LES ARTS DE LA TABLE: NOURRITURE ET CLASSES SOCIALES DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE DU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE DISSERTATION Presented in Partial Fulfillment in the Requirements for the Degree Doctor of Philosophy in the Graduate School of The Ohio State University By Anne V. Lair, M.A. ***** The Ohio State University 2003 Dissertation Committee: Approved by Professor Jean-François Fourny, Adviser Professor Dennis Minahen Professor Mihaela Marin __________________________ Adviser French and Italian Graduate Program ABSTRACT Prior to 1789, only the members of the aristocracy had access to fine cuisine and that through chefs they privately employed. The French Revolution clearly had a substantial impact on many aspects of French society, but one of the most notable changes was the gastronomical revolution that took place at the beginning of the 19th century. Selected works by 19th-century French authors provide vivid examples of the results of this change in culinary habits and traditions. The first chapter of this dissertation examines how the upper classes lived and entertained, particularly through the private dinners they gave. In Honoré de Balzac’s La Peau de Chagrin, the banquet, a tradition that carries over from Antiquity is examined. These banquets were given by the upper classes included exceptional settings, extraordinary foods and wines, and activities. In the second chapter, one sees that members of the bourgeoisie used restaurants to entertain their mistresses or to conduct business. However, this social class did not have the savoir-faire nor the savoir-vivre to truly appreciate the pleasures of food. Examples from Gustave Flaubert's L’Education sentimentale illustrate how the bourgeoisie used restaurants. . The third chapter focuses on Le Ventre de Paris by Emile Zola, which illustrates the way the political regime can destroy the lower classes. The Halles de Baltard, which ii play an important role in Le Ventre de Paris, are a perfect example of Parisian architecture of at the time and illustrate the importance of food during the 19th century in France. Chapter four focuses on Zola's L'Assommoir, which provides many examples of the relationship of the working class to food. For example, the Parisian working class of the Second Empire often celebrated major life events with large quantities of food, of which they were severely deprived of during the Old Régime. These celebrations included many types of foods, which symbolized strength and wealth. In conclusion, unlike previous centuries where culinary pleasures had been reserved for upper classes, the 19th century-gastronomical revolution enabled members of all social classes to not only to have access to food but more importantly to find pleasure in food. iii En mémoire de ma mère, Jacqueline Lair iv REMERCIEMENTS Ce long travail n’aurait pu être accompli sans l’aide de plusieurs personnes. Tout d’abord, Jean-François Fourny, mon directeur de thèse qui m’a toujours encouragée tout au long de mon doctorat, m’a donné confiance en moi, et m’a fait découvrir de nombreux ouvrages passionnants sur la culture française et notamment Pierre Bourdieu. Il est toujours intervenu lorsque j’avais besoin d’aide tout en me laissant ma liberté et la possibilité d’être créative. Nos nombreuses discussions m’ont permis d’avancer dans mon travail, et aussi de découvrir un excellent professeur. Parmi d’autres, il y a Dennis Minahen, avec qui j’ai pris goût à la littérature du XIXe siècle, et Mihaela Marin qui m’a fait découvrir Zola. De nombreux autres professeurs m’ont beaucoup aussi apporté intellectuellement, Judith Mayne entre autre. Sur un autre point de vue, mon fidèle mentor, Diane Birckbichler, m’a toujours soutenue et offert de travailler sur différents projets en pédagogie qui ont tous suscité ma joie et mon éveil. Ma sœur, Catherine, toujours là pour m’encourager, et mon père, que j’ai si souvent envoyé faire quelques virées à la Fnac pour me procurer des ouvrages sur la nourriture. C’est aussi avec lui que j’aime cuisiner le plus lors de mes visites en France. Durant les derniers jours, Flavia Vernescu fut présente à mes côtés pour compléter la dernière ligne droite qui semblait parfois un peu longue. Elle m’a beaucoup soutenue et encouragée. A vous tous, merci. v VITA May 1, 1968 ………………………………...Born – Tours, France 1988-1991.………………………………….Anglophone Studies, University of Tours, France May 1996 .…………………………………..B.A. French, University of Wisconsin – La Crosse, June 1998 ……………………………………M.A. French, The Ohio State University Spring 2003………………………………….Ph.D. French Culture and Literature The Ohio State University 1996 – present ………………………………Graduate Teaching and Research Associate The Ohio State University August 2003 – ………………………………Assistant Professor of French University of Northern Iowa PUBLICATIONS Articles in Scholarly Publications 1. A. V. Lair. (2001). “Meeting the Needs of International TAs in the Foreign Language Classroom: A Model for Extended Training” (with C. Chalupa) published in Mentoring Foreign Language Teaching Assistants, Lecturers, and Adjunct Faculty. Boston: Heinle and Heinle 2001, (119-42). Textbooks and ancillary materials 2. A. V. Lair. (2000). Instructor’s Research Manual to accompany Invitation au monde francophone (with J. Hall). Dallas: Holt, Rinehart, Winston. vi 3. A. V. Lair. (2000). Video Manual to accompany Invitation au monde francophone (with J. Hall). Dallas: Holt, Rinehart, Winston. FIELDS OF STUDY Major Fields: French and Italian Minor Fields: French culture and 19th century French literature French language courses French language pedagogy French cinema vii TABLE DES MATIÈRES Page Abstract ………………………………………………………………………………...ii Dédicace ……………………………………………………………………………….iv Remerciements …………………………………………………………………………v Vita …………………………………………………………………………………….vi Chapitres: 1. Introduction ………………………………………………………………………….1 2. Une célébration dans la grande bourgeoisie de 1830 ………………………………14 3. La bourgeoisie dîne à l’extérieur …………………………………………………...54 4. Le Louvre du peuple ………………………………………………………………..94 5. Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es ……………………………………129 6. Conclusion ...………………………………………………………………………169 Bibliographie ..………………………………………………………………………..185 viii CHAPITRE 1 INTRODUCTION Etudier la façon de se nourrir et d’utiliser les aliments est un sujet inépuisable et qui continuera de se renouveler. Pourquoi se concentrer sur le XIXe et non sur d’autres siècles est une des questions logiques que nous devons nous poser. Comme nous allons le voir brièvement, plusieurs périodes dans l’histoire des civilisations ont leur importance, et ce depuis l’Antiquité, en Grèce notamment, jusqu’à nos jours, en Europe, entre autre. En ce qui concerne la France, il faut attendre les temps modernes pour voir apparaître deux révolutions gastronomiques, la première ayant lieu au début du XVIIIe siècle et ne touchant que les classes aisées, et la suivante prenant place au XIXe siècle, et cette fois favorisant toutes les classes sociales. Ces révolutions ne signifient pas que tout est nouveau, non. Nous allons voir les rites et les formes qui se transmettent de civilisation en civilisation, et ceci, grâce à la littérature de l’époque qui illustre la manière dont les gens vivent, leurs préoccupations, leurs pensées, et les faits historiques importants. Ceci permet de voir l’importance de la table et le symbole qu’elle représente dès l’Antiquité, et demeurant encore jusqu’à nos jours. Dès les premières civilisations, la prise du repas en commun a une place importante; elle se retrouve sous forme de banquets, et le partage du repas est un symbole 1 d’union, de célébration et d’accord. On ne peut s’empêcher de penser à la Cène du Christ le jeudi saint pour souligner l’idée de communion et de partage; le symbolisme religieux est certainement présent dans le rituel du banquet. Les banquets dans l’Antiquité sont organisés le plus souvent par les dieux afin de prendre des décisions importantes, ou bien si le banquet est organisé par des particuliers, il prend un aspect un peu solennel pour marquer une union entre des individus, ou fêter de grands événements pour souligner l’union d’un peuple. Quel que soit le cas, il est question de célébration et d’union marqués par des formes rituelles. L’assemblée des grands dieux au cours de laquelle sont prises des décisions importantes se tient souvent lors d’un banquet. Le banquet apparaît comme une des principales marques de la solidarité qui unit ce groupe, en même temps qu’il illustre les agréments de la vie divine telle que la conçoivent les humains. Le banquet est normalement organisé par le dieu le plus âgé ou le plus haut placé. (Histoire de l’alimentation 47) Cette forme de repas devient exploitée et modifiée en fonction de l’événement marqué. Il s’agit d’une forme sûre qui se perpétue au fil des siècles, même pendant des périodes instables. Au Moyen Age, bien que l’agriculture se développe et que la nourriture devienne plus abondante et plus variée grâce à l’apparition des épices et aussi en fonction des saisons, la famine subsiste toujours. Du XIe au XIIIe siècle, la France connaît encore de fortes périodes de famine, dues à la croissance continue de la population et à l’irrégularité des récoltes (L'Economie rurale et la vie des campagnes dans l'occident médiéval 216-17, 547-49). En fait, cette population ne produit pas assez pour mettre de côté, et ceci ne fait surtout pas partie de son état d’esprit. Vivre pleinement signifie produire pour ensuite consommer immédiatement, de façon intense, comme dans toute société archaïque, au 2 point de ne rien laisser et de retourner dans un état de pauvreté, ainsi que nous le verrons plus en détail dans le chapitre 5, lors de la fête de Gervaise dans L’Assommoir d’Emile Zola. D’un point de vue économique, les premiers livres de cuisine paraissent dès le début du XIVe siècle, parmi les plus importants il faut citer Le Ménagier de Paris et Le Viandier1. Les livres restent très rares puisque écrits à la main, et aussi du fait que les cuisiniers ne savent pas lire et apprennent le métier sur le tas, mais la littérature de l’époque montre bien à quel point les gens sont obsessionnellement en quête de nourriture, ce qui se caractérise par une profusion du vocabulaire nourricier, comme dans Le Roman de Renart. Par contre, une invention importance naît, la fourchette, à Byzance, dès le XIVe siècle. Celle-ci marque le début de la civilisation à table, même s’il lui faudra attendre le XVIe siècle pour apparaître sur quelques tables françaises de l’aristocratie. A la Renaissance, les livres de cuisine deviennent un peu plus nombreux, grâce à l’invention de l’imprimerie, même si la cuisine n’a pas évolué depuis le Moyen Age. Il faut noter un engouement pour la nourriture, la boisson et aussi la sexualité, dans les textes littéraires, et dont le parfait exemple est dans Gargantua de Rabelais. Dès sa naissance, Pantagruel déclare: «A boire! à boire! à boire!» (99). Il s’agit là de besoins physiques qui montrent bien les préoccupations naturelles de la population. Celle-ci consomme, s’empiffre dès qu’elle trouve de quoi manger, et comme au Moyen Age, les famines subsistent toujours au XVIe siècle (L’Identité de la France 160). 1 Œuvre très importante de la cuisine médiévale composée en 1375 par le grand chef Guillaume Tiruel, connu sous le nom de Taillevent (Culture and Cuisine 99). 3 En revanche, au XVIIe siècle, la littérature gastronomique se développe davantage et les goûts sont plus raffinés. La cuisine connaît une grande évolution, surtout dans l’aristocratie puisqu’elle a à son service des chefs et de nombreux employés de cuisine qui lui permettent de recevoir très souvent. Nous voyons aussi la même quête pour la nourriture, avec comme exemple, des scènes dans lesquelles les gens commandent à boire et à manger, comme dans Le Tartuffe. Une première révolution gastronomique a lieu au début du XVIIIe siècle, suscitée par l’aristocratie qui a les moyens d’accéder à tout ce qu’elle veut, notamment les choses liées à la gastronomie. Inversement, un peu comme dans les sociétés archaïques, elle pratique le potlatch2 au sens où elle reçoit dans le but de surpasser ce qui a été servi à dîner la veille ailleurs, et elle peut le faire grâce à son personnel et son chef de cuisine. Ceci ne veut pas dire que les gens aiment manger, non ceci signifie que la cuisine, les mets sont un marqueur social très utilisé par la classe supérieure. Quant au peuple, celui-ci est touché par la famine et c’est une des causes de la Révolution de 1789. Pour la deuxième année consécutive, les récoltes ne sont pas bonnes et le peuple meurt de faim. Suite à la Révolution française, le pays est marqué par une longue série de conflits entre républicains et monarchistes au XIXe siècle. La bourgeoisie gagne du pouvoir et s’enrichit alors que les classes les plus basses souffrent toujours de famines, qui, pour la plupart auront lieu entre 1812 jusqu’en 1848 (L’Identité de la France 160-61). Les goûts de la bourgeoisie pour ce qu’il y a de meilleur, le développement des marchés et des restaurants entraînent une deuxième révolution 2 Concept de tout partager et de tout sacrifier dans certaines sociétés archaïques du continent nord américain. Nous en parlerons dans le chapitre 5. 4 culinaire, celle du XIXe siècle. Celle-ci a un impact considérable et au fil du siècle, toutes les classes sociales finissent par avoir de quoi manger. Comme nous le verrons dans le chapitre 3, la classe bourgeoise consomme à l’extérieur, soit en public, pour être vue et manger aussi bien que l’aristocratie l’a fait durant les siècles précédents, faisant ainsi vivre les restaurants tenus par les anciens chefs de l’aristocratie et encourageant ainsi le développement d’établissements dans la capitale. A cela s’ajoute le discours gastronomique développé sous trois formes. 1) Les différentes littératures de cuisine avec les livres que les grands chefs publient et utilisés par la suite par les chefs de maisons bourgeoises. 2) Plus tard dans le siècle, les livres de cuisine aussi bien français qu’étrangers, sont écrits simplement pour devenir accessibles aux jeunes ménagères ayant reçu une éducation afin d’être maîtresses de maison. 3) Toujours faisant partie du discours gastronomique, se trouvent les guides se rapportant aux restaurants et aux bonnes adresses, dans le but d’éduquer la nouvelle bourgeoisie sur les notions d’étiquette, entre autre. Nous pouvons ajouter à ce discours gastronomique la littérature de l’époque, laquelle illustre les scènes de la vie de tous les jours, florissant dans le mouvement réaliste, puis par la suite dans le mouvement naturaliste. A partir de cette époque, il existe un ensemble mêlant à la fois le cadre de la salle à manger, les détails de la table et des mets, et ceci aussi bien dans les espaces privés (intérieur bourgeois) que publics (restaurants, banquets ruraux). Comme nous le verrons, la salle à manger est une invention récente, d’où l’apparition de tout un nouveau mobilier que nous découvrons dans le milieu bourgeois, et soigner le décor de la table est une chose commune à toutes 5 les classes, avec par exemple la présence de la nappe blanche. Les commerces sont aussi présents dans la littérature, comme il le sera expliqué dans le chapitre 4, et nous observerons les gens en train de faire leurs courses et découvrirons ce qu’ils consomment. Tous ces événements et nouveautés expliquent pourquoi le XIXe siècle connaît une deuxième révolution gastronomique. Ainsi, c’est sur cette période que nous allons nous concentrer dans les différents chapitres à venir. Chacun d’eux représente une classe et une période de l’histoire bien spécifiques du XIXe siècle, à Paris. Le chapitre 2 correspond au banquet chez Taillefer dans La Peau de chagrin de Honoré de Balzac. Celui-ci prend place sous la Restauration vers 1830, et ce repas en commun se passe dans la grande bourgeoisie. Ce point de départ est important car il permet d’observer les différences et les ressemblances entre les expériences de l’Antiquité et la manière dont la grande bourgeoisie du XIXe siècle reçoit. Nous observerons le cadre, les objets sur la table, les mets, les boissons et la façon de se divertir au cours de cette soirée. Par opposition, dans le chapitre 3, il sera intéressant d’étudier les scènes de repas pris à l’extérieur, notamment dans L’Education sentimentale de Gustave Flaubert, livre mettant bien en valeur comment la bourgeoisie vit vers 1848. Ces situations permettent de cerner le lieu symbolique que devient le restaurant, comment il sert de lieu social à cette époque, qui le fréquente, dans quels buts les gens s’y rendent, ce qu’ils y font, et ce qu’ils commandent. Même si les restaurants existent déjà au XVIIIe siècle, il s’opère des changements avec la montée de la bourgeoisie qui les met à la mode. Au fil du siècle, nous verrons que toutes les classes ont accès au restaurant. 6 Ensuite, dans le chapitre 4, il sera question de la petite bourgeoisie commerçante aux Halles, sous le Second Empire, avec plus précisément Le Ventre de Paris d’Emile Zola. Il s’agit de gens bénéficiant du pouvoir sous Napoléon III, travaillant ou étant propriétaires de boutique aux nouvelles Halles de Baltard, et par conséquent étant au contact de la nourriture et des Parisiens. Mais attention, ces Halles nourrissent et avalent aussi les Parisiens. Ce livre est très important car il montre l’importance que prend la nourriture, expose les produits de luxe, le monde du commerce et l’attitude des petits commerçants sous le Second Empire. Nous assisterons à certaines fabrications, la vie de certaines boutiques, et verrons comment les gens vivent et ce que le monde des Halles implique. Enfin, dans le chapitre 5, nous baserons notre travail sur le roman L’Assommoir d’Emile Zola, toujours sous le Second Empire. Il sera question de la classe ouvrière du quartier de la Goutte-d’Or, de la façon dont elle vit et comment Gervaise, héroïne de l’histoire, célèbre sa fête. Ce repas tient une grande place dans le roman et montre que manger est une des grandes préoccupations du prolétariat, plus encore que dans les autres catégories sociales. Dans le cas d’un grand événement, lui n’hésite pas à dépenser tout ce qu’il a, comme dans le potlach dont nous avons brièvement parlé. Notre conclusion nous permettra de mettre en valeur les changements mais aussi les similitudes entre les classes sociales du XIXe siècle, la manière dont elles arrivent à constater l’impact de la seconde révolution gastronomique sur toutes les catégories sociales, non seulement au XIXe mais aussi au XXe siècle. 7 Puisqu’il s’agit d’une étude des classes sociales, il est également important de mettre en valeur le rôle des «genres» et la division sexuelle du travail dans les œuvres choisies, entre les différents lieux et entre les différentes classes sociales. En ce qui concerne l’acte de recevoir, dans la haute et la moyenne bourgeoisies, le personnel de maison assure l’intendance et le bon déroulement du repas, rôle que jouera la maîtresse de maison par la suite. Dans le cas où la femme participe au dîner, elle n’est pas en cuisine mais prend part à la réception ou alors fait partie du symposium3. Elle ne s’y connaît pas en cuisine car elle ne fait jamais les courses, et ne sait d’ailleurs pas cuisiner. Au restaurant, le bourgeois semble plus expérimenté car il s’y rend souvent pour des dîners entre hommes, alors que la femme est mal à l’aise, ne sachant pas quoi commander car elle manque d’habitude, et reçoit plutôt chez elle. Dans la petite bourgeoisie et les milieux défavorisés, elle prend le temps de discuter avec les clients, favorise donc les relations et le commerce alors que l’homme est dans l’arrière-boutique en train de confectionner. C’est elle qui cuisine et fait les courses, l’homme étant exclu de ces tâches. Sur le plan de la participation, l’hôte et les invités abordent d’autres types de nourritures. Il faut aller plus loin que le fait de se nourrir physiquement, et considérer l’échange que ce soit aussi bien au niveau de la nourriture spirituelle que de la nourriture charnelle, ceci en fonction du milieu social. Dans les œuvres sélectionnées, certains espaces se prêtent mieux que d’autres à tous ces types de nourritures, et également certains éléments du repas comme l’alcool, provoquent chez les convives un relachement, 3 Activité qui suit l’acte de manger dans le banquet grec et consiste à boire. 8 non seulement au niveau de la discussion, mais aussi au niveau du corps. Le deuxième, troisième et cinquième chapitres illustrent ces deux cas. Il faut également voir la nourriture en tant que marqueur social, de par la manière dont les ingrédients sont préparés, dont ils sont servis et dont ils sont commentés. Ceci nous amènera à distinguer le gourmet du gourmand, le premier mangeant des choses fines pour le plaisir de les goûter alors que le second mange pour le plaisir de consommer. D’une classe à l’autre, les aliments peuvent être les mêmes, mais ils seront cuisinés et appréciés différemment. Chaque classe recherche quelque chose de précis dans le repas. Dans tous les cas, nous remarquerons que les plaisirs de la chair sont des priorités. Pour ce qui est des classes supérieures, l’envie de faire partager, de manger de bonnes choses, et de dialoguer domine, alors que dans les classes inférieures, c’est surtout l’envie de faire bonbance, de s’amuser, et aussi de se surélever socialement, ne serait-ce que l’espace d’un repas. Manger peut être simplement se nourrir, ou bien devenir l’occasion de se réunir entre amis ou en famille, être une occasion de faire partager des spécialités, servir de marqueur social ou bien de valeur monétaire (The Sociology of the Meal 47). De manière à bien comprendre les motivations des mangeurs, passons aux contributions du XXe siècle. A la suite de 1968, Jean Baudrillard parlera ainsi de «société de consommation», entre autre, la production alimentaire (Manger aujourd’hui 11). Dans les années 70, des sondages montrent un changement dans la manière dont les Français se nourrissent et prouvent que les familles prennent moins souvent leurs repas ensemble. Il est intéressant de voir que la France, célèbre pour sa cuisine, souffre en fait comme beaucoup d’autres 9 pays de «modernité alimentaire» et d’«américanisation» de la nourriture. Cette constatation soulève un intérêt croissant d’un point de vue ethnologique, anthropologique et sociologique pour essayer d’éduquer la population contre les dangers d’une mauvaise alimentation. Nous nous étendrons sur l’intérêt pour la nourriture dans la conclusion. Parmi les études de la nourriture et des classes sociales les plus connues en France, nous avons celle de Pierre Bourdieu dans La Distinction: critique sociale du jugement, et celle de Michel de Certeau dans L’Invention du quotidien: habiter, cuisiner; dans les deux cas, il s’agit de travaux basés sur la population française dans la seconde moitié du XXe siècle, étape importante en terme d’étude sociologique, la première étude datant de 1979, et la seconde de 1980. Le sociologue Pierre Bourdieu dans La Distinction: critique sociale du jugement, se livre à une analyse sociologique de la population française. Une première enquête a été distribuée en 1963 à 692 sujets (hommes et femmes) de Paris, Lille, et une petite ville de province, et une seconde fut faite de 1967-68 sur 1217 personnes (587-88). Il s’agit d’un questionnnaire de vingt-cinq questions regroupant des questions notamment sur les goûts en matière de décoration intérieure de la maison, de vêtement, de chanson, de cuisine, de lecture, de cinéma, de peinture et de musique, de photographie, et de radio, le but étant de «cerner» le goût. Sa recherche est basée sur une étude de toutes les strates sociales, à partir de laquelle il tire des conclusions sur l’habitus4. Selon Bourdieu, le goût se définit socialement et la classe sociale est l’élément faisant varier le goût; d’autre part, la hiérarchie du goût est elle-même un reflet de la hiérarchie des classes sociales. En ce qui 4 Comportement acquis et caractéristique d’un groupe social. 10 concerne la nourriture, il faut se référer aux chapitres «L’habitus et l’espace des styles de vie» (chapitre 3) et «Le choix du nécessaire» (chapitre 7), dans lesquels le sociologue remarque qu’au fur et à mesure qu’une classe s’élève dans la hiérarchie sociale, le budget réservé aux consommations alimentaires diminue pour consommer une nourriture plus légère, plus raffinée et aussi pour avoir un corps plus mince. Par exemple, le budget nourriture des employés est plus restreint que celui des ouvriers, pour consommer une nourriture et des matières moins grasses, des légumes frais, du poisson, soit une nourriture plus chère (201). Mais il ajoute que la consommation n’est pas seulement liée au revenu, par exemple elle peut être aussi due à une solidarité collective venant des individus. Il montre qu’il existe une opposition entre les goûts de luxe et les goûts de nécessité. Les goûts de luxe sont ceux des bourgeois que le pouvoir économique éloigne de la nécessité, alors que les goûts de nécessité sont une expression des besoins élémentaires de la classe ouvrière (204). Bourdieu remarque aussi des différences sur la manière dont les sexes se nourrissent à l’intérieur d’une même classe sociale et aussi sur ce que les différentes classes sociales absorbent. Le choix des plats varie en fonction du milieu. Commençons avec la classe ouvrière. Il est question d’un milieu plus traditionnel, qui consomme des plats nécessitant plus de temps de préparation. Il consomme aussi une nourriture plus riche, plus «élastique», telles que la soupe, les pâtes ou les pommes de terre et aussi des plats plus nourrissants, tels que la charcuterie ou le porc. La classe ouvrière ingurgite la nourriture par besoin nutritionnel. D’autre part, Bourdieu observe que les femmes mangent une nourriture plus simple que les hommes, et ont tendance à se priver pour 11 laisser aux autres les morceaux les meilleurs. En règle générale, on ne fait pas de manières pour servir. Par contre, dans le milieu bourgeois, le repas a une fonction sociale, nécessitant des règles de bonne conduite, et faisant ressortir le côté esthétique de la table. Nous voyons donc que les bourgeois s’éloignent de la première fonction du repas, à savoir se nourrir. Ils écartent ainsi les goûts de nécessité pour faire place à la théâtralité sociale et faire ressortir des valeurs esthétiques. L’auteur indique qu’il ne faut pas regarder les produits eux-mêmes mais plutôt les préparations culinaires, la création/invention du goût qui éclaire l’idée d’étiquette, car elles permettent de distinguer les classes sociales entre elles. La nourriture est un élément quotidien nécessaire dans la vie de chacun, mais prend différentes perspectives et significations en fonction de la classe sociale prise en considération (La Distinction 215). En ce qui concerne l’historien et anthropologue Michel de Certeau, ses recherches portent principalement sur des travaux d'histoire et de sociologie sur l'univers des pratiques quotidiennes. Afin de mieux comprendre les attentes de la population française et de prendre des décisions politiques et budgétaires plus adéquates, le Service des Etudes et Recherches au Secrétariat d’Etat à la Culture lui demande à partir de 1974 jusqu’en 1978 de diriger un programme de recherches sur les problèmes de culture et de la société. Michel de Certeau travaille donc en collaboration avec plusieurs équipes de recherches, chacune responsable d’une section particulière pour L’Invention du quotidien: habiter et cuisiner. Il réfléchit donc sur ce qui constitue la culture dans toute société, et veut faire ressortir «les manières de faire» et «faire sortir les évidences» (11). 12 Il ne se base pas sur un groupe d’individus mais au contraire sur des cas particuliers, des personnes ordinaires et regarde chaque petite différence, chaque petit détail, chaque silence, que ces personnes manifestent. Sa méthode est de suivre ces personnes individuellement dans leur vie quotidienne, de les interroger et d’essayer de deviner à travers leurs gestes et leurs réticences qui elles sont. Parmi les domaines importants pour définir les pratiques de la vie quotidienne, il choisit volontairement le thème de la cuisine, à savoir les endroits où faire les courses, les rites autour de la table et ce que les gens mangent. Ce thème, sous la conduite de Marie Ferrier, est très important car il permet d’avoir le point de vue de la femme dans la vie quotidienne dans un milieu simple dans la région de Lyon. Bien que cette étude soit menée en France, Michel de Certeau la soumet à plusieurs groupes de recherches internationaux pour avoir leurs points de vue et voir si sa recherche et ses résultats sont valables. Nous voyons donc qu’il faut attendre la deuxième moitié du XXe siècle pour s’interroger sur ce que mangent les Français et commencer à essayer d’élucider le problème. Il n’est donc pas surprenant de constater qu’aucune étude n’ait pu être conduite de manière aussi détaillée pour le XIXe siècle, mais grâce aux documents historiques de l’époque, aux livres de cultures, de cuisines, aux statistiques, aux Cahiers des annales, notamment Essai sur la sensibilité alimentaire à Paris au 19e siècle de JeanPaul Aron, à L’Almanach des gourmands de 1803 et à d’autres documents, il nous sera possible d’expliquer comment le XIXe siècle se nourrissait. 13 CHAPITRE 2 UNE CÉLÉBRATION DANS LA GRANDE BOURGEOISIE DE 1830 Le banquet est le repas traditionnel par excellence que toutes les civilisations ont adopté pour marquer un événement important, qu’il soit religieux, séculaire, guerrier, pacifique ou politique. Celui-ci a pour but de regrouper un grand nombre de personnes, et pour se faire, doit avoir lieu dans un vaste endroit, à l’intérieur ou à l’extérieur. Dans le chapitre suivant, un riche banquier sous la Restauration organise une réception pour célébrer la naissance de son journal. La façon dont se passe la soirée, le nombre de personnes conviées, ainsi que les activités qui s’y déroulent, sont identiques à certains banquets grecs, c’est pourquoi dans un premier temps, nous allons voir les origines du banquet de l’Antiquité, le symposium, puis les autres formes du repas commun durant les siècles passés. Ceci nous servira de base pour voir ce qui s’est passé après la Révolution, au XIXe siècle. Cette soirée est très intéressante du fait qu’elle montre bien comment la haute société vit, en 1830, peu préoccupée par la situation politique en France. Nous allons voir où elle habite, et comment elle reçoit aussi bien au niveau de la table que des activités après dîner. D’un autre côté, il faut aussi s’intéresser aux gens qu’elle invite, la bourgeoisie, des artistes, des intellectuels, et remarquer la façon dont ils se comportent et 14 ce dont ils discutent au cours de ces réceptions. Il est question de gens moins riches économiquement mais qui ont des connaissances intellectuelles et du goût pour l’esthétisme. L’amphitryon veut que ces convives s’amusent, et eux viennent dans cet état d’esprit. Les activités que nous verrons sont possibles surtout dans le cadre privé. Le repas en commun est l’ancêtre du banquet. Il marque le début de la civilisation et de la société et devient un rituel civique, dans le sens où le but de ces repas est d’instaurer des règles pour le bien de la communauté. Il y a aussi des règles à respecter de la part de chacun. A partir de là, un système politique se crée ainsi qu’un esprit de communauté et tout reste sous contrôle. Ces rassemblements sont donc constructifs et différents du banquet, comme nous allons le voir par la suite. Ils prennent place d’habitude chez un particulier, aisé, disposant de suffisamment d’espace pour accueillir ses invités. Le but est de venir manger, de sacrifier, et de construire quelque chose. Le sacrifice a un côté sanglant faisant penser au rite de la religion chrétienne. L’apparition des repas en commun est, en effet, liée chez les auteurs grecs à l’institution de règles qui donnent une réelle cohésion à la communauté, comme au temps du roi Minos en Crète ou, pour reprendre l’exemple de l’Italie, au moment où les Œnotriens passent de la vie pastorale à la vie agricole, selon Aristote. L’invention des banquets va de pair avec la maîtrise du sacrifice sanglant alimentaire et les repas sont dès lors présentés comme une structure de base du groupe social et le ferment de la sociabilité. (…) Les repas ont leur place dans une histoire culturelle et leur institution marque l’entrée d’un peuple dans des relations de communauté qui coïncident peu ou prou avec la constitution d’une identité politique. (Histoire de l’alimentation 156-57) Le banquet, lui, est pour faire honneur, d’où l’idée de festoyer et donc de bien et beaucoup manger avant de penser et de fonder. A l’origine, le banquet est organisé pour honorer les dieux, d’où l’idée de grandeur. Plus tard, il fut adapté et adopté pour tout 15 événement regroupant du monde et impliquant une célébration, allant d’un événement religieux, joyeux comme un mariage, ou triste, dans le cas d’un décès, peu importe la civilisation, mais toujours avec le côté sanglant du sacrifice. Le repas se caractérise par un esprit de convivialité et de générosité de la part de l’hôte, une envie de partager, de manger ensemble. Même si le but est de se retrouver, cette réception coûte de l’argent et une certaine organisation de la part de l’hôte. Dans l’Antiquité, l’hôte ou le donateur se sert du banquet pour montrer sa supériorité économique, attirer l’attention, en dominant la situation et la conversation, contrairement au banquet du XIXe siècle, comme nous allons le voir. Il se met en avant de façon volontaire, ce qui le place dans une position supérieure aux autres, ne serait-ce que parce qu’il reçoit. Sa réputation est en jeu en quelque sorte puisqu’il met son habitation au service des autres, veut qu’ils soient à l’aise et ne manquent de rien, mais celui-ci reste maître des décisions, régit l’ordre et les règles du dîner, et s’assure que l’ambiance est comme il l’entend. Il doit avoir suffisamment d’espace pour accueillir tout le monde surtout parce les gens mangent allongés sur des lits pendant l’Antiquité, puis autour d’une table par la suite. Le banquet évolue peu dans la façon dont il est organisé, et en fin de compte affiche toujours le même luxe dans le décor, la présentation, le nombre invraisemblable de mets différents, tout en maintenant l’effet de surprise auprès des invités. Le parfait exemple de dîner se déroulant ainsi est celui du Satiricon de Pétrone. Une des raisons pour lesquelles il est nécessaire de voir comment il se déroule, est parce qu’il est très similaire à celui de La Peau de chagrin, comme nous le verrons par la suite. 16 Trimalchion reçoit chez lui un groupe d’hommes, dont certains qu’il ne connaît pas. Peu importe, puisque comme dans le banquet antique, l’hôte est à l’honneur et régit le rythme de la soirée. Au lieu de s’asseoir avec ses invités, il se donne en spectacle, arrivant ainsi plus tard à table. Il s’agit d’un dîner très luxueux, que l’amphitryon utilise pour montrer ses richesses et se valoriser. Il est bon de noter les plats et la façon dont les aliments sont présentés, ainsi que la rareté de ce qui est servi. Les plats sont à eux seuls des œuvres d’art, comme le surtout en bronze contenant tous les hors-d’œuvre. Cet élément rare vient de Corinthe, lieu célèbre pour ses métaux précieux, et représente un âne, animal connu pour sa résistance et sa capacité de porter de lourdes charges et des denrées d’un lieu à l’autre, avec un panier de chaque côté, dans le cas présent, il s’agit de deux plateaux d’argent. Ce surtout est extraordinaire, de par la façon dont il est travaillé, élaboré, affichant le nom de l’hôte, marque renforçant sa mise en valeur et son exclusivité. Pour renforcer l’idée de luxe, la viande est entreposée sur un gril d’argent. En ce qui concerne les entrées, il y a des olives vertes et des noires, des pruneaux de Syrie, et des grains de grenade, soient des denrées chères et luxueuses provenant des pays chauds du bassin méditerranéen, illustrant déjà la recherche de ce qui est exquis et la circulation des ingrédients entre les pays. Nous pouvons déjà noter le mélange de sucré et de salé entre les ingrédients, avec les olives, les pruneaux, la viande légèrement recouverte de miel et de pavot, et les saucisses chaudes. (O)n apporta un ensemble de hors-d’œuvre fort distingués; tout le monde s’était déjà installé à table, sauf Trimalchion, à qui, selon une nouvelle mode, était réservée la place d’honneur. Quoi qu’il en soit, sur le surtout des entrées était posé un âne en bronze de Corinthe avec un double panier, dont l’un contenait des 17 olives vertes, l’autre des noires. Au-dessus de l’ânon, deux plats, en manière de toit, et portant gravés sur les bords le nom de Trimalchion et leur poids d’argent. Des passerelles soudées supportaient des loirs saupoudrés de miel et de pavot. Il y avait aussi des saucisses bouillantes posées sur un gril d’argent et, sous le gril des pruneaux de Syrie et des grains de grenade. (Le Satiricon 44-5) Il est intéressant de noter que pendant la suite du repas, l’hôte est impatient et ne se soucie guère de savoir si ses invités ont fini de manger l’entrée. Le signal du plat suivant est donné par la musique, annonçant l’arrivée des valets, comme pour un spectacle. La présentation reste toujours aussi recherchée, avec cette fois un objet en bois pour déguiser l’énigme que Trimalchion réserve à ses convives. Il dit avoir fait couver à une poule des œufs de paon, mais pour aiguiser la curiosité annonce que cela a probablement échoué. La présence de volailles est très importante car elle représente le symbole de la richesse et ce qu’il y a de plus recherché. La taille a aussi beaucoup d’importance et les œufs de paon sont ce qu’il y a de plus gros. (A)lors que nous n’avions pas encore terminé les hors-d’œuvre, voici qu’on nous sert un plateau avec une corbeille sur laquelle était une poule de bois, les ailes étalées, comme font les poules qui couvent. Deux valets s’approchèrent aussitôt et, au son de la musique, se mirent à fouiller la paille, d’où ils tirèrent bientôt des œufs de paon, qu’ils partagèrent entre les convives. Trimalchion tourna le regard vers ce spectacle et dit: «J’ai fait couver des œufs de paon à la poule, et par, Hercule, je crains qu’ils ne soient déjà couvés. Essayons, pourtant de voir s’ils sont encore mangeables.» (Le Satiricon 47) Le tour est réussi car un des convives s’apprête à abandonner lorsqu’un fidèle de la maison se rend compte que l’hôte a voulu surprendre ses invités. Nous pouvons voir que Trimalchion se pique à chaque fois de bien recevoir. Nourrir ses invités est important et les surprendre l’est aussi. Cet effet de surprise est là aussi pour valoriser le maître des lieux. Encore une fois, les ustensiles sont riches et le résultat de l’énigme très recherché. Il est question de passereaux prêts à être dégustés. 18 On nous donne des cuillers qui ne pesaient pas moins d’une demi-livre chacune, et nous nous mettons en devoir de percer les coquilles des œufs faits de pâte cuite. Quant à moi, je fus sur le point de jeter ma part, car il me semblait que le poussin était déjà formé. Mais, lorsque j’entendis un convive habituel dire: «Il doit y avoir là je ne sais quoi de délicat», je continuai à briser la coquille avec la main et je trouvai un becfigue fort gras entouré de jaune d’œuf au poivre. (Le Satiricon 47) La suite du repas continue ainsi au son de la musique, l’hôte faisant avancer ses meilleurs vins et en invitant ses invités à consommer à volonté. Le nombre de plats continue à augmenter bien que les invités soient déjà rassasiés. A chaque plat apparaît une nouvelle surprise mais les convives n’ont plus faim. Ils contemplent ce que Trimalchion leur offre sans vraiment y goûter. Alors que dans le banquet grec, les convives ne doivent pas perdre le contrôle d’eux-mêmes causé par l’alcool, il n’en est pas de même ici. Le symposiarque fait ce qu’il veut, encourageant ses invités à consommer autant qu’ils le désirent, utilisant la musique non pas à la fin du banquet mais pour introduire les plats, et les conversations entamées tournent autour de l’hôte. Comme il se doit, il fait venir sa femme dans la dernière phase du banquet, moment où les courtisanes peuvent entrer en scène (Tables d’hier, tables d’ailleurs 47). Le repas grec implique donc le rituel de la nourriture puis celui du vin, alors que le repas romain n’a aucune tradition religieuse, et sont servis à la fois viandes et vin, celui-ci étant simplement une boisson et non une drogue sacrée (Histoire de l’alimentation 198). Il existe deux types de repas romains, la cena, où il est surtout question de fête entre personnes d’une même famille, ou avec amis, limité généralement à une dizaine de personnes et à un certain luxe. Mais le repas préféré des Romains est le prandium, repas qu’ils aiment consommer seuls, n’importe où et n’importe quand, juste pour se restaurer 19 (208-09). C’est le repas des solitaires. Plutarque, dans ses écrits, mentionne la vie de Lucullus, célèbre général romain, surtout à cause des dîners qu’il organisait, aussi bien en groupe que quand il était seul. Il était très riche et par conséquent pouvait se procurer les choses les meilleures. La fin de sa vie illustre les plaisirs de la vie et de la bonne chère. La vie de Lucullus ressemble à une comédie ancienne: on y lit au début le récit d'actions politiques et militaires, puis à la fin on n'y trouve plus que beuveries et soupers, et, peu s'en faut, cortèges bachiques, fêtes nocturnes et toute sorte de divertissements, car je mets au nombre des divertissements les constructions somptueuses, les installations de promenades et de thermes, et plus encore, l'achat de tableaux et de statues, le soin qu'il prit de rassembler à grands frais ces œuvres d'art, prodiguant à cette fin sans compter l'immense et splendide fortune qu'il avait amassée dans ses campagnes. [...] Le stoïcien Tubero appela Lucullus «un Xerxès en toge». (Vie de Lucullus 39) La citation suivante reste fort célèbre et montre bien l’état d’esprit du Romain en ce qui concerne la nourriture. Bien manger n’est pas réservé à certaines occasions mais peut être vécu en solitaire même si c’était parfois mal vu. Une fois qu'il dînait seul, on ne lui avait apprêté qu'un unique service et un modeste repas. Il se fâcha et fit appeler le serviteur préposé à cet office. Celui-ci dit qu'il n'avait pas cru, puisqu'il n'y avait pas d'invités, qu'il fût besoin de mets somptueux: «Que dis-tu? s'écria Lucullus, ne savais-tu pas que ce soir, c'est chez Lucullus que dîne Lucullus?» (Vie de Lucullus 41) Généralement, les convives sont souvent moins puissants et moins riches que l’hôte, comme dans le cas des deux jeunes fils de famille, dans Le Satiricon, mais peuvent être brillant intellectuellement et être supérieur aux autres, comme dans le cas de Socrate dans Le Banquet. Avoir un tel invité peut être fait pour impressionner. Dans le premier livre, les jeunes «subissent» l’invitation, même s’ils reçoivent à manger, puisqu’ils sont les spectateurs de Trimalchion. Dans le second, le philosophe agit sous l’invitation de l’hôte, Agathon, et est alors placé dans une situation de supériorité par le 20 donateur. Il s’avère bien souvent que les convives soient placés dans une situation d’infériorité et sont sous la domination de l’hôte, à moins que celui-ci donne un festin en l’honneur de l’un d’entre eux ou pour remercier quelqu’un. Sans convives, le banquet ne peut avoir lieu. Il peut donc s’agir d’une situation d’échange, échange de nourriture contre échange d’attention, ou bien échange d’idées dans le cas où l’assemblée pense de la même façon. En principe, être convié signifie avoir la même manière de penser et/ou appartenir à la même classe sociale. Il y a donc quelque chose en commun entre le donateur et les invités. Le banquet est donc le lieu par excellence où s’expriment les identités, mais aussi celui de l’échange social, selon le mécanisme anthropologique bien connu du don et du contre-don, qui confère à l’offre de nourriture des valeurs toujours différentes en fonction de la place qu’occupe le donateur: du haut vers le bas, l’offre dénote une condescendance généreuse et la prééminence sociale; du bas vers le haut, elle dénote l’hommage et la sujétion; sur l’axe horizontal, elle marque simplement l’appartenance commune (qui peut être occasionnelle) à un groupe. (Histoire de l’alimentation 105) Mais, tout être humain n’est pas apte au banquet, il faut être civilisé, et celui vivant comme une bête, en est exclu, comme les mangeurs de baleines de Diodore ou les bergers pour qui manger est juste une nécessité (155-56). Ceci s’explique du fait que le banquet consiste en d’autres activités que se nourrir. Il y a donc le repas, puis le rituel du vin, et ensuite celui de la parole. «Le sacrifice et le symposium attirent tout particulièrement notre attention sur des valeurs essentielles du moment convivial, comme le partage souvent égalitaire et la communauté – à la fois genres de vie, de discours, de culture propres aux Grecs – , valeurs que les scènes figurées sur les vases illustrent à leur manière» (153). Ces trois parties illustrent la civilisation de ce peuple sur le sens où les choses sont organisées et suivent un ordre précis. Les hommes sont rassemblés pour 21 dialoguer et favoriser des relations entre eux, alors que dans le cas des mangeurs de baleines et des bergers, cet aspect n’existe pas et ne peut être présent. Parmi les habitudes de la soirée, il y a tout d’abord la toilette, avec le lavage des pieds fait par les esclaves, afin d’être pur pour passer à table, puis les convives se trempent les mains une fois couchés. Auprès des lits se trouvent des petites tables, et les esclaves sont là pour faire le service et ramasser les restes de chacun. Bien que les convives soient triés et civilisés, nous remarquons que leurs manières de table semblent bien différentes de celles que nous connaissons aujourd’hui, et qu’ils passeraient maintenant pour être mal-grossis. Il y a donc eu une évolution des manières de table au fil du temps. (C)ertains traits des repas sont permanents: ils sont organisés après le sacrifice sanglant en deux temps, celui où l’on mange, puis celui où l’on boit (le symposium); ils se prennent allongés sur des divans devant lesquels sont placées des tables amovibles; le corps repose sur des couvertures et le coude est calé par un coussin, et, sous le lit, un tabouret permet de poser les chaussures; la vaisselle est réduite à quelques plats et l’on mange avec ses doigts; les détritus sont jetés sur le sol; des esclaves assurent le service; dans la maison, la pièce qui sert aux repas s’appelle l’andron, soit la salle des hommes, terme qui souligne l’accès exclusivement réservé aux hommes. (Histoire de l’alimentation 158) C’est exactement ce qui se passe dans Le Banquet. Nous retrouvons l’assemblée masculine qui se fait laver les pieds par des enfants, avant de s’installer confortablement sur des lits, pour manger. A cette époque, la prise de repas se fait allonger. Les ablutions correspondent à la première partie du dîner, une fois celles-ci terminées, la tradition veut que les dieux soient célébrés, et ce n’est qu’ensuite que le symposium peut prendre place. Dans le banquet grec, la vénération des dieux est obligatoire, sans quoi la discussion ne peut commencer, et dans le cas présent, elle porte sur la philosophie. Socrate est alors 22 invité à dialoguer (38). La pensée et l’art de discuter sont donc nécessaires pour être invité et sont une forme de civilité. «Mais il n’est pas interdit de rêver, c’est ce que font les Grecs dans toute une série de récits qui mettent en scène l’âge d’or, âge d’or du passé, mais aussi âge d’or qui va peut-être revenir, où l’abondance règnera» (Histoire de l’alimentation 154). Dans n’importe quel cas, il existe des règles de comportement à suivre à l’intérieur du banquet mais aussi en dehors, «il ne suffit pas de connaître l’art et la manière du banquet; il faut aussi savoir en user avec pondération et sagesse» (157), conseil valable aussi bien pour ceux qui ignorent la pratique du repas en commun que pour ceux dont le luxe excessif et les positions d’autorité les conduisent à avoir un comportement désagréable. Inversement, comme c’est très souvent le cas, pour organiser un repas, il faut en avoir le capital économique, et les personnes susceptibles de le faire sont celles qui prennent les décisions communes pour le bien de la communauté, celles qui sont les plus riches. A l’époque archaïque, la relation entre la participation au repas commun et l’appartenance au corps civique semble très forte dans la plupart des cités puisque le groupe social qui organise des banquets, l’aristocratie, est aussi celui qui prend les décisions pour la communauté. Le repas offert tour à tour par les membres des familles aristocratiques est une composante des dons et contre-dons qui créent alors les liens de solidarité, et la dépense qu’il suscite témoigne de la richesse foncière, fondement économique de cette aristocratie. (Histoire de l’alimentation 158) La deuxième activité, boire, doit avoir lieu une fois le ventre plein et se fait ensemble, d’où le nom de symposium comme l’indique Pauline Schmitt Pantel dans Tables d’hier, tables d’ailleurs (42). Le symposium se définit comme une réunion d’hommes qui a lieu obligatoirement à la suite d’un banquet pour célébrer un événement 23 public ou privé pendant lequel on boit, et qui par conséquent ne peut se répéter quotidiennement. Par exemple, dans Le Banquet, les convives ont beaucoup bu la veille, et proposent de boire pour le plaisir et non pour s’enivrer (Le Banquet 38-9): Le symposium – ce rite collectif au cours duquel les convives boivent du vin et qui, dans le monde grec, fait suite au banquet dont il est cependant rigoureusement séparé – est une autre manifestation importante de la cohésion sociale et de l’appartenance à la civilisation. Il célèbre la sacralité du vin, qui produit l’ébriété et favorise donc le contact avec le divin. (Histoire de l’alimentation 105) Les pratiques du symposium sont très claires; de manière à bien apprécier le vin et les activités qui s’en suivent, il est nécessaire de faire une coupure pour obtenir le calme afin de communiquer avec les dieux. Sous l’effet progressif de la boisson, la sérénité est remplacée par l’euphorie, puis l’oubli, pour aboutir à l’érotisme des objets ou des humains. Quelques activités pratiquées sont la poésie, le jeu, et la pratique érotique, le tout devenant intense sous l’effet de l’alcool (169). Tandis que la hesychia («tranquillité») désigne à la fois la mise au ban de la conflictualité, l’interruption de l’activité et l’invocation de la sérénité afin d’établir un rapport harmonieux avec les dieux, le terme euphrosyne («joie») qualifie la gaieté provoquée par le vin et la fascination qu’il provoque sur les bibelots et des objets. L’euphrosyne provoque l’état émotif qui sied à une discussion constructive et à l’écoute de la poésie. L’effet progressif de la boisson, qui crée un état d’euphorie puis une lucidité inhabituelle et enfin l’oubli, rythme les différentes phases de la réunion, où les participants sont d’abord sérieux, avant de tout percevoir avec plus d’intensité et de s’abandonner librement à l’érotisme et au jeu. (170) 24 Nous voyons donc l’importance de l’alcool, et l’ambiance qui en découle au cours du symposium. En fin de compte, «La cérémonie du vin suit le rythme de toutes les fêtes – d’abord sérieuse, puis libératoire – et se termine souvent par des scènes de démesure et d’excès» (172). Cette notion d’excès continue de se propager au fil des siècles et n’est pas réservée au milieu séculier seulement. Nous connaissons tous de nombreux exemples d’excès dans les monastères lors de repas communs pour renforcer les liens mutuels entre les religieuses, moines et clercs (310). Au Moyen Age, le banquet et le repas en commun sont utilisés pour de délicates négociations et pour sceller un pacte. L’acte de manger et de boire ensemble signifie s’engager à l’égard de l’autre et se déclarer prêt à respecter les exigences de ce lien (305). Il s’agit d’un acte symbolique, remplaçant toute signature, pour lequel toute la communauté ou un conseil est réuni afin de partager des idées, et d’en discuter. Encore une fois, l’endroit a beaucoup d’importance et doit être vaste. Le repas en commun du Moyen Age correspond à un pacte, et est devenu le repas d’affaires que nous connaissons aujourd’hui (306) Les convivia (l’acte de recevoir) s’étalent sur plusieurs jours. Plusieurs raisons s’expliquent; les gens viennent de loin et restent donc assez longtemps; de plus, il faut également établir la confiance entre les convives et l’hôte et ceci ne peut se faire qu’avec le temps. Ces convivia ne sont pas propres à la France seulement, mais s’étendent aussi autour du bassin méditerranéen. Repas et banquets jouaient en quelque sorte le rôle de rituel créateur de confiance, à l’instant où le lien se forgeait. Les convivia duraient souvent longtemps, voire excessivement longtemps. Les ripailles et les beuveries se poursuivaient pendant 25 plusieurs journées d’affilée; nous entendons même occasionnellement parler de convivia se prolongeant huit jours durant. (Histoire de l’alimentation 307) Le convivium dure longtemps également parce qu’il illustre la hiérarchie et les moyens financiers de la communauté et de l’hôte. Si au bout de deux jours, celui-ci ne peut plus rien faire servir, alors il ne mérite pas le statut hiérarchique qui lui est attribué. Comme dans toute société hiérarchique, il doit offrir ses biens les plus chers. Il s’agit, en effet, de la mise en scène des liens de pouvoir et d’une illustration de la hiérarchie en place au sein de la communauté ainsi forgée. Aussi les mets et les boissons devaient-ils refléter le rang de celui qui les offrait, c’est-à-dire être abondants et choisis. L’hôte manifestait sa richesse et sa puissance par une prodigalité qui touchait bien d’autres domaines que la table, et ses invités le prenaient pour modèle. (Histoire de l’alimentation 313) Le convivium évolue et n’est plus réservé à un groupe de convives privilégiés mais devient une fête courtoise montrant la solidarité du groupe seigneurial, dans laquelle des caractéristiques du convivium demeure, et surtout où l’alcool est consommé de façon immodérée. Ceci est dû au développement important de la viticulture pendant la période du Moyen Age, le vin n’étant plus réservé seulement à la classe supérieure (428). La réception se passe au château. Les manières de table progressent elles-aussi, mais il faudra attendre les temps modernes pour voir l’apparition des meubles et des ustensiles de table. En matière de cuisine, l’Italie est plus en avance que la France. Dans La Civilisation des mœurs, Norbert Elias explique l’apparition des couverts venant d’Italie, et ce dès l’époque de la Renaissance (150). La fourchette, créée à Byzance à partir du XIVe siècle, ne fera son apparition en France qu’à la fin du XVIe siècle, à la cour d’Henri III (Tables d’hier, tables d’ailleurs 220) et ne se généralisera qu’au XVIIe siècle 26 pour prendre dans les plats. Il faut donc attendre le XVIIIe siècle pour la voir sur les tables, à en croire les reproductions de l’époque. Une autre invention est celle de l’assiette plate à partir du XVIe siècle, qui remplace le tranchoir médiéval. Dès la Renaissance, chaque individu se voit attribuer un verre, une cuillère et un couteau, seuls les ustensiles de services restent communs et il est interdit de remettre dans le plat quelque chose déjà portée à la bouche ou de se servir avec ses propres couverts. Ses nouveautés permettent de réduire considérablement le nombre de décès et de maladies transmises par la bouche (Histoire de l’alimentation 570). Une autre chose indispensable au repas est la nappe. Peu importe la classe sociale et l’événement, le repas doit avoir lieu sur une nappe, blanche de préférence. Dans les textes du XIXe siècle que nous parcourons, du particulier à la gargote, celle-ci est une nécessité. En fait, le linge fait l’orgueil des familles françaises, en fil ou en coton, toujours immaculé (Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen Age à nos jours 175). Les chasseurs, les moissonneurs et les amateurs de pique-nique pouvaient manger sans table et sans sièges, assis par terre; mais s’il faut en croire l’iconographie, jamais ils ne mangeaient sans nappe. Nappes blanches – les textes comme les peintures le soulignent abondamment –, parfois réhaussées de quelques motifs de couleur, mais toujours immaculées. A toutes les époques, dans toutes les milieux et tous les pays d’Europe elles étaient essentielles à la dignité, à la sainteté du repas. (Tables d’hier, tables d’ailleurs 215) Quant à la table, elle existe depuis le Moyen Age, et les gens préfèrent manger autour d’une table, même s’il s’agit tout simplement d’une table posée sur des tréteaux. La table à pieds fixes fait son apparition en France dès le XVIe siècle, mais devient «table de salle à manger» au XVIIIe siècle avec le mobilier qui commence à se développer pour cette pièce. Les sièges deviennent plus confortables, les buffets 27 remplacent les dressoirs et les armoires, le tout visant à plus de confort et d’élégance (217). En ce qui concerne la façon de recevoir, elle continue d’évoluer grâce à la multiplication des instruments et à l’espace, et ce d’abord dans l’aristocratie. Celle-ci partage son temps entre ses châteaux en province et son hôtel particulier à Paris. D’après les indications de l’époque, la plupart de ces hôtels sont construits dans le Faubourg Saint-Germain à cause des grands espaces permettant d’avoir une cour d’un côté, et un jardin ou un parc de l’autre, le tout fermé par un grand mur. L’aristocratie se tourne vers le quartier du Marais où ils fleurissent entre 1700 et 1725 mais sans vraiment y habiter puisque ses fonctions la retiennent à Versailles. Il faudra donc attendre la Restauration pour que ce quartier soit occupé par les grandes familles françaises qui constituent un milieu fermé et organisé (Paris à l’époque de Balzac et dans La Comédie humaine 249). Dans la cour, fermée par une grille ou un grand porche, il y a les communs avec les écuries, et au centre, des bornes de pierre ou un grand massif de fleurs à contourner avant d’arriver jusqu’à l’escalier d’honneur, en pierre, au-dessus duquel se trouve une lanterne en fer forgé. Les jours de réceptions, un Suisse, en costume chamarré, prêt à intervenir, surveille les allées et venues des convives puisque l’entrée est strictement réservée aux invités (250). Les premières marches du perron ouvrent sur le rez-dechaussée où il y a en principe le vestibule, séparant les salons de la salle à manger. Ces pièces de réception donnent sur le jardin, derrière de grandes fenêtres habillées d’épais rideaux, avec généralement un poêle en faïence ou une cheminée, et un grand lustre dans la salle à manger (250). 28 En ce qui concerne les meubles, l’aristocratie dîne déjà à table mais ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle que la salle à manger devient une pièce spécialisée pour laquelle tout un mobilier se développe, et que nous verrons plus en détail par la suite. C’est donc à cette époque que naissent les tables à pieds fixes (Histoire de l’alimentation 570). Elle opte pour des meubles et des décorations de style rococo, et range la vaisselle dans une pièce attenante à la salle à manger. Ce style se caractérise par des dorures sur les ornementations murales, des candélabres en or, des statues en bronze, des meubles très travaillés, des tableaux aux murs, avec des bas-reliefs et des moulures dorés. L’or domine avant la Révolution, l’ensemble est recherché, illustrant le luxe de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie. Au même étage, se trouve aussi la cuisine non loin de la salle à manger. Le rezde-chaussée est donc destiné aux jours de visite et aux réceptions qui ont lieu très souvent dans ce milieu. Recevoir, ou avoir son jour de visite, illustre l’envie chez la classe supérieure d’imiter le mode de vie aristocratique du XVIIIe siècle auquel elle n’a pas eu droit précédemment. La petite bourgeoisie reprendra ensuite cette mode au fil du siècle. Il faut aussi ajouter que les plats servis, les soirs de réception, font la réputation de la maison, ce qui explique la concurrence au niveau des préparations et du service entre les maisons, d’où l’importance d’avoir un excellent chef en cuisine (Paris à l’époque de Balzac et dans La Comédie humaine 252). Après avoir mangé, la suite des évènements se poursuit dans le salon où le café et les liqueurs sont servis, et où les jeux prennent place, jusque très tard dans la soirée. Il y a toujours une unité d’ensemble dans le décor des pièces, elles sont nombreuses et ont 29 toutes une fonction précise, certaines réservées aux hommes tandis que d’autres sont pour les femmes, soit une reproduction des réceptions grecques (Histoire de l’alimentation 158). Avant tout, «Cette société a un critère souverain: l’élégance; mais pour être vraiment élégant, il faut être oisif, et pour éviter l’ennui du «mal du siècle», il faut, disait déjà Pascal, des «divertissements» pour les six mois passés à Paris» (Paris à l’époque de Balzac et dans La Comédie humaine 253), à savoir des occupations journalières telles que les salons, les sorties, les promenades à cheval, et les jours de réception. Pour cette classe sociale, recevoir se fait naturellement puisque c’est une activité qu’elle pratique souvent et dont elle connaît les règles. Elle n’a qu’à paraître et discuter, son personnel de maison est là pour veiller à tout, d’où «une atmosphère de simplicité» (252) due au rituel. Au cours des dîners, tout a de l’importance, aussi bien ce qui est servi que les sujets de conversation, tournant autour des personnalités et la politique généralement. «L’agrément du dîner ne tenait pas seulement aux mets et aux vins: les conversations vont bon train et l’on raille, avant 1830, le Château ou le Pavillon de Marsan; après 1830, Louis-Philippe et sa famille, Manuel, M. Thiers et les complots bonapartistes» (252). Nous retrouverons des sujets de conversations similaires dans La Peau de chagrin. En fin de compte, peu de différences existent dans la manière dont l’aristocratie du XVIIIe siècle et la grande bourgeoisie du XIXe siècle vivent. Comme le signale Jürgen Habermas, ne pas avoir de titre de noblesse empêche la haute bourgeoisie d’avoir les privilèges royaux de l’aristocratie certes, mais ne l’empêche pas de la côtoyer puisqu’elle occupe les postes clés de l’économie déjà au XVIIIe siècle. Elle travaille dur pour être reconnue, acceptée, et accéder à ces positions, et est enrichie de connaissances 30 intellectuelles, artistiques, et politiques, nécessaires dans ce milieu. En occupant les places importantes de la finance et de l’administration, ces postes stratégiques lui donnent le droit de participer aux salons, au même titre que l’aristocratie et la noblesse, et aussi du fait qu’elle a acquis les notions d’étiquette appropriées (Paris à l’époque de Balzac et dans La Comédie humaine 33-4). Les salons diffèrent entre eux, selon le but, la taille et la composition du public. Le statut social ne rentre pas en ligne de compte puisque l’important est de discuter des problèmes actuels et d’avoir des connaissances pouvant éclairer et aboutir à des solutions. C’est pourquoi ils sont très souvent réservés uniquement aux hommes, détenteurs du pouvoir et de l’économie, mais aussi des pensées philosophiques à cause de leur éducation. L’homme doit être capable de penser et avoir une bonne culture générale. Il lui est aussi nécessaire d’adhérer à la même façon de penser, notamment en matière d’art, de littérature et de politique, et aussi d’avoir la capacité intellectuelle de participer, chose que tout le monde est invité à faire (36-7). Même si ces cercles ne sont pas forcément exclusifs, le milieu reste fermé, se recevant tour à tour dans ses hôtels particuliers. Ceci est possible grâce aux moyens financiers et du nombreux personnel de maison dont ils disposent. Par contre, un plus grand contraste existe entre la moyenne et la nouvelle bourgeoisies, et la haute société. Elles n’ont pas la même éducation, ni les mêmes moyens. La classe moyenne et la nouvelle bourgeoisie transforment leur logement afin d’accommoder la société bourgeoise lors des nombreuses festivités qu’elles donnent, et de mener un mode de vie de plus en plus public, prenant place dans l’espace privé. 31 Celui-ci, utilisé par la famille bourgeoise à l’origine, diminue, pour en échange allouer plus d’espace au lieu public, envahi par les invités. Le salon devient ainsi au service de la société, soit un nombre important de personnes, et non un cercle d’intimes. Le salon, lieu des discussions conviviales et au public rationnel et critique à l’origine, perd de son sens puisqu’il devient un espace où les époux bourgeois entretiennent leurs relations, ce qui montre une émancipation psychologique de ce milieu (The Structural Transformation of the Public Sphere 46). Les intérieurs continuent donc d’évoluer au fil des ans, ainsi que la manière dont les gens se reçoivent, tout ceci rendu possible grâce au capital économique et culturel. Pierre Bourdieu dans La Distinction: critique sociale du jugement insiste sur le fait que les préparations culinaires et la création/invention du goût éclairent l’idée d’étiquette, puisqu’elles permettent de distinguer les classes sociales entre elles. La nourriture est un élément quotidien nécessaire dans la vie de chacun, mais prend différentes perspectives et significations en fonction de la classe sociale prise en considération (La Distinction 215). Il remarque que plus la classe est élevée, plus elle a de goûts de liberté, ceci à cause de ses moyens économiques qui lui permettent de consommer une plus grande variété de plats en fonction de ses goûts et de son corps. Le véritable principe des différences qui s’observent dans le domaine de la consommation et bien au-delà, est l’opposition entre les goûts de luxe (ou de liberté) et les goûts de nécessité: les premiers sont le propre des individus qui sont le produit de conditions matérielles d’existence définies par la distance à la nécessité, par les libertés ou, comme on dit parfois, les facilités qu’assure la possession d’un capital; les seconds expriment, dans leur ajustement même, les nécessités dont ils sont le produit. (La Distinction 198) 32 En matière de nourriture, la bourgeoisie bénéficie d’un capital économique qui lui donne le choix des goûts de luxe, par exemple pour des aliments plus fins, une cuisine légère, moins nourrissante, et par conséquent plus chers. Inversement, dans le cas du XIXe siècle, la diététique ne rentre pas en considération dans le choix des aliments. En fait, les plus riches souffrent de goutte, maladie due à des excés de nourriture. De plus, ne pas être mince veut dire manger suffisamment à sa faim et représente l’idéal de la beauté5. L’aristocratie et la haute bourgeoisie ont des emplois du temps très mondains, sur lesquels figurent des réceptions, des jours de visite, et des dîners hebdomadaires. Ceci explique donc pourquoi elles attachent de l’importance à la manière dont elles reçoivent puisqu’elles disposent du capital économique, culturel, et de l’espace. Le capital économique permet de faire les choses de façon naturelle, à savoir, il y a toujours de quoi manger dans cette catégorie sociale, et certains hôtes du XIXe siècle font installer des couverts supplémentaires au cas où quelques intimes arriveraient à l’improviste (Paris à l’époque de Balzac et dans La Comédie humaine 252-53). Ces attributs luxueux permettent d’utiliser la nourriture comme un plaisir, autour duquel s’imposent des formes, insistant sur la présentation, et le service. Mais, l’événement contrôlé au départ à cause de ses formes, peut devenir informel en fonction des attentes de l’hôte. Il contrôle et manipule les boissons ainsi que l’attitude des dîneurs. Dans le cas de La Peau de chagrin, le banquier Taillefer, grand bourgeois, fait servir un grand dîner à trente convives, uniquement des hommes. Il s’agit d’un banquet, 5 Dans certaines sociétés du tiers monde à l’époque actuelle, être bien en chair signifie avoir suffisamment d’argent pour pouvoir manger. 33 comme ceux dont nous avons parlé précédemment, avec des gens du même sexe, et où chaque événement du repas a lieu dans une pièce différente. Ceci signifie aussi que l’hôte met à disposition de ses invités ce qu’il y a de mieux et tient à les surprendre constamment. Il sait que sa réputation est en jeu, et bien recevoir fait aussi partie de ses plaisirs. «L’amphitryon avait la gaieté soucieuse d’un homme qui dépense deux mille écus. De temps en temps ses yeux se dirigeaient avec impatience vers la porte du salon, en appelant celui des convives qui se faisait attendre» (76-7). Il devient le metteur en scène et mène le jeu pour combler ses invités et aussi les manipuler à l’aide de jouissances. Dans la réception que donne Taillefer, il faut noter une mise en abîme, soit commencer avec le cadre, puis les plats, et les ingrédients, pour comprendre l’effet de toute cette splendeur sur les convives. Tout se tient et l’ensemble forme un tout. Rien n’est laissé au dépourvu et rien n’est innocent de la part du banquier. Mais il ne peut le faire seul, d’où l’importance du personnel de maison qui doit lire dans l’esprit du maître de maison pour s’assurer que d’un point de vue matériel, rien ne manque et que tout soit parfait. Grâce à ses employés, il arrive à maintenir l’effet de surprise tout au long de la réception et ce sont eux qui présentent les différentes actes de la soirée. Tout d’abord, «Un valet de chambre vêtu de noir vint ouvrir les portes d’une vaste salle à manger, où chacun alla sans cérémonie reconnaître sa place autour d’une table immense» (77). Puis, au moment du café, un valet convie ces messieurs à passer au salon (97). Voyons plus en détail comment sont ces convives. 34 Comme dans le banquet grec, seule la société masculine est conviée à participer au dîner; il s’agit de trente personnes du milieu artistique, des journalistes, des peintres, des poètes, des auteurs ratés et des hommes politiques sans trop d’importance, dont «cinq avaient de l’avenir, une dizaine devaient obtenir quelque gloire viagère; quant aux autres, ils pouvaient comme toutes les médiocrités se dire le fameux mensonge de Louis XVIII: Union et oubli» (76). Ils passent pour être les jeunes gens les plus remarquables de Paris, dixit l’auteur, à cause de leur érudition, mais restent néanmoins inférieurs à l’amphitryon, non seulement en âge mais aussi en puissance économique, et n’ont pas encore fait leurs preuves dans la société. L’un venait de révéler un talent neuf, et de rivaliser par son premier tableau avec les gloires de la peinture impériale. L’autre avait hasardé la veille un livre plein de verdeur, empreint d’une sorte de dédain littéraire, et qui découvrait à l’école moderne de nouvelles routes. Plus loin, un statuaire dont la figure pleine de rudesse accusait quelque vigoureux génie, causait avec un de ces froids railleurs qui, selon l’occurrence, tantôt en reconnaissent partout. Ici, le plus spirituel de nos caricaturistes, à l’œil malin, à la bouche mordante, guettait les épigrammes pour les traduire à coups de crayon. Là, ce jeune et audacieux écrivain, qui mieux que personne distillait la quintessence des pensées politiques, ou condensait en se jouant l’esprit d’un écrivain fécond, s’entretenait avec ce poète dont les écrits écraseraient toutes les œuvres du temps présent, si son talent avait la puissance de sa haine. Tous deux essayaient de ne pas dire la vérité et de ne pas mentir, en s’adressant de douces flatteries. (La Peau de chagrin 76) Ces jeunes gens sont cultivés, tout au long du repas, font référence à la philosophie, à la religion, et à la littérature pour justifier leurs réponses et aussi pour faire de l’esprit. Ils veulent aussi être admirés des autres. Plaire n’est pas une nouveauté, nous l’avons depuis tout temps et le voyons surtout dans la société du XVIIe siècle, avec le Chevalier de Méré; il s’agit de l’honnête homme qui de par son langage et ses manières, séduit la société des salons. Ceci continue à la Belle Epoque, dans la société des salons que décrit 35 Marcel Proust. Dans le groupe invité chez Taillefer, les hommes essaient de se mettre en valeur auprès des autres, se pensant tous plus remarquables les uns que les autres, mais sont en fait du même milieu et resteront à un niveau identique. Voyons l’état d’esprit de ces jeunes gens. Comme nous nous moquons de la liberté autant que du despotisme, de la religion aussi bien que de l’incrédulité; que pour nous la patrie est une capitale où les idées s’échangent et se vendent à tant la ligne, où tous les jours amènent de succulents dîners, de nombreux spectacles; où fourmillent de licencieuses prostituées, où les soupers ne finissent que le lendemain, où les amours vont à l’heure comme les citadines; que Paris sera toujours la plus adorable de toutes les patries! la patrie de la joie, de la liberté, de l’esprit, des jolies femmes, des mauvais sujets, du bon vin, et où le bâton du pouvoir ne se fera jamais trop sentir, puisque l’on est près de ceux qui le tiennent…. (La Peau de chagrin 70) Quant aux amis de Raphaël, protagoniste du livre, ils réussissent à le faire inviter et le font passer comme quelqu’un de remarquable, brillant, riche, méritant d’être connu. Il doit surtout briller avec les femmes, chose qu’il fera quand ils passeront au salon, dans la deuxième partie de la soirée. Ils annoncent que le banquier a prévu quelque chose d’extraordinaire et par conséquent le protagoniste doit faire honneur. Nous t’avons donné pour le plus intrépide compagnon qui jamais ait étreint corps à corps la Débauche, ce monstre admirable avec lequel veulent lutter tous les esprits forts; nous avons même affirmé qu’il ne t’a pas encore vaincu. J’espère que tu ne feras pas mentir nos éloges. Taillefer, notre amphitryon, nous a promis de surpasser les étroites saturnales de nos petits Lucullus modernes. Il est assez riche pour mettre de la grandeur dans les petitesses, de l’élégance et de la grâce dans le vice. (La Peau de chagrin 71) Tous ces jeunes gens sont surtout très tournés sur eux-mêmes et vers la fin du dîner, ne s’entendront plus parler. Nous voyons donc le capital culturel apparaître comme une carte de visite pour pouvoir être reçu dans la haute société. Nous verrons plus tard leur comportement tout au long du repas. 36 Taillefer habite rue Joubert, quartier des futurs grands boulevards sous le Baron Haussmann, quelques années plus tard. Ce très bel hôtel reflète tout le luxe et le confort de l’aristocratie et des grands bourgeois habitant Paris. Dans la cour d’honneur, se trouvent des caisses de fleurs embaumant les escaliers, qui ouvrent sur le porche chauffé, décoré de riches tapis (La Peau de chagrin 74). Une des caractéristiques de ces habitations est le nombre de pièces, contrairement à la bourgeoisie, comme nous le verrons dans L’Education sentimentale, leur étendue, et les éléments multiples du décor, tout en maintenant l’élégance, chose primordiale pour cette catégorie sociale. Tout est composé, pensé, et chaque détail a son importance. Pour ceci, le maître d’hôtel veille aux moindres petits détails, rôle que tiendra la maîtresse de maison par la suite. La multiplicité des choses renforce l’idée du luxe et de l’abondance, caractéristique de la haute bourgeoisie, comme le fait de disposer de plusieurs salles pour recevoir au lieu d’un seul salon, puisque les réceptions et les soirées mondaines font partie des distractions de cette catégorie sociale. Dans un premier temps, la soirée se tient dans des salons resplendissants de dorures et de lumières (La Peau de chagrin 75), avec de très beaux tableaux aux murs, soit le style rococo et le décor des somptueux châteaux aristocratiques du XVIIIe siècle dont nous avons déjà parlé. Ce style se caractérise par une grande quantité d’or utilisée pour souligner les reliefs, les frises, et aussi pour les éléments d’éclairage tels que les candélabres en or massif. Ceux-ci permettent de bien mettre en valeur les moindres petits détails de décoration. Le bronze, alliage précieux dans lequel des statues et des surtouts de table sont élaborés, ajoute à la richesse du décor. La présentation suivante accentue la 37 recherche de l’esthétique et l’unité d’ensemble entre les pièces. Les murs tendus de soie et terminés par des bas-reliefs ajoutent à la finesse du décor, car ce matériau fait partie des éléments extraordinaires, et du fait reste rarement employé en tant que tissu d’ameublement, étant donné son prix. Il en est de même avec les jardinières en bambou donnant un côté exotique à la pièce, et les fleurs rares qu’elles contiennent. Tout est donc ordonné pour représenter le raffinement, l’exclusivité, et non l’ostentation. La soie et l’or tapissaient les appartements. De riches candélabres supportant d’innombrables bougies faisaient briller les plus légers détails des frises dorées, les délicates ciselures du bronze et les somptueuses couleurs de l’ameublement. Les fleurs rares de quelques jardinières artistement construites avec des bambous, répandaient de doux parfums. Tout jusqu’aux draperies respirait une élégance sans prétention. (La Peau de chagrin 77) La deuxième partie de la soirée se tient dans une vaste salle à manger, dans laquelle le décor élégant des salons se poursuit, créant ainsi une harmonie entre les pièces, meublées de choses élégantes, l’élégance et l’harmonie reflétant le luxe de cette catégorie sociale. Comme nous le voyons, dans ce milieu, chaque pièce a une fonction bien précise, dans laquelle se déroule une activité bien spécifique, contrairement à la petite bourgeoisie, qui elle, reçoit dans la salle à manger, faute de place (Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen Age à nos jours 169). Chez Taillefer, la salle à manger, de style rococo, affiche le grand luxe des classes supérieures non seulement au niveau de la pièce mais aussi au niveau de la table. Par conséquent, les convives sont regroupés autour d’une table très bien décorée, parée d’une série d’ustensiles personnels nécessaires dans ce milieu, pour déguster les différentes préparations qui arrivent au fur et à mesure du dîner. Il doit donc y avoir une série de couverts pour chaque plat, un verre en cristal pour chaque vin offert, le tout bien disposé 38 en ordre de taille, parfait exemple du service à la russe. Celui-ci contribue à la beauté du couvert, surtout lorsqu’il est complet, comme dans le cas présent. «Avec le service à la russe, il fut désormais d’usage de les [verres] disposer devant les assiettes, en plusieurs tailles différentes selon les boissons successivement proposées» (Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen Age à nos jours 172). Toujours pour contribuer à la beauté du couvert, viennent s’ajouter un porte-couteau à droite de l’assiette, des salières sur la table, le tout arrangé sur une table blanche immaculée. Encore une fois, ceci est possible à cause des goûts de luxe et du capital économique. D’abord et par un regard plus rapide que la parole, chaque convive paya son tribut d’admiration au somptueux coup d’œil qu’offrait une longue table, blanche comme une couche de neige fraîchement tombée, et sur laquelle s’élevaient symétriquement les couverts couronnés de petits pains blonds. Les cristaux répétaient les couleurs de l’iris dans leurs reflets étoilés, les bougies traçaient des feux croisés à l’infini, les mets placés sous les dômes d’argent aiguisaient l’appétit et la curiosité. (La Peau de chagrin 79) Tout est étudié de manière à susciter la surprise et à faire l’admiration des convives, but de l’amphitryon. La disposition symétrique des cristaux provoque un aspect magique dans ce qui se reflète, comme les iris et les bougies de la citation précédente. La curiosité s’éveille, et est maintenue jusqu’au dernier instant, à cause des dômes sous lesquelles se cachent les premières préparations. Chaque service est mis en valeur avant d’être dégusté. Ceci montre l’importance et le raffinement de cette classe sociale, pour qui tout a de l’importance, aussi bien les yeux que le palais. Pour le dessert, «La table fut couverte d’un vaste surtout en bronze doré, sorti des ateliers de Thomire», magnifiquement sculpté sur lequel reposent tous les fruits (93). Ceux-ci sont organisés comme s’il s’agissait d’une peinture, et ressortent bien 39 sur la porcelaine de Sèvres. Les autres choses précieuses sont exploitées différemment cette fois puisqu’il est question du troisième service. Les couleurs de ces tableaux gastronomiques étaient rehaussées par l’éclat de la porcelaine, par des lignes étincelantes d’or, par les découpures des vases. Gracieuse comme les liquides franges de l’Océan, verte et légère, la mousse couronnait les paysages du Poussin copiés à Sèvres. (…) L’argent, la nacre, l’or, les cristaux furent de nouveau prodigués sous de nouvelles formes. (La Peau de chagrin 93-4). Pour ce qui du café, une surprise attend ces messieurs dans le salon. «Sous les étincelantes bougies d’un lustre d’or, autour d’une table chargée de vermeil, un groupe de femmes se présenta soudain aux convives hébétés dont les yeux s’allumèrent comme autant de diamants» (La Peau de chagrin 97). Les décorations les plus recherchées sont réservées pour les sens les plus voluptueux. Se rattachant au décor de table, il y a quelques éléments indispensables, tels que le sel et le poivre, le pain et le vin. Ceux-ci sont présents, et dans le cas des deux derniers sont servis dès que les convives sont assis. La présentation est extraordinaire même pour la nourriture de base, tel que le pain, des petits pains blonds couronnant les couverts (La Peau de chagrin 79). Puisqu’il est question de faire ressortir les choses, le service à la française, contrairement au service à la russe, semble maintenu dans le cas présent au niveau des mets puisque les dômes sont posés sur la table et que les invités demandent à leurs voisins de leur faire passer les plats. L’effet est beaucoup plus grandiose car chaque plat d’un même service est posé sur la table et découvert en même temps. «Dès les premières années du siècle, on n’explique plus la multiplicité des mets que par la gourmandise ou l’ostentation: les gourmands se ruent, si l’on en croit Grimod de la Reynière, sur tous ceux du premier service» (Tables d’hier, tables d’ailleurs 226). Inversement, ceci 40 implique que les préparations refroidissent rapidement et que les personnes les plus éloignées des plats ont du mal à se servir (227-32). S’il est question de «coup d’œil» et de «symétrie», c’est que le repas à la française se déployait dans l’espace, comme un fastueux tableau, où la multiplicité et la diversité des mets avaient aussi une fonction esthétique. Dresser un plan de table harmonieux était ainsi la première tâche du maître d’hôtel lorsqu’un festin était projeté; et on lui recommandait de faire sur une table d’office, pendant le déroulement même du repas, une ultime répétition de chaque service. Outre la recherche d’harmonie et de symétrie, qui rapprochait l’art d’un Vatel de celui d’un Mansart, le maître d’hôtel devait placer les mets de manière que les convives les plus honorables aient auprès d’eux les mets les plus convenables à leur rang et à leur goût. (Tables d’hier, tables d’aujourd’hui 227) Cette tradition de placer les mets les plus désirés auprès des invités d’honneur, remonte au Moyen Age. Au XIXe siècle, la table est suffisamment bien garnie pour que tout le monde puisse avoir accès à tout. D’autre part, tout comme il y a une unité d’ensemble dans la décoration, il doit y avoir aussi un nombre identique de plats, même si celui-ci est difficile à respecter et semble ne pas l’être partout. «Le plan de table, une fois choisi, s’imposait en principe à chaque service – c’est-à-dire qu’à chaque service il y avait normalement le même nombre de grands plats, de petits plats, etc., et disposés de la même façon» (Tables d’hier, tables d’aujourd’hui 227). Les critiques et chefs de l’époque insistent pour qu’il y ait cette unité d’ensemble. Selon Grimod de la Reynière dans L’Almanach des gourmands au début du siècle, un repas se compose de quatre parties. Il s’attarde même sur le troisième service, celui qui comme nous le voyons a changé par la suite. Les choses sucrées ne faisaient pas nécessairement partie des repas lors des siècles précédents (Tables d’hier, tables d’ailleurs 227). Nous remarquons aussi la place du fromage, après les choses sucrées, détail auquel nous reviendrons dans le chapitre 3. 41 Un grand dîner se compose ordinairement de quatre services. Le premier comprend les potages, les hors d’œuvres, les relevés et les entrées; le second les rôtis et les salades; le troisième le dessert, et sous ce nom sont compris les fruits crus, les compotes, les biscuits, les macarons, les fromages, toutes les espèces de bonbons et de pièces de petit four qu’il est d’usage de faire paraître dans un repas, les confitures et les glaces. (Tables d’hier, tables d’ailleurs 227) Vingt ans plus tard, les règles restent les mêmes. Selon Archambault, en 1821, auteur du Cuisinier économe, un repas gastronomique doit comporter les choses suivantes: La variété des mets contribuant au mérite d’un dîner, il faut, dans quatre ou six entrées, qu’il s’en trouve une de boucherie, une de volaille, une de poisson et une de pâtisserie. Le rôt doit être le gibier, s’il n’y en a pas dans les entrées; s’il y en a, il faut que le rôti soit de volaille. Pour les entremets, si c’est dans la saison des légumes, sur quatre on en peut mettre deux; un de crème ou de gelée, un autre de pâtisserie ou macaroni. (Tables d’hier, tables d’ailleurs 226) Nous remarquons donc l’importance de la viande qui en fait n’a pas changé de place depuis le Moyen Age, et surtout celle de la volaille, le rôt, élément nécessaire d’un grand repas que nous retrouvons tout au long des dîners privés. «Ce qui reste presque immuable, du Moyen Age au XXe siècle, c’est l’ordre de succession des mets. En France, les viandes rôties ont toujours été servies au centre du repas, précédées par les potages et les entrées, et suivies par les entremets et les desserts» (228). En voyant un tel menu, nous voyons que la diététique des siècles précédents a disparu des esprits gourmands du XIXe siècle. Seulement quelques détails sont donnés sur ce qui est servi chez Taillefer, mais il s’agit de mets rares et chers au XIXe siècle. Il faut se référer à l’un des repas orgiaques du marquis de Sade pour comprendre le choix du menu de l’amphitryon. Pour le service des entrées, il y a des blancs de volaille et du gibier déguisés sous toute autre forme, alors que chez l’amphitryon, sont proposés un chevreuil, exposé dans son intégralité sur la 42 table, du canard, des asperges et des petits pois. Il s’agit donc de gibiers et de volaille, aphrodisiaques déjà connus dans l’Antiquité. Dans le cas de l’asperge, celle-ci est considérée comme aphrodisiaque à cause de sa forme (Les Aphrodisiaques 97), et est également le légume le plus cher au XIXe siècle puisque «Sa présence sur le marché est brève (les mois de printemps). Mais elle est beaucoup consommée et on la trouve, entre avril et juin» (Essai sur la sensibilité alimentaire à Paris au 19e siècle 85). Les petits pois sont rares aussi car ils ne sont présents qu’en été, et par conséquent très onéreux. Ils restent très appréciés par les Parisiens, surtout quand préparés avec du sucre pour accentuer leur goût fondant, comme c’est le cas dans les classes supérieures (85). Pour le dessert du repas orgiaque, «un nombre prodigieux de fruits malgré la saison, puis les glaces, le chocolat et les liqueurs qui se prirent à table» (Les Aphrodisiaques 101). Chez Taillefer, nous allons voir dans un instant que pour le troisième service, ce sont des fruits frais et chers, ce qui les classe parmi les aphrodisiaques (97). Passons maintenant au troisième service et voyons aussi d’autres aphrodisiaques. Une coupure s’impose entre le deuxième et le troisième service puisqu’il est question du sucré maintenant. La table est desservie pour faire place au dessert, des fruits arrangés de façon extraordinaire sur un surtout, l’ensemble faisant la surprise des invités. Nous avons mentionné que dans le repas du marquis de Sade, des fruits exotiques sont servis malgré la saison, et qu’il en était de même chez Trimalchion. Ces fruits sont considérés comme aphrodisiaques dans la mesure où ils sont frais, extraordinaires, rares, exotiques et viennent de partout dans le monde. Leur présence montre que le luxe n’a 43 pas de limites pour ceux qui en ont les moyens. Aux choses fraîches sont ajoutées de petites pâtisseries. Le dessert se trouva servi comme par enchantement. La table fut couverte d’un vaste surtout en bronze doré, sorti des ateliers de Thomire. De hautes figures douées par un célèbre artiste des formes convenues en Europe pour la beauté idéale, soutenaient et portaient des buissons de fraises, des ananas, des dattes fraîches, des raisins jaunes, de blondes pêches, des oranges arrivées du Sétubal par un paquebot, des grenades, des fruits de la Chine, enfin toutes les surprises du luxe, les miracles du petit four, les délicatesses les plus friandes, les friandises les plus séductrices. (La Peau de chagrin 93) La recherche au niveau des couleurs et des parfums contribuent aussi à l’excitation des convives. Comme nous pouvons le constater, beaucoup d’aphrodisiaques sont servis au XIXe siècle et ceci s’accentue avec la venue de nouvelles denrées encore rares et onéreuses. Un ingrédient peut être aphrodisiaque de par sa forme, sa fraîcheur, et aussi à cause de son prix. Sont déclarés aphrodisiaques, des mets coûteux, exotiques, rares, aux mélanges bizarres et fortement pimentés (Les Aphrodisiaques 99). Comme nous le verrons aussi plus loin, il y a d’autres aphrodisiaques que la nourriture, notamment la vue, le toucher, les mouvements, et en particulier la danse (92-3). De nouvelles joies attendent les invités au salon. Il s’agit ici des activités du symposium, même si celles-ci diffèrent un peu de celles de l’Antiquité. La boisson n’est plus séparée du repas mais en fait partie intégrante. Etant donné que le maître de maison est quelqu’un de riche et de puissant, voulant soigner ses invités, il réserve à ses convives le jeu et l’érotisme. Tout comme les différents mets furent amenés sur la table, il en est de même pour la nourriture charnelle dans le sens où des femmes se trouvent autour d’une table chargée de vermeil, place symbolique puisqu’elles sont là afin d’être consommées, et le vermeil 44 les fait ressortir davantage puisqu’il s’agit de l’argent doré recouvert d’une dorure d’un ton chaud tirant sur le rouge (La Peau de chagrin 97). Il faut se référer aux différents services du dîner où les choses sont gardées cachées jusqu’à la dernière minute, ou bien superbement arrangées sur un plat en bronze sur lesquelles les convives se jettent après les avoir admirées. Ces femmes, pures aphrodisiaques, sont le prolongement du dessert puisqu’elles sont fraîches, comme les fruits, encore vierges, exotiques, également très bien mises en valeur autour de la table, apparaissent physiquement irrésistibles à cause de leur tenue vestimentaire et de la danse. Leur présence et leur beauté effacent tous les autres luxes et autres richesses exposés chez l’amphitryon. Il est à préciser que la présence de ces femmes n’a rien de surprenant au sens où à partir du XVIIe siècle, l’orgie correspond à une frénésie, et où les excès de table, de boisson, s’accompagnent de plaisirs licencieux. Tout comme dans le symposium, les plaisirs charnels arrivent après la boisson, et tout est fait avec excès. Riches étaient les parures, mais plus riches encore étaient ces beautés éblouissantes devant lesquelles disparaissaient toutes les merveilles de ce palais. Les yeux passionnés de ces filles, prestigieuses comme des fées, avaient encore plus de vivacité que les torrents de lumière qui faisaient resplendir les reflets satinés des tentures, la blancheur des marbres et les saillies délicates des bronzes. (La Peau de chagrin 97) Nous retrouvons le repas de style à la française au niveau de la variété de ces femmes car «Ce sérail offrait des séductions pour tous les yeux, des voluptés pour tous les caprices» (98), entre autre, une danseuse, des beautés aristocratiques, des maigres, des gracieuses, une Anglaise, une Parisienne, des Italiennes, des Normandes, des femmes du Midi, chacune sélectionnée pour leur type et leurs charmes, et pouvant toutes poser en tant que 45 modèle. Elles viennent de partout, comme les fruits servis en dessert. Cette variété montre qu’il y en a pour tous les goûts. Dans le dîner offert, nous retrouvons les éléments de la cuisine aphrodisiaque, au niveau du cadre intime, du couvert, de la nourriture, de la boisson, du personnel complice qui invite les invités à poursuivre la soirée dans le salon, où finalement des femmes les attendent, et vont continuer le jeu de la séduction. Tout est bien orchestré pour mener la dernière partie du symposium, l’érotisme. (U)n grand nombre d’éléments vont se joindre au repas proprement dit pour créer une atmosphère propice: le cadre qui peut être celui d’un cabinet particulier dans un restaurant, ou celui plus intime d’une salle à manger fleurie, le couvert mis avec soin, l’éclairage tamisé, le service complice, ou absent, les parfums, le décolleté féminin, l’attitude de la partenaire elle-même qui, par sa réticence calculée, donne à l’homme le plaisir d’une conquête ni trop facile ni trop difficile. (Les Aphrodisiaques 102) Dans la description ci-dessus, la femme est à l’origine de l’organisation d’une telle soirée, tandis que dans le dîner offert par Taillefer, la femme n’apparaît qu’au moment du symposium, et bénéficie d’une très belle mise en valeur. Ce n’est plus elle qui crée la mise en scène. Comme nous l’avons déjà mentionné, le banquier compte sur son personnel de maison pour mettre au point le type de réception qu’il désire offrir, son maître d’hôtel respecte ses souhaits et sait ce qui doit être fait. Inversement, le maître de maison est chargé du vin et de quand servir les plus complexes. Nous avons déjà mentionné le pain et le vin, éléments faisant toujours partie des ingrédients nécessaires au repas. Ce sont les premières choses posées sur la table et que l’on sert. Peu importe le milieu social, ils sont sur la table, et commencent et terminent un repas. Ils sont très anciens puisque dès l’Antiquité, nous les trouvons sur la table, soit 46 en galette, ou en céréales. Quant au vin, il est servi dans des amphores, coupé avec de l’eau. Sous la Révolution, le peuple s’est battu pour avoir du pain. Quant au vin, il réconforte le pauvre et lui permet de s’évader. Il n’y a que deux aliments qui «accompagnent» le repas de bout en bout et s’accommodent de chaque moment de la série: le pain et le vin. Ils font comme deux remparts qui maintiennent le déroulement du repas. Ils sont donc la base de la cuisine, ce à quoi il faut penser en premier lieu avant n’importe quelle autre décision gastronomique. (…) (N)i l’un ni l’autre ne sont remplaçables par quoi que ce soit qui en tiendrait lieu. Ils sont l’a priori concret de toute pratique gastronomique, leur irréfragable nécessité: cela ne peut se discuter; qu’ils disparaissent et plus rien n’a de saveur, tout devient mou. Si l’on veut reprendre une comparaison à la vieille linguistique du XVIIIe siècle, le pain et le vin (et la classe des condiments) sont les consonnes du repas, ses points fixes, sa dureté substantielle; le menu est du côté des voyelles, de la valeur accidentelle. Seuls, le pain et le vin ne composent pas un vrai repas, évidemment, mais tous deux sont hiérarchiquement plus indispensables que le restant du menu. (L’Invention du quotidien 123) Dans le cas présent, le vin tient une place importante car il sert de transition entre les plats et agit de façon magique sur les invités; au départ, ils ne parlent pas, puis au fur et à mesure que le vin est servi, ils se détendent, effet possible à cause des propriétés de l’alcool. Mentionnons ici Roland Barthes lorsqu’il parle du vin: Peu importe sa forme humorale; il est avant tout une substance de conversion, capable de retourner les situations et les états, et d’extraire des objets leur contraire; de faire, par exemple, d’un faible un fort, d’un silencieux, un bavard; d’où sa vieille hérédité alchimique, son pouvoir philosophique de transmuter ou de créer ex nihilo. (Mythologies 83) Il a donc cette possibilité de transformer l’ambiance d’une soirée, et comme nous le retrouverons dans tous nos dîners. L’alcool fait partie de toutes les célébrations. A partir du moment où les vins circulent, l’attitude réservée est vite remplacée par les bavardages puis les discussions vives, et enfin les corps se libèrent. Cet aspect de l’alcool est plus 47 romain que grec au sens où les Grecs voulaient maintenir l’ordre et où l’hôte contrôlait l’alcool (Histoire de l’alimentation 105). Toujours dans le repas orgiaque du marquis de Sade, à chaque service est servi un nouveau vin, du bourgogne, différentes espèces de vins d’Italie, du vin du Rhin, des vins du Rhône, du champagne et des vins grecs, ce qui échauffent les esprits et les corps (Les Aphrodisiaques 101). Taillefer suit la même tradition. De nombreux vins sont sortis, tous très recherchés et servis en fonction de leur complexité. Alors que les invités s’assoient, le vin de Madère est servi, pour ouvrir le palais, en apéritif. Puis pour le premier service, ceux de Bordeaux et de Bourgogne, blancs et rouges, coulent à profusion. Pour le second service, «Taillefer se piqua d’animer ses convives, et fit avancer les terribles vins du Rhône, le chaud Tokay, le vieux Roussillon capiteux» (La Peau de chagrin 80). Nous remarquons donc la progression des vins, les plus complexes et les plus forts en alcool, sont introduits par le maître de maison sur les viandes, et puis vient le champagne, tant attendu. Ce crescendo au niveau des vins est choisi volontairement par le banquier, et va de paire avec l’attitude et les discussions des convives. Lorsqu’ils passent à la salle à manger, ils sont interpelés par la beauté de la pièce et de la table. Ils font attention aux détails, apprécient le décor de la salle et de la table et continue les politesses entamées avant de passer à table. Le visuel est ce qui domine. Les paroles furent assez rares. Les voisins se regardèrent. Le vin de Madère circula. Puis le premier service apparut dans toute sa gloire, il aurait fait honneur à feu Cambacérès, et Brillat-Savarin l’eût célébré. Les vins de Bordeaux et de Bourgogne, blancs et rouges, furent servis avec une profusion royale. Cette première partie du festin était comparable, en tout point, à l’exposition d’une tragédie classique. (La Peau de chagrin 79) 48 Toujours dans le même passage, il est question cette fois de la parole. L’influence des vins commence à se manifester physiquement sur les visages, et aussi sur les discussions. Contrairement aux vins, rouges et blancs, les visages passent du clair au rouge. Le vin libère les esprits, et les goûts. Les invités boivent selon leur envie, goûtent de tout sans prendre garde aux mélanges si bien que ceci influence plus vite la libération des convives. Il est toujours question du premier service et l’ivresse s’installe et commence à agir. Le second acte devint quelque peu bavard. Chaque convive avait bu raisonnablement en changeant de crus suivant ses caprices, en sorte qu’au moment où l’on emporta les restes de ce magnifique service, de tempétueuses discussions s’étaient établies; quelques fronts pâles rougissaient, plusieurs nez commençaient à s’empourprer, les visages s’allumaient, les yeux pétillaient. Pendant cette aurore de l’ivresse, le discours ne sortit pas encore des bornes de la civilité; mais les railleries, les bons mots s’échappèrent peu à peu de toutes les bouches; puis la calomnie éleva tout doucement sa petite tête de serpent et parla d’une voix flûtée; çà et là, quelques sournois écoutèrent attentivement, espérant garder leur raison. (La Peau de chagrin 79-80) Nous voyons donc les convives maintenant sous l’effet de l’alcool, déjà bien imbibés, et ne faisant plus attention à ce qu’ils boivent. Les manières se relâchent, les esprits sont échauffés, et le contrôle de la table s’atténue. L’hôte contrôle l’alcool et décide du moment d’offrir de nouveaux vins pendant le second service à ses convives, pour que les esprits se libèrent davantage. Le second service trouva donc les esprits tout à fait échauffés. Chacun mangea en parlant, parla en mangeant, but sans prendre garde à l’affluence des liquides, tant ils étaient lampants et parfumés, tant l’exemple fut contagieux. Taillefer se piqua d’animer ses convives, et fit avancer les terribles vins du Rhône, le chaud Tokay, le vieux Roussillon capiteux. (La Peau de chagrin 80) 49 Le crescendo devient de plus en plus fort. Cette fois-ci, ils sont sous l’effet du champagne, excités et physiquement déchaînés. Ils agissent individuellement, commencent à raconter des histoires que personne n’écoute, et se mettent surtout à radoter. Il y a donc un retour à la parole. Déchaînés comme les chevaux d’une malle-poste qui part d’un relais, ces hommes fouettés par les flammèches du vin de Champagne impatiemment attendu, mais abondamment versé, laissèrent alors galoper leur esprit dans le vide de ces raisonnements que personne n’écoute, se mirent à raconter ces histoires qui n’ont pas d’auditeur, recommencèrent cent fois ces interpellations qui restent sans réponse. (La Peau de chagrin 80) Ce sont maintenant les corps si réservés au départ, déployés, l’esprit intellectuel ne pouvant plus penser, seuls les défis dominent. L’orgie seule déploya sa grande voix, sa voix composée de cent clameurs confuses qui grossirent comme les crescendo de Rossini. Puis arrivèrent les toasts insidieux, les forfanteries, les défis. Tous renonçaient à se glorifier de leur capacité intellectuelle pour revendiquer celle des tonneaux, des foudres, des cuves. Il semblait que chacun d’eux eût deux voix. (La Peau de chagrin 80) Nous voyons que très vite dans le repas, les hommes se comportent à l’état de nature. Ils continuent de même à en faire au moment du dessert. Une fois celui-ci posé sur la table et admiré, ils se jettent sur les fruits, comme des guerriers sur un champ de bataille. Le côté cru ressort et contraste avec la beauté du cadre et des présentations. Les pyramides de fruits furent pillées, les voix grossirent, le tumulte grandit. Il n’y eut plus alors de paroles distinctes, les verres volèrent en éclats, et des rires atroces partirent comme des fusées. Cursy saisit un cor et se mit à sonner une fanfare. Ce fut comme un signal donné par le diable. Cette assemblée en délire hurla, siffla, chanta, cria, rugit, gronda. (La Peau de chagrin 94) Tout le monde est déjà dans un état très avancé, Taillefer y compris, lorsqu’ils sont invités à passer au salon pour aiguiser un nouveau sens. L’aphrodisiaque qu’est l’alcool les a bien préparés à poursuivre le reste de la soirée (Les Aphrodisiaques 93). 50 Néanmoins, en entendant la voix sonore du valet qui, à défaut d’un maître, leur annonçait des joies nouvelles, les convives se levèrent entraînés, soutenus ou portés les uns par les autres. La troupe entière resta pendant un moment immobile et charmée sur le seuil de la porte. Les jouissances excessives du festin pâlirent devant le chatouillant spectacle que l’amphitryon offrait au plus voluptueux de leurs sens. (La Peau de chagrin 97) Nous voyons donc les buts du dîner auxquels s’attend Taillefer. Il combine à la fois l’effet de surprise pour chaque lieu, chaque chose posée sur la table, et chaque étape du repas. Ces surprises sont d’autant plus grandes que les invités sont d’un rang inférieur économiquement et n’ont pas les moyens de se les offrir. Etant donné le type d’activités que réserve Taillefer à ses invités, nous comprenons pourquoi aucune femme n’est invitée à dîner à cette soirée. En fait, il ne s’agit ni d’un repas d’affaires ni d’un repas de vrais gourmands, repas qui commencent à bourgeonner dès le début du XIXe siècle. Elles étaient invitées à prendre part aux repas pendant les siècles précédents, hormis les repas de confrérie ou corparatifs. Il s’agit ici de régaler les hommes avec des femmes, nourriture charnelle. Elles contribuent au symposium, comme nous venons de le voir. Une autre explication est, selon Grimod de la Reynière6, que «Les femmes, petites mangeuses, et qui trouvent toujours le temps long à table, parce que c’est le lieu où l’on s’occupe le moins d’elles, doivent être bannies de tout repas savant et solide, dont la bonne chère fait tous les frais et qui ne peut raisonnablement durer moins de six heures» (Tables d’hier, tables d’ailleurs 234-35). Nous retrouvons la même idée dans ce que dit Pierre Bourdieu à propos des différences de se nourrir entre les hommes et les femmes. Ca fait partie de la mentalité 6 Journaliste culinaire du XIXe siècle. 51 masculine de bien et beaucoup manger alors que les femmes sont plus réservées, faisant attention à leur ligne, et n’éprouvent pas le même plaisir à table. Nous venons de retracer l’évolution du banquet depuis l’Antiquité jusqu’au XIXe siècle, et en fait, les mêmes remarques s’appliquent aussi au XXe siècle. Nous avons vu que les rituels du banquet ou du repas en commun n’ont pas changé parce qu’ils sont basés sur des valeurs importantes au départ. Il y a cette notion d’accueil et de partage de la part de l’hôte avec un groupe de mêmes richesses, valeurs morales ou intellectuelles, de façon à ce que la réception soit appréciée et bien vécue de la part du donateur et de l’invité. S’ajoute aussi à cela l’idée de faire plaisir. Comme il se doit, nous avons remarqué une évolution dans le mobilier de table au fil des ans, tel que la table à pieds fixes, les couverts individuels, et l’apparition de la salle à manger. Nous avons relevé cette richesse que recherchent et étalent les classes supérieures mais en le faisant avec goût et non ostentation. En terme de cuisine, il y a cette idée d’égaler la richesse extérieure avec ce qui se trouve dans les assiettes et de servir les préparations les plus fines, ce qui encourage la concurrence entre les gens. Comme dans le banquet grec, les plats et ce qu’ils contiennent ont de l’importance; il existe toujours cet effet magique que le symposiarque veut montrer tout en ayant tout sous contrôle, comme nous l’avons vu chez Taillefer. De plus, les hommes appartiennent à l’aristocratie et sont réunis pour leur faculté intellectuelle et poétique puisque la poésie fait partie du rituel du banquet; d’autres «variables» sont le jeu et la pratique érotique (Histoire de l’alimentation 169). Nous avons aussi vu que pour chaque chose à consommer, il y a une mise en valeur de ces 52 éléments. Ceci rejoint les différences relevées par Bourdieu dont nous avons parlé, c’està-dire que les classes supérieures de tout temps ont été dotées d’un capital économique et culturel, leur permettant d’avoir accès aux meilleures choses et de les réaliser dans le goût et les manières qu’elles souhaitent. Tout comme dans le banquet grec, il est toujours question pour l’hôte de montrer son bien, et pour les invités de briller intellectuellement, dans le banquet du XIXe siècle. Mais nous avons noté aussi que cet accent s’est atténué à cause de la bourgeoisie dont le capital culturel n’est pas ce qu’elle recherche. Le mot «salon» a perdu de son sens et ne fait plus référence aux discussions intellectuelles. Il n’est plus question de poésie, une des trois activités possibles du symposium, mais d’orgie et de nourriture charnelle. Dans le chapitre suivant, nous allons assister à d’autres dîners, en public cette fois, dont le cadre est très propice aux nourritures physiques et charnelles. Il s’agira des restaurants, une des plus grandes inventions du XIXe siècle. 53 CHAPITRE 3 LA BOURGEOISIE DÎNE À L’EXTÉRIEUR Dans le chapitre suivant, il est question d’une des inventions les plus importantes du XIXe siècle non seulement parce qu’elle arrive dès le début du siècle mais touche aussi toute la société et ne fait qu’évoluer encore à l’époque actuelle. Le sens du mot «restaurant» a bien évolué depuis sa première apparition. Avant de devenir un endroit où manger, ce terme désigne au XVe siècle un bouillon léger qui a pour vertu de guérir (The Invention of the Restaurant 1), et jusque vers 1760, les gens s’y rendent pour prendre des consommés ou des bouillons après une maladie ou en cas de faiblesse physique (Culture and Cuisine 206). En osant servir des pieds de mouton dans sa sauce poulette, un certain Boulanger transgresse la loi de ce qui doit être servi dans un restaurant et gagne gain de cause après un long procès. L’expression «table d’hôte» fait son apparition vers 1786, et permet au visiteur ou à celui qui n’a ni cuisine ni cuisiniers, faute de moyens, de recevoir un véritable repas pour se nourrir mais les dîneurs se plaignent de la nourriture insipide et de l’entourage peu aimable (The Invention of the Restaurant 7). Cependant, différents corps de métier liés à la cuisine, naissent avant la Révolution, comme les rôtisseurs et les pâtissiers (Culture and Cuisine 207) qui seront embauchés à titre privé. Ils ouvriront leur propre magasin par la suite. Dans le cas des 54 restaurants, il n’y a pas de bons endroits où manger à Paris, sous l’ancien régime, en partie parce que la demande n’existe pas, l’aristocratie ayant à son service son propre personnel. Ce n’est donc qu’après la Révolution que les grands chefs de l’ancien régime se retrouvant sans travail, décident d’ouvrir leurs restaurants principalement dans la capitale et surtout au Palais Royal, quartier à la mode pour les restaurants et les étals de luxe dès le début du XIXe siècle (L’Almanach des gourmands 192-222), afin d’offrir leurs talents à l’élite sociale de l’époque (“Grimod de la Reynière’s Almanach des gourmands: Exploring the Gastronomic New World of Postrevolutionary France” 51). Ces chefs étaient déjà considérés comme importants au XVIIIe siècle, mais ils participent cette fois à l’autorité sociale en recevant le soutien de la bourgeoisie. Comme le cite Grimod de la Reynière dans L’Almanach des gourmands de 1803, (L’art) des cuisiniers n’ét(a)it autrefois qu’un simple métier: concentrés dans un petit nombre de maisons opulentes, soit de la Cour, soit de la Finance, soit de la Robe, ils y exerç(a)ient obscurément leurs talens utiles, et le nombre de leurs bons juges ét(a)it assez circonscrit. La Révolution, en mettant à la diette tous ces anciens propriétaires, (a) mis tous ces bons cuisiniers sur le pavé. Dès-lors, pour utiliser leurs talens, ils se sont fait marchands de bonne-chère sous le nom de restaurateurs. On n’en compt(a)it pas cent avant 1789; et les érudits en bonnechère se souviennent que le premier restaurateur de Paris, nommé Champd’oiseau, établi rue des Poulies, ne date que de 1770. Il y en a peut-être aujourd’hui cinq à six fois autant. (L’Almanach des gourmands 177-78) Tout le savoir que les chefs ont acquis au service de l’aristocratie avant la Révolution, est maintenant mis à la disposition de ceux qui ont les moyens de payer pour goûter. Cependant, avoir des moyens financiers ne signifie pas nécessairement avoir le savoir-vivre. Sous l’ancien régime, ce qui est servi a autant d’importance que la manière de recevoir, et ces manières se retrouvent sous le nouveau régime parmi ceux qui les 55 connaissaient déjà (“A cultural field in the making: Gastronomy in Nineteenth-Century France” 12). Pour reprendre les termes de Pierre Bourdieu, il s’agit de capital culturel. Sous le nouveau régime, l’élite sociale est vaste car elle est constituée de la grande bourgeoisie, comme les banquiers, Taillefer dans le second chapitre, et les Dambreuse dans L’Education sentimentale, qui continue de recevoir chez elle comme expliqué dans le chapitre précédent, et non au restaurant, et de véhiculer les manières qu’elle avait déjà sous l’ancien régime. A cela s’ajoute principalement la bourgeoisie, comme les industriels, dont les finances lui permettent maintenant l’accès aux plats de luxe du siècle précédent mais qui ignore le savoir-vivre, faute de ne pas avoir appris les manières de table (“A cultural field in the making: Gastronomy in Nineteenth-Century France” 12). Jusqu’à la Révolution, la bourgeoisie est privée du luxe que connaît l’aristocratie et plusieurs raisons expliquent cet engoument pour les restaurants et les goûts de luxe. D’une part, elle n’ose pas encore afficher un train de vie trop luxueux chez elle, mange en public pour le plaisir ou pour sortir sa maîtresse comme dans L’Education sentimentale, Désormais, on dînait hors de chez soi, rien que pour le plaisir. Le bourgeois aimait à fréquenter les restaurants, en les choisissant à la mesure de ses moyens, naturellement. Avec «bobonne» (rarement) ou avec une «créature» (davantage). Ou plus simplement entre garçons. On n’allait rarement au restaurant en famille. (Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen Age jusqu’à nos jours 164) et de plus, pour montrer qu’elle a droit elle aussi à de très bons et très beaux mets, et qu’elle a de l’argent. (L)a plupart des nouveaux riches rougissant de leur subite opulence, et voulant la cacher, n’osaient point d’abord tenir de maison, ni afficher un luxe de table qui aurait pu les trahir. Ces champignons révolutionnaires ont donc été dans le principe l’une des causes du rétablissement de la fortune des grands cuisiniers sans place de l’ancien régime. (L’Almanach des gourmands 179) 56 Comme le mentionne Priscilla Parkhust Ferguson, le mot «gastronomie» fait sa première apparition en 1801. Il se traduit à la fois par une abondance et une variété d’ingrédients, des chefs, des restaurants et des dîneurs, et une tradition culinaire sous laquelle se trouvent la discipline, le contrôle et la modération. Alors que le gourmand mange de tout et avec excès, le gastronome aime et sait comment apprécier la bonne cuisine (“A cultural field in the making: Gastronomy in Nineteenth-Century France” 10, 15). Nous devons rattacher le champ gastronomique sous lequel il y a le produit matériel comme les ingrédients ou le repas, et le côté intellectuel, critique qui discute le produit original (18). En fin de compte, peu de gens ont la capacité de parler de ce qu’ils mangent et possèdent les manières de table adéquates. Rebecca Spang souligne qu’il est nécessaire pour chaque Parisien de savoir se comporter au restaurant mais qu’il s’agit d’un savoir qui n’est ni inné ni spontané (The Invention of the Restaurant 218). Même si des manuels sur les bonnes manières existent, tel que le Manuel des amphitryons de Grimod de la Reynière, peu de personnes les lisent, pensant qu’ils sont inutiles et ne les concernent pas (Le Mangeur du XIXe siècle 15-6). Pour ce qui est de l’abondance de nourriture au XIXe siècle, celle-ci est due d’une part aux meilleures techniques agricoles qui fournissent de plus grands rendements, et aussi à l’amélioration des transports qui existaient déjà au Moyen Age et à la Renaissance. Ils continuent de se développer au XVIIIe siècle avec l’aménagement des routes mais dont l’utilisation pour les transports reste élevée (L’Identité de la France 23839), et qui fera donc place aux voies d’eau permettant aux bateaux de transporter les 57 denrées agricoles, les biens comestibles, le bois, le charbon, les matières pondéreuses, sur l’ensemble de la France mais principalement vers Paris, à des prix moindres (244-46). Comme nous le verrons dans le chapitre suivant, Paris se transforme, et lors de la réfection des halles sous le Second Empire, un réseau ferroviaire passe par les sous-sol pour permettre l’arrivage direct de certaines denrées. Ces moyens de transport permettent donc d’acheminer, surtout vers la capitale, des produits de la France entière, du blé de Russie, pour subvenir aux besoins alimentaires de la grande vague d’immigration, et aussi viennent d’outre-mer, le sucre et les oléagineux, ainsi que tous les produits de luxe et exotiques (227-70, 307) vendus chez les commerçants du Palais Royal, aux halles, et servis dans les meilleurs restaurants de la capitale (L’Almanach des gourmands 192-222). Il s’agit ici de l’offre et de la demande dont le coût du transport et la rareté de ces produits de luxe expliquent les prix élevés, que seules les classes les plus aisées peuvent payer, étant à la recherche de ces préparations ou ingrédients nécessaires pour certains plats à la mode et pour qui le prix a peu d’importance. Ainsi, à Paris, au XIXe siècle, tout est abondant, les ingrédients sont exotiques parce que la demande existe (Histoire de l’alimentation 717-23). Ce n’est que vers 1820 que le mot «restaurant» prend le sens que nous lui connaissons aujourd’hui (The Invention of the Restaurant 2). Jusque vers 1850, les restaurants se trouvent principalement à Paris, et restent rares dans le reste de la France étant donné que les chefs s’installent surtout dans la capitale. Comme déjà mentionné plus haut, le nombre de chefs et de restaurants augmente considérablement après la Révolution ainsi que le nombre de dîneurs puisque tout le monde peut dîner à l’extérieur 58 non seulement par goût mais aussi comme il le sera expliqué plus tard, par nécessité. De plus, dès le début du siècle, les revues et les guides gastronomiques lus par l’élite sociale, fleurissent, comme L’Almanach des gourmands et la Physiologie du goût, mentionnant les différentes spécialités, le prix, favorisant la compétition entre les restaurants et permettant aux Parisiens de connaître les restaurants à la mode, notamment pour les nouveaux riches, ou tout simplement pour signaler aux étrangers où bien manger. Bientôt, les répertoires gastronomiques apparaissent, avec d’entrée de jeu, un triple propos: instruire, séduire, légiférer: «De quelle utilité ne doit pas être un ouvrage dans lequel, avant de sortir de chez soi, au coin de son feu, sous les doigts de son baigneur, on aura appris, non seulement où l’on devra dîner, mais de quoi ce dîner se composera, et ce qu’il en coûtera pour satisfaire le premier, le plus naturel et le plus durable des besoins; ouvrage utile, tous les jours, à tous ceux dont la marmite, selon l’expression vulgaire mais si expressive, est renversée; aux étrangers surtout qu’il sauvera bien souvent d’un essai fâcheux qui ne peut laisser que les regrets les plus amers; car enfin il faut qu’on sache que tout homme de goût qui, guidé seulement par le hasard, ou mal informé, ou mal conseillé, fait un mauvais dîner, pense comme Titus, avoir perdu un jour». (Le Mangeur du XIXe siècle 15-6) La tradition culinaire s’installe donc dès le début du XIXe siècle et ne fait que se renforcer au fur et à mesure du temps avec tous ces éléments mentionnés contribuant à la gastronomie. Inversement, il est évident que tout le monde n’accède pas à ce luxe, faute de capital économique, notion dont nous avons parlé dans le chapitre précédent. De plus, il est à noter des différences au niveau du champ culturel qui expliquent des variations du champ culinaire, ainsi mentionnées par Pierre Bourdieu dans La Distinction, et qui distinguent les dîneurs entre eux. Le capital culturel vient du capital scolaire et est renforcé par les connaissances et les manières reçues à la maison, il s’agit là d’une chose que l’on détient à des degrés divers (La Distinction 10, 12). Il contribue à établir à l’intérieur d’une même classe 59 sociale, la distinction entre un gastronome et un gourmant, à partir du goût et aussi des manières. Le goût classe, et classe celui qui classe: les sujets sociaux se distinguent par les distinctions qu’ils opèrent, entre le beau et le laid, le distingué et le vulgaire, et où s’exprime ou se traduit leur position dans les classements objectifs. Et de ce fait, l’analyse statistique montre par exemple que des oppositions de même structure que celles qui s’observent en matière de consommations culturelles se retrouvent aussi en matière de consommations alimentaires: l’antithèse entre la quantité et la qualité, la grande bouffe et les petits plats, la substance et la forme ou les formes, recouvre l’opposition, liée à des distances inégales à la nécessité, entre le goût de nécessité, qui porte vers les nourritures à la fois les plus nourrissantes et les plus économiques, et le goût de liberté – ou de luxe – qui, par opposition au francmanger populaire, porte à déplacer l’accent de la matière vers la manière (de présenter, de servir, de manger, etc.) par un parti de stylisation qui demande à la forme et aux formes d’opérer une dénégation de la fonction. (La Distinction VIVII) A partir du roman de Gustave Flaubert, L’Education sentimentale, je vais montrer pourquoi la bourgeoisie dîne à l’extérieur, et comment elle se comporte dans les lieux publics vers 1848. Dans le roman, un jeune provincial, Frédéric Moreau, découvre la vie bourgeoise parisienne vers 1848. D’un point de vue historique, le roi Louis-Philippe (1830-1848) favorise la bourgeoisie en lui donnant les moyens de vivre à son tour comme l’aristocratie l’a fait au siècle précédent. La révolution de Février 1848 met fin à la monarchie constitutionnelle et impose la Deuxième République et le suffrage universel. A la suite de cette révolution, succède une période euphorique pendant laquelle «l’esprit de 1848» devient celui de la «fraternité» entre les individus, mais celle-ci ne dure pas car la France connaît des difficultés à la fois économiques avec la montée du chômage, et politiques avec l’opposition entre les républicains modérés et les socialistes. D’un point de vue politique, l’Assemblée à forte majorité bourgeoise maintenant, décide de briser les 60 mouvements de révolte des ouvriers, et par conséquent de supprimer les ateliers nationaux, et pour la première fois, la République se coupe d’une partie de son soutien populaire. Contrairement à la grande bourgeoisie qui ne mange jamais à l’extérieur, la bourgeoisie le fait pour se montrer et pour prouver qu’elle accède elle aussi aux produits de luxe, autrefois réservés aux classes privilégiées. Son capital économique lui permet d’avoir des goûts de luxe et de fréquenter les meilleures tables de Paris, de manger les mets les plus chers, mais ne veut pas dire qu’elle connaisse le code des bonnes manières et sache se comporter. Les restaurants tournent grâce à la bourgeoisie et par conséquent, elle devient libre dans son comportement, s’y rendant pour se faire remarquer et pas nécessairement pour y apprécier la cuisine. Le capital économique rentre peu en considération au sens où la bourgeoisie a de l’argent, ce qui lui permet de bien manger déjà en 1848. Parmi les ouvrages de l’époque écrits dans le but d’aider la nouvelle bourgeoisie dans ses manières, se trouve la Physiologie du goût de Brillat-Savarin7. Il explique quelles sont les attentes de l’hôte lors d’un repas, comment se comporter mais se rend compte aussi que tout le monde ne naît pas avec les meilleures facultés physiques pour apprécier les choses servies. Cependant, selon lui, ses connaissances et facultés gastronomiques restent nécessaires pour apprécier la bonne cuisine, et surtout pour ceux appelés à être en société. Puisqu’elles tendent à augmenter la somme du plaisir qui est destinée: cette utilité augmente en proportion de ce qu’elle est appliquée à des classes plus aisées de la société: enfin elles sont indispensables à ceux qui, jouissant d’un grand revenu, 7 Gastronome et écrivain du XIXe siècle. 61 reçoivent beaucoup de monde, soit qu’en cela ils fassent acte d’une représentation nécessaire, soit qu’ils suivent leur inclination, soit enfin qu’ils obéissent à la mode. (Physiologie du goût 47) Lorsqu’il arrive à Paris, Frédéric Moreau a peu de relations. Il connaît les Dambreuse, grands bourgeois d’un milieu fermé, qui l’invitent à dîner ou à des soirées de temps en temps. Tout comme le banquier Taillefer, ils véhiculent les manières de l’ancien régime, au sens où ils reçoivent uniquement chez eux, ont du personnel de maison leur permettant de vivre comme l’aristocratie le faisait avant la Révolution. Nous ne les voyons jamais manger en public. Le jeune homme fait aussi la connaissance des Arnoux, couple bourgeois, un riche industriel entrepreneur dans la faïence, et dont la femme lui plaît beaucoup. Le couple illustre très bien comment la bourgeoisie parisienne vit vers 1848. Il a son jour, comme l’aristocratie aux siècles précédents, et reçoit à dîner tous les jeudis le même groupe d’artistes. Frédéric réussit à se faire inviter et devient un des fidèles à ces soirées. Les Arnoux habitent un appartement, dans lequel certaines pièces sont réservées à la société, comme le salon et la salle à manger. Pour ce qui est de la cuisine, la leur est bien équipée puisque bien manger et bien recevoir font partie des plaisirs de Jacques Arnoux. Bien qu’ils aient du personnel de maison, c’est lui en fin de compte qui prend les choses en main lors des dîners, contrairement à sa femme qui reste très détachée de la cuisine, comme très souvent dans les milieux aisés. Arnoux est un personnage très intéressant puisque c’est un bon vivant pour qui la cuisine a beaucoup d’importance, et qui n’agit pas en tant que nouveau riche pour étaler sa richesse à l’extérieur. Il illustre très bien ce que Brillat-Savarin explique sur les 62 connaissances gastronomiques notées plus haut. La boisson est aussi importante que les mets, et par conséquent, l’entrepreneur laisse ses invités pour descendre à la cave afin de choisir certains vins qui se marient très bien avec les différents mets comme un vin blanc du Rhin sur le poisson, et du tokay, boisson hongroise très à la mode à l’époque. Il fait aussi servir des aliments tel que le gingembre, plante exotique, et des préparations très rares et exotiques qui éblouissent le jeune homme. En servant cette variété d’ingrédients, il montre qu’avec de l’argent et des relations, tout se trouve à Paris et que ce n’est pas réservé aux restaurants. (Frédéric) eut à choisir entre dix espèces de moutarde. Il mangea du daspachio, du carig, du gingembre, des merles de Corse, des lasagnes romaines; il but des vins extraordinaires, du lip-fraoli et du tokay. Arnoux se piquait effectivement de bien recevoir. Il courtisait en vue des comestibles tous les conducteurs de malleposte, et il était lié avec des cuisiniers de grandes maisons qui lui communiquaient des sauces. (L’Education sentimentale 46) Mais choisir les plats ne suffit pas au gastronome. Il est critique pour ce qu’il sert et mange, et sait aussi cuisiner. Lors d’un dîner chez sa maîtresse, l’industriel n’hésite pas à se rendre en cuisine pour superviser les menus et goûter les sauces. Une chose très rare à l’époque est de savoir cuisiner pour un homme, sauf s’il s’agit de sa profession. Le gastronome sait préparer le salmis de bécasse et faire brûler le punch. Le personnage n’agit donc pas dans le but d’épater la galerie puisque bien manger fait partie de ses plaisirs les plus grands. Cet état d’esprit le différencie des nouveaux riches qui se rendent au restaurant dans le but de se montrer. Pour lui, manger à l’extérieur peut être soit une occasion de goûter des choses extrêmement bonnes, soit une consolation. Lorsque sa femme n’est pas là, Arnoux sort manger au restaurant. C’est une façon pour lui de se 63 distraire et de se consoler. Quand Frédéric semble déprimé, l’entrepreneur l’invite cinq ou six fois à l’extérieur dans le but de le distraire mais aussi pour se faire plaisir. Cette importance des mets et des préparations se retrouve lors des repas pris à l’extérieur, comme par exemple au Palais Royal. Il s’agit du centre de Paris où les chefs installent leurs restaurants mais ce quartier perd de son éclat vers 1840 (Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen Age jusqu’à nos jours 164). Pour lui rendre la politesse des nombreuses invitations, Frédéric invite Arnoux à dîner avec Regimbart aux Trois-FrèresProvençaux, table du Palais Royal qui date de la fin du XVIIIe siècle, à la fois excellente et très renommée au début du siècle et qui ne désemplit pas (L’Almanach des gourmands 200). Déjà mentionnée auparavant est l’attitude sérieuse d’Arnoux lorsqu’il reçoit chez lui. Celle-ci ne change pas lorsqu’il est invité au restaurant, se mettant à l’aise, retirant sa redingote, montrant son enthousiasme et prenant l’affaire en main en écrivant lui-même la carte, et se rendant en cuisine pour y composer le menu avec le chef et à la cave qu’il connaît parfaitement. Cette démarche peut paraître exagérée mais en fin de compte, elle semble naturelle dans le cas de l’industriel. Il agit donc comme s’il était chez lui et veut que ce dîner soit spectaculaire puisqu’il connaît la réputation des Trois-FrèresProvençaux. Pour chaque plat, il fait servir une bouteille différente. La composition du menu n’est pas mentionnée peut-être parce que les plats défilent et qu’aucun ne semble satisfaire le gastronome qui généralise, devenant catastrophé, marquant sa déception en affirmant que plus aucune table n’est bonne dans la capitale. «A chaque plat nouveau, à chaque bouteille différente, dès la première bouchée, la première gorgée, il laissait 64 tomber sa fourchette, ou repoussait au loin son verre; puis s’accoudant sur la nappe de toute la longueur de son bras, il s’écriait qu’on ne pouvait plus dîner à Paris!» (L’Education sentimentale 66). Cette idée de ne pas bien manger à Paris se retrouve notamment dans Le Mangeur du XIXe siècle de Jean-Paul Aron qui recueille les commentaires de sérieux gastronomes de l’époque. En effet, d’après de très bonnes critiques au début du siècle, les restaurateurs du Palais Royal périclitent très vite. Ceci est dû 1) aux chefs dont la génération suivante n’est pas aussi bonne que la première qui fut à l’origine de ces restaurants et qui a été formée dans les maisons aristocrates, 2) à la nombreuse concurrence entre les restaurants, et enfin 3) à la qualité de la clientèle qui baisse. En ce qui concerne les Frères-Provençaux, la cave et la cuisine semblent suivre le même parcours et baisser en qualité. Même si certains restaurants tournent encore bien à cause de leur emplacement ou de leur décoration, il n’empêche que les vrais gastronomes remarquent une baisse de qualité et n’hésitent pas à ne plus les fréquenter. Vers 1840, (Véfour) en a fini avec ses voisins, ses concurrents augustes, non seulement Véry dégénéré depuis dix ans mais les Provençaux. Les gourmets alors versent une larme: «Oh qu’avez-vous fait de cette docte cave, mes chers Frères Provençaux, de cette cave où l’on trouvait toutes les nuances du vin du Rhône et où l’on pouvait finir un dîner par un verre de ce fameux rhum d’Abrantès ainsi nommé parce qu’il venait de la succession Junot!» (Le Mangeur du XIXe siècle 60) Mettre de nouveaux chefs en cuisine n’est parfois pas suffisant pour relever le niveau d’une maison, comme dans le cas du Café Anglais: «Peu après la révolution, Delhomme acquiert le Café Anglais. Aux cuisines, il installe Dugléré qui vient d’essayer, à pure 65 perte, de remonter les Provençaux» (Le Mangeur du XIXe siècle 79). Voyons les commentaires des clients réguliers des Frères-Provençaux, comme Jacques Arnoux. Nous avons déjà mentionné la cave qui fit la solide réputation de la maison et dont Arnoux connaît tous les recoins. Dans le passé, les Bourgognes étaient extraordinaires, et ses nombreuses visites font qu’il se souvient de plusieurs serveurs qui ont maintenant quitté le restaurant. Cette dernière idée peut suggérer une instabilité de l’établissement. ‘Puis il eut, avec le garçon, un dialogue, roulant sur les anciens garçons des Provençaux: «Qu’était devenu Antoine? Et un nommé Eugène? Et Théodore, le petit, qui servait toujours en bas? Il y avait dans ce temps-là une chère autrement distinguée, et des têtes de Bourgogne comme on n’en reverra plus!»’ (L’Education sentimentale 66). Pour l’industriel Arnoux, les nouveaux chefs n’égalent pas ceux du passé. Comme nous le voyons le restaurant est utilisé pour le plaisir mais il peut l’être aussi pour les affaires, lorsque les hommes sont entre eux. Après avoir commenté sur la nourriture et le service, Arnoux, Frédéric, Regimbart parlent de la vente de terrains en banlieue. Comme nous venons de le voir, Arnoux utilise les restaurants pour le plaisir, mais va aussi y déjeuner pour se consoler. Pendant la Révolution de 1848, alors qu’il sert dans la garnison et que le peuple est dans la rue sur les barricades, l’entrepreneur a des soucis financiers. La Révolution de 1848 ne touche pas tout le monde, le peuple se bat encore une fois, alors que la bourgeoisie a obtenu ce qu’elle voulait et continue de bien vivre. Pour oublier son chagrin, Arnoux invite Frédéric à déjeuner chez Parly, table très à la 66 mode et qui a bonne réputation. L’homme se sert donc de la nourriture comme d’un tranquilisant ou d’une drogue pour se remettre de ses émotions. Il s’agit seulement d’un déjeuner mais dont le luxe surprend car Arnoux commande autant de plats luxueux que s’il s’agissait d’un dîner. Les vins qu’il demande sont de très bonnes années pour le meilleur vin de Bordeaux liquoreux et le meilleur des Bourgognes, et il fait servir du champagne pour le dessert. «(C)omme il avait besoin de se refaire, il se commanda deux plats de viande, un homard, une omelette au rhum, une salade, etc., le tout arrosé d’un sauternes 1819, avec un romanée 42, sans compter le champagne au dessert, et les liqueurs» (L’Education sentimentale 319). Nous voyons donc que les préoccupations ne sont pas les mêmes pour les bourgeois que pour la classe ouvrière en février 1848. Les événements n’empêchent en aucun cas la consommation des produits de luxe à Paris, accessibles à ceux qui ont de l’argent et qui savent les apprécier. Comme l’a mentionné Brillat-Savarin, il existe plusieurs conditions pour être gastronome, l’une est d’avoir de l’argent pour avoir accès aux produits de luxe et l’autre est d’avoir du goût pour la cuisine. Arnoux dépense sans compter lorsqu’il s’agit de cuisine parce que la nourriture est une passion et un dérivatif pour lui. Par opposition aux passionnés de cuisine, se trouvent les «parvenus», la plupart des dîneurs au début du XIXe siècle. Un très bon exemple est le Vicomte de Cisy qui malgré son titre se comporte lui aussi en «parvenu» dans tout ce qu’il entreprend, aussi bien aux courses qu’au Café Anglais (L’Education sentimentale 260). Un soir, il organise un dîner à la Maison Dorée, anciennement Café Hardy, un des meilleurs restaurants de Paris situé sur le Boulevard, depuis peu repris par les frères 67 Verdier en 1845, avec aux cuisines Casimir Moisson, un des plus grands chefs et dont la cave est une des meilleures de Paris (Histoire de la cuisine française 269-70). Inversement, et comme ce fut très souvent le cas au XIXe siècle, les meilleurs restaurants sont souvent fréquentés sous le Second Empire par des «lorettes», des quarts d’agents de changes et des débris de la jeunesse dorée (Le Mangeur du XIXe siècle 79). Nous pourrions dans le cas présent qu’il s’agit d’un repas d’affaires puisque seuls des hommes sont conviés, et comme nous l’avons vu, c’est une des façons dont les restaurants sont utilisés très souvent. Hors, il est intéressant de voir les buts du dîner offert par Cisy, son comportement et celui des personnes invitées à ce dîner, un mercredi soir. Contrairement au dîner que nous avons vu chez Taillefer dans le chapitre précédent, il est ici question de se montrer. Cisy vient de faire un héritage et par conséquent vit dans le luxe. Comme dans le banquet grec, il étale son capital économique en recevant au restaurant, plutôt que chez lui, mais agit en «parvenu» et n’est même pas satisfait de ce qu’il fait servir. Il organise ce dîner dans le but de faire envie à ses invités, de montrer sa supériorité économique et de se vanter, au lieu d’être un hôte agréable. Il fait donc partie des gens qui n’ont pas lu le Manuel de l’amphitryon ni la Physiologie du goût. Son choix pour la Maison Dorée n’est pas anodin puisque c’est une des meilleures tables de Paris et qu’il sélectionne volontairement une salle au décor somptueux, rappelant l’hôtel particulier de l’amphitryon Taillefer, mais ici beaucoup trop grande pour le nombre de convives. «Enfin, à huit heures, on passa dans une salle éclairée magnifiquement et trop spacieuse pour le nombre des convives. Cisy l’avait choisie par 68 pompe, tout exprès» (L’Education sentimentale 219). Contrairement aux dîners dont nous avons parlé précédemment, il agit sans réfléchir à la composition du menu, ou à l’entourage. Seules les décorations comptent et émerveillent les invités, peu habitués à un tel luxe, le Précepteur surtout aux revenus modestes. Nous retrouvons les éléments du service et les plats luxueux de chez l’amphitryon Taillefer, avec le surtout de vermeil dont c’est la mode à cette époque, de magnifiques bouquets de fleurs, et le service à la française bien que ce ne soit plus la mode au restaurant. Comme nous allons le voir, il est surtout question de le simplifier mais en mettant tout sur la table, il y a un effet de surprise auprès des invités. Un surtout de vermeil, chargé de fleurs et de fruits occupait le milieu de la table, couverte de plats d’argent, suivant la vieille mode française; des raviers, pleins de salaisons et d’épices, formaient bordure tout autour; des cruches de vins rosat frappé de glace se dressaient de distance en distance; cinq verres de hauteur différente étaient alignés devant chaque assiette avec des choses dont on ne savait pas l’usage, mille ustensiles de bouche ingénieux. (…) Un lustre et des girandoles illuminaient l’appartement, tendu de damas rouge. Quatre domestiques en habit noir se tenaient derrière les fauteuils de maroquin. A ce spectacle, les convives se récrièrent, le Précepteur surtout. (L’Education sentimentale 220) Cette description est très similaire à celle que nous avons vue chez Taillefer, le nombre d’entrées pour le premier service, le décor de table et celui de la pièce. Il n’existe donc pas de différence entre ce qui est offert dans le cadre «intérieur» ou privé, et le cadre «extérieur» ou public. Nous voyons donc le luxe offert dans certains restaurants, avec tous les plats, les ustensiles et le service que la grande bourgeoisie peut se permettre de s’offrir. Dans le repas à la Maison Dorée, toutes sortes d’ustensiles sont posés sur la table, choses peu visibles dans les maisons bourgeoises de l’époque, et dont les uns et les 69 autres ignorent leur utilisation. Cette variété montre l’importance du service de table à l’époque, avec la multiplicité des pièces possible à cause du capital économique. En suivant l’évolution qui sépare la table mobile dans la grande salle commune de la table fixe dans la salle à manger bourgeoise, on retrouve l’enrichissement graduel et la spécialisation croissante de l’équipement, surtout en ce qui concerne les ustensiles individuels. En témoigne tout particulièrement la multiplication des couverts (à viande, à poisson, à fruit, à gâteau, etc.) et des verres (à eau, à vin blanc, à vin rouge, à vin sucré, à apéritif, à liqueur et même à différents types de liqueurs, comme le cognac ou le whisky). Cette diversification se traduit de toute évidence par une plus grande complexité des règles à observer et par la prédominance de l’étiquette sur l’éthique, du savoir-faire sur le savoir-vivre. («Guarda no sii vilan: les bonnes manières à table» 518) Comme nous en avons parlé dans le banquet grec, les convives sont généralement du même milieu ou ont des intérêts communs. Dans le cas de Cisy, il convit des gens dont le titre est imposant. Ils ne se connaissent pas entre eux et ont en fin de compte peu de choses en commun. Ils sont tous d’un niveau économique inférieur à celui du Vicomte depuis qu’il a hérité, certains sont invités à cause de leur titre de noblesse, d’autres parce qu’ils sont cousins ou ont contribué à l’éducation du jeune homme, comme son ancien précepteur, et il y a aussi Frédéric. Ceci est aussi renforcé dans la façon dont il fait les présentations non pas en fonction de l’âge mais du titre. Cisy présenta ses convives, en commençant par le plus respectable, un gros monsieur, à cheveux blancs: -«Le marquis Gilbert des Aulnays, mon parrain. M. Anselme de Forchambeaux», dit-il ensuite (c’était un jeune homme blond et fluet, déjà chauve); puis, désignant un quadragénaire d’allures simples: «Joseph Boffreu, mon cousin; et voici mon ancien professeur M. Vezou», personnage moitié charretier, moitié séminariste, avec de gros favoris et une longue redingote boutonnée dans le bas par un seul bouton, de manière à faire châle sur la poitrine. Cisy attendait encore quelqu’un, le baron de Comaing, «qui peut-être viendra, ce n’est pas sûr». (L’Education sentimentale 219) 70 Parmi les convives, il faut distinguer deux groupes, celui que respecte le Vicomte et que nous pouvons qualifier d’actifs, c’est-à-dire les gens titrés comme lui, et qui peuvent lui apporter quelque chose. Il s’agit de son parrain auquel il demande s’il se distrait à Paris, et du Baron de Comaing, à qui il a demandé de le faire entrer dans son club (220-22). Ces invités permettent au Vicomte de montrer que c’est une personne importante et qu’il a une vie mondaine remplie. L’autre groupe, les passifs bien qu’ils travaillent, ne l’intéresse pas en partie à cause de leur absence de titre. Pourtant, ils sont inférieurs parce qu’ils sont d’un rang inférieur au sien et par conséquent sont là en tant que spectateurs, servent aussi de victimes et doivent subir les réflexions désagréables de Cisy. Celui-ci se moque de Forchambeaux qui ne veut pas consommer d’alcool, et qui aussi va se marier, contrairement au Vicomte qui pour l’instant n’a aucune femme dans sa vie, et il n’épargne pas non plus Frédéric en parlant tout d’abord de Rosanette puis de Madame Arnoux (220-24). Il s’agit peut-être de la raison pour laquelle il l’a invité puisqu’il le provoque et le blesse volontairement. L’hôte veut avoir le dernier mot, quitte à inventer et à dire n’importe quoi, comme dans le cas de Madame Arnoux. Rappelons les manières de table qu’un hôte doit avoir. Nous en avons vu certaines lors des banquets de l’Antiquité. Les suivantes sont basées sur la même hiérarchie. Les bonnes manières existent depuis tout temps et ont en fin de compte peu évolué depuis le XIIIe siècle. Dans un petit ouvrage, Bonvesin, magister grammaticae du XIIIe siècle indique les règles qui aident à comprendre la signification et la valeur sociale du repas pris en commun, «c’est-à-dire essentiellement l’expression gestuelle et la parole. Le rapport aux aliments et aux boissons passe inévitablement par la gestuelle: se servir, 71 porter à sa bouche, mâcher, couper, offrir ou recevoir…» («Guarda no sii vilan: les bonnes manières à table» 520). Aucune différence de comportement n’existe concernant le repas mangé à l’extérieur et celui pris chez soi puisque dans n’importe quel cas il ne faut pas parler la bouche pleine, ni troubler l’assemblée par des bruits inutiles, ou des bavardages constants et gênants. «De la table il convient de bannir la tristesse, la souffrance, le dégoût, la grossièreté, la vulgarité, l’impolitesse» (520) pour au contraire faire place à la joie, respecter autrui et éviter de blâmer les plats proposés (520-21). Sont associés aux manières, le service et les mets. Pour aller de paire avec la taille et la beauté de la salle, Cisy choisit la tradition de l’ancien régime, à savoir le service à la française, utilisé entre le XVIe et XVIIIe siècles. Celui-ci consiste en principe de potages, entrées et relevés de potages pour le premier service. Les convives se servent librement et le maître d’hôtel veille à varier les plats dans le but de satisfaire tous les goûts des invités. Inversement, «ce souci de variété ne vise plus, aux XVIIIe et XIXe siècles qu’à satisfaire la gourmandise et à témoigner de la magnificence du maître de maison» («De la chrétienté occidentale à l’Europe des Etats» 572). Ce dernier élément est important car dans le cas du Vicomte il s’agit uniquement de se vanter et non de gourmandise comme on le verra plus bas. Dans les restaurants, le service est passé à la russe dans le but de simplifier dès le début du siècle (L’Art de la cuisine française au XIXe siècle 523). Cette manière de servir fut dite «à la russe», après que le prince Kourakine le fit connaître au tout-Paris, au cours d’un dîner qu’il donna, en juin 1810, en son château de Clichy. Jusque-là et depuis le Moyen Age, pour chaque service, on installait simultanément et artistiquement sur la table tous les plats prévus, entre lesquels les convives n’avaient plus qu’à choisir. Tandis que le service à la russe, celui que nous connaissons à présent, consiste à proposer au fur et à mesure les 72 mets, bien chauds et découpés à l’office si leur nature le demande. Le convive se sert lui-même dans le plat qu’on lui présente. (Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen Age jusqu’à nos jours 172) Il est intéressant de voir que la table contient un élément du service à la russe, l’usage des verres, cinq par personne. «Avec le service à la russe, il fut désormais d’usage de les disposer devant les assiettes, en plusieurs tailles différentes selon les boissons successivement proposées» (Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen Age jusqu’à nos jours 172). Ce mélange de services, à la fois à la russe et à la française, correspond bien au personnage de Cisy qui aime à émerveiller pour montrer sa richesse. Ne serait-ce que pour le premier service, le Vicomte a choisi sept plats, tous aussi recherchés les uns que les autres, mais l’ensemble est sans doute peu varié comparé aux autres menus de l’époque puisqu’il y a un plat de poisson, la hure d’esturgeon, pour trois plats de viande, dont deux très similaires, les cailles rôties et le sauté de perdrix rouges, et une charcuterie. Comme il se doit, il y a les aphrodisiaques, telles que les pommes de terre aux truffes (Les Aphrodisiaques 97) et la volaille. «(I)l y avait, rien que pour le premier service: une hure d’esturgeon mouillée de champagne, un jambon d’York au tokay, des grives au gratin, des cailles rôties, un vol-au-vent Béchamel, un sauté de perdrix rouges, et, aux deux bouts de tout cela, des effilés de pommes de terre qui étaient mêlés à des truffes» (L’Education sentimentale 220). Cette quantité de plats, montre que tout est calculé de la part de Cisy pour provoquer l’émerveillement auprès de ses invités et leur faire envie. Lorsqu’il reçoit des compliments de ses invités en voyant la table, il fait preuve de fausse modestie en répondant: «Ça? (…) allons donc!» comme si pour lui il s’agissait d’un repas ordinaire. 73 Il agit comme Le Courtier de Castiglione et veut faire preuve de nonchalance. Inversement, le seul convive qui parle de la nourriture et semble prendre plaisir à manger est le précepteur, sans doute l’homme le moins riche de l’assemblée en mentionnant: «Notre amphitryon, ma parole, a fait de véritables folies! C’est trop beau!» (220) et ajoute avec bassesse: «Cela ne vaut pas les œufs à la neige de madame votre grand’mère» (221) lorsque le Vicomte renvoie les truffes malgré les délectations du précepteur. Il est intéressant de voir que la grand-mère semblait savoir cuisiner, et que pour le précepteur, la cuisine familiale reste meilleure que celle des restaurants. Les autres convives s’arrêtent uniquement à la beauté de la table et semblent indifférents au goût des plats, soit parce qu’ils sont habitués à cette cuisine raffinée, soit parce qu’ils y sont insensibles et qu’elle les laisse indifférents. En agissant de la sorte, Cisy est l’opposé du bon amphitryon puisque pour compléter son attitude arrogante, et pensant agir en maître, il boit trop, maltraite les domestiques, et rejette tous les plats. Rien n’est assez bon pour lui. En fin de compte, il aurait pu avoir le même comportement dans n’importe quel restaurant. Nous constatons donc que le capital économique permet d’avoir accès aux choses les meilleures mais pas nécessairement de les apprécier ni de savoir se comporter en public. En fait, nous pouvons nous demander si justement avoir tout à coup de l’argent ne signifie pas devenir imbu de sa personne. Cisy n’a rien d’un gastronome car il n’éprouve aucun plaisir pour ce qui est bon et beau. Il fait certainement partie de ces gens qui n’ont pas lu les recommandations du Manuel de l’amphitryon de Grimod de la Reynière sur comment 74 être gastronome et devenir un bon hôte. Il faut aussi s’interroger sur comment les femmes apprécient la nourriture. Déjà mentionnés auparavant sont le manque de savoir-vivre et le manque de goût que véhicule la nouvelle classe bourgeoise au lendemain de la Révolution et qui permettent de différencier le grand bourgeois de l’ancien régime du nouveau riche du début du siècle. Une des institutions sociales de l’époque est pour le bourgeois d’avoir une maîtresse qu’il entretient et sort au restaurant. Comme c’est très souvent le cas, ce sont des femmes «vulgaires», entretenues, dont le rôle est de satisfaire sexuellement le bourgeois, qui agissent dans le but d’être remarquées des autres et qui n’ont ni éducation ni «classe», contrairement aux épouses bourgeoises qui ont reçu une éducation, restent chez elles pour élever leurs enfants. Très souvent, elles mènent un train de vie élevé grâce à leurs amants. Rosanette, maîtresse d’Arnoux puis de Frédéric entre autre, fréquente les lieux publics pour se montrer et pour afficher qu’elle aussi y a droit. Elle doit se faire désirer et le fait en se faisant remarquer, c’est-à-dire qu’elle n’hésite pas à émettre des jugements même si elle ne s’y connaît pas. Elle n’a ni l’attitude d’une femme, c’est-à-dire réservée, ni celle d’un homme, puisqu’elle ne dispose pas d’une culture générale pour savoir ce qui se fait et ce qui se dit; la même chose se retrouve chez Odette de Crécy dans A la recherche du temps perdu. Pour Rosanette, l’important est de paraître, avoir accès aux endroits les meilleurs pensant que cela la place dans une situation de supériorité vis-à-vis des autres classes. Cependant, son manque d’éducation illustre son peu de capital culturel et de savoir-vivre, son manque de manière et de «classe», comme pour la 75 majorité de la nouvelle bourgeoisie de l’époque. Ceci se retrouve aussi bien dans leur comportement en public que dans leurs goûts au restaurant, et illustre bien ce que Grimod de la Reynière sous-entend lorsqu’il parle du manque d’éducation et de savoir-faire chez les riches du nouveau régime (“A cultural field in the making: Gastronomy in Nineteenth-Century France” 12). Dans sa façon de manger, nous remarquons qu’elle n’a aucune appréciation de ce qui lui ait offert. Aux courses, elle dévore les provisions de bouche apportées par Frédéric, surtout le foie gras qu’elle mange avec une gloutonnerie affectée (L’Education sentimentale 208), boit du champagne sans apprécier, et avale sans même goûter; peutêtre que cela est dû à son manque de raffinement et d’éducation mais il n’empêche qu’elle réussit à pousser ses amants à l’imiter, comme dans le cas de Frédéric en train de manger son foie gras. Elle a accès à tous les mets de luxe parce que ses bienfaiteurs la sortent dans des endroits luxueux ou bien les lui apporte, et c’est de cette manière qu’elle découvre ce qui est en vogue à l’époque. Inversement, elle n’a aucun palais si bien qu’elle est incapable de faire des suggestions dans un menu et d’accorder les vins ensemble. Pour elle, l’important est d’avoir accès à tout, comme la bourgeoisie, les manières restent secondaires. Après avoir passé l’après-midi aux courses, en consommant du champagne et du foie gras, elle choisit l’endroit où Frédéric l’emmène dîner, le Café Anglais, situé sur le Boulevard des Italiens. A partir de 1825, le Boulevard est le nouvel endroit où s’installent de nombreux restaurateurs et où flannent les gens opulents qui délaissent le Palais-Royal (Le Mangeur du XIXe siècle 51). «Les gens se rendent souvent (au Café 76 Anglais) par gourmandise, quoiqu’on y dîne aussi par ostentation d’y dîner», dans l’un de ses 22 cabinets particuliers (65). Il s’agit en fait du rendez-vous des «lions» et des actrices en vogue (Histoire de la cuisine française 270). Comme c’est le cas de nombreux restaurants, celui-ci change de mains peu après la révolution et est acheté par Delhomme qui y installe Dugléré aux cuisines, chef issu des cuisines Rothschild et qui porte le Café Anglais au sommet (Le Mangeur du XIXe siècle 115). Il est à penser que Rosanette connaît les endroits à la mode pour y avoir été invitée par quelques messieurs et non pour avoir feuilleté les revues gastronomiques de l’époque. Son comportement avec les hommes, à savoir charmer, manipuler et obtenir ce qu’elle veut, se retrouve au Café Anglais. Elle envoie tout d’abord Frédéric l’attendre dans le salon privé, puis prend toutes les décisions, faisant même des recommandations sur ce qui devrait être choisi. Depuis l’après-midi, elle fait des suggestions sur ses attentes de la soirée. Développée plus loin est l’importance des aphrodisiaques qui vont de l’espace intime aux plats chers. «(U)n grand nombre d’éléments vont se joindre au repas (aphrodisiaque) pour créer une atmosphère propice: le cadre qui peut être celui d’un cabinet particulier dans un restaurant» (Les Aphrodisiaques 102). Comme l’indique Rebecca Spang, le cabinet particulier est très à la mode à cette époque, surtout pour les Parisiens pour y sortir leurs maîtresses. Ils ne viennent donc pas y manger mais plutôt pour y être intime. Cette petite pièce meublée d’un miroir, d’une table et de plusieurs chaises, avec des rideaux aux fenêtres et à la porte, rend l’espace plus intime dans lequel on associe femmes et nourritures séduisantes (The Invention of the Restaurant 210). Le souhait de Frédéric de passer la soirée seul avec Rosanette s’évapore lorsque Hussonnet 77 s’impose à table, elle invite par la suite Cisy à se joindre à eux, et ajoute auprès de Frédéric sans lui laisser le droit de choisir «J’ai invité monsieur. J’ai bien fait, n’est-ce pas?» (L’Education sentimentale 212). Le dîner au Café Anglais n’est pour elle qu’un endroit où se montrer, où elle est en fait connue, et non où manger de bonnes choses. En se comportant comme Arnoux aux Trois-Frères-Provençaux, c’est-à-dire décider de ce qu’ils devraient manger, elle brouille les cartes de ce qui se fait. Elle met les pieds dans le plat en essayant constamment d’imiter la haute société, mais son absence de capital culturel et sa propre personnalité ressortent une fois de plus. Il est intéressant de projeter le personnage de Rosanette dans celui d’un homme, Arnoux par exemple. Comme nous l’avons vu, aux Trois-Frères-Provençaux, sûr de lui et gourmet comme il est, il prend les choses en main. Elle fait la même chose en proposant ce qu’ils pourraient manger, pensant s’y connaître mais elle ne fait que s’enfoncer et sa sélection ne révèle ni une grande passion pour la cuisine ni une forte personnalité, et reflète en fait son manque de connaissances culinaires. Comme dans le repas de chez Taillefer, nous retrouvons beaucoup d’aphrodisiaques, tels que les asperges, les huîtres, le poisson, les truffes, et les fruits frais. Rappelons que tout aliment cher, rare, exotique et épicé passe pour aphrodisiaque (Les Aphrodisiaques 97, 99). Un des plats les plus à la mode sont les huîtres, plat de luxe qui ne figure pas sur les menus mais est sous-entendu (Le Mangeur du XIXe siècle 133), et raffolé par les hommes à cause de sa forme sexuelle et de ses qualités aphrodisiaques, et non choisi par les femmes. Parce qu’Aphrodite, déesse de la beauté, naquit de l’écume de la mer, ou, si l’on en croit Botticelli, d’une coquille Saint-Jacques, tout ce qui se rapporte à son 78 origine est réputé, et pour cause, aphrodisiaque. Ainsi tous les poissons et aussi les coquillages et crustacés, jouissent de cette réputation, et par extension les écrevisses. (Les Aphrodisiaques 96) Comme le mentionne Maguelonne Toussaint-Samat, les huîtres étaient déjà très prisées par les Romains, restant leur crustacé favori comparé aux écrevisses et au homard (History of Food 384-87). Au fil du temps, nous les retrouvons parmi les grands dîners, notamment au XVIIIe siècle avec «Le Déjeuner d’huîtres» de Jean-François de Troy. Basons-nous sur les statistiques du XIXe siècle pour mieux comprendre la consommation de ce plat de luxe. La consommation de l’huître en France est de tradition aristocratique et fort ancienne. Mais au XIXe siècle, elle se développe et s’embourgeoise. On en trouve la preuve dans les statistiques de l’époque qui révèlent un bond dans le produit de la vente des huîtres entre 1812: 524.376,30 Fr et 1825: 1.069.216 Fr. Entre 1830 et 1840, la consommation augmente d’un tiers et l’on vend, en 1840, 6 millions de douzaines d’huîtres, soit 6 douzaines d’huîtres par personne et par an. (La Sensibilité alimentaire 62) Nous voyons donc que les huîtres sont très consommées au XIXe siècle et finiront par être achetées par tout le monde en France en période de fête. Pour la suite du menu, Rosanette se trouve embarrassée devant la carte, comme beaucoup de Parisiens au début du siècle ne sachant que choisir tellement la carte est longue et écrite dans un langage compliqué (The Invention of the Restaurant 186). Cependant, la carte s’uniformise grâce au Guides des dîneurs de Honoré Blanc en 1815, pour permettre aux dîneurs de comprendre ce qu’ils peuvent commander (The Invention of the Restaurant 188). Dans le cas des femmes et surtout de Rosanette, il est vraisemblable que les hommes commandent pour elle, car malgré l’amélioration des 79 menus, elle n’a aucune idée de ce que les noms suggèrent. Mais puisqu’ils sont compliqués, ils doivent faire chic, d’après elle. Basée sur les quelques plats qu’elle mentionne, la carte, comme il est de tradition à l’époque, doit être impressionnante. N’importe quel gastronome se régale et n’a que l’embarras du choix, entre du turban de lapins à la Richelieu, du turbot à la Chambord, plats très originaux et luxueux déjà à l’époque, et aussi avec du pudding à la d’Orléans, mets international, et de plus ceux-ci sont servis avec une sauce. Mais la bourgeoise du XIXe ou la maîtresse entretenue ne cuisine pas et ne fait jamais les courses puisqu’elle a du personnel pour le faire, ceci explique aussi pourquoi Rosanette reste assez insensible devant ce qui est inscrit sur la carte. De plus, elle n’a aucune idée d’où les mets proviennent ni pourquoi ils portent ces noms composés ou «bizarres» (L’Education sentimentale 212), alors que la mode de donner des noms de personnalités aux nouveaux plats se répend à partir du XVIIe siècle (L’Art de la cuisine française au XIXe siècle 523). Son manque d’instruction et d’intérêt se ressent dans ce cas-là si bien qu’elle ne comprend pas la réflexion de Cisy à propos du pudding à la d’Orléans. Elle lui propose du turbot à la Chambord à la place, ignorant qu’il est toujours question de la famille des Bourbon. La Maréchale se mit à parcourir la carte, en s’arrêtant sur des noms bizarres. -«Si nous mangions, je suppose, un turban de lapins à la Richelieu et un pudding à la d’Orléans?» -«Oh! pas d’Orléans!» s’écria Cisy, lequel était légitimiste et crut faire un mot. «Aimez-vous mieux un turbot à la Chambord?» reprit-elle. Cette politesse choqua Frédéric. (L’Education sentimentale 212) La présente du turbot n’est pas anodine puisqu’il s’agit du prince de la mer (L’Almanach des gourmands 77), et Antonin Carême ajoute que: 80 (A)ussi ce poisson excellent est-il fort estimé à Paris et à Londres, et tient-il le premier rang parmi les grosses pièces de poisson que l’on sert si souvent sur les tables opulentes de ces deux grandes cités gourmandes. (…) Cette préférence accordée au turbot sur les autres espèces de gros poissons se conçoit aisément: la blancheur attrayante de sa chair, sa délicatesse et son goût exquis plaisent à tout le monde; elle est nourrissante, de facile digestion; produit un suc salutaire; convient en tout temps, à tout âge, à tous les tempéraments. (L’Art de la cuisine française au XIXe siècle 165) Ce poisson fait donc partie des plus chers, comme nous le verrons dans le chapitre suivant. Carême cite les différents plats du Café Anglais, ce qui indique que le restaurant est un des meilleurs endroits où dîner. Maguelonne Toussaint-Samat parle de savoir manger et de savoir-vivre déterminés par les aliments. Sous la férule de tels maîtres à penser, les deux termes se firent inextricablement liés. Et certains mets les illustraient au mieux: en particulier, asperges, turbot et écrevisses – obligatoires pour les garnitures – représentaient avec la truffe le summum de cet art nouveau. (Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen Age jusqu’à nos jours 191) Parmi les autres choses que Rosanette commande, il y a un simple tournedos, viande rouge mangée par les hommes, au caractère robuste et rustique, et délaissée par les femmes, et ne prend aucun légume alors que c’est justement ce qu’une femme aurait choisi. Il est intéressant de voir que ses goûts s’arrêtent sur une viande simple, sans garniture alors que la carte offre tant de plats recherchés différents. Ceci montre son manque de curiosité pour la nourriture. En ce qui concerne la viande rouge, voici ce qu’explique Pierre Bourdieu dans La Distinction: La viande, nourriture nourrissante par excellence, forte et donnant de la force, de la vigueur, du sang, de la santé, est le plat des hommes, qui en prennent deux fois, tandis que les femmes se servent une petite part: ce qui ne signifie pas qu’elles se privent à proprement parler; elles n’ont pas réellement envie de ce qui peut manquer aux autres, et d’abord aux hommes, à qui la viande revient par 81 définition, et tirent une sorte d’autorité de ce qui n’est pas vécu comme une privation; plus, elles n’ont pas le goût des nourritures d’hommes qui, étant réputées nocives lorsqu’elles sont absorbées en trop grande quantité par les femmes (par exemple, manger trop de viande fait «tourner le sang», procure une vigueur anormale, donne des boutons, etc.) peuvent même susciter une sorte de dégoût. (La Distinction 214) Elle choisit ensuite des écrevisses, aphrodisiaque rattaché aux crustacés (Les Aphrodisiaques 96), des truffes, plats chers et à la mode, et servies habituellement comme accompagnement. La truffe est très prisée pour ses qualités aphrodisiaques, dues à son parfum mystérieux (History of Food 434-35). L’autre aliment dont la réputation n’est plus à faire est la truffe. Elle était déjà connue des Romains qui avaient une préférence pour la truffe blanche (tuber brumale). (…) Ces propriétés de la truffe sont sans doute attribuables davantage à l’atmosphère qui entoure leur consommation qu’à leur vertu propre. Ce mets coûteux est en effet réservé aux soupers fins où la chère délicate s’accompagne d’une luxueuse utilisation de fleurs, de parfuns et de vins capiteux, servis au cours d’un tête-à-tête intime où tout respire les intentions amoureuses d’un couple dont l’un se met en condition pour attaquer alors que l’autre est d’avance résolu à céder. (Les Aphrodisiaques 99) Pour le dessert, nous retrouvons les fruits frais de chez Taillefer, avec l’ananas, fruit exotique et aphrodisiaque, servi par la suite chez les Dambreuse, et des sorbets à la vanille, épice aphrodisiaque (97). Tout ce qu’elle décide de manger est cher et est aussi sexuellement stimulant, ce qui correspond au personnage de Rosanette et de ses relations avec les hommes. Sa vraie nature ressort lorsqu’elle commande de la charcuterie pour son dîner, aliment très prisé, garantie d’origine dans les restaurants de luxe, mais dégusté pour le déjeuner. Elle pense montrer qu’elle s’y connaît en demandant qu’il ne soit pas à l’ail, et fait aussi un faux pas en choisissant de quoi boire. Son absence de «classe» est flagrante lorsqu’elle veut boire du vin tout de suite, 82 -«On n’en prend pas dès le commencement», dit Frédéric. Cela se faisait quelquefois, suivant le Vicomte. -«Eh non! jamais!» -«Si fait, je vous assure!» Le regard dont elle accompagna cette phrase signifiait: C’est un homme riche, celui-là, écoute-le!» (L’Education sentimentale 212-13) Le Bourgogne est une boisson très à la mode en ce temps-là à Paris, primé par Arnoux, et qui renforce le choix de Rosanette pour les aliments virils. «La primauté éclatante du bourgogne dont les grands crus, rouges et blancs occultent, ou presque, ceux du bordelais, chichement représentés. (…) Il y a je ne sais quelle afféterie, quelle sophistication dans le bordeaux: le bourgogne paraît plus viril, par conséquent plus convenable» (Le Mangeur du XIXe siècle 144). En fin de compte, avoir de l’argent permet l’accès aux très bons restaurants et à une excellente cuisine, mais ceci ne suffit pas à la réussite d’un dîner. Le choix des invités est primordiale mais avant tout, l’hôte doit créer une ambiance conviviale et montrer qu’il se fait un plaisir de recevoir. Dans les exemples ci-dessus, nous avons vu que la bourgeoisie utilise les restaurants non pas pour le plaisir mais aussi pour se montrer. Aussi bien à la Maison Dorée qu’au Café Anglais, les repas se terminent mal alors que le cadre est propice. Nous venons de voir que le restaurant de luxe se développe au XIXe siècle grâce à la fréquentation de la nouvelle bourgeoisie qui a de l’argent, et c’est aussi pendant cette période que naît la gastronomie avec les nombreux guides sur ces restaurants. Ces endroits sont utilisés pour dîner, pour se rencontrer, et éprouver du plaisir. Mais la gourmandise ne touche pas seulement la classe supérieure, elle se répand parmi toutes les classes sociales (“A cultural field in the making: Gastronomy in Nineteenth-Century 83 France” 12). Pour répondre aux goûts et aux besoins de chacune, différents types d’endroits où manger se développent selon les moyens financiers. Dans L’Assommoir, Emile Zola place le repas de noces de Gervaise et Coupeau dans une gargote, endroit simple, comme nous le verrons. Dans A Vau-l’eau, Joris-Karl Huysmans montre le désarroi de l’homme célibataire dont les moyens financiers sont limités pour se nourrir. Dans La Distinction, Bourdieu note dans le chapitre «L’habitus et les styles de vie» que l’art et la manière en matière de consommation alimentaire permettent plus de faire la différence entre les classes sociales que les aliments servis. La nourriture est un élément du quotidien que la classe bourgeoise utilise pour mettre en avant les goûts de luxe puisqu’elle en a les moyens économiques et le capital culturel, contrairement à la classe populaire qui mange par ce que c’est nécessaire, et par conséquent minimise les gestes associés à la présentation et au service (215). Le véritable principe des différences qui s’observent dans le domaine de la consommation et bien au-delà, est l’opposition entre les goûts de luxe (ou de liberté) et les goûts de nécessité: les premiers sont le propre des individus qui sont le produit de conditions matérielles d’existence définies par la distance à la nécessité, par les libertés ou, comme on dit parfois, les facilités qu’assure la possession d’un capital; les seconds expriment, dans leur ajustement même, les nécessités dont ils sont le produits. C’est ainsi que l’on peut déduire les goûts populaires pour les nourritures à la fois les plus nourrissantes et les plus économiques (le double pléonasme montrant la réduction à la pure fonction primaire) de la nécessité de reproduire au moindre coût la force de travail qui s’impose, comme sa définition même, au prolétariat. (La Distinction 198) Le décor, le service ainsi que la cuisine raffinée sont ce que recherche la classe dominante quand elle mange à l’extérieur, alors que pour la classe ouvrière il s’agit surtout de manger et de se retrouver un peu comme chez soi. Bien plus nombreux et disséminés dans la ville, les restaurants «où l’on mangeait» se proposaient aux appétits d’une population modeste et laborieuse. 84 Mais l’on y comptait aussi beaucoup de voyageurs venus de province ou de l’étranger, et que les «débarcadères» des chemins de fer déversaient à présent. (…) Alors que l’on venait déjeuner par nécessité dans les établissements du toutvenant, qui n’hésitaient pas à annoncer innocemment sur leur vitrine: «Ici, on mange comme chez soi». (Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen Age jusqu’à nos jours 165) Dans son choix de restaurants, la classe laborieuse sélectionne un lieu similaire à ce qu’elle est habituée, avec des prix raisonnables, servant le même style de cuisine qu’à la maison, soit des plats élastiques, et offrant un côté pratique comme dans le cas du Moulin d’argent dans L’Assommoir puisque cette gargote se trouve dans le quartier de la Goutte-d’Or, endroit où habitent Gervaise et Coupeau, avec une salle au premier étage et au fond de la cour, un petit espace ombragé sous trois acacias. Alors, (Coupeau) organisa un pique-nique à cent sous par tête, chez Auguste, au Moulin-d’Argent, boulevard de la Chapelle. C’était un petit marchand de vin dans les prix doux, qui avait un bastringue au fond de son arrière-boutique, sous les trois acacias de sa cour. Au premier, on serait parfaitement bien. (L’Assommoir 112) Comme dans n’importe quel restaurant et pour toute célébration comme nous le verrons, la table est couverte d’une nappe blanche à l’origine, et le repas a lieu dans une salle privée. Ce ne peut être un salon privé puisque ce style de restaurant ne s’y prête pas. Le décor et le service sont peu importants dans une gargote, et de toute façon laissent à désirer dans la vie quotidienne de la classe prolétaire car ils correspondent à du superflu et n’apparaissent pas nécessaires pour cette catégorie sociale. Les ustensiles de service sont pratiques, plutôt qu’adéquates, et le saladier est utilisé pour n’importe quelle préparation en sauce, comme ce sera le cas pour servir de la blanquette de veau pour la fête de Gervaise. 85 Deux garçons servaient, en petites vestes graisseuses, en tabliers d’un blanc douteux. (…) Le reflet des arbres dans ce coin humide, verdissait la salle enfumée, faisait danser des ombres de feuilles au-dessus de la nappe, mouillée d’une odeur vague de moisi. Il y avait deux glaces, pleines de chiures de mouches, une à chaque bout, qui allongeaient la table à l’infini, couverte de sa vaisselle épaisse, tournant au jaune, où le gras des eaux de l’évier restait en noir dans les égratignures des couteaux. Au fond, chaque fois qu’un garçon remontait de la cuisine, la porte battait, soufflait une odeur forte de graillon. (L’Assommoir 132-33) Le repas terminé, la salle apparaît comme un champ de bataille, faisant ressortir avec les taches sur la nappe ce qui a été ingurgité, et les bouteilles de vin vides entreposées le long du mur. En fait, ces choses deviennent des marqueurs ou des signes d’abondance de ce qui a été consommé, aspect important pour la classe populaire puisque comme le souligne Bourdieu, tout ce qui est gros(sier) est associé au peuple (La Distinction 199). Dans la salle, le reflet verdâtre s’épaississait des buées montant de la table, tachée de vin et de sauce, encombrée de la débâcle du couvert; et, le long du mur, des assiettes sales, des litres vides, posés là par les garçons, semblaient les ordures balayées et culbutées de la nappe. (L’Assommoir 136) Nous allons voir la même scène lors du repas qu’organise Gervaise. Il semble donc possible de dire que la classe prolétaire aime consommer sans se contrôler, sans mesure lors de célébrations. Les manières de table sont elles aussi lourdes car elles montrent un attrait pour la nourriture, pour la goinfrerie, et non pour l’étiquette ce qui prouve que ce qui compte pour cette classe sociale est la nécessité de manger. Les mangeurs décident de ne pas attendre Mes-Bottes pour commencer à manger, qui de toute façon rattrapera tout le monde une fois à table. Son appétit suscite l’admiration de tous les convives pour la quantité qu’il avale. Plus il mange, plus la société est contente. La notion de quantité est très importante dans ce milieu et bien manger signifie faire honneur. Etre réservé serait vu comme une impolitesse. 86 Oh! ça ne l’embarrassait pas, il rattraperait les autres, et il redemanda trois fois du potage, des assiettes de vermicelle, dans lesquelles il coupait d’énormes tranches de pain. Alors, quand on eut attaqué les tourtes, il devint la profonde admiration de toute la table. Comme il baffait! les garçons effarés faisaient la chaîne pour lui passer du pain, des morceaux finement coupés qu’il avalait d’une bouchée. Il finit par se fâcher; il voulait un pain à côté de lui. Le marchand de vin, très inquiet, se montra un instant sur le seuil de la salle. La société, qui l’attendait, se tordit de nouveau. Ça lui coupait au gargotier! Quel sacré zig tout de même, ce Mes-Bottes! Est-ce qu’un jour il n’avait pas mangé douze œufs durs et bu douze verres de vin, pendant que les douze coups de midi sonnaient! On n’en rencontre pas beaucoup de cette force-là. Et Melle Remanjou, attendrie, regardait MesBottes mâcher, tandis que M. Madinier, cherchant un mot pour exprimer son étonnement presque respectueux, déclara une telle capacité extraordinaire. (L’Assommoir 134) Mes-Bottes devient le personnage principal de la scène car il aime manger et boire. Il a le langage familier et ceci surtout après avoir bu, comme c’est le cas quand il rejoint les autres au Moulin d’argent. Contrairement aux autres dîners présentés, la classe populaire, elle, ne met pas de limites à ce qu’elle peut manger ou boire. Nous reverrons plus tard la même chose pour la fête de Gervaise, dans le chapitre 5. L’art de boire et de manger reste sans doute un des seuls terrains sur lesquels les classes populaires s’opposent explicitement à l’art de vivre légitime. (…) Le bon vivant n’est pas seulement celui qui aime à bien manger et bien boire. Il est celui qui sait entrer dans la relation généreuse et familière, c’est-à-dire à la fois simple et libre que le boire et le manger en commun favorisent et symbolisent, et où s’anéantissent les retenues, les réticences, les réserves qui manifestent la distance par le refus de se mêler et de se laisser-aller. (La Distinction 200) Aucune préparation servie pour le repas de noces ne fait penser à une célébration. Il est plutôt question d’un repas copieux à cause de ses viandes et l’abondance est ce que recherche le milieu populaire. Pour commencer, il y a de la soupe aux vermicelles, presque froide, et de la tourte aux godiveaux, plat peu à la mode si l’on en juge par les commentaires de Antonin Carême8 mais bourratif à cause de la pâte et de la farce. «La 8 Grand cuisinier du XIXe siècle et auteur de nombreux traités gastronomiques. 87 tourte est l’ancêtre du vol-au-vent et est généralement aux godiveaux, une sorte de farce. Au début du dix-neuvième siècle, Antonin Carême mentionne que la tourte n’est pas un plat suffisamment luxueux pour être servi sur les tables opulentes à cause de son apparence trop vulgaire» (From Culture to Gastronomy 164-65). Puis, comme il se doit dans le repas bourgeois, il y a trois plats de viande, dont une gibelotte de lapin, car c’est toujours ce que commande Coupeau quand il mange à l’extérieur (L’Assommoir 134), un fricandeau au jus avec des haricots verts, et deux poulets maigres, pour le rôti, couchés sur un lit de cresson, fané et cuit par le four (136). Les plats en sauce sont ce qu’aiment les ouvriers, car ils se mangent avec du pain et remplissent l’estomac, tout en faisant distingués à cause de la sauce. Pour le dessert, à l’origine, il doit y avoir seulement du fromage et des fruits mais le gargotier trouvant que ça fait un peu maigre, rajoute des œufs à la neige, les blancs, trop cuits, mais peu importe puisque c’est inattendu et du coup fait effet de surprise (138). Cependant, les ouvriers ne raffolent pas de choses sucrées, ils préfèrent du fromage et des fruits, nourritures de la terre. Les mets servis confirment ce que Bourdieu relève sur comment les classes sans capital économique ont tendance à manger. Il est surtout question de pain, de porc, de charcuterie, de lait et de fromages, de lapins et de volailles, de légumes secs et de corps gras. Ce sont plutôt des choses salées, grasses, lourdes, épicées, mijotées, bon marché et nourrissantes qui tiennent au corps (La Distinction 209). L’important est d’en avoir pour son argent, et c’est ce que fait Mes-Bottes en «torchant les plats» avec du pain (L’Assommoir 136). Les gens ici mangent tout ce qu’ils peuvent jusqu’à n’en plus 88 pouvoir, et ce sera la même chose dans mon chapitre 5, lors de la fête de Gervaise. Considérons maintenant l’aspect de l’ouvrier célibataire qui doit se nourrir à Paris. Il semble pris dans un cercle vicieux puisqu’il n’a pas assez d’argent pour se marier et entretenir une famille, doit habiter dans une chambre très exiguë, sans cuisine et donc prendre ses repas à l’extérieur. Celui-ci a le choix entre le restaurant présenté cidessus où il peut manger en quantité, le bouillon ou la table d’hôte. Les gens s’y rendent pour être en compagnie et aussi pour avaler ce dont ont besoin les classes populaires pour travailler. Cependant, les repas ne sont pas variés, très simples, et dans tous les cas, les serveuses sont habillées comme s’il s’agissait d’un restaurant bourgeois et donner l’impression aux dîneurs qu’ils mangent eux aussi dans un endroit chic. L’apparence prime plutôt que la qualité. (S)imple et bon, il existait, pour le grand plaisir des célibataires, une chaîne de quinze «bouillons» dont le premier avait été créé en 1867 par un ancien boucher, Duval, qui servit d’abord du bœuf bouilli ou de la tête de veau vinaigrette. (…) Autre attrait de ces bouillons, et non négligeable, les serveuses étaient costumées en femmes de chambre de bonne maison! (Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen Age jusqu’à nos jours 166) Pour celui qui a plus de moyens, il peut aller dans un endroit plus cher, manger de la cuisine bourgeoise, soit des plats en sauce et en avoir pour son argent, mais le service est plus long, ce que le célibataire ne comprend pas car il vient pour se rassasier uniquement. «Le public avisé préférait l’enseigne «Cuisine bourgeoise» pour être sûr de se régaler de bons plats traditionnels et économiques, avec une sauce grasse qui permettrait, en torchant son assiette d’un quignon de pain, de se bien caler l’estomac pour un minimum de dépense» (Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen Age jusqu’à nos jours 165). 89 Autrement, il y a la table d’hôte, sorte de restaurant développé sous le second Empire, dans lequel il est possible de dîner pour quatre-vingt-dix à cent francs par mois et fréquenté par ceux qui ne veulent pas dîner seuls et ne sont pas répugnés par l’entourage. Mais là encore, la nourriture ne varie pas. On peut y dîner à heure fixe, généralement à six heures. Le convive paie tant par tête. Le pain et l’eau sont à discrétion. Le café et la liqueur se payent à part comme de juste. «La table d’hôte, écrit Louis Desnoyers, c’est l’omnibus de la fringale; c’est là que viennent s’embarquer toutes les faims sans domicile.» Un Guide du Voyageur de 1855 conseille la méfiance «si l’on tient à bien dîner et ne pas se trouver en contact, à la même table, avec une société douteuse». (Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen Age jusqu’à nos jours 166) Cet endroit ne fait pas le bonheur du héros, Jean Folantin, dans A Vau-l’eau, en quête d’endroit où dîner tous les soirs. Il découvre qu’il faut attendre longtemps avant d’avoir une table et l’endroit ne lui semble pas très convivial puisque enfumé, et que c’est fréquenté par des étudiants et des gens de la province. De plus, la nappe est sale, affichant ce que les gens précédents ont avalé, la nourriture est insipide, et le service peu accueillant. Sur la nappe tiède, dans les éclaboussures de sauce, dans les mies de pain, on leur jeta des assiettes, et l’on servit un bœuf coriace et résistant, des légumes fades, un rosbif dont les chairs élastiques pliaient sous le couteau, une salade et du dessert. Cette salle rappela à M. Folantin le réfectoire d’une pension, mais d’une pension mal tenue, où on laisse brailler à table. Il n’y manquait vraiment que les timbales au fond rougi par l’abondance, et l’assiette retournée pour étaler sur une place moins sale les pruneaux ou les confitures. (A Vau-l’eau 66) En fin de compte, la basse classe sociale est limitée par des ressources économiques qui les conditionnent aux plats traditionnels pour lesquels elle éprouve du plaisir dans le cas d’une célébration, mais, comme l’explique Bourdieu, elle est condamnée à certaines nourritures (La Distinction 199). Dans l’acte de se nourrir, elle 90 recherche la quantité plutôt que les formes et la qualité. Manger en quantité est pour elle un plaisir qu’elle éprouve et qui lui donne pleinement satisfaction en fin de repas. Comme nous venons de le voir manger à l’extérieur devient accessible à toutes les classes sociales au XIXe siècle, mais touche principalement la bourgeoisie pour qui c’est le souhait de se montrer, le gastronome, à la recherche de très bons mets, et aussi la classe ouvrière, pour qui c’est une commodité et une nécessité. Toutes sortes de restaurants existent et pour tous les milieux. A chaque lieu correspond un certain type de cuisine ou de nourriture ainsi qu’une certaine étiquette. Plus le restaurant est élevé, plus l’étiquette est importante, mais inversement tout le monde ne connaît pas le savoir-faire puisqu’il fait partie du capital culturel acquis à l’école et en famille. Ceci entraîne donc une baisse de standing et de fréquentation des bons restaurants. Comme nous l’avons vu, avoir de l’argent ne suffit pas pour apprécier ce qui est servi. Il faut être connaisseur et être bien disposé pour apprécier toute nourriture. Malgré la publication des nombreux guides et références gastronomiques de l’époque pour justement parer à l’ignorance de la gastronomie, rares sont les personnes qui les utilisent. En fait, les gastronomes et les populations étrangères les consultent, ainsi que la classe dominante. En ce qui concerne la classe populaire, elle est conditionnée à certaines nourritures, faute de moyens, et préfère goûter des choses qu’elle connaît plutôt que d’essayer de nouveaux produits. Elle se comporte presque de la même manière chez elle qu’en public, c’est-à-dire, sans retenue et sort pour manger. Elle aime la cuisine traditionnelle, les plats qui collent au corps, et ne voit pas l’utilité de dépenser plus que le nécessaire pour être rassasiée. 91 Nous avons vu aussi que les manières varient d’une catégorie sociale à l’autre. Par exemple, dans la classe dominante, il est de bon goût d’apprécier et non de dévorer, d’être un gastronome et non un gourmand, alors que dans le milieu populaire, le bon vivant attire toute l’attention car la quantité prime. Peu importe s’il apprécie. Il s’agit de qualité pour l’un et de quantité pour l’autre. Comme le remarque Bourdieu, les différences alimentaires s’expliquent en partie par le revenu, et aussi le capital culturel, important pour certains et inexistant pour d’autres. Le fait qu’en matière de consommations alimentaires l’opposition principale correspond grosso modo à des différences de revenus a dissimulé l’opposition secondaire qui, au sein des classes moyennes comme au sein de la classe dominante, s’établit entre les fractions les plus riches en capital culturel et les moins riches en capital économique et les fractions ayant un patrimoine de structure inverse. (La Distinction 197) Dans les exemples ci-dessus, le restaurant est utilisé par les hommes, pour le plaisir. Ils y sortent leur maîtresse, qui à l’époque est une institution sociale et fait partie de la sphère publique contrairement à l’épouse qui elle reste dans la sphère privée, comme le mentionne Jürgen Habermas (The Structural Transformation of the Public Sphere 44). Le restaurant peut être aussi utilisé pour les affaires, mais il l’est rarement à cette époque pour sortir en famille. Les femmes y vont entre elles, mais c’est plus rare, elles le fréquentent surtout plus l’après-midi vers la fin du siècle. Comme nous l’avons vu, l’homme bourgeois parfois s’y connaît en cuisine plus que la femme car en effet la femme bourgeoise ne cuisine pas et ne fait pas les courses. Ceci s’explique du fait que l’homme sort beaucoup plus que la femme pour dîner, et il découvre ainsi de nouvelles préparations et de nouveaux ingrédients. 92 Dans le chapitre suivant, nous allons voir un aspect différent de la nourriture. Il va s’agir des Halles de Baltard, sous le Second Empire, bâtiment illustrant bien l’état d’esprit de l’Empire et aussi les grands projets d’urbanisme sous Napoléon III. 93 CHAPITRE 4 LE LOUVRE DU PEUPLE Le chapitre précédent traite des restaurants parisiens qui naissent au XIXe siècle. Ils ont débuté sur la rive droite pour se déplacer ensuite vers les grands boulevards. Cette rive correspond au «ventre de Paris» dont parle Robert Courtine, c’est-à-dire l’endroit où se trouvent les meilleurs restaurants, au Palais-Royal par exemple, avec le Café Anglais, puis dans la rue Montorgueil, le Rocher de Cancale, et Philippe, en remontant jusqu’aux Halles. Cet ensemble de bâtiments est important puisqu’il permet aux différents restaurateurs de venir se fournir en denrées les plus rares et les plus fraîches. Il offre surtout la possibilité à toutes les classes parisiennes de venir trouver de quoi manger. Avant de passer à cette structure moderne, il est nécessaire de retracer l’histoire des marchés, de voir pourquoi ils sont importants dans une ville et de considérer la relation commerçant/acheteur. Les Halles demeurent une attraction pour le peuple en exposant la nourriture, et manger à sa faim est une obsession pour cette classe sociale. Napoléon disait que les Halles de Paris étaient le Louvre du Peuple (Les Halles de Lutèce à Rungis 235). D’autre part, il est important de considérer le travail de Zola dans Le Ventre de Paris qui envisage à la fois le niveau «philosophique», à savoir l’émergence de la petite 94 bourgeoisie sous le Second Empire et le niveau «artistique» concernant les Halles de Baltard («La Bucolique des Halles: symbole et paysage dans Le Ventre de Paris» 92). Il y a donc un contraste entre les gras, ceux qui profitent du pouvoir et les maigres, qui en sont les victimes. Cet endroit très vivant puisqu’il nourrit tout Paris est comparable à un théâtre, chaque magasin constituant ainsi une scène sur laquelle véhiculent des denrées, prétexte également pour répandre des commérages et essayer de démêler l’intrigue du cousin, Florent. C’est à ce point que le travail de l’auteur survient car il personnifie les aliments pour représenter les pensées des vendeurs. A l’opposition gras/maigre se joint celle du neuf et de l’ancien. L’idée des foires et des marchés, ancêtres des Halles, remonte au Moyen Age avec les premières croisades. En effet, les pèlerins fréquentent les mêmes routes pour se rendre aux différents monastères ou lieux saints, ce qui incite les marchands à se déplacer là où les croisés passent et encourage ainsi le commerce, comme ce fut le cas pour les villes de Saint Denis et de Senlis au nord de Paris. Les saints ont remplacé les dieux et les héros. Leurs innombrables miracles créent des pèlerinages, où l’on a le bonheur de vénérer leurs reliques, ce qui aide vivement à la prospérité des monastères. Notre-Dame de Paris joue le rôle d’Athéna à Athènes. La même idée produit des effets semblables. Evidemment les marchands suivent les pèlerins. Culte et marché ne se passent pas l’un de l’autre. Dagobert, au VIIe siècle, éprouve une grande vénération pour saint Denis, dont la célèbre abbaye conserve les restes. Il institue en son honneur un marché dont il attribue les revenus au monastère du martyr. Ce marché, fondé dans l’ancien bourg de Cattuliacum, devenu Saint-Denis, a été transféré pour se rapprocher de Paris, à la fin du VIIe siècle, entre les basiliques de Saint Martin et de Saint-Laurent. (Les Halles de Lutèce à Rungis 19) Il faut également associer aux routes ou chemins de Compostelle, les voies navigables qui permettent facilement les échanges de biens entre les différents pays. 95 Ceux-ci ont lieu dans des centres urbains, regroupant des habitations, des commerces avec des entrepôts autour desquels la vie d’un quartier se crée. C’est du Moyen Age que naît la classe des commerçants, les bourgeois. Dans les premiers temps du Moyen Age, où les déplacements et les transports offraient beaucoup de difficultés, la population allait s’approvisionner périodiquement dans les centres urbains principaux, bien desservis par des routes ou des voies navigables, et où l’on trouvait les denrées et les marchandises les plus diverses. Les négociants bourgeois sont nés de ces foires. (Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen Age à nos jours 41) De plus, les marchés offrent aux gens la possibilité de se retrouver entre eux. Cette rencontre est importante, même si elle est brève car elle donne parfois l’unique opportunité pour les employés d’échanger des nouvelles entre gens des mêmes villages. Cet échange de parole reviendra plus loin. Le marché resta longtemps un lieu de rencontre des gens de peu: où les domestiques des différentes «maisons» avaient la possibilité de se retrouver et de s’échanger de précieuses informations; où, surtout, on renouait pour un temps avec la campagne, un accent régional, une odeur de produits du terroir rappelant les origines provinciales que l’on pleurait peut-être ou encore grâce à laquelle tel charbonnier auvergnat ou telle bonne bretonne pouvait se réconforter en pensant qu’après tout, la vie à Paris était moins dure qu’au pays…. (Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen Age à nos jours 161-62) En ce qui concerne Paris, plusieurs marchés se trouvent le long de la Seine. A l’origine, leur emplacement est logique puisqu’ils sont faciles d’accès par voie fluviale mais très vite demeurent trop petits car trop congestionnés et difficiles à accéder par route car les rues sont trop étroites et ne sont pas faites pour recevoir un grand nombre de charrettes. Dès 1135, le roi Louis VI le Gros envisage de relocaliser le marché de l’Ile de la Cité sur un terrain à l’abri des inondations, sur la rive droite, à l’emplacement du Forum des Halles actuel, facile à atteindre, puisque se situant à l’extérieur du trafic, au 96 carrefour sur la route de Rouen, l’actuelle rue Saint-Denis, et non loin de la Seine permettant ainsi aux bateaux de décharger leurs denrées. Il s’agit du marché des Champeaux. Pour ce qui est du marché Palu, situé près du Petit Pont, sur un sol marécageux, il est reconstitué en 1568, pour devenir le Marché Neuf (Les Halles de Lutèce à Rungis 33). Dans la première moitié du XIIe siècle, le roi Louis VI, qui trouvait trop petits et mal commodes (marécageux, fangeux…) les marchés parisiens comme le marché Palu, situé le long de la Seine entre le pont Saint-Michel et le Petit-Pont, où les barges de marchandises accostaient, projeta d’établir des Halles que son successeur Louis VII fit construire dans l’espace à peu près occupé par le «trou» des Halles actuelles. Ces travaux pour l’immense marché dit des Champeaux durèrent jusqu’en 1183. On y trouvait des magasins, des réserves, des étaux. La nuit, ses portes étaient fermées. Plus tard, vinrent s’y ajouter d’autres commerces que l’alimentation. (Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen Age à nos jours 41) Le marché des Champeaux consiste donc de deux hangars fermés d’un mur d’enceinte servant à protéger les marchandises du marché des vols et aussi des intempéries. Cette nouvelle structure permet de rattacher le mot marché qui a lieu en plein air avec le mot Halle. [Halle] est un nom d’origine germanique qui veut dire marché couvert sur une place publique. Au Moyen Age, on écrivait souvent hale, avec un seul l, et comme les clercs d’autrefois n’admettaient, dans l’étymologie des noms, que le latin et le grec, les uns faisaient venir le mot de aula, cour, les autres du verbe aller, comme le premier historien de Paris, Corrozet, qui écrit au XVIe siècle «et fut appelé ce marché, les Halles ou Alles de Paris, pour ce que chacun y allait: mais il vient plutôt du mot grec allo qui signifie place ou aire». (Les Halles de Lutèce à Rungis 36) Dès le XVe siècle, les Halles ne font que croître en variété et approvisionnement, arrivant par eau et par terre des pays avoisinants (116). Les bâtiments sont modernisés, organisés par catégorie d’aliments au fil des siècles, et le commerce se développe dans 97 les rues avoisinantes tellement il y a de marchands. Mais très vite, le surnombre de commerces entraîne à nouveau le même problème que sous Louis VI le Gros. Voici ce qu’indique le Géographe parisien dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle: «Le quartier est peut-être le plus riche de Paris et celui qui le paraît le moins. Le commerce immense qui s’y fait attire tant de marchands que, s’y trouvant les uns sur les autres, ils ne peuvent y étaler leurs richesses» (220). De plus, «les environs des marchés sont impraticables; les emplacements sont petits, resserrés et les voitures menacent de vous écraser… Les ruisseaux qui s’enflent, entraînent quelquefois les fruits… et l’on voit les poissons de mer qui nagent dans une eau sale et bourbeuse» (Les Halles de Lutèce à Rungis 220). Sous ces conditions, il est déjà question de déplacer à nouveau les Halles à la fin de l’ancien régime puis sous les régimes suivants, mais aucun projet n’est arrêté, faute de moyens financiers. Dans L’Almanach des gourmands de 1803, le journaliste Grimod de la Reynière continue son tour de Paris en s’arrêtant aux Halles et dans le quartier où certaines boutiques regorgent de denrées superbes alors que d’autres selon lui restent à éviter. Il s’attarde aussi sur comment les marchands opèrent. L’énumération des boutiques et de leurs produits met en évidence l’importance que prend la nourriture à Paris en ce début de siècle, mais en aucun cas la Reynière ne parle de l’insalubrité du quartier et des mauvaises conditions que doivent supporter certains commerçants. Il faut aussi insister sur les transports ferroviaires utilisés dès le début du siècle pour acheminer les denrées dans toute leur fraîcheur sur Paris, contrairement aux transports maritimes utilisés les produits susceptibles de conservation (Essai sur la sensibilité alimentaire au XIXe siècle 70-71). 98 A cette période, les Halles sont déjà à l’ordre du jour et pour Napoléon Bonaparte il s’agit d’un endroit unique mais impensable qui a besoin d’être transformé: «La Halle de Paris est indigne de Paris. (…) C’est le Louvre du Peuple» (Les Halles de Lutèce à Rungis 240), traduit par le «Louvre des pauvres» (235) qui s’explique du fait de ses attroupements et de ses grouillements des classes les plus démunies. Il faut se souvenir que les classes les plus basses n’ont pas toujours mangé à leur faim et par conséquent avoir de quoi se nourrir tous les jours devient une obsession, comme il sera expliqué dans L’Assommoir. Pour remédier à l’insalubrité des Halles, Napoléon Premier décide d’un ensemble de constructions, allant de la Halle au Blé jusqu’au marché des Innocents pour regrouper et améliorer tous les marchés (Les Halles de Lutèce à Rungis 240). Comme ce sera expliqué plus loin, ce projet n’est repris qu’en 1842 subissant que de petits changements de voiries et d’éclairage pour finalement aboutir à quelque chose de concret neuf ans plus tard. Malgré une grande diversité d’ingrédients à acheter sur quelques mètres carrés, la capitale conserve au XIXe siècle toujours son côté médiéval et campagnard, qui n’a pas su se renouveler face aux besoins économiques et croissants de la population. Les maisons ne sont pas en nombre suffisant et le cadre matériel n’a pas évolué à la mesure des habitants (Classes laborieuses et classes dangereuses 321). Sous la Restauration, une nouvelle ville se construit à côté de la vieille ville. Le grand luxe est d’habiter dans un appartement complet, ou bien une vaste maison, situés dans de nouveaux quartiers qui se développent, comme c’est le cas sur la Chaussée d’Antin, le quartier du faubourg Poissonnière, et le Marais (324) pour fuir le centre de Paris, très commerçant, difficile 99 d’accès avec des conditions d’hygiène épouvantables. La description suivante montre le retard de la voirie et les mauvaises conditions de vie dans certains quartiers avant 1850 bien que la population ait doublé et que justement les nouveaux immigrés s’installent surtout au centre car moins cher. La ville au milieu du XIXe siècle ressemble à celle de la Révolution qui prolongeait le Paris de Louis XIV. Une ville beaucoup plus petite que la ville actuelle, elle n’avait qu’un million d’habitants. Ses limites étaient celles des boulevards extérieurs où se trouvaient les bureaux d’octrois. Montmartre, Belleville, Vaugirard, étaient des villages. A Montmartre, on cultivait la vigne et les vieux moulins à vent y tournaient toujours. A l’intérieur de ces limites, des rues étroites, tortueuses, un jeu de mouvements souples, de courbes et de saillies imprévisibles, sombres et sales, mais pleines de pittoresque et de vie, offrant au passant curieux à tout instant des aspects nouveaux. Les rues sont mal éclairées, l’éclairage au gaz ne se trouve que dans les quartiers les plus élégants, ailleurs nous avons encore l’éclairage à l’huile. Dans la grande majorité des maisons, il n’y a pas d’eau à l’étage, le porteur d’eau auvergnat est chargé de l’approvisionnement des divers appartements. (Le Second Empire 69-70) Le commerce fait que les Halles attirent toutes les classes sociales, allant du travailleur des Halles, d’anciens forçats ou des gens de passage, qui décharge les denrées des voitures au bourgeois qui vient faire ses courses ou manger dans les restaurants du quartier. En fonction des horaires, la population varie, la population masculine s’y trouve le matin de bonne heure et le soir tard, d’où la présence de prostituées pour satisfaire l’appétit sexuel des hommes. Pendant la journée, ce sont surtout des femmes commerçantes ou des employées de maison qui viennent faire les courses. Mais elles [les Halles] furent aussi le cœur de Paris. Située au centre de la ville, cette usine bourdonnante d’animation formait une cité aux lois et aux rythmes propres, décalés par rapport aux journées du Parisien ordinaire, où se mêlaient de vrais manœuvres durs à l’ouvrage, à la recherche d’un salaire – les «forçats des halles», d’anciens repris de justice en quête d’anonymat, des maquereaux et des prostituées –, et des bourgeois endimanchés venus s’encanailler chez les 100 «Apaches» dans de petits restaurants qui deviendraient bientôt des brasseries à la mode. (Histoire de la cuisine bourgeoise 161) Inversement, toute la population du quartier ne travaille pas aux Halles; la classe populaire et les nouveaux immigrés des campagnes y habitent car les logements sont abordables surtout lorsque partagés à plusieurs. Ces gens constituent la classe laborieuse, soit dangereuse aux yeux des autres classes car pauvrement vêtus et aux aspects rustres. Lorsque Napoléon III arrive au pouvoir et voit les conditions dans lesquels certains arrondissements se trouvent, il décide de transformer Paris en capitale européenne et en faire un exemple même de l’industrie. Il reprend ainsi quelques grands projets auxquels son oncle avait déjà pensé qui vont mettre en valeur le pays, comme la construction des chemins de fer sur toute la France et les routes principales. Mais c’est surtout Paris qui reçoit le plus d’attention avec la construction des gares, les grands boulevards, et les Halles entre autre. Ses raisons d’agir sont stratégiques pour ne pas répéter les émeutes de 1848, politiques, économiques, et également esthétiques. C’est de cette manière que Paris reçoit le plus d’attention et par conséquent le plus d’argent puisque tout passe par, et part, de la capitale au détriment des régions. [Napoléon III] a tracé le plan des travaux, dessiné sur la carte le réseau des grandes voies nouvelles. Plusieurs préoccupations expliquent cette œuvre fondamentale du Second Empire. Napoléon III veut créer une grande capitale européenne capable d’être le cerveau d’un grand Empire industriel. Il faut de larges voies pour permettre aux marchandises, qui arriveront dans les grandes gares, de circuler sans difficultés. Ce programme de grands travaux enrichira les entrepreneurs, profitera à cette bourgeoisie qu’il veut s’attacher en lui permettant de faire fortune. Il donnera du travail aux ouvriers et ainsi fera reculer le chômage et la misère. Des préoccupations politiques ont pu aussi intervenir. Le Paris romantique avec ses rues étroites offrait de grandes facilités aux émeutes populaires, il était très aisé d’y barrer les rues en élevant des barricades. Les larges avenues du Paris moderne permettront à l’armée et à la police de bien tenir la ville. Enfin il ne faut pas négliger les préoccupations esthétiques, créer une 101 ville qui sera la plus belle du monde, pouvait contribuer à la gloire du régime, attirer de toute l’Europe les foules vers Paris, faire de notre capitale la métropole de l’Europe. (Le Second Empire 70) Un des grands projets qui met bien en valeur le concept de grandeur de l’époque sont les Halles Centrales, celles qu’on appellera les Halles de Baltard. Mentionnées plus haut sont la variété des produits à acheter dans le commerce, aux Halles par exemple et aussi les conditions dans lesquelles les marchands travaillent et l’opposition entre les beaux produits à vendre et leur manque de mise en valeur. Parmi la vingtaine de projets présentés, celui de Baltard et Collet est retenu. En fait, le préfet de la Seine, le Baron Haussmann, esquisse le croquis représentant les Halles que désire Napoléon III, et l’apporte à Victor Baltard lui demandant de suivre ses directions et d’y inclure beaucoup de fer (Les Halles de Lutèce à Rungis 273). D’autre part, il faut voir que tout le quartier est transformé pour devenir beaucoup plus aéré et pour pouvoir atteindre ce nouveau bâtiment. Ainsi, dès 1852, de nombreux boulevards sont élargis, d’autres voient le jour, ce qui entraîne la démolition de plus de 320 maisons (280). Le Paris ancien fait place au Paris moderne avec ces larges avenues et un nouveau type d’architecture, mêlant la pierre, illustration de l’ancien, à la fonte et au fer représentant la modernité. En général, les fondations restent en pierre de taille sur quelques mètres se prolongeant avec de grandes colonnes en fonte et des verrières encadrées de fer. Cet ensemble pierre, fonte et fer découvert sous le Second Empire, représente bien l’ère industrielle du XIXe que recherche Napoléon III et devient de plus en plus fréquent pour la construction d’édifices publics de l’époque tels que les gares et les grands magasins. 102 Pour ce qui est des Halles, les fondations sont en grés ocre des Vosges et aucune autre réalisation à Paris existe dans ce matériau solide et imposant et peu courant à l’extérieur de sa région. La taille et les colonnes de fonte et de fer qui s’élèvent de ces assises en pierre rendent ces pavillons gigantesques. Il faut aussi ajouter que Napoléon III prétend n’avoir de comptes à rendre qu’au peuple, et par conséquent cette identification se retrouve dans l’aspect massif que représente le «Louvre du Peuple». Les Halles ne peuvent pas être trop raffinées mais doivent avoir un aspect colossal et pratique. D’autre part, pour maintenir l’illusion d’un seul et même bâtiment, des passages couverts relient les pavillons entre eux et contribuent ainsi à cet aspect massif. Ce qui frappe d’abord, c’est l’emploi exclusif du fer et de la fonte, sauf pour les assises qui sont en pierre brune des Vosges. Les six grands pavillons orientaux, livrés aux marchands, dès 1858, sont séparés par trois vastes rues couvertes, allant jusqu’à la rue Pierre Lescot, et deux autres, qui coupent perpendiculairement le terrain de la rue Rambuteau à la rue Berger. Les quatre pavillons d’angle mesurent 54 mètres sur 42 et, ceux du milieu, sont des carrés de 54 mètres de côté! (Les Halles de Lutèce à Rungis 289) Tout est pensé aussi bien au niveau de l’aération que des lumières faisant appel à un système ingénieux et protégeant contre les intempéries. «La circulation de l’air est largement établie et des persiennes fixes en verre dépoli empêchent la pluie, la neige ou le soleil de venir pénétrer au-dedans. Grâce aux grands lanternons, la lumière, venue du haut, peut s’étendre et l’air se renouveler» (Les Halles de Lutèce à Rungis 289). En ce qui concerne le sous-sol, là encore tout est conçu pour faciliter l’approvisionnement des pavillons. L’aménagement d’un système ferroviaire souterrain permet de dégager les encombrements du quartier et illustre bien le progrès industriel et économique que recherche Napoléon III. 103 Au pied du pavillon nord-est, en face de Saint-Eustache, on a creusé un tunnel, destiné à recevoir les trains, qui desservirent souterrainement les Halles Centrales, au-dessous des caves. Le premier groupe possédait déjà son second sous-sol et il a été question d’établir, vers le boulevard Sébastopol, une ligne souterraine pour rejoindre le chemin de fer de ceinture et devenir la principale voie d’approvisionnement «afin de dégager la circulation toujours croissante dans Paris». (Les Halles de Lutèce à Rungis 289-90) On ne lésine sur rien; les précieux matériaux de l’extérieur se retrouvent aussi dans l’aménagement du sous-sol avec des becs de gaz pour éclairer les cages d’escaliers et de grandes colonnes en fonte soutiennent le plancher. «De nombreux becs de gaz éclairent les caves, où l’on descend, aux quatre angles de l’ensemble, par des escaliers en pierre. Des colonnes de fonte, espacées de sept mètres, les soutiennent. C’est là qu’ont lieu la manipulation du beurre, le comptage des œufs, le plumage des volailles, le choix des légumes» (Les Halles de Lutèce à Rungis 290). Pour remédier au Paris ancien, sans eau courante, l’eau courante et des comptoirs en marbre, matériau cossu, sont installés à l’intérieur des magasins. Les Halles rassemblent donc toutes les commodités nécessaires pour donner justice au ventre de Paris. De plus, tout est construit de façon logique, avec les mêmes catégories de marchands regroupés par pavillon, selon qu’ils concernent la vente au détail ou en gros, et les resserres sont organisées de façon similaire au sous-sol. Les produits consommés par tout le monde, tels que les fruits et légumes, se trouvent dans les premiers pavillons, ceux faciles d’accès et situés le plus proche de la rue. La classe bourgeoise qui achète des articles plus chers et par conséquent considérés comme luxueux et moins nécessaires au quotidien, tel que le poisson, se rend dans d’autres pavillons plus éloignés du centre. 104 Les fromages sont situés encore plus loin, produits odorants, chers, et rejetés par la classe populaire alors que recherchés par les bourgeois. Si on entre par notre rue Baltard, en venant de celle du Pont-Neuf, on pénètre à droite par la rue couverte longitudinale, qui sépare les deux rangées de pavillon; les deux premiers, à gauche et à droite, sont consacrés aux légumes et aux fruits; les deux suivants, à droite, à la vente en gros du beurre, à gauche, à la vente du poisson; enfin, les deux derniers, en sortant sur la rue des Halles, contiennent, à droite, le beurre au détail, les fromages et des articles de ménage, comme la vaisselle de faïence et, à gauche, des légumes, de la volaille et du gibier au détail. (Les Halles du Lutèce à Rungis 290) A l’écart de ces boutiques et à l’abri des regards des autres commerces, se trouvent des boutiques spécialisées dans la vente des restes des grandes tables parisiennes et de l’Empire. Leur emplacement éloigné des autres étals, proches des magasins de fromages, n’est pas anodin puisqu’il est question de plats rejetés par l’ensemble de la population, déjà entamés, et qui contrairement aux autres marchandises ne sont pas frais mais ces boutiques fonctionnent comme toutes les autres. Ces rogatons sont consommés par les plus pauvres qui n’éprouvent aucune répugnance à manger les restes même s’ils se cachent pour les acheter, gênés de montrer qu’ils se nourrissent des restes des autres. Chaque matin, de petites voitures fermées, en forme de caisses, doublées de zinc et garnies de soupiraux, s’arrêtent aux portes des restaurants, des ambassades, des ministères. Le triage a lieu dans la cave. Dès neuf heures, les assiettes s’étalent, parées, à trois sous et à cinq sous, morceaux de viande, filets de gibier, têtes ou queues de poissons, légumes, charcuterie, jusqu’à du dessert, des gâteaux à peine entamés et des bonbons presque entiers. Les meurt-de-faim, les petits employés, les femmes grelottant de fièvre, font queue; et parfois les gamins huent des ladres blêmes, qui achètent avec des regards sournois, guettant si personne ne les voit. (Le Ventre de Paris 308-09) En quelques sortes, le pouvoir est partout, non seulement il permet aux classes supérieures et à la petite bourgeoisie de s’enrichir mais il nourrit aussi les plus défavorisés en leur faisant goûter ses restes. De cette manière, tout le monde peut 105 profiter du pouvoir. Accepter de manger les restes du pouvoir signifie adhérer aux idées politiques de l’Empereur. Il faut faire un parallèle entre les manières qu’utilise Napoléon pour transformer Paris pour être approuvé de tous, et la présentation des rogatons. Comme dans n’importe quelle boutique qui reflète le luxe de l’époque, ces préparations élaborées sont «mises en valeur», exposées sur des assiettes propres, entreposés sur des comptoirs de marbre, pour faire oublier un peu qu’il s’agit de restes. Pour d’autres, c’est aussi pour donner l’impression de manger comme l’Empereur. Mademoiselle Saget se glissa devant une boutique, dont la marchande affichait la prétention de ne vendre que des reliefs sortis des Tuileries. Un jour, elle lui avait même fait prendre une tranche de gigot, en lui affirmant qu’elle venait de l’assiette de l’empereur. Cette tranche de gigot, mangée avec quelque fierté, restait une consolation pour la vanité de la vieille demoiselle. (Le Ventre de Paris 309) Toute cette mise en scène est nécessaire pour «faire passer» les restes, ironiquement aux rejetés du pouvoir, les plus pauvres, les maigres, ceux qui ne s’engraissent pas de la politique, point sur lequel nous reviendrons plus loin. «Les comptoirs de marbre sont très propres et couvert de mets «bizarres, mystérieux, dont on ne peut découvrir par un premier coup d’œil ni l’origine ni le nom». D’avenantes et habiles jeunes femmes distribuent lestement, sur une feuille de journal, ces «épaves culinaires des restaurants de Paris et de quelques grandes maisons». C’est pourquoi l’on entrevoit des assiettes où se trouvent un gigot profondément entamé, «un fragment de vol-au-vent affaissé, incrusté dans la sauce figée», des restes de ris de veau à la poulette, des couennes de lard, «un plat de macaroni gratiné la semaine précédente, une assiette de consommé au tapioca, délaissé par un convive indisposé, une charlotte russe dont les biscuits détrempés baignent dans la crème tournée… des petits pains de gruau, très rassis, qui furent grignotés par une jolie bouche dédaigneuse». (Les Halles de Lutèce à Rungis 287-88) Parallèlement à cette idée de consommer mimétiquement comme l’Empereur, surgit la transformation des aliments et des humains. Dans son travail de narration, Zola 106 fait ressortir le conflit entre l’ancien et le nouveau, comme lorsque Florent arrive à Paris et se demande où il est, n’arrivant pas à distinguer ce qu’il a devant lui, les Halles, structure moderne qui crée un effet de mirage, et tout à coup aperçoit l’église SaintEustache de l’autre côté qui, elle, est son vrai point de repère. Mais ce qui le [Florent] surprenait, c’était, aux deux bords de la rue, de gigantesques pavillons, dont les toits superposés lui semblaient grandir, s’étendre, se perdre, au fond d’un poudroiement de lueurs. Il rêvait, l’esprit affaibli, à une suite de palais, énormes et réguliers, d’une légèreté de cristal, allumant sur leurs façades les mille raies de flamme de persiennes continues et sans fin. Entre les arêtes fines des piliers, ces minces barres jaunes mettaient des échelles de lumière, qui montaient jusqu’à la ligne sombre des premiers toits, qui gravissaient l’entassement des toits supérieurs, posant dans leur carrure les grandes carcasses à jour de salles immenses, où traînaient, sous le jaunissement du gaz, un pêle-mêle de formes grises, effacées et dormantes. Il tourna la tête, fâché d’ignorer où il était, inquiété par cette vision colossale et fragile; et, comme il levait les yeux, il aperçut le cadran lumineux de Saint-Eustache, avec la masse grise de l’église. Cela l’étonna profondément. Il était à la pointe Saint-Eustache. (Le Ventre de Paris 53-4) Comme nous allons le voir, Zola se sert également des Halles comme métaphore du pouvoir et les personnifie pour montrer la force de l’Empire. En ce qui concerne les commerçants, ils ont le physique de l’emploi, comme dans le cas de Lisa, et l’auteur personnifie aussi les aliments pour qu’ils fassent partie intégrante de l’histoire en combinant les odeurs, transformant les formes au fur et à mesure des commérages, comme dans le cas des fromages qui forment une symphonie lorsque Mademoiselle Saget complote contre Florent. Robert Jouanny affirme que Zola ayant voulu ‘«soumettre les êtres aux choses», les choses donnent la clef des êtres et ceux-ci sont comme des personnifications de leur quartier, de leur boutique, de leurs biens, plutôt que des personnages dotés d’une apparence physique et d’une existence psychologique’ (Le Ventre de Paris 31). 107 Quel que soit le type de marchandises, les Halles s’animent dès les achalandages pour devenir vivantes une fois les Parisiens y ayant pénétré, pour se transformer en une bouche qui ingurgite ces humains. La technique de la personnification, très utilisée au XIXe siècle, offre la possibilité de rendre les choses vivantes et de montrer leur emprise sur le quotidien et les gens. Dans le cas des Halles, elles s’animent comme une bête tentaculaire, affamée, violente, qui appelle la société pour se nourrir, l’avale et la régurgite pour aller à son tour nourrir une autre partie de la société. Ce monstre domine toutes les classes et forme un cercle vicieux en attirant les gens qui s’y rendent pour consommer et être consommés. Maintenant il [Florent] entendait le long roulement qui partait des Halles. Paris mâchait les bouchées à ses deux millions d’habitants. C’était comme un grand organe central battant furieusement, jetant le sang de la vie dans toutes les veines. Bruit de mâchoires colossales, vacarme fait du tapage de l’approvisionnement, depuis les coups de fouet des gros revendeurs partant pour les marchés du quartier, jusqu’aux savates traînantes des pauvres femmes qui vont de porte en porte offrir des salades, dans des paniers. (Le Ventre de Paris 77) Mais ce monstre vivant sert aussi de métaphore de l’Empire et indique que ceux qui adhèrent à ses idées s’engraissent. Dans le monde des Halles, il s’agit de la petite bourgeoisie, le monde des commerçants qui se comporte de la même façon mesquine que le pouvoir pour s’enrichir et qui justement profite. Inversement, l’Empire a finalement prise sur les gens et gagne, d’où l’image de la bête aux organes déformés à cause de nourriture et de corruption qui tient la société prisonnière. La citation précédente montre que la bête donne le ton à la société et dans la suivante, elle domine tout Paris. Les Halles géantes, les nourritures débordantes et fortes, avaient hâté la crise. Elles lui semblaient la bête satisfaite et digérant, Paris entripaillé, cuvant sa graisse, appuyant sourdement l’Empire. Elles mettaient autour de lui des gorges énormes, des reins monstrueux, des faces rondes, comme de continuels arguments 108 contre sa maigreur de martyr, son visage jaune de mécontent. C’était le ventre boutiquier, le ventre de l’honnêteté moyenne, se ballonnant, heureux, luisant au soleil, trouvant que tout allait pour le mieux, que jamais les gens de mœurs paisibles n’avaient engraissé si bellement. (Le Ventre de Paris 192-93) Il faut rappeler que Napoléon III accapare le pouvoir exécutif et prétend n’avoir de comptes à rendre qu’au peuple consulté par plébiscite. En fait, très vite le suffrage universel est faussé et tout le monde est surveillé d’où une ambiance mesquine et policière. Les individus renseignent la police en échange de la sécurité et de l’enrichissement. «Le Second Empire correspond à un système soigneusement clos, âprement défendu par ceux qui en bénéficient, un système dans lequel on ne peut s’insérer qu’au prix des bassesses et de la canaillerie» («Le personnage de Napoléon III dans les Rougon-Macquart» 16). Ceci se retrouve dans l’image de la bête tentaculaire. C’est donc dans ce climat que se situe Le Ventre de Paris, lequel reflète l’état d’esprit et les façons d’agir de la petite bourgeoise sous Napoléon III, et cette catégorie de commerçants s’engraisse grâce à l’Empereur. Fut déjà mentionnée l’idée de fréquenter le marché pour dialoguer et échanger des nouvelles entre personnes de mêmes régions ou de mêmes connaissances. Dans Le Ventre de Paris, les gens circulent pour acheter de quoi manger et aussi pour lancer des histoires et s’informer de la vie des autres, ce qui reflète l’état d’esprit soupçonneux du Second Empire. Un ancien forçat, Florent, envoyé à Cayenne pour raison politique, s’évade et rentre à Paris où il finit par accepter de travailler aux Halles en tant qu’inspecteur à la marée. Toutes les classes sociales utilisent les Halles pour se nourrir mais c’est surtout la petite bourgeoisie (les honnêtes gens qui soutiennent Napoléon III) qui domine. Dans notre pyramide des classes sociales, elle reste au service des classes 109 supérieures au sens où elle leur procure de quoi se nourrir. Les petits maraîchers travaillent pour les revendeurs qui fournissent les restaurants. Trois boutiques principalement marient nourritures et commérages et se surveillent continuellement. Dans un premier temps, il s’agira de la charcuterie Quenue-Gradelle, puis la poissonnerie Méhudin et enfin la crémerie Lecœur afin de montrer leur importance dans l’alimentation de Paris au XIXe siècle, le rôle de la femme, et leur soutien au régime en fonction de leur corpulence. Comme je l’ai déjà signalé, les marchés sont non seulement l’occasion d’acheter de quoi manger mais aussi le lieu où les gens aiment se retrouver pour donner et prendre des nouvelles. Michel de Certeau, dans L’Invention du quotidien, affirme que chaque ville ou village en est pourvu et que leur rôle important dans la vie de quartier pour rassembler les gens. Il se trouve mieux achalandé et plus vivant qu’une épicerie et plus à l’échelle humaine qu’une grande surface. Egalement, l’oralité fait partie du décor puisque les étals sont en plein air et que les vendeurs pour convaincre les clients mentionnent leurs prix et la qualité de leurs produits (153), contrairement aux petites boutiques, lieu clos dans lequel s’établit un lien entre le commerçant et le client à force de fréquentation. L’épicier finit par devenir le confident à cause de la confiance que lui témoignent ses clients. Il écoute, lit entre les lignes ce qu’ils lui disent: On ne peut bien comprendre la «fonction-quartier» de Robert que si on joint à son rôle professionnel celui de confident. C’est un confident d’un type particulier : spécialiste non point de l’aveu, mais du discours codé. L’énoncé des confidences chez l’épicier repose sur l’allusion, l’ellipse, la litote, l’euphémisme, toutes figures qui gomment, minimisent ou inversent le sens qu’elles énoncent explicitement. (L’Invention du quotidien 112) 110 Dans le petit commerce, se retrouvent plusieurs fonctions du langage dont parle Noam Chomsky dans Structures syntaxiques, celles-ci dues à la relation de confiance entre le commerçant et le client, qui invite le discours codé, avec des sous-entendus, et des gestes. Ces expressions toutes faites, qui sont le commentaire des actions en train de s’accomplir, sont aussi l’espace littéraire dans lequel se love la confidence. Le suprasegmental (geste, intonation) en fait «dire long» au langage apparent qui décode l’épicier pour entrer dans la connivence proposée. Nous sommes dans la fonction phatique du langage. (L’Invention du quotidien 112-13) De plus, dès qu’il y a échange d’informations, une transformation de l’énoncé s’installe. Même si le narrateur reste maître de la discussion, il n’empêche que les interlocuteurs vont transmettre ce qu’ils auront entendu à leur façon. Dans le cas d’interlocutrices, la chose s’amplifie davantage car les femmes prennent davantage part à la conversation que les hommes. ‘L’activité orale dans son [Robert] magasin rappelle la structure de la tragédie antique: le chœur des femmes s’exclame, s’interroge, commente, amplifie, devant les paroles du soliste: «Ca s’est passé comme je vous dis!»’ (L’Invention du quotidien 118). Il faut voir aussi que le client est automatiquement sujet de discussion puisqu’il se livre au commerçant, aux autres habitants du voisinage, en exposant à la caisse ce qu’il consomme et par conséquent comment il vit. Cet endroit favorise donc le dialogue sur les gens et sur la vie du quartier, ce qui explique pourquoi le vendeur est le premier à connaître les nouvelles importantes et c’est à lui qu’en revient la diffusion étoffée dans le quartier car les gens lui font confiance et que son rôle ne sera en rien compromis. Acheter est un acte public qui engage, non seulement par le prix que ça coûte, mais parce qu’on est vu par les autres en train de choisir ce qui deviendra un repas. On dévoile donc quelque chose de soi, de son secret; cela crée une disponibilité permanente de parole qui, à partir par exemple d’un commentaire sur 111 la qualité des produits, décolle de ce fondement sur lequel elle a commencé par rouler pour s’élever à un discours plus général sur les événements du quartier. Madame Marie m’a dit souvent que, chaque fois qu’un événement se produit dans le quartier (accident, mort, naissance, ronde de police, etc.), il lui suffit de se rendre chez Robert pour en avoir le commentaire. C’est là que le quartier parle. Robert est le coryphée du quartier; il reçoit la rumeur des événements et lui donne une forme universellement communicable, acceptable par tous: il change en nouvelles les informations fragmentaires qui lui parviennent de tous côtés. (L’Invention du quotidien 117-18) Les boutiques des Halles sont semblables à l’épicerie de Robert puisque la parole accompagne tout déplacement ou sert de monnaie pour chaque vente. Se nourrir devient vite un prétexte à se rendre dans une des boutiques du Ventre de Paris. En effet, celles-ci sont le lieu de commérages d’où la fabrication d’histoires à partir de faits véhiculés par les gras représentant les commerçants et les classes supérieures, qui détruisent les maigres, les opposants à l’Empire. Mademoiselle Saget fait certainement partie des gras puisqu’elle se rend de magasin en magasin pour connaître et divulguer des histoires sur les différents habitants du quartier qui la redoutent bien sûr mais n’arrivent pas à s’en débarrasser. Sa langue était redoutée, de la rue Saint-Denis à la rue Jean-Jacques Rousseau, et de la rue Saint-Honoré à la rue Mauconseil. Tout le long du jour, elle s’en allait avec son cabas vide, sous le prétexte de faire des provisions, n’achetant rien, colportant des nouvelles, se tenant au courant des plus minces faits, arrivant ainsi à loger dans sa tête l’histoire complète des maisons, des étages, des gens du quartier. (Le Ventre de Paris 120) Sa tactique est d’amadouer les commerçantes pour remplir son panier des restes qu’elles lui donnent en échanges de compliments ou de ragots. Elle murmurait, comme se parlant à elle-même: -Tiens! il y a du saucisson coupé… Ca doit sécher, du saucisson coupé à l’avance… Et ce boudin qui est crevé. Il a reçu un coup de fourchette, bien sûr. Il faudrait l’enlever, il salit le plat. 112 Lisa, toute distraite encore, lui donna le boudin et les ronds de saucisson, en disant: -C’est pour vous, si ça vous fait plaisir. Le tout disparut dans le cabas. Mademoiselle Saget était si bien habituée aux cadeaux qu’elle ne remerciait même plus. Chaque matin, elle emportait toutes les rognures de la charcuterie. Elle s’en alla, avec l’intention de trouver son dessert chez la Sarriette et chez madame Lecœur, en leur parlant de Gavard. (Le Ventre de Paris 335) Elle devient le metteur en scène des Halles en essayant de deviner l’histoire de Florent et se rend dans les différentes boutiques pour y établir une scène de théâtre. Elle suggère à Lisa où fouiller dans la chambre de Florent pour compléter l’énigme de son histoire, et raconte aux autres commerçantes l’histoire de Florent de façon dramatique. C’est exactement ce que la Sariette et Madame Lecœur font une fois qu’elles apprennent l’histoire de Florent par la vieille demoiselle. L’histoire de Florent permet enfin aux commères de se mettre quelque chose sous la dent sur quoi s’attarder et calomnier. Très vite, l’histoire se transforme pour devenir incontrôlable. Dès le lendemain, une rumeur sourde courut dans les Halles. Madame Lecœur et la Sarriette tenaient leurs grands serments de discrétion. En cette circonstance, Mademoiselle Saget se montra particulièrement habile: elle se tut, laissant aux deux autres le soin de répandre l’histoire de Florent. Ce fut d’abord un récit écourté, de simples mots qui se colportaient tout bas; puis, les versions diverses se fondirent, les épisodes s’allongèrent, une légende se forma, dans laquelle Florent jouait un rôle de Croquemitaine. (Le Ventre de Paris 309-10) L’énigme de Florent anime la vie des Halles et est la source d’histoires et de rivalité entre les commerçants. De plus, la disposition de certains magasins permet justement aux femmes de s’espionner, comme dans le cas de la charcuterie QuenuGradelle et de la poissonnerie Méhudin. La charcuterie fait face aux Halles, endroit stratégique pour mieux observer ce qui se passe à l’intérieur du monstre, avec au-dessus de la boutique l’appartement des Quenu. 113 Leur magasin est à la fois un lieu public et un lieu privé dans lequel tout se cuisine. Il s’agit d’une boutique «moderne» que les Quenu ont acquis grâce à l’héritage de l’oncle Gradelle mais qui affiche surtout de vieilles traditions rurales dans la disposition de ses denrées. Pendant la première moitié du XIXe siècle, la charcuterie reste une catégorie d’aliments chers dont raffolent les bourgeois, seulement servie au déjeuner, comme le jambon, le boudin et les pâtés. Elle sera par la suite mangée par la classe populaire sur un morceau de pain en guise de déjeuner. Bien que la viande de porc reste la plus chère au XIXe siècle, elle est délaissée et n’apparaît jamais sur les menus bourgeois, contrairement au bœuf considéré comme le roi de la cuisine, dixit Grimod de la Reynière (Essai sur la sensibilité alimentaire au XIXe siècle 93). Comme il le sera suggéré dans le prochain chapitre, Gervaise servira une échine de cochon aux pommes de terre pour sa fête (L’Assommoir 248), viande qui tient au corps car elle est grasse et ainsi «remplit» comme le dit Pierre Bourdieu, et qui est consommée par les ouvriers (La Distinction 201). Le porc n’est pas servi en tant que viande, mais plutôt comme cochonnaille, et nécessite des préparations qui ont lieu dans l’arrière-boutique de la charcuterie. L’inventaire de ce que vendent les Quenu est impressionnant et illustre encore une fois la richesse alimentaire de la France et le goût des Parisiens pour des spécialités régionales comme la rosette de Lyon, et aussi étrangères comme le jambon d’York, et les charcuteries d’Italie. De plus, il y a de nombreuses préparations faites maisons comme les galantines et les pâtés. Devant elle, s’étalaient, dans des plats de porcelaine blanche, les saucissons d’Arles et de Lyon entamés, les langues et les morceaux de petit salé cuits à l’eau, la tête de cochon noyée de gelée, un pot de rillettes ouvert et une boîte de sardines dont le métal crevé montrait un lac d’huile; puis à droite et à gauche, sur des 114 planches, des pains de fromage d’Italie et de fromage de cochon, un jambon ordinaire d’un rose pâle, un jambon d’York à la chair saignante, sous une large bande de graisse. Et il y avait encore des plats ronds et ovales, les plats de la langue fourrée, de la galantine truffée, de la hure aux pistaches; tandis que tout près d’elle, sous sa main, étaient le veau piqué, le pâté de foie, le pâté de lièvre, dans des terrines jaunes. (Le Ventre de Paris 118) Même s’il s’agit d’un roman, Lisa dans Le Ventre de Paris, a le physique de l’emploi. Bourdieu explique que l’habitus détermine une personne dans son attitude et ses manières de faire et qu’elle a tendance à avoir le physique de l’emploi. Ainsi se dessine un espace des corps de classe qui, aux hasards biologiques près, tend à reproduire dans sa logique spécifique la structure de l’espace social. (…) La représentation sociale du corps propre avec laquelle chaque agent doit compter, et dès l’origine, pour élaborer sa représentation subjective de son corps et son hexis corporelle, est ainsi obtenue par l’application d’un système de classement social dont le principe est le même que celui des produits sociaux auquel il s’applique. (La Distinction 215) Ainsi, la charcutière trônant royalement au milieu de son magasin, ressemble et se confond avec ce qu’elle dispense. Elle est entourée de cochonnailles qui finissent par l’enivrer, comme sous l’emprise de l’alcool, pour la transformer à son tour en charcuterie. Comme ce qu’elle vend, elle est aussi fraîche et semble bonne à manger. Il faut se rapporter au texte précédent pour, cette fois-ci, calquer la charcutière sur la mise en scène de l’auteur. La description physique progresse lentement, par couleur. Tout d’abord, la blancheur des manches de son tablier se confond avec celle des plats blancs où les saucissons sont entreposés, puis son cou gras rappelle les graisses alors que ses joues rosées renvoient aux tons des jambons. Le fumet des viandes montait, elle était comme prise, dans sa paix lourde, par l’odeur des truffes. Ce jour-là, elle avait une fraîcheur superbe; la blancheur de son tablier et de ses manches continuait la blancheur des plats, jusqu’à son cou gras, à ses joues rosées, où revivaient les tons tendres des jambons et les pâleurs des graisses transparentes. (Le Ventre de Paris 119) 115 Puis, il s’agit des épaules et de ses gros bras qui rappellent les jambons, la poitrine arrondie, le tout faisant miroir avec les porcs pendus dans la boutique. Tout comme les préparations maisons sont dans des terrines, gardées, Lisa se sent héroïque. C’était toute une foule de Lisa, montrant la largeur des épaules, l’emmanchement puissant des bras, la poitrine arrondie, si muette et si tendue, qu’elle n’éveillait aucune pensée charnelle et qu’elle ressemblait à un ventre. Il s’arrêta, il se plut surtout à un de ses profils, qu’il avait dans une glace, à côté de lui, entre deux moitiés de porcs. Tout le long des marbres et des glaces, accrochés aux barres à dents de loup, des porcs et des bandes de lard à piquer pendaient; et le profil de Lisa, avec sa forte encolure, ses lignes rondes, sa gorge qui avançait, mettait une effigie de reine empâtée, au milieu de ce lard et de ces chairs crues. (Le Ventre de Paris 119) L’auteur joue sur la description qu’il fait de la charcuterie mais il tient à personnifier les aliments et à les rendre «vivants». Comme pour les fromages, la mise en scène des charcuteries monte en crescendo au niveau des couleurs allant du plat blanc, au jambon rose pâle, puis au rouge saignant du jambon d’York pour finir avec les terrines jaunes. Le jaune correspond aussi à la bile, la couleur du Paris tiraillé, mécontent, contenu dans les terrines à portée de main de Lisa, comme surveillé, et il s’agit surtout de plats cuisinés. Les liquides vont eux aussi en crescendo, de l’eau du petit salé, à la gelée de la tête de cochon, à l’huile de la boîte de sardines pour terminer par la graisse du jambon d’York. Il s’ensuit de même pour les odeurs fades de toutes ces cochonnailles entamées et exposées à l’air libre, baignant dans le gras, alors que les plats ronds et ovales contiennent les préparations plus nobles tels que les pâtés parfumés préparés par Quenu. Puisqu’il est question de préparation, il est intéressant de voir ce qui se passe dans la vie des Quenu. Ce sont des gens qui travaillent dur et confectionnent tout eux-mêmes sauf quelques terrines renommées (Le Ventre de Paris 136). Toutes les semaines, ils 116 préparent le boudin dans la cuisine, lieu qui regorge de graisse et qui annonce «l’idée mystérieuse et inquiétante de quelque cuisine de l’enfer» (135). Cette scène est importante dans l’œuvre car elle entrelace la confection du boudin et la vie de Florent au bagne. Alors qu’Augustin, Léon et Quenu préparent le boudin, Pauline, Lisa, Augustine, et Mouton, le chat, écoutent le récit de Florent; et, au fur et à mesure que le boudin se confectionne, l’histoire elle aussi prend forme mais les deux s’opposent. D’un côté, la cuisine regorge de graisse alors qu’au bagne, les gens meurent de faim: Il en mourut plusieurs; les autres devinrent tout jaunes, si secs, si abandonnés, avec leurs grandes barbes, qu’ils faisaient pitié… -Auguste, donnez-moi les gras, cria Quenu. Et lorsqu’il tint le plat, il fit glisser doucement dans la marmite les gras de lard, en les délayant du bout de la cuiller. Les gras fondaient. Une vapeur plus épaisse monta du fourneau. -Qu’est-ce qu’on leur donnait à manger? demanda la petite Pauline profondément intéressée. -On leur donnait du riz plein de vers et de la viande qui sentait mauvais, répondit Florent, dont la voix s’assourdissait. Il fallait enlever les vers pour manger le riz. La viande, rôtie et très cuite, s’avalait encore; mais bouillie, elle puait tellement, qu’elle donnait souvent des coliques. -Moi, j’aime mieux être au pain sec, dit l’enfant après s’être consultée. (Le Ventre de Paris 140) Il faut noter que l’élaboration du boudin ne répugne à personne alors qu’Augustin explique comment le sang doit devenir pour que le boudin prenne. Pourtant, personne ne semble en être dérangé, contrairement au récit donné par Florent qui, lui, dérange et reste peu croyable parce qu’il n’adhère pas au pouvoir. Il faut voir la préparation du boudin comme la cuisson à petit feu de Florent par la suite. Son histoire dégoûte Lisa, honnête femme, qui pense que s’il a été condamné, il y avait bien une raison. Lisa illustre bien l’état d’esprit de la petite bourgeoisie que le pouvoir choie, façonne de manière à ce que dénoncer son prochain fasse partie de son devoir d’honnête femme. Elle ne voit aucune 117 raison pour ne pas adhérer au pouvoir, s’enrichir et manger à sa faim. «Et la moue méprisante de ses lèvres, son regard clair avouaient carrément que les gredins seuls jeûnaient de cette façon désordonnée. Un homme capable d’être resté trois jours sans manger était pour elle un être absolument dangereux. Car, enfin, jamais les honnêtes gens ne se mettent dans des positions pareilles» (Le Ventre de Paris 144). Par conséquent, elle prend Florent en grippe à partir de ce soir-là, tout comme le ferony tout le quartier et surtout la poissonnerie Méhudin au début de son travail aux Halles. Déjà au XIXe siècle, la consommation de poisson vient bien après celle de la viande. Le poisson est une nourriture chère réservée surtout à la classe élevée qui l’apprécie et sait le cuisiner, comme dans le cas de Jacques Arnoux quand il invite Frédéric à venir manger chez lui une belle truite provenant de Genève (L’Education sentimentale 43). Par contre, la classe ouvrière préfère la viande car elle considère le poisson comme une nourriture efféminée ne tenant pas au corps et qu’il faut manger de façon délicate, alors que c’est l’antithèse de la façon de consommer dans le milieu populaire, manger goulûment, sans faire de manière, montre qu’on apprécie (La Distinction 210-11). D’ailleurs, lorsque Gervaise compose son menu de fête, Maman Coupeau suggère du poisson «(m)ais les autres eurent une grimace. En tapant leurs fers plus fort. Personne n’aimait le poisson; ça ne tenait pas à l’estomac, et c’était plein d’arêtes» (L’Assommoir 248). Il n’en est du reste jamais offert aux tables d’hôtes que fréquente Folantin (A vau-l’eau). La criée du poisson se divise entre la marée qui fluctue en fonction des pêches, des arrivages, et des détériorations de la marchandise (Essai sur la sensibilité alimentaire 118 au XIXe siècle 61), et les poissons d’eau douce, qui eux sont plus réguliers. Les arrivages de poissons ont lieu aux Halles tôt le matin, les catégories sont criées, d’où l’origine du mot criée, vendues aux enchères, soit aux revendeurs qui les casent ensuite auprès des restaurants, ou soit aux poissonniers des Halles. Tout est fait de façon méthodique et précise, les caisses de poisson acheminées tard dans la nuit, transportant l’odeur et la fraîcheur de la marée, sont ouvertes puis estimées. Voici la description qu’en livre Zola quand il visite les Halles: Autour des neuf bancs de criée, rôdaient déjà des revendeuses tandis que les employés arrivaient avec leurs registres, et que les agents des expéditeurs, portant en sautoir des gibecières de cuir, attendaient la recette, assis sur des chaises renversées, contre les bureaux de vente. On déchargeait, on déballait la marée, dans l’enceinte fermée des bancs, et jusque sur les trottoirs. C’était le long du carreau, des amoncellements de petites bourriches, un arrivage continu de caisses et de paniers, des sacs de moules empilés laissant couler des rigoles d’eau. Les compteurs-verseurs, très affairés, enjambant les tas, arrachaient d’une poignée la paille des bourriches, les vidaient, les jetaient, vivement; et, sur les larges mannes rondes, en un seul coup de main, ils distribuaient les lots, leur donnaient une tournure avantageuse. Quand les mannes s’étalèrent, Florent put croire qu’un banc de poissons venait d’échouer là, sur ce trottoir, râlant encore, avec les nacres roses, les coraux saignants, les perles laiteuses, toutes les moires et toutes les pâleurs glauques de l’Océan. (Le Ventre de Paris 153-54) Les enchères impliquent qu’en fonction des différentes saisons, un même poisson peut aller du simple au double selon son poids et sa rareté, comme par exemple le panier de soles qui va de 7 à 32 Francs (Essai sur la sensibilité alimentaire au XIXe siècle 61). Par exemple, pendant la semaine Sainte, le poisson est inabordable car très demandé. D’autre part, comme pour le reste des denrées parisiennes, les arrivages viennent de l’étranger (62) ou se font par région, telles les carpes du Rhin en fonction de la meilleure qualité, comme par exemple les écrevisses d’Allemagne, les poissons blancs de Hollande et d’Angleterre, ce qui explique pourquoi les prix sont si élevés. S’ajoute également au prix 119 le fait que tout le poisson d’eau douce doit arriver vivant aux Halles, et se méfier de celui qui ne l’est plus (L’Almanach des gourmands 225-26). Déjà en 1839, il y a beaucoup de variétés sur les marchés et aux Halles. Merlan. Truite. Turbot. Raie. Goujon. Poisson blanc. Eperlan. Maquereau. Alose. Barbue. Limande. Carrelet. Grondin. Crevette. Saumon. Anguille. Homard. Sole. Barbillon. Brème. Tanche. Lamproie. Lotte. Morue. Moule. Rouget. Souffleur. Macreuse. Dorade. Brochet. Carpe. Anguille de l’eau douce. Ecrevisse. Huître. (Essai sur la sensibilité alimentaire au XIXe siècle 62) Mais en fonction du prix, certaines catégories, comme par exemple le turbot (à la Chambord) figure au menu du Café Anglais (L’Education sentimentale 212) ou bien à la table d’Arnoux (124-25). Grimod de la Reynière affirme qu’il s’agit du prince de la mer (L’Art de la cuisine française au XIXe siècle 165), ce qui explique son prix élevé et son exclusivité chez la bourgeoisie. D’autres poissons qui se vendent bien aussi sont les soles qu’achète la petite bourgeoisie, comme les Quenu, et les crustacés, telles que les huîtres et les écrevisses que consomment en grande quantité les gens plus aisés, les bourgeois de L’Education sentimentale. Ces deux dernières sont signes d’opulence et de tradition aristocratique (Essai sur la sensibilité alimentaire au XIXe siècle 62). Mais, inversement, le poisson n’est pas réservé exclusivement à ceux qui en ont les moyens. Par exemple, l’Assistance Publique dont les moyens sont restreints, sert en 1855 une quinzaine d’espèces, allant des poissons les plus ordinaires (barbillons, vives) aux poissons de qualité (anguilles, carpes, rougets) et même de luxe (soles, brochets) (90). Certains poissons, comme le barbillon, la brème, et la tanche ne figurent pas dans les livres de recettes de l’époque car aucune préparation n’en fait ressortir les qualités. En 1858, l’arrivage de la criée s’est élargi avec des cabillauds, des aigrefins, des plies, des congres, 120 des chiens de mer, des mulets, des thons, des bars, des dorades, des grondins, des éperlans, des crevettes roses, grises, des langoustes, et des homards (Le Ventre de Paris 154-55). Il s’agit là de poissons ou de crustacés chers et qui viennent de plus en plus loin et qui n’apparaissent pas sur les menus avant le Second Empire. Comme il se doit, Zola les personnifie, tout comme il le fait avec les fromages de chez Madame Lecœur, boutique importante dans la gastronomie du XIXe siècle et qui a aussi sa place dans le livre pour marier la haine des maigres pour les fromages, catégorie d’aliments mal perçue par la petite bourgeoisie. Les fromages sont chers et peu communs au XVIIIe siècle, puisqu’il s’agit d’un produit artisanal et par conséquent fabriqué en petite quantité. De plus, la classe élevée découvre le sucré et remplace ainsi le fromage par les desserts. Il faut aussi ajouter que personne ne sait vraiment quand le servir, car il sent fort et semble ne pas pouvoir se placer, ce qui explique pourquoi il est absent des menus et des cartes des grands restaurants pendant la première moitié du XIXe siècle. Toutes ces connotations expliquent ainsi pourquoi il est fréquent de le trouver en fin de repas, après le dessert, d’où l’expression «entre la poire et le fromage», comme en Angleterre et aussi dans L‘Assommoir pour le repas de noces. Enfin, les variétés se limitent au brie, au marolles, et au neuchâtel (L’Almanach des gourmands 226), des pâtes cuites en ce qui concerne les deux dernières. Au fil du siècle, chaque région développe ses fromages, des pâtes cuites pour la plupart, comme le comté, et même les pays étrangers se mettent à exporter les leurs, le chester par exemple ou le hollande. Les pâtes persillées restent chères et par conséquent 121 se vendent peu (Essai sur la sensibilité alimentaire à Paris au XIXe siècle 64). Cet aliment tant dénigré pendant la première moitié du XIXe siècle, commence à être servi chez la bourgeoisie vers 1850, à la recherche d’aliments chers, qui le découvre et en relance la mode en l’insérant seulement à la fin des repas, puis se démocratise et se trouve aux tables des restaurants plus modestes comme ceux que fréquentent Folantin (A vau-l’eau). Très vite, cette découverte des fromages accroît la demande pour de nouvelles sortes comme les fromages frais tels les fromages de chèvre, et aussi le livarot, le mont-dore, et les pâtes persillées comme les bleus venant d’Auvergne, sur les marchés et notamment aux Halles à partir du 25 janvier 1858, au pavillon numéro 10 («Paris et les fromages frais au XIXe siècle» 123). Le large répertoire que Zola donne en provient de toute la France, mais surtout des régions comme la Normandie et le Calvados, très fortes en production laitière, et des pays avoisinants comme l’Angleterre, la Suisse, la Belgique et l’Italie. Le fromage n’est donc pas seulement français, mais un véritable produit européen. Les types les plus courants sont les pâtes cuites, les pâtes molles et sont pour la plupart des fromages de vache. Plusieurs facteurs justifient cet achalandage de fromages; le développement des chemins de fer et des routes départementales permettant le transport des denrées de toute sorte dans de bonnes conditions vers la capitale. De plus, les fromages sont de plus en plus fabriqués en large quantité pour satisfaire la demande et ceci est possible grâce aux nouvelles techniques de fabrications. Comme nous l’avons vu, les boutiques des Halles sont surtout fréquentées par les classes les plus aisées. L’inventaire de la boutique de Madame Lecœur montre à quel point le fromage devient populaire sous le Second Empire, et également que les Halles 122 regorgent de marchandises. Cependant, l’état avancé de certains fromages montre qu’ils ne s’écoulent pas vite et que leur conservation pose problème en cas de chaleur. Le laisser-aller des produits permet à l’auteur de créer un poème symphonique sur la vie de Florent. Il joue entre les tons et les odeurs que ceux-ci émanent au fur et à mesure de la discussion de Mademoiselle Saget de Florent, représentant ainsi les pensées des gras sur les maigres. Cette fois-ci, ce n’est plus comme dans la charcuterie où la commerçante se confond avec sa marchandise, mais ce sont les beurres et les fromages, ingrédients vendus dans la même boutique, qui invitent aux ragots et se marient à leur tour aux dialogues, d’où une autre forme de personnification. Comme dans un orchestre symphonique, chaque catégorie représente un groupe d’instruments, organisés par région, par type, par couleur, par pâte ou par odeur. De plus, puisqu’il s’agit de gros fromages, difficiles à partager, ils donnent l’impression d’être coupés de façon grossière, d’où la métaphore de sculptures qui se transforment. Au dernier plan se trouvent les basses, de gros morceaux entamés et taillés sans soin, les beurres bien jaunes car trafiqués par la commerçante, sculptures, orateurs sans odeur, mais les fromages, eux, sont là comme spectateurs ne se contenant plus des premières paroles de la demoiselle. -Il vient du bagne, dit-elle enfin, en assourdissant terriblement sa voix. Autour d’elles, les fromages puaient. Sur les deux étagères de la boutique, au fond, s’alignaient des mottes de beurres énormes; les beurres de Bretagne, dans des paniers, débordaient; les beurres de Normandie, enveloppés de toile, ressemblaient à des ébauches de ventre, sur lesquelles un sculpteur aurait jeté des linges mouillés; d’autres mottes, entamées, taillées par les larges couteaux en rochers à pic, pleines de vallons et de cassures, étaient comme des cimes éboulées, dorées par la pâleur d’un soir d’automne. (Le Ventre de Paris 300) L’entrée de l’orchestre continue par catégorie, avec sur une table d’étalage, les fromages de Normandie à la croûte épaisse contrastant avec la table en marbre (300), 123 pour faire place au reste des fromages entreposés sur une table, regroupés par taille, avec tout d’abord, les énormes pâtes cuites ou dures qui servent d’assaisonnement, telles que le cantal, le chester, le gruyère, le hollande et le parmesan. Là, à côté des pains de beurre à la livre, dans des feuilles de poirée, s’élargissait un cantal géant, comme fendu à coup de hache; puis venaient un chester, couleur d’or, un gruyère, pareil à une roue tombée de quelque char barbare, des hollande ronds comme des têtes coupées, barbouillées de sang séché, avec cette dureté de crâne vide qui les fait nommer têtes-de-mort. Un parmesan, au milieu de cette lourdeur de pâte cuite, ajoutait sa pointe d’odeur aromatique. (Le Ventre de Paris 300-01) Suivent alors les fromages au lait cru, qui s’éveillent lors de leur présentation, et dont le vieillissement est causé par la moisissure qui engendre des couleurs jaunâtres et bleuâtres, plus odorantes à l’air libre, et se laissant aller. Ces fromages, si laissés à l’air libre, se détériorent vite car ils vivent à cause des champignons. Il faut aussi ajouter que tous ces produits consommés de façon excessive provoquent la maladie de la goutte. Trois brie, sur des planches rondes, avaient des mélancolies de lunes éteintes ; deux, très secs, étaient dans leur plein; le troisième, dans son deuxième quartier, coulait, se vidait d’une crème blanche, étalée en lac, ravageant les minces planchettes, à l’aide desquelles on avait vainement essayé de le contenir. (…) Un romantour, vêtu de son papier d’argent, donnait le rêve d’une barre de nougat, d’un fromage sucré, égaré parmi ces fermentations âcres. Les roquefort, eux aussi, sous des cloches de cristal, prenaient des mines princières, des faces marbrées et grasses, veinées de bleu et de jaune, comme attaqués d’une maladie honteuse de gens riches qui ont trop mangé de truffes; tandis que, dans un plat, à côté, des fromages de chèvre, gros comme un poing d’enfant, durs et grisâtres, rappelaient les cailloux que les boucs, menant leur troupeau, font rouler aux coudes des sentiers pierreux. (Le Ventre de Paris 301) Il fait chaud cet après-midi-là, et par conséquent les fortes odeurs s’accentuent, ainsi que les paroles de la vieille demoiselle, si bien que la forte réaction des fromages rappelle étrangement comment la canicule de Cayenne rongeait les prisonniers. Dans le 124 cas de la boutique, les mouches tombent raides tellement les odeurs sont fortes, ce qui pousse bien sûr l’interlocutrice à aller plus loin dans ces persiflages. La chaude après-midi avait amolli les fromages; les moisissures des croûtes fondaient, se vernissaient avec des tons riches de cuivre rouge et de vert-de-gris, semblables à des blessures mal fermées; sous les feuilles de chêne, un souffle soulevait la peau des olivet, qui battait comme une poitrine, d’une haleine lente et grosse d’homme endormi; un flot de vie avait troué un livarot, accouchant par cette entaille d’un peuple de vers. Et, derrière les balances, dans sa boîte mince, un géromé anisé répandait une infection telle, que des mouches étaient tombées autour de la boîte, sur le marbre rouge veiné de gris. Mademoiselle Saget avait ce géromé presque sous le nez. Elle se recula, appuya la tête contre les grandes feuilles de papier jaunes et blanches, accrochées par un coin, au fond de la boutique. -Oui, répéta-t-elle avec une grimace de dégoût, il vient du bagne… Hein! ils n’ont pas besoin de faire les fiers, les Quenu-Gradelle! (Le Ventre de Paris 302) Alors, commence la grande symphonie avec le crescendo des fromages qui s’animent au fur et à mesure que l’histoire de Mademoiselle Saget avance. La réaction physique des trois femmes déteint sur les fromages qui à leur tour, faudrait-il dire dialectiquement, s’expriment en sentant de plus en plus fort. A ce moment, c’était surtout le marolles qui dominait; il jetait des bouffées puissantes, une senteur de vieille litière, dans la fadeur des mottes de beurre. Puis le vent parut tourner; brusquement, des râles de limbourg arrivèrent entre les trois femmes, aigres et amers, comme soufflés par des gorges de mourants. (…) Et, comme elles soufflaient un peu, ce fut le camembert qu’elles sentirent surtout. Le camembert, de son fumet de venaison, avait vaincu les odeurs les plus sourdes du marolle et du limbourg; il élargissait ses exhalaisons, étouffait les autres senteurs sous une abondance surprenante d’haleines gâtées. Cependant, au milieu de cette phrase vigoureuse, le parmesan jetait par moments un filet mince de flûte champêtre ; tandis que les brie y mettaient des douceurs fades de tambourins humides. Il y eut une reprise suffocante du livarot. Et cette symphonie se tint un moment sur une note aiguë du géromé anisé, prolongée en point d’orgue. (Le Ventre de Paris 302-03) La symphonie se termine en cacophonie, c’est-à-dire en désaccord entre les instruments, chacun devenant indépendant. Au départ, l’atmosphère était propice aux 125 mauvaises paroles et à la fin, les ragots ont corrompu les fromages déjà infectés qui exhalent à leur tour leur puanteur en réponse aux commérages, si bien qu’il est impossible de savoir qui émane le plus, le tout conduisant au malaise. Elles restaient debout, se saluant, dans le bouquet final des fromages. Tous, à cette heure, donnaient à la fois. C’était une cacophonie de souffles infects, depuis les lourdeurs molles des pâtes cuites, du gruyère et du hollande, jusqu’aux pointes alcalines de l’olivet. Il y avait des ronflements sourds du cantal, du chester, des fromages de chèvre, pareils à un chant large de basse, sur lesquels brusques des neufchâtel, des troyes et des mont-d’or. Puis les odeurs s’effaraient, roulaient les unes sur les autres, s’épaississaient des bouffées du port-salut, du limbourg, du géromé, du marolles, du livarot, du pont-l’évêque, peu à peu confondues, épanouies en une seule explosion de puanteurs. Cela s’épandait, se soutenait, au milieu du vibrement général, n’ayant plus de parfums distincts, d’un vertige continu de nausée et d’une force terrible d’asphyxie. Cependant, il semblait que c’étaient les paroles mauvaises de madame Lecœur et de Mademoiselle Saget qui puaient si fort. (Le Ventre de Paris 307) Dans le monde du commerce de l’alimentation, ce sont surtout les femmes qui sont à la vente, et au contact des acheteuses. Elles sont plus bavardes que les hommes qui, eux, assurent les tâches les plus lourdes comme décharger les cageots le matin ou bien préparer la viande. De plus, le monde des Halles est un environnement de femmes puisqu’elles vendent, font les courses et cuisinent. Mais elles peuvent être aussi féroces, comme dans Le Ventre de Paris, où elles se querellent, se battent et s’espionnent (176). Il faut associer Gavard aux femmes, vendeur de volailles, car il cancane «comme une femme», et fait lui-même la vente. Puisqu’il est le seul homme vendeur, il aime se trouver, «au milieu de ces jupes impudentes et fortes d’odeur, se serait pâmé d’aise, quitte à fesser à droite et à gauche, si elles l’avaient serré de trop près» (177). Ces commerçantes sont grasses, montrant ainsi que le pouvoir leur permet de manger à leur faim et qu’elles lui sont reconnaissantes (176) et le font en rapportant sur ceux qui sont 126 différents, les maigres. Il faut rappeler que le roman reproduit, comme nous l’avons dit plus haut, cette petite bourgeoisie qui engraisse grâce au pouvoir, par opposition, aux maigres, ceux sans boutique ou bien dont les affaires ne marchent pas très bien. Ils représentent surtout ceux qui s’opposent à l’Empire comme Florent et Claude, à qui le pouvoir ne profite pas. Les Gras, énormes à crever, préparant la goinfrerie du soir, tandis que les Maigres, pliés par le jeûne, regardant dans la rue avec la mine d’échalas envieux; et encore les Gras, à table, les joues débordantes, chassant un Maigre qui a eu l’audace de s’introduire humblement, et qui ressemble à une quille au milieu d’un peuple de boules. Il voyait là tout le drame humain; il finit par classer les hommes en Maigres et en Gras, en deux groupes hostiles dont l’un dévore l’autre, s’arrondit le ventre et jouit. (“Emile Zola: Food and Ideology” 600) Il est maintenant clair que la nourriture au XIXe siècle prend une place très importante, sur le plan de la stratification sociale. Dans le cas présent, un livre est consacré aux Halles de Baltard, construites sous Napoléon III, qui correspond au ventre de Paris, lieu extraordinaire qui regorge de nombreuses denrées de toute la France et de plusieurs pays d’Europe et où la bourgeoisie, très intéressée par la cuisine et à la recherche de choses nouvelles, se nourrit. Les magasins deviennent plus nombreux pour satisfaire les besoins de la capitale et ceci engendre un enrichissement des commerçants. Plusieurs types de commerces sont davantage présents aux Halles qu’ils ne l’étaient sur les marchés comme la crémerie, la charcuterie et la pâtisserie, et proposent des mets nouveaux. Les Halles sont bien à l’image de ce que voulait l’Empereur, grandes, modernes, faites de fonte, de fer et de pierres et rapportant beaucoup d’argent. Mais elles sont aussi synonymes du pouvoir qui contrôle toutes les activités et incite les gens à faire 127 de même. La petite et moyenne bourgeoisies ne se doutent pas des manipulations de l’Empire car elles en bénéficient, contrairement aux classe défavorisées. Nous avons vu que dans de nombreux romans de Zola, la nourriture est présente et correspond en effet à une grande préoccupation des classes sociales et reflétant les diverses conditions socio-économiques (“Emile Zola: Food and Ideology” 605) ce qui correspond entièrement aux études de Pierre Bourdieu et de Michel de Certeau. Dans Le Ventre de Paris, il est surtout question des gras contre les maigres, ceux qui ont le pouvoir et qui en profite contre ceux qui n’y adhèrent pas. De plus, il y a de nombreuses énumérations d’aliments et beaucoup de couleurs, notamment dans la description des ingrédients, contrairement aux autres romans naturalistes qui eux s’en tiennent aux couleurs ternes, comme L’Assommoir dont il va être maintenant question dans le chapitre suivant. 128 CHAPITRE 5 DIS-MOI CE QUE TU MANGES, JE TE DIRAI QUI TU ES9 Dans sa célèbre citation extraite de La Physiologie du goût, Brillat-Savarin affirme que ce qu’une personne choisit d’avoir dans son assiette reflète sa personnalité. Dans le chapitre suivant, je propose alors d’aller plus loin et de voir comment les habitudes culinaires et les modes de préparation sont révélateurs des classes sociales. Le travail de Pierre Bourdieu et celui de Michel de Certeau permettent de faire ressortir les différentes habitudes culinaires des classes sociales du XIXe siècle et de comprendre pourquoi les catégories sociales préfèrent manger certains aliments plutôt que d’autres. Manger est nécessaire à la survie de l’homme et comme nous l’avons déjà mentionné, l’Histoire est faite de périodes de famine entrelacées d’époques d’abondance. Les faibles récoltes de 1788, puis le manque de nourriture en 1789, sont une des raisons principales de la Révolution française. En 1845 et 1846, les récoltes sont à nouveau mauvaises et la maladie des pommes de terre cause une disette dont souffrent durement les classes pauvres. Les conditions de vie des ouvriers restent très dures sous le Second Empire malgré quelques mesures prises par Napoléon III. Les trois problèmes les plus pressants à Paris sont 1) la situation des femmes, 2) le temps de travail et 3) la difficulté à 9 Célèbre citation de Brillat-Savarin. 129 trouver un logement. Les salaires n’augmentent pas contrairement au prix des loyers et au coût de la vie, et les travailleurs ont du mal à équilibrer leur budget. Ils n’ont aucun sou d’avance si bien qu’en cas de maladie ou de période difficile, ils tombent très vite dans le paupérisme et ne peuvent plus s’en sortir (L’Assommoir 34). La classe inférieure est la plus particulièrement préoccupée par la nourriture, chose normale car elle n’a aucun autre besoin que de manger pour pouvoir travailler. Sans force physique, celle-ci ne peut pas travailler puisqu’elle occupe les positions les plus exigeantes physiquement, d’où la grande obsession de cette classe sociale pour la nourriture que l’on retrouve dans la littérature du réalisme et du naturalisme, laquelle permet de découvrir le mode de vie de la classe populaire. Ce n’est qu’avec les Goncourt dans Germinie Lacerteux que le peuple commence à être présent dans les romans et qu’il est décrit en train de vivre. Dans L’Assommoir, Emile Zola a pour but de faire une œuvre sur le peuple; «Pour la première fois, il (le peuple) se donnait à voir sous des dehors vrais et pas toujours flatteurs, mêlant petitesses et grandeurs, avouant ses excès de conduite et, plus encore, parlant sa langue» (L’Assommoir 8). L’auteur croit fortement au déterminisme, où les facteurs sont de deux ordres: le milieu et le caractère social, et l’hérédité et la nature physiologique (6). D’autre part, ce roman montre bien que les classes inférieures sont toujours menacées ou vivent dans le paupérisme et que l’habitus est quasiment une camisole de force sociale, comme l’indique Pierre Bourdieu. Afin de mieux comprendre les conditions de vie de la classe ouvrière, il est important de la situer par rapport à la bourgeoisie et de voir ce que chacune recherche 130 dans l’acte de se nourrir. D’autres études, telles que celles de Michel de Certeau et de Marcel Mauss, complèteront aussi notre recherche pour voir la signification du rituel du repas de fête chez les classes populaires. Comme nous l’avons vu dans le chapitre 3, de nombreux ouvrages de l’époque sur la gastronomie ont aussi pour but d’éduquer le dîneur et de lui enseigner les manières de table nécessaires, tels que La Physiologie du goût par Brillat-Savarin et le Manuel de l’amphitryon de Grimod de la Reynière. La plupart d’entre eux sont des bourgeois du nouveau régime à qui manque la notion d’étiquette et le savoir-vivre. Les bonnes manières ne sont pas nouvelles puisqu’elles existaient déjà sous l’Antiquité et sont utilisées encore de nos jours. Pour qu’un dîner soit réussi, l’hôte doit tout d’abord rester plaisant, veiller à ce que ses invités ne manquent de rien, leur témoigner du respect et s’assurer que tout demeure sous son contrôle (Le Mangeur du XIXe siècle 229). A leur tour, les invités doivent se comporter correctement, et ni trop manger ni trop boire. Manger des plats chers ne signifie pas être gastronome. Le mot «gastronomie» fait référence à l’abondance, la grande variété de cuisine, les chefs, les restaurants et les dîneurs, et la tradition culinaire qui comprend la discipline, le contrôle de soi et la modération. Tandis que le gourmand ingurgite tout avec excès, le gastronome aime et sait comment apprécier la bonne cuisine (“A cultural field in the making: Gastronomy in Nineteenth-Century France” 10, 15). Il est essentiel de prendre en compte les différentes fonctions du repas. Selon la catégorie sociale, nous verrons ci-dessous que celles-ci changent. Cela peut être simplement se nourrir, devenir l’occasion de se réunir entre amis ou en famille, être une 131 opportunité de faire partager des spécialités, servir de marqueur social ou bien de valeur monétaire (The Sociology of the Meal 47). Il faut aussi prendre en compte le rôle de la maîtresse de maison. Dans le passé, encore plus que maintenant, c’est sur elle que reposent les tâches domestiques, à savoir les courses, le choix du menu, les préparations du repas, et le soin de la maison. Puisqu’elle reste à la maison, elle reste au service des autres. Même si les repas sont pour elle l’occasion de se valoriser, les attentes sont différentes selon les classes sociales. Dans les milieux élevés, si elle pratique une profession à l’extérieur, celle-ci est valorisée. La femme dans ce cas, préfère passer du temps avec les enfants plutôt que de cuisiner, et acheter des plats cuisinés est accepté. Il n’en est pas de même les milieux peu élevés, puisque plus elle passe de temps devant les fourneaux, plus elle est reconnue. Dans ce cas, son travail est donc mesuré par rapport au temps passé en cuisine car c’est la preuve qu’elle contribue aussi au ménage. Peu importe la classe, dans le cas d’une réception, elle joue un rôle important. Elle met le couvert, accueille les invités, s’assure que rien ne manque sur la table et que le rythme du dîner se déroule au mieux, et passe du temps en cuisine pendant que l’homme reste à table. Son choix personnel en matières culinaires rentre peu en ligne de compte puisqu’elle fait en fonction des moyens financiers, et veut s’assurer que tout le monde est satisfait avec ce qu’il a dans son assiette. La manière de manger les aliments influence ses décisions aussi. En fin de compte, elle a ainsi tendance à se priver pour faire passer les goûts des autres mangeurs avant les siens, surtout ceux des hommes. Ceci s’explique du fait qu’ils travaillent manuellement et ont besoin de calories, et aussi parce que ce sont eux qui assurent le plus gros revenu à la maison. Nous allons voir que la 132 consommation de viande est beaucoup plus importante dans cette classe sociale, plus chez les hommes que chez les femmes. Comme nous l’avons vu, Pierre Bourdieu indique qu’il ne faut pas regarder les produits eux-mêmes mais plutôt les préparations culinaires, la création/invention du goût qui éclaire l’idée d’étiquette, car elles permettent de distinguer les classes sociales entre elles. La nourriture est un élément quotidien nécessaire dans la vie de chacun, mais selon différentes perspectives et significations en fonction de la classe sociale prise en considération. (I)l faudrait soumettre à une comparaison systématique la manière populaire et la manière bourgeoise de traiter la nourriture, de la servir, de la présenter, de l’offrir, qui est infiniment plus révélatrice que la nature même des produits concernés (surtout lorsqu’on ignore, comme la plupart des enquêtes de consommation, les différences de qualité). (La Distinction 215) De manière à bien comprendre comment les classes populaires se nourrissent, il faut alors les comparer aux classes bourgeoises. En effet, plus la classe est élevée, plus elle a de choix de liberté. Le milieu aisé consomme une plus grande variété de plats en fonction de ses goûts, de ses moyens et de son corps, tandis que les milieux moins élevés sont plus restreints dans leurs choix à cause de moyens économiques, et de goûts de nécessité pour leur corps, comme ce sera développé plus loin. Elle ne voit dans les aliments que la fonction nutritionnelle. Cette différence s’explique d’un point de vue culturel et économique. La classe bourgeoise possède à la fois le capital culturel et le capital économique, ce qui lui donne le choix des goûts de luxe, par exemple pour une cuisine légère et moins nourrissante. Elle a le temps et les moyens de se préoccuper de son physique et d’acheter 133 des produits diététiques qui coûtent chers parce qu’il s’agit d’une catégorie de préparation particulière. Elle bénéficie donc de finances et aussi d’un capital culturel lui permettant de considérer la cuisine autrement qu’un moyen nécessaire pour fournir une activité. Elle voit dans la nourriture un plaisir, autour duquel elle bâtit un rituel, caractérisé par des formes, la présentation et le service. Tout ceci est possible parce qu’elle dispose de capitaux. Elle se sert du rituel du dîner pour imposer des formes, un rythme, ce qui le rend formel. Peu importe si le repas a lieu dans la salle à manger ou dans la cuisine, s’il s’agit d’un repas ordinaire pendant la semaine, ou d’une grande occasion, les gens observent le même rythme, s’assoient ensemble, attendent que le dernier se soit servi pour pouvoir commencer et se resservent délicatement. Jusqu’à la Révolution, l’aristocratie se reçoit dans ses châteaux, a son «jour» de visite, tradition reprise ensuite par la bourgeoisie bien qu’elle habite un espace plus réduit (Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen Age à nos jours 169). Elle transforme ainsi son logement pour recevoir la société bourgeoise lors des dîners et réceptions. L’espace privé utilisé par la famille bourgeoise diminue, pour en échange allouer plus d’espace au lieu public. Même si cette société est sélectionnée, invitée, elle «envahit» le domaine privé, comme par exemple, le salon et la salle à manger, lieux privés au départ qui deviennent finalement publics (The Structural Transformation of the Public Sphere 4548) La salle à manger devient une pièce spécialisée pour laquelle tout un mobilier se développe. Chez les bourgeois, elle est généralement décorée avec des assiettes au mur pour renforcer l’idée de manger, ainsi que des meubles nécessaires au rangement de la 134 vaisselle, comme un buffet à deux corps sur lequel sont exposées les belles assiettes, ou les trésors du ménage au lieu d’un placard ou d’une armoire (Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen Age à nos jours 170). La table est aussi parée d’une série d’ustensiles personnels tels que les couverts à poisson, à viande, à salade, et à dessert, disposés en ordre d’utilisation pour chaque préparation, lesquelles sont d’ailleurs apportées au fur et à mesure du repas ce qui renforce le rythme du dîner. Norbert Elias dans La Civilisation des mœurs explique l’apparition des couverts à table et leur usage personnel datant de la fin du XVIIIe siècle chez l’aristocratie (150). Les verres en cristal pour chaque boisson offerte, sont bien disposés en ordre de taille, puis un porte-couteau à droite de l’assiette, des salières sur la table, le tout arrangé sur une table blanche immaculée. Encore une fois, ceci est possible à cause des goûts de luxe et du capital économique. La présentation de chaque plat est élaborée afin de représenter une œuvre d’art sur la table ce qui suscite la surprise et les commentaires avant le simple fait de manger. Imposer des manières et un rythme à table peut être vu comme des retenues dans d’autres classes alors que dans la bourgeoisie, c’est une manière de respecter l’hôte et l’hôtesse qui ont passé du temps à l’élaboration du repas. Il est important de souligner que le nombre de plats reste le même dans le cas d’un repas ordinaire ou d’une célébration, par contre les ingrédients sont plus recherchés et la cuisine plus fine. Les attentes, la découverte, la présentation et les mets créent du plaisir au-delà de la consommation (La Distinction 217-19). 135 Dans les textes parcourus jusqu’à présent, le banquier Taillefer dans La Peau de chagrin, fait servir un dîner élaboré autour d’une table superbe sur laquelle il y a des cristaux arrangés de manière à créer un effet de magie, et les mets extraordinaires provoquent la surprise auprès des invités. Il en est de même chez les Arnoux lorsque Frédéric y est reçu la première fois à dîner, les dix différentes sortes de moutarde le charment ainsi que les verres en cristal de Bohême (L’Education sentimentale 46). D’un autre côté, Bourdieu indique que la classe ouvrière, avec un capital culturel limité et encore moins de capital économique, choisit la nourriture par goûts de nécessité. Mais en quelques sortes, elle n’a pas le choix puisqu’elle est condamnée à certains produits (La Distinction 199). C’est ainsi qu’elle mange des plats généralement bon marché, lourds, gras, élastiques et plus substantiels tels que la soupe, le porc, la charcuterie, les pâtes ou les pommes de terre, soit une nourriture copieuse, nécessaire, lui permettant de fournir le travail physique auquel elle est associée. Elle se soucie peu de son corps contrairement à la classe supérieure. Elle est aussi rattachée à tout ce qui est épais et non raffiné du fait qu’elle détient peu ou presque aucun savoir-faire d’abord acquis à l’école et ensuite renforcé à la maison (200). Egalement, dans sa manière de se servir et de manger, elle limite ses choix à des choses faciles à porter à la bouche. Elle pense se trouver un peu gauche devant certains poissons ou certains fruits et par conséquent préfèrent ne pas les consommer. Faire preuve de délicatesse pour manger est pour elle quelque chose de non naturel. C’est, plus profondément, tout le schéma corporel, et en particulier la manière de tenir le corps dans l’acte de manger, qui est au principe de la sélection de certaines nourritures. Ainsi par exemple si le poisson est, dans les classes populaires, une nourriture peu convenable pour les hommes, ce n’est pas 136 seulement parce qu’il s’agit d’une nourriture légère, qui ne tient pas au corps, et qu’on ne prépare, en fait, que pour des raisons hygiéniques, c’est-à-dire pour les malades et pour les enfants; c’est ainsi qu’il fait partie, avec les fruits (bananes exceptée), de ces choses délicates qui ne peuvent être manipulées par des mains d’homme et devant lesquelles l’homme est comme un enfant (…); mais c’est surtout qu’il demande à être mangé d’une façon qui contredit en tout la manière proprement masculine de manger, c’est-à-dire avec retenue, par petites bouchées, en mastiquant légèrement, avec le devant de la bouche, sur le bout des dents (pour les arêtes). (La Distinction 210-11) Peu importe le pays ou la région, la classe prolétaire se nourrit toujours de la même façon. Les classes ouvrières du Pays de Galles mangent comme en France dans les années 80, et pour l’élaboration du dîner, certaines conditions doivent être remplies. Celui-ci ne peut pas être bon marché, doit être chaud et non froid contrairement au déjeuner, doit être lourd et non léger, copieux et non petit. Quelques ingrédients sont prioritaires, comme la viande souvent désignée par son terme générique, généralement du bœuf, du porc ou du poulet, et les pommes de terre qui sont de rigueur et une constante au repas du dimanche (The Sociology of the Meal 53-4). Certains aliments restent exclus de la classe populaire parce qu’ils sont rattachés à la féminité, ne collant pas au corps et par conséquent étant considérés comme superflus et non nécessaires au régime. C’est le cas par exemple du poisson dont elle trouve la chair trop fine et qui nécessite un certain savoir-faire pour extraire les arêtes, des légumes verts trop chers et qui ne rassasient pas, et des desserts, produits de luxe rarement consommés pendant la semaine et marquant le symbole des fêtes. Les membres de cette classe se caractérisent par leur capacité de bien manger et bien boire, leur familiarité dans le langage et leur aspect détendu autour de la table. Le bon vivant n’est pas seulement celui qui aime à bien manger et bien boire. Il est celui qui sait entrer dans la relation généreuse et familière, c’est-à-dire à la fois 137 simple et libre que le boire et le manger en commun favorisent et symbolisent, et où s’anéantissent les retenues, les réticences, les réserves qui manifestent la distance par le refus de se mêler et de se laisser-aller. (La Distinction 200) La notion d’abondance est primordiale pour la classe populaire car elle n’impose ni restriction ni retenue au niveau du service avec sa préférence pour les larges portions, servies avec une grande cuillère au lieu d’être «mesurées» comme dans le cas des tranches de rôti pouvant être comptées, et est placée sous le signe de la liberté aussi bien au niveau de l’organisation du repas que dans la quantité servie. Il s’agit donc ici du gourmand qui mange avec excès. On pourrait, à propos des classes populaires, parler de franc-manger comme on parle de franc-parler. Le repas est placé sous le signe de l’abondance (qui n’exclut pas les restrictions et les limites) et surtout de la liberté: on fait des plats «élastiques», qui «abondent», comme les soupes ou les sauces, les pâtes ou les pommes de terre (presque toujours associées aux légumes) et qui, servies à la louche ou à la cuillère, évitent d’avoir à trop mesurer et compter – à l’opposé de toute ce qui se découpe, comme les rôtis. Cette impression d’abondance (…) est de règles dans les occasions extraordinaires. (La Distinction 216) Du fait de la simplicité des aliments et du manque de capital culturel, il y a absence de commentaires sur ce qui est servi. En effet, les plats «élastiques» ne sont pas nobles au départ mais simples et leurs préparations nécessitent du temps de cuisson, ou doivent être simplement bouillies ce qui enlève toute mise en valeur. La simplicité du service est due à l’économie de geste et de l’effort, ce qui efface toute idée de rythme, et implique que tous les plats sont présentés à la fois sur la table, et mangés dans la même assiette utilisée tout au long du repas sous prétexte que tout se mélange dans le corps. Bourdieu remarque la minimisation des manières associées à la présentation ainsi que la façon de servir, le raffinement que ces membres considèrent inutile, voire une perte de temps et par conséquent d’argent qu’ils associent par ailleurs à l’homosexualité. Pour cette classe 138 sociale, il y a donc absence de gastronomie. Manger reste d’abord un besoin nutritionnel plutôt qu’un plaisir. Il faut manger pour vivre et travailler. L’exemple de la fête est quelque chose d’inhabituel et par conséquent apparaît comme une rupture qualitative (L’Invention du quotidien 71). Le rythme des habitudes est cassé pour faire place à un événement extraordinaire que la classe populaire entend célébrer de façon inoubliable, contrairement au milieu aisé qui lui reçoit fréquemment et par conséquent le fait de façon moins spectaculaire. Comme l’indique Bourdieu, la fête pour les classes populaires renvoie à un désir d’appartenance à la petite bourgeoisie, ne serait-ce que pour le temps de la célébration, et par conséquent tout concourt à se rehausser socialement. Derrière l’acte d’offrir à manger, l’hôte s’élève et se démarque socialement car il fait preuve de générosité, position supérieure, contrairement à l’invité qui reçoit, position inférieure. Le choix des invités illustre une affiliation à un groupe social, ce qui leur est servi montre la proximité ou la distance par rapport à eux, la présentation, la sélection des mets, et leurs répartitions sont des moyens d’afficher un statut social ou de montrer une différence de statut (The Sociology of the Meal 47). Sauf pour les jours de fêtes, inviter arrive rarement. Cela signifie en avoir le capital économique et demande une grande organisation de la part de cette catégorie sociale, chose à laquelle elle n’est pas habituée. Elle doit dans ce cas s’imposer des formes et un rythme, ce qui n’est pas naturel pour elle, et les appliquer aussi aux invités. Comme dans toute catégorie sociale, recevoir est aussi synonyme de générosité, d’abondance et de non-limitation puisque l’occasion permet de servir beaucoup plus de plats que nécessaire, avec l’apéritif, une soupe, une ou deux sortes d’entrées, deux ou 139 trois types de viandes, de la salade et du dessert. Ce grand nombre de mets fait partie du rituel des célébrations et correspond au menu bourgeois du XIXe siècle, avec un potage, une triade carnée (relevé, entrée, rôt), des entremets (légumes, plats sucrés), et des desserts (confiserie, pâtisserie, fruits, fromages) (Le Mangeur du XIXe siècle 165). Il s’agit donc de s’élever dans la hiérarchie sociale au moins au niveau du nombre de plats. De plus, une quantité importante d’ingrédients a pour but de substituer le raffinement nécessaire à une présentation élaborée. «Dans le fait de recevoir, les ouvriers considèrent le repas comme l’occasion de s’amuser et d’utiliser tous les moyens disponibles pour faire la fête. Ils veulent que le repas comporte tous les éléments qui constituent un vrai repas, allant de l’apéritif jusqu’au dessert mais acceptent la simplification du service» (La Distinction 221). Il faut revenir au XIXe siècle pour comprendre l’importance de la viande. Celleci est rare à cette époque, et reste consommée la plupart du temps par la moyenne bourgeoisie qui a les moyens de s’en procurer. La viande, aliment typiquement bourgeois par excellence, reflète la force et le pouvoir à cause de son prix élevé, d’où cette notion d’en servir plusieurs afin de s’élever socialement les jours de fête (Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen Age à nos jours 185). Inversement, acheter un aliment cher ne signifie pas le cuisiner de façon bourgeoise. Dans la classe ouvrière, le manque de capital culturel se reflète dans le manque d’innovation au niveau des préparations. En effet, il y a un manque de curiosité pour d’autres recettes, une peur de changer ses habitudes pour essayer de faire quelque chose de nouveau. Elle préfère reproduire des préparations qu’elle connaît ou bien des 140 choses déjà consommées au restaurant, tels que les plats en sauce, comme le coq au vin ou la blanquette de veau. Nous en avons déjà parlé, mais il s’agit là de longues préparations nécessitant un long temps de cuisson, un plus grand investissement de temps et d’intérêt de la part de la maîtresse de maison, chose permettant à celle-ci de se valoriser (La Distinction 208-09). D’autre part, la sauce sert à lier les aliments entre eux (The Sociology of the Meal 54), renforce l’idée d’une cuisine abondante, nourrissante, tenant au corps, et a également pour but d’améliorer l’ingrédient de base. Elle permet aussi de faire le lien entre l’aliment bourgeois et le milieu populaire puisqu’elle est mangée avec du pain, symbole de la nourriture du pauvre, aliment nécessaire au repas, peu importe la classe sociale. Le pain est le symbole des duretés de la vie et du travail; il est la mémoire d’un mieux-être durement acquis au cours des générations antérieures. (…) Alors même que les conditions de vie ont considérablement changé en vingt ou trente ans, il reste le témoin ineffaçable d’une «gastronomie de pauvreté»; il est moins une nourriture de base qu’un «symbole culturel» de base, un monument sans cesse restauré pour conjurer la souffrance et la faim. (L’Invention du quotidien 124) Rappelons en passant que le peuple s’est battu pour avoir du pain en 1789, base de la nourriture française, et qu’il reste fidèle à celui-ci, peu importe ce qu’il y a d’autre à manger sur la table. Une autre chose souvent présente au repas est le vin. Michel de Certeau fait remarquer que le pain et le vin ne peuvent pas aller l’un à l’autre. Le premier est utilisé tous les jours de façon mesurée d’où une économie de calcul, alors que le second doit être présent en quantité abondante aux célébrations, d’où une économie de la dépense. Boire conduit à une plus grande consommation d’alcool. Le vin est la condition sine qua non de toute célébration: il est ce pour quoi il est possible de dépenser plus pour honorer quelqu’un (un hôte) ou quelque chose (un 141 événement, une fête). C’est dire que le vin contient, du fait des vertus propres qui lui sont attribuées par un consensus culturel, un ressort social que n’a pas le pain: celui-ci est partagé, le vin est offert. D’un côté nous sommes dans une économie de calcul (ne pas gâcher le pain), de l’autre dans une économie de la dépense (que le vin coule à flots!). Le vin est donc par excellence la plaque tournante d’un échange, le pontife de la parole de la reconnaissance, surtout quand il y a des invités. (L’Invention du quotidien 130) Comme nous l’avons déjà expliqué, une célébration implique qu’il n’y a pas de retenue, surtout dans la classe ouvrière qui consomme en grande quantité. L’alcool fait partie des fêtes parce qu’il contient des vertus pour détendre l’atmosphère et renverser certaines situations. C’est pourquoi il est difficile de marquer les événements sans alcool, sinon l’ambiance reste tendue et n’a rien d’une célébration. Nous avons déjà parlé de l’effet magique dont parle Roland Barthes, dans le chapitre 2, peu importe la classe sociale comme nous l’avons observé dans La Peau de chagrin, et plus spécialement dès qu’il commence à être consommé en quantité. Pour la classe ouvrière, qu’importe la qualité de ce qui est servi puisqu’elle ne boit pas pour le plaisir de déguster et n’a pas le palais éduqué pour ça, mais le fait surtout pour consommer et aboutir à une vive ambiance, se terminant avec des chansons et des histoires à la fin du repas. Il faut aussi ajouter une autre raison pour laquelle les gens boivent. Dès le XIXe siècle, pour oublier les conditions dans lesquelles ils se trouvent, certains ouvriers tombent dans le vice de l’alcool10. En effet, la production de vin se développe surtout sous le Second Empire et la classe populaire y goûte pensant que la boisson peut l’aider à supporter les travaux éreintants qu’elle accomplit douze heures par jour minimum, les misères de l’existence et, bien souvent, agit en substitut à la nourriture manquante 10 Les alcools forts et surtout l’absinthe sont les boissons favorites des ouvriers sous le Second Empire, l’absinthe finira par devenir interdite étant donnés les ravages qu’elle cause. 142 (L’Assommoir 34). Même si les conditions de travail se sont améliorées à notre époque, les jours de paie se fêtent au café. Michel de Certeau et Pierre Bourdieu font tous les deux référence à cette notion d’abondance sans limites dans les repas de la classe prolétaire. Pour mieux comprendre cette notion, il est important de s’écarter de la France du XXe siècle et d’examiner les cérémonies du Moyen Age en Europe11, et le potlatch12 dans les sociétés archaïques, comme chez les peuples mélanésiens, polynésiens et indiens dont parle Marcel Mauss dans Essai sur le don. Cette notion du don correspond à l’obligation de donner, de recevoir et de rendre (58). Sur le continent nord-ouest américain, quatre sociétés indiennes d’Alaska et de Colombie britannique, Tlingit, Haïda, Tsimshian et Kwakiutl, attachent beaucoup d’importance à l’honneur et au crédit. Pour être respectées et ne pas manquer d’honneur, celles-ci doivent constamment donner, recevoir et échanger avec d’autres tribus au point qu’elles se sentent toujours redevables. La même chose existait dans le Haut Moyen Age13. Refuser ou manquer de rendre en temps et en heure serait un manque de respect et 11 Il importait, en effet, de faire connaître son rang et sa richesse et de se traiter réciproquement avec égards, ce qui se concrétisait essentiellement par l’échange de présents. Ces modalités étaient immuables et connues de tous, au point que les sources médiévales se contentent souvent de cette simple formule: «Ils se rencontrèrent ad convivium et munera.» Les gens de l’époque savaient alors qu’il s’agissait là de la conclusion d’une alliance. Au même titre que manger et boire ensemble, accepter des présents signifiait que l’on reconnaissait publiquement des obligations. Les cadeaux appelaient en retour de nouveaux cadeaux, ou d’autres contreparties. (Histoire de l’alimentation 308) 12 Il y a plusieurs écritures possibles, potlach/potlatch. 13 Aussi les mets et les boissons devaient-ils refléter le rang de celui qui les offrait, c’est-à-dire être abondants et choisis. L’hôte manifestait sa richesse et sa puissance par une prodigalité qui touchait bien d’autres domaines que la table, et ses invités le prenaient pour modèle. En maintes occasions, on assistait ainsi à de véritables débauches de cadeaux; les riches seigneurs cherchaient à se surpasser mutuellement en offrant de somptueux présents à des musiciens, à des pauvres ou à des pèlerins. (Histoire de l’alimentation 313) 143 mettrait en doute les richesses de cette famille ou de la tribu. Celle-ci n’a pas d’autre choix que de toujours échanger. La vie matérielle et morale, l’échange, y fonctionnent sous une forme désintéressée et obligatoire en même temps. De plus, cette obligation s’exprime de façon mythique, imaginaire ou, si l’on veut symbolique et collective: elle prend l’aspect de l’intérêt attaché aux choses échangées: celles-ci ne sont jamais complètement détachées de leurs échangistes; la communion et l’alliance qu’elles établissent sont relativement indissolubles. En réalité, ce symbole de la vie sociale – la permanence d’influence des choses échangées – ne fait que traduire assez directement la manière dont les sous-groupes de ces sociétés segmentées, de type archaïques, sont constamment imbriqués les uns dans les autres, et sentent qu’ils se doivent tout. (Essai sur le don 49-50) Il s’agit de tribus extrêmement riches, vivant de la mer et de la chasse de la fin du printemps jusqu’à la fin de l’automne. L’hiver se passe à l’intérieur, et reste une période de vie sociale intense pendant laquelle elles se reçoivent pour n’importe quelle occasion, aussi bien un mariage que pour partager une pêche. Elles se mettent dans un état d’effervescence perpétuelle et dépensent sans compter tout ce qu’elles ont accumulé pendant l’année, organisant fête après fête, consommant et détruisant toutes les richesses et ne gardant absolument rien. Par exemple, elles brûlent leurs canots et leurs couvertures lors de ces fêtes au point de ne plus rien avoir pendant l’hiver et de mourir de froid. La notion de prestige est liée d’une part à la richesse, celui qui dépense sans compter au point même de tout sacrifier gagne le respect des autres, et d’autre part à l’exactitude de rendre le don. Celui qui veut devenir chef ou conserver son autorité, doit posséder une fortune et la dépenser sur les autres, sans compter. Plus on est dépensier, plus on gagne le respect. Il s’agit donc d’échanges perpétuels, comme dans une lutte de richesse entre tribus, de manière à constamment rivaliser et humilier les autres pour montrer sa supériorité (59). 144 Nulle part le prestige individuel d’un chef et le prestige de son clan ne sont plus liés à la dépense, et à l’exactitude à rendre usurairement les dons acceptés, de façon à transformer en obligés ceux qui vous ont obligés. La consommation et a destruction y sont réellement sans bornes. Dans certains potlatchs on doit dépenser tout ce que l’on a et ne rien garder. C’est à qui sera le plus riche et aussi le plus follement dépensier. Le principe de l’antagonisme et de la rivalité fonde tout. (Essai sur le don 54) Le potlatch signifie donc redistribuer tout ce qui vient d’un premier potlatch, ne rien garder pour soi, d’où le sentiment d’obligation de partager et d’inviter. Pour un donataire, accepter tout don entraîne l’obligation de s’engager à rendre n’importe quel service ou bien matériel au donateur de façon supérieure au don qu’il a reçu. La manière de recevoir doit aussi être enthousiaste pour faire honneur autrement ce serait faire preuve d’impolitesse et traduirait un manque de respect. C’est ainsi que participer à un dîner ou une célébration veut dire qu’«on s’engage à avaler des quantités de vivre, à «faire honneur» de façon grotesque à celui qui vous invite» (63). Le potlatch est une série d’échanges qui implique rivalité et humiliation de manière à afficher sa supériorité. Il y a donc une similarité entre les pratiques du potlatch et les habitudes de la table dans la classe ouvrière française du XIXe siècle. Comme les participants au potlatch, ceux qui assistent à un dîner doivent faire honneur aux hôtes en acceptant tous les plats qui leur sont présentés avec abondance. Constamment offrir illustre qu’il n’y a pas de limites et que tout afflue en grande quantité, et trop manger et trop boire sont une façon de montrer son appréciation. Ces différentes observations sont donc nécessaires pour mieux comprendre la signification que prend le dîner de fête dans la classe ouvrière, non seulement du point de vue de la maîtresse de maison mais aussi de la part des invités. 145 Ainsi, L’Assommoir raconte l’histoire d’une famille de la classe populaire du Second Empire, vivant dans le quartier de la Goutte-d’Or, à Paris. Gervaise, héroïne principale du livre est blanchisseuse; grâce aux économies et à quelques emprunts, elle ouvre sa propre boutique, mais son mari, Coupeau, couvreur, a un accident et ne se remet pas au travail. Quand il commence à boire, le laisser-aller s’installe pour faire place à la misère. L’idée de devenir riche disparaît. La plus grande crainte de Gervaise est de ne pas avoir suffisamment de quoi manger et ceci explique pourquoi les Coupeau ne peuvent s’empêcher de le faire dès qu’ils ont quelques sous. Joy Newton et Claude Schumacher mentionnent que «Manger, plus encore que boire, est une obsession constante des personnages de L’Assommoir» («La grande bouffe dans L’Assommoir et dans le cycle Gervaise» 17). Cette obsession n’est pas propre aux Coupeau mais à tous ceux qui sont pauvres et travaillent manuellement, comme nous l’avons déjà mentionné, et manger est l’un des actes les plus importants de la vie privée (Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen Age à nos jours 186). Ces gens ont peur de manquer comme sous la Révolution et les décennies qui ont suivi, et trouvent donc n’importe quelle excuse pour consommer immédiatement. Ils engloutissent ce qu’ils ont et bouffent plutôt que mangent. «Dès qu’on avait quatre sous, dans le ménage, on les bouffait. On inventait des saints sur l’almanach, histoire de se donner des prétextes de gueuletons» (L’Assommoir 246). Se nourrir apparaît comme une assuétude pour cette catégorie sociale. La fête de Gervaise tient une place symbolique dans l’œuvre puisqu’elle se situe juste au milieu, montrant ainsi le destin de Gervaise jusqu’à l’apothéose de la fête et 146 glisse ensuite vers la déchéance finale (9). L’héroïne veut bien faire les choses et il sera intéressant de voir la manière dont elle veut célébrer sa fête. Comme pour le potlatch, les Coupeau ne perdent pas une occasion de célébrer et de vivre pleinement l’événement au point de ne rien garder, comme dans les repas du Moyen Age14. La tradition veut qu’ils dépensent jusqu’au dernier sous. «Les jours de fête chez les Coupeau, on mettait les petits plats dans les grands; c’étaient des noces dont on sortait ronds comme des balles, le ventre plein pour la semaine. Il y avait un nettoyage général de la monnaie» (L’Assommoir 246). En commençant à en parler un mois à l’avance, Gervaise montre l’importance qu’elle attache à cette célébration, ce qui met tout le monde dans l’ambiance de la fête. De plus, les employées de la boutique doivent savoir comment les Coupeau marquent les événements habituellement ce qui les réjouit davantage. Cette fois-ci, plus que d’habitude, Gervaise a pour but d’impressionner. Il faut donc quelque chose d’extraordinaire dont tout le monde se souviendra et parlera pendant longtemps dans le quartier. «Cette année-là, un mois à l’avance, on causa de la fête. On cherchait des plats, on s’en léchait les lèvres. Toute la boutique avait une sacrée envie de nocer. Il fallait une rigolade à mort, quelque chose de ne pas ordinaire et de réussi, mon Dieu! on ne prenait pas tous les jours du bon temps» (L’Assommoir 247). 14 (L)’essentiel était de manger et de boire ensemble et non pas ce qu’on mangeait et ce qu’on buvait. Aussi ne disposons-nous que de très rares détails sur les mets ou les boissons servis à ces repas. La seule certitude est que l’intégralité du contenu de la cuisine et celle du cellier était concernée. En l’occurrence, tout souci d’économie ou de modération aurait certainement paru déplacé. C’eût été offenser les invités et la moindre tentative de lésiner eût compromis durablement le succès du convivium. Mais, (…) on n’attachait guère d’importance aux préparations culinaires raffinées, aux épices exotiques et autres subtilités gastronomiques. (Histoire de l’alimentation 309) 147 Une manière d’en imposer est d’avoir un nombre d’invités important. Elle veut au moins douze personnes, et lorsque le nombre s’élève à quatorze, plus les enfants, elle se sent toute glorieuse. Avoir autant de monde signifie que les Coupeau sont généreux et ne sont pas dans le besoin pour nourrir autant de personnes, surtout parce que tous ont dans l’idée de faire la fête. Pour Gervaise, c’est aussi une façon de se distinguer dans le quartier, d’en afficher, et de rendre son beau-frère et sa belle-sœur jaloux comme nous allons le voir. Le logement est petit comme c’est très souvent le cas, mais n’empêche pas d’accueillir tout ce monde. En ce qui concerne l’espace, il est important de souligner à nouveau que sous le Second Empire, la transformation de Paris en une ville habitable, divise la capitale en deux villes, le centre et l’ouest pour la bourgeoisie, et les arrondissements du nord, de l’est et du sud situés en périphérie pour la population ouvrière. Celle-ci délaisse les étages supérieurs des immeubles pour habiter des endroits moins chers, moins congestionnés mais aussi plus éloignés du centre. Ceci signifie qu’elle est donc écartée du centre qui regroupent les marchés et les lieux d’alimentation pour être relocalisée près du mur de l’octroi, proche des abattoirs et des hôpitaux, dans des quartiers périphériques tombant loin derrière l’urbanisation des arrondissements du centre et de l’ouest (Housing the Poor of Paris, 1850-1902 43-4). Le milieu prolétaire vit dans son propre quartier qu’il compare à un village où tout le monde se connaît, et se rencontre (L’Invention du quotidien 179). Les gens ont leurs propres habitudes qu’ils ne veulent pas changer, et n’éprouvent pas le besoin d’en sortir malgré les conditions vétustes des appartements (63). Dans le cas où ils sont relocalisés comme c’est le cas pour les ouvriers de Paris au 148 XIXe siècle, les «nouveaux» quartiers qu’ils occupent comme celui de la Goutte-d’Or, restent toujours pauvres, avec des petits logements. Il y a donc peu de différences avec les endroits insalubres du centre. Les commerçants ont leur logement dans la continuité de leur boutique, au rez-dechaussée, dans des conditions souvent médiévales, ne disposant que d’une sorte de couloir ou d’alcôve, où peu d’air circule (Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen Age à nos jours 158), comme il l’est illustré dans L’Assommoir et Au Bonheur des dames. Peu importe le quartier, les conditions sont les mêmes pour tous les petits boutiquiers. Dans le cas de l’ouvrier à domicile du XIXe siècle, «une pièce unique abritait devant l’âtre, à ras du plancher, toutes les activités quotidiennes, la cuisine, le repas, le sommeil… et même le travail» (Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen Age à nos jours 181). Au XXe siècle, les anciens canuts15 de Lyon, vivaient dans des appartements très hauts de plafond, par conséquent très difficiles à chauffer, avec une grande pièce, claire qui servait d’ateliers, et dans laquelle se trouvaient les métiers à tisser. Il y avait aussi une cuisine séparée en deux dans sa hauteur avec une petite chambre au-dessus, mais peu d’hygiène régnait dans ces logements très sombres (L’Invention du quotidien 182). Dans cette catégorie de métiers, le travail passe avant la vie de famille, ce qui explique pourquoi le lieu de travail occupe la majeure partie du logement. Le logement des Coupeau est construit sur le même modèle, la boutique donnant sur la rue, une grande pièce avec de grandes fenêtres, et dans le fond, se trouve la chambre. 15 Tisseurs de soie. 149 Contrairement à la plupart des ouvriers, les Coupeau sont propriétaires. Comme ils ont peu de place et que cette habitation est exiguë, chaque pièce a une double utilité, combinant à la fois les activités du jour comme le travail dans la salle principale, et la cuisine dans la chambre, et celles de la nuit avec le repas du soir installé dans la blanchisserie, et la chambre pour dormir. D’autre part, le mobilier est vétuste, puisqu’il s’agit de celui de Gervaise quand elle est montée à Paris avec Lantier, et des biens de Coupeau avant de se marier. Mais à l’occasion de la fête, Gervaise emprunte un fourneau en terre aux Boche pour la cuisson des plats, ainsi qu’une marmite au restaurant voisin pour faire rôtir l’oie, ce qui complète les deux fourneaux installés dans la chambre/cuisine. Le logement, comme le mobilier, a double emploi. Elle fait preuve de créativité et transforme la boutique en salle où manger, avec des rideaux en mousseline accrochés aux fenêtres pour protéger des regards curieux des voisins et également rendre l’endroit plus intime. Il faut comprendre ici faire distingué et se rehausser socialement: «Les rideaux pendus devant les vitres laissaient tomber une grande lumière blanche, égale, sans une ombre, dans laquelle baignait la table, avec ses couverts encore symétriques, ses pots de fleurs habillés de hautes collerettes de papier; et cette clarté pâle, ce lent crépuscule donnait à la société un air distingué» (L’Assommoir 263). Nous allons voir que l’endroit est trop pur pour rester ainsi toute la soirée. Contrairement à la bourgeoisie qui transforme son espace privé en lieu public en recevant la société bourgeoise, (The Structural Transformation of the Public Sphere 45-48), Gervaise se sert du lieu public, la scène de travail, pour «essayer» d’en faire un lieu privé, «essayer», car l’envie d’écraser 150 le quartier l’incite à voir ce qui se passe chez elle par l’intermédiaire de la porte ouverte au milieu du repas. Bien que la salle à manger se démocratise au XIXe siècle, elle ne fait pas partie du logement de la classe ouvrière. Il n’y a aucun mobilier de cette salle spécialisée, et par conséquent l’établi sur lequel les femmes repassent pendant la semaine est posé sur des tréteaux en guise de table sur laquelle le couvert est mis. La blanchisseuse fait les choses de façon extraordinaire peut-être pour se faire plaisir mais surtout pour rendre les autres jaloux et montrer ce qu’elle possède. Elle sort une nappe blanche impeccable, des serviettes dont deux damassées ainsi que des assiettes en porcelaine pour les Lorilleux, installées symétriquement pour les quatorze couverts, un verre et une fourchette par personne, le tout donnant l’effet d’une chapelle au milieu de la boutique d’après Gervaise et Maman Coupeau (L’Assommoir 253), certainement à cause de la couleur blanche, symbole de pureté. «Quant au linge de maison, il [tient] la même place qu’au siècle précédent dans l’orgueil des familles françaises, fussent-elles moins que bourgeoises» (Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen Age à nos jours 175). Certains éléments sont donc là pour se surélever d’un cran socialement, comme avec cette nappe bien blanche et surtout bien repassée, et des assiettes en porcelaine. La grosse faïence est d’habitude ce qu’utilise la classe populaire et seule la bourgeoisie a les moyens d’en acheter un service sur lequel elle fait inscrire le chiffre de la famille (173). Gervaise en a quelques assiettes qu’elle réserve aux Lorilleux pour leur porter un coup. 151 Elle possède une petite ménagère, des cuillers et des fourchettes essentiellement pour manger la soupe, et il est à penser qu’il y a aussi des couteaux pour manger la viande, même si ceux-ci ne sont pas mentionnés. Il est en effet encore rare de trouver des couverts à cette époque et comme je l’ai mentionné un peu avant, la fourchette reste très rare en France, ne faisant son apparition qu’à la fin du XVIIIe siècle dans l’aristocratie. Contrairement à la bourgeoisie, le ton est au partage dans le milieu prolétaire, ceci s’explique du fait que certains objets telles les salières, les carafes ne sont pas en grand nombre. Ceux-ci sont considérés comme des trésors, étant donné la façon dont elles réagissent après en avoir posé un sur la table. Cette table avec quatorze couverts leur donne un gonflement d’orgueil. Pour compléter la table, les pots de fleurs que les invités apportent y sont posés dessus. Nous avons auparavant parlé des priorités de la classe ouvrière quand elle dîne. Dans le cas présent, hormis Virginie qui trouve l’arrangement de la salle mignon (263), personne ne remarque le couvert ou le travail des deux femmes puisqu’il s’agit de quelque chose de non-comestible, mais le tour est joué puisque l’ensemble porte un coup aux Lorilleux. Ils s’arrêtent de suite en entrant dans la boutique. Elles (Maman Coupeau et Gervaise) avaient accroché de grands rideaux dans la vitrine; mais, comme il faisait chaud, la porte restait ouverte, la rue entière passait devant la table. Les deux femmes ne posaient pas une carafe, une bouteille, une salière, sans chercher à y glisser une intention vexatoire pour les Lorilleux. Elles les avaient placés de manière à ce qu’ils pussent voir le développement superbe du couvert, et elles leur réservaient la belle vaisselle, sachant bien que les assiettes de porcelaine leur porteraient un coup. «Non, non, maman, cria Gervaise, ne leur donnez pas ces serviettes-là! J’en ai deux qui sont damassées. –Ah bien! murmura la vieille femme, ils en crèveront, c’est sûr.» 152 Et elles se sourirent, debout aux deux côtés de cette grande table blanche, où les quatorze couverts alignés leur causaient un gonflement d’orgueil. (L’Assommoir 253) Pour cette classe sociale, les mets, plus que les objets de décoration impressionnent. Le nombre de mets est aussi représentatif d’une élévation sociale. Puisqu’il s’agit de quelque chose d’événementiel, Gervaise opte pour un repas de type bourgeois de par la structure, avec un potage, une trilogie de viandes, des entremets, et du dessert (Le Mangeur du XIXe siècle 165), parmi lesquels doivent figurer des préparations «distinguées» (L’Assommoir 248). Pour commencer le repas, le potage est de rigueur, il s’agit ici du pot-au-feu, plat typique du début du XIXe siècle de la classe populaire, qui doit cuire longtemps pour que la viande soit tendre. Cette préparation banale n’a aucun secret pour n’importe quelle cuisinière. Les talents de celle-ci se retrouvent dans les autres préparations. Pour la triade de viande, la cuisinière désire deux plats en sauce, une blanquette de veau, cette viande blanche, coupée en morceaux, est mise à bouillotter à très petit feu, une heure et demie, avec juste assez d’eau, des carottes, des aromates, des champignons et des petits oignons. La sauce consiste en un roux blanc à la crème et au jus de citron, liée au jaune d’œuf comme une sauce poulette (Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen Age à nos jours 240). L’autre est une épinée de cochon, soit une échine de porc en ragoût, servie avec des pommes de terre. D’après les menus du Baron Brisse, le veau et le porc font partie des viandes les plus chères au XIXe siècle, (Essai sur la sensibilité alimentaire à Paris au 19e siècle 93), mais hormis la viande, ces plats ne sont pas coûteux, impressionnent, et ne présentent rien de compliqué dans la préparation si ce n’est du 153 temps puisqu’ils sont meilleurs réchauffés et que la sauce se fait au dernier moment. Gervaise est sûre que ça plaira aux invités, la sauce épaisse calant les estomacs, et se sent tout à fait capable de réussir ce qui met en valeur ses talents de cuisinière et a le sentiment de devenir importante du fait que cette cuisine prend beaucoup de temps, caractéristique de la cuisine populaire. Pour ce qui est du rôt, le choix est arrêté sur une oie. Les Parisiens adorent la volaille et plus elle est grosse, plus le prix est élevé. Celleci est énorme à la peau rude, ballonnée de graisse jaune. La bête fait douze livres et demie, ce qui provoque la surprise et les plaisanteries autour de la table. Les légumes verts sont rares et par conséquent très onéreux, les petits pois comptent parmi les légumes de luxe que l’on retrouve à la table du bourgeois (135), cuits avec un peu de sucre pour accentuer leur goût fondant. Inversement, dans le cas présent, ceux-ci sont préparés avec des lardons ce qui enlève la finesse de ce légume et rend le légume épais, mais fait justement le régal des invités. Quant à la pomme de terre, elle a du mal à faire son entrée en France au XVIIe siècle, les gens se méfient de ce tubercule à l’allure douteuse si bien qu’ils en nourrissent les bêtes, et même en temps de disette, ils n’en veulent pas. Il faut attendre 1769 pour qu’un dénommé Parmentier s’acharne à montrer les bienfaits du tubercule et découvre comment l’utiliser pour faire du pain de pomme de terre sans farine. L’aristocratie trouve qu’elle a un goût pâteux, est insipide, indigeste et flatueux. Elle le renvoie au peuple pensant qu’il en voudra puisqu’il a un palais plus grossier et est capable de tout pour apaiser sa faim. Pour encourager le peuple à consommer des pommes de terre, Louis XVI, convaincu par les idées de Parmentier, fait planter un champ qu’il fait garder par les 154 soldats qui ont pour ordre de laisser les gens voler les tubercules la nuit. Le fruit défendu finit par être mieux apprécié et accepté par le peuple pendant les périodes de disette de la Révolution16 (Histoire de la cuisine française 222-23). Quelques années plus tard, ce tubercule devient une constante sur les tables les plus simples, comme dans Germinal et Les Mangeurs de pommes de Terre de Vincent Van Gogh. Le reste du repas chez les Coupeau comporte de la salade, et en dessert du gâteau de Savoie en forme de temple, forme significative de vouloir s’élever, avec du fromage blanc, à cette époque-là servi après les gâteaux, et des fraises. Il y a peu de desserts, chose normale dans les milieux simples. Le sucré apparaît comme superflu, un élément du décor pour terminer le repas, et le gâteau est généralement acheté. Il faut aussi ajouter qu’entre la Révolution et jusqu'à la fin de l’Empire, le sucre est rare en France17. Benjamin Delessert établit une fabrique pour extraire le sucre de betterave pour remédier à la pénurie de sucre, mais ce n’est que sous Louis XVIII qu’il y aura un équilibre entre les sucres coloniaux et l’industrie du sucre de betterave. Nous allons revenir aux plats plus longuement lorsque nous analyserons les manières et les commentaires des convives. Contrairement à la table du bourgeois, il n’y a pas de poisson. Pourtant, ce serait une façon de se surélever socialement, mais les femmes ne trouvent que des choses négatives à dire sur cet aliment. Comme nous l’avons vu précédemment, les classes les plus simples ne savent pas comment le manger. Deux plats en sauce ne font pas partie de 16 En 1789, Parmentier publie son Traité sur la culture et les usages de la pomme de terre, de la patate et du topinambour. La disette devient sa meilleure alliée pendant la Révolution (Histoire de la cuisine française 223). 17 En 1806, les Anglais décident d’empêcher les navires français de quitter les Antilles et d’importer du sucre en Europe. Napoléon décide de bloquer les importations anglaises: c’est le blocus du sucre. Ceci durera jusqu’à la fin de l’Empire (Histoire de la cuisine française 262-63). 155 ce qui est servi dans la bourgeoisie, un est suffisant. Les ingrédients sont nobles à l’origine, c’est ensuite dans la manière dont ils sont cuisinés qu’ils perdent leur affiliation bourgeoise. Cependant, rien n’est subtil dans la cuisine de Gervaise qui illustre ce que mange la classe populaire pour les grandes occasions. Les invités arrivent à partir de cinq heures, même si le dîner ne commence pas avant six heures, endimanchés pour l’occasion, les femmes sanglées dans un corsage sous leur robe, un châle, un bonnet, les cheveux pommadés, luisants, et les hommes en gilet et redingote. S’habiller fait partie du rituel de la fête. Seul, Coupeau porte la blouse parce qu’il ne faut pas se gêner entre amis et que c’est le vêtement de l’ouvrier même si ironiquement lui, avec le père Bru, est le seul homme à ne pas travailler autour de la table. Sa tenue vestimentaire signale que le dîner doit être détendu. Elles ne savent trop comment agir et copient les unes sur les autres, passant constamment d’une pièce à l’autre, à cause du bruit de la rue et de la forte chaleur d’asphyxie qui se dégage de la chambre. Tout le monde rit, saute en criant, se sent détendu, ce qui provoque les blagues sur la manière dont les invités ont peu ou presque pas déjeuné pour faire honneur à la cuisinière. Comme nous l’avons vu, dans la classe ouvrière, la maîtresse de maison n’est pas épaulée par son mari. Dans le cas présent, elle est aidée par sa belle-mère, les femmes s’occupent de tout ce qui a attrait à la maison pendant que l’homme est au marchand de vin. Gervaise est occupée avec les derniers préparatifs en cuisine, comme celle du potau-feu, la sauce de la blanquette pendant que l’oie continue de cuire. Ainsi a-t-elle du mal à répondre aux questions des invités. Elle remplit à la fois deux fonctions, celle de 156 distraire ses invités, et celle d’être en cuisine. La première est laissée de côté, ce qui explique pourquoi les gens font le va-et-vient entre les deux pièces. Heureusement, tout le monde se connaît. Elle se sent fière de savoir qu’ils ont faim et qu’ils vont tout manger puisque c’est ce qu’elle attend. Pour elle, une telle envie de manger est lui faire honneur. «(L)a politesse veut qu’on mange, lorsqu’on est invité à dîner. On ne met pas du veau, et du cochon, et de l’oie pour les chats. Oh! la patronne pouvait être tranquille: on allait lui nettoyer ça si proprement, qu’elle n’aurait même pas besoin de laver la vaisselle le lendemain» (L’Assommoir 256). Tout dévorer est une habitude, et Virginie sait tout à fait ce qui va se produire, «Quand je pense que vous travaillez depuis trois jours à toute cette nourriture, et qu’on va rafler ça en un rien de temps!» (256). Ces commentaires montrent bien qu’ils sont tous venus avec l’idée de manger, prennent la nourriture au sérieux, et ne disent pas de paroles en l’air en affirmant qu’il n’y aura pas besoin de faire la vaisselle le lendemain puisque tout sera consommé. En fin de compte, hormis manger, ils ne savent quoi faire d’autre, et ceci se constate lorsque, par exemple, Virginie, Gervaise, et Goujet sortent à la recherche de Coupeau, le reste de la société attend, affamé, faisant les cent pas autour de la table, bâillant légèrement et s’ennuyant (259). Enfin, tout le monde se met à l’aise pour passer à table, les femmes se débarrassent de choses inutiles tels que les châles et les bonnets, et pour ne pas se salir, relèvent leur jupe avec des épingles. Ces «préparations physiques» rappellent celles du «jury-dégustation18», et Jacques Arnoux qui enlève sa redingote pour se mettre à l’aise et 18 Jury créé par Grimod de la Reynière pour «rendre des arrêts sur la qualité des denrées et leur savante préparation» (Histoire de la cuisine française 250). Ce groupe qui rassemble entre autre Cambacérès, l’un 157 écrire le menu au restaurant des Trois-Frères-Provençaux (L’Education sentimentale 66). Une fois attablés, les invités de Gervaise sont réservés, se faisant des politesses, pour en fin de compte devenir tels qu’ils sont habituellement, leurs manières se relâchant au fur et à mesure de la soirée, comme dans La Peau de chagrin. Cela peut être attribué d’une part au logement exigu, au va-et-vient entre la chambre et la boutique provoquant une gaîté, une excitation des corps et de la parole, également à la cuisine et à la boisson échauffant les esprits, et d’autre part à la nature même de la fête se devant d’être vécue pleinement. Ce relâchement se confirme au cours du repas, montant comme un crescendo au fur et à mesure que les plats sont sur la table. Pour se mettre en appétit, bien que Coupeau ait à nouveau disparu, les convives mangent du pot-au-feu servi avec des pâtes d’Italie, préparation choisie par Gervaise parce que tout le monde aime ça et que c’est toujours bon (L’Assommoir 248). Ce plat ne suscite aucun commentaire, soit parce qu’il reste consommé par tous de façon hebdomadaire et qu’ils n’y prêtent aucune attention, soit parce qu’ils se nourrissent, tout simplement, en faisant taper leur cuillère au fond de leur assiette (262). Par contre, dès que la blanquette arrive, premier plat de viandes, les convives s’exclament autour de la table et voient que la cuisine commence à être sérieuse (263). Comme le signale Bourdieu, la viande est l’aliment qui «tienne au corps», peut-être le seul vrai aliment donc. Ils sont tous concentrés sur ce qu’ils mangent, et le sont en fait pour chaque plat de viande, si bien qu’ils ne parlent pas, sauf pour faire remarquer que le saladier se vide des rédacteurs du Code civil et archichancelier de Napoléon Bonaparte, et Brillat-Savarin, se réunit une fois par mois chez l’un des amphitryons pour déguster et noter des mets nouveaux au début du XIXe siècle (250-51). 