Rapport mission dossier porté par le patient

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RAPPORT DE MISSION
L’autonomie du patient à l’épreuve de l’informatisation des
données médicales : le projet du “Dossier Porté par le Patient”
L’éthique médicale entre standardisation et personnalisation
Master 2 Professionnel “ETHIRES” :
Ethique appliquée, responsabilité sociale et environnementale
2ème Semestre (Janvier - Avril 2015)
Sylvie LAMBLIN
Cristiana MIRABELLA
Costanza TABACCO
1
Remerciements
L’étude que nous avons effectuée a bénéficié du concours de plusieurs personnes que nous tenons à
remercier.
Tout d’abord, nous voudrions remercier notre porteur de mission, le Docteur Serge Perrot, pour
nous avoir proposé un sujet passionnant, pour le temps qu’il nous a accordé ainsi que pour
l’attention et l’ouverture d’esprit avec laquelle il a écouté notre analyse et nos recommandations.
Nous remercions également tous les membres de l’équipe travaillant au Centre de la Douleur de
l’hôpital Hôtel Dieu de Paris, pour leur accueil chaleureux et pour le temps qu’ils nous ont
consacré.
Notre gratitude va aussi à M. Adam Selamnia, co-fondateur de l’entreprise Sanoia, et à M. PierreHenri Planquelle, médecin interne et
*** ? pour leur disponibilité et pour leurs précieux
éclairages.
Notre directeur de master, M. Xavier Guchet, nous a accompagnées tout au long de notre travail,
avec une sollicitude et une précision dont nous le remercions sincèrement.
Merci à notre tutrice, Adèle Limosino, pour ses conseils et les bons moments passés ensemble.
Merci à Solen Thomas, Jennifer Genestier et Guillaume Lequeux, pour le temps et l’énergie
qu’ils nous ont consacrés.
Merci, enfin, à nos camarades de classe, pour leur soutien sans faille.
2
Table des matières
Introduction ………………………………………………………………………………………...5
I. Le Dossier Porté par le Patient : les finalités de l’objet et les logiques de l’outil numérique
1. Le dossier médical : d’Hippocrate au DPP …………………………………………………….11
2. Le présupposé du projet : le patient autonome …………………………………………………..14
3. Le soin et les logiques du DPP …………………………………………………………………..17
II. Le nouveau domaine de l’e-santé
1. Le patient expert et les nouvelles responsabilités en médecine ………………………………….21
2. Les enjeux de la numérisation des données de santé ……………………………………………23
3. Un outil, plusieurs acteurs : une conciliation difficile …………………………………………...26
III. La logique de la personnalisation
1. Le « patient autonome » : un concept problématique ……………………………………………31
2. De l’autonomie à l’auto-normativité …………………………………………………………….34
3. Médicine narrative et éducation thérapeutique …………………………………………………..36
Conclusion et recommandations………………………………………………………………….39
Bibliographie et Sitographie ……………………………………………………………………...42
3
Introduction
Notre porteur de mission, le docteur Serge Perrot, est chargé de la direction du Centre de la
douleur à l’Hôpital de l’Hôtel-Dieu à Paris. Il a souhaité proposer aux étudiants ETHIRES une
mission concernant un projet sur lequel il travaille depuis un an environ: il s’agit d’un dossier
médical en format numérique appelé provisoirement “Dossier Porté par le Patient”, ou DPP, car sa
gestion serait entièrement confiée au patient.
Cet outil a été conçu à partir des besoins des soignants et des patients du Centre de la
douleur ; c’est pourquoi son lancement va se faire au sein de cette équipe et sera mis au service de
ses patients. Monsieur Perrot s’interroge aussi, d’une manière plus générale, sur les exigences du
domaine clinique de la douleur chronique et il considère que les difficultés rencontrées à l'Hôtel
Dieu sont partagées par les autres Centres de la douleur existant sur le territoire français. Il faut
donc préciser que si l’outil DPP s'adresse premièrement à l’équipe dirigée par le porteur de mission,
Monsieur Perrot a également l’intention d’insérer son projet dans un contexte plus large. A ce
propos, nous sommes informées que son interne est en train de réaliser un travail de thèse visant à
comprendre la situation des Centres de la douleur français et à faire le point, à travers des
questionnaires, sur les opinions des médecins et des malades au regard de l’introduction d’un
dossier en format numérique au sein du parcours de soin. Notre mission a donc pris en compte à la
fois la condition concrète du Centre du docteur Perrot et les problématiques qui touchent au
parcours de soin de la douleur chronique d’une manière plus générale.
Le logiciel sera créé par l’entreprise privée en e-santé Sanoia. Le patient pourra rédiger ses
données de santé en se connectant sur Internet et il sera le seul à détenir les clés d’accès à
l’application, à savoir un mot de passe individuel et un identifiant composé de lettres et de chiffres.
L’anonymat des informations sera ainsi garanti et l’identité de la personne ne sera jamais dévoilée.
Notre travail consiste à proposer une réflexion sur la création de ce projet en partant des questions
initiales qui nous ont été soumises par le porteur de mission autour de plusieurs sujets :

Comment faire en sorte que les patients adhèrent au projet ?

Quelles informations devront être renseignées dans le dossier ?

Comment le patient va-t-il gérer le dossier ?

Comment réglementer le partage des données ?
4
Les interrogations que le porteur de mission a partagées avec nous lors de notre première
rencontre concernent dès lors différents problèmes tels que la motivation du patient, le contenu du
dossier, le concept d’autonomie du patient et finalement la question du secret médical. Le
questionnement du docteur Perrot autour du projet constitue donc le point de départ de notre
mission : il s’agit d’en esquisser les points faibles et les partis pris aussi bien que les potentialités et
les valeurs sous-jacentes. En approchant le projet du DPP à travers le discours de son porteur, nous
avons d’abord remarqué que “les parties prenantes” concernées sont multiples et de nature diverse.
Il s’agit très clairement d’un travail de type collaboratif (un médecin d’un hôpital public qui
collabore avec une entreprise privée de l’e-santé) et qui ne peut donc pas se faire sans une
concertation préalable entre le corps soignant, les patients, les techniciens informaticiens et les
laboratoires de recherche. Tous ses acteurs sont concernés par le projet du DPP, mais chacun d’une
manière différente. Pour passer de la phase du projet à celle de sa réalisation concrète, il est alors
nécessaire de prendre en compte les besoins et les attentes de l’ensemble des acteurs concernés.
Les interrogations du porteur de mission traduisent la présence d’une multitude d’acteurs
dont nous avons essayé de rendre compte afin de bien saisir la finalité, les objectifs et les logiques,
explicites aussi bien que sous-jacents, du projet du “Dossier porté par le patient”. Dans la suite de
l’introduction, nous nous proposons de présenter les détails de notre analyse ainsi que la
problématique autour de laquelle nous avons formulé les recommandations constituant le but de
notre travail de mission.
La mission
Comme nous l’avons dit, le Dossier Porté par le Patient s’adresse aux malades soignés au
Centre de la douleur, et dont le traitement requiert une interaction entre plusieurs soignants et pour
un suivi de longue durée. Ces conditions ralentissent la communication entre les médecins et
compartimentent les informations contenues dans le dossier médical. Monsieur Perrot voit donc le
DPP comme un instrument servant premièrement à l'amélioration de la coordination de l'équipe
soignante du Centre de la douleur.
Selon le porteur de mission, pour bien comprendre la finalité du DPP, il faut le distinguer
du Dossier Médical Personnel ou DMP, qui a été créé en 2011 par le Ministère de la Santé et qui
permet, à l’échelle nationale, à tout patient le souhaitant, de centraliser dans un dossier informatisé
ses données médicales. Le DMP est directement consultable sur internet par le patient qui en gère
l'accessibilité mais il ne peut pas y ajouter des informations ni les corriger. Il s’agit d’un service
offert à tous citoyens par l’Etat pour améliorer le partage des informations de santé entre les
5
professionnels et entre ceux-ci et les patients. Pour cette raison, il est “personnel” mais on l’appelle
“partagé”: le but est d'accélérer et alléger les communications entre professionnels de santé et
citoyens. Dans les faits, la rédaction de ce dossier étant à la charge des professionnels de santé, ces
derniers sont les utilisateurs effectifs de ce service. En raison de leurs emplois du temps très
chargés et en raison auss du fait que le dossier numérique ne remplace pas les documents en format
papier délivrés au sein des cabinets, des hôpitaux etc., ce projet est considéré comme un échec
parce que seulement 537 863 dossiers personnels ont été créés sur la totalité des ayants droits.
Or, le DPP est envisagé autrement, d’abord parce qu’il s’adresse seulement à une partie des
citoyens, à savoir ceux qui sont malades et qui souffrent de douleurs chroniques. Ceux-ci ne sont
pas des citoyens comme les autres dans la mesure où ils sont affectés par une maladie chronique qui
les oblige à se soumettre à des traitements médicaux très lourds et pendant des périodes très
longues, parfois même durant toute la vie. En outre, il s’agit de malades au statut particulier car leur
identité peine à être reconnue en raison des caractéristiques intrinsèques à la douleur chronique. La
spécificité de celle-ci réside dans le fait qu'elle n'est pas le symptôme d'une pathologie, mais une
maladie à part entière. Étant donné que les traitements médicaux ne guérissent pas la douleur, le
suivi vise plutôt à en réduire les effets nocifs sur la vie du patient. Pour ce faire, le ressenti de ce
dernier, aussi bien que sa participation active au parcours de soin, sont le complément essentiel au
bon accomplissement de la thérapie. C’est pourquoi le porteur de mission considère le DPP comme
un outil qui devrait permettre l’appropriation du parcours de soin par le patient.
Pour cette raison, la gestion du dossier sera entièrement confiée au patient : le logiciel sera
consultable en ligne et il aura la forme d’une “application” permettant au patient de “porter” sur lui
toutes les informations sur sa propre santé. Il ne s’agit pas d’une obligation, mais si le patient
accepte de gérer ce dossier en format numérique, l’équipe soignante du Centre de la douleur en
bénéficiera car il y aura moins le besoin de chercher les informations de santé chez les différents
médecins ou instituts de santé. Ne s’agissant pas d’un service publique, mais d’un logiciel crée par
une entreprise privée, l’ouverture et l’utilisation du DPP seront tout de même gratuits car les
données de santé seront vendues par l’entreprise Sanoia aux laboratoires qui les analyseront à des
fins de recherche.
Sanoia entend être “un acteur de la recherche” 1, l’identité de l’entreprise est donc double car
elle se place à la fois dans le domaine de l’e-santé et dans celui de la recherche scientifique au sens
propre. L’engagement concret de Sanoia à faveur des développements de la recherche médicale est
illustré par les publications scientifiques concernant les études en épidémiologie qui ont été rendu
1
http://www.Sanoia.com/e-sante/regles-ethiques.php#histo_one
6
possibles grâce à la collecte des données de santé obtenue via un logiciel déjà mise en place, la
“fiche Sanoia” pour les malades atteints de la polyarthrite rhumatoïde.
L’enquête de terrain
Le projet du DPP se place au carrefour entre deux grand domaines d’activités, la médecine
et l’e-santé, qui partagent le but d'améliorer la gestion des données de santé des patients tout en
relevant d’intérêts et de contraintes différents. Afin d’accompagner le projet de Monsieur Perrot
aussi utilement que possible, nous avons mené un grand nombre d’entretiens avec des acteurs
provenant des deux secteurs. En total, 18 entretiens ont été réalisés au cours de cette mission, avec
des acteurs très différents, notamment : des cliniciens, des patients et des associations de patients,
des acteurs de la recherche académique, des acteurs du monde de l’entreprise 2.0 et de l’e-santé.
Liste des entretiens effectués pendant le mois dédié à l’étude de terrain :

Christian BABUSIAUX, Président de l’Institut des données de santé, Paris

Philippe BARDY, doctorant en philosophie, équipe de recherche CETCOPRA (Université
Paris 1 Panthéon-Sorbonne)

Martine CHAUVIN, présidente de l’association « AFVD »

Isabelle CHARRON, docteur anesthésiste – « CERHUMIP » - Hôpital Necker, Paris

Henri COHEN, chirurgien gynécologue - Institut Mutualiste Montsouris, Paris

Raphaëlle LAUBIE, entrepreneuse « Web 2.0 »

Madame M., patiente douloureuse chronique

Grégoire MOUTEL, responsable de l’Unité de Médecine Sociale - Hôpital Corentin
Celton, Paris

