4
mêmes de Hegel, à l’intérieur de la problématique qu’il a définie.
C’est bien le diagnostic hégélien qu’on entend par exemple dans
cette phrase de sa correspondance : « Le temps est passé du
beau »
8
. Chez le romancier comme chez Hegel, l’art et son
travail de spiritualisation ne vont plus de soi. Ce qui importe ici
à Rancière sont cependant moins les lectures de Flaubert, ses
sources et références avouées
9
, que la manière dont sa théorie et
sa pratique de l’écriture peuvent résonner ou consonner avec un
système philosophique constitué par ailleurs. C’est donc un
Flaubert penseur de l’art, réfléchissant sur la littérature qui nous
est d’abord présenté, comme si sa théorie et sa pratique, que
Rancière ne sépare pas
10
, ressortaient en droit à la philosophie
esthétique. Allant plus loin, l’auteur de La Parole muette insiste
sur l’idée que la pensée-pratique du style de Flaubert est une
manière de dépasser ce qu’il nomme le « dilemme hégélien »
11
–
comment faire volontairement une poésie équivalente à la poésie
non voulue du passé ? C’est qu’en effet le fameux « livre sur
rien », « sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par
la force interne de son style » évoqué dans la lettre à Louise
Colet du 16 janvier 1852
12
, est conçu comme l’équivalent du
poème épique antique. Le travail sur le style produit en effet à la
fois une œuvre entièrement voulue, aussi pleine que les œuvres
classiques, et une œuvre non-voulue, qui résulte de la combi-
naison libre de mots et de sonorités. Indifférent au sujet, au
représenté, le style, qui ne fait plus qu’un avec la pensée, peut
arracher à la prose l’Idée qui en est apparemment disjointe
13
.
Résultat d’un travail, d’une construction, le roman en prose, tel
que le pense et réalise Flaubert, parvient à donner « consistance
au tout »
14
, comme le faisaient les œuvres classiques. En
d’autres termes, Flaubert fait être la possibilité de la littérature et
–––––
8. Lettre à Louise Colet, 24 avril 1852, Correspondance, t. II, p. 76. On pourra
également se reporter à la lettre du 23 août 1846 évoquant des créateurs comme
Homère ou Rabelais, qui étaient moins des auteurs que « l’instrument aveugle de
l’appétit du beau, organes de Dieu par lequel il se prouvait à lui-même » (lettre à
Louise Colet, 23 août 1846, Correspondance, t. I, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1973, p. 283).
9. Sur le rapport de Flaubert à Hegel, voir par exemple Sylvie Triaire, Une esthétique
de la déliaison. Flaubert (1870-1880), Paris, Honoré Champion, 2002, p. 80-81, et,
bien sûr, les « Notes inédites de Flaubert sur l’Esthétique de Hegel » (Gisèle Séginger
(éd.), Gustave Flaubert 5 : « Dix ans de critique », op. cit., 2005).
10. L’âge « esthétique » auquel appartient, selon Rancière, le romancier, ne sépare pas
en effet les œuvres des textes qui les pensent, en énoncent les intentions ou les
principes.
11. Jacques Rancière, La Parole muette, op. cit., p. 104.
12. Correspondance, t. II, op. cit., p. 31.
13. Jacques Rancière, La Parole muette, op. cit., p. 104.
14. Ibid., p. 105.