autres groupes religieux minoritaires (ou déclarés « sectaires »). Les traités
internationaux ou les textes constitutionnels, les commissions internationales ou
européennes sur les droits de l’homme ou toute autre élaboration juridique se
heurtent le plus souvent aux perceptions dominantes à l’égard de l’altérité, forgées
par l’histoire.
Les auteurs ayant contribué à ce volume nous montrent que le défi sociolo-
gique, politique et juridique est de savoir défi nir, selon chaque tradition nationale,
une nouvelle articulation entre les identités et le politique, afi n de préserver l’espace
de la citoyenneté commune et la capacité de cohabiter ensemble.
[« Pluralisme religieux et citoyenneté », Micheline Milot, Philippe Portier et Jean-Paul Willaime (dir.)]
[Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr]
1 / 4 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !