Les Courants spirituels qui ont présidé à la fondation de Ville-Marie Conférence donnée par monsieur l’abbé Marcel Lessard Dans le cadre des conférences mensuelles offertes par La Société Historique de Montréal Samedi, le 4 février 2017 1 Les courants spirituels qui ont présidé à la fondation de Ville-Marie 1.- Une approche théologale : Que faut-il entendre d’abord par l’expression «courants spirituels»? La perspective qui s’ouvre à nous peut apparaître encore bien floue à nos yeux plus rationnels et pragmatiques, à la recherche d’une définition. Pourtant nous comprenons que nous sommes dans le domaine de la spiritualité, domaine aux contours plutôt vaporeux. Nous nous attendons un peu à ce que le sujet_ tel celui de la spiritualité_ demeure plus ou moins évanescent. Pourtant un courant même s’il est spirituel, ça passe ou ça ne passe pas. Et cela relève du senti. Qu’il s’agisse d’un courant alternatif ou en continu…. Il faut être bien «grounder» avec les deux pieds sur terre. Ici un courant nous rappelle que des électrons et de l’énergie se promènent dans tout ce qui conduit de l’électricité. Voilà une première image de la spiritualité : une énergie prenant sa source à l’extérieur traverse le corps d’une personne. Ce n’est pas nécessairement toujours agréable… Encore plus tangible que cela, il y ce courant qui achemine l’eau vers un réservoir encore plus important. Nous le savons que c’est plus facile de suivre le courant que d’aller à contre-courant… Il y a une résistance ou une impulsion. Il y un débit d’eau assez fort qui entraîne les bateaux sur le fleuve St-Laurent, «ce chemin qui avance» comme le nommaient les autochtones de ce côté de la grande marre. L’eau suit son cours devenant ainsi tout simplement un cours d’eau. La NouvelleFrance est un royaume tout tracé de cours d’eau assez importants avec un fleuve large ouvert et aux ramifications aussi importantes que ses fameux affluents. En temps de vacances estivales, nous allons vers le grand fleuve comme si nous y étions conduits par un sourcier. Oui, nous allons à la recherche d’une source quelque part… Celle de l’été, celle du repos, celle de la récupération. Déjà les navires, pour traverser la mer, en quittant la vieille France, avaient ouvert leurs voiles au gré du vent qui les gonflaient et leur donnaient une poussée 2 indispensable. Dans nos livres de lecture, en première année, nous apprenions à lire et à écrire la lettre «V» en regardant, amusés, un gros visage aux joues gonflées qui projetait de sa bouche des traits qui formaient une sorte de nuées. «V… V… V…» entendions-nous souffler le vent…! Voici autant d’éléments qui forment un courant : l’énergie, l’eau et le vent. Nous sommes en présence de tous les ingrédients pour parler et illustrer le baptême, n’estce pas? Ceux qui allaient rencontrer Jean, celui qui prêchait dans le désert, s’y rendaient pour recevoir de lui le baptême. «Quelqu’un vient après moi et qui passe en avant de moi parce que, avant moi, il était.…. » (Jean 1, 15). «Lui vous baptisera dans l’Esprit-Saint et le feu. » (Matthieu 3,11). Voilà la source nouvelle du Jourdain! Voilà le baptême nouveau que nous avons reçu! Voilà d’où part le courant pour être branché sur Celui qui donne de vivre de son Esprit. Et voilà d’où partent tous les courants spirituels. Dieu est la Source de toute expérience spirituelle. Dieu est le chemin qui fait passer tous les courants spirituels comme un fleuve de grâces intarissable. «Il y a plusieurs demeures dans la Maison de mon Père.», disait Jésus au soir de la Cène (Jean 14,2). Les courants spirituels, partant de la même source, se dirigent de différentes façons comme autant d’affluents vers autant de demeures. Les courants spirituels ne se laissent pas saisir si facilement; ils s’écoulent bien souvent imperceptiblement entre les doigts. Les courants spirituels échappent à bien des définitions qui cherchent à les étiqueter, et à les encadrer, les soumettre à des concepts. En réalité, bien souvent des théories se compénètrent et les «écoles» ne sont pas fermées hermétiquement. Il s’agit encore moins d’un cinéma du genre western en noir et blanc, avec des bons et des méchants, des meilleurs et des pires…! Ce n’est pas juste un bon match entre les Nordiques et les Canadiens…! À partir de quelques témoins, nous ne pouvons n’en dépister que quelques signes de ce fondu- enchaîné qui dépasse tout cinéma. Devant un domaine qui s’ouvre aussi multiple et varié que celui de la spiritualité, nous sommes invités à laisser l’Esprit-Saint travailler en chacun et chacune de nous. C’est avec un «cœur de chair» que nous réfléchirons sur ces «courants spirituels qui ont présidé à la fondation de Ville-Marie». À créneaux variables, perception variable. Si ça prend trente jours d’Exercices spirituels pour mieux comprendre la spiritualité d’Ignace de Loyola et des Jésuites, nous pouvons nous dire que ça peut prendre toute une vie pour comprendre la spiritualité des Sulpiciens…! 3 2,- Un fond de scène comme un tableau de Chagall : Traçons à grands traits les teintes que va prendre le XVIIe siècle. Ce qui attire le regard comme à partir d’un rétroviseur , c’est le schisme d’Occident. Ce que les historiens ont longtemps identifiés comme une Réforme appelant une ContreRéforme. La contestation de Luther prenait de l’ampleur, se faisait de plus en plus bruyante. Un premier Concile fut convoqué par Jules II pour répondre et disqualifier les propositions du Concile de Pise tenu entre 1512 et 1517. C’est à la suite de ce Concile du Latran V que Luther ira afficher les « 95 Résolutions » sur la porte de la Cathédrale de la Toussaint de Wittemberg, le 31 octobre 1517. Il y a donc 500 ans cette année… La discussion s’amène sur la place publique et les esprits s’échauffent. Sur la question des indulgences, Luther s’en prend plus au Pape qu’à la réalité même des indulgences. En fait, il ne laisse poindre aucune indulgence envers le chef de l’Église Catholique. Près de trente ans plus tard, un XIXe Concile œcuménique est convoqué par le pape Paul III, le 22 mai 1542. C’est un siècle avant la fondation de Ville-Marie. Ce sera un siècle chargé d’histoires et même de plusieurs histoires qui forgeront la grande Histoire. Le courant qui va déferler