Pierre-Henri PLANQUELLE, médecin - Centre de la douleur - Hôpital Hôtel Dieu, Paris

Brigitte SAMAMA, psychanalyste - Centre de la douleur - Hôpital Hôtel Dieu, Paris

Adam SELAMNIA, cofondateur de l’entreprise en é-santé Sanoia

Gérard THIBAUD, président de l’association « ANDAR »
Une partie importante de l’étude de terrain a été constituée par l'observation directe du
fonctionnement du Centre de la douleur. Nous avons été accueillis au Centre de la manière la plus
naturelle et cordiale. Dans une atmosphère toujours professionnelle et sereine, nous avons pu
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assister, en tant que observatrices extérieures, à quelques « colloques singuliers » entre médecins et
patients ainsi qu’à l’un des ateliers thérapeutiques organisés par le Centre et s'adressant aux patients
affectés par la “fibromyalgie”.
Les colloques singuliers auxquels nous avons assisté ont été de deux types. Lors de la “première
consultation”, le médecin spécialiste de la douleur chronique doit évaluer la nécessité réelle pour un
patient d’être pris en charge au Centre de la douleur. C’est le moment où le médecin formule son
diagnostic et reconnaît le patient en tant que “douloureux chronique”: c’est le début de la prise en
charge médicale d’un patient. Ensuite, les autres colloques constituent le suivi de la thérapie et
s’insèrent dans le parcours de soin proposé par le Centre.
La problématique
Nous avons orienté notre travail autour du fait que le DPP est envisagé à la fois comme un
outil de gestion et comme un outil de soin. Cela se révèle être un point de tension compte tenu du
fait que les logiques et les valeurs attachées au soin ne s’accordent pas nécessairement avec les
impératifs de gestion. Or les choix concernant la forme et le contenu du dossier ne peuvent pas se
faire sans tenir en compte des logiques de sa construction, car celles-ci changent selon la finalité
que l’on décide de donner à l’objet technique.
D’après le porteur de mission, la gestion personnelle du dossier pourrait automatiquement se
traduire dans la participation active du patient au parcours de soin. Au niveau théorique du projet,
ce qui tient ensemble les deux objectifs du DPP, c’est le principe de l’autonomie du patient : la
gestion du dossier et la participation active du patient sont supposées compatibles dans la mesure où
elles rendent toutes deux le patient autonome.
Dans cette vision initiale, les deux
finalités, organisationnelle et thérapeutique, pourraient être en même temps atteintes. Néanmoins,
au niveau de la réalisation de l’outil, les deux objectifs dépendent de la logique d’après laquelle le
logiciel est construit. La gestion de la documentation nécessite la standardisation des données de
santé, tandis que l’engagement du patient dépend de la personnalisation du soin. Or, la compatibilité
entre les deux logiques ne semble pas assurée une fois que l’on observe de plus près le
soubassement théorique du projet, à savoir le principe de l’autonomie du patient. Dans la suite du
rapport, nous montrerons que la gestion du DPP implique une prise de responsabilité de la part du
patient, tandis que sa participation découle de la mise en premier plan de sa condition de
vulnérabilité et de sa dépendance. Le concept d’autonomie n’étant pas le plus adapté en vue de
l’encadrement du projet du DPP, les deux logiques afférant à la standardisation et à la
personnalisation se révèlent, sinon définitivement divergentes, du moins difficiles à articuler.
8
Les axes de réflexion:
Si la standardisation des données médicales est aujourd’hui indispensable pour coordonner
les soins, il est néanmoins vrai que pour le patient ce processus pourrait freiner, voire entraver sa
participation active au parcours de soin. Pour montrer ce conflit entre les différentes logiques
concernant l’utilisation possible du DPP, nous avons décidé de commencer notre analyse en
analysant le présupposé du projet, à savoir le concept de “patient autonome”. Nos axes de réflexion
concernent d’abord le couple autonomie/dépendance que nous essayons de remplacer par le concept
d’auto-normativité emprunté à Canguilhem. Ensuite, nous nous focalisons sur la médecine en tant
que relation “double” caractérisée en même temps par une approche quantitative, le “cure”, et une
attitude d’accompagnement, le “care”. Il nous semble que le DPP, au moins en l’état actuel du
projet, reflète l’existence de cette dualité de registres sous la forme de la divergence entre la
normalisation des données de santé et la perspective d’un engagement du patient dans son propre
parcours thérapeutique, sur lequel le DPP est pourtant censé déboucher.
Recommandation
Notre analyse nous a permis de formuler des recommandations à l’attention de M. Perrot. Au
sein de l’objet technique DPP, la concordance entre la logique de gestion et la logique de soin
apparaît problématique et elle peut être dépassée seulement à travers le choix précis de la finalité
ultime du DPP. Si le but est d’améliorer la coordination entre les soignants, la logique à privilégier
sera celle de la standardisation. Si, en revanche, M. Perrot souhaite faire du DPP un outil
thérapeutique, le projet devra s’intégrer à une approche fondée sur le “care”. Dans ce contexte, il ne
sera pas question de rendre le patient autonome, mais plutôt de l’aider à déployer sa capacité autonormative. C’est pourquoi, nous reviendrons sur la finalité ultime du DPP et sur la nécessité pour le
porteur de mission de faire un choix très clair sur la finalité de cet objet technique.
9
I.
Le “Dossier Porté par le Patient” : la finalité du projet et
les logiques de l’outil numérique
1. Le dossier médical : d’Hippocrate au DPP
En Occident, la médecine telle quelle nous la connaissons, c’est-à-dire un savoir de la maladie
et une pratique médicale autonomisés par rapport à la religion, est née avec les réflexions
d’Hippocrate qui a vécu au Vème siècle avant J.C. en Grèce. Comme il a été remarqué, Hippocrate
a “arraché courageusement la médecine des mains des sorciers des temples et a inauguré avec le
Corpus la transmission écrite du savoir médical”2. Hippocrate était un médecin itinérant qui partait
en quête de connaissances nouvelles sur l'étiologie des maladies. Il se rendait aussi chez les malades
en accédant ainsi à l’intimité de leurs maisons. Aux yeux d'Hippocrate, la recherche et le soin
étaient également dignes : soigner un malade dans sa singularité implique de connaître de la
manière la plus complète possible la manifestation d’une pathologie donnée. D’après la perspective
hippocratique, le savoir médical fait face à deux exigences opposées mais complémentaires :
comprendre la maladie dans sa singularité et dans sa généralité. Comme nous le verrons dans la
suite de cette réflexion, le dossier médical constitue l’illustration concrète de cette double nature de
la pratique médicale.
La maladie étant un phénomène très variable, son étude nécessite une méthode qui permette de
ressaisir le malade dans toute sa singularité. C’est pourquoi le savoir médical nécessite une trace
écrite qui permette au médecin de noter ses observations et de les organiser chronologiquement.
Premièrement, le dossier est donc un aide-mémoire qui sert au médecin lors de la première
consultation avec son patient, mais aussi tout le long du suivi thérapeutique, pour écrire l'histoire de
la santé et les évolutions temporelles de la maladie. Deuxièmement, la fonction du dossier est
essentielle pour la coordination des actions des médecins : il les aide à se concerter. Entre le
médecin généraliste et le spécialiste, le médecin et l'infirmière, mais aussi entre les travailleurs
sociaux et l'administration qui vise à garantir la gestion et le financement des traitements, c’est ce
document qui permet le partage des informations.
En effet, le dossier permet de « photographier » le caractère évolutif de la maladie, c’est
pourquoi le diagnostic et le suivi des traitements médicaux ne peuvent pas se concevoir
2
NÔEL, Didier, L’évolution de la pensée en éthique médicale, Connaissances et Savoirs, Paris 2005, p. 7.
10
indépendamment de contingences concrètes (la distance, l’espace et le temps) qui peuvent retarder
voir entraver la visite médicale.
Depuis l'époque grecque la médecine a changé sous de nombreux d’aspects et de nos jours
c’est le malade qui se rend chez le médecin plutôt que le contraire. Cependant, leur
rencontre nécessite toujours des outils pour en faciliter le déroulement.
Le dossier apparaît
d’autant plus essentiel aujourd’hui qu’il déborde très largement l’organisation concrète de la
relation entre les médecins et les patients, pour concerner de nombreux aspects des systèmes de
santé. Aller chez le médecin signifie désormais entrer dans un environnement (cabinet, hôpital ou
institut, aussi bien dans le privé que dans le public) qui est partie intégrante d’une certaine
organisation de la santé au sein de nos sociétés, et qui relève d'une vision culturelle et politique. Le
dossier médical a changé en se voyant confier des tâches qui ne concernant pas seulement la santé
du patient mais aussi d’autres questions : les informations médico-légales, l'épidémiologie,
l'évaluation des pratiques médicales, la création des cas types pour l’enseignement de la médecine,
la recherche biomédicale.
L’on peut donc s'arrêter sur la définition du dossier médical : il s’agit de « l'ensemble des
informations médicales, soignantes, sociales et administratives, qui permettent d'assurer la prise en
charge harmonieuse et coordonnée d'un patient en termes de soins et de santé par les différents
professionnels qui en assurent la prise en charge. C'est à partir du dossier que l'on assure la
traçabilité de la démarche de prise en charge et c'est à partir de vues différentes des données qu'il
contient que l'on élabore des bilans d'activité et des travaux de recherche »3. Le dossier médical
contient par conséquent des informations hétérogènes dans la mesure où il centralise les données de
l’entretien du médecin et du patient, celles du discours du patient, les données textuelles structurées
(par exemple, les données d’Etat civil), les données des examens cliniques. Dans ce dernier cas, les
données peuvent être quantitatives ou bien qualitatives ; en outre, elles peuvent apparaître sous la
forme d’images (statiques ou dynamiques) ou de sons. L'hétérogénéité des informations relève du
fait que celles-ci passent non seulement par les échanges verbaux ou textuels mais, grâce aux
avancées technologiques, par le biais des dispositifs techniques (photographiques, sonores et
mathématiques). Compte tenu de cela, le patient n’est pas toujours capable de comprendre la
documentation dans sa globalité. L’accessibilité au dossier ne va pas toujours de pair avec
l'accessibilité du dossier. Il s’agit d’un thème complexe qui touche à la compréhension du contenu
(aspect culturel) et à la légitimité de l’accès (aspect déontologique et normatif).
3
Source: Wikinu Santé Publique, espace ouvert en collaboration avec les UFR de médecine qui enregistrent et
partagent leurs cours. Présentation en Power Point rédigé par F. Kohler disponible à l’adresse http://www.uvp5.univparis5.fr/WIKINU/apropos.htm .
11
L’informatisation de la documentation médicale change la notion de l'accessibilité. Parmi
les dossiers en format numérique, on trouve les “dossiers-professionnels” gérés par le médecin ou
par l’établissement de santé, ou encore le Dossier Médical Personnel (DMP) à l’usage partagé des
soignants et des patients. Dans les deux premiers cas, le dossier est constitué pour chaque patient.
Dans les faits, il existe un dossier par médecin (généraliste, spécialiste), par établissement et par
service aussi. L'extrême prolifération de ces dossiers n’a pas amélioré le système de santé en raison
du fait que les dossiers sont souvent cloisonnés et que leur lecture révèle des incohérences ou des
lacunes. Comme déjà annoncé dans l’introduction, le Dossier Médical Personnel avait été conçu
justement dans l’intention de centraliser une fois pour toutes les données de santé du patient
éparpillées dans une quantité des dossiers singuliers. L’usage du DMP concerne les professionnels
et les patients, c’est pourquoi on l’appelle aussi “dossier-partagé”. Le déploiement du DMP a été
rendu possible par des changements dans l’accès à la documentation médicale, dont nous
esquisserons les détails dans la deuxième partie du rapport.
Le projet du Dossier Porté par le Patient renvoie à cette problématique des transformations
concernant les conditions d’accessibilité des données de santé par les patients. Son intitulé met en
lumière sa spécificité : étant donné que le DPP sera un logiciel dont la création, la rédaction et la
mise au jour seront à la charge du malade, le rôle du médecin devient ainsi celui de “lecteur” qui
était auparavant dévolu au patient. Au premier abord, il s’agit presque d’un retournement des rôles
dont il est nécessaire évaluer les implications. Pour ce faire, le nom du dossier constitue un point de
départ intéressant dans la mesure où le verbe “porter” est polysémique et fait signe vers les enjeux
multiples du projet.
