MICHELINE MILOT Présentation [« Pluralisme religieux et citoyenneté », Micheline Milot, Philippe Portier et Jean-Paul Willaime (dir.)] [Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr] Pluralisme religieux et citoyenneté À l’occasion du premier congrès de l’Association française de sociologie, tenu à Villetaneuse en février 2004, j’ai eu l’idée de mettre en place le réseau Pluralisme religieux et citoyenneté. Jean-Paul Willaime a accepté de collaborer à l’organisation de cette rencontre. Plusieurs chercheurs dont les terrains d’étude recouvrent des situations nationales fort diversifiées ont participé à cette rencontre. La qualité des présentations scientifiques et les échanges fructueux auxquels elles ont donné lieu ne pouvaient rester lettre morte. L’invitation fut donc lancée à tous les participants de proposer une version enrichie de leur communication, sous forme d’article scientifique, en vue d’une publication de haut niveau, ce que nous offre cet ouvrage. Les textes réunis dans ce volume illustrent chacun à leur façon à quel point les différentes facettes du pluralisme religieux sont emblématiques de la problématique plus générale de la diversité culturelle et de la citoyenneté, et ce à plus d’un titre. Malgré l’engagement à l’égard de la liberté de conscience et de religion que manifestent les démocraties et la mise en œuvre de différentes formes de laïcité, les États se trouvent constamment mis en demeure de trouver des solutions juridiques et politiques qui soient légitimes et viables face aux problèmes qu’engendre continûment la diversité des convictions et des appartenances. Ainsi abordée, la problématique de la diversité religieuse soulève des questionnements relatifs à la laïcité et aux relations Églises-État, aux rapports entre le groupe majoritaire et les groupes minoritaires, à la tension entre l’affirmation de certains particularismes et la reconnaissance de valeurs communes, à l’érosion des identités traditionnelles au profit d’identités supra- ou transnationales ou encore, à la conception dominante de la citoyenneté dans les différents contextes nationaux. Le pluralisme religieux et philosophique diversement pris en compte dans les démocraties sécularisées et pluralistes d’Europe et du Proche-Orient, invite à analyser les différents types de conception de la citoyenneté qui s’y voient mis en œuvre. Dans certains contextes, la reconnaissance du pluralisme religieux peut sembler constituer une menace directe à l’idéal d’une citoyenneté commune en sapant les 7 MICHELINE MILOT [« Pluralisme religieux et citoyenneté », Micheline Milot, Philippe Portier et Jean-Paul Willaime (dir.)] [Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr] fondements même d’une conception unique et universelle de la citoyenneté ; le marqueur religieux doit alors être exclu de la définition citoyenne. Ailleurs, c’est l’idéal même de la conception universaliste de la citoyenneté qui doit être repensé, à partir de ce révélateur particulier qu’est la diversité religieuse. Prenant en compte les aspects politiques, culturels, juridiques et sociaux qui s’entrecroisent à l’intérieur de cette problématique, on trouvera dans cet ouvrage des études sur les conceptions de la citoyenneté au cœur des processus de régulation du pluralisme religieux dans des pays aux traditions politiques aussi différentes que l’Allemagne (Chauliac), l’Angleterre (Sinclair), l’Espagne (Proeschel), Israël (Tank-Storper), le Liban (Kanafani-Zahar), ou la France (Dargent). Les analyses se penchent également sur les défis posés à la laïcité et aux différents régimes de relations Églises-État par le pluralisme religieux et philosophique, selon une perspective comparative (Luca, Pastorelli, Willaime). Le traitement différencié des groupes religieux à l’intérieur d’un même espace démocratique retient également l’attention et plusieurs contributions soulèvent des interrogations plus que pertinentes à cet égard (Lamine, Lavigne, Liogier et Talin). Quelle conception de la citoyenneté découle des diverses interprétations juridiques nationales et quels sont leurs effets sur les politiques publiques ? Dans la littérature scientifique, on oppose parfois trop simplement le modèle d’intégration républicain au modèle dit « communautarien ». Or, en y regardant de plus près, on s’aperçoit que, malgré des différences notables de traitement et d’acceptation du pluralisme dans les aires géopolitiques de type démocratique, les aménagements comportent toujours une tension entre les deux tendances qu’il convient de traiter sous le mode idéaltypique. Ainsi, les analyses réunies ici nous invitent, plutôt que de prendre appui sur les qualificatifs de républicain et de communautarien, à définir les deux types idéaux, l’un individualiste et l’autre libéral, qui se décalent théoriquement des modèles soit républicain soit communautarien, mais qui y trouvent une application concrète, jamais de manière pure cependant. Ces deux modèles représentant des idéaux régulateurs et non des réalités empiriques. Le modèle individualiste pourrait être décrit comme une construction démocratique de la citoyenneté « par le haut ». La souveraineté politique de l’individu se trouve définie selon une certaine idée du bien commun et un vaste travail d’égalisation des conditions. L’appareil par excellence de la cohésion collective et de la définition de la citoyenneté est l’instance politique, transcendante et centralisée (d’où l’expression « par le haut »). La communauté démocratique apparaît comme un tout qui, idéalement, neutralise les statuts sociologiques particuliers et qui rassemble tous les individus après que l’on ait évacué les différences (ou du moins, qu’elles aient été repliées dans la sphère privée). Ce type idéal comporte une certaine idée du citoyen « générique » et de ses caractéristiques universelles, appuyée sur une passion démocratique de l’égalité. La citoyenneté est possible par l’intériorisation des vertus formelles d’une logique qui « force » l’égalité en ramenant en quelque sorte, d’un point de vue théorique du moins, l’individu au degré zéro des appartenances grégaires. 