Approche philosophique de l`évaluation, précisions sémantiques

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Journée du 25 Mars 2014 : Approche philosophique
B.MEURIN
Psychomotricien
CHRU de Lille / UED - CRA Nord Pas de Calais
[email protected]
Tout d’abord je voudrais remercier l’équipe d’organisation non seulement de m’avoir invité pour
introduire cette journée ayant pour thème « Les évaluations au service du projet de la personne avec
autisme et autres TED » mais de me donner l’occasion de le faire sous l’angle philosophique. Peut-être
que certains d’entre vous se sont demandés ce que la philosophie pouvait faire dans une affaire aussi
sérieuse que l’autisme ?
En écho à une phrase du philosophe Robert Misrahi parue dans un numéro de l’express daté du 14
décembre 2012, j’entends par philosophie, non pas quelque chose d'abstrait réservé à quelques érudits,
mais comme un effort de réflexion un petit peu plus serré, que tout le monde peut faire. Il écrivait
également dans un petit livre intitulé « Le sujet et son désir »1, la philosophie peut aussi nous aider à
mieux vivre. C’est dans cette optique que je vous livre quelques pistes de réflexion, espérant contribuer
ainsi à ce petit effort un peu plus serré.
Dans le titre de cette intervention, il est écrit que je vais faire des précisions sémantiques, autrement dit
des précisions sur la signification des termes utilisés. En fait, c’est une tâche très difficile compte tenu de
la complexité de ce qui est proposé au débat aujourd’hui. Je vais donc plutôt vous faire part de quelques
réflexions qui me sont venues à partir des termes employés dans le titre de la journée en commençant par
la fin à savoir le mot « autisme ». Je note tout d’abord que dans l’intitulé de cette journée, autisme est
écrit au singulier contrairement à son utilisation par le Centre Ressources qui l’écrit au pluriel. Il me
semble qu’il y a dans cette utilisation du pluriel une volonté de ne pas oublier le singulier, c'est-à-dire la
notion de personne avec autisme.
Cette réflexion sur l’accord du mot renvoie à la complexité des représentations que chacun peut mettre
derrière le mot autisme et les débats actuels auxquels nous assistons en témoignent. Chacun donne sa
représentation de l’autisme et il me semble qu’un certain nombre de querelles est souvent sous tendu par
des malentendus voire des amalgames et des généralisations. La singularité des personnes avec autisme
semble réduite à une perception globalisante. En effet, devons nous envisager les mêmes causes ou les
mêmes prises en charge qu’elles soient éducatives ou thérapeutiques pour une personne présentant un
autisme sévère, non verbale et une autre présentant un syndrome d’Asperger, ayant suivi une scolarité
1
Misrahi Robert - Le sujet et son désir - Editions Pleins Feux - 2003
1
classique voire des études supérieures, au prétexte que les deux seraient reconnues comme souffrant
d’autisme ? Doit-on envisager des intégrations scolaires pour tous les autistes au prétexte qu’elle a été
positive pour un certain nombre d’entre eux ? Nous avons souvent le sentiment, surtout à l’écoute de
certains média ou à la lecture de certains articles dits « grand public », que la moindre avancée dans les
connaissances liée à ce qui peut être pris comme participant de l’origine de l’autisme abrase les
différences et réduit la réflexion plutôt qu’elle ne les enrichit. En effet, chaque nouvelle annonce semble
concerner l’ensemble des personnes avec autisme comme si finalement leur singularité et donc du même
coup, leur pluralité étaient ignorées. En ce sens, rien n’est plus réducteur que d’entendre dire que
l’autisme est un trouble neuro-développemental ou un trouble d’origine psychologique au regard de la
complexité de la personne humaine. Prenons juste un exemple concernant l’une des dernières hypothèses
à propos d’une origine supposée de l’autisme, le taux de chlore dans les neurones, présenté comme : Les
diurétiques : Un espoir pour les autistes ? 2. Attention, il n’est pas dans mon propos de juger de la
validité de cette découverte mais d’attirer votre attention sur le risque d’élaborer trop rapidement des
conclusions qui iraient bien au delà de la réalité des faits scientifiques et de susciter des espoirs qui seront
pour un certain nombre déçus. Nous pouvions lire dans cet article que cette découverte étonnante
concernait les personnes autistes, à savoir plus de 400.000 en France. Nous comprenons que présentée
ainsi, cette découverte aussi formidable qu’elle soit, puisse devenir sans le vouloir, l’idée de la cause
l’autisme et donc donner le sentiment qu’elle concerne tous les autistes en France. C’est aller un peu vite
en besogne ! Peut-on réduire l’autisme à une cause sans prendre le risque d’en occulter toute la
complexité non seulement sur le plan organique mais aussi sur le plan psychologique ce qui semble
aujourd’hui quelque peu mis de côté. Tout être humain, qu’il souffre d’autisme ou non, est par essence
composé d’un corps mais aussi d’un esprit. Dès lors, qu’il soit démontré que telle fragilité organique,
d’ordre génétique, neurologique ou métabolique (ce que personne ne conteste aujourd’hui) puisse
participer du syndrome autistique, ne pourra rendre compte de la complexité de ce qui est évoqué dans le
titre même de cette journée : La notion de personne avec autisme ou autre TED. Ce qui échappera
toujours à l’objectivité scientifique, c’est l’expérience en première personne, celle du vécu qui nous
singularise.
