LES ARTS DE LA TABLE: NOURRITURE ET CLASSES SOCIALES

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LES ARTS DE LA TABLE: NOURRITURE ET CLASSES SOCIALES DANS LA
LITTÉRATURE FRANÇAISE DU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE
DISSERTATION
Presented in Partial Fulfillment in the Requirements for
the Degree Doctor of Philosophy in the Graduate
School of The Ohio State University
By
Anne V. Lair, M.A.
*****
The Ohio State University
2003
Dissertation Committee:
Approved by
Professor Jean-François Fourny, Adviser
Professor Dennis Minahen
Professor Mihaela Marin
__________________________
Adviser
French and Italian Graduate Program
ABSTRACT
Prior to 1789, only the members of the aristocracy had access to fine cuisine and
that through chefs they privately employed. The French Revolution clearly had a
substantial impact on many aspects of French society, but one of the most notable
changes was the gastronomical revolution that took place at the beginning of the 19th
century. Selected works by 19th-century French authors provide vivid examples of the
results of this change in culinary habits and traditions.
The first chapter of this dissertation examines how the upper classes lived and
entertained, particularly through the private dinners they gave. In Honoré de Balzac’s La
Peau de Chagrin, the banquet, a tradition that carries over from Antiquity is examined.
These banquets were given by the upper classes included exceptional settings,
extraordinary foods and wines, and activities.
In the second chapter, one sees that members of the bourgeoisie used restaurants
to entertain their mistresses or to conduct business. However, this social class did not
have the savoir-faire nor the savoir-vivre to truly appreciate the pleasures of food.
Examples from Gustave Flaubert's L’Education sentimentale illustrate how the
bourgeoisie used restaurants. .
The third chapter focuses on Le Ventre de Paris by Emile Zola, which illustrates
the way the political regime can destroy the lower classes. The Halles de Baltard, which
ii
play an important role in Le Ventre de Paris, are a perfect example of Parisian
architecture of at the time and illustrate the importance of food during the 19th century in
France.
Chapter four focuses on Zola's L'Assommoir, which provides many examples of
the relationship of the working class to food. For example, the Parisian working class of
the Second Empire often celebrated major life events with large quantities of food, of
which they were severely deprived of during the Old Régime. These celebrations
included many types of foods, which symbolized strength and wealth. In conclusion,
unlike previous centuries where culinary pleasures had been reserved for upper classes,
the 19th century-gastronomical revolution enabled members of all social classes to not
only to have access to food but more importantly to find pleasure in food.
iii
En mémoire de ma mère, Jacqueline Lair
iv
REMERCIEMENTS
Ce long travail n’aurait pu être accompli sans l’aide de plusieurs personnes.
Tout d’abord, Jean-François Fourny, mon directeur de thèse qui m’a toujours encouragée
tout au long de mon doctorat, m’a donné confiance en moi, et m’a fait découvrir de
nombreux ouvrages passionnants sur la culture française et notamment Pierre Bourdieu.
Il est toujours intervenu lorsque j’avais besoin d’aide tout en me laissant ma liberté et la
possibilité d’être créative. Nos nombreuses discussions m’ont permis d’avancer dans
mon travail, et aussi de découvrir un excellent professeur. Parmi d’autres, il y a Dennis
Minahen, avec qui j’ai pris goût à la littérature du XIXe siècle, et Mihaela Marin qui m’a
fait découvrir Zola. De nombreux autres professeurs m’ont beaucoup aussi apporté
intellectuellement, Judith Mayne entre autre.
Sur un autre point de vue, mon fidèle mentor, Diane Birckbichler, m’a toujours
soutenue et offert de travailler sur différents projets en pédagogie qui ont tous suscité ma
joie et mon éveil. Ma sœur, Catherine, toujours là pour m’encourager, et mon père, que
j’ai si souvent envoyé faire quelques virées à la Fnac pour me procurer des ouvrages sur
la nourriture. C’est aussi avec lui que j’aime cuisiner le plus lors de mes visites en
France. Durant les derniers jours, Flavia Vernescu fut présente à mes côtés pour
compléter la dernière ligne droite qui semblait parfois un peu longue. Elle m’a beaucoup
soutenue et encouragée. A vous tous, merci.
v
VITA
May 1, 1968 ………………………………...Born – Tours, France
1988-1991.………………………………….Anglophone Studies,
University of Tours, France
May 1996 .…………………………………..B.A. French, University of Wisconsin
– La Crosse,
June 1998 ……………………………………M.A. French, The Ohio State University
Spring 2003………………………………….Ph.D. French Culture and Literature
The Ohio State University
1996 – present ………………………………Graduate Teaching and Research Associate
The Ohio State University
August 2003 – ………………………………Assistant Professor of French
University of Northern Iowa
PUBLICATIONS
Articles in Scholarly Publications
1.
A. V. Lair. (2001). “Meeting the Needs of International TAs in the Foreign
Language Classroom: A Model for Extended Training” (with C. Chalupa) published in
Mentoring Foreign Language Teaching Assistants, Lecturers, and Adjunct Faculty.
Boston: Heinle and Heinle 2001, (119-42).
Textbooks and ancillary materials
2.
A. V. Lair. (2000). Instructor’s Research Manual to accompany Invitation au
monde francophone (with J. Hall). Dallas: Holt, Rinehart, Winston.
vi
3.
A. V. Lair. (2000). Video Manual to accompany Invitation au monde francophone
(with J. Hall). Dallas: Holt, Rinehart, Winston.
FIELDS OF STUDY
Major Fields: French and Italian
Minor Fields: French culture and 19th century French literature
French language courses
French language pedagogy
French cinema
vii
TABLE DES MATIÈRES
Page
Abstract ………………………………………………………………………………...ii
Dédicace ……………………………………………………………………………….iv
Remerciements …………………………………………………………………………v
Vita …………………………………………………………………………………….vi
Chapitres:
1. Introduction ………………………………………………………………………….1
2. Une célébration dans la grande bourgeoisie de 1830 ………………………………14
3. La bourgeoisie dîne à l’extérieur …………………………………………………...54
4. Le Louvre du peuple ………………………………………………………………..94
5. Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es ……………………………………129
6. Conclusion ...………………………………………………………………………169
Bibliographie ..………………………………………………………………………..185
viii
CHAPITRE 1
INTRODUCTION
Etudier la façon de se nourrir et d’utiliser les aliments est un sujet inépuisable et
qui continuera de se renouveler. Pourquoi se concentrer sur le XIXe et non sur d’autres
siècles est une des questions logiques que nous devons nous poser. Comme nous allons
le voir brièvement, plusieurs périodes dans l’histoire des civilisations ont leur
importance, et ce depuis l’Antiquité, en Grèce notamment, jusqu’à nos jours, en Europe,
entre autre. En ce qui concerne la France, il faut attendre les temps modernes pour voir
apparaître deux révolutions gastronomiques, la première ayant lieu au début du XVIIIe
siècle et ne touchant que les classes aisées, et la suivante prenant place au XIXe siècle, et
cette fois favorisant toutes les classes sociales. Ces révolutions ne signifient pas que tout
est nouveau, non. Nous allons voir les rites et les formes qui se transmettent de
civilisation en civilisation, et ceci, grâce à la littérature de l’époque qui illustre la manière
dont les gens vivent, leurs préoccupations, leurs pensées, et les faits historiques
importants. Ceci permet de voir l’importance de la table et le symbole qu’elle représente
dès l’Antiquité, et demeurant encore jusqu’à nos jours.
Dès les premières civilisations, la prise du repas en commun a une place
importante; elle se retrouve sous forme de banquets, et le partage du repas est un symbole
1
d’union, de célébration et d’accord. On ne peut s’empêcher de penser à la Cène du Christ
le jeudi saint pour souligner l’idée de communion et de partage; le symbolisme religieux
est certainement présent dans le rituel du banquet. Les banquets dans l’Antiquité sont
organisés le plus souvent par les dieux afin de prendre des décisions importantes, ou bien
si le banquet est organisé par des particuliers, il prend un aspect un peu solennel pour
marquer une union entre des individus, ou fêter de grands événements pour souligner
l’union d’un peuple. Quel que soit le cas, il est question de célébration et d’union
marqués par des formes rituelles.