8 PRÉSENTATION [« Pluralisme religieux et citoyenneté », Micheline Milot, Philippe Portier et Jean-Paul Willaime (dir.)] [Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr] Le modèle libéral repose sur une construction démocratique de la citoyenneté « par le bas ». À l’inverse de la logique précédente, une certaine méfiance se manifeste à l’égard d’une forme de pouvoir trop centralisé, même si ce pouvoir est légitime démocratiquement. La cohésion sociale et la conception de la citoyenneté émanent de l’appartenance à un monde concret, voire communautaire, selon l’idée de l’autogouvernement. La méfiance par rapport à l’État central et par rapport à la tyrannie de la majorité trouve dans l’instance juridique un lieu de protection. Les lieux organisationnels de la société civile permettent la commune appartenance à partir de la pluralité concrète des biens plutôt qu’à partir du bien commun abstrait. La passion pour la liberté est plus évidente que celle de l’égalité désancrée de ses bases sociologiques. Le bon citoyen est celui qui est intégré à une communauté à partir de laquelle il tire la substance de son identité. Ces deux types idéaux ou ces deux logiques démocratiques comportent chacune des limites ou des fragilités qui, par un subtil paradoxe des conséquences (selon l’expression de Max Weber), peuvent nourrir la logique inverse. Ainsi, la logique individualiste, tout en proclamant la vertu de l’égalité, génère de la discrimination à l’égard de tout individu (ou du groupe auquel il appartient) qui s’écarte de la norme conçue comme universelle. Si l’écart est inacceptable aux vues de l’État, le désaveu de l’individu par l’État est tout aussi inacceptable pour ceux qui se sentent mis à l’écart du fait de leur différence (religieuse notamment). Ils crieront d’ailleurs à la discrimination au nom même de l’égalité. L’universel abstrait peut devenir une nouvelle version de la tyrannie de la majorité. La logique libérale peut, quant à elle, générer une dérive individualiste, à la fois par le danger que la société civile se fragmente suivant les contours des appartenances concrètes et par le fait que la réalisation de l’autogouvernement, dans les grandes démocraties, se réalise nécessairement à distance des collectivités concrètes où se déploie l’identification à des valeurs. Les ancrages identitaires peuvent forger une société d’« ayants droit », identités qui érodent, de manière procédurale, tout sentiment d’appartenance à une communauté politique. Compte tenu des forces mais aussi des limites de chacun des modèles, on ne saurait viser à dépasser l’un et l’autre, mais à trouver des points de passage qui permettent d’assumer la tension inévitable que génèrent la pluralité des traditions culturelles et la nécessité de partage d’un monde commun. Dans cet ordre de réflexion, les différentes contributions réunies dans cet ouvrage se penchent sur les modes spécifiques de régulation du pluralisme religieux qui apparaissent comme des révélateurs des divergences locales et nationales quant au traitement politique de la diversité. L’intégration symbolique, sociale et institutionnelle des individus issus de groupes minoritaires souffre dans la plupart des pays d’une résistance culturelle ou juridique qui affecte le statut même de citoyen. L’histoire s’est chargée d’élaborer des cadrages perceptifs qui conduisent à une sélection et à une définition, plus ou moins explicite, du religieux socialement et juridiquement acceptable. Il en résulte un traitement différencié, par exemple, 9 MICHELINE MILOT des droits relatifs au statut personnel, des droits sociaux ou politiques. La difficile reconnaissance de l’altérité se niche même au sein des tentatives de dialogue interreligieux qui se présente trop souvent soit comme une juxtaposition de différences, soit comme une ouverture interconfessionnelle limitée à des traditions dont la proximité théologique paraît peu menaçante. La laïcité de l’État et le rôle des religions dans l’espace public sont ainsi conçus différemment dans les différents pays. C’est ce que montre particulièrement l’analyse des politiques religieuses de divers pays vis-à-vis de l’islam, du judaïsme ou des autres groupes religieux minoritaires (ou déclarés « sectaires »). Les traités internationaux ou les textes constitutionnels, les commissions internationales ou européennes sur les droits de l’homme ou toute autre élaboration juridique se heurtent le plus souvent aux perceptions dominantes à l’égard de l’altérité, forgées par l’histoire. [« Pluralisme religieux et citoyenneté », Micheline Milot, Philippe Portier et Jean-Paul Willaime (dir.)] [Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr] Les auteurs ayant contribué à ce volume nous montrent que le défi sociologique, politique et juridique est de savoir définir, selon chaque tradition nationale, une nouvelle articulation entre les identités et le politique, afin de préserver l’espace de la citoyenneté commune et la capacité de cohabiter ensemble. 10