« Porter » évoque d'abord l’expression « se porter » indiquant l’état physique de quelqu’un.
A ce propos, la citation suivante de l’écrivain Jean Paulhan nous rend service : Je ne souffre qu’aux
moments où je me tiens debout, où je me porte, comme disent très bien les gens. “Comment vous
portez-vous? - Ah, j’ai du mal à me porter”.4 Ici, le verbe “porter” indique le ressenti subjectif de
quelqu'un face à sa propre condition physique. Plus précisément, « se porter mal » signifie supporter la douleur. Il s’agit alors d’une image indiquant à la fois une condition physique et le ressenti
subjectif lui correspondant. Le patient peut être défini comme une personne qui se porte mal dans le
sens qu’il sup-porte une douleur. Cette expression est particulièrement idoine pour rendre compte
de la condition des malades dits « douloureux chroniques » auxquels s’adresse le projet du DPP. Ce
n’est pas un hasard si l’un des syndromes la plus diffusés dans ce contexte clinique, la
PAULHAN, Jean, Les Douleurs imaginaires, dans Ibidem, Autour des “Fleurs de Tarbes”, Gallimard, Paris 2011, p.
416.
4
12
“fibromyalgie”5, est souvent associé à la figure du titan Atlas condamné à jamais par Zeus à porter
sur son dos le globe céleste.
Toutefois, dans le cas du projet du DPP, le verbe « porter » garde aussi sa signification
matérielle et il indique l’acte de « porter le dossier » touchant aux questions administratives et
gestionnaires du parcours de soin. Traditionnellement, cet acte était à la charge des professionnels et
des institutions de santé. Or, le DPP vise à mettre le patient dans une situation nouvelle en lui
donnant la possibilité de porter le dossier en tant que seul gestionnaire de celui-ci. Le malade
deviendrait ainsi le porteur non seulement de ses douleurs mais aussi des données qui en
témoignent. Puisque, comme nous l’avons dit, de nos jours c’est le patient qui se rend chez les
soignants, c’est lui qui constitue le véritable le lien parmi eux. En portant le dossier médical, le
malade serait le moyen de communication entre ces soignants qui travaillent souvent au sein des
structures détachées et sur des temporalités différentes.
Cependant, l’originalité du DPP réside aussi dans un autre aspect : les données de santé qu’il
recueillera seront rédigées en ligne et ainsi stockées sur des supports informatiques. Nous
consacrerons à cet aspect du projet la deuxième partie du rapport qui se focalisera sur les questions
de l’e-santé. Remarquons simplement pour l’instant que le patient ne sera donc pas le seul porteur
du dossier médical. Les données seront enregistrées sur des serveurs installés physiquement ailleurs
que dans les cabinets médicaux ou les institutions de santé. Il est important de souligner que les
données du patient ne seront pas stockées sur une puce électronique (par exemple, la Carte Vitale)
ni sur une clé USB : l’acte de porter le dossier est alors à encadrer dans une situation de
dématérialisation des données dont on peut se demander dans quelle mesure elle n’affaiblit pas la
maîtrise complète de leur gestion.
2. Le présupposé du projet : le « patient autonome »
A ce stade de notre réflexion, nous pouvons introduire la troisième acception du verbe
« porter » sur laquelle le DPP s’appuie : en tant que projet, il est « porté » par une certaine vision de
la médecine. Autrement dit la finalité du projet, à savoir le gain d’autonomie dérivant de la gestion
du dossier par le patient lui-même, est à son tour « portée » par des représentations et des valeurs
touchant la médecine. Le présupposé qui « porte » le DPP est résumé par l’expression « autonomie
du patient » qui a été souvent évoquée dans les entretiens que nous avons eus avec le porteur de
mission.
5
Du latin fibra, « filament », du grec ancien myos, « muscle », et du grec ancien algos, « douleur ».
13
D’ailleurs, la notion de « patient autonome » est le pivot d'un discours qui trouve
actuellement un large consensus dans le monde de la santé au sens large, parmi les soignants et les
patients, les managers et les chercheurs. L'autonomie constitue la finalité ultime du projet, mais
aussi un idéal fixé a priori censé conférer au projet la légitimité nécessaire à sa réussite. Nous
reviendrons sur cet aspect dans la troisième partie du rapport ; ce qui est à retenir est le
raisonnement initial du porteur de mission ayant affaire avec le soubassement du projet.
D’après Monsieur Perrot, les dysfonctionnements des institutions de santé minent en ses
fondements mêmes la capacité d’autonomie des patients. En revanche, le dépassement d’une série
d’obstacles de type gestionnaire et administratif se traduirait pour les patients par un gain
d’autonomie personnelle. Le DPP devrait être un outil capable de rendre le patient autonome tout en
le faisant devenir le porteur de son propre dossier médical. Dans cette perspective, « autonomie »
signifie donc « autonomie du patient » à l’égard du corps soignant et des institutions de santé qui
n’arrivent pas à garantir l’archivage, la centralisation et le partage de leurs données de santé.
L’assomption individuelle d'une tâche qui auparavant incombait aux médecins ou à l'institution
hospitalière (aux institutions de santé au sens large) apporterait un gain d'autonomie : celle-là
devrait à son tour permettre l’amélioration des soins dans un double sens, à la fois gestionnaire et
thérapeutique.
Un détour par la philosophie de Michel Foucault (1926-1984) n’est pas inutile ici. En effet,
la possibilité d’assumer un regard critique lorsque l’on examine le champ de la médecine a été au
cœur des études de Foucault, qui était intéressé à dégager les « conditions de possibilité de
l’expérience médicale telle que l’époque moderne l’a connue ».6 Ses intuitions nous aident à
repenser le présupposé qui porte le projet du DPP, à savoir la nature du processus d’autonomisation
du patient au regard des médecins et des institutions de santé dans la gestion de sa documentation
médicale. En effet, l’approche foucaldienne permet d’analyser l’organisation du savoir médical (sur
les plans à la fois théorique et pratique) selon une perspective historique qui tienne compte des
transformations sociales advenues. D’après le philosophe, la manière dont une société, à une époque
donnée, organise son rapport à la maladie et aux malades est déterminée par une certaine manière
de « spatialiser » et de « verbaliser » le pathologique. A la charnière des XVIIIe et XIXe siècles,
soutient Foucault, nous sommes entrés dans une vision où c’est l'expérience dite « clinique » qui se
présente comme le fondement de l’expérience médicale. L'affirmation de la clinique en tant que
paradigme de la médecine soutient que « l'objet du discours est un sujet : il est possible de tenir un
discours scientifique sur l'individu ». 7
6
7
FOUCAULT, Michel, Naissance de la clinique, Presses Universitaires de France, Paris 2012, p. 18.
Ibidem, p. 12
14
A ce propos, il est intéressant de rapporter ce que Foucault écrit sur la pratique du « colloque
singulier » : cette rencontre fait partie des changements récents de la médecine et il est le reflet de
l’idée que la clinique est « un contrat singulier et un pacte tacite passé d'homme à homme ».8 Le
philosophe soumet à la critique la prétention d'objectivité et de neutralité de l'approche clinique de
la maladie : il s'agit en réalité d’un changement de paradigme de la médecine et il est donc destiné à
ne pas durer. Le point central de cette approche consiste en une « spatialisation » de la maladie
dans le corps du patient : la clinique anatomo-pathologique conçoit en effet la maladie à partir du
concept de lésion organique ; on peut peur en repérer les effets dans l’épaisseur des corps, ce que
l’ouverture des cadavres chère à Bichat doit confirmer. Si pour nous cela est une tautologie,
Foucault constate au contraire qu’il s'agit d'une conquête de l'époque moderne (fin XVIIIe siècle).
Pour la première fois dans l'histoire, le corps fait l'objet d'un discours qui se veut neutre car il
s'appuie sur des données scientifiques délivrées par des observations méthodiquement et
techniquement conduites. Dans la perspective de notre travail d'analyse, il est tout à fait
remarquable que, pour éclairer cette thèse, Foucault choisisse de citer un passage, extrait d'un
ouvrage scientifique du docteur Sournia concernant justement le dossier médical :
« Pour pouvoir proposer à chacun de nos malades un traitement parfaitement adapté à sa maladie et à lui-même, nous
cherchons à avoir de son cas une idée objective et complète, nous rassemblons dans un dossier qui lui est personnel …
la totalité des renseignements dont nous disposons sur lui. Nous l'observons de la même manière que nous observons les
astres ou une expérience de laboratoire. »9
Ainsi, le dossier médical peut être considéré comme l'une des expressions paradigmatiques
de la « clinique ». Cet outil semble être la manifestation à la fois de la scientificité de la médecine et
de la neutralité du rapport entre le médecin et le patient. Ce rapport est aussi considéré comme le
positionnement moralement bon de la « clinique » et le moteur primordial de la pratique médicale :
le présupposé de Monsieur Perrot semble s'inscrire dans cette vision où le dossier serait le signe du
présupposé d’après lequel le rapport médecin/patient n'a pas besoin d'autre chose que de la
confiance du premier et des compétences du second. Dans cette vision, le dossier médical
représente la neutralité de la relation de soin et la gestion autonome de la part du patient en est la
conséquence naturelle. Néanmoins, Foucault a observé que la relation de soin s'inscrit dans des
dynamiques sociales.
« Pour que l'expérience clinique fut possible comme forme de connaissance, il a fallu toute une réorganisation du
champ hospitalier, une définition nouvelle du statut du malade dans la société et l'instauration d'un certain rapport entre
8
9
FOUCAULT, M., op. cit., p. 13
SOURNIA, J.-Ch., Logique et morale du diagnostic, Paris 1962, p. 19
15
l'assistance et l’expérience, le secours et le savoir : on a du envelopper le malade dans un espace collectif et
homogène. »10
Le diagnostic foucaldien est confirmé par la présence d’autres acteurs au sein du monde de la santé,
tels que les laboratoires de recherche et les entreprises. Si la relation médecin/patient ne peut
jamais se considérer « autonome », à savoir indépendamment des institutions, cela est d’autant plus
vrai pour le patient considéré singulièrement. Il s’agit alors de problématiser la finalité du projet de
Monsieur Perrot, à savoir l’autonomie de la personne malade, à travers l’analyse plus approfondie
de l’outil dont il envisage la réalisation.
3. Le soin et les logiques du DPP
Deux logiques différentes seront impliquées par l’usage du DPP car celui-ci est conçu en
tant qu’un outil dont la logique sous-jacente est à la fois gestionnaire et thérapeutique. Or une fois
explicitée la finalité du DPP, à savoir l’autonomie « pure » du patient, la compatibilité de ces deux
objectifs n’apparaît pas garantie. Nous l'avons déjà évoqué : les objectifs de la gestion de la
documentation et de la participation du patient à son parcours de soin devraient bénéficier au même
titre de l’informatisation du dossier et de sa rédaction par le patient, tel est le présupposé du projet
du DPP. Néanmoins, ces dimensions touchent à deux logiques divergentes, c'est-à-dire la
standardisation des informations médicales d’un côté et la personnalisation de la thérapie de l’autre.
C’est pourquoi elles peuvent rentrer en conflit au détriment de la bonne réussite du projet.
Notre but est de montrer que le télescopage possible entre la logique de la standardisation et
celle de la personnalisation conduit à penser que l'autonomie du patient n'est pas le bon
positionnement pour orienter le lancement du projet du DPP. Il s’agit donc d’esquisser d'autres
concepts et d’autres valeurs qui sont en jeu dans ce projet, situé au carrefour entre les réflexions
d’éthique médicale et les enjeux entrepreneuriaux de l’e-santé. Il est nécessaire de prendre en
examen les deux logiques (la standardisation des données et la personnalisation du soin) pour
montrer qu’il existe bien une tension entre l’objectif gestionnaire et l’efficacité thérapeutique. La
divergence entre les deux logiques du DPP se manifeste dans le constat que la standardisation et la
personnalisation font référence à deux aspects du soin, l'un qui concerne l'aspect quantitatif des
traitements médicaux, l'autre qui est lié plutôt à la qualité des soins.
C'est le psychanalyste anglais Donald Winnicott (1896 - 1971) qui a fait jour sur le sens
profond de la médecine en tant que relation de « soin ». La richesse de la médecine réside en ceci
qu’elle est à la fois une démarche techno-scientifique, résumé par le mot anglais cure, et une
10
FOUCAULT, M., op. cit., p. 270.
16
attitude relationnelle basée sur la confiance, évoquée, elle, par le mot anglais care. Dans le cadre de
notre travail, il convient de retenir de l’analyse de Winnicott que « l’oubli de la part relationnelle du
soin pourrait annuler les effets bénéfiques du traitement ».11 Il y a une interaction entre le cure et le