L’assemblée des grands dieux au cours de laquelle sont prises des décisions
importantes se tient souvent lors d’un banquet. Le banquet apparaît comme une
des principales marques de la solidarité qui unit ce groupe, en même temps qu’il
illustre les agréments de la vie divine telle que la conçoivent les humains. Le
banquet est normalement organisé par le dieu le plus âgé ou le plus haut placé.
(Histoire de l’alimentation 47)
Cette forme de repas devient exploitée et modifiée en fonction de l’événement marqué. Il
s’agit d’une forme sûre qui se perpétue au fil des siècles, même pendant des périodes
instables.
Au Moyen Age, bien que l’agriculture se développe et que la nourriture devienne
plus abondante et plus variée grâce à l’apparition des épices et aussi en fonction des
saisons, la famine subsiste toujours. Du XIe au XIIIe siècle, la France connaît encore de
fortes périodes de famine, dues à la croissance continue de la population et à l’irrégularité
des récoltes (L'Economie rurale et la vie des campagnes dans l'occident médiéval 216-17,
547-49). En fait, cette population ne produit pas assez pour mettre de côté, et ceci ne fait
surtout pas partie de son état d’esprit. Vivre pleinement signifie produire pour ensuite
consommer immédiatement, de façon intense, comme dans toute société archaïque, au
2
point de ne rien laisser et de retourner dans un état de pauvreté, ainsi que nous le verrons
plus en détail dans le chapitre 5, lors de la fête de Gervaise dans L’Assommoir d’Emile
Zola.
D’un point de vue économique, les premiers livres de cuisine paraissent dès le
début du XIVe siècle, parmi les plus importants il faut citer Le Ménagier de Paris et Le
Viandier1. Les livres restent très rares puisque écrits à la main, et aussi du fait que les
cuisiniers ne savent pas lire et apprennent le métier sur le tas, mais la littérature de
l’époque montre bien à quel point les gens sont obsessionnellement en quête de
nourriture, ce qui se caractérise par une profusion du vocabulaire nourricier, comme dans
Le Roman de Renart. Par contre, une invention importance naît, la fourchette, à
Byzance, dès le XIVe siècle. Celle-ci marque le début de la civilisation à table, même
s’il lui faudra attendre le XVIe siècle pour apparaître sur quelques tables françaises de
l’aristocratie.
A la Renaissance, les livres de cuisine deviennent un peu plus nombreux, grâce à
l’invention de l’imprimerie, même si la cuisine n’a pas évolué depuis le Moyen Age. Il
faut noter un engouement pour la nourriture, la boisson et aussi la sexualité, dans les
textes littéraires, et dont le parfait exemple est dans Gargantua de Rabelais. Dès sa
naissance, Pantagruel déclare: «A boire! à boire! à boire!» (99). Il s’agit là de besoins
physiques qui montrent bien les préoccupations naturelles de la population. Celle-ci
consomme, s’empiffre dès qu’elle trouve de quoi manger, et comme au Moyen Age, les
famines subsistent toujours au XVIe siècle (L’Identité de la France 160).
1
Œuvre très importante de la cuisine médiévale composée en 1375 par le grand chef Guillaume Tiruel,
connu sous le nom de Taillevent (Culture and Cuisine 99).
3
En revanche, au XVIIe siècle, la littérature gastronomique se développe
davantage et les goûts sont plus raffinés. La cuisine connaît une grande évolution, surtout
dans l’aristocratie puisqu’elle a à son service des chefs et de nombreux employés de
cuisine qui lui permettent de recevoir très souvent. Nous voyons aussi la même quête
pour la nourriture, avec comme exemple, des scènes dans lesquelles les gens
commandent à boire et à manger, comme dans Le Tartuffe.
Une première révolution gastronomique a lieu au début du XVIIIe siècle, suscitée
par l’aristocratie qui a les moyens d’accéder à tout ce qu’elle veut, notamment les choses
liées à la gastronomie. Inversement, un peu comme dans les sociétés archaïques, elle
pratique le potlatch2 au sens où elle reçoit dans le but de surpasser ce qui a été servi à
dîner la veille ailleurs, et elle peut le faire grâce à son personnel et son chef de cuisine.
Ceci ne veut pas dire que les gens aiment manger, non ceci signifie que la cuisine, les
mets sont un marqueur social très utilisé par la classe supérieure.
Quant au peuple, celui-ci est touché par la famine et c’est une des causes de la
Révolution de 1789. Pour la deuxième année consécutive, les récoltes ne sont pas bonnes
et le peuple meurt de faim. Suite à la Révolution française, le pays est marqué par une
longue série de conflits entre républicains et monarchistes au XIXe siècle. La
bourgeoisie gagne du pouvoir et s’enrichit alors que les classes les plus basses souffrent
toujours de famines, qui, pour la plupart auront lieu entre 1812 jusqu’en 1848 (L’Identité
de la France 160-61). Les goûts de la bourgeoisie pour ce qu’il y a de meilleur, le
développement des marchés et des restaurants entraînent une deuxième révolution
2
Concept de tout partager et de tout sacrifier dans certaines sociétés archaïques du continent nord
américain. Nous en parlerons dans le chapitre 5.
4
culinaire, celle du XIXe siècle. Celle-ci a un impact considérable et au fil du siècle,
toutes les classes sociales finissent par avoir de quoi manger.
Comme nous le verrons dans le chapitre 3, la classe bourgeoise consomme à
l’extérieur, soit en public, pour être vue et manger aussi bien que l’aristocratie l’a fait
durant les siècles précédents, faisant ainsi vivre les restaurants tenus par les anciens chefs
de l’aristocratie et encourageant ainsi le développement d’établissements dans la capitale.
A cela s’ajoute le discours gastronomique développé sous trois formes. 1) Les différentes
littératures de cuisine avec les livres que les grands chefs publient et utilisés par la suite
par les chefs de maisons bourgeoises. 2) Plus tard dans le siècle, les livres de cuisine
aussi bien français qu’étrangers, sont écrits simplement pour devenir accessibles aux
jeunes ménagères ayant reçu une éducation afin d’être maîtresses de maison. 3) Toujours
faisant partie du discours gastronomique, se trouvent les guides se rapportant aux
restaurants et aux bonnes adresses, dans le but d’éduquer la nouvelle bourgeoisie sur les
notions d’étiquette, entre autre.
Nous pouvons ajouter à ce discours gastronomique la littérature de l’époque,
laquelle illustre les scènes de la vie de tous les jours, florissant dans le mouvement
réaliste, puis par la suite dans le mouvement naturaliste. A partir de cette époque, il
existe un ensemble mêlant à la fois le cadre de la salle à manger, les détails de la table et
des mets, et ceci aussi bien dans les espaces privés (intérieur bourgeois) que publics
(restaurants, banquets ruraux). Comme nous le verrons, la salle à manger est une
invention récente, d’où l’apparition de tout un nouveau mobilier que nous découvrons
dans le milieu bourgeois, et soigner le décor de la table est une chose commune à toutes
5
les classes, avec par exemple la présence de la nappe blanche. Les commerces sont aussi
présents dans la littérature, comme il le sera expliqué dans le chapitre 4, et nous
observerons les gens en train de faire leurs courses et découvrirons ce qu’ils consomment.
Tous ces événements et nouveautés expliquent pourquoi le XIXe siècle connaît
une deuxième révolution gastronomique. Ainsi, c’est sur cette période que nous allons
nous concentrer dans les différents chapitres à venir. Chacun d’eux représente une classe
et une période de l’histoire bien spécifiques du XIXe siècle, à Paris.
