Action sociale et économie, par Guy Roustang, directeur de

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« ACTION SOCIALE ET ECONOMIE »
PAR GUY ROUSTANG
Aujourd’hui l’action sociale est en difficulté, compte tenu du décalage entre des besoins
croissants (des personnes en difficulté de plus en plus nombreuses, de l’exclusion, du
chômage) et des moyens stagnants ou en réduction. Il me semble nécessaire de revendiquer
une place centrale pour le social pour des raisons économiques, environnementales et surtout
des raisons politiques, morales et spirituelles. Cette revendication peut paraître démagogique
ou irréaliste, pourtant cette position me semble la seule défendable. Il faut changer de logique,
changer d’orientation. Et les utopistes, ceux qui ne sont pas réalistes, ce sont ceux qui veulent
nous inscrire dans une logique sans issue celle de l’économisme, celle qui nous fait croire que
poursuivre dans la ligne du toujours plus de production et de consommation est la seule façon
de dégager de nouveaux moyens pour le secteur social.
Je plaide pour que nous soyons les « témoins du futur » en reprenant le titre du livre
Philosophie et Messianisme (P.Bouretz 2003) dans lequel l’auteur étudie un certain nombre
de penseurs qui « tous ont conservé ou retrouvé un souci de ne pas céder au monde comme il
va… ».
Ce n’est pas parce que je plaide pour une critique radicale des orientations actuelles de nos
systèmes économiques que j’en oublie pour autant la nécessité d’agir au jour le jour pour
apporter aide et soulagement aux personnes en difficulté. Comme vous, j’essaye d’agir au
quotidien1. Mais je ne suis pas dupe et je considère que pour que nos actions soient efficaces
et puissent s’étendre, cela supposerait des changements d’envergure.
Le secteur social ne peut pas se contenter de jouer les pompiers quand la logique actuelle
multiplie les incendies. Il lui faut, à mon avis critiquer cette logique tout en cherchant bien sûr
à réparer.
Le secteur social a besoin de davantage de ressources mais que répondre à ceux qui nous
disent : l’Etat vit au dessus de ses moyens, nous sommes en guerre économique, pour rester
compétitifs il faut travailler plus et accepter un certain dumping social ? Ils nous disent aussi :
faute d’un taux de croissance suffisant, nous ne pouvons pas dégager suffisamment de
moyens pour le secteur social.
Ne nous centrons pas trop sur le mal français que je déplore comme tout le monde : la
difficulté des partenaires sociaux à négocier, les incroyables lourdeurs administratives, les
corporatismes, les blocages idéologiques. Mais je crois que les difficultés spécifiques à la
France s’inscrivent dans une évolution mondiale lourde de conséquences. Et puis quels
critères retient-on pour juger de notre situation relative ? Sans doute le taux de croissance
américain est plus rapide que le nôtre, mais il y a proportionnellement dix fois plus de gens en
prison (et quelles prisons !) aux E.U. qu’en France ! Alors ne croyons pas trop que tout serait
réglé si nous adaptions le modèle social français. Il se peut même que notre peuple soit ainsi
fait qu’il ait besoin d’une vision d’avenir pour dépasser un certain ridicule de ses querelles
internes.
1 Il y a une dizaine d’années j’ai fondé avec un ami Daniel Cérézuelle le Programme Autoproduction et
Développement Social (PADES). www.padesautoproduction.org
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En proposant une critique radicale de nos orientations économiques et sociales, je ne voudrais
pas pourtant qu’il y ait confusion.
C’est la société de marché qui est critiquable et non pas l’économie de marché. En effet on a
rien trouvé de mieux que l’économie de marché comme moyen d’organiser les échanges
économiques. Pour ma part dans ma jeunesse j’ai étudié le régime de planification
économique qui était celui de l’Allemagne de l’Est et cela m’a vacciné contre toutes les
prétentions à vouloir se passer de l’économie de marché. Et toute une série de critiques à
l’égard du capitalisme me semblent relever de la mauvaise utopie en donnant à penser qu’un
tout autre régime économique serait possible
C’est à mon avis la société de marché qu’il faut dénoncer, c'est-à-dire le fait que le marché
tend à décider de tout à tout moment et partout, pour chacun et pour tout le monde. Avec la
société de marché, l’intérêt général est conçu comme la résultante a posteriori du libre
concours des intérêts particuliers. M.Gauchet exprime ainsi la dérive vers la société de
marché « C’est à une véritable intériorisation du modèle du marché que nous sommes entrain
d’assister, un évènement aux conséquences anthropologiques incalculables, que l’on
commence à peine à entrevoir » (M.Gauchet 1998). Le modèle du marché s’étend bien au-
delà de l’économie à l’ensemble des secteurs de la vie sociale. Le modèle du marché devient
le modèle général des rapports sociaux. C’est un nouveau totalitarisme qui apparaît : celui de
l’argent.