sur la France ressemble bien des fois aux effets d’un tsunami. Alors les cardinaux et évêques sont réunis en un Concile qui va s’étendre sur vingt ans en trois sessions : celle de 1545 à 1549, celle de 1551-1552, enfin celle de 1562-1564. La grande fresque murale aurait pu se dessiner à grands traits de discussion de part en part d’une allée conciliaire. Mais pendant que les questions cruciales de la dernière session sont débattues, des combats différemment musclé viennent ensanglantés le paysage du Royaume de France qui n’est pas encore unifié. Une Guerre de Religions sème une forme de terreur en France. Commencée par quelques mouvements de persécutions entre catholiques et protestants vers 1520. Le mouvement d’animosité prend l’ampleur d’une guerre civile au moment de l’affaiblissement des règnes de François II et de Charles IX. Ces feux seront attisés par des interventions intéressées des Pays-Bas et de l’Espagne. La nuit de noces de roi de Navarre avec Marguerite de Valois se change en bain de sang… Voici que la toile de fond de scène rougit du sang des protestants en cette nuit tragique de la SaintBarthélemy du 24 août 1572. Ce moment va changer le cours des choses en France. Le roi protestant Henri IV va se convertir à sa religion d’origine, le catholicisme. De plus, il va devoir prendre une position plus claire et plus ferme en proclamant l’Édit de Nantes, le 13 avril 1598. Cet Édit vient définir avec plus de précision les droits des Protestants dans le Royaume de France et leur réserver quelques villes. Le tempérament de celui que nous considérons comme le Père de la Nouvelle France, Samuel sieur de Champlain, fut trempé dans cette expérience des combats de 4 cette Guerre des Religions, en cette fin du XVIe siècle. Pour lui, les valeurs de courage et de loyauté ont caractérisé le preux chevalier qu’il fut. Cette période houleuse a formé aussi l’humaniste qui ne voulait plus que la paix et l’harmonie entre les peuples qui devaient vivre ensemble en terre d’Amérique. Mais, il faut bien l’avouer l’expérience et les multiples talents du Xaintongeais n’ont servi beaucoup plus à celui qui venait explorer et cartographier l’Acadie et la Nouvelle France qu’à ses velléités et prétentions missionnaires. Samuel de Champlain en bon «Père d’une Nation» a d’abord été un découvreur, un explorateur et un cartographe. 3.- Une approche phénoménologique : a) la grâce du Baptême : Maintenant approchons encore plus près de ces témoins qui ont jalonné le XVIIe siècle en France. Le fond de scène va se transformer de plus en plus en un tableau impressionniste, et même à l’occasion pointilliste à la Georges-Pierre Seurat et à la Paul Signac. Nous n’y pénétrons pas comme dans la «Galerie des Glaces» où chacune et chacun est figé en buste ou en pied se mirant ou s’admirant l’un l’autre. Aucun ne fut assez complaisant pour laisser son image se refléter en pleine lumière. Elles ont laissé peu d’écrits, quelques confidences bien sobres. Il faut avancer délicatement comme dans une galerie de porcelaine assez fragile. Avant de les cerner, les prendre dans nos mains, nous devons faire l’exercice de mieux ajuster nos lorgnettes pour chacun, pour chacune. Nous avons affaire à des personnes avec une intimité et une part de mystère…. Puisque crées à l’image de Dieu, Créateur. Cela, elles en étaient bien conscientes et le croyaient elles-mêmes fortement. Alors il faut maintenant distinguer des mots souvent utilisés indifféremment quand on parle de spiritualité : le spirituel, l’intérieur, le dévot, le mystique…. Une démarche est entreprise à partir du cœur de soi vers et même parfois jusqu’au divin. La démarche spirituelle est une quête de Dieu…Pour illustrer mon propos en tâchant d’approcher ce lieu de rencontre entre une personne et Dieu qui l’attend, je pense à l’expérience de Moïse qui approche du «Buisson ardent». (Exode 3 2-7). Mais pour le chrétien, il y a une Source toujours aussi bouillonnante et vivifiante que la piscine des Portiques. Je parle de la fontaine baptismale où chaque chrétien a reçu l’eau sur son front comme signe sensible et l’Esprit de Dieu en son cœur. On peut encore entrer dans les eaux comme le paralytique qui attend le support nécessaire pour être plongé 5 dans la piscine probatique. À Brouage où fut probablement baptisé Samuel de Champlain, à l’église Saint-Saturnin de Tours sur les fonts baptismaux où fut portée Marie Guyart, au baptistère de Bayeux qui garde la mémoire de Catherine de Longpré , à Langres sur le site du baptistère de l’église de Saint-Pierre-et-Saint-Paul démolie et où s’élève maintenant une sculpture de Jeanne Mance, à Troyes à l’église de Saint-Jean du Marché, ou même à l’église de Saint-Martin de Chambois pour mon propre ancêtre Étienne… les lieux du baptême de ces grands personnages sont désormais identifiés et reconnus comme pour indiquer l’importance du lieu et de l’événement. Pour Jésus, c’est à ce moment-là que l’évangéliste rapporte les paroles du Baptiste sur les bords du Jourdain : «Le voici l’Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde.» (Jean 1,29). Portés au baptême par une famille, un parrain et une marraine, ces grands personnages sont présentés comme porteurs des promesses divines. Ces petits êtres sont objets de grandes espérances. Le signe sacramentel est célébré en communauté et rappelle la joie d’une naissance, en fait, selon la foi, d’une seconde naissance. Ces personnes baptisées se sentent engagées et elles sont mues par la grâce de leur baptême. Le lieu de leur baptême est important pour eux et pour elles. Ce lieu de rappel historique et sacramentel est aussi important pour nous qui cherchons à apprendre l’«Histoire de Dieu en images » (Comme c’était le titre de ces bandes dessinées du Père Thivolier qui traînaient dans ma boîte à jouets quand j’étais enfant!) Oui, une «histoire de Dieu en images» va bientôt se dérouler. Dans la vie d’une personne c’est la célébration d’une première alliance avec Dieu. Le sacrement du Baptême célébré dans la foi chrétienne reconnaît la filiation divine du petit être qui sera animé par la grâce et la bienveillance d’un Dieu Père. Les témoignages des ancêtres seront porteurs de leurs confiances. L’environnement familial pieux