care mais ces deux pans de la médecne suivent néanmoins des logiques différentes : au cœur de la
médecine, il y a donc un noyau conflictuel auquel le DPP fait écho en se présentant comme un outil
nécessaire pour le cure aussi bien que pour le care. Au niveau de la conception du projet, les deux
volets semblent ne pas poser de problèmes : en revanche, dans la réalisation technique de l’outil, les
nécessités du cure peuvent ne pas s’accorder avec celles de la relation de care.
A l'instar de la relation de soin parental, observe Winnicott, la relation de soin médical
devrait « fournir un milieu apte au développement d'une relation de holding ».12 Le choix du terme
anglais « to hold » nous ramène à l'éventail des significations du verbe « porter » proposé plus haut.
Notre étude de terrain nous a permis de reconnaître dans le contexte hospitalier du Centre de
la douleur les caractéristiques de l'approche de holding. Pour saisir la spécificité du DPP, il faut en
effet considérer qu’il sera utilisé par les malades dits « douloureux chroniques », dont la passivité à
l’égard du suivi de la maladie affaiblit la qualité du parcours de soin. Il est essentiel alors de
personnaliser la prise en charge médicale, à savoir de donner la possibilité au patient d’interagir
avec l’équipe soignante. Dans le cas de la douleur chronique, l’approche du soin relève du care, du
holding car il s’agit d’aider le malade à « porter » ses douleurs.
Dans ce contexte clinique, tous les éléments du parcours de soin sont à reconsidérer :
l’efficacité des traitements médicaux, la relation médecin/patient et plus généralement celle
soignants/patient, le concept de « santé », l’interaction corps/esprit et celle douleur/souffrance. La
chronicité de la douleur empêche les médicaments de guérir complètement les malades ; la douleur
prend la forme de la maladie elle-même et oblige les patients à faire usage des médicament très
forts. Les rôles respectifs des soignants et des patients sont ainsi déterminés le statut de la douleur
qui oblige les uns à se mettre à l’écoute des soignés, tout en contraignant les autres à rentrer dans un
parcours de soin long et quotidiennement maintenu grâce aux indications des soignants.
Ce qui est difficile dans le diagnostic aussi bien que dans le suivi des patients douloureux
chroniques est le statut de visibilité de leur maladie. La douleur n'est pas un symptôme mais une
maladie à part entière qui cependant ne présente pas de données biologiques objectivement
mesurables, ce que l'on appelle les “biomarqueurs”. Cela signifie que le médecin ne peut pas
formuler son diagnostic en fondant ses évaluations sur des données objectives et spécifiques. En
revanche, il doit tenir en compte d’une série des données différentes qui peuvent être extraites à la
11
12
MARIN, Claire, WORMS, Frédéric, (sous la direction de), A quel soin se fier?, PUF, Paris 2014, p. 9.
Ibidem, p. 15
17
fois des examens scientifiques et de l'expérience singulière du patient qui l'exprime à l'oral lors des
rencontres avec les soignants.
Dans ce cadre, nous ne sommes pas loin des considérations concernant l'éthique du care
développées surtout aux États-Unis par Gilligan et Tronto.13 La notion de holding s'insère dans cette
perspective philosophique qui met au premier plan la vulnérabilité du sujet malade et l’état de
dépendance qui façonne, d'une manière plus ou moins aiguë selon les cas, la vie d’un individu. Le
caractère spécifique de la douleur chronique, à savoir l'absence de biomarqueurs, en fait une
pathologie nécessitant un parcours de soin fondé sur le care. D'après cette logique, le DPP devrait
faire toute sa place au ressenti du malade, qui constitue effectivement l'une des sources essentielles
pour la formulation du diagnostic.
Par ailleurs, « l'invisibilité » de la douleur engendre chez les malades un complexe besoin de
reconnaissance : leur statut de malade étant difficile à être légitimé, pour l'amélioration de la qualité
de soin le DPP devra aider les patients dans leur quête de reconnaissance à la fois personnelle et
sociale. En outre, Monsieur Perrot veut faire du DPP un outil de gestion qui donnera la possibilité
d'archiver au même endroit les données du patient. La centralisation qui en résultera permettra
d'alléger les démarches administratives, l'un des obstacles les majeurs au bon déroulement des
traitements médicaux. Un dossier complet et mis au jour régulièrement permettrait d'éviter la
redondance des informations, les examens-doublons, la fragmentation de l'histoire médicale des
patients.
Dans le cadre du Centre de la douleur, tous ces problèmes ont une importance qui ne peut
pas être sous-estimée car les médecins travaillent en équipe et les patients sont suivis pendant des
périodes qui vont du moyen au long terme. Un point fondamental à remarquer est que les malades
ne peuvent pas se rendre d’une manière autonome au Centre de la Douleur : une lettre de
présentation du médecin généraliste est obligatoire afin que le malade obtienne un rendez-vous pour
une « première consultation » à la suite de laquelle les médecins spécialistes de la douleur lui
accorderont peut être la prise en charge médicale. Cet horizon d'action a affaire avec l'emploi du
temps des généralistes aussi bien que des spécialistes : ces professionnels travaillent le plus souvent
dans des structures différentes et détachées, c'est pourquoi leur communication n’est pas assurée.
Elle a besoin d'un langage commun et simple pour se poursuivre dans l'intérêt primordial de ne pas
laisser le patient seul et dans une attente trop longue. Pour accomplir cette tâche, le DPP devrait
suivre une logique de cure qui peut rentrer en conflit avec le care.
13
GILLIGAN, Carol, Une voix différente, Champs-Flammarion, Paris 2008; TRONTO, Joan, Un monde vulnérable,
Ed. La découverte, Paris 2009
18
Nous pouvons observer que le projet du DPP constitue un point d'observation privilégié sur
le décalage existant entre la dimension du care et celle du cure. En effet, s’il est construit selon une
logique de gestion, l’outil devra contenir des données standardisées. La communication médicale
doit répondre à certaines normes et critères de rédaction afin que la documentation soit
compréhensible et accessible par les soignants. Le patient étant le porteur du dossier, la
standardisation des informations de santé sera donc à sa charge. Mais l'acte de transcription des
données ne va pas de soi. Il est vrai que ces informations concernent directement le patient dans la
mesure où elles « parlent » de son état physique : il est par conséquent essentiel d’avoir permis au
patient l’accès à son propre dossier médical. Les données médicales sont une sous-catégorie des
données personnelles et dans ce sens le patient incarne, pour ainsi dire, les données du DPP. Mais la
qualité des données est très variée et peut se révéler inaccessible à sa compréhension : le patient
peut se sentir effrayé ou bien désorienté. Tout simplement, un patient peut ne pas se reconnaître
dans les données qui pourtant parlent de ce qu’il lui tient plus au cœur, c’est-à-dire son état de santé.
Les états émotionnels du porteur du dossier doivent être pris en compte car un patient qui se sentira
mal à l'aise avec les données ne pourra pas assurer la rédaction et ainsi la bonne gestion du DPP.
Avant de poursuivre notre analyse en examinant plus avant les deux logiques du DPP, celle
de la gestion et celle du soin, il faut éclairer l’existence d’une troisième logique. Au-delà des deux
objectifs du porteur de mission, il faut en effet évaluer celui du partenaire privé du projet,
l’entreprise en e-santé Sanoia. Chargée de la construction du DPP, Sanoia a été présenté comme « le
technicien » mais, quant à la finalité ultime du projet, sa présence n’est pas neutre. En effet,
l’entreprise garantira la gratuité de l’outil dans la mesure où elle s’accordera avec des laboratoires
de recherche auxquels elle transmettra les données de santé. Dans cette perspective, le DPP devra
répondre aux critères d’analyse scientifique demandés par le travail de recherche. Au-delà de son
utilisation au Centre de la douleur, ce projet devra donc nécessairement tenir compte des exigences
de la recherche dès lors que les laboratoires seront les utilisateurs des données collectées dans les
DPP, et que Sanoia devra leur garantir la fiabilité et l’exploitabilité de ces données.
19
II.
Le nouveau domaine de l’e-santé
1. Le « patient expert » et les nouvelles responsabilités en médecine
Le terme de “e-santé” (ou e-health, en anglais) désigne, de façon générale, « l’application
des technologies de l’information et de la communication à l’ensemble des activités en rapport avec
la santé »14. L’e-santé concerne les applications les plus diverses : la télémédecine, les dossiers
médicaux numériques, la domotique etc. Les avancées réalisées dans ce nouveau domaine de la
technoscience promettent la résolution de plusieurs problèmes liés au monde de la santé
contemporaine, notamment la gestion de la dépendance et la diffusion de plus en plus importante
des maladies chroniques.
Néanmoins, il faut considérer que l’utilisation des nouvelles technologies en médecine
influencera nécessairement la pratique médicale au quotidien, et la présence d’autres acteurs,
notamment les entreprises privées d’e-santé, modifieront les relations entre les professionnels de
santé et les patients.15 En effet, les enjeux de l’e-santé sont nombreux et concernent l’économie,
avec l’émergence d’un marché spécifique, mais aussi les rapports sociétaux, à travers la
modification de l’organisation des soins. Dans le cadre de ces modifications, on assiste aujourd’hui
au surgissement d’une nouvelle figure, celle du « patient expert ». Il s’agit d’un malade, souvent
chronique, qui, à travers l’expérience prolongée de la maladie, mais aussi grâce à la facilité avec
laquelle on peut accéder aujourd’hui à des informations médicales, via les nouvelles technologies et
les réseaux en ligne, a développé une véritable expertise autour de sa pathologie.
Les « patients experts » s’organisent souvent dans des associations de patients où ils peuvent
échanger leurs expériences et leurs connaissances autour de la maladie. Cette connaissance partagée
permet aux patients de se détacher de la traditionnelle relation paternaliste avec le médecin, et de
revendiquer leur droit de parole dans les choix thérapeutiques les concernant. Leur but est celui de
devenir « acteurs » de leur santé, c’est-à-dire d’avoir la possibilité de participer activement au
parcours de soin, en acquérant une certaine « autonomie » au regard de l’expertise médicale. Le
projet du DPP voudrait répondre à cette exigence d’autonomie des patients chroniques en confiant
la gestion des données médicales personnelles au patient lui-même. Néanmoins, il nous semble que
l’équation entre la gestion personnelle du dossier et un gain d’autonomie pour le patient ne soit pas
aussi linéaire. La rédaction d’un dossier de santé comporte une approche de l’écriture extrêmement
14
15
https://lemondedelaesante.wordpress.com/2011/10/24/la-e-sante-tentative-dune-definition-et-de-ses-perimetres/
Cf. http://www.rencontres-esante.fr/
20
rigide. En acceptant de créer son dossier numérique, le patient accepte de se charger de la
transcription d’une série d’informations que ne doivent pas être altérées : il s’agit d’un acte presque
impersonnel dans la mesure où le patient doit introduire dans son dossier des informations
quantitatives dont l’exactitude est incontournable. Le projet du DPP comporte l’assomption, par le
patient, d’un rôle administratif qui demande de l’attention, de la rigueur, une bonne mémoire et
aussi un engagement au quotidien pour garantir l’actualité du dossier. Dans cette perspective, le
malade deviendra le principal gestionnaire des informations concernant son état de santé, ce qui le
contraindra à assumer de nouvelles responsabilités qui nécessitent d'être définies.
Lors de nos entretiens, nous nous sommes confrontées à la vision que les entreprises de l'esanté ont de cette responsabilité. A ce propos, une comparaison nous a été faite entre l'usage du
DPP et la conduite d'une voiture. A l'instar d'un automobiliste qui répond des conséquences dérivant
de sa conduite, le patient est, en tant que rédacteur, le seul responsable de ce qu'il écrit dans le DPP.
Dans les deux cas, en reportant la responsabilité pour les conséquences sur l’individu isolé
(l’automobiliste ou le patient), on oublie que la structure technique de l'outil en façonne l'usage.
Cette problématique dite de la « non-neutralité » de la technique (la technique a une dimension
normative, elle oriente de façon performative les comportements et les représentations), a été
abondamment développée par la philosophie et la sociologie des techniques depuis les années
1970. L’objet technique n’est pas neutre, il est porteur de valeurs.
A partir de cette perspective, restreindre la responsabilité à l'usage que le patient fait du DPP
nous paraît relever d’une position naïve. Le DPP peut être porteur d’une finalité de gestion exigeant