Le chapitre 2 correspond au banquet chez Taillefer dans La Peau de chagrin de
Honoré de Balzac. Celui-ci prend place sous la Restauration vers 1830, et ce repas en
commun se passe dans la grande bourgeoisie. Ce point de départ est important car il
permet d’observer les différences et les ressemblances entre les expériences de
l’Antiquité et la manière dont la grande bourgeoisie du XIXe siècle reçoit. Nous
observerons le cadre, les objets sur la table, les mets, les boissons et la façon de se
divertir au cours de cette soirée.
Par opposition, dans le chapitre 3, il sera intéressant d’étudier les scènes de repas
pris à l’extérieur, notamment dans L’Education sentimentale de Gustave Flaubert, livre
mettant bien en valeur comment la bourgeoisie vit vers 1848. Ces situations permettent
de cerner le lieu symbolique que devient le restaurant, comment il sert de lieu social à
cette époque, qui le fréquente, dans quels buts les gens s’y rendent, ce qu’ils y font, et ce
qu’ils commandent. Même si les restaurants existent déjà au XVIIIe siècle, il s’opère des
changements avec la montée de la bourgeoisie qui les met à la mode. Au fil du siècle,
nous verrons que toutes les classes ont accès au restaurant.
6
Ensuite, dans le chapitre 4, il sera question de la petite bourgeoisie commerçante
aux Halles, sous le Second Empire, avec plus précisément Le Ventre de Paris d’Emile
Zola. Il s’agit de gens bénéficiant du pouvoir sous Napoléon III, travaillant ou étant
propriétaires de boutique aux nouvelles Halles de Baltard, et par conséquent étant au
contact de la nourriture et des Parisiens. Mais attention, ces Halles nourrissent et avalent
aussi les Parisiens. Ce livre est très important car il montre l’importance que prend la
nourriture, expose les produits de luxe, le monde du commerce et l’attitude des petits
commerçants sous le Second Empire. Nous assisterons à certaines fabrications, la vie de
certaines boutiques, et verrons comment les gens vivent et ce que le monde des Halles
implique.
Enfin, dans le chapitre 5, nous baserons notre travail sur le roman L’Assommoir
d’Emile Zola, toujours sous le Second Empire. Il sera question de la classe ouvrière du
quartier de la Goutte-d’Or, de la façon dont elle vit et comment Gervaise, héroïne de
l’histoire, célèbre sa fête. Ce repas tient une grande place dans le roman et montre que
manger est une des grandes préoccupations du prolétariat, plus encore que dans les autres
catégories sociales. Dans le cas d’un grand événement, lui n’hésite pas à dépenser tout ce
qu’il a, comme dans le potlach dont nous avons brièvement parlé.
Notre conclusion nous permettra de mettre en valeur les changements mais aussi
les similitudes entre les classes sociales du XIXe siècle, la manière dont elles arrivent à
constater l’impact de la seconde révolution gastronomique sur toutes les catégories
sociales, non seulement au XIXe mais aussi au XXe siècle.
7
Puisqu’il s’agit d’une étude des classes sociales, il est également important de
mettre en valeur le rôle des «genres» et la division sexuelle du travail dans les œuvres
choisies, entre les différents lieux et entre les différentes classes sociales. En ce qui
concerne l’acte de recevoir, dans la haute et la moyenne bourgeoisies, le personnel de
maison assure l’intendance et le bon déroulement du repas, rôle que jouera la maîtresse
de maison par la suite. Dans le cas où la femme participe au dîner, elle n’est pas en
cuisine mais prend part à la réception ou alors fait partie du symposium3. Elle ne s’y
connaît pas en cuisine car elle ne fait jamais les courses, et ne sait d’ailleurs pas cuisiner.
Au restaurant, le bourgeois semble plus expérimenté car il s’y rend souvent pour des
dîners entre hommes, alors que la femme est mal à l’aise, ne sachant pas quoi commander
car elle manque d’habitude, et reçoit plutôt chez elle. Dans la petite bourgeoisie et les
milieux défavorisés, elle prend le temps de discuter avec les clients, favorise donc les
relations et le commerce alors que l’homme est dans l’arrière-boutique en train de
confectionner. C’est elle qui cuisine et fait les courses, l’homme étant exclu de ces
tâches.
Sur le plan de la participation, l’hôte et les invités abordent d’autres types de
nourritures. Il faut aller plus loin que le fait de se nourrir physiquement, et considérer
l’échange que ce soit aussi bien au niveau de la nourriture spirituelle que de la nourriture
charnelle, ceci en fonction du milieu social. Dans les œuvres sélectionnées, certains
espaces se prêtent mieux que d’autres à tous ces types de nourritures, et également
certains éléments du repas comme l’alcool, provoquent chez les convives un relachement,
3
Activité qui suit l’acte de manger dans le banquet grec et consiste à boire.
8
non seulement au niveau de la discussion, mais aussi au niveau du corps. Le deuxième,
troisième et cinquième chapitres illustrent ces deux cas.
Il faut également voir la nourriture en tant que marqueur social, de par la manière
dont les ingrédients sont préparés, dont ils sont servis et dont ils sont commentés. Ceci
nous amènera à distinguer le gourmet du gourmand, le premier mangeant des choses fines
pour le plaisir de les goûter alors que le second mange pour le plaisir de consommer.
D’une classe à l’autre, les aliments peuvent être les mêmes, mais ils seront cuisinés et
appréciés différemment. Chaque classe recherche quelque chose de précis dans le repas.
Dans tous les cas, nous remarquerons que les plaisirs de la chair sont des priorités. Pour
ce qui est des classes supérieures, l’envie de faire partager, de manger de bonnes choses,
et de dialoguer domine, alors que dans les classes inférieures, c’est surtout l’envie de
faire bonbance, de s’amuser, et aussi de se surélever socialement, ne serait-ce que
l’espace d’un repas. Manger peut être simplement se nourrir, ou bien devenir l’occasion
de se réunir entre amis ou en famille, être une occasion de faire partager des spécialités,
servir de marqueur social ou bien de valeur monétaire (The Sociology of the Meal 47).
De manière à bien comprendre les motivations des mangeurs, passons aux contributions
du XXe siècle.
A la suite de 1968, Jean Baudrillard parlera ainsi de «société de consommation»,
entre autre, la production alimentaire (Manger aujourd’hui 11). Dans les années 70, des
sondages montrent un changement dans la manière dont les Français se nourrissent et
prouvent que les familles prennent moins souvent leurs repas ensemble. Il est intéressant
de voir que la France, célèbre pour sa cuisine, souffre en fait comme beaucoup d’autres
9
pays de «modernité alimentaire» et d’«américanisation» de la nourriture. Cette
constatation soulève un intérêt croissant d’un point de vue ethnologique, anthropologique
et sociologique pour essayer d’éduquer la population contre les dangers d’une mauvaise
alimentation. Nous nous étendrons sur l’intérêt pour la nourriture dans la conclusion.
Parmi les études de la nourriture et des classes sociales les plus connues en
France, nous avons celle de Pierre Bourdieu dans La Distinction: critique sociale du
jugement, et celle de Michel de Certeau dans L’Invention du quotidien: habiter, cuisiner;
dans les deux cas, il s’agit de travaux basés sur la population française dans la seconde
moitié du XXe siècle, étape importante en terme d’étude sociologique, la première étude
datant de 1979, et la seconde de 1980.
Le sociologue Pierre Bourdieu dans La Distinction: critique sociale du jugement,
se livre à une analyse sociologique de la population française. Une première enquête a
été distribuée en 1963 à 692 sujets (hommes et femmes) de Paris, Lille, et une petite ville
de province, et une seconde fut faite de 1967-68 sur 1217 personnes (587-88). Il s’agit
d’un questionnnaire de vingt-cinq questions regroupant des questions notamment sur les
goûts en matière de décoration intérieure de la maison, de vêtement, de chanson, de
cuisine, de lecture, de cinéma, de peinture et de musique, de photographie, et de radio, le
but étant de «cerner» le goût.