Ma seconde réflexion découle de la première et concerne le niveau de connaissance sur lequel nous
devons peut-être nous appuyer pour faire avancer la réflexion de façon intelligente sur cette question de
l’autisme. Un philosophe hollandais du XVIIe siècle, Spinoza définit trois genres de connaissance. Le
premier est une connaissance par ouïe dire et par rumeurs ; le second genre de connaissance est celui de la
raison et le troisième celui de l’intuition immédiate mais dont je ne parlerai pas aujourd’hui. Le premier
2
France Info du 7 février 2014
2
genre de connaissance est celui de la rumeur. Celles-ci sont si bien colportées qu’elles finissent par
devenir des vérités. Le second genre de connaissance est celui de la raison, la connaissance hypothéticodéductive dirions-nous aujourd’hui. Ce second genre est celui de la connaissance dite adéquate, non plus
basée sur la croyance ou la passion mais sur la raison. Pour revenir à cet exemple du chlore, le premier
genre de connaissance consisterait à faire de cette découverte la cause de l’autisme : J’ai entendu dire que
l’autisme serait dû à un taux de chlore élevé tout comme d’ailleurs nous avons entendu dire que l’autisme
serait du à dysfonctionnement du lien parents / bébé. Ces croyances deviennent progressivement des
vérités et ont, comme on le dit parfois, la vie dure. Le second genre de connaissance, celui de la raison,
consiste à prendre en compte l’ensemble des éléments pour comprendre la complexité de l’autisme ou
devrais-je plutôt dire, la complexité des personnes souffrant d’autisme. Ainsi, la découverte scientifique
concernant le fonctionnement organique, ici le chlore, lorsqu’elle est avérée ne devrait pas se substituer
aux connaissances adéquates que nous avons des interactions parents / bébé car elles aussi participent de
la construction de tout individu, autiste comme non autiste. In fine, ces connaissances ne doivent pas
s’exclure les unes les autres mais se compléter et s’enrichir mutuellement et ce, au service des personnes
avec autismes. Il est tout à fait illusoire de croire que plus nous connaitrons le fonctionnement du cerveau
et plus nous connaitrons le fonctionnement de l’esprit humain ; de même il est tout aussi illusoire de
penser que l’esprit puisse se constituer sans le substrat organique. De ce point de vue, la réflexion
philosophique peut nous aider à rester vigilants pour maintenir cette approche globale de la personne à la
fois dans sa double réalité corporopsychique mais aussi dans ses interactions avec les autres et le monde
qui l’entoure. Elle tient là une place éthique au sens non de la morale, mais au sens d’une réflexion
raisonnée mais aussi en résonnance.