favorisera l’éclosion de la fleur qui portera bientôt ses fruits. Par leur piété juvénile, ces enfants prennent conscience des engagements de leur baptême et des conséquences que cela suppose. Nos fondateurs et fondatrices ce sont d’abord des baptisé-e-s animés de la grâce sacramentelle. Pour chacun et chacune individuellement c’est ce moment-là et cet événement qui est à l’origine du courant spirituel qui l’animera toute sa vie. b) l’enfance spirituelle : Et nos héros ont grandi dans cette ambiance d’une enfance sereine et heureuse malgré des pauvretés, des épreuves, des deuils et quelques misères… La vie affective trouve des repères pour assurer l’épanouissement de l’enfant même s’il est appelé à vivre des deuils de l’un ou l’autre de ses parents. Des petites filles jouaient à l’école ou à l’infirmière; les gamins partaient dans les champs munis de bâtons à la découverte du monde… et peut-être quelques guerres. Je souris à m’imaginer que Jeanne Le Ber a passé bien des après-midis à jouer à la guerre avec son cousin, son aîné de six mois, Pierre Le Moyne qui deviendra le héros Sieur d’Iberville. Déjà de jeunes adolescentes, dans leur innocence intacte, aspiraient à consacrer leur vie et leur virginité pour demeurer unies à leur divin Époux et pour rendre service aux gens de leur entourage. Déjà des jeunes gens se faisaient attentifs à des songes qui les 6 faisaient rêver et les prévenaient d’un engagement prochain. Ces jeunes gens nourrissaient leur vie spirituelle par leur grande attention aux signes du divin. C’est vraiment Dieu qui leur faisait signe et qui intervenait au cours de leur enfance. Plongés dans la piscine baptismale, ils et elles en sont ressorties avec le goût de s’engager. Les degrés de profondeur d’une piscine ne sont pas indiqués par des marques de gradation très étanche. Il y a parfois des vagues qui rendent mobiles une gradation. Les mouvements d’une adolescence, étape de la vie non reconnue à cette époque-là, les entraînent très tôt à jouer un rôle bien précis dans la société et dans l’Église. Les poussées de la pression les maintiennent en un beau milieu turbulent et vital. Plus ils vont accepter de descendre en profondeur dans une expérience mystique, plus la poussée sera forte et efficace pour remonter le parcours à la recherche de l’oxygène et pour se maintenir à la surface des engagements de la vie quotidienne. Souvent, ils sont considérés adultes vers l’âge de quinze ans. Se développe ainsi la vie spirituelle de plus en plus et de mieux en mieux personnalisée. Quand nous parlons de spirituel nous parlons simplement de la vie de l’esprit. Ce qui est spirituel possède la qualité de ce qui concerne l’esprit. Il peut s’agir de notions conceptuelles qui nourrissent la vie intellectuelle. La vie de l’esprit peut alors se satisfaire de notions et d’informations qui occupent l’intelligence et donner des apparences souvent platoniques. La vie spirituelle comporte aussi ce qui sera intériorisé après avoir fait l’objet d’une assimilation ou l’apprentissage d’une connaissance ou d’une habilité. La vie spirituelle peut s’exprimer par la lecture, la pratique d’un art, par la poésie, par des prières… Comme la lecture de «La Légende Dorée» a donné le goût de sainteté à un brillant soldat en convalescence, Ignace de Loyola. Nos héros se nourrissent de relations de voyage à la manière des récits de chevalerie. Le «Bref récit et succincte narration de la navigation faite en MDXXXV et MDXXXVI par le Capitaine Jacques Cartier aux iles de Canada-Hochelaga, Saguenay et autres….. , le «Voyage de Samuel Champlain de Brouage en Nouvelle France, l’an 1603» et encore «le «Voyage de Sieur de Champlain Xaintongeais » (1613) ou «Voyage et Découvertures faites en la Nouvelle France depuis l’année 1615 jusqu’à la fin de 1618 par le Sieur de Champlain, Capitaine ordinaire pour le Roy» , les deux éditions d’une «Histoire de la Nouvelle France» que Marc Lescarbot fait paraître en 1609 et en 1618 deviennent autant de littératures qui excitent un certain goût d’exotisme et de défis qui viennent teinter le goût premier de sainteté. Les découvertes se multiplient autour d’un globe terrestre qui devient familier à tous ces jeunes intrépides. Les jeunes filles chez les Ursulines à Langres et les jeunes garçons au Collège des Jésuites à La Flèche ne sont que deux exemples de la vie de Collège qui se répand un peu partout en France. Le jeune Jérôme Le Royer de la Dauversière ou demoiselle Mance y trouvent leur compte pour recevoir une solide éducation dès les débuts du 17e siècle. Les «Relations de ce qui s’est passé….» fournissent une première livraison écrites par le Père Paul Le Jeune au cours de 1611. Ces textes passent de mains en mains à compter de 1612 suivant les descriptions de paysages et de mœurs des indigènes. Ce ne sont pas encore l’héroïsme des martyrs qui interpellent mais tout simplement ce qu’il faut d’abnégation pour contribuer au salut des âmes païennes. 7 Le premier véritable martyr ayant subi un coup assassin, ce fut René Goupil le 29 septembre 1642 (année de fondation de Ville-Marie), puis le huitième martyr à avoir offert son corps en immolation sous la torture, ce fut Noel Chabanel, le 8 décembre 1649. Ce saint Noel Chabanel, dès son arrivée en Canada, a senti un dégoût pour cette «terre de Caën» (Jacques Cartier) et les mœurs de ces «rudibus» (saint Augustin); il a alors fait le vœu de ne pas demander son rappel en France. Ce n’est pas le martyr comme tel qui est recherché par les valeureux Jésuites mais bien le courage de ne pas fuir ce qu’ils perçoivent être la volonté de Dieu. Il ne s’agit pas de s’exalter mais de discerner la volonté divine dans la mission d’évangélisation. c) des «Exersices Spirituels» et l’accompagnement spirituel : Les «Exercices spirituels» qu’a proposés Ignace de Loyola, approuvés par le pape Paul III le 31 juillet 1548, (Ignace mourra le 31 juillet 1556…), les «Exercices», dis-je, entraînaient à une spiritualité du discernement. L’accompagnement spirituel que les Pères Jésuites assurent est l’occasion d’exercer la capacité de «discernement des esprits» par le traitement des consolations et des désolations vécues dans des exercices d’oraison. Cet apprentissage se fait dans la Première