Il y a dans la critique d’une certaine gauche du capitalisme une grande ambiguïté. Ceux qui
dénoncent le capitalisme et l’économie de marché comme source de tous nos maux en font
des boucs émissaires. Ils ont tort car s’il faut reconnaître que les maîtres du système (avec un
petit m) sont les très grandes entreprises, les spéculateurs, les grands capitalistes il n’empêche
que ces petits maîtres servent la logique d’un système peu ou pas contrôlé qui repose sur le
désir de chacun d’en avoir toujours plus. Le vrai Maître du système (avec un grand M) c’est
bien l’envie de tout un chacun d’en avoir toujours plus (M.Bellet 1993).
Il convient de refuser l’économisme plutôt que le capitalisme, car en refusant le capitalisme
on peut donner à penser que l’on croit pouvoir se passer de l’économie de marché. Parler
d’économisme c’est refuser de faire des capitalistes et du capitalisme le bouc émissaire, c’est
accepter l’économie de marché tout en refusant la société de marché, c’est reconnaître la
diversité des capitalismes possibles et plaider pour une régulation politique rigoureuse du
capitalisme. Mais alors on prend la mesure de la difficulté. Nous sommes tous concernés.
Nous sommes tous plus ou moins, (moins que les maîtres du système quand même)
responsables en tant que citoyens de sociétés riches, en tant que membres des 25% de la
population mondiale la plus riche qui consommons 75% des ressources naturelles mondiales.
En chacun de nous, le consommateur libre de ses choix, à la recherche de toujours plus de
confort, entre en conflit avec le citoyen responsable.
Enumérons cinq raisons de refuser l’économisme actuel.
1) Le type de croissance que nous connaissons est facteur d’inégalités et d’exclusion. Le
capitalisme mondialisé actuel choisit dans le monde entier les conditions de production qui lui
assurent la meilleure rentabilité, sans souci des anciennes solidarités nationales, sans souci des
territoires, sans sentiment d’obligations à l’égard des salariés. Il est intéressant de noter
certains livres récemment parus, écrits par des personnes qui sont au cœur du système
économique et qui en font une critique radicale (J.Peyrelevade, J.L.Gréau). Jean Peyrelevade
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ancien responsable de Suez et du Crédit Lyonnais a publié en 2005 « Le capitalisme total ».
A propos des inégalités, il donne les chiffres suivants : deux pour mille de la population
mondiale contrôlent la moitié de la capitalisation boursière de la planète... Vous avez dit
inégalité ? Seuls de tels chiffres donnent à connaître véritablement de quoi l’on parle ». Et
J.L.Gréau qui a été plus de trente ans économiste au CNPF puis au MEDEF écrit : « aucune
théorie de la concurrence ne saurait justifier la sous-rémunération du travail qui est au centre
du libre échange institué à marches forcées depuis les accords qui ont fondé l’Organisation
mondiale de commerce. Laisser s’accomplir ce projet reviendrait à permettre ce que même le
capitalisme le plus brutal du XIX ème siècle n’était pas parvenu à instaurer de façon durable »
(J.L.Gréau 2005).
2) La logique actuelle de la croissance repose sur la volonté de susciter des envies de
consommer de plus riches, grâce à la publicité envahissante. Depuis 1950, les dépenses
publicitaires dans le monde ont été multipliées par sept, soit une progression trois fois plus
rapide que celle de l’économie mondiale. « L’augmentation de la consommation à l’échelle de
la planète ne se fait pas en direction des plus nécessiteux. La consommation progresse rapide
pour les riches mais plus d’un milliard de personnes en sont exclues ». La diffusion par la
publicité de « normes de consommation » est favorable à la consommation de produits de luxe
qui augmente plus vite que celle de la production des produits de première nécessité (PNUD
1998).
