La politique est-elle une science ou un art ? Corrigé

© Hatier 2002-2003
La politique est-elle une science ou un art ?
Corrigé
Introduction
Un homme politique ne doit pas seulement avoir une connaissance précise des lois qui
régissent son pays : il doit encore posséder une éthique pour agir, avoir réfléchi sur les
principes généraux de la justice et de l’action. Bref, l’exercice du pouvoir relève a priori d’une
science politique, d’un savoir théorique du Bien et du Mal, en vue de déterminer la meilleure
manière dont il convient d’appliquer les lois et de stabiliser l’État.
Cependant, un peuple n’est pas une réalité statique mais vivante et évolutive. La politique qui
lui convient le mieux varie donc selon les circonstances, les intérêts du peuple à un moment
donné de son histoire.
D’où le problème : la politique procède-t-elle d’une connaissance universelle de la justice, ou
bien d’un savoir-faire, d’une compétence pour agir conformément à des circonstances
données. Relève-t-elle en particulier d’une technique pour exercer et conserver le pouvoir ?
1. La politique est un « art » au sens large, une technique
A. La politique consiste à mettre des moyens au service d’une fin donnée
Elle suppose la volonté de mettre en oeuvre des moyens (des lois, une stratégie sociale et
politique) et de les ordonner à une fin (la justice, l’intérêt commun). Comme telle, elle
suppose un savoir-faire, une compétence technique et de l’habileté. Elle requiert donc en
premier lieu la responsabilité de l’homme politique : contrairement à la morale privée, elle
doit produire des effets dans le réel, avoir une efficacité, viser non seulement la liberté mais le
bonheur d’un peuple. C’est pourquoi le gouvernant d’un côté, le citoyen de l’autre, celui qui
exerce le pouvoir comme celui qui participe à la vie politique, doivent pouvoir calculer et
maîtriser les conséquences de leurs actions.
B. Lorsqu’elle prétend relever de la science, la politique conduit au totalitarisme
Au sens noble du terme, la politique, le souci de la polis, donc du bien commun, ne peut
véritablement s’exercer qu’au sein d’une République, c’est-à-dire d’un État de droit dans
lequel le peuple légifère – est l’auteur des lois auxquelles il est soumis.
Au contraire, le despotisme assujettit un peuple aux intérêts particuliers d’un maître. La
dictature en est la forme moderne.
Le totalitarisme quant à lui vise la domination totale de l’homme, par l’intermédiaire d’une
idéologie pseudoscientifique que l’État totalitaire est censé réaliser : tel était le cas de la
« science » marxiste pour l’État stalinien, de la « science » biologique de l’inégalité des races,
en ce qui concerne le totalitarisme nazi. Tout totalitarisme plie donc le réel à des lois
prétendument universelles – celle de l’Histoire dans le cas du communisme soviétique, celle
de la Nature dans celui du nazisme. Dans un État de droit au contraire, la politique est une
réalité vivante, l’effet d’une volonté toujours renouvelée, celle du peuple en tant qu’elle vise
l’intérêt général, non celui d’une classe particulière ou d’un groupe d’individus.
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Par conséquent, la politique n’est pas une science exacte – telle que les mathématiques – ni
une science expérimentale. Lorsqu’elle prétend connaître le réel et le transformer en vertu
d’un prétendu savoir prophétique de l’avenir de l’humanité, la politique détruit l’homme,
porte atteinte à sa dignité et à sa liberté.
C. La politique est un art qui exige un sens historique, et une aptitude à l’action
Comme exercice du pouvoir, elle est un savoir-faire pratique qui exige la connaissance
empirique de l’État, l’expérience du pouvoir et la capacité d’exercer une autorité sur les
hommes.
Comme tel, ce savoir-faire exige des qualités particulières : « La force du lion et la ruse du
renard », comme le dit Machiavel à propos du prince dans Le Prince, l’art de prendre et de
conserver le pouvoir, une intuition de ce qu’il convient de faire au moment opportun et un
sens historique : « La fortune est femme, il faut la battre et heurter », dit encore Machiavel.