Sa recherche est basée sur une étude de toutes les strates sociales, à partir de
laquelle il tire des conclusions sur l’habitus4. Selon Bourdieu, le goût se définit
socialement et la classe sociale est l’élément faisant varier le goût; d’autre part, la
hiérarchie du goût est elle-même un reflet de la hiérarchie des classes sociales. En ce qui
4
Comportement acquis et caractéristique d’un groupe social.
10
concerne la nourriture, il faut se référer aux chapitres «L’habitus et l’espace des styles de
vie» (chapitre 3) et «Le choix du nécessaire» (chapitre 7), dans lesquels le sociologue
remarque qu’au fur et à mesure qu’une classe s’élève dans la hiérarchie sociale, le budget
réservé aux consommations alimentaires diminue pour consommer une nourriture plus
légère, plus raffinée et aussi pour avoir un corps plus mince. Par exemple, le budget
nourriture des employés est plus restreint que celui des ouvriers, pour consommer une
nourriture et des matières moins grasses, des légumes frais, du poisson, soit une
nourriture plus chère (201). Mais il ajoute que la consommation n’est pas seulement liée
au revenu, par exemple elle peut être aussi due à une solidarité collective venant des
individus. Il montre qu’il existe une opposition entre les goûts de luxe et les goûts de
nécessité. Les goûts de luxe sont ceux des bourgeois que le pouvoir économique éloigne
de la nécessité, alors que les goûts de nécessité sont une expression des besoins
élémentaires de la classe ouvrière (204).
Bourdieu remarque aussi des différences sur la manière dont les sexes se
nourrissent à l’intérieur d’une même classe sociale et aussi sur ce que les différentes
classes sociales absorbent. Le choix des plats varie en fonction du milieu. Commençons
avec la classe ouvrière. Il est question d’un milieu plus traditionnel, qui consomme des
plats nécessitant plus de temps de préparation. Il consomme aussi une nourriture plus
riche, plus «élastique», telles que la soupe, les pâtes ou les pommes de terre et aussi des
plats plus nourrissants, tels que la charcuterie ou le porc. La classe ouvrière ingurgite la
nourriture par besoin nutritionnel. D’autre part, Bourdieu observe que les femmes
mangent une nourriture plus simple que les hommes, et ont tendance à se priver pour
11
laisser aux autres les morceaux les meilleurs. En règle générale, on ne fait pas de
manières pour servir. Par contre, dans le milieu bourgeois, le repas a une fonction
sociale, nécessitant des règles de bonne conduite, et faisant ressortir le côté esthétique de
la table. Nous voyons donc que les bourgeois s’éloignent de la première fonction du
repas, à savoir se nourrir. Ils écartent ainsi les goûts de nécessité pour faire place à la
théâtralité sociale et faire ressortir des valeurs esthétiques.
L’auteur indique qu’il ne faut pas regarder les produits eux-mêmes mais plutôt les
préparations culinaires, la création/invention du goût qui éclaire l’idée d’étiquette, car
elles permettent de distinguer les classes sociales entre elles. La nourriture est un
élément quotidien nécessaire dans la vie de chacun, mais prend différentes perspectives et
significations en fonction de la classe sociale prise en considération (La Distinction 215).
En ce qui concerne l’historien et anthropologue Michel de Certeau, ses recherches
portent principalement sur des travaux d'histoire et de sociologie sur l'univers des
pratiques quotidiennes. Afin de mieux comprendre les attentes de la population française
et de prendre des décisions politiques et budgétaires plus adéquates, le Service des Etudes
et Recherches au Secrétariat d’Etat à la Culture lui demande à partir de 1974 jusqu’en
1978 de diriger un programme de recherches sur les problèmes de culture et de la société.
Michel de Certeau travaille donc en collaboration avec plusieurs équipes de recherches,
chacune responsable d’une section particulière pour L’Invention du quotidien: habiter et
cuisiner. Il réfléchit donc sur ce qui constitue la culture dans toute société, et veut faire
ressortir «les manières de faire» et «faire sortir les évidences» (11).
12
Il ne se base pas sur un groupe d’individus mais au contraire sur des cas
particuliers, des personnes ordinaires et regarde chaque petite différence, chaque petit
détail, chaque silence, que ces personnes manifestent. Sa méthode est de suivre ces
personnes individuellement dans leur vie quotidienne, de les interroger et d’essayer de
deviner à travers leurs gestes et leurs réticences qui elles sont. Parmi les domaines
importants pour définir les pratiques de la vie quotidienne, il choisit volontairement le
thème de la cuisine, à savoir les endroits où faire les courses, les rites autour de la table et
ce que les gens mangent. Ce thème, sous la conduite de Marie Ferrier, est très important
car il permet d’avoir le point de vue de la femme dans la vie quotidienne dans un milieu
simple dans la région de Lyon. Bien que cette étude soit menée en France, Michel de
Certeau la soumet à plusieurs groupes de recherches internationaux pour avoir leurs
points de vue et voir si sa recherche et ses résultats sont valables.
Nous voyons donc qu’il faut attendre la deuxième moitié du XXe siècle pour
s’interroger sur ce que mangent les Français et commencer à essayer d’élucider le
problème. Il n’est donc pas surprenant de constater qu’aucune étude n’ait pu être
conduite de manière aussi détaillée pour le XIXe siècle, mais grâce aux documents
historiques de l’époque, aux livres de cultures, de cuisines, aux statistiques, aux Cahiers
des annales, notamment Essai sur la sensibilité alimentaire à Paris au 19e siècle de JeanPaul Aron, à L’Almanach des gourmands de 1803 et à d’autres documents, il nous sera
possible d’expliquer comment le XIXe siècle se nourrissait.
13
CHAPITRE 2
UNE CÉLÉBRATION DANS LA GRANDE BOURGEOISIE DE 1830
Le banquet est le repas traditionnel par excellence que toutes les civilisations ont
adopté pour marquer un événement important, qu’il soit religieux, séculaire, guerrier,
pacifique ou politique. Celui-ci a pour but de regrouper un grand nombre de personnes,
et pour se faire, doit avoir lieu dans un vaste endroit, à l’intérieur ou à l’extérieur. Dans
le chapitre suivant, un riche banquier sous la Restauration organise une réception pour
célébrer la naissance de son journal. La façon dont se passe la soirée, le nombre de
personnes conviées, ainsi que les activités qui s’y déroulent, sont identiques à certains
banquets grecs, c’est pourquoi dans un premier temps, nous allons voir les origines du
banquet de l’Antiquité, le symposium, puis les autres formes du repas commun durant les
siècles passés. Ceci nous servira de base pour voir ce qui s’est passé après la Révolution,
au XIXe siècle.
Cette soirée est très intéressante du fait qu’elle montre bien comment la haute
société vit, en 1830, peu préoccupée par la situation politique en France. Nous allons
voir où elle habite, et comment elle reçoit aussi bien au niveau de la table que des
activités après dîner. D’un autre côté, il faut aussi s’intéresser aux gens qu’elle invite, la
bourgeoisie, des artistes, des intellectuels, et remarquer la façon dont ils se comportent et
14
ce dont ils discutent au cours de ces réceptions. Il est question de gens moins riches
économiquement mais qui ont des connaissances intellectuelles et du goût pour
l’esthétisme. L’amphitryon veut que ces convives s’amusent, et eux viennent dans cet
état d’esprit. Les activités que nous verrons sont possibles surtout dans le cadre privé.
Le repas en commun est l’ancêtre du banquet. Il marque le début de la
civilisation et de la société et devient un rituel civique, dans le sens où le but de ces repas
est d’instaurer des règles pour le bien de la communauté. Il y a aussi des règles à
respecter de la part de chacun. A partir de là, un système politique se crée ainsi qu’un
esprit de communauté et tout reste sous contrôle. Ces rassemblements sont donc
constructifs et différents du banquet, comme nous allons le voir par la suite. Ils prennent
place d’habitude chez un particulier, aisé, disposant de suffisamment d’espace pour
accueillir ses invités. Le but est de venir manger, de sacrifier, et de construire quelque
chose. Le sacrifice a un côté sanglant faisant penser au rite de la religion chrétienne.