Deux arguments avancés par nos « experts » favorisent la fuite en avant et sont tout
simplement ridicules : les occidentaux pourront conserver leur avance à condition d’être
compétitifs et d’être les meilleurs dans les secteurs de pointe. C’est considérer les chinois par
exemple comme plus bêtes qu’ils ne sont. L’autre argument est le suivant : le jour les
chinois auront vu leur niveau de vie s’élever, les conditions d’une saine concurrence seront
rétablies. Cet argument ne tient pas quand on sait que « l’armée de réserve » est innombrable.
Sans doute est-on de fait en guerre économique, et il faut en tenir compte mais il ne faut pas
nous faire croire que cette guerre économique doit être menée la fleur au fusil en croyant
qu’au bout de la route tout le monde en tirera profit.
3 ) Il n’y a plus corrélation depuis une trentaine d’années entre augmentation du PIB (les
richesses économiques produites au cours d’une année) et indicateurs de santé sociale.
(suicides, usage de drogues, chômage, proportion de salariés pauvres, criminalité etc.
(J.Gadrey, F.Jany-Catrice 2005).
4) Le type de croissance actuel est intenable du point de vue de l’environnement.. Tout le
monde est d’accord aujourd’hui pour reconnaître que nos modes de vie occidentaux ne sont
pas transposables au monde entier. Il faudrait cinq planètes comme la nôtre pour étendre au
monde entier le mode de vie américain et trois pour étendre au monde entier le mode de vie
européen. Avec la pénurie de ressources naturelles et le réchauffement de la planète un
bouleversement de nos modes de production et de consommation est inéluctable.
5) L’économisme nous mène à l’insignifiance et peut-être est-ce le plus grave.
Tout groupe multinational qui se respecte étend son pouvoir sur la presse et la télévision. On
assiste depuis des années au niveau mondial à un formidable développement de la publicité
pour susciter des envies de consommer, car rien n’est plus redouté par le système économique
que le ralentissement de la consommation. Les ressources de la publicité sont déterminantes
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pour tous nos systèmes d’information. La publicité est anti-éducative et la recherche de
l’audimat se fait aux dépens de l’éducation
Il faut rendre grâce à M.Lelay patron de TF1 d’avoir eu le courage ou la naïveté de faire cette
déclaration assez extraordinaire « : « A la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola… à
vendre son produit. Pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du
téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible ».
Cette critique radicale de l’économisme ne vient pas seulement de groupes marginaux puisque
J. Peyrelevade qui a présidé certaines des plus grandes institutions financières de notre
pays écrit cette dernière phrase dans son livre intitulé « Le capitalisme total » : « Oui le
monde est menacé par un redoutable conformisme : celui d’un totalitarisme anonyme, d’un
paradigme impossible triompherait le rêve d’un enrichissement individuel sans limite ».
J.Peyrelevade déplore que les tenants du système considèrent inutile l’ouverture d’un débat
sur ses finalités et il écrit « La seule, l’unique solution pour fabriquer de la régulation est de
réinventer le politique ».
Fort de ces encouragements, je crois qu’il faut tourner le dos à l’idéologie économiciste qui
prétend que de la recherche par chacun de son intérêt personnel va résulter le bien commun.
S.Weil (1949) disait que faute d’une théorie des besoins, les gouvernements « quand ils ont de
bonnes intentions » s’agitent au hasard.
Toutes les spiritualités sont d’accord sur le fait qu’il est nécessaire de permettre à tout homme
de satisfaire certains besoins : se nourrir, se vêtir, s’abriter, être éduqué et soigné, être reconnu
et avoir sa place, être partie prenante de son environnement naturel et social. Et les objectifs
que s’est fixé l’ONU pour le nouveau millénaire reposent bien sur une théorie des besoins
sous jacente.
Comment s’en sortir ?
1) Changer d’imaginaire social. Celui du toujours plus de consommation et de richesse
économique. Il y a sous jacent à cet imaginaire une philosophie mécaniste dénoncée par
Hannah Arendt dans son livre remarquable « Condition de l’homme moderne ». Elle y
dénonce l’illusion d’une philosophie mécaniste largement partagée à gauche et à droite, et en
tout premier lieu par le marxisme, qui croyait que tout naturellement une certaine abondance
économique allait déboucher sur une vie harmonieuse. Aujourd’hui l’abondance économique
de moyen est devenue la fin. Castoriadis (1977) disait « Il faut envisager comme finalité
essentielle notre propre transformation ». Rappelons-nous le slogan de mai 68 romantique
mais bien sympathique : « Arrête toi de produire, produis toit toi-même ». Je pense que la
Fédération des centres sociaux de France partage le même type d’intuition avec son slogan : le
social c’est l’avenir.