la standardisation des données collectées, au détriment de la libre rédaction par le patient de son
dossier. En outre, il ne va pas de soi que tout patient soit expert au point de pouvoir toujours
comprendre le contenu de ce qu’il saisit, ni qu’il ait l’envie de prendre en charge une tâche qui peut
se révéler lourde et compliquée. Dans ce cas, l’outil risque de devenir un instrument de
discrimination, car la prise en charge médicale pourra être façonnée par l’usage que chaque patient
fait de son DPP. C’est pourquoi nous pensons que les soignants qui accepteront d’utiliser le DPP en
tant qu’outil de gestion, devrons considérer la marge potentielle d'erreurs commise dans la
rédaction, mais aussi le fait que le patient puisse en suspendre la rédaction, ou bien même qu'il se
refuse à l'utiliser.
Si le but est celui d’encourager l’autonomie du patient, il faut que cela ne se réduise pas
uniquement à une prise de responsabilité, par le malade, de la gestion de la documentation ; il
conviendrait, au moins, de s’assurer que cette responsabilité soit partagée avec le soignant. Ce
dernier devra alors s’engager à sensibiliser le patient au bon usage de l’outil, en offrant tous les
21
renseignements dont ce dernier a besoin quant à la rédaction du contenu et aux modalités de son
fonctionnement.
Dans la conclusion du rapport, nous reviendrons sur la nécessité d’une démarche
d’éducation thérapeutique et de collaboration entre le soignant et le patient, préalable à la réussite
du projet du DPP. Maintenant, nous voudrions nous focaliser sur d’autres aspects concernant le
rapport entre le projet du DPP et les enjeux de l’e-santé, notamment celui du stockage et du
traitement des données.
II. Les enjeux de la numérisation des données de santé
Dans le contexte de l’e-santé, l’expertise acquise par le patient ne touche pas seulement les
aspects concernant sa pathologie, mais aussi, d’une manière plus générale, la capacité à faire usage
des nouvelles technologies liées au domaine médical. C’est pourquoi les entreprises de l’e-santé
utilisent l’expression de « patient 2.0 », laquelle indique un patient « connecté » dans un double
sens. Il s’agit premièrement d’un patient qui repère en ligne les informations dont il a besoin ;
deuxièmement, l’expression désigne un patient physiquement « branché » aux dispositifs issus de la
télémédecine.
La Loi n° 2009-879 du 21 juillet 2009 ainsi que le décret du 19 octobre 2010 définissent la
télémédecine comme « une forme de pratique médicale à distance utilisant les technologies de
l’information et de la communication. Elle met en rapport, entre eux ou avec un patient, un ou
plusieurs professionnels de santé, parmi lesquels figure nécessairement un professionnel médical et,
le cas échéant, d’autres professionnels apportant leurs soins au patient. Elle permet d’établir un
diagnostic, d’assurer, pour un patient à risque, un suivi à visée préventive ou un suivi postthérapeutique, de requérir un avis spécialisé, de préparer une décision thérapeutique, de prescrire
des produits, de prescrire ou de réaliser des prestations ou des actes, ou d’effectuer une surveillance
de l’état des patients ».16
Les objets « téléconnectés » permettent la communication à distance de données médicales
entre le patient et ses soignants. Il s’agit, en effet, d’un transfert automatique : l’objet technique
mesure des paramètres biologiques, comme par exemple le niveau d’insuline chez un patient
diabétique, et les envoie, dans le temps le plus court possible, à un professionnel de la santé chargé
du suivi de ce patient. Ce qui différencie les objets connectés du DPP est le fait que, dans le cas de
ce dernier, le transfert des données ne sera pas effectué de façon automatique : la centralisation et
16
http://www.ars.nordpasdecalais.sante.fr/Definitions-et-benefices-de-la.130579.0.html
22
la communication des données ne seront possibles que si le patient en assure la rédaction efficace et
en autorise la consultation. Le DPP sera probablement construit sur le modèle d’une fiche médicale
déjà disponible en ligne, créée par l’entreprise en e-santé Sanoia. Cette fiche, pensée pour les
malades atteints de polyarthrite rhumatoïde, a la forme d’une application numérique permettant
d’entrer sur un fichier en ligne les données médicales des patients. La fiche est composée de
plusieurs cases qui permettent de classer les données médicales : l’on trouve par exemple la case
« vaccins », « hospitalisations », « allergies », etc. L’application est gratuite et anonyme et pour y
accéder le patient doit utiliser une clé d’accès appelée ISAN (Identifiant Sécurisé Anonyme) qui est
automatiquement générée lors de l’inscription sur le site de Sanoia. Ce type de fiche offre au patient
la possibilité d’effectuer personnellement la numérisation et la centralisation de ses données
médicales, en permettant ainsi de dépasser ce qui semble être la raison principale de l’échec du
dossier médical numérique, le DMP, à savoir le manque de temps des professionnels de la santé.
Néanmoins, une autre caractéristique très importante différencie les fiches de l’e-santé des
autres moyens de centralisations de données, et elle concerne le stockage de ces données. Le
stockage, en effet, ne se fait pas sur un support « porté » physiquement par le patient (ou par le
médecin) tel que la carte vitale ou une clé-USB : les informations sont en effet transférées sur des
serveurs installés physiquement ailleurs que dans le cabinet du médecin. Ainsi, le patient gagne la
possibilité d’administrer lui-même ces données, mais il perd celle de maîtriser la documentation
dans la mesure où il ne détient pas le support physique sur lequel les données sont archivées. Afin
qu’il soit conscient de toutes les implications de son action, le patient devrait donc bien saisir que
l’acte de porter le dossier médical est à replacer dans un processus plus général de dématérialisation
des données médicales, qui peut non pas renforcer mais au contraire affaiblir sa capacité à les
contrôler réellement.
Dans ce sens, la numérisation des données médicales incite à prendre en considération
divers enjeux, notamment les restrictions dues au principe du secret médical et à la protection de la
vie privée des patients, ainsi que le traitement et l’exploitation de ces données. Dans ce contexte,
l’interaction entre une pluralité d’acteurs, dont l’articulation des intérêts peut devenir
problématique, devient l’un des enjeux essentiels de l’évolution des systèmes de santé, ce qui n’est
pas négligeable lorsque l’on s’interroge sur la construction d’un dossier numérique géré par le
patient.
Partout dans le monde et notamment en France, l’accumulation d’un grand nombre de
données de santé a fait naître, à partir des années 2000, la demande formulée par plusieurs
organismes (complémentaires de santé, laboratoires de recherche etc.) d’avoir accès aux
23
informations médicales des citoyens. Cela s’insère dans un mouvement plus vaste que l’on appelle
Open Data. En France, la volonté d’ouvrir l’accès aux données de santé a conduit à la création de
l’Institut des données de santé (IDS). Depuis 2012, cet Institut a élargi l’accès aux données de santé
à tous les acteurs intéressés, le but étant d’améliorer la gestion du risque maladie, dans un double
sens : maîtriser les dépenses en matière de santé et améliorer la gestion de la santé publique en
donnant accès aux données, afin de faire avancer la recherche. Dans ce cadre, l’on trouve aussi un
autre organisme, la « Commission Nationale Informatique et liberté » (CNIL) qui, pour sa part,
s’occupe de garantir que les données restent anonymes et qu’il ne soit pas possible, à travers leur
traitement, de remonter à l’identité du patient. Nous voyons donc que la dématérialisation des
données s’inscrit dans un contexte socio-politique extrêmement large et complexe, dans lequel le
critère du bénéfice au patient doit composer avec d’autres enjeux avec lesquels il ne s’accorde pas
nécessairement.
Il convient de souligner que, dans le cas de la fiche Sanoia, les données rédigées par le
patient seront ensuite utilisées par des laboratoires à de fins de recherche. En effet, la gratuité du
service est garantie par le fait qu’il est financé par ces laboratoires. Compte tenu de cet objectif, il
apparaît essentiel que ces données soient renseignées selon certains critères standard qui permettent
leur traitement à travers l’utilisation de méthodes de calcul distribué. Pour cette raison, si le DPP
est construit sur le modèle la fiche Sanoia, on peut imaginer qu’il devra répondre aux mêmes
critères de standardisation. Or, ces critères peuvent s’accorder très bien avec la finalité
administrative et celle de recherche. En revanche, la standardisation pourrait soulever des
problèmes au regard de la personnalisation du soin, à savoir la possibilité pour les soignés de
s’approprier d’une manière active et motivée le parcours thérapeutique. En effet, l’acte de
standardiser les informations médicales impose une forme de normativité commandée par la
technique, et cela risque de mettre de côté la subjectivité du patient, c’est-à-dire l’expression de son
ressenti concernant l’expérience de la maladie et des traitements visant à le guérir. Pour motiver un
patient à s’engager activement dans les soins proposés par les médecins, il est important de lui
donner la possibilité de s’exprimer et de raconter avec ses propres mots ce qu’il ressent. Cela peut
se traduire dans la création d’un espace d’écriture libre où le langage technique laisse la place à la
parole que le malade lui-même porte sur son vécu personnel.
Dans la dernière partie du rapport, on reviendra sur cet aspect de la personnalisation du soin.
Pour l’instant, il est important de constater que les différentes finalités de gestion, de recherche et de
soin auxquelles le DPP devra répondre relèvent de logiques dont la conciliation peut se révéler
problématique. En effet, ce n’est pas seulement le bien-être du patient qui est en jeu, mais aussi les
intérêts d’une multiplicité de parties prenantes.
24
III. Un outil, plusieurs acteurs : une conciliation difficile
Pour bien saisir la portée du projet du DPP, il est nécessaire d’analyser de plus près le
domaine de l’e-santé. Comme nous l’avons montré, il s’agit d’un secteur d’activité dont la
complexité relève de la présence d’un grand nombre d’acteurs différents ayant un rôle aussi bien
que des intérêts qui ne sont pas toujours orientés par les mêmes valeurs ou objectifs. Ce constat
constitue à nos yeux un point essentiel pour bien situer la finalité ultime du projet de Monsieur
Perrot. En effet, il est nécessaire ici de rappeler que l’outil numérique qui va être mis en place
devrait servir à la fois à l’amélioration des conditions de travail de l'équipe soignante et au
renforcement de la participation du patient dans le parcours de soin.
Or, ces deux objectifs ne sont pas nécessairement ceux des autres acteurs qui sont pourtant
directement concernés par la création, le développement et l’usage de ce même objet numérique
(l’entreprise et les laboratoires de recherche). Il s’agit dès lors de dégager d’une manière plus
précise le panorama des différents protagonistes de l’e-santé pour éclairer les enjeux du projet
du DPP. A ce propos, il se révèle utile de mentionner le rapport Xerfi
17
qui a identifié dans l’e-
santé la présence de six types d’intervenants majeurs, à savoir : les éditeurs de logiciels, les
prestataires de service, les fabricants de dispositifs médicaux, les hébergeurs de données de santé,
les opérateurs télécom et les prestataires de services de télémédecine et de télésanté. D’autre part, le
centre e-santé de Midi-Pyrénées propose une répartition différente de l’e-santé, laquelle comprend :
les professionnels de santé, les équipes de recherche et de formation, les collectivités territoriales,
les organismes de protection sociale, les industriels et prestataires des technologies de l’information
et de la communication (TIC) et les patients.
Dans cette liste, les dossiers médicaux en format numérique sont classés parmi les TIC. Ces
dernières jouent un rôle essentiel dans la compétitivité des entreprises et dans l'efficacité des
administrations et des services publics (santé, éducation, sécurité). La deuxième classification des
parties prenantes de l’e-santé proposée ici met particulièrement bien en lumière l'hétérogénéité des
rôles et des intérêts des acteurs et nous aide à mieux comprendre pourquoi le concept d’autonomie
n’est pas apte à fonder le projet du DPP. En effet, au-delà des raisons philosophiques évoquées dans
la première partie du rapport, c’est l’interaction entre tous les acteurs mentionnés qui nous incite à
situer le projet du DPP au sein du monde de la santé dans son ensemble, au-delà des institutions de
la médecine proprement dite. Le domaine de la santé est à son tour à analyser en tant que caractérisé
par des exigences, des attentes et des normes diverses et souvent discordantes entre elles et, parfois,
très éloignées aussi de la pratique médicale, notamment de la relation patient/médecin. C’est
17
Xerfi est un institut d'études économiques privé, spécialisé dans les analyses sur les secteurs et les entreprises.