L’apparition des repas en commun est, en effet, liée chez les auteurs grecs à
l’institution de règles qui donnent une réelle cohésion à la communauté, comme
au temps du roi Minos en Crète ou, pour reprendre l’exemple de l’Italie, au
moment où les Œnotriens passent de la vie pastorale à la vie agricole, selon
Aristote. L’invention des banquets va de pair avec la maîtrise du sacrifice
sanglant alimentaire et les repas sont dès lors présentés comme une structure de
base du groupe social et le ferment de la sociabilité. (…) Les repas ont leur place
dans une histoire culturelle et leur institution marque l’entrée d’un peuple dans
des relations de communauté qui coïncident peu ou prou avec la constitution
d’une identité politique. (Histoire de l’alimentation 156-57)
Le banquet, lui, est pour faire honneur, d’où l’idée de festoyer et donc de bien et
beaucoup manger avant de penser et de fonder. A l’origine, le banquet est organisé pour
honorer les dieux, d’où l’idée de grandeur. Plus tard, il fut adapté et adopté pour tout
15
événement regroupant du monde et impliquant une célébration, allant d’un événement
religieux, joyeux comme un mariage, ou triste, dans le cas d’un décès, peu importe la
civilisation, mais toujours avec le côté sanglant du sacrifice. Le repas se caractérise par
un esprit de convivialité et de générosité de la part de l’hôte, une envie de partager, de
manger ensemble. Même si le but est de se retrouver, cette réception coûte de l’argent et
une certaine organisation de la part de l’hôte.
Dans l’Antiquité, l’hôte ou le donateur se sert du banquet pour montrer sa
supériorité économique, attirer l’attention, en dominant la situation et la conversation,
contrairement au banquet du XIXe siècle, comme nous allons le voir. Il se met en avant
de façon volontaire, ce qui le place dans une position supérieure aux autres, ne serait-ce
que parce qu’il reçoit. Sa réputation est en jeu en quelque sorte puisqu’il met son
habitation au service des autres, veut qu’ils soient à l’aise et ne manquent de rien, mais
celui-ci reste maître des décisions, régit l’ordre et les règles du dîner, et s’assure que
l’ambiance est comme il l’entend. Il doit avoir suffisamment d’espace pour accueillir
tout le monde surtout parce les gens mangent allongés sur des lits pendant l’Antiquité,
puis autour d’une table par la suite. Le banquet évolue peu dans la façon dont il est
organisé, et en fin de compte affiche toujours le même luxe dans le décor, la présentation,
le nombre invraisemblable de mets différents, tout en maintenant l’effet de surprise
auprès des invités.
Le parfait exemple de dîner se déroulant ainsi est celui du Satiricon de Pétrone.
Une des raisons pour lesquelles il est nécessaire de voir comment il se déroule, est parce
qu’il est très similaire à celui de La Peau de chagrin, comme nous le verrons par la suite.
16
Trimalchion reçoit chez lui un groupe d’hommes, dont certains qu’il ne connaît pas. Peu
importe, puisque comme dans le banquet antique, l’hôte est à l’honneur et régit le rythme
de la soirée. Au lieu de s’asseoir avec ses invités, il se donne en spectacle, arrivant ainsi
plus tard à table. Il s’agit d’un dîner très luxueux, que l’amphitryon utilise pour montrer
ses richesses et se valoriser.
Il est bon de noter les plats et la façon dont les aliments sont présentés, ainsi que
la rareté de ce qui est servi. Les plats sont à eux seuls des œuvres d’art, comme le surtout
en bronze contenant tous les hors-d’œuvre. Cet élément rare vient de Corinthe, lieu
célèbre pour ses métaux précieux, et représente un âne, animal connu pour sa résistance
et sa capacité de porter de lourdes charges et des denrées d’un lieu à l’autre, avec un
panier de chaque côté, dans le cas présent, il s’agit de deux plateaux d’argent. Ce surtout
est extraordinaire, de par la façon dont il est travaillé, élaboré, affichant le nom de l’hôte,
marque renforçant sa mise en valeur et son exclusivité. Pour renforcer l’idée de luxe, la
viande est entreposée sur un gril d’argent.
En ce qui concerne les entrées, il y a des olives vertes et des noires, des pruneaux
de Syrie, et des grains de grenade, soient des denrées chères et luxueuses provenant des
pays chauds du bassin méditerranéen, illustrant déjà la recherche de ce qui est exquis et la
circulation des ingrédients entre les pays. Nous pouvons déjà noter le mélange de sucré
et de salé entre les ingrédients, avec les olives, les pruneaux, la viande légèrement
recouverte de miel et de pavot, et les saucisses chaudes.
(O)n apporta un ensemble de hors-d’œuvre fort distingués; tout le monde s’était
déjà installé à table, sauf Trimalchion, à qui, selon une nouvelle mode, était
réservée la place d’honneur. Quoi qu’il en soit, sur le surtout des entrées était
posé un âne en bronze de Corinthe avec un double panier, dont l’un contenait des
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olives vertes, l’autre des noires. Au-dessus de l’ânon, deux plats, en manière de
toit, et portant gravés sur les bords le nom de Trimalchion et leur poids d’argent.
Des passerelles soudées supportaient des loirs saupoudrés de miel et de pavot. Il
y avait aussi des saucisses bouillantes posées sur un gril d’argent et, sous le gril
des pruneaux de Syrie et des grains de grenade. (Le Satiricon 44-5)
Il est intéressant de noter que pendant la suite du repas, l’hôte est impatient et ne se
soucie guère de savoir si ses invités ont fini de manger l’entrée. Le signal du plat suivant
est donné par la musique, annonçant l’arrivée des valets, comme pour un spectacle. La
présentation reste toujours aussi recherchée, avec cette fois un objet en bois pour déguiser
l’énigme que Trimalchion réserve à ses convives. Il dit avoir fait couver à une poule des
œufs de paon, mais pour aiguiser la curiosité annonce que cela a probablement échoué.
La présence de volailles est très importante car elle représente le symbole de la richesse
et ce qu’il y a de plus recherché. La taille a aussi beaucoup d’importance et les œufs de
paon sont ce qu’il y a de plus gros.
(A)lors que nous n’avions pas encore terminé les hors-d’œuvre, voici qu’on nous
sert un plateau avec une corbeille sur laquelle était une poule de bois, les ailes
étalées, comme font les poules qui couvent. Deux valets s’approchèrent aussitôt
et, au son de la musique, se mirent à fouiller la paille, d’où ils tirèrent bientôt des
œufs de paon, qu’ils partagèrent entre les convives. Trimalchion tourna le regard
vers ce spectacle et dit: «J’ai fait couver des œufs de paon à la poule, et par,
Hercule, je crains qu’ils ne soient déjà couvés. Essayons, pourtant de voir s’ils
sont encore mangeables.» (Le Satiricon 47)
Le tour est réussi car un des convives s’apprête à abandonner lorsqu’un fidèle de la
maison se rend compte que l’hôte a voulu surprendre ses invités. Nous pouvons voir que
Trimalchion se pique à chaque fois de bien recevoir. Nourrir ses invités est important et
les surprendre l’est aussi. Cet effet de surprise est là aussi pour valoriser le maître des
lieux. Encore une fois, les ustensiles sont riches et le résultat de l’énigme très recherché.
Il est question de passereaux prêts à être dégustés.
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On nous donne des cuillers qui ne pesaient pas moins d’une demi-livre chacune,
et nous nous mettons en devoir de percer les coquilles des œufs faits de pâte cuite.