Semaine des «Exercices» à la croisée des chemins entre les «Deux Étendards». Les retraitants apprennent l’oraison par la méditation, l’application des sens et la contemplation d’une scène évangélique. Chaque exercice amène à préciser «la grâce à demander». Ce sont les étapes qu’il faut apprendre à franchir entre la Deuxième et Troisième Semaine des «Exercices» qui guident au travers la «Vie cachée» et la «Vie Publique» de Jésus. L’objectif est d’apprendre le regard de Dieu, «Ad Amorem» sur la création et sur notre prochain. Bien sûr, je viens de tracer à grands traits sommaires cette École d’Oraison que tenaient les Jésuites à la suite de leur fondateur Ignace de Loyola. Marie Guyart, Jérôme Le Royer de la Dauversière, Jeanne Mance, et autres missionnaires jésuites ont été initiés à cette forme d’oraison et ont continuellement cherché conseil auprès d’un Père Jésuite. Ainsi les données de la vie spirituelle deviennent plus personnalisées. Nous avons affaire à des adultes qui mûrissent leurs différents projets dans la foi. La vie intérieure rend compte d’un travail d’intégration des perceptions de l’intellect et des qualités de vie affective. Marie Guyart, comme Jérôme le Royer, reçoit le conseil d’attendre après un premier songe qui leur fait voir le Canada et qui les appelle à la mission d’y aller convertir les «sauvages». La capacité d’insight et de réflexion permet donc un travail tout intérieur qui déborde une simple assimilation. Le travail d’intégration s’accompagne d’un travail de personnalisation. Il y a un mouvement de recueillement qui est nécessaire à 8 l’intériorisation. Même l’attitude physique vient l’appuyer : la position et l’attitude de recueillement, le regard baissé ou les yeux fermés, le travail en silence. C’est la forme de vie qui inspirera la routine de Marie Guyart devenue Marie Martin au service de sa sœur Claude et de son beau-frère Paul Brisson. Des journées de silence et de travail discret se meublent alors d’une prière continue et de plusieurs dévotions. Marie Martin passera des journées de manutention et de commerce, de gestion et d’éducation du personnel à prier son Divin Époux en compagnie de son Ange Gardien. Une dévotion que cultivera quelques décennies plus tard la jeune recluse Jeanne Le Ber. Jérôme Le Royer rassemblera sa famille pour la consacrer à la sainte Famille. Nous reviendrons un peu plus loin à ce moment de prière en famille, dans la chapelle de Notre-Dame des Vertus, à l’occasion de la fête de la Purification de Marie, le 2 février 1630. Vue de l’extérieur, chaque personne dévote laisse percevoir sa sensibilité aux choses qui s’offrent à la dévotion. Il s’agit d’abord de l’expression d’un attrait sensible pour une réalité qui renvoie aux choses d’en-haut. Ce sont des attraits, des affinités, des sensibilités qui amènent à poser des gestes et à adopter des comportements. L’ascèse exige de la retenue et de la réserve dans toutes les sortes de convoitises qu’offre la vie profane. En revanche, un signe de croix, une vénération devant une statue, un lieu liturgique, l’usage des sacramentaux et un culte précis à l’égard d’une image, d’une icône expriment un respect et une vénération. L’étudiant fléchois se joint à la Congrégation mariale du Collège et, avec ses collègues, ils se rendent assidument en pèlerinage à la chapelle de Notre-Dame des Vertus. Les Congrégations mariales sont créées par le Père Jean Leunis, S.J en 1556 et seront multipliées pour compter 1459 groupes en 1584. Bien sûr la popularité d’un tel mouvement a atteint la Collège des Jésuites de La Flèche fondé en 1603. Jérôme Le Royer et plus tard François de Laval se joindront à ces groupes de piété mariale. Ces dévots, sensibles aux signes religieux extérieurs, ne sont pas tout simplement des «tartuffes» à l’enseigne des Jésuites. Ils apprennent aussi à pratiquer la charité tout en se nourrissant de piété. Ce père de famille s’occupe des malades à l’hôpital de la Flèche. C’est là qu’il rencontre une jeune femme, Marie La Ferre, qui sert comme infirmière avec d’autres compagnes. C’est là que se dessine la vocation de fonder une communauté de femmes «Religieuses Hospitalières de Saint-Joseph». Un petit mot au sujet de cette dévotion à l’honneur de saint Joseph. Les cahiers de joséphologie apportent des renseignements fort intéressants au sujet de l’histoire et de l’évolution de cette dévotion. La fête de saint Joseph, fixé d’abord au 19 mars depuis le MoyenÂge, souligne les épousailles de Marie à Joseph, une semaine avant la fête de l’Annonciation… C’est en tant qu’époux de Marie puis conséquemment protecteur de l’Enfant Jésus que saint Joseph est vénéré. Au siècle précédent ce siècle qui nous intéresse, c’est Thérèse d’Avila qui répand le culte à saint Joseph en confiant à son patronage tous les nouveaux monastères qu’elle fondera… Les Récollets emboîtent le pas à cette dévotion en confiant aussi leurs nouveaux monastères à ce patron. Premiers missionnaires en Nouvelle-France, ils consacreront le Canada lors d’une fête liturgique du 19 mars 1624. Après quelques années d’absence du Canada, (cf. les frères Kirke de 1629-1633), les jésuites revenus à leurs missions renouvellent de 9 manière plus officielle cette consécration du Canada à la protection de saint Joseph, le 19 mars 1637. Revenons à la vie «dévote» de Jérôme Le Royer : la prière devant la Saint-Sacrement alternera, dans ses journées, avec la visite et les soins apportés aux malades de l’hôpital voisin de l’église paroissiale de Saint-Thomas. Cette dévotion de l’adoration eucharistique se développe depuis son engagement dans la Compagnie du Saint-Sacrement fondée à La Flèche en 1635. Vingt ans plus tard, en Basse-Normandie, un jeune prêtre de trente ans, François de Laval, se rendra auprès de monsieur Jean de Bernières afin d’affiner une méthode d’oraison auprès de ce maître spirituel. François de Laval, ancien élève du Collège des Jésuites à La Flèche, restera quatre ans, de 1654 à 1658, à l’Ermitage de Caen dans cette sorte de maison de retraite qu’offre Monsieur de Bernières. Lui aussi est un «ancien» du Collège des Jésuites de La Flèche. Ils auront déjà reçu, Jérôme Le Royer et François de Laval, à vingt-cinq ans d’intervalle, une solide formation de