Le second terme sur lequel je souhaite maintenant porter la réflexion est celui de personne. A l’évidence,
il est ici distingué de la notion d’autisme puisqu’il y a entre ces deux mots l’adverbe « avec ». La notion
de personne s’avère en philosophie complexe et il est impossible d’en faire le tour ce matin. Néanmoins
quelques éléments peuvent être mis en lumière. Pour Kant la personne est ce sujet dont les actions sont
susceptibles d’imputation c'est-à-dire comme acteur responsable capable d’agir en vertu de
représentations morales. Le qualificatif de personne ici serait en quelque sorte imputable à un être de
raison. Cette définition peut-être complétée par celle d’un autre philosophe, Locke, pour qui le qualificatif
de personne définit l’être qui est conscient de soi. Enfin, chez un troisième philosophe américain Peter
Singer, le qualificatif de personne est attribué au fait de se savoir soi-même comme existant dans le temps
(Pour ce philosophe, la qualité de personne n’est pas attribuable ni au nouveau né ni la personne
gravement déficiente). Nous voyons bien que ces définitions ne peuvent répondre à celle que nous
attribuons à la situation de l’autisme. Nous ne pouvons en effet tenir pour personne uniquement la
3
conscience que nous avons de nous-mêmes ni le caractère raisonnable de nos actions. Il semble donc
nécessaire d’élargir cette notion si nous souhaitons qu’elle puisse être cohérente avec la notion d’autisme.
Je pense que le terme de personne ne pouvant ici se référer uniquement à une notion juridique, un postulat
moral ou un niveau de conscience, se doit d’intégrer aussi l’être réel, c'est-à-dire l’être tel qu’il est. Cet
être réel fait partie intégrante de l’humanité qui en retour le qualifie. Ainsi la qualité de personne se doit
d’abord d’être considérée comme une valeur inhérente à tout être, quelque soit son état, du seul fait qu’il
est inscrit dans l’ordre de l’humain. Ainsi relié à l’être réel, la notion de personne n’est plus asservie à des
notions comme degré de conscience, capacités cognitives ou responsabilité. L’autiste comme le nouveauné ou la personne dans le coma, sont considérés de fait comme des personnes en soi. Je cite ici Lucien
Sève, philosophe français ayant participé aux travaux du comité national d’éthique3 : « Nous dirons que
la personne est la forme-valeur inhérente à tout humain, quel que soit son état, du seul fait qu’il est en
tant qu’humain à considérer comme sociétaire de l’ordre civilisé de la personne. » [p.55]
Ainsi associée à la qualité réelle d’être humain, le concept de personne se voit de fait attribuer d’une autre
qualité, non négociable à savoir celle de dignité et donc de respect. En effet, au-delà de la réalité des
manifestations autistiques et des souffrances qu’ils peuvent générer, il y a la reconnaissance de l’humanité
qui nous permet de continuer à vouloir travailler avec eux voire se battre pour eux. Pour conclure cette
partie, je me réfère une fois encore à Lucien Sève qui écrit : « Décidément, la définition de la personne
n’est pas une simple question de fait ni de droit : C’est une tâche humaine qui plus que jamais nous
concerne tous. » [p.82]
En remontant dans le titre de cette journée, j’en arrive maintenant à la notion de projet. Je ne vais pas
m’étendre sur la définition de ce mot qui peut être entendu comme les moyens mis en œuvre aujourd’hui
pour la réalisation d’actions futures. Je souhaite plutôt porter l’attention sur les prépositions qui
l’encadrent à savoir « du » et « de ». Celles-ci laissent entendre qu’il pourrait s’agir d’un projet qu’une
personne avec autisme aurait elle-même initiée, ce qui à l’évidence n’est pas toujours le cas. Nous
comprenons donc qu’il s’agit aussi de réfléchir aux évaluations au service d’un projet « pour » la
personne avec autisme, ce qui inclue de fait les personnes en grande difficulté, ne pouvant d’elle-même
élaborer des projets. Cette réflexion ne retire en rien ce que j’ai évoqué précédemment de la qualité de
personne car notre capacité à penser ce qui est bien pour quelqu’un en incapacité de le faire, participe de
fait de sa construction en tant que personne. Il n’y a pas d’un côté l’individu et de l’autre les rapports
sociaux mais une seule et même réalité, puisque ces deux aspects sont co-constitutifs l’un de l’autre.
3 SEVE Lucien ;Qu’est-ce la personne humaine ; La Dispute ; 2006
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Construire un projet pour une personne c’est aussi la penser comme potentiellement actrice de ce projet
en lui donnant les moyens de se l’approprier progressivement et à son rythme. Des deux côtés, en tant
qu’individu mais aussi en tant qu’être social, nous avons l’humanité sous sa forme individuelle et sous sa
forme collective. En soutenant des projets pour les personnes autistes ou en soutenant des projets de
personnes autistes nous accordons de la valeur à la personne en tant qu’individu mais aussi nous la
reconnaissons comme être social.