Quant à moi, je fus sur le point de jeter ma part, car il me semblait que le poussin
était déjà formé. Mais, lorsque j’entendis un convive habituel dire: «Il doit y
avoir là je ne sais quoi de délicat», je continuai à briser la coquille avec la main et
je trouvai un becfigue fort gras entouré de jaune d’œuf au poivre. (Le Satiricon
47)
La suite du repas continue ainsi au son de la musique, l’hôte faisant avancer ses
meilleurs vins et en invitant ses invités à consommer à volonté. Le nombre de plats
continue à augmenter bien que les invités soient déjà rassasiés. A chaque plat apparaît
une nouvelle surprise mais les convives n’ont plus faim. Ils contemplent ce que
Trimalchion leur offre sans vraiment y goûter. Alors que dans le banquet grec, les
convives ne doivent pas perdre le contrôle d’eux-mêmes causé par l’alcool, il n’en est pas
de même ici. Le symposiarque fait ce qu’il veut, encourageant ses invités à consommer
autant qu’ils le désirent, utilisant la musique non pas à la fin du banquet mais pour
introduire les plats, et les conversations entamées tournent autour de l’hôte. Comme il se
doit, il fait venir sa femme dans la dernière phase du banquet, moment où les courtisanes
peuvent entrer en scène (Tables d’hier, tables d’ailleurs 47). Le repas grec implique donc
le rituel de la nourriture puis celui du vin, alors que le repas romain n’a aucune tradition
religieuse, et sont servis à la fois viandes et vin, celui-ci étant simplement une boisson et
non une drogue sacrée (Histoire de l’alimentation 198).
Il existe deux types de repas romains, la cena, où il est surtout question de fête
entre personnes d’une même famille, ou avec amis, limité généralement à une dizaine de
personnes et à un certain luxe. Mais le repas préféré des Romains est le prandium, repas
qu’ils aiment consommer seuls, n’importe où et n’importe quand, juste pour se restaurer
19
(208-09). C’est le repas des solitaires. Plutarque, dans ses écrits, mentionne la vie de
Lucullus, célèbre général romain, surtout à cause des dîners qu’il organisait, aussi bien en
groupe que quand il était seul. Il était très riche et par conséquent pouvait se procurer les
choses les meilleures. La fin de sa vie illustre les plaisirs de la vie et de la bonne chère.
La vie de Lucullus ressemble à une comédie ancienne: on y lit au début le récit
d'actions politiques et militaires, puis à la fin on n'y trouve plus que beuveries et
soupers, et, peu s'en faut, cortèges bachiques, fêtes nocturnes et toute sorte de
divertissements, car je mets au nombre des divertissements les constructions
somptueuses, les installations de promenades et de thermes, et plus encore, l'achat
de tableaux et de statues, le soin qu'il prit de rassembler à grands frais ces œuvres
d'art, prodiguant à cette fin sans compter l'immense et splendide fortune qu'il avait
amassée dans ses campagnes. [...] Le stoïcien Tubero appela Lucullus «un Xerxès
en toge». (Vie de Lucullus 39)
La citation suivante reste fort célèbre et montre bien l’état d’esprit du Romain en ce qui
concerne la nourriture. Bien manger n’est pas réservé à certaines occasions mais peut
être vécu en solitaire même si c’était parfois mal vu.
Une fois qu'il dînait seul, on ne lui avait apprêté qu'un unique service et un
modeste repas. Il se fâcha et fit appeler le serviteur préposé à cet office. Celui-ci
dit qu'il n'avait pas cru, puisqu'il n'y avait pas d'invités, qu'il fût besoin de mets
somptueux: «Que dis-tu? s'écria Lucullus, ne savais-tu pas que ce soir, c'est chez
Lucullus que dîne Lucullus?» (Vie de Lucullus 41)
Généralement, les convives sont souvent moins puissants et moins riches que
l’hôte, comme dans le cas des deux jeunes fils de famille, dans Le Satiricon, mais
peuvent être brillant intellectuellement et être supérieur aux autres, comme dans le cas de
Socrate dans Le Banquet. Avoir un tel invité peut être fait pour impressionner. Dans le
premier livre, les jeunes «subissent» l’invitation, même s’ils reçoivent à manger,
puisqu’ils sont les spectateurs de Trimalchion. Dans le second, le philosophe agit sous
l’invitation de l’hôte, Agathon, et est alors placé dans une situation de supériorité par le
20
donateur. Il s’avère bien souvent que les convives soient placés dans une situation
d’infériorité et sont sous la domination de l’hôte, à moins que celui-ci donne un festin en
l’honneur de l’un d’entre eux ou pour remercier quelqu’un. Sans convives, le banquet ne
peut avoir lieu. Il peut donc s’agir d’une situation d’échange, échange de nourriture
contre échange d’attention, ou bien échange d’idées dans le cas où l’assemblée pense de
la même façon. En principe, être convié signifie avoir la même manière de penser et/ou
appartenir à la même classe sociale. Il y a donc quelque chose en commun entre le
donateur et les invités.
Le banquet est donc le lieu par excellence où s’expriment les identités, mais aussi
celui de l’échange social, selon le mécanisme anthropologique bien connu du don
et du contre-don, qui confère à l’offre de nourriture des valeurs toujours
différentes en fonction de la place qu’occupe le donateur: du haut vers le bas,
l’offre dénote une condescendance généreuse et la prééminence sociale; du bas
vers le haut, elle dénote l’hommage et la sujétion; sur l’axe horizontal, elle
marque simplement l’appartenance commune (qui peut être occasionnelle) à un
groupe. (Histoire de l’alimentation 105)
Mais, tout être humain n’est pas apte au banquet, il faut être civilisé, et celui
vivant comme une bête, en est exclu, comme les mangeurs de baleines de Diodore ou les
bergers pour qui manger est juste une nécessité (155-56). Ceci s’explique du fait que le
banquet consiste en d’autres activités que se nourrir. Il y a donc le repas, puis le rituel du
vin, et ensuite celui de la parole. «Le sacrifice et le symposium attirent tout
particulièrement notre attention sur des valeurs essentielles du moment convivial, comme
le partage souvent égalitaire et la communauté – à la fois genres de vie, de discours, de
culture propres aux Grecs – , valeurs que les scènes figurées sur les vases illustrent à leur
manière» (153). Ces trois parties illustrent la civilisation de ce peuple sur le sens où les
choses sont organisées et suivent un ordre précis. Les hommes sont rassemblés pour
21
dialoguer et favoriser des relations entre eux, alors que dans le cas des mangeurs de
baleines et des bergers, cet aspect n’existe pas et ne peut être présent.
Parmi les habitudes de la soirée, il y a tout d’abord la toilette, avec le lavage des
pieds fait par les esclaves, afin d’être pur pour passer à table, puis les convives se
trempent les mains une fois couchés. Auprès des lits se trouvent des petites tables, et les
esclaves sont là pour faire le service et ramasser les restes de chacun. Bien que les
convives soient triés et civilisés, nous remarquons que leurs manières de table semblent
bien différentes de celles que nous connaissons aujourd’hui, et qu’ils passeraient
maintenant pour être mal-grossis. Il y a donc eu une évolution des manières de table au
fil du temps.
(C)ertains traits des repas sont permanents: ils sont organisés après le sacrifice
sanglant en deux temps, celui où l’on mange, puis celui où l’on boit (le
symposium); ils se prennent allongés sur des divans devant lesquels sont placées
des tables amovibles; le corps repose sur des couvertures et le coude est calé par
un coussin, et, sous le lit, un tabouret permet de poser les chaussures; la vaisselle
est réduite à quelques plats et l’on mange avec ses doigts; les détritus sont jetés
sur le sol; des esclaves assurent le service; dans la maison, la pièce qui sert aux
repas s’appelle l’andron, soit la salle des hommes, terme qui souligne l’accès
exclusivement réservé aux hommes. (Histoire de l’alimentation 158)
C’est exactement ce qui se passe dans Le Banquet. Nous retrouvons l’assemblée
masculine qui se fait laver les pieds par des enfants, avant de s’installer confortablement
sur des lits, pour manger. A cette époque, la prise de repas se fait allonger. Les ablutions
correspondent à la première partie du dîner, une fois celles-ci terminées, la tradition veut
que les dieux soient célébrés, et ce n’est qu’ensuite que le symposium peut prendre place.