base… Soit celle d’une École d’oraison et d’une Méthode de discernement des «Exercices Spirituels» d’Ignace de Loyola. Ce premier évêque de la Nouvelle France apportera de plus ce souffle de piété envers la Sainte Famille, particulièrement en créant pour les laïcs une Confrérie de la Sainte Famille (14 mars 1665) et plus tard en instituant la fête de la Sainte Famille (4 novembre 1684). Dévotions envers les membres de la sainte famille, envers l’adoration eucharistique, et charité envers les pauvres, les malades et les païens ignorants l’Évangile. Voilà pour nos dévots laïcs, de simples émules des Jésuites qui donnent le témoignage d’une piété et d’une charité tout aussi dévotes. En tant qu’«anciens élèves» de ce fameux Collège, ils évolueront dans une perception de l’Église qui se met à jour dans la foulée du Concile de Trente. Ils partageront le dynamisme d’une Réforme toute catholique qui met en œuvre l’engagement baptismal des laïcs. Il faut noter qu’il y a des collèges tenus par des jésuites tant à Paris (Collège de Clermont), à Reims où a étudié Jacques Marquette, à Langres, à Tours… d) la vie dévote des laïcs et la religion : La dimension religieuse offre un cadre plus ecclésial à cette expérience. Les repères se précisent et sont partagés par des coreligionnaires. Des évêques apportent cette «volonté politique» d’un vent de renouveau sur l’Église. Déjà Charles Borromée avait ouvert la voie à l’application de la Réforme tridentine. En tant que Cardinal Secrétaire d’État, il verra à la mise en œuvre des suites pratiques de ce grand Concile. Il verra à la rédaction et la publication du Cathéchime du Concile de Trente. De retour dans son diocèse de Milan, il visite toutes les paroisses du diocèse et voit dans les moindres détails et avec zèle aux applications conciliaires. Il est reconnu très vite comme un modèle pour la conduite de la charge épiscopale dans toute l’Europe. Il est mort épuisé à 46 ans en 1584. Sa canonisation par Paul V le 1er novembre 1610 10 coïncide avec des événements importants qui se passent au Collège de La Flèche, soit l’assassinat d’Henri IV le 4 mai de cette année-là et la translation du cœur du Roi de Navarre dans la Chapelle St-Louis, chapelle dudit Collège, le 4 juin suivant. Pour des adolescents tout éveillés et tout sensibles, ces événements ne passent inaperçus. Plus discrètement un autre évêque vient de publier un opuscule de spiritualité dédié expressément aux laïcs. En 1608, François de Sales rassemble les leçons qu’il a données à sa cousine Madame de Charmoisy, surnommée, Philoctée. Ce petit livre de cet évêque de Genève fait le tour des salons et devient très populaire. Ce petit traité de spiritualité à l’usage des laïcs apporte un tournant des plus importants dans toute l’Histoire de l’Église. Ce sera dorénavant envisageable de progresser dans la vie spirituelle tout en demeurant dans l’état laïc… Par exemple, notre fondateur et nos fondatrices reconnus ne seront jamais tentés de s’intégrer à une communauté religieuse précise. Pas besoin de s’engager par des vœux à la vie religieuse et communautaire pour travailler à la croissance de sa vie spirituelle. L’évêque de Genève, François de Sales, est reconnu comme grand prédicateur. Son renom se transporte partout en France et il devient aussi un autre modèle pour ses confrères les évêques de France. Il meurt en 1622, la même année où Ignace de Loyola, François Xavier et Thérèse d’Avila ont été canonisés. Ce sont encore d’autres événements qui seront fêtés avec toute la solennité à la Chapelle Saint-Louis du Collège de La Flèche. En Champagne, Monseigneur Sébastien Zamet, un autre ancien élève du Collège des Jésuites de La Flèche, deviendra bientôt évêque du diocèse de Langres. Avant son arrivée à l’épiscopat en 1612, il avait publié à Paris ses «Avis spirituels». Il invitera les prêtres de l’Oratoire à exercer leur ministère à Langres où les Jésuites viennent d’ouvrir un Séminaire pour garçons et les Ursulines, un Séminaire pour filles. C’est le Père de Condren lui-même qui, devenu Vicaire général de ce diocèse en 1619, dirigera un Séminaire de formation des futurs prêtres. La préoccupation de former les futurs prêtres est partagée, dans la foulée du Concile de Trente, par plusieurs évêques tel Charles Borromée, François de Sales, Sébastien Zamet et aussi plusieurs prêtres tel Vincent de Paul, Jean Eudes, et bientôt Jean-Jacques Olier. Pour notre propos, un vent de renouveau et de piété souffle sur la ville et le diocèse de Langres. La jeune fille Jeanne Mance fréquente probablement l’école des Ursulines. Son nom est inscrit sur la liste des membres de la Société du Saint-Sacrement en 1635, recueil qu’on peut voir encore à la Bibliothèque de Langres. Même si les media de l’époque sont ramenés à leur simple expression d’une communication assez rudimentaire, il y a pourtant une forme de rattachement à une Église toujours plus universelle qui stimule l’aspect missionnaire des engagements de chacun. François de Laval conservera toute sa vie cet attachement pour une équipe sacerdotale «Les Bons Amis». Autre siècle autre mœurs, l’«Ordre du Bon temps» de Samuel sieur de Champlain et de Marc Lescarbot, cède la place à l’équipe sacerdotale des «Bons Amis» de François de Laval…! Ils apportent une contribution significative à l’œuvre encore jeune de la Congrégation pour la Propagande de la foi fondée à Rome le 22juin 1622. Son ami François Pallu se dirigera vers les missions du Tonkin alors que François de Laval traversera vers l’Amérique. «Les Bons Amis» sont des confrères 11 prêtres liés par des liens spirituels depuis le temps du Collège de La Flèche et de leur appartenance à une équipe de Congrégation Mariale. Ce sont des amis prêtres avec qui il partagera les premières heures de la fondation du Séminaire des Missions Étrangères de Paris en 1663, presque simultanément à celle du Séminaire de Québec. Nous sommes ici témoins de l’éclosion de l’engagement missionnaire qui fut, encore une fois, initié par les Jésuites. La vie spirituelle appelle à une forme d’expression et ouvre à une éventuelle implication plutôt du côté missionnaire. Piété, dévotion, service du prochain… Si la vie liturgique n’est pas en reste, elle demeure très sobre et cherche