2) Refuser le travail de Sisyphe qui consiste à réparer un système qui est destructeur
d’emplois, des territoires, de la culture. Prendre les choses en amont. Tout le monde prévoit
l’augmentation de l’obésité dans les années à venir et l’on sait que cela posera de graves
problèmes de santé publique. Mais l’on recherche la solution avec la création d’une molécule
qui va soigner l’obésité alors qu’il faudrait attacher plus d’importance à certaines causes
reconnues : le sédentarisme des enfants et une alimentation mal équilibrée, mais bien sûr les
industries agro alimentaires freinent des quatre fers. On pourrait prendre bien d’autres
exemples dans le domaine de la santé, mais aussi dans le domaine de l’éducation ou des
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prisons. Il s’agit de prévenir plutôt que de consacrer des dépenses importantes pour remédier
aux méfaits d’une société malade. Mais partout c’est une politique à courte vue qui domine,
celle des riches par exemple qui ne comptent pas pour assurer leur sécurité et s’enfermer dans
leurs résidences, mais qui ne sont pas prêts à payer des impôts pour améliorer le sort des
prisonniers et éviter que la prison ne soit l’école de la récidive.
3) Une politisation nécessaire du monde associatif
Jusqu’où le secteur social peut-il aller dans la prise de parole et dans la critique de la logique
dans laquelle on veut nous enfermer. Il ne suffit pas de protester contre la détérioration de la
situation, il faut en analyser les causes et montrer que la logique actuelle n’est pas la seule
possible, sinon nos interlocuteurs auront beau jeu de nous dire « on n’y peut rien ».
Il faut me semble-t-il que le secteur social développe une analyse commune de la logique
socio-économique actuelle et qu’il ne se contente pas de déplorer la montée des inégalités et
de l’exclusion mais qu’il remonte aux causes qui tiennent à une logique socio-économique
dont il faut montrer en théorie et en pratique qu’elle n’est pas inéluctable. La seule résistance
ne suffit pas, elle doit dégager des perspectives politiques qui permettraient d’échapper à un
travail de Sisyphe.
Cela suppose de faire de la politique, à condition de bien distinguer deux façons de faire de la
politique. (G.Roustang et alii. 2002)
Quelles alliances, quelles prises de parole communes envisager ? J.P.Worms de la Fonda
constate « Alors que pendant les décennies précédentes, c’était le développement de l’Etat
providence qui ouvrait des espaces au développement associatif appelé à prolonger et à
compléter sa politique, on assiste à un début de renversement. Désormais les associations se
créent l’Etat n’est plus présent, dans les zones de « désaffiliation » désertées par la
puissance publique non pour prolonger l’action de l’Etat mais pour tenter d’en combler les
manques… ».
Le monde associatif peut améliorer son argumentation en direction de l’opinion, des élus et
des pouvoirs publics pour obtenir une meilleure reconnaissance de ce qu’il fait, pour ne plus
être considéré comme le secteur qui coûte, et qui dépenserait les richesses produites par les
entreprises. Ce n’est pas si simple : les entreprises produisent et détruisent des richesses et le
« social » dépense et produit des richesses. C’est toute la question de l’utilité sociale qu’il faut
débattre et clarifier.
Il faut développer l’autoévaluation pour rechercher une meilleure efficacité du secteur social.
Cela suppose que les associations puissent mieux expliciter leurs valeurs, leurs pratiques,
leurs actions, leurs résultats.
Il faut aussi chercher à établir de nouvelles relations avec les instances de contrôle et de
financement. Comment refuser des critères, qui nous sont imposés et qui ne permettent pas de
rendre compte de ce que l’on fait sinon en étant nous-mêmes plus capables d’expliciter les
critères d’appréciation sur lesquels nous voudrions être évaluées ?
Comment montrer aussi que souvent nos initiatives permettent d’économiser des dépenses
sociales. Plusieurs fois nous avons vu des psychiatres visiter un jardin de développement
social et s’étonner d’y retrouver un ancien patient dont il n’avait plus de nouvelles depuis des
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