1 Revue Flaubert, n° 7, 2007 Portrait de l`écrivain en métaphysicien

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Revue Flaubert, n° 7, 2007
Portrait de l’écrivain en métaphysicien :
Flaubert lu par Rancière
Jacques-David Ebguy
Maître de conférences, Université Nancy 2
Il est fréquent, depuis les années 1960 et la reconfiguration
de l’histoire du roman opérée aussi bien par des romanciers,
comme les auteurs du Nouveau Roman, que par des théoriciens
du roman, comme Roland Barthes ou Gérard Genette, de voir
Flaubert situé dans cette histoire comme point de rupture et
premier romancier « moderne ». Il l’est moins de le voir rappro-
ché de philosophes, et inscrit, pour ainsi dire, dans l’histoire de
la philosophie. Sans que telle soit son intention explicite, c’est
pourtant cette voie que semble emprunter la lecture que fait
Jacques Rancière de l’œuvre de Flaubert, dans ses nombreux
textes prenant la littérature pour objet. Aux détours des pages
que le philosophe consacre, dans La Parole muette, à Flaubert,
apparaissent ainsi les noms de Hegel, bien sûr, de Fichte éga-
lement, de Spinoza logiquement ou, surtout, de Schopenhauer.
Réciproquement, dans La Chair de mots, lorsqu’il s’agit de
donner un exemple de la métaphysique de la littérature
qu’articulerait Gilles Deleuze dans le prolongement de Schopen-
hauer, c’est le nom de Flaubert qui apparaît sous la plume de
Rancière
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. Certes, la place importante et grandissante qu’occupe
l’œuvre de Flaubert dans la réflexion de ce dernier sur la
littérature tient à ce que l’auteur de Madame Bovary est aux
yeux du philosophe l’emblème de la « politique » de la
littérature
2
, la figure exemplaire de l’écrivain qui introduit, selon
–––––
1. « Le texte de Flaubert est pris ici comme version illustrée exemplaire de la
métaphysique dont la littérature a besoin pour exister comme art spécifique, comme
un mode spécifique d’immanence de la pensée dans la matière », écrit ainsi Rancière
(La Chair des mots. Politiques de l’écriture, Paris, Galilée, 1998, p. 184). Sur cette
« essentialisation » de Flaubert, voir Camille Dumoulié, Littérature et philosophie. Le
gai savoir de la littérature, Armand Colin, 2002, p. 176.
2. C’est à partir de l’exemple de Flaubert et d’une lettre adressée à Louise Colet (lettre
à Louise Colet, 26 mai 1853, Correspondance, t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque
de la Pléiade », 1980, p. 335), que Rancière décrit « la politique inhérente à la
métaphysique de la littérature » (Jacques Rancière, La Chair des mots, op. cit., p. 194).
Sur cette question de la « politique flaubertienne » vue par Rancière, voir Pierre
Campion, « Deux philosophes lecteurs de Flaubert : Pierre Macherey et Jacques
Rancière », dans Gisèle Séginger (éd.), Gustave Flaubert 5 : « Dix ans de critique »,
Paris-Caen, Lettres Modernes Minard (« La Revue des lettres modernes »), 2005,
p. 119-132.
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des modalités complexes, la question de la démocratie dans la
sphère littéraire. Mais c’est aussi comme métaphysicien que
Flaubert est envisagé, précisément parce que, plus que tout autre
romancier, il « incarnerait » cette métaphysique de la littérature
que Rancière s’efforce de crire et de penser. Tel est le
Flaubert qui retient l’attention du penseur : un Flaubert qui,
selon une formule à la fois frappante et équivoque, « sait ce qu’il
fait, philosophiquement parlant »
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et qui fait ce que les
philosophes pensent.
C’est aux caractéristiques de ce Flaubert « philosophe » qui
nous voudrions essentiellement nous intéresser, en examinant
précisément les liens que, selon Rancière, il entretient avec tel
ou tel auteur : rapports de contestation, de sympathie, de conver-
gence, d’illustration… On sera sensible à ce que Rancière
n’articule pas toujours clairement, et notamment à la nécessité
de distinguer la philosophie de l’écriture et de l’art qui
informerait la pratique de Flaubert, la philosophie que théma-
tiserait ses romans et leurs intrigues et, la philosophie, ou plutôt
la métaphysique, la vision du monde, qui se dégagerait de ses
œuvres. Il s’agira donc, plus généralement, de considérer en
quel sens Flaubert est philosophe ou métaphysicien dans ses
romans. Réflexion qui obligera à interroger les liens que la
lecture de Rancière établit entre des constructions philoso-
phiques et une pratique esthétique, dont nous voudrions toujours
garder à l’esprit la consistance et la spécificité. Que fait donc
Flaubert lorsqu’il compose un roman ? La philosophie est-elle la
plus à même de nommer ce faire ?
La littérature, encore (Flaubert contre Hegel)
La pratique flaubertienne du roman est d’abord pensée par
Rancière en réponse à un problème esthétique plus large, celui
de la possibilité même de l’Art au XIX
e
siècle. Les termes
mêmes de la problématisation adoptée le prouvent : le cadre
d’analyse et d’interrogation choisi renvoie d’emblée à la
philosophie de Hegel, et plus précisément à son esthétique. C’est
en effet dans L’Esthétique de Hegel, dont Rancière expose les
principales lignes dans un chapitre de La Parole muette, qu’est
posée la question du devenir de l’Art, en tant qu’il s’est voulu
porteur d’une certaine vérité ou d’une forme de spiritualité. Sans
entrer ici dans les détails d’une construction philosophique
complexe et qui touche à l’ensemble du champ esthétique,
–––––
3 . La Parole muette. Essai sur les contradictions de la littérature, Hachette
Littératures, 1998, p. 114.
3
rappelons schématiquement que Hegel oppose le classicisme,
fondé sur l’union de la nature et de la culture et exprimant, sans
volonté d’art, l’ethos d’un groupe, au romantisme et à sa poésie,
« poésie de la séparation qui se pose comme activité particulière
face à un monde prosaïque qui lui est hostile. »
4
L’artiste
moderne a affaire à un monde « dédivinisé », « dépoétisé », et
use d’un langage coupé du monde. Dès lors se pose la question :
y a-t-il encore possibilité de faire œuvre, de spiritualiser la
matière ? Si pour les Romantiques allemands, la forme roma-
nesque, effort pour unifier prose et poésie, pour concilier
l’Esprit et le Monde
5
, semble rendre possible la perpétuation de
la Littérature, la réponse hégélienne est tout autre. Vaine est en
effet la tentative de « repoétiser » le monde moderne et
bourgeois : le roman ne peut être rien d’autre que la célébration
de la médiocrité, l’évocation répétitive de l’opposition entre des
sujets idéalistes et poétiques et le monde prosaïque de la famille,
de la loi et de l’argent. Que le Sujet écrivant prenne ses
distances par rapport à l’univers représenté, qu’il manifeste sa
souveraineté, et l’œuvre n’est plus que dérision et fantaisie sans
poids et sans objet (c’est ainsi que Hegel crit par exemple les
textes du poète Jean-Paul)
6
. L’art était un langage accordé à une
pensée et à un monde, il n’est plus qu’un langage vain et creux
car indifférent au représenté. Ainsi, « sous sa forme objectiviste,
le poème romanesque se perd dans la prose du monde bourgeois.
Dans sa version subjectiviste, il ramène l’œuvre à la seule
exhibition du signe mort de l’art, à la signature de l’artiste »
7
. En
fait, le « volontarisme » de l’artiste moderne, soucieux de
marquer l’œuvre de son empreinte, de susciter une poésie dont
est dépourvu le monde, ne peut lui permettre de retrouver le
Beau que produisait sans intention de le produire, sans volonté
artistique, le créateur antique ou classique, en accord avec un
monde d’emblée spiritualisé. D’où le diagnostic de Hegel,
annonçant la mort de l’art, définitivement chose du passé, et son
remplacement par la philosophie, seule forme apte à dire l’Esprit.
À cette historicisation qui est aussi une conceptualisation,
Rancière oppose la position même de Flaubert, témoignant de la
possibilité de la pratique artistique et plus encore de sa nécessité.
Mais si la confrontation est possible, c’est précisément parce
que Flaubert semble avoir pensé sa pratique dans les termes
–––––
4. Jacques Rancière, « Y a-t-il un concept du romantisme ? », dans Isabelle Bour, Eric
Dayre et Patrick Née, Modernité et romantisme, Honoré Champion, 2001, p. 294.
5. Sur ce point, voir Jacques Rancière, « Y a-t-il un concept du romantisme ? », art.
cit., p. 296.
6. Sur ce point, voir Jacques Rancière, La Parole muette, op. cit., p. 68-69.
7. Ibid., p. 71.
4
mêmes de Hegel, à l’intérieur de la problématique qu’il a définie.
C’est bien le diagnostic hégélien qu’on entend par exemple dans
cette phrase de sa correspondance : « Le temps est passé du
beau »
8
. Chez le romancier comme chez Hegel, l’art et son
travail de spiritualisation ne vont plus de soi. Ce qui importe ici
à Rancière sont cependant moins les lectures de Flaubert, ses
sources et références avouées
9
, que la manière dont sa théorie et
sa pratique de l’écriture peuvent résonner ou consonner avec un
système philosophique constitué par ailleurs. C’est donc un
Flaubert penseur de l’art, réfléchissant sur la littérature qui nous
est d’abord présenté, comme si sa théorie et sa pratique, que
Rancière ne sépare pas
10
, ressortaient en droit à la philosophie
esthétique. Allant plus loin, l’auteur de La Parole muette insiste
sur l’idée que la pensée-pratique du style de Flaubert est une
manière de dépasser ce qu’il nomme le « dilemme hégélien »
11
comment faire volontairement une poésie équivalente à la poésie
non voulue du passé ? C’est qu’en effet le fameux « livre sur
rien », « sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par
la force interne de son style » évoqué dans la lettre à Louise
Colet du 16 janvier 1852
12
, est conçu comme l’équivalent du
poème épique antique. Le travail sur le style produit en effet à la
fois une œuvre entièrement voulue, aussi pleine que les œuvres
classiques, et une œuvre non-voulue, qui résulte de la combi-
naison libre de mots et de sonorités. Indifférent au sujet, au
représenté, le style, qui ne fait plus qu’un avec la pensée, peut
arracher à la prose l’Idée qui en est apparemment disjointe
13
.