25
pourquoi il s’agit de réfléchir au fait que les objectifs affichés du DPP concernent les soignants et
les patients au sein du milieu clinique de la douleur chronique et qu’ils ne sont pas équivalents aux
objectifs des autres acteurs de ce vaste domaine de l’e-santé, un domaine dont pourtant l’outil fera
entièrement partie.
Ce constat est de plus en plus partagé parmi les médecins qui observent que le secteur de l’esanté attire de nombreux acteurs non familiers de la santé au premier abord. A titre d’exemple,
Google ou Microsoft ont déjà proposé des solutions liées notamment à la collecte de données
personnelles de santé avec plus ou moins de succès.18 Pour cette raison, de nombreuses
expérimentations sont en cours pour tester l’impact des outils informatiques sur la prise en charge
des patients et la coordination entre les professionnels de santé. Ces derniers s’interrogent aussi sur
leur place dans la définition des outils TIC et sur les implications de ces nouvelles pratiques en
matière de sécurité, d’éthique et de rémunération. Lors de notre étude de terrain, nous avons
remarqué que les doutes face à ce genre d’outils existent surtout chez les médecins s’occupant des
malades non chroniques.19 Ce qui pose problème est le degré d’efficacité des outils informatiques.
Ceux-ci devraient faciliter les échanges, réduire les délais de transmission de courriers,
responsabiliser le patient face à sa maladie, améliorer la qualité de la prise en charge du patient,
mais ces finalités sont perçues, par les médecins, comme des « promesses » dont il est nécessaire de
tester la portée réelle. La construction du DPP devra donc se faire sur la base d’une bonne
compréhension de la divergence entre le discours des acteurs du monde de la médecine et celui des
acteurs du monde plus large de l’e-santé.
Ainsi, il nous semble pertinent d’évoquer le témoignage d’une entrepreneure dans le Web
2.0, qui est aussi chercheure dans le domaine de l’e-santé. Lors de notre entretien, elle nous en a
donné la définition suivante : « l’Internet en matière de santé se présente comme un “grand
chantier” qui demeure difficilement contrôlable faute de moyens mis en œuvre ». Ces mots
expliquent l’une des raisons pour lesquelles le dossier médical en ligne reste un sujet de
préoccupation parmi les citoyens. La situation est loin d'être acquise à la numérisation des données
de santé : récemment, les enquêtes rapportent que le dossier numérique fait certes l’objet d’un
intérêt réel, mais aussi que dans leur majorité les Français n’en ont pas. Or, l’un des freins les plus
importants au développement et ainsi à l’usage du DPP semble être justement le fait que le monde
de l’e-santé n’est pas encore perçu comme « sûr ». Concrètement, les normes et les règles qui en
organisent les activités ne sont pas encore fixées ou reconnues d’une manière claire et stable.
18
19
Le service Google Health a été fermé en juin 2011 par Google.
www.rencontres-esante.fr/le-concept-des-rencontres-de-la-e-sante
26
A ce propos, nous pouvons par exemple évoquer que, en France, un jeune sur deux cite
comme obstacle à l’usage des outils de l’e-santé leur crainte quant à la confidentialité de leurs
données personnelles20. Comme nous l’avons déjà esquissé dans le paragraphe précédent, c’est la
diffusion et le traitement des données personnelles qui fait naître la suspicion : à qui appartiennent
les données de santé « portées » par les objets et les dossiers numériques ? A qui rendent-ils service
? Saisir les enjeux du DPP signifie donc prendre en compte une série de questions : quels sont les
principaux acteurs du marché de l’e-santé ? Qui est l'intégrateur des donnés de santé ? Qui garde le
contrôle ? L’industrie, les hôpitaux, les compagnies privées etc. partagent tous un intérêt pour
l’introduction du numérique au sein des services médicaux au sens large, toutefois chacun y associe
des buts et un gain différents.
Au-delà de la diversité des acteurs, les études indiquent que les perspectives d’emplois
futurs que ce marché est susceptible de générer sont en croissance exponentielle. La taille du
marché mondial de l’e-santé est censée croître et cela peut constituer une chance positive pour les
entreprises et plus généralement pour le développement économique d’un Pays. Or, pour les
entrepreneurs, la finalité primordiale de ce genre d’investissement est la rentabilité et pour cela ils
suivent une logique économique qui ne tient pas nécessairement compte des besoins des
professionnels de santé ou des patients. C’est pourquoi les logiques divergentes caractérisant les
actions des acteurs de l’e-santé peuvent affaiblir l’efficacité de ces outils du point de vue de leur
usage par les patients et des bénéfices attendus par les médecins.
En effet, pour un entrepreneur 2.0 qui décide d’investir dans l’e-santé, l’enjeu principal est
de vendre ses produits : il s’agit par exemple de construire des plateformes numériques
performantes qui soient utilisées par le plus grand nombre de personnes. Pour cela, un entrepreneur
doit comprendre les motivations qui animent les clients potentiels. En d’autres termes, les
entrepreneurs ne sont pas indifférents aux attentes provenant des soignants et des patients. En
revanche, ils s’y intéressent d’après une logique prioritairement économique. Dans le cadre du
dossier médical en format numérique, par exemple, la motivation du médecin ou du patient à
s’engager dans la rédaction constitue un problème pour la rentabilité et ainsi l'entrepreneur doit
trouver la solution la meilleure pour faire en sorte que son activité soit viable dans le respect des
contraintes et régulations liées au secteur d’activité (Ordre des médecins, CNIL, etc…).
En outre, comme nous l’avons vu, les entreprises collaborent de plus en plus avec les
laboratoires de recherche, ce qui conduit à poser la question de la compatibilité entre deux logiques
différentes, l’une économique et l’autre de recherche. Du point de vue de la recherche médicale, le
20
http://buzz-esante.com/category/e-sante/
27
DPP pourrait alors apporter une véritable aide à l’avancement des connaissances scientifiques dans
le contexte d’une approche de « médecine personnalisée ». Celle-ci admet une pluralité de
définition et son périmètre est flou, mais dans son acception dominante elle désigne la capacité à
adapter finement les diagnostics et les thérapies au profil moléculaire, notamment génétique, de
chaque patient. La littérature a souligné combien cette acception-là de la médecine personnalisée,
médecine qui reste moléculaire et evidence-based, est éloignée d’une médecine « vraiment »
personnalisée qui met le patient pris comme un tout au centre du processus de soin. Dans le cas du
DPP, les patients seront les usagers tandis que les laboratoires de recherche constitueront les
véritables clients de l’entreprise Sanoia puisqu’ils achèteront les données stockées dans les dossiers.
C’est pourquoi, le projet du DPP nécessite un éclaircissement quant à la logique prioritaire qu’il
entend suivre : la rentabilité de l’entreprise étant incontournable, les attentes des laboratoires
risquent de faire passer à l’arrière-plan les buts des patients aussi bien que des soignants. En un
sens, le DPP peut apparaître comme la caisse de résonance des ambiguïtés de la « médecine
personnalisée » aujourd’hui, fédérant des acteurs très divers autour d’un but apparemment commun,
mais apparemment seulement tant ces acteurs ont des conceptions très hétérogènes des objectifs et
des moyens de cette « médecine personnalisée ».
Les développements actuels de la technique concernant le traitement des informations de
santé de la part des laboratoires appellent une dernière précision. La standardisation des données de
santé n’est plus aujourd’hui une nécessité absolue dans la mesure où des méthodes d’analyse très
sophistiqués permettent désormais l’analyse du langage naturel et, d’une manière générale, des
informations non standardisées. Ainsi, la logique de recherche croisera la logique de standardisation
et celle de la personnalisation précédemment évoquées. Au regard de la rédaction des données faite
par le patient, cela signifie que ce dernier ne sera pas obligé de satisfaire des normes de rédaction
rigidement fixées. Cette innovation pourra renfoncer la participation active du patient à la gestion
du DPP dans la mesure où celui-ci pourra insérer dans le DPP des narrations libres en sus des
données médicales. De cette manière, les exigences du soin aussi bien que celles de la recherche
pourraient être satisfaite. Cependant, ces solutions d’analyse sont très coûteuses : la possibilité
d'insérer un espace pour les informations non standardisées dépend de l’évaluation du rapport
coûts/bénéfices de la part de l’entreprise impliquée (Sanoia en l’occurrence).
Le projet du DPP se montre ainsi emblématique des enjeux de l’e-santé. L’entreprise étant
financée par les laboratoires de recherche, elle doit néanmoins suivre une stratégie d’action fondée
sur le couple fins/moyens qui a peu à voir avec la logique du soin, même si la finalité ultime de la
recherche est le développement des connaissances médicales. En effet, au-delà de toute idéalisation
28
simpliste, le soin est une fin en soi, tandis que le DPP est un outil et, en tant que tel, il est
essentiellement un moyen pour des fins multiples selon le type d’acteur concerné : le travail des
médecins, la thérapie des patients, la rentabilité de l’entreprise, les avancées de la recherche.
Selon la finalité mise en avant, l’objet numérique devrait être conçu dans une logique
spécifique : cela veut dire qu’il faut ajouter, aux objectifs du porteur de mission, ceux du
constructeur du DPP et de son client. Les logiques mentionnées pourront à nos yeux s’harmoniser
seulement une fois éclairée la finalité ultime de l’outil, laquelle à son tour demandera un choix
précis au regard de la logique prioritaire à donner au dossier numérique. Pour cette raison, nous
essaierons de repenser le DPP du point de vue de sa portée thérapeutique et de sa capacité à être
effectivement, non pas un moyen en vue d’un gain d’autonomie mais, au contraire, le support d’un
parcours de soin où la personnalisation se traduit par la possibilité donnée au patient d’exprimer, à
travers la narration, sa capacité à se donner une norme tout en acceptant sa dépendance à l’égard des
médicaments et du médecin.
29
III.
La personnalisation du soin
Dans les deux premières parties de ce rapport, nous avons montré pourquoi le présupposé sur
lequel se fonde le projet de Mr. Perrot, à savoir l’idée que confier au patient la gestion de ses
données pourrait suffire à le rendre autonome et donc acteur de son parcours de soin, est à
reformuler. En effet, si on entend l’autonomie dans son sens étymologique, à savoir « se donner une
loi par soi-même », la définition du patient autonome s’adapte mal au cas de la gestion du dossier
médical numérique. Dans ce contexte en effet, les critères de rédaction ne relèvent pas du patient
lui-même, puisque, comme nous l’avons remarqué, afin que les données soient exploitables, elles
doivent être standardisées. La gestion du DPP par le patient ne constitue donc pas une forme
d'autonomie vis-à-vis de l'institution car les entreprises de l’e-santé et les laboratoires de recherche
exigeront que la rédaction satisfasse certains critères d'écriture. Ne pouvant en aucun cas faire
abstraction de l’institution, la gestion personnelle du dossier se traduit moins dans un processus
d’émancipation que dans un surcroît de responsabilité pour le patient.
L’importance que le projet du DPP accorde à l’autonomie du patient s’inscrit dans la tendance
contemporaine de faire de l’autonomie une des lignes directrices du monde de la santé. Le concept
d’un « patient autonome » voit le jour dans les années 1970, lorsque les patients, face aux
développements de plus en plus importants de la médecine et des techniques médicales, demandent
une prise en compte de leurs volontés dans les décisions concernant le soin. Aujourd’hui,
l’autonomie du patient fait l’objet d’un large consensus et l’attitude paternaliste des médecins tend
de plus en plus à disparaître. Néanmoins le fait de s’appuyer sur le concept d’autonomie pour
définir la situation de quelqu’un qui dépend nécessairement d’un tiers, notamment le médecin et son
expertise, peut sembler paradoxal. Il s’agit alors de regarder de plus près ce concept d’autonomie,
en analysant ses fondements philosophiques afin de comprendre l'intérêt du DPP d’adhérer à une
éthique de l’autonomie.
1. Le patient autonome : un concept problématique
Le principe de l’autonomie du patient a été formulé pour la première fois en 1979 par Tom L.
Beauchamp et James F. Childress, dans leur ouvrage Principles of Biomedical Ethics. Ici, les
30
auteurs reprennent les principes fondateurs de la bioéthique 21 en essayant de les appliquer aux actes
de soin. Leur but est de montrer qu’aucune décision médicale ne peut être justifiée sans la prise en
compte de l’autonomie du patient, de son bien-être et du critère de justice. Ils définissent alors
quatre principes fondamentaux de l’éthique biomédicale :