J’en arrive au dernier terme qui n’est autre que le premier de notre intitulé du jour : les évaluations. Par
définition, l’évaluation est ce qui tente de rendre objectivables des compétences mais aussi des fragilités.
Nous essayons de mesurer et de quantifier de manière à pouvoir se faire une idée, une représentation la
plus adéquate possible de la personne qui est mise en situation d’évaluation. Nous avons aujourd’hui un
certain nombre d’outils d’évaluation qui permettent de réaliser ce travail. La subtilité d’une évaluation
réside non seulement dans ce qu’elle permet d’objectiver mais aussi dans l’articulation entre ce qui est
objectivable et la subjectivité. L’évaluation se doit de tenir compte de la singularité de la personne qui est
évaluée. Une fois encore les accords de mots sont importants : Les évaluations au service de la personne.
La vérité n’est pas dans le résultat de l’évaluation elle-même mais au carrefour entre l’évaluation, la
personne évaluée et même l’évaluateur pour que cette évaluation soit réellement mise au service du projet
de la personne et du même coup au service de la personne elle-même.
Ce qu’il faut peut-être avoir aussi à l’esprit c’est que l’évaluation nécessite souvent pour être objectivable
un étalon de référence. C’est une valeur qui nous permet de situer le niveau d’une personne au regard
d’une norme déterminée à l’avance. En médecine par exemple, la norme est souvent référée à une logique
statistique faisant qu’une majorité de personnes fonctionnent d’une certaine manière ; celles qui
fonctionnent différemment ont ce que l’on appelle un écart à la norme. Cet écart permet de définir le
degré de pathologie. Mais, il y a une autre dimension à prendre en compte dans l’évaluation des
personnes avec autismes, surtout avec les plus fragiles. Ce sont les conditions du milieu dans lesquelles
elles se trouvent. C’est en quelque sorte considérer non seulement la personne mais aussi le monde de la
personne. Ce qui est évalué ne doit plus être uniquement référé à une dimension statistique mais se doit de
prendre aussi en compte les capacités singulières d’adaptation au milieu de vie. Je pense ici à une
réflexion faite au cours d’une des réunions préparatoires pour cette journée et à laquelle j’ai pu assister.
Des parents constataient que les représentations qu’ils avaient des capacités ou fragilités de leurs enfants
n’étaient pas toujours les mêmes que celles des professionnels et cette différence pouvaient être source de
hiatus et de mécompréhension entre les familles et les professionnels. C’est ici que la prise en compte du
milieu est importante car les deux modes de représentations, celles des familles et celles de professionnels
ne sont en aucun cas opposables car les deux sont vraies. Elles sont justes à resituer ou à comprendre
relativement au contexte dans lequel ces représentations se construisent et ce, relativement au
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comportement de la personne avec autisme. Dans cette otique, les évaluations prennent une autre
dimension qui est peut-être parfois peu considérée. Elles doivent non seulement permettre l’élaboration
de pistes de travail et de projets mais aussi elles doivent permettre aux uns et aux autres, parents comme
professionnels de construire ensemble des représentations communes à propos des personnes dont elles
ont la responsabilité. Enfin, il me semble que les évaluations, pour être au service de la personne, se
doivent de mettre en évidence la complexité des conduites, souvent peu visibles comme nous le rappelle
André Bullinger, et non seulement les fragilités ou les manques. Une description par le manque ne rend
pas justice à la complexité et à la sophistication des conduites dont font souvent preuve les personnes
avec autisme. L’évaluation ne doit pas seulement nous permettre de pouvoir parler à propos de la
personne évaluée, mais aussi parler à partir de son point de vue.
Pour conclure, penser philosophiquement ces problématiques ne veut pas dire aller chercher des livres de
philosophie et se plonger dans des lectures qui pourraient s’avérer difficiles. C’est d’abord essayer de
penser les choses avec raison et cela ne me semble possible que dans une articulation harmonieuse et
sereine entre les familles et les professionnels. Cette démarche me semble pouvoir être résumée par cette
réflexion hautement philosophique de Pierre Delion : « Dé-passionner l’autisme tout en renforçant la
passion de ceux qui les prennent en charge. »
Je vous remercie
Références Bibliographique :
BULLINGER A. Le développement sensori-moteur de l’enfant et ses avatars ; Erès ; 2004
MISRAHI R. Le sujet et son désir ; Editions Pleins Feux ; 2003
SEVE L. Qu’est-ce la personne humaine ; La Dispute ; 2006
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