C’est cette dernière idée que reprendra Hegel dans sa philosophie de l’Histoire : l’homme
politique, le grand homme, est celui qui, à un moment charnière de l’Histoire, a une intuition
locale et pénétrante, mais non théorique, de ce qu’il faut faire, pour contribuer à un progrès de
la Raison dans l’Histoire.
Conclusion et transition
Cependant, toutes les qualités dont le gouvernant a besoin pour assurer son autorité sur un
peuple peuvent également servir ses intérêts propres plutôt que ceux de l’État. Ainsi en est-il
en particulier de l’art de la rhétorique dont l’homme politique peut faire un instrument de
domination. C’est le cas lorsque la politique est proche de la sophistique, lorsqu’elle est celle
d’une poignée de démagogues.
2. La politique est une science
A. La politique ne requiert pas de compétence particulière, de savoir-faire technique
Tout d’abord, la politique ne requiert pas de compétence particulière, de savoir-faire
technique.
Il convient de s’élever en ce sens contre l’idée d’une politique de technocrates et d’orateurs.
Elle ne saurait reposer en particulier sur des techniques de communication qui conduisent à la
sophistique, à l’art de parler et de flatter le peuple, plutôt qu’au souci de réaliser la justice.
Ensuite, en un sens large du terme, la politique, la vie collective des citoyens, est sinon une
science, du moins l’objet d’une science humaine, la science politique.
B. La politique est la science suprême
L’exercice de la justice suppose non pas la maîtrise d’une science particulière, la « science
politique », mais la science suprême : l’amour de la sagesse ou philosophie – soit l’amour du
Bien et du Vrai. Ainsi Platon, dans La République, définit-il la justice comme l’oeuvre du
philosophe roi, lequel a pour tâche de faire régner l’ordre dans la cité – d’attribuer à chaque
classe sociale une fonction particulière : aux commerçants et aux paysans celle de s’enrichir et
de nourrir la cité, aux guerriers celle de la protéger, aux philosophes, enfin, celle d’exercer le
pouvoir dans l’intérêt commun. Au terme d’une éducation complète en effet, le philosophe,
qui est aussi un homme courageux et un savant, sera seul capable de gouverner précisément
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parce qu’il exercera le pouvoir en quelque sorte par devoir, non pour réaliser une ambition
personnelle. Pour ce faire, il lui faudra même s’arracher à la contemplation de la Vérité pour
se tourner vers l’action et mettre son savoir au service de la cité.
Conclusion et transition
D’après ce point de vue, l’homme le moins intéressé au pouvoir sera le plus apte à l’exercer.
Il possédera donc la sagesse.
Il semblerait cependant qu’une telle perfection et qu’un savoir absolu du Bien et du Mal ne
soient pas à la portée d’un homme, fût-il philosophe.
Par ailleurs, la science détermine des lois universelles et nécessaires tandis que la politique a
pour finalité première l’action, toujours par définition contingente et particulière. En ce sens,
on peut douter que la politique soit une science, au sens strict du terme.
3. La politique n’est ni une science ni un art au sens large
A. La politique n’est pas une science
La raison en est que la politique porte sur le contingent et le particulier : la situation d’un
peuple à un moment donné de son histoire, des événements donnés. Au contraire, il n’y a de
science que du nécessaire et de l’universel. La politique ne saurait donc être une science.
Comme le dit Aristote, l’objet de la science est immuable, tandis que l’action est susceptible
de changement.
Par ailleurs, la politique relève davantage du jugement juste, ou « droit », que du jugement
scientifique. Il n’y a pas de démonstration qui puisse être faite qu’une politique menée est la
bonne – pas de science de ce qu’il convient de faire en ce sens. En revanche, il y a des points
de vue meilleurs et plus justes que d’autres : celui du démocrate par exemple a plus de valeur
que celui du xénophobe.
La politique nous introduit donc dans l’ordre des valeurs, non dans le domaine des vérités
objectives.