Dans le banquet grec, la vénération des dieux est obligatoire, sans quoi la discussion ne
peut commencer, et dans le cas présent, elle porte sur la philosophie. Socrate est alors
22
invité à dialoguer (38). La pensée et l’art de discuter sont donc nécessaires pour être
invité et sont une forme de civilité. «Mais il n’est pas interdit de rêver, c’est ce que font
les Grecs dans toute une série de récits qui mettent en scène l’âge d’or, âge d’or du passé,
mais aussi âge d’or qui va peut-être revenir, où l’abondance règnera» (Histoire de
l’alimentation 154).
Dans n’importe quel cas, il existe des règles de comportement à suivre à
l’intérieur du banquet mais aussi en dehors, «il ne suffit pas de connaître l’art et la
manière du banquet; il faut aussi savoir en user avec pondération et sagesse» (157),
conseil valable aussi bien pour ceux qui ignorent la pratique du repas en commun que
pour ceux dont le luxe excessif et les positions d’autorité les conduisent à avoir un
comportement désagréable. Inversement, comme c’est très souvent le cas, pour organiser
un repas, il faut en avoir le capital économique, et les personnes susceptibles de le faire
sont celles qui prennent les décisions communes pour le bien de la communauté, celles
qui sont les plus riches.
A l’époque archaïque, la relation entre la participation au repas commun et
l’appartenance au corps civique semble très forte dans la plupart des cités puisque
le groupe social qui organise des banquets, l’aristocratie, est aussi celui qui prend
les décisions pour la communauté. Le repas offert tour à tour par les membres des
familles aristocratiques est une composante des dons et contre-dons qui créent
alors les liens de solidarité, et la dépense qu’il suscite témoigne de la richesse
foncière, fondement économique de cette aristocratie. (Histoire de l’alimentation
158)
La deuxième activité, boire, doit avoir lieu une fois le ventre plein et se fait
ensemble, d’où le nom de symposium comme l’indique Pauline Schmitt Pantel dans
Tables d’hier, tables d’ailleurs (42). Le symposium se définit comme une réunion
d’hommes qui a lieu obligatoirement à la suite d’un banquet pour célébrer un événement
23
public ou privé pendant lequel on boit, et qui par conséquent ne peut se répéter
quotidiennement. Par exemple, dans Le Banquet, les convives ont beaucoup bu la veille,
et proposent de boire pour le plaisir et non pour s’enivrer (Le Banquet 38-9):
Le symposium – ce rite collectif au cours duquel les convives boivent du vin et
qui, dans le monde grec, fait suite au banquet dont il est cependant
rigoureusement séparé – est une autre manifestation importante de la cohésion
sociale et de l’appartenance à la civilisation. Il célèbre la sacralité du vin, qui
produit l’ébriété et favorise donc le contact avec le divin. (Histoire de
l’alimentation 105)
Les pratiques du symposium sont très claires; de manière à bien apprécier le vin et
les activités qui s’en suivent, il est nécessaire de faire une coupure pour obtenir le calme
afin de communiquer avec les dieux. Sous l’effet progressif de la boisson, la sérénité est
remplacée par l’euphorie, puis l’oubli, pour aboutir à l’érotisme des objets ou des
humains. Quelques activités pratiquées sont la poésie, le jeu, et la pratique érotique, le
tout devenant intense sous l’effet de l’alcool (169).
Tandis que la hesychia («tranquillité») désigne à la fois la mise au ban de la
conflictualité, l’interruption de l’activité et l’invocation de la sérénité afin d’établir un
rapport harmonieux avec les dieux, le terme euphrosyne («joie») qualifie la gaieté
provoquée par le vin et la fascination qu’il provoque sur les bibelots et des objets.
L’euphrosyne provoque l’état émotif qui sied à une discussion constructive et à l’écoute
de la poésie. L’effet progressif de la boisson, qui crée un état d’euphorie puis une
lucidité inhabituelle et enfin l’oubli, rythme les différentes phases de la réunion, où les
participants sont d’abord sérieux, avant de tout percevoir avec plus d’intensité et de
s’abandonner librement à l’érotisme et au jeu. (170)
24
Nous voyons donc l’importance de l’alcool, et l’ambiance qui en découle au cours
du symposium. En fin de compte, «La cérémonie du vin suit le rythme de toutes les fêtes
– d’abord sérieuse, puis libératoire – et se termine souvent par des scènes de démesure et
d’excès» (172). Cette notion d’excès continue de se propager au fil des siècles et n’est
pas réservée au milieu séculier seulement. Nous connaissons tous de nombreux exemples
d’excès dans les monastères lors de repas communs pour renforcer les liens mutuels entre
les religieuses, moines et clercs (310).
Au Moyen Age, le banquet et le repas en commun sont utilisés pour de délicates
négociations et pour sceller un pacte. L’acte de manger et de boire ensemble signifie
s’engager à l’égard de l’autre et se déclarer prêt à respecter les exigences de ce lien (305).
Il s’agit d’un acte symbolique, remplaçant toute signature, pour lequel toute la
communauté ou un conseil est réuni afin de partager des idées, et d’en discuter. Encore
une fois, l’endroit a beaucoup d’importance et doit être vaste. Le repas en commun du
Moyen Age correspond à un pacte, et est devenu le repas d’affaires que nous connaissons
aujourd’hui (306)
Les convivia (l’acte de recevoir) s’étalent sur plusieurs jours. Plusieurs raisons
s’expliquent; les gens viennent de loin et restent donc assez longtemps; de plus, il faut
également établir la confiance entre les convives et l’hôte et ceci ne peut se faire qu’avec
le temps. Ces convivia ne sont pas propres à la France seulement, mais s’étendent aussi
autour du bassin méditerranéen.
Repas et banquets jouaient en quelque sorte le rôle de rituel créateur de confiance,
à l’instant où le lien se forgeait. Les convivia duraient souvent longtemps, voire
excessivement longtemps. Les ripailles et les beuveries se poursuivaient pendant
25
plusieurs journées d’affilée; nous entendons même occasionnellement parler de
convivia se prolongeant huit jours durant. (Histoire de l’alimentation 307)
Le convivium dure longtemps également parce qu’il illustre la hiérarchie et les moyens
financiers de la communauté et de l’hôte. Si au bout de deux jours, celui-ci ne peut plus
rien faire servir, alors il ne mérite pas le statut hiérarchique qui lui est attribué. Comme
dans toute société hiérarchique, il doit offrir ses biens les plus chers.
Il s’agit, en effet, de la mise en scène des liens de pouvoir et d’une illustration de
la hiérarchie en place au sein de la communauté ainsi forgée. Aussi les mets et les
boissons devaient-ils refléter le rang de celui qui les offrait, c’est-à-dire être
abondants et choisis. L’hôte manifestait sa richesse et sa puissance par une
prodigalité qui touchait bien d’autres domaines que la table, et ses invités le
prenaient pour modèle. (Histoire de l’alimentation 313)
Le convivium évolue et n’est plus réservé à un groupe de convives privilégiés
mais devient une fête courtoise montrant la solidarité du groupe seigneurial, dans laquelle
des caractéristiques du convivium demeure, et surtout où l’alcool est consommé de façon
immodérée. Ceci est dû au développement important de la viticulture pendant la période
du Moyen Age, le vin n’étant plus réservé seulement à la classe supérieure (428). La
réception se passe au château. Les manières de table progressent elles-aussi, mais il
faudra attendre les temps modernes pour voir l’apparition des meubles et des ustensiles
de table.