encore son sens dans la vie de l’Église. Le calendrier liturgique permet un cadre consensuel à cette vie sociale en accordant des moments de rencontres et de festivités. Les fêtes liturgiques sont l’occasion de l’expression communautaire. Des événements viennent aussi enrichir par des processions et autres manifestations la vie liturgique. Mais les idées de Réforme ont déjà provoqué une quête de sens renouvelée et mieux personnalisée. À ce Concile, les questions soulevées dans l’Assemblée conciliaire concernaient plus le visage de l’Église que le noyau dogmatique : formation et règle de vie du clergé et célébration des Sacrements. Le Concile de Trente consolide la théologie sacramentaire en tant que «signe sensible» et scelle la doctrine septenaire des sacrements. Même dans des formes de célébrations liturgiques où les prières en latin sont de rigueur, la vie spirituelle garde les fidèles laïcs surtout connectés sur leur dimension individuelle dans un culte rendu collectivement. Mère Marie de l’Incarnation écrira avec humour à son fils Claude, toute la sobriété qu’exige Mgr de Laval pour les célébrations liturgiques. Pas de décoration, pas de chants, rien qui ne distrait le «signe sensible» et le Mystère de l’Incarnation…! Pourtant la messe de Noel décrite par Catherine de Saint-Augustin à partir de son lit d’hôpital est faite de chants, de processions, de fleurs et de cierges…! Avec en prime la certitude du don de bilocation….! Ces deux-là n’avaient sûrement pas été à la même messe! e) ravissement et exstase : L’expérience mystique s’enracine au plus profond du cœur. C’est la relation intime avec Dieu en tant que mystère partiellement révélé. On avance au creux de la fontaine baptismale. C’est le lieu le plus vertigineux du cœur humain, l’intime qui échappe à la personne même et où on a l’impression de se perdre en Dieu. Cf. l’expérience de saint Augustin : «Tu ne m’aurais pas cherché si tu ne m’avais pas trouvé.» Dieu séduit et fuit à la fois. Drôle de quête que celle du divin… On raconte qu’Icare s’y est déjà brûlé les ailes à l’approche du soleil. Moïse devait se couvrir le visage au passage de Dieu. Si on y avance par les phases purgative, illuminative et unitive, cela ne se fait pas sans confusion ni éblouissement. Mircea Éliade a bien démontré en ce dernier siècle ce que représentait l’expérience du sacré : oscillation 12 constante entre l’attrait et la crainte. Les ardeurs d’un buisson à la «vive flamme» et la fraîcheur des eaux de Mériba… Cette expérience nous fait avancer en eaux profondes, expérience parfois inquiétante sur les limites de la vie spirituelle et celles de la santé psychique. L’expérience de Marie Martin, le 24 mars 1620, est typique du vertige vécu par une priante : Vision du Précieux-Sang. Sur son chemin faisant, cette jeune mère et veuve est prise par toutes ses préoccupations qui la tenaillent jusqu’à un moment, où elle se sent emportée par la vision d’un flot de sang. Elle se sent plongée dans ce sang répandu pour laver ses péchés. Son âme est alors ravie dans l’affliction devant ses nombreux péchés pour lesquels Jésus a versé tout son sang. Elle est prise d’amour et perd entièrement l’usage de ses sens. Après ce moment de ravissement, elle se retrouve tout en extase dans la chapelle des Feuillants, au prieuré Saint-Jean-desCorps, devant le Père François de Saint-Bernard pour se confesser à voix haute. Le confesseur lui demande de revenir le lendemain matin pour reprendre cette rencontre sacramentelle au confessionnal et plus calmement. La jeune fille se pliera à cette recommandation du confesseur. Marie Martin considère cet événement comme le moment de sa conversion… Elle sera ensuite quelques fois gratifiée des grâces du ravissement en contemplant le Mystère de la Trinité Sainte. Par ailleurs, les méditations des scènes évangéliques de la «Vie cachée» l’amèneront plus avant dans le Mystère d’un Dieu qui sauve par son Incarnation. Elle comprend que ce mystère est le plus «CRUCIAL» dans la Révélation de Dieu. Ces expériences mystiques se diront par le choix de son nom : MARIE…. DE L’INCARNATION… Pour Marie de l’Incarnation, ce 24 mars 1620 sera considéré comme le moment de sa conversion. Ces expériences de vie spirituelle dont elle est graciée n’est pas pour elle des signes nécessaires dans l’expression de sa piété. Une de ses contemporaines, Sœur Catherine de Saint-Augustin, connaît des tourments beaucoup plus angoissants. Le Père Paul Ragueneau, chargé par Mgr de Laval, d’écrire une «VIE» de celle-ci trois ans après sa mort en 1668, va consulter Mère Marie de l’Incarnation. Elle lui répond : « Je sais seulement qu’à son extérieur, elle était dans la vie commune comme une bonne religieuse doit être. Lorsqu’elle était en santé (car elle était presque toujours malade) elle était une fidèle observatrice de ses règles. Mais depuis que j’ai su les étranges tentations et persécutions atroces que les démons lui avaient suscités jour et nuit l’espace de seize ans, j’ai cru que c’était là sa plus grande maladie…» Pour Marie de l’Incarnation, il n’était pas nécessaire de connaître autant de diversions qui empêchent le service du malade et la croissance spirituelle. De plus, son fils Claude fera remarquer que parmi les fruits de la vie spirituelle qui anime sa mère, le plus beau était sa constante bonne humeur. Pour Jérôme Le Royer, l’expérience mystique se vit à un autre diapason du ravissement et de l’extase. J’ai fait allusion précédemment, dans le cadre des dévotions, à la consécration des membres de sa famille, le 2 février 1620. C’était la 13 fête patronale de son équipe de la Congrégation mariale. Après la messe où il a communié avec les membres de sa famille, il reste recueilli en prière alors qu’il se sent aussi ravi. Il est pris d’une émotion plus intense que pour une dévotion ordinaire… Il écrit dans son Journal : «animé d’une ferveur extraordinaire, et comme ravi en extase, il sembla que Dieu lui commanda de travailler à l’établissement d’une congrégation de filles hospitalières à La Flèche et lui dictait mot à mot le premier chapitre de leurs constitutions». Jérôme Le Royer considérera ce moment comme celui de sa conversion mais il opta pour n’en parler à personne. Après avoir été