158 et que la sauce est un peu trop salée, le plat passant de main en main, chacun reprenant de la viande, de la sauce et des champignons, le tout consommé avec du pain, jusqu’à ce que le plat soit vide. «La sauce était un peu trop salée, il fallut quatre litres pour noyer cette bougresse de blanquette, qui s’avalait comme une crème et qui vous mettait un incendie dans le ventre» (264). Réfléchissons sur ce qui se passe ici pour mieux comprendre la mentalité des dîneurs. L’idée est non pas d’apprécier ou de déguster mais de consommer et de «faire la fête» aux préparations, comme s’il y avait un rapport de force entre les mangeurs et la viande, plat de résistance. Comme nous l’avons mentionné plus haut, la viande est le seul vrai plat de résistance et elle doit être découpée pour être mangée, d’où l’idée de résistance. Ceci est renforcé avec le terme «bougresse», expression péjorative pour espèce, et qui n’indique donc pas de plaisir. Le fait que la sauce soit trop salée ne les empêche en aucun cas de se resservir jusqu’à ce qu’il n’en reste plus. De plus, le vin bon marché que servent les Coupeau est là pour la faire passer. Ils boivent quatre litres de vin uniquement sur l’échine de porc, donc peu importe la qualité des préparations. Mais en fin de compte, pourquoi l’estomac est-il en feu? Est-ce à cause de la sauce, du vin, du mélange des deux, ou le fait qu’ils mangent rapidement, sans s’arrêter, sauf pour se resservir. Inversement, avoir le ventre en feu ne pose pas de problèmes pour la suite du repas. Une fois qu’ils ont fini de «tuer» le veau, Gervaise n’attend pas et fait passer l’épinée de cochon sur la table, avec de grosses pommes de terre rondes, que tout le monde se prépare à attaquer. Chacun surveille le plat, attendant son tour pour se servir. 159 La blanquette semble avoir creusé l’appétit, l’alcool aidant, il y a plus de commentaires pour l’échine, et l’ambiance autour de la table se relâche. La lutte entre la nourriture et les dîneurs semble un peu apaisée, la viande de porc fondante surtout suscite le plus de plaisir, et les pommes de terre plaisent aussi mais nécessitent de boire du vin. En fait, il faut se demander pourquoi. Est-ce parce que le vin appelle à une plus grande consommation d’alcool, ou bien est-ce parce que les pommes de terre considérées comme un légume ne sont pas ce que la société préfère, contrairement à la viande et qu’il faut par conséquent faire couler? Quoiqu’il en soit, le cochon, plat lourd et gras, plaît beaucoup, le plat et les assiettes bien nettoyées si bien qu’il n’y a pas besoin d’en changer pour consommer les petits pois, ceux-ci d’ailleurs passant inaperçus contrairement aux deux plats en sauce. Leur petitesse explique leur finesse mais les empêchent d’être appréciés ici. Heureusement, il y a des lardons pour donner du goût. Il est donc possible de constater l’attrait de la classe ouvrière pour les plats carnivores et son rejet pour les choses fines. Le passage suivant illustre bien ce que pensent les gens du repas et l’ambiance qui règne à table. Il est à remarquer qu’ils sont détendus, s’expriment naturellement, mangent et boivent de façon gloutonne, soit à l’état de nature. Puis, lorsqu’on se fut servi, on se poussa du coude, on parla la bouche pleine. Hein? quel beurre cette échinée! quelque chose de doux et de solide qu’on sentait couler le long de son boyau, jusque dans ses bottes. Les pommes de terre étaient un sucre. Ca n’était pas trop salé; mais juste à cause des pommes de terre, ça demandait un coup d’arrosoir toutes les minutes. On cassa le goulot à quatre nouveaux litres. Les assiettes furent si proprement torchées, qu’on n’en changea pas pour manger les pois au lard. Oh! les légumes ne tiraient pas à conséquence. On gobait ça à pleine cuiller, en s’amusant. De la vraie gourmandise enfin, comme qui dirait le plaisir des dames. Le meilleur, dans les pois, c’étaient les lardons grillés à point, puant le sabot de cheval. Deux litres suffirent. (L’Assommoir 264) 160 Il faut noter qu’ils utilisent le mot «gourmandise» mais pour le rattacher aux femmes, à une cuisine plus fine, comme les légumes verts pour les femmes. Les hommes mangent des petits pois en effet par pure gourmandise, soit en se forçant, mais le font surtout à cause des lardons qui transforment les légumes en matière carnée. L’utilisation de «gourmandise» correspond bien d’ailleurs à leur état d’esprit. Ils l’attribuent aux femmes, celles-ci consommant plus de légumes et des choses plus «raffinées». Comme nous l’avons vu au début de ce chapitre, manger en grande quantité est ce qui importe, contrairement à être gourmet, faisant référence à la qualité et la finesse, et que nous pouvons attribuer aux classes aristocratiques. A l’idée d’assuétude peut s’additionner l’image d’un combat épique entre la classe populaire et la nourriture, et tout consommer signifie que les ouvriers remportent le défi, peu importe la manière dont c’est fait. La table ressemble déjà à un champ de bataille, la nappe est tachée de vin, couverte de miettes, les assiettes et les fourchettes pleines de gras (265), avant même d’y avoir apporté l’oie pour laquelle tout le monde se réserve. Le petit interlude entre les plats en sauce et la volaille, permet aux mangeurs de se remettre physiquement de l’offensive faite aux préparations précédentes. Le relâchement s’installe un peu plus. Les femmes s’essuient la figure avec leur serviette, les hommes déboutonnent leur gilet, tout le monde se met à l’aise avant d’attaquer l’oie. Cette volaille reste pendant longtemps le rôt des célébrations à cause de sa taille et de sa viande tendre (History of Food 350). Celle-ci est comme une drogue, sensibilisant les mangeurs et étant bombardée par les connotations philosophiques, esthétiques et morales (Le Mangeur du XIXe siècle 130). 161 Le repas atteint son apogée avec la bête tant attendue, énorme, dorée, ruisselante de jus, envoûtant les mangeurs (L’Assommoir 266). Il faut se rappeler ici du chapitre trois dans Candide, des Te Deum et de la bénédiction avant le massacre (Candide 14244). Avant d’être découpée, elle est admirée, personnifiée, comparée à une femme à cause de ses belles cuisses, de son ventre, et de sa peau de blonde. Sur un plan sexuel, elle est en effet désirable, ce qui amène les hommes à faire des plaisanteries polissonnes et révèle la personnalité de certains autour de la table. Les femmes sont elles aussi excitées. Par exemple, Clémence, femme célibataire attirée par les hommes et se laissant toucher par eux, demande le croupion. Boche, coureur de femmes, aimerait que l’une d’entre elles lui verse dans la bouche le même flot de jus que lâche l’oie de son derrière (L’Assommoir 267). Les mœurs se libèrent donc au moment de l’oie blanche, viande à la chair blanche, savoureuse, grasse, et dont la peau dorée. Cette bête éveille les sens de chacun, l’homme devenant le coq du village répondant au caquètement féminin. Peu importe s’il est question du troisième plat de viandes, les mangeurs se jettent sur l’oie au point d’en avoir une indigestion. Ils continuent d’avaler, rongent les os jusqu’à la moelle, il n’est plus question de gourmandise, mais plutôt de ne rien perdre, comme s’il s’agissait du dernier souper, la Cène, ou d’une machine incapable de s’arrêter. Par exemple, il y eut là un fameux coup de fourchette; c’est-à-dire que personne de la société ne se souvenait de s’être jamais collé une pareille indigestion sur la conscience. Gervaise, énorme, tassée sur les coudes, mangeait de gros morceaux de blanc, ne parlant pas, de peur de perdre une bouchée; et elle était seulement un peu honteuse devant Goujet, ennuyée de se montrer ainsi, gloutonne comme une chatte. Goujet, d’ailleurs, s’emplissait trop lui-même, à la voir tout rose de nourriture. (L’Assommoir 268) 162 Gervaise se met en position de volatile, appuyée sur les coudes, en train de se gaver comme une oie, ne voulant pas perdre une bouchée, et ne pouvant pas résister à la nourriture. Elle n’est pas la seule d’ailleurs puisque Goujet fait la même chose en la voyant. L’oie gavée remplit à son tour les mangeurs. Nous avons mentionné que Gervaise a pour but d’impressionner et de rendre les Lorilleux jaloux. Elle y réussit mais le repas de fête est aussi pour eux l’occasion de se venger et de tout consommer pour qu’il ne leur reste rien. «Les Lorilleux passaient leur rage sur le rôti; ils en prenaient pour trois jours, ils auraient englouti le plat, la table et la boutique, afin de ruiner la Banban du coup» (L’Assommoir 268). En fait, tout le monde agit de la sorte, et illustre l’idée du «nettoyage général de la monnaie» (246) et de ce qui se mange. Pour certains, comme Coupeau, fortement sous l’influence de la boisson, l’épisode de l’oie est l’occasion de prendre la parole et de participer. Le maître de maison intervient une fois qu’il a suffisamment bu, pour faire tomber toute retenue. Rappelons qu’au début du repas, il a indiqué qu’il était en chemise parce qu’entre amis, il ne faut pas se gêner (263). Il impose ses règles en tant qu’hôte en incitant les femmes à agir comme elles l’entendent, à se mettre à l’aise ce qui les poussent à dégrafer leur corset, à manger autant qu’elles l’entendent, n’ayant que faire des maris et en lançant le défi à Virginie de manger le haut d’une cuisse pleine de peau puisqu’elle raffole de la peau! Lui, en aurait bouffé toute la nuit, sans être incommodé; et, pour crâner, il s’enfonçait un pilon entier dans la bouche. Cependant, Clémence achevait son croupion, le suçait avec un gloussement des lèvres, en se tordant de rire sur sa chaise, à cause de Boche qui lui disait tout bas des indécences. Ah! nom de Dieu! 163 oui, on s’en flanqua une bosse! Quand on y est, on y est, n’est-ce pas? et si l’on ne se paie qu’un gueuleton par-ci, par-là, on serait joliment godiche de ne pas s’en fourrer jusqu’aux oreilles. (L’Assommoir 269) La scène de la volaille montre les convives à l’état de nature en train de manger. Coupeau, le maître de maison, invite les femmes à se mettre à l’aise si bien qu’elles n’hésitent pas à défaire leur corset, se préparant pour être prises. Clémence se transforme en volaille, glousse. Cette partie du festin a donc un côté orgiaque. Coupeau montre son côté macho, en se mettant un pilon entier dans la bouche, indiquant qu’il est robuste et qu’il peut manger de la volaille toute la nuit sans tomber malade. Il veut souligner son côté robuste, a déjà bien bu et ne conçoit rien d’autre chose à boire que du vin. Il se donne en spectacle en le servant de haut pour voir le jet rouge et retire les carafes d’eau de la table (269). Alors qu’au début, la porte du magasin est fermée pour garder l’intimité, le repas finit par s’étaler dehors. Il ouvre grand la porte, afin de montrer au quartier ce qui se passe chez lui, d’afficher comment la noce s’amuse ce soir-là, et de rendre les autres jaloux, chose réussie puisque le voisinage s’installe au pas de la porte, attiré par les odeurs d’oie et l’ambiance. En fait, si tout le monde mange et boit autant, c’est en partie à cause de Gervaise qui pousse à la consommation en resservant tout le monde et en insistant pour qu’ils terminent la salade de la même façon qu’ils ont fini la blanquette et le cochon. Comme dans le potlach, elle sacrifie tout, ne gardant rien, et c’est aussi une façon de montrer qu’elle ne compte pas et qu’elle est généreuse. L’idée que tout doit être mangé est aussi dans la nature du pauvre d’avaler jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus, tout comme il n’y a pas de capital économique il ne peut y avoir d’économie de quoique ce soit. Elle agit pareil 164 en nourrissant ce mythe, en offrant toujours davantage, alors que les gens ne demandent rien. Elle sait qu’en offrant le vin qu’elle s’était pourtant promise de garder, celui-ci va être consommé puisqu’à partir du moment où les choses sont offertes, elles doivent être entièrement consommées, même si personne n’a besoin de plus d’alcool. Si nous observons bien, dans ce milieu, il y a une escalade entre nourriture, et boisson qui vont jusqu’à n’en plus pouvoir, cette notion d’abondance. Les ingrédients appellent à l’alcool, même dans le cas du bouillon, le vin est nécessaire pour faire couler les pâtes d’Italie (262)! A partir du moment où le vin est sur la table, il faut le consommer, et les pâtes ne sont qu’une excuse pour en prendre. Si nous relevons, il est utilisé pour noyer cette «bougresse de blanquette» trop salée (264), puis pour faire passer les pommes de terre (264). Il n’est jamais bu pour le plaisir, d’une part parce qu’il n’est pas de bonne qualité, mais aussi parce qu’il est consommé en trop grande quantité trop rapidement, ce qui enlève toute notion de plaisir. Le solide appelle le liquide, l’un entraînant l’autre jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de quoi que ce soit. Cet abus de tout aboutit à une ambiance très détendue, un langage très familier, voir même grossier qui montre que l’homme régresse à l’état de nature. J’ai utilisé l’image de la lutte entre la nourriture et les humains. Le résultat se trouve exposé à la fin, comme un trophée de chasse, avec le nombre de bouteilles descendues, et les épluchures du dîner, entassées dans un coin pour «mesurer» ce qui s’est consommé au cours de la soirée. 165 Il faut maintenant se demander si Gervaise a atteint ses objectifs, à savoir se surélever socialement le jour de sa fête, épater ses invités, rendre jaloux les Lorilleux, faire envie au voisinage, et si tout le monde a eu du plaisir au cours de la célébration. En choisissant de recevoir quatorze personnes plus les enfants, pour sa fête, elle a affiché les moyens financiers de le faire, montrant qu’elle n’en était pas à deux personnes près. Ceci montre sa générosité qui se confirme aussi lorsqu’elle continue d’offrir à ses invités qui ont déjà trop mangé et trop bu. Il s’agit à la fois d’un acte généreux, mais aussi une façon de faire envie et de montrer l’abondance des choses dans le ménage, comme dans le potlach, jusqu’au point de tout sacrifier. Elle s’est surélevée l’instant d’un dîner, ce qui lui portera tort par la suite. Elle ne s’est pas non plus contentée de cuisiner, puisqu’elle a créé une salle où recevoir et où manger, ne serait-ce que l’espace d’un temps. Inversement, les dîneurs n’y font pas attention, sauf Virginie, car ils sont venus pour célébrer, à savoir consommer. Bien que les Coupeau aient voulu garder leur intimité au départ, l’idée de faire envie et de montrer au quartier comment on s’amuse chez eux était bien trop forte pour y résister. En ce qui concerne la consommation, nous remarquons que même dans le cas où les classes populaires peuvent choisir des ingrédients de luxe, l’impact de l’habitus reste si fort qu’elles éprouvent toujours le besoin de préparer ces aliments à leur façon, faute de manque d’intérêt pour en connaître une autre, et d’ajouter un aliment affilié à leur catégorie sociale. L’exemple des petits pois montre bien que servir des préparations ou des ingrédients chers n’est pas apprécié, d’une part parce qu’il s’agit de légumes verts et non de viande, et d’autre part parce que «engloutir» est ce que recherchent les dîneurs. 166 Ils mangent des petits pois pour manger des lardons, les premiers devenant ainsi de la viande par contiguïté. Le niveau d’appréciation dans le cas des réceptions révèle un intérêt pour ce qui se consomme physiquement et qui concerne la survie. Le reste correspond au superflu non nécessaire pour vivre. En fin de compte, la fête est l’occasion de manger et de boire jusqu’à n’en plus pouvoir, idée de vivre jusqu’à l’extrême, surtout au XIXe siècle, du fait des événements historiques précédents, et qui sont la hantise ancestrale de la disette et des grandes famines. Il s’agit là aussi de l’économie de la rareté. Dans La Distinction, Pierre Bourdieu explique qu’il est très difficile d’échapper à son habitus et à l’idée de classe; un moyen de s’en sortir est le capital culturel véhiculé par l’éducation reçue qui elle-même dépend du milieu social. Dans le cas de la classe populaire du XIXe siècle, celle-ci a pour principale préoccupation de gagner suffisamment d’argent pour pouvoir manger et survivre d’autre part, elle ignore l’importance du capital culturel car elle n’y a pas accès financièrement et culturellement et n’en comprend pas les buts à cause de son manque d’éducation. Elle est donc condamnée à «reproduire» l’habitus dans lequel elle a grandi malgré une grande volonté de s’en sortir, comme dans le cas de Gervaise. Le fait d’avoir économisé pour acheter un fond de commerce montre une grande volonté de vouloir s’élever socialement. Quoiqu’il en soit, cette classe sociale n’arrive pas à faire totalement partie d’une classe plus élevée, ne serait-ce que pour un temps, puisque l’habitus, composé de processus inconscients et semi-conscients, détermine la trajectoire sociale d’une personne dans son attitude et ses manières de faire. Ce qui est servi peut donner le sentiment d’appartenir à la petite 167 bourgeoisie, mais en réalité le naturel des habitudes revient pour dominer, comme par exemple, les chansons et les histoires racontées en fin de repas. 168 CHAPITRE 6 CONCLUSION Nous venons de découvrir les habitudes culinaires des classes sociales vivant à Paris au XIXe siècle, à partir d’œuvres littéraires de l’époque. Nous avons couvert chronologiquement les quatre catégories sociales, et l’ordre choisi eût pu difficilement être différent. Ce choix reflète l’économie prospère de l’époque à partir de 1826 (Histoire de la cuisine bourgeoisie du Moyen Age à nos jours 145-46), et l’intérêt des écrivains pour tout d’abord les gens les plus riches et surtout la grande et la nouvelle bourgeoisie, respectivement dans le cas de Balzac et de Flaubert. Comme je l’ai mentionné dans l’introduction, ce n’est qu’à partir du réalisme qu’il nous est possible de voir les classes populaires en train de vivre. Il en est de même en peinture, nous voyons ces classes en train de travailler pour les classes supérieures. Zola nous a donc permis de découvrir la petite bourgeoisie et la classe ouvrière sous le Second Empire. Décrire les gens à table montre que manger est une des préoccupations de l’époque. Cette évolution montre bien aussi l’impact de la Révolution française sur l’ensemble de la population, et le temps qu’il a fallu pour que les choses s’installent et se stabilisent, non seulement d’un point de vue politique, mais aussi dans la vie de tous les jours. Les différents changements de pouvoir, la Restauration, la révolution de 1848, le 169 coup d’état montrent l’instabilité de la France, la mise à l’écart des classes inférieures de la part du gouvernement d’un côté, et la montée de la bourgeoisie de l’autre. Les premières ne participent pas aux décisions, n’étant pas propriétaires. Par contre, la Révolution a permis à la classe bourgeoise d’avoir accès à tout ce qu’il y a de meilleur, et comme nous l’avons vu, c’est elle qui nous a permis de connaître tout ce que nous mangeons aujourd’hui et qui a élargi le sens du mot «restaurant». Bien manger et manger à l’extérieur sont donc devenu un domaine accessible à tous. Les grandes tables pour les plus riches et sous le nom de table d’hôtes, les restaurants pour les plus démunis, les célibataires, comme dans le cas de Folantin dans A vau-l’eau de J-K Huysmans. Il s’agit donc d’une révolution dans le sens où tout le monde a accès à presque tout ce qu’il veut. Parmi les choses les plus importantes en ce qui concerne la nourriture, et qui n’ont cessé de se multiplier, il y a la diversité des ingrédients venant du monde entier, l’apparition de grands restaurants dans la capitale dès le début du siècle, la construction des Halles de Baltard sous le Second Empire, et le fait que tout le monde puisse manger à sa faim et s’offrir de temps en temps un petit extra. Un autre grand changement est au niveau de Paris. La capitale subit de grands changements au XIXe siècle, comme nous l’avons vu principalement dans le chapitre 4. Au début du siècle, la capitale ressemble encore à une ville du Moyen Age, avec des rues très étroites, des logements sombres, dans lesquels vivent les gens les plus pauvres et s’entassent les nouveaux arrivants. Ce sont dans ces conditions que se propagent de grands fléaux, tel que le choléra. Paris doit donc être transformé pour accueillir les gens venus des campagnes dans l’espoir de trouver du 170 travail, et également pour devenir vivable. Comme nous l’avons observé, les plus aisées quittent les quartiers insalubres pour s’installer sur les futurs grands boulevards, quartiers non exploités encore, les arrondissements du centre furent réaménagés pour le commerce, et les plus pauvres furent déplacés vers le quartier de la Goutte-d’Or et les futurs arrondissements du sud-est, endroits défavorisés et qui resteront marginalisés. Ils sont écartés des endroits bon marché où s’achalander et deviennent ainsi condamnés à avoir moins de choix et de payer plus cher. Les études sociologiques du XXe siècle nous ont permis de mieux comprendre le mode de vie, les conditions de travail, et les habitudes culinaires des différentes classes sociales. Grâce à Michel de Certeau, nous avons pu voir comment les gens de la classe ouvrière vivent, l’importance qu’ils attachent à leur quartier, et aux commerçants. L’étude sociologique de Pierre Bourdieu a permis aussi d’analyser et de comprendre comment et pourquoi les goûts et les habitudes culinaires varient. Celles-ci dépendent du goût, du capital économique, du capital culturel et surtout des habitudes acquises et transmises de génération en génération. Comme l’a souligné Bourdieu, il est très difficile d’échapper à son habitus. La nouvelle bourgeoisie tente de le faire au XIXe siècle mais l’argent ne suffit pas. Peu importe les classes sociales, elles ont toutes pour but de se mettre en valeur ou de surélever lorsqu’elles reçoivent, ne serait-ce que pour un temps, et c’est de cette manière que le repas en commun sert de marqueur social et gagne en importance. Comme nous l’avons vu, chaque catégorie a ses priorités dans le repas offert. Plus elle est élevée, plus elle a des goûts de luxe et plus la qualité domine, alors que plus 171 une classe est basse, plus les goûts de nécessité et la quantité s’affichent, et c’est de cette manière que le deuxième et le cinquième chapitres diffèrent. Une explication à ceci est le fait que les classes les plus basses ont manqué de quoi manger à différentes périodes de l’Histoire, et ont aussi besoin de manger en grande quantité pour pouvoir produire manuellement. Pour elles, la qualité importe moins et elles préfèrent consommer et vivre le moment pleinement. Faisons maintenant un bilan de nos quatre chapitres pour voir le symbole de la nourriture pour chacune des classes sociales. Dans La Peau de chagrin, il fut question de comment la grande bourgeoisie vit sous la Restauration de 1830. Pour elle, il y a peu de changement puisqu’elle avait déjà accès au luxe parisien avant la Révolution, participait aux décisions importantes en politique et détenait les places importantes de l’économie, et ceci n’a fait qu’augmenter au XIXe siècle. Elle ne fut pas touchée par les événements politiques de l’époque et fut la première à bénéficier du régime de Louis Philippe, elle a donc gagné du pouvoir. En ce qui concerne son mode de vie, nous avons aussi remarqué qu’elle continue d’habiter dans ses hôtels particuliers, tout comme le faisait l’aristocratie aux siècles précédents. Elle est très riche, ce qui lui permet d’avoir de somptueux décors de style rococo, d’afficher des objets de décoration très raffinés, et de bénéficier de beaucoup d’espace. Contrairement aux nouvelles classes sociales du XIXe siècle, elle a déjà fait transformer son intérieur en espace public, c’est-à-dire dispose d’au moins de salons et d’une salle à manger. En ce qui concerne la façon dont elle reçoit, celle-ci va de pair avec le luxe des hôtels. 172 Pour elle, recevoir est naturel et habituel et ceci est possible grâce au capital économique et aux goûts de luxe. Nous avons vu qu’elle a des pièces réservées aux jours de réception, emploie du personnel de maison si bien que tout est fait de façon naturelle et recevoir fait partie du quotidien. La recherche de l’esthétisme et de l’harmonie domine entre le décor de table magnifique, avec des ustensiles de table se liant au décor des murs, faisant ainsi ressortir les moindres petits détails, et les mets servis. Emerveiller, surprendre, combler, faire plaisir font partie de l’acte de recevoir. Tout comme les éléments du décor sont nombreux, les meilleurs ingrédients sont servis en abondance, les plats de chaque service multipliés, mis en valeur sur des plats magnifiques en porcelaine ou des surtouts en bronze. Nous avons aussi remarqué qu’il n’est pas seulement de nourriture mais aussi de manières et de pensées. Dans ce milieu-là, les connaissances intellectuelles des invités sont importantes car ils favorisent une bonne ambiance avec de riches discussions à table. Tout comme dans le banquet grec ou romain, le plaisir de la table passe par le plaisir de l’esprit. Les convives font de l’esprit, en font davantage au fur et à mesure que les différents vins circulent. Ils savent remarquer les belles choses et sont sensibles à leurs mises en valeur. Il existe donc un accord entre ce que l’hôte met à disposition, à savoir son habitation, de très bons mets, de délicieux vins, avec les invités, et les discussions qui s’en suivent. En fin de compte, cette soirée n’a rien de nouveau dans l’histoire du dîner et est très similaire au banquet grec, avec du vin servi tout au long du repas et non seulement pour le symposium. L’harmonie (nourritures physiques, spirituelles et charnelles) présente tout 173 au long du repas est possible à cause des moyens économiques et du capital culturel élevés dont dispose la grande bourgeoisie. Dans le chapitre suivant, nous avons analysé comment la bourgeoisie se nourrit vers 1848, et surtout ce qu’elle recherche dans l’acte de consommer. Nous l’avons décrite en train de se restaurer à l’extérieur, seule classe le faisant si souvent à l’époque. Comme nous l’avons dit, les restaurants se sont développés après la Révolution, et ceci grâce à la nouvelle bourgeoisie. Contrairement à la grande bourgeoisie, elle est restée dans l’ombre et s’est développée courant du XIXe siècle. Elle n’a ni les moyens, ni l’espace, ni les manières qu’a la grande bourgeoisie. Elle se forme et s’affiche en dînant à l’extérieur pour montrer son argent, le fait qu’elle existe, et insiste sur le fait que c’est son tour d’avoir maintenant accès à tout ce qui était réservé à l’aristocratie les siècles précédents. Son but est de faire envie, et L’Education sentimentale illustre très bien comment les restaurants sont utilisés, entre autre par les hommes qui sortent entre eux, parce qu’ils raffolent de bonne cuisine et de bons vins, et aussi par les bourgeois y vont avec leur maîtresse, celle-ci faisant partie de l’institution sociale. Inversement, et comme il le fut expliqué, la nouvelle bourgeoisie a beau goûter au luxe autrefois réservé aux classes supérieures, il lui manque le capital culturel pour pouvoir et savoir comment apprécier. Ceci prouve que le capital économique peut s’acquérir mais qu’il n’est pas suffisant pour apprécier tout l’aspect esthétique et avoir la notion d’étiquette. La majeure partie de la bourgeoisie ne fréquente pas les restaurants pour le plaisir de manger, mais plutôt pour se montrer. Nous avons noté qu’elle manque d’originalité dans ce qu’elle commande, et encore une fois l’absence de capital culturel 174 l’empêche de lire un menu et de créer une harmonie entre les mets et les vins. Elle choisit selon ses caprices et ses désirs du moment, choisissant les choses les plus coûteuses, et buvant du champagne parce que c’est la mode de l’époque. Elle dispose du capital économique pour le faire très souvent, mais contrairement à la grande bourgeoisie, ses dîners ne sont pas aussi riches du fait du manque de raffinement et de connaissance des convives. Un échelon plus bas, se trouve la petite bourgeoisie qui elle dispose de moins de moyens financiers et n’a pas de capital culturel. Contrairement aux milieux précédents, celui-ci n’a hérité de rien, mais a accédé à son rang social à force de travailler. Elle a commencé à ses constituer sous le Second Empire et se contente de ce qu’elle a, tant qu’elle en a assez pour vivre et pour mettre de côté, comme les Quenu dans Le Ventre de Paris. Dans le cas du XIXe siècle, la petite bourgeoisie est surtout formée de petits commerçants, gens n’ayant pas fait d’études mais ayant appris le métier sur le tas, ou reprenant le fonds de commerce d’un proche. Très souvent, il s’agit de provinciaux montés sur Paris dans le but de s’en sortir économiquement, alors que rester en province les condamnait à la pauvreté. Ainsi, devenir commerçant est une ascension sociale et une chance de se surélever économiquement pour cette catégorie de personnes. Comme nous l’avons vu, son but est de se constituer un petit capital économique, de gagner suffisamment d’argent pour pouvoir vivre, manger et épargner, et elle y est parvenue à force de travailler. Cet aspect d’avoir de l’argent de côté lui donne l’impression de faire partie de la bourgeoisie, de limiter dans sa manière de faire, comme par exemple avoir son «jour» ou aller au théâtre une fois de temps en temps (Histoire de 175 la cuisine bourgeoise du Moyen Age à nos jours 169). Gagnant en importance surtout sous Napoléon III, elle bénéficie d’avantages et de récompenses, chose qui lui semblait normale puisqu’elle travaillait dur, mais qui la laisse à la merci des autorités. Inversement, elle ignore ce que sont le savoir vivre et le capital culturel du fait qu’elle n’a pas reçu d’éducation lui inculquant ses valeurs. Elle n’a pas la présence d’esprit, ni de sens critique pour prendre du recul par rapport à ce qui se passe et se rendre compte du fait qu’elle se laisse manipuler par le pouvoir. Tant qu’elle atteint son but d’avoir suffisamment pour vivre, et de se sentir dans son droit, alors le reste importe peu. Comme nous l’avons vu chez Michel de Certeau, les centres d’intérêt pour cette catégorie sociale se limitent à la vie de quartier, et au voisinage. C’est là où elle se sent bien, et il faut aussi rappeler que tout capital culturel est vue comme une soustraction du capital économique pour cette classe sociale. Nous n’avons pas observé la petite bourgeoisie à table, mais au travail aux Halles de Baltard, dans la vie quotidienne. Elle se nourrit bien et bénéficie des produits frais des Halles et par conséquent sa préoccupation n’est pas de trouver de quoi manger. Même si Le Ventre de Paris est un roman, les Halles de Baltard constituent un lieu symbolique à Paris, construit sous le Second Empire, représentant le pouvoir politique et la mentalité de l’époque. C’est là que viennent se nourrir les Parisiens, et ce sont eux qui font vivre la petite bourgeoisie. Celle-ci se trouve entre la bourgeoisie et le milieu prolétaire mais a en fin de compte les mêmes origines sociales que ce dernier. Tout comme les petits commerçants dont nous venons de parler, la classe ouvrière est aussi originaire de la province et monte sur Paris pour trouver un travail. Les femmes 176 sont généralement employées dans les maisons bourgeoises, utilisant leur expérience et leur savoir faire. Quant aux hommes, ils travaillent comme ouvriers ou cochers. Cette classe est embauchée et dépend des autres encore plus que les autres catégories sociales pour pouvoir vivre. Nous avons vu dans le cinquième chapitre que bien qu’elle essaie de s’en sortir économiquement, elle n’y réussit pas. En cas d’accident, comme dans le cas de Coupeau dans L’Assommoir, l’idée de devenir riche disparaît, c’est le début de la fin puisqu’elle n’a pas les moyens de se retourner et de faire face. Comme nous l’avons observé, elle vit dans des situations très précaires, habitant des logements sombres et exigus et est mise à l’écart du reste de la société, dans les quartiers les moins aménagés. Son salaire la condamne à vivre au jour le jour, et à ne pas faire d’excès si bien qu’elle trouve des petits plaisirs dans son quotidien et ceux-ci tournent autour de la nourriture et de la boisson. Il s’agit là de réconfortants, ne serait-ce que brefs, même s’ils finissent par détruire, dans le cas de l’alcool. Ce sont aussi des choses dont elle fut privée lors des révolutions, surtout en ce qui concerne de quoi manger. Pour reprendre les termes de Pierre Bourdieu, il s’agit là de goûts de nécessité. La nourriture a une place très importante car elle permet à la classe ouvrière de travailler manuellement, et par conséquent de produire de l’argent pour vivre. Encore plus que toute autre classe sociale, elle marque les événements pleinement autour de la table et éprouvent beaucoup de plaisir en manger en grande quantité. Elle célèbre comme si le futur n’existait pas, sacrifiant toute économie, ne gardant rien comme nourriture ou quoi que ce soit, et vivant uniquement dans le présent. Cette tradition vient des sociétés 177 archaïques et se perpétue au fil des siècles. Cette manière d’agir se comprend dans le sens où elle a à peine suffisamment de quoi vivre et par conséquent il lui serait très difficile de comprendre pourquoi épargner puisque cela l’empêcherait d’avoir quelques plaisirs quotidiens. Nous venons de voir que le repas en commun se répète dans plusieurs chapitres, peu importe la classe sociale. Deux chapitres concernent un repas de célébration dans deux classes bien opposées. Ne serait-ce que pour un court moment, tout le monde fait bombance pour marquer un événement important. Dans le cas d’une célébration ou non, comme nous l’avons noté, plus la classe est élevée, plus elle attache d’importance aux formes parce qu’elle considère l’acte de manger comme un plaisir, un spectacle des yeux et non plus comme une nécessité, ceci à cause de ressources économiques. Elle soigne le décor, opte pour la qualité plutôt que la quantité mais s’assure tout de même qu’il y a suffisamment. En revanche, si les moyens sont restreints et s’il s’agit d’un repas au quotidien, les gestes se limitent aux besoins de nécessité, c’est-à-dire uniquement manger. Dans le cas d’une célébration, les basses classes sociales insistent elles aussi sur la forme, le décor, même si ce sont des choses peu naturelles et superflues pour elles. La quantité est ce qui importe, comme dans le banquet, manger jusqu’à n’en plus pouvoir. Comme nous l’avons remarqué, le banquet reste la forme traditionnelle du repas de célébration. Il existait déjà pendant l’Antiquité mais était réservé aux dieux et aux classes supérieures, tandis qu’au XIXe siècle, et sous le Second Empire surtout, toutes les classes sociales organisent à leur tour des repas pantagruéliques. Comme nous l’avons vu dans L’Assommoir, le milieu ouvrier mange beaucoup. La même chose se retrouve dans 178 Germinie Lacerteux, elle cuisine et un de ses plaisirs est de manger. Ce milieu goûte lui aussi aux grands repas et célèbre de façon plus intense encore que les classes supérieures. Dans tous les cas, pour être réussi, le dîner réunit des gens de même classe sociale, ayant des intérêts communs. Faire bombance n’est donc plus réservé aux classes argentéees mais devient un plaisir pour tous et est encore vécu plus intensément pour les classes si longtemps privées. D’autre part, une des révolutions du XIXe siècle est que tout le monde peut manger pratiquement ce qu’il veut, la fréquence, la manière et le plaisir variant. Les catégories les plus élevées optent pour des aphrodisiaques, ingrédients coûteux et généralement des produits de la mer, tandis que les plus basses préfèrent surtout la viande, le poisson ne collant pas à la peau et étant une nourriture de femmes. Toutes les classes sociales servent un grand nombre de plats pour chaque service mais c’est à l’intérieur des services que les différences s’opèrent. Les classes supérieures offrent une grande variété de choses raffinées, très souvent inconnues des convives et ceci les ravit. Offrir des préparations nouvelles fait partie de la célébration, et elles savent que les invités apprécient. La classe prolétaire choisit des aliments qu’elle aime, et que ses convives connaissent et par conséquent auront plaisir à manger. Elle ne s’engage pas dans ce qui est inconnu, et sert ainsi des choses familières qui sortent de l’ordinaire, telle qu’une triade de viande comme dans le repas bourgeois. Elle recherche surtout la viande, les choses épaisses et qui rassasient et non les choses trop fines. Son choix également est basée sur la facilité de manger. Nous avons noté qu’elle fait des gestes simples pour se 179 nourrir, sans manières, et se concentre sur la faculté de manger et de mastiquer. Par conséquent, elle délaisse certains aliments tel que le poisson qu’il faut manger délicatement (La Distinction 210-11). Bien qu’elle ait des moyens limités, elle trouve du plaisir dans la nourriture, en fin de compte plus que la nouvelle bourgeoisie qui consomme pour le plaisir de se montrer et non pour apprécier. Peu importe la fortune, le plaisir de la table vient de l’intérieur. Comme disait Brillat-Savarin, il faut avoir des dispositions physiques pour pouvoir apprécier. Nous avons relevé certains éléments communs aux repas, comme le pain, le vin, la viande, les petits pois, et les fraises. Le pain et le vin sont servis à volonté, les boissons ayant en fin de compte les mêmes résultats sur tous, peu importe les cépages. Inversement, plus le capital économique devient élevé, plus le choix des alcools est varié, et plus la présentation est soignée. La préparation cependant varie, les uns préférant les choses sucrées et raffinées, des portions individuelles, tandis que les autres voulant ce qui est lourd et gras, et non mesuré. De plus, le souci d’avoir une table bien décorée en fonction des moyens de chacun se retrouve chez tous, avec la nappe blanche, symbole de pureté pour toutes les célébrations. Une des nouveautés aussi se retrouve dans la création de la salle à manger et de son mobilier. Il s’agit d’une pièce destinée au public et aux plaisirs de la table, et par conséquent possible après une ascension sociale, comme ce fut le cas pour Sandoz dans L’Œuvre d’Emile Zola. Mais ne pas en avoir n’empêche pas les gens de ne pas recevoir. C’est un luxe rendu possible grâce au capital économique. 180 Nous avons vu les gens se retrouver pour le plaisir, mais manger devient une grande fonction sociale, surtout dans les grandes tables parisiennes, comme dans A la recherche du temps perdu, avec Monsieur Swann qui déjeune avec le président de la République, et beaucoup d’affaires se traitent au cours des repas, généralement pris entre hommes au restaurant. La révolution culinaire continue son impact après la Belle Epoque, avec la naissance de la société de masses, et à partir de cette époque-là, tout le monde mange à sa faim. Un des grands changements aussi se produit au niveau du corps. Tout d’abord, les femmes commencent à s’émanciper, ne portent plus de corset, deviennent beaucoup plus actives durant et après la Première Guerre mondiale, par conséquent sont moins corpulentes, et leur corps se transforme car elles font du sport et font attention à la diététique («Discours de la mode des années trente aux années quatre-vingt-dix» 216). Allant avec la même idée, la mode des années 1930 montre un corps beaucoup plus fluide sous des robes droites, les femmes exposent leur corps sur les plages, portent des maillots de bain, et se font bronzer. Le corps prend donc de plus en plus d’importance (217-21) et ceci se retrouve dans les ouvrages de cuisine. La cuisine française continue toujours d’évoluer vers la gastronomie, avec Curnonsky19, mais Henri-Paul Pellaprat, grand chef à partir des années 1930 remarque l’importance d’avoir des ouvrages pour les jeunes maîtresses de maison. Il fait évoluer la cuisine en publiant L’Art culinaire moderne (1936), puis Cuisine végétarienne et régimes alimentaires (1937), et complète celui-ci douze ans plus tard Cuisine végétarienne et régimes alimentaires. Menus de régimes (1949). Ces quelques ouvrages montrent que la 19 Journaliste et écrivain. Président-fondateur de l’Académie des gastronomes. 181 cuisine s’adapte aux préoccupations de l’époque et à la diététique mais celles-ci ne seront reprises que fin des années 1970 avec Michel Guérard dans son livre La Grande cuisine minceur (1976). C’est aussi l’époque de la cuisine exotique et internationale, due à la venue de différentes ethnies en France. En fin de compte, peu d’ouvrages intéressants sur la cuisine et la gastronomie française sortent dans ces années-là. En revanche, les années 1980 sont fructueuses et montrent beaucoup de changements. A la suite de rapports sur la façon dont les Français se nourrissent et sur les méfaits de l’«Américanisation» qui pèse sur la société depuis ces dernières années, et il nous faut penser aux études de Michel de Certeau et de Pierre Bourdieu, les médecins conseillent aux gens de consommer une nourriture équilibrée, de faire plus d’exercice, et de veiller à leur cholestérol. Ceci engendre de nombreux livres sur la cuisine diététique, avec entre autre le livre de Michel Montignac, Je mange donc je maigris! (1987), ainsi que de nouveaux modes de cuissons comme la cuisine vapeur, et de nouveaux types de cuisine, telle la nouvelle cuisine et plus tard la cuisine fusion. Les grands chefs ont bien compris qu’ils devaient adapter leur cuisine aux goûts et aux besoins de leur clientèle. Nous sommes loin de la révolution culinaire du XIXe siècle puisque maintenant tout le monde peut manger mais d'autres paramètres sont intervenus pour montrer les effets d'une nourriture trop riche. La cuisine française essaie constamment de se renouveler tout en tenant compte des indications diététique et de ce que recherchent les individus. Mais en fin de compte, il existe un regain pour les cultures régionales et surtout pour la cuisine du terroir; ceci explique pourquoi de nombreux ouvrages de cuisine sont consacrés à la préparation des 182 produits régionaux, comme Mes Recettes de terroir (2000) du regretté Bernard Loiseau. Ceci ne veut pas dire que la cuisine de luxe n’existe plus. Bien au contraire, certains grands chefs ayant trois étoiles au Michelin ont su se diversifier pour attirer à la fois une clientèle de luxe et aussi une cuisine plus simple pour les petits budgets, tel Guy Savoy avec ses formules «Bistro». La gastronomie est un des secteurs de l’économie à souffrir le plus en cas de crise économique et par conséquent il faut des menus aux prix variés. Mais la nourriture et la cuisine se retrouvent aussi au niveau de l’art, ce qui montre bien que c’est une constante préoccupation des peuples. Très récemment, la nourriture a été associée à l’art et au genre, ceci prouve bien que la révolution culinaire du XIXe siècle a eu un impact considérable et que celui-ci est loin de disparaître. La cuisine est primordiale dans toute société; c’est une forme d’identité et à l’heure de l’Europe, il n’est pas anodin de voir augmenter les livres de cuisine régionale, comme nous venons de le mentionner. Très peu de grandes tables du XIXe siècle demeurent encore aujourd’hui. Il est très difficile de maintenir une excellente réputation et les guides touristiques tels le Guide Michelin et le Gault et Millau sont toujours la crainte menace de tous les chefs. Comme disait Bernard Loiseau, «le plus dur pour un chef, ce n’est pas d’avoir des étoiles, mais de les maintenir». Nous savons ce qu’il lui en a coûté. Mais être chef, c’est bien souvent être aussi homme d’affaires et savoir se diversifier. Par exemple, de nombreuses écoles de cuisine se sont ouvertes en France pour former des chefs et cet engouement s’est propagé en Asie et aux USA, comme «The Culinary Institute of America» ou «Le Cordon bleu». 183 Une des façons de remarquer l’intérêt de la cuisine est simplement de voir le nombre de guides et revues gastronomiques depuis 1900. Celui-ci a constamment augmenté depuis l’Exposition Universelle; le Guide Michelin, destiné au départ à dépanner les gens sur la route, a évolué à partir de 1920 pour enfin offrir des adresses où déjeuner aux gens sur les routes, et a établi sa classification des restaurants et hôtels à partir de 1926. Depuis, le Gault et Millau, Relais et Châteaux et le Guide du Routard, parmi les plus célèbres, sont sortis. Il suffit de regarder dans un kiosque à journaux le nombre de revues spécialisées en vin ou en cuisine et constater qu’il ne cesse d’augmenter, chacune ayant sa spécialité. Une chose sur laquelle nous pourrions nous interroger est de savoir s’il existe une différenciation alimentaire basée sur l’orientation sexuelle. Nous avons vu que les remarques de Pierre Bourdieu dans La Distinction montrent une différenciation alimentaire entre les classes sociales. Y a-t-il autre chose qu’une différence économique dans la manière dont l’homme homosexuel et la lesbienne se nourrissent? J’ai voulu montrer dans mon travail l’importance de la grande révolution gastronomique. Ce travail est un continuel projet dans le sens où la cuisine n’arrête pas de se renouveler et elle n’a pas fini de nous émerveiller et de nous impressionner. 184 BIBLIOGRAPHIE Althoff, Gerd. «Manger oblige: repas, banquets et fêtes.» Histoire de l’alimentation. Paris: Fayard, 1996: 305-16. Aron, Jean-Paul. 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