B. Quoique la politique ne soit pas un art au sens strict, le jugement politique suppose le
jugement esthétique
De ce fait, la politique suppose un jugement éduqué, non une sensibilité « sauvage » et
privée : elle requiert un sens du collectif, une sensibilité capable de nous élever à un point de
vue commun.
Comme telle, et bien que la politique ne soit pas par elle-même un art, l’art, au sens strict,
peut y préparer. En un sens en effet, le jugement politique suppose le jugement esthétique –
soit une éducation du goût. Cette idée peut être mise en relation avec la conception du
jugement de goût défendue par Kant dans la Critique du jugement : pour juger de la beauté, il
convient en effet selon Kant de la distinguer de l’agréable, c’est-à-dire de ce qui ne plaît qu’à
moi, en vertu d’une constitution sensorielle particulière : ainsi trouverai-je agréable tel parfum
qui donnera mal à la tête à un autre que moi.
Au contraire de l’appréciation purement sensorielle, le jugement de goût, quoique sensible,
prétend à l’universalité : je trouve cette oeuvre belle et souhaiterais que tous la trouvent belle
comme moi. Je me dispose donc à communiquer mon sentiment à d’autres, à lui donner une
valeur d’universalité, à en discuter avec d’autres. Or précisément, c’est cette recherche d’un
point de vue commun qui caractérise le jugement politique et y prépare : c’est ce renoncement
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aux impressions immédiates, qui ne valent que pour soi et que l’on tente d’imposer
dogmatiquement à d’autres, c’est ce renoncement au profit d’une volonté de dialogue qui est
le point de départ d’une véritable conscience politique.
C. La politique ne saurait se réduire à un savoir-faire technique
Elle implique à la fois le respect de principes universels de justice (les grandes lois
constitutionnelles) et la capacité de les appliquer à une situation donnée, toujours particulière,
historiquement déterminée. Pour avoir le sens de la politique, le gouvernant doit avoir une
vertu en particulier : la prudence, soit, conformément à la définition qu’en donne Aristote, la
« disposition s’accompagnant de raison, tournée vers l’action et concernant les biens
humains ».
Pour cette raison, la politique n’est ni une science ni un art, dans la mesure où elle concerne
l’action, non la fabrication. Le but de l’art en effet se distingue de l’objet produit tandis que le
but même de l’action réside dans l’action elle-même – à savoir ici le « bien agir »
(cf. Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 5).
Dans le même esprit, Hannah Arendt distingue la praxis de la poiesis, l’action de la
fabrication : la véritable action politique ne se saisit pas d’une matière pour la maîtriser – ce
que prétendent faire justement les totalitarismes en s’emparant de l’homme comme d’un
matériau pour réaliser le projet totalitaire (une humanité « meilleure », un avenir radieux). La
fin n’y justifie pas les moyens car celle-ci n’est pas extérieure à eux, comme c’est le cas dans
un savoir-faire pratique.
Au contraire, l’action politique est comme toute action humaine un mode d’être au monde –
soit le pouvoir fondamental que détient l’humanité d’inaugurer, de commencer quelque chose
de neuf. Voilà pourquoi Arendt propose une participation active des citoyens à la vie
politique, au sein d’un débat publique et sur la base d’une éducation à la citoyenneté
participation dont ils sont justement dépossédés dans les démocraties modernes.
Conclusion
La politique n’est pas une science car la seule connaissance de principes universels de justice
ne suffit pas à bien exercer le pouvoir. Elle ne relève pas non plus d’un savoir-faire technique
pour autant que la fin poursuivie – le bien agir – n’y est pas extérieure aux moyens employés.
Ouvertures
Lectures
Platon, La République (livres VI et VII), Bordas.
Aristote, Éthique à Nicomaque (livre VI), Flammarion, coll. « GF ».
Machiavel, Le Prince, Hatier, coll. « Les classiques de la philosophie ».
Hannah Arendt, La Condition de l’homme moderne, Agora.
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