terrassé par la maladie à l’automne 1632, il est forcé à l’abandon effectif entre les mains de Dieu. Il entre à partir de 1633 dans une période de gratifications et de grâces mystiques. Il sera alors forcé par son confesseur le récollet, le Père Étienne, de partager de telles expériences avec des maîtres spirituels sûrs comme quelques jésuites du Collège. Lors d’un passage à Paris en 1635, il croise Jean-Jacques Olier : ils se rencontrent et se reconnaissent, comme deux atomes «crochues» en circulation libre, pour échanger leurs inspirations, particulièrement celle de fonder la communauté évangélique Ville-Marie à Montréal. Monsieur Olier qualifiera ce projet inspiré de «folle entreprise». Jérôme Le Royer s’arrête régulièrement prier à NotreDame de Paris où il reçoit de nombreuses grâces de consolation pour autant de missions que Marie lui confie après l’avoir elle-même présenté à son Fils. Peu à peu sa dévotion à la Sainte Famille se transforme en une expérience mystique qui lui apparaît comme la Trinité terrestre. Toute sa vie est désormais tramée beaucoup plus d’expériences mystiques que de dévotions. L’expérience mystique se présente sur deux versants. Comme nous venons de le voir, il y a tout le côté du ravissement et de l’extase. Il y a un côté plus sombre vécu par les mêmes personnes qui atteignent ces hauts degrés dans la vie spirituelle, c’est celui de l’ascèse. On a vu à un degré plus naturel, la retenue et la réserve qu’apprennent ceux qui se sentent gratifiées de grâces spéciales pour la croissance de leur vie spirituelle. Marie Martin apprendra la nécessaire discrétion auprès du Père Raymond de SaintBernard. Jérôme Le Royer, après quelques semaines de silence, suivra le conseil du Père Étienne avant d’aller chercher des lumières auprès de d’autres maîtres spirituels. Ce sont aussi des leçons d’humilité qui apprennent à ne pas se replier sur soi-même ni à se conforter d’une certaine complaisance. Toutes les personnes, nommées depuis le début de cette conférence, ont toujours commencé, un jour ou l’autre mais toujours au début de leur cheminement, à consulter un confesseur ou un maître spirituel. L’humilité est un premier degré du cheminement spirituel, c’était déjà connu dans la « Règle» de saint Benoit et rappelé dans les Exercices spirituels de saint Ignace. Auprès de Jean de Bernières, et dans le réseau de l’Ermitage de Caen, l’ascèse est au premier plan de la vie spirituelle proposée. On ne peut passer sous silence la « sainte abjection» prêchée par le Père Jean-Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646). Il 14 insiste sur le fait de pratiquer l’abjection jusqu’à l’abjection de soi-même…. À l’Ermitage, on pratiquait l’abstinence de nourriture et de sommeil et on ajoutait toute sorte de sacrifices… Cette austérité toujours plus radicale amène aux seuils du jansénisme qui sera suspecté dans l’Église. Madame de Guyon, l’abbé Armand de Rancé et un ami de François de Laval, l’abbé Henri-Marie Boudon, en seront suspectés. Parmi les livres que le premier évêque de la Nouvelle France a laissés, nous retrouvons un exemplaire de «La sainte Abjection» du Père de Saint-Lô. On sait l’esprit de sacrifice et la capacité d’abnégation qu’avait Mgr de Laval. De plus d’autres personnes comme Marie de l’Incarnation ont laissé le témoignage du port d’un silice ou autre instrument de mortification. 4. Le Temps d’une fondation : Ville –Marie : Voilà l’éventail sommaire qui permet d’ouvrir les yeux et offrir une vue panoramique sur les courants spirituels qui ont présidé à la fondation de Montréal. Un siècle, le XVIIe, et un réseautage sur chaque rive de la «grande marre» qui apporte ses courants spirituels. Ces hommes et ces femmes, venus en terre d’Amérique pour convertir les Amérindiens, sont d’abord des personnes qui ont été baptisées. Déjà! Chacun et chacune développait alors bien librement l’une ou l’autre dévotion qui à la Vierge Marie, à l’Enfant Jésus, à saint Joseph, à la sainte Famille, à son Ange Gardien ou aux saints anges. Une statue de la Vierge Marie qui sourit à une jeune Marguerite qui vient se joindre à la procession. Une chapelle Notre-Dame des Vertus qui est adoptée pour les rencontres hebdomadaires d’une équipe de Congrégation mariale du Collège des Jésuites de La Flèche. C’est la révélation de la Trinité Sainte à une jeune femme en Tourraine qui sent un attrait divin au début de son veuvage. C’est la révélation de la Trinité terrestre à un père de famille angevine. Voilà autant de signes qu’une vie spirituelle se développe et s’épanouit chez ceux et celles qui seront appelées bientôt à accomplir une mission. Des dévotions particulières à l’expérience mystique, ce que ces personnes vivent n’est pas banal et forme la trempe de saints et de héros, de saintes et d’héroïnes, qui viennent fonder une communauté évangélique en terre de la Nouvelle France. On ne peut imaginer par quel providentiel dessein, trois jeunes gens de la Champagne entendent l’appel suggérant qu’il se passe quelque chose du côté de l’Anjou puis de Paris. Jeanne Mance, âgée de 35 ans, Paul Chomedey, âgé de 29 ans, sont d’abord interpelés à quitter leur pays comme l’avait fait Abraham et à venir remplir un rôle de missionnaire laïc. De ce côté-là, l’expérience est plutôt inédite. Bien 15 sûr François de Sales avait ouvert la voie à une éventuelle croissance de la vie spirituelle pour les laïcs. C’est individuellement que Paul de Chomedey, puis Jeanne Mance, rencontre un conseiller spirituel. Le militaire de carrière prend sa retraite et cherche le meilleur combat à mener comme poursuite et achèvement de sa vie. L’infirmière des champs de bataille désire servir des misérables qui sont autant de visages de Jésus à soigner. Qui connaît Neuville-sur-Vanne en contre-bas de Troyes d’où les rejoindra bientôt Marguerite Bourgeoys? Qui connaît Langres, ville fortifiée sur son promontoire aux allures du Cap Diamant que Jeanne apercevra bientôt ? Un jésuite comme le Père Charles Lallemant est consulté par le jeune sieur Chomedey. Mademoiselle Mance s’ouvre à son cousin jésuite Nicolas Dollebeau du désir de s’engager pour un projet sérieux. Chacun fait une démarche discrète à Paris. Le discernement spirituel prend plus son temps et demeure