Principe d’autonomie : chaque patient est une personne autonome, capable de faire des
choix et de prendre des décisions. Ce principe deviendra le fondement philosophique de la
règle du consentement éclairé.

Principe de bienfaisance : vise à assurer le bien-être des personnes, ce qui nécessite, sur le
plan médical, une prise en compte du rapport entre les risques et les bénéfices des différents
actes de soin.

Principe de non-malfaisance : reprend le « primum non nocere » de la tradition
hippocratique.

Principe de justice : ne pas faire de discrimination.
Les auteurs ont voulu fonder ces principes sur plusieurs traditions philosophiques, notamment le
déontologisme kantien et l’utilitarisme anglo-saxon. Ils considèrent que, prises singulièrement, ces
théories sont insuffisantes pour résoudre les dilemmes moraux ; en revanche chacune peut fournir
des éléments nécessaires à la prise d’une décision.22 Cependant, le fait de s’appuyer sur des
traditions philosophiques essentiellement hétéroclites se traduit par une ambiguïté dans le principe
d’autonomie, hésitant entre l’autodétermination d’inspiration kantienne et la simple capacité de
consentir, empruntée à la tradition anglo-saxonne. 23
En effet, les deux concepts d’autonomie auxquels le principe fait référence sont divergents.
Dans l’éthique kantienne, il s’agit d’une autonomie « morale » : l’individu est libre seulement
lorsqu’il se soumet volontairement à l’impératif catégorique formulé par la raison. Cela signifie que
l’on est « autonome » lorsqu’on est capable de faire abstraction de toute exigence subjective (et
donc, aussi, physique) pour obéir, de façon désintéressée, à un commandement originaire et
universel venant de la raison. Rien n’est plus éloigné de l’utilitarisme anglo-saxon, qui visait un
idéal d’émancipation de l’individu par rapport aux contraintes politiques et sociales, et qui entendait
l’autonomie comme la liberté de choix et l’attention aux désirs subjectifs. Le principe d’autonomie
de Beauchamp et Childress, en fusionnant ces deux traditions philosophiques, juxtapose des
principes éthiques dont l’articulation apparaît problématique.
21
Déjà publiés en 1978 dans le Rapport Belmont
Cf. T. L. Beauchamp, J. F. Childress, Principles of Biomedical Ethics (1979), Oxford, Oxford University Press, 2001
23
Cf. Y. Costantinidès, Limites du principe d’autonomie, en Pratiques, Les cahiers de la médecine utopiques, Janvier
2015
22
31
De la volonté de conserver à la fois le respect de la dignité du malade et l’attention à ses
volontés subjectives, il résulte une conception hybride de l’autonomie qui mal s’adapte aux enjeux
multiples de la réalité clinique. D’une part, la morale kantienne, selon laquelle il faut se libérer des
chaînes de la nécessité naturelle et ne plus dépendre de ses inclinations sensibles, ne semble pas
pouvoir s’appliquer au contexte de la maladie. Celle-ci nous rappelle en effet constamment notre
état d’immanence, la réalité de notre être biologique et de nos besoins vitaux, et c’est justement de
ces besoins que le malade doit tenir compte lorsqu'il doit prendre des décisions au regard de son
parcours de soin. Par ailleurs, l'expérience de la douleur physique est une chose tellement intime et
privée, qu’il nous semble difficile de pouvoir penser lui appliquer une règle universelle. D’autre
part, de l’injonction au respect des volontés du patient découle le dilemme de la médecine
contemporaine : comment laisser quelqu’un prendre une décision au regard d’une chose qui le
concerne, mais dont il ne comprend pas complètement les tenants et les aboutissants ?
En effet, cette prétendue autonomie du patient qu’on voudrait garantir à tout prix, doit
toujours se confronter au clivage entre l’expertise du médecin et l’expérience que le malade peut
faire de sa propre maladie. Dans les faits, le principe d’autonomie formulé par Beauchamp et
Childress est un géant aux pieds d’argile, car il se fonde sur une sorte de fiction. Les auteurs
imaginent un « patient idéal » capable, en toutes circonstances, de réfléchir à ses objectifs
personnels, d’avoir les compétences pour prendre une décision par lui-même, et d’agir
conformément à cette réflexion. Mais au-delà de cette conception abstraite, il y a le patient réel,
caractérisé par ses fragilités, ses limites et ses contraintes.24 Il nous semble, alors, que l’expression
de « patient autonome » est à remettre en question.
Par définition, le malade est une personne en perte d’autonomie, et cela dans deux sens :
premièrement, il perd son autonomie fonctionnelle, il ne peut plus accomplir la totalité de ses tâches
quotidiennes. Deuxièmement, la fragilité du malade le rend dépendant de l’expertise médicale.
Dans les faits, c'est le médecin qui est le dépositaire des règles à suivre pour le retour au bon état de
santé. L’idée d’un patient autonome est alors assez problématique, car elle n’est pas apte à rendre
compte de la vulnérabilité du malade, et ainsi elle met à l’écart l’importance de la relation de soin
entre le patient et le médecin. Dès lors, nous pensons que le projet DPP gagnerait à ne pas se
traduire, quant à sa finalité, en termes d’autonomie du patient, car cette définition est forte
imprécise, et risque d'être fallacieuse.
24
Cf. Michela Marzano, L’éthique appliquée, PUF, 2008, Paris, pp. 23-24
32
Née d’une volonté de respecter la subjectivité du patient, elle pourrait se transformer en une
excuse pour lui consacrer moins de temps, pour optimiser le rythme des traitements, au détriment
du lien humain entre le patient et le médecin.
« Une “injonction à l’autonomie” peut signifier, pour certains patients, une manière de s’en débarrasser en leur donnant
des aides “techniques” là où ils n’osent pas avouer leur solitude. (...) Cette autonomie quasiment exigée, elle doit
forcément être rentable et le patient, ou l’homme en détresse, peut très bien l’entendre comme : “Soyez autonome et
foutez-nous la paix avec votre peur de la solitude. » 25
En effet, dans le cas du DPP, il n’est pas question de laisser le patient se débrouiller tout seul
dans la gestion de ses données, mais, au contraire, d’utiliser la gestion personnelle du dossier
comme un moyen pour atteindre le véritable but du projet, qui est de rendre le patient acteur de son
parcours de soin et « partenaire » du médecin dans la construction du chemin thérapeutique. C’est
pourquoi il est nécessaire de trouver un autre principe qui puisse concilier deux caractéristiques
divergentes du processus thérapeutique : d’une part, le lien de dépendance du patient envers
l’expertise médicale et d’autre part la nécessité d’écouter les exigences subjectives du malade. Ce
principe pourrait être celui d’auto-normativité, formulé par George Canguilhem.
2.
De l’autonomie à l’auto-normativité
Comme nous l’avons montré plus haut, le problème fondamental du principe d’autonomie,
tel qu’il a été formulé par Beauchamp et Childress, est qu’il se fonde sur une conception fictive et
idéale du patient. Or, la philosophie de George Canguilhem nous montre, justement, que ce qui
caractérise tous les phénomènes biologiques, c’est l’impossibilité de les modéliser en faisant
abstraction des formes qu’ils prennent concrètement dans l’organisme. D’après le philosophe, la vie
n’est pas un état linéaire et statique, mais un équilibre précaire, une lutte permanente de l’organisme
pour rétablir et renforcer une organisation dynamique. Cette organisation peut toujours changer, le
but étant de maintenir une cohérence globale dans l’organisme, qui en garantit le bon
fonctionnement. En d’autre termes, les lois qui gouvernent le vivant ne sont pas universelles et
nécessaires, au sens où peuvent l’être les lois physiques.
Canguilhem introduit alors le concept de « norme » pour désigner les règles qui gouvernent
le vivant : la norme n’est pas uniformément déterminée et admet la formation de plusieurs
régularités possibles. Chaque organisme se gouverne à travers sa propre norme, et ainsi s’organise
selon ses propres règles, sans pour autant être anormal.
25
R. Zygouris, La poussée de la liberté, dans “Pratiques, cahiers de médecine utopiques”, Janvier 2015
33
Le concept d’ « auto-normativité », transposé en médecine, exprime l’auto-référentialité du
patient par rapport à son état de santé. Si, dans la considération du vivant, être « normal » ne
consiste pas dans la conformité à une loi universelle et nécessaire, alors l’état de santé ne peut pas
être défini sur la base d’une règle fixée a priori. Canguilhem redéfinit ainsi le couple du normal et
du pathologique à partir de l’auto-normativité du vivant. Celle-ci consiste dans un effort perpétuel
et dynamique d’affirmation du vivant contre ce qui essaye de le détruire, à savoir le
pathologique. C’est pourquoi Canguilhem croyait que la médecine devrait être conçue comme un
art plutôt que comme une science, car il n’existe pas de critères objectifs et nécessaires pour définir
un état pathologique, mais c’est l’humain qui se définit lui-même en tant que malade, lorsqu’il se
reconnaît dans un état qui s’oppose à celui de la santé.
« Nous pensons que la médecine existe comme art de la vie, parce que le vivant humain qualifie lui-même comme
pathologiques, donc comme devant être corrigés ou écartés, certains états ou comportements appréhendés, relativement
à la polarité dynamique de la vie, sous forme de valeurs négatives. Nous pensons qu’en cela le vivant humain prolonge,
de façon plus ou moins lucide, une effort spontané, propre à la vie, pour lutter contre ce qui fait obstacle à son maintien
et son développement pris pour normes. (...) La vie est une activité normative. » 26
La norme de santé ne relevant pas d’un état archétypal, mais de la spécificité de chaque
malade, le médecin doit donc tenir compte, pour organiser le soin, de la capacité normative
première qui caractérise tout patient. Dans le traitement de la douleur chronique, la nécessité de
tenir compte de l’auto-normativité du patient est particulièrement évidente. Comme nous l’avons
déjà souligné, cette maladie, ne disposant pas de biomarqueurs spécifiques, n’a pas de critères
objectifs qui prouvent son « existence ». La seule preuve de la douleur chronique est le ressenti du
patient, à savoir l’expérience subjective de la maladie. La norme du patient devient effectivement le
seul critère possible pour façonner un traitement adéquat. Le parcours de soin d’un malade
douloureux chronique ne peut pas être construit uniquement à travers une méthode scientifique,
universellement valide : il s’agit plutôt de réarticuler l’expertise médicale à l'expérience subjective
du patient afin que tous, patients et médecins, puissent trouver ensemble le chemin vers la guérison.
« Le médecin a tendance à penser que le malade, parce qu’il s’est confié à lui, c’est-à-dire lui a accordé sa confiance, a
renoncé par-là à exercer son originelle potentialité normative, qui l’a pourtant poussé à faire appel à lui - certes pour
pallier sa défaillance de normativité, mais aussi pour l’aider à la retrouver. Soit biologiquement, si une guérison s’avère
possible, soit en conscience, dans le cas de la maladie chronique, et dans la construction artificielle, c’est-à-dire fruit
d’un art partagé, d’une “normativité seconde”, qui mêle savoir intime et connaissance scientifique, intuition normative
26
G. Canguilhem, Le normal et le Pathologique, PUF, 2007, Paris, p. 77
34
et élucidation pédagogique et rationnelle. Cette conscience normative partagée, c’est une autre façon de dire
l’autonomie du patient. » 27
Si la définition du « patient autonome » renvoyait à l’idée d’une émancipation du malade au
regard du médecin, le concept d’auto-normativité permet de donner une juste importance à la
subjectivité du patient, sans pour autant nier le besoin de celui-ci de s’en remettre à l’expertise du
soignant. C’est dans cette perspective d’interdépendance entre le patient et le médecin que le projet
du DPP pourrait s'inscrire.
La centralisation des données médicales effectuée par l’outil permettra d’obtenir une
photographie de l’évolution de la maladie, qui pourra aider à mieux définir la « norme » de santé de
chaque patient. Autrement dit, le DPP pourrait devenir le biomarqueur de la douleur chronique, en
permettant de structurer une thérapie fondée sur la singularité biologique de chaque malade. Ainsi
conçu, le DPP pourrait véritablement remettre le patient au centre du parcours de soin, en donnant
une visibilité plus importante à son auto-normativité. Néanmoins, le traitement de la douleur
chronique ne peut pas aller sans la considération de la souffrance psychique qu’elle comporte, qui,
elle, n’est pas facilement mathématisable. Pour exprimer cette souffrance, le patient se réfère à son
contexte biographique, à son caractère, à ses émotions. Cette souffrance a besoin d’être racontée,
mais elle a surtout besoin d’être écoutée et d’être crue. La narration doit alors retrouver sa place
dans la relation entre le médecin et le patient, car au-delà de la centralisation des données
techniques, c’est l’écoute du récit du patient qui permet d’avoir un regard holiste et une vision
complète de la douleur chronique.
3. Médecine narrative et éducation thérapeutique
Selon l’historien Stanley Joel Raiser, la pratique médicale a beaucoup changé au fil du