Résultat d’un travail, d’une construction, le roman en prose, tel
que le pense et réalise Flaubert, parvient à donner « consistance
au tout »
14
, comme le faisaient les œuvres classiques. En
d’autres termes, Flaubert fait être la possibilité de la littérature et
–––––
8. Lettre à Louise Colet, 24 avril 1852, Correspondance, t. II, p. 76. On pourra
également se reporter à la lettre du 23 août 1846 évoquant des créateurs comme
Homère ou Rabelais, qui étaient moins des auteurs que « l’instrument aveugle de
l’appétit du beau, organes de Dieu par lequel il se prouvait à lui-même » (lettre à
Louise Colet, 23 août 1846, Correspondance, t. I, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1973, p. 283).
9. Sur le rapport de Flaubert à Hegel, voir par exemple Sylvie Triaire, Une esthétique
de la déliaison. Flaubert (1870-1880), Paris, Honoré Champion, 2002, p. 80-81, et,
bien sûr, les « Notes inédites de Flaubert sur l’Esthétique de Hegel » (Gisèle Séginger
(éd.), Gustave Flaubert 5 : « Dix ans de critique », op. cit., 2005).
10. L’âge « esthétique » auquel appartient, selon Rancière, le romancier, ne sépare pas
en effet les œuvres des textes qui les pensent, en énoncent les intentions ou les
principes.
11. Jacques Rancière, La Parole muette, op. cit., p. 104.
12. Correspondance, t. II, op. cit., p. 31.
13. Jacques Rancière, La Parole muette, op. cit., p. 104.
14. Ibid., p. 105.
5
de son langage, à la fois indifférent à son objet et porteur d’une
différence spécifique, d’une poéticité propre.
Le romancier répond ainsi à une historicisation
15
concep-
tuelle de l’art par une conception nouvelle du style qui unit les
contraires, les termes contradictoires que la pensée dialectique
de Hegel avait séparés. Tel que le lit Rancière, il apparaît à la
fois en dialogue avec la philosophie, puisqu’il problématise sa
pratique de l’écriture et la possibilité de la Littérature, et
antiphilosophe, puisqu’il témoigne de la survie de l’Esprit hors
de la philosophie et échappe de la sorte à l’esthétique hégélienne,
à sa dialectique et à sa téléologie.
Un romancier impersonnel (Flaubert contre Fichte)
On aurait pu attendre que la valorisation du style
s’accompagne ce fut le discours d’un certain romantisme
d’une glorification du Sujet écrivant, et, plus profondément,
d’une conception de l’œuvre comme affirmation d’une identité.
La pratique esthétique s’inspirerait alors, ou plutôt s’appuierait
(autre mode de rapport du littéraire au philosophique), sur une
philosophie du Sujet, en l’occurrence celle de Fichte, faisant de
l’égalité Je = Je le point d’ancrage de l’existence et de la pensée.
Évoquant, à propos de Novalis, « la figure théorique de
l’apprenti fichtéen, perdu dans le travail sans fin de cette
repoétisation »
16
, Rancière souligne bien comment la conception
romantique de l’œuvre d’art et de l’artiste s’autorise de la toute
puissance du Je, jouant avec lui-même, pour penser une liberté
absolue du créateur, dès lors capable de « recréer l’équivalent
d’un monde perdu »
17
. Les comparaisons utilisées disent bien ce
pouvoir de la subjectivité redonnant au monde son unité,
réconciliant, par la grâce de son mouvement sans entraves,
l’infini et le fini : « onde d’esprit qui réveille les lettres
dispersées du poème de la nature », « voix et […] rythme qui
transforment en chant la prose des consonnes. »
18
Chez Flaubert
à l’inverse, la libération du Sujet, affranchi de la soumission à
l’objet de son langage, a, en quelque sorte, pour finalité sa
suppression. À l’intérieur de ses œuvres, le statut souvent
incertain du narrateur pourrait matérialiser ce retrait, cette
« défaite » du sujet. Pour le dire encore grossièrement, le travail
–––––
15. Pour Hegel, note Rancière, les « modes du rapport entre pensée, langage et monde
sont des modes historiques » (ibid., p. 67) et sont donc déterminés par la nature même
du monde.
16. Ibid., p. 78.
17. Ibid., p. 59.
18. Id.
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