plus discret. C’est désormais moins l’affaire d’un réseau ni d’une implication publique. Jeanne Mance a quitté son milieu sans annoncer son projet qui n’est pas tellement plus précis d’ailleurs. De Paris, elle préviendra sa sœur quand sa décision sera bien prise. C’est l’âge de la maturité spirituelle! Ce n’est plus le temps des apparitions, des songes ni des ravissements en extases. La spiritualité change de ton… C’est l’âge du mûrissement… Avec les prêtres de l’Oratoire, l’École française de spiritualité offre une approche renouvelée de l’expérience spirituelle et de sa croissance. Monsieur JeanJacques Olier propose une spiritualité plus sobre avec un retour sur la vie intérieure. « L’Introduction à la vie dévote» a fait son chemin et s’est insinuée dans la vie intérieure… Et Dieu sait à quel point monsieur Olier approfondira ce thème et cette réalité de la vie intérieure. Ce n’est plus une question de se positionner dans une «guerre de religion», ni d’émouvoir ses coreligionnaires. L’abnégation préconisée par le Père Jean-Chrysostome de Saint-Lô et l’Ermitage de Caen avec Jean de Bernières a apaisé ses ardeurs déjà suspectées par Rome. Il reste la pratique de l’humilité qui se confond souvent avec la discrétion. Les œuvres d’écriture spirituelle restent aussi discrètes en tenant même parfois caché le nom d’un auteur. Alors nos deux principaux fondateurs des origines ne laissent aucun écrit important. Ils mènent une vie religieuse plutôt silencieuse. Parmi les livres que mademoiselle Mance a laissés après sa mort, le notaire Basset donne l’inventaire suivant : «les quatre tomes du Bréviaire dans une édition avec traduction française, un Bréviaire latin, le livre des Épitres et des Évangiles des Dimanches, sorte de Missel à l’usage des fidèles par le P. Antoine Girard, le Nouveau Testament, l’Imitation de Jésus-Christ et une Paraphrase des Psaumes, (…) le Catéchisme de Richelieu et la «Vie de M.de Renty» que venait de publier, en 1651, son directeur spirituel le Père jésuite Saint-Jure. ( le Baron Gaston de Renty est décédé en 1649). La vie quotidienne de cette sainte femme, on ne peut que l’imaginer par la lecture de ces livres de prières et de méditation chrétiennes. La vie d’une infirmière à l’intérieur d’un fortin souvent menacé par ses voisins peu commodes… 16 Le gouverneur de Ville-Marie nous a laissé encore moins de témoignages de l’occupation de son temps. Bien sûr, c’est l’heure de bâtir… Une palissade, un magasin, des logements et salles communes… Aucun journal de bord encore moins un journal personnel… Par déductions, nous pouvons reconnaître les qualités d’un honnête homme : loyal, honnête et juste. Il a toujours préféré la confiance patiente à l’attaque des Iroquois menaçants. Quand Marguerite Bourgeoys vient se joindre à ce petit groupe, elle vient vraiment pour catéchiser les enfants, français et amérindiens de la jeune colonie. Elle a quitté un groupe de dévotion mariale qui était dirigée par Louise Chomedey, la sœur de Paul. Cette Congrégation de Notre-Dame de la ville de Troyes était fort bien dynamique. Parmi la fameuse constellation des Congrégations mariales des Collèges des Jésuites, ce regroupement s’inspirait de la spiritualité ignatienne. Marguerite Bourgeoys est interpelée et s’ouvre à son amie Louise qui lui parle de son frère Paul. Ainsi en 1653, ayant rencontré ce fameux Paul à la recherche désespérée d’une recrue, elle prendra la décision de faire aussi la traversée pour s’engager à la conversion des païens du Nouveau Monde par l’instruction. Si, à partir de 1653, la petite communauté évangélique prend forme, est-elle encore inspirée d’un souffle missionnaire? Si Paul Chomedey a toujours repoussé l’idée de l’usage des armes pour répondre aux Amérindiens, ce fut justement qu’il ne pouvait penser devenir un contre-témoignage à l’Évangile qu’il voulait faire connaître à ces peuples. Avec une recrue d’une centaine de colons et l’arrivée prochaine d’autant de filles à marier, on assure une certaine pérennité à la nouvelle colonie. Il faut désormais assurer un service religieux plus régulier. Il faut des prêtres… Ces hommes viendront de la paroisse de Saint-Sulpice à Paris. Depuis plus d’une décennie, des prêtres, regroupés par monsieur Olier, deviennent des modèles de présence pastorale pour une paroisse en milieu urbain. Les idées que nous avons vues depuis quelques temps avec les suites du Concile de Trente et les modèles de la charge épiscopale n’ont plus besoin d’être répétées. On sait de plus l’importance accordée et renouvelée à la formation des prêtres. Jésuites, Oratoriens, des Missions Étrangères, Eudistes, Lazaristes… Voici les messieurs de Saint-Sulpice qui proposent une spiritualité de murissement et de maturité…! On se souvient de tout le travail que proposait Ignace de Loyola pour aborder l’oraison en assurant l’application des sens à la méditation d’une scène évangélique. Eh bien, l’École française de spiritualité a simplifié tout cet attirail par trois thèmes ou étapes qui dessinent à grands traits cette spiritualité adulte : Jésus devant les yeux : l’Adoration et la vocation de visionnaire; Jésus dans nos cœurs : la Communion et la vocation de hérault; Jésus dans mes mains : la Coopération et la vocation missionnaire. 17 Ça apparait tout simple au point où on pourrait se demander : est-il encore question de «courant spirituel»? Qu’en est-il donc des courants spirituels qui ont présidé à la fondation de Montréal? Les flots des eaux du baptême portés par la grâce passent en chaque personne aisément des profondeurs de l’expérience mystique à l’expression des multiples dévotions. La vie spirituelle a toujours laissé les traces de la bienveillance de Dieu pour son peuple. La vie spirituelle a toujours trouvé une manière de proposer une réponse aux interrogations et aux angoisses humaines à chaque moment qui a jalonné notre histoire. Dieu est le grand timonier au cœur de tous les courants spirituels. En terminant, je voudrais répéter en écho la question que le pape Jean-Paul II a laissée aux Français en quittant Paris, le 2 juin 1987 : «France qu’as-tu fait des engagements de ton baptême?» Merci! Et bon retour à la maison! Marcel Lessard. Prêtre Donnée à Montréal, le 4 février 2017 18