temps, façonnée par le développement de la technique. Au début du XVIIe siècle, les médecins, ne
disposant pas d’outils tels que le stéthoscope ou les techniques d’imagerie médicale, fondaient le
diagnostic sur l’observation et l'interprétation des symptômes. Une partie importante de cette
méthode consistait dans l’écoute de la description que le patient lui-même faisait de sa maladie.
« The patient’s narrative of the symptoms and the cours of his illness, punctuated and partly directed by questions from
de physician, was often the main source for seventeenth-century physician making a diagnosis ». 28
27
P. Barrier, Le patient autonome, Puf, 2014, Paris, p. 18
S.J. Reiser, Medicin and the reign of technology, Cambridge university press, 1978, p. 1 (Le récit du patient à propos
de ses symptômes et des évolutions de sa maladie, en part façonné par les questions du soignant, constitua souvent la
source principale, pour les médecins du XVIIème siècle, pour effectuer un diagnostic.)
28
35
La médecine n’a donc pas toujours été caractérisée par une approche scientifique, fondée sur
la recherche de preuves objectives de la pathologie, via la mise en oeuvre d’outils techniques. Il
s’agissait plutôt d’une herméneutique de la pathologie, à savoir d’une interprétation fondée sur les
échanges verbaux entre le médecin et le patient.
Les progrès de la technique dans le domaine médical ont sans aucun doute permis d’obtenir
des résultats de plus en plus clairs et fiables pour le diagnostic, et de cibler de façon toujours plus
précise les traitements, mais cela au prix d’une « déshumanisation » de la médecine. La patient n’est
plus considéré en tant que personne, mais comme un corps qui fonctionne mal et qui est à réparer.
Nous revenons ici sur l’opposition, déjà évoquée dans les deux premières parties, entre la
logique du cure et celle du care. La première vise à traiter la pathologie, et se concentre, donc, sur
les données objectives et objectivables que l’on peut avoir sur celle-ci. La seconde considère le
malade plutôt que la maladie, et vise à personnaliser le traitement à partir d’une vision globale du
sujet malade, prêtant attention à la façon dont la maladie est vécue par le patient. Dans le cas du
traitement de la douleur chronique, la logique du care se révèle sans doute plus appropriée car, tout
d’abord, il ne s’agit pas à proprement parler de guérir, mais d’accompagner le malade dans une
amélioration de sa qualité de vie. Par ailleurs, comme nous l’avons dit plusieurs fois, la douleur
chronique ne peut pas être démontrée à travers des données objectives. C’est pourquoi l’écoute du
récit du patient devrait revêtir un rôle important dans le parcours de soin, et le projet du DPP devrait
tenir compte de cet élément dans la conception de son architecture informatique et dans l’utilisation
qui sera faite de l’outil. A ce propos, nous trouvons assez éloquente l'expérience d’une patiente
cancéreuse:
« Le dossier médical s'enrichit de bilans d'imageries - radiographies, échographie, scanner, scintigraphie, tomographie
par émission de positrons, IRM - de résultat d'analyses biologiques (sang, urine etc.) ; puis viennent les résultats
d'analyses de prélèvements de tissus de la malade (histologie) et de comptes rendus des différents spécialistes. Tout cela
constitue le socle de la médecine fondée sur les preuves, une médecine technique au vocabulaire souvent trop
compliqué pour les malades à qui on ne fournit aucun dictionnaire ou décodeur et souvent pas d'explications. Un dossier
de malades destiné aux médecins mais aussi à la patiente qui trop souvent ne s'y retrouve pas. Elle en est l'objet, elle ou
plutôt ses organes, sa maladie, mais la femme, sa personnalité et sa parole sont étrangement absente de ce dossier. Son
état civil et son historique médical y sont résumés de manière très laconique. » 29
Ce témoignage résume de façon exemplaire une opinion que nous avons souvent retrouvée
parmi les malades chroniques, tout au long de notre enquête de terrain. Nous pouvons en tirer la
conclusion que l’exigence de ce type de patients, au regard du dossier médical, est double : d’une
M. Wyler, La médecine narrative et le cancer du sein ou un plaidoyer pour plus d’humanisme, Mai 2015,
huffingtonpost.fr
29
36
part, ils aimeraient pouvoir retrouver dans le dossier également leur personnalité et leur discours sur
leur propre maladie ; d’autre part, ils auraient besoin d’aide pour s’approprier le langage technique
qui caractérise les données objectives concernant leur pathologie.
Le DPP devrait alors, dans son architecture informatique, s’efforcer d'intégrer aux données
techniques une partie consacrée à la libre expression du patient. Dans cette perspective, le DPP
ressemblerait à un carnet de bord, où le patient pourrait avoir la possibilité de parler de sa maladie
dans ses propres mots. De cette manière, le diagnostic pourrait s’enrichir d'éléments contextuels et
psychologiques qui pourraient aider, d’une part, à personnaliser le traitement, et d’autre part, à
donner une légitimité à l'expérience subjective du malade.
Par ailleurs, la partie du DPP consacrée à la centralisation des données objectives ne peut
avoir une valeur curative que si son utilisation s’inscrit dans un contexte plus large d’éducation
thérapeutique. Autrement dit, le patient peut avoir intérêt à apprendre à maîtriser un langage
spécifique concernant sa pathologie, mais il ne peut le faire que s’il est accompagné, par le
soignant, dans cet apprentissage. L’éducation thérapeutique concerne, alors, à la fois le patient et le
médecin. Les deux ont quelque chose à apprendre et quelque chose à enseigner. D’une part le
médecin peut essayer de transmettre son expertise afin que le malade devienne plus conscient des
nombreux aspects concernant sa maladie, et puisse, ainsi, participer activement au soin. D’autre part
le patient peut offrir au médecin un autre point de vue, celui de son expérience intime de la maladie,
qui permet d’enrichir la vision globale de la pathologie et, ainsi, de mieux cibler le soin.
En conclusion, nous soulignons donc, encore une fois, que le DPP devrait avoir comme
véritable soubassement non pas une conception abstraite d’un patient autonome, mais la volonté
concrète de renfoncer le lien entre le soignant et le malade, en mettant en place une collaboration
entre les deux dans l’articulation d’un chemin thérapeutique. C’est là la seule façon de rendre le
patient « acteur » du parcours de soin : en reconnaissant à sa juste valeur son « auto-normativité ».
37
Conclusion et recommandations
Dans notre analyse, nous avons essayé d’esquisser les enjeux principaux du monde de la
santé contemporaine, notamment la difficulté d’articuler les intérêts des différents acteurs impliqués
: les médecins, les patients, les chercheurs et les professionnels de l’e-santé. La standardisation et la
numérisation des données médicales est aujourd’hui indispensable pour garantir une bonne
coordination entre les soignants, et pour l’avancement de la recherche aussi. Cependant, du point de
vue du patient, cette proposition pourrait mettre à l’écart son exigence de personnaliser le soin et sa
possibilité de se sentir véritablement acteur au sein du parcours thérapeutique.
En effet, l’exigence d’autonomie revendiquée par les patients, notamment par les
douloureux chroniques, consiste dans la volonté de participer à la construction du parcours
thérapeutique et ceci à travers l’expression de ses propres besoins. En d’autres termes, personnaliser
le soin signifie mettre en avant la capacité auto-normative du patient. Or, comme nous l’avons
montré, cela ne se concilie pas forcement avec l’assomption d’un critère standard pour la rédaction
du dossier médical informatisé, pourtant nécessaire en vue de satisfaire les exigences de la gestion
et de la recherche. Le DPP est un outil technique qui peut répondre à deux finalités : les logiques de
celles-ci étant divergentes, un choix clairement assumé entre l’objectif administratif et celui
thérapeutique demeure à notre avis préalable à la réalisation du projet, et ainsi à la construction
effective de l’outil.
Si M. Perrot souhaite améliorer la coordination des actions de son équipe, nous lui
suggérons de reformuler le projet sur la base d’une concertation parmi les différents acteurs
impliqués : l'équipe des soignants du Centre de la douleur, les patients et l’entreprise Sanoia. Nous
pensons, en effet, que c’est seulement à travers une démarche de co-construction qu’il sera possible
de satisfaire les besoins de tous les sujets concernés, et de ne pas retomber dans les erreurs qui ont
conduit à l’échec des dossier numériques conçus jusqu’à maintenant.
En revanche, si M. Perrot souhaite faire du DPP un outil à vocation prioritairement
thérapeutique, nous lui suggérons de privilégier les exigences des patients, et d’inscrire son usage
au sein des ateliers thérapeutiques organisés par le Centre de la douleur. Ces ateliers sont un
moment de rencontre entre les patients et un médecin du Centre. Les séances offrent aux patients
l’occasion de s’exprimer librement sur leurs ressentis face à la maladie et de partager leurs
expériences. La présence d’un médecin est essentielle pour guider les discussions et les encadrer
dans un but véritablement thérapeutique.
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En effet, le terme « atelier » indique l’idée que la rencontre doit servir comme une boîte à
outils qui doit servir aux patients à apprendre à mieux vivre avec la maladie au quotidien. Les
termes spécifiques de la douleur et ses symptômes, une série d'exercices physiques à faire à la
maison et un éventail de techniques de relaxation sont ainsi proposées pour donner aux patients la
capacité d'être le plus pro-actifs possible dans le suivi de leur maladie. En intégrant la rédaction du
DPP aux activités déjà prévues lors de ces rencontres, l'outil pourra effectivement accueillir à la fois
les données médicales et l'écriture libre.
Sur la base de notre étude de terrain, nous pensons que de cette manière le conflit entre la
logique de standardisation et celle de personnalisation pourra être résolu sans ôter aux patients la
possibilité de s’engager dans leur chemin thérapeutique. Au contraire, dans le contexte de la
maladie chronique, la gestion de données techniques pourrait se révéler très importante, tout
d’abord parce que le patient pourrait s’approprier d’un langage spécifique pour parler de sa douleur.
En outre, la centralisation des informations médicales permettrait de réaliser une « photographie »
de l’évolution de la maladie sur une longue durée. Ce faisant, il serait possible de donner à la
normativité du patient sa véritable place dans l’élaboration d’un chemin thérapeutique adapté à
personne malade. Dans ce cas, le DPP assumerait la valeur de « biomarqueur » de la douleur
chronique.
Cependant, pour atteindre cet objectif, il faut que le patient soit accompagné dans
l’utilisation du dossier médical : il sera nécessaire de lui expliquer dans les détails le
fonctionnement de l’outil, et de lui faire comprendre le sens thérapeutique de la rédaction attentive
du dossier. Une fois qu’on lui aura montré les retombés positives dérivant de la bonne gestion du
DPP, le patient pourrait se sentir plus motivé à gérer son dossier. Ainsi, prendre en charge la
rédaction du dossier médical numérique deviendrait une manière pour le patient de prendre soin du
bon déroulement de son suivi, à savoir de prendre soin de lui-même. Etre acteur de son propre
chemin thérapeutique signifie pour le patient se sentir capable de prendre soin de lui-même tout en
acceptant le fait que, en tant que malade chronique, sa santé dépend désormais de traitements et
conditions de vie suggérés par les soignants.
En effet, le DPP pourrait se révéler un outil extrêmement important pour le développement
d’un parcours de soin personnalisé, notamment dans le cadre de la douleur chronique, mais cela ne
sera possible que dans un contexte clinique où les patients et les soignants collaborent déjà les uns
avec les autres en faisant l’expérience d’une confiance et d’une écoute réciproques. Le partage des
savoirs est, par conséquent, une condition qui demeure nécessaire pour la réussite du projet, mais
elle ne peut pas se penser en dehors d’une situation de communication entre soignés et soignants.
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Dans un parcours de soin déjà fondé sur le care et ainsi sur la communication médecin/patient,
l’utilisation du DPP pourrait avoir l’effet d’une véritable gain de qualité dans le sens que le malade
ne serait plus un patient suivant de manière passive les conseils du médecin, mais le protagoniste de
son parcours de soin. Comme nous l’avons montré, cela signifie concrètement que serait enfin
reconnue au malade la capacité d’exprimer sa capacité normative.
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Bibliographie (à compléter et uniformiser)
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University Press, 2001
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Sitographie
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http://www.rencontres-esante.fr/
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