En matière de cuisine, l’Italie est plus en avance que la France. Dans La
Civilisation des mœurs, Norbert Elias explique l’apparition des couverts venant d’Italie,
et ce dès l’époque de la Renaissance (150). La fourchette, créée à Byzance à partir du
XIVe siècle, ne fera son apparition en France qu’à la fin du XVIe siècle, à la cour
d’Henri III (Tables d’hier, tables d’ailleurs 220) et ne se généralisera qu’au XVIIe siècle
26
pour prendre dans les plats. Il faut donc attendre le XVIIIe siècle pour la voir sur les
tables, à en croire les reproductions de l’époque. Une autre invention est celle de
l’assiette plate à partir du XVIe siècle, qui remplace le tranchoir médiéval. Dès la
Renaissance, chaque individu se voit attribuer un verre, une cuillère et un couteau, seuls
les ustensiles de services restent communs et il est interdit de remettre dans le plat
quelque chose déjà portée à la bouche ou de se servir avec ses propres couverts. Ses
nouveautés permettent de réduire considérablement le nombre de décès et de maladies
transmises par la bouche (Histoire de l’alimentation 570).
Une autre chose indispensable au repas est la nappe. Peu importe la classe sociale
et l’événement, le repas doit avoir lieu sur une nappe, blanche de préférence. Dans les
textes du XIXe siècle que nous parcourons, du particulier à la gargote, celle-ci est une
nécessité. En fait, le linge fait l’orgueil des familles françaises, en fil ou en coton,
toujours immaculé (Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen Age à nos jours 175).
Les chasseurs, les moissonneurs et les amateurs de pique-nique pouvaient manger
sans table et sans sièges, assis par terre; mais s’il faut en croire l’iconographie,
jamais ils ne mangeaient sans nappe. Nappes blanches – les textes comme les
peintures le soulignent abondamment –, parfois réhaussées de quelques motifs de
couleur, mais toujours immaculées. A toutes les époques, dans toutes les milieux
et tous les pays d’Europe elles étaient essentielles à la dignité, à la sainteté du
repas. (Tables d’hier, tables d’ailleurs 215)
Quant à la table, elle existe depuis le Moyen Age, et les gens préfèrent manger
autour d’une table, même s’il s’agit tout simplement d’une table posée sur des tréteaux.
La table à pieds fixes fait son apparition en France dès le XVIe siècle, mais devient
«table de salle à manger» au XVIIIe siècle avec le mobilier qui commence à se
développer pour cette pièce. Les sièges deviennent plus confortables, les buffets
27
remplacent les dressoirs et les armoires, le tout visant à plus de confort et d’élégance
(217).
En ce qui concerne la façon de recevoir, elle continue d’évoluer grâce à la
multiplication des instruments et à l’espace, et ce d’abord dans l’aristocratie. Celle-ci
partage son temps entre ses châteaux en province et son hôtel particulier à Paris. D’après
les indications de l’époque, la plupart de ces hôtels sont construits dans le Faubourg
Saint-Germain à cause des grands espaces permettant d’avoir une cour d’un côté, et un
jardin ou un parc de l’autre, le tout fermé par un grand mur. L’aristocratie se tourne vers
le quartier du Marais où ils fleurissent entre 1700 et 1725 mais sans vraiment y habiter
puisque ses fonctions la retiennent à Versailles. Il faudra donc attendre la Restauration
pour que ce quartier soit occupé par les grandes familles françaises qui constituent un
milieu fermé et organisé (Paris à l’époque de Balzac et dans La Comédie humaine 249).
Dans la cour, fermée par une grille ou un grand porche, il y a les communs avec
les écuries, et au centre, des bornes de pierre ou un grand massif de fleurs à contourner
avant d’arriver jusqu’à l’escalier d’honneur, en pierre, au-dessus duquel se trouve une
lanterne en fer forgé. Les jours de réceptions, un Suisse, en costume chamarré, prêt à
intervenir, surveille les allées et venues des convives puisque l’entrée est strictement
réservée aux invités (250). Les premières marches du perron ouvrent sur le rez-dechaussée où il y a en principe le vestibule, séparant les salons de la salle à manger. Ces
pièces de réception donnent sur le jardin, derrière de grandes fenêtres habillées d’épais
rideaux, avec généralement un poêle en faïence ou une cheminée, et un grand lustre dans
la salle à manger (250).
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En ce qui concerne les meubles, l’aristocratie dîne déjà à table mais ce n’est qu’à
la fin du XVIIIe siècle que la salle à manger devient une pièce spécialisée pour laquelle
tout un mobilier se développe, et que nous verrons plus en détail par la suite. C’est donc
à cette époque que naissent les tables à pieds fixes (Histoire de l’alimentation 570). Elle
opte pour des meubles et des décorations de style rococo, et range la vaisselle dans une
pièce attenante à la salle à manger. Ce style se caractérise par des dorures sur les
ornementations murales, des candélabres en or, des statues en bronze, des meubles très
travaillés, des tableaux aux murs, avec des bas-reliefs et des moulures dorés. L’or
domine avant la Révolution, l’ensemble est recherché, illustrant le luxe de l’aristocratie et
de la haute bourgeoisie.
Au même étage, se trouve aussi la cuisine non loin de la salle à manger. Le rezde-chaussée est donc destiné aux jours de visite et aux réceptions qui ont lieu très souvent
dans ce milieu. Recevoir, ou avoir son jour de visite, illustre l’envie chez la classe
supérieure d’imiter le mode de vie aristocratique du XVIIIe siècle auquel elle n’a pas eu
droit précédemment. La petite bourgeoisie reprendra ensuite cette mode au fil du siècle.
Il faut aussi ajouter que les plats servis, les soirs de réception, font la réputation de la
maison, ce qui explique la concurrence au niveau des préparations et du service entre les
maisons, d’où l’importance d’avoir un excellent chef en cuisine (Paris à l’époque de
Balzac et dans La Comédie humaine 252).
Après avoir mangé, la suite des évènements se poursuit dans le salon où le café et
les liqueurs sont servis, et où les jeux prennent place, jusque très tard dans la soirée. Il y
a toujours une unité d’ensemble dans le décor des pièces, elles sont nombreuses et ont
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toutes une fonction précise, certaines réservées aux hommes tandis que d’autres sont pour
les femmes, soit une reproduction des réceptions grecques (Histoire de l’alimentation
158). Avant tout, «Cette société a un critère souverain: l’élégance; mais pour être
vraiment élégant, il faut être oisif, et pour éviter l’ennui du «mal du siècle», il faut, disait
déjà Pascal, des «divertissements» pour les six mois passés à Paris» (Paris à l’époque de
Balzac et dans La Comédie humaine 253), à savoir des occupations journalières telles que
les salons, les sorties, les promenades à cheval, et les jours de réception. Pour cette classe
sociale, recevoir se fait naturellement puisque c’est une activité qu’elle pratique souvent
et dont elle connaît les règles. Elle n’a qu’à paraître et discuter, son personnel de maison
est là pour veiller à tout, d’où «une atmosphère de simplicité» (252) due au rituel.
Au cours des dîners, tout a de l’importance, aussi bien ce qui est servi que les
sujets de conversation, tournant autour des personnalités et la politique généralement.
«L’agrément du dîner ne tenait pas seulement aux mets et aux vins: les conversations
vont bon train et l’on raille, avant 1830, le Château ou le Pavillon de Marsan; après 1830,
Louis-Philippe et sa famille, Manuel, M. Thiers et les complots bonapartistes» (252).
Nous retrouverons des sujets de conversations similaires dans La Peau de chagrin.
En fin de compte, peu de différences existent dans la manière dont l’aristocratie
du XVIIIe siècle et la grande bourgeoisie du XIXe siècle vivent. Comme le signale
Jürgen Habermas, ne pas avoir de titre de noblesse empêche la haute bourgeoisie d’avoir
les privilèges royaux de l’aristocratie certes, mais ne l’empêche pas de la côtoyer
puisqu’elle occupe les postes clés de l’économie déjà au XVIIIe siècle. Elle travaille dur
pour être reconnue, acceptée, et accéder à ces positions, et est enrichie de connaissances
30
intellectuelles, artistiques, et politiques, nécessaires dans ce milieu. En occupant les
places importantes de la finance et de l’administration, ces postes stratégiques lui donnent
le droit de participer aux salons, au même titre que l’aristocratie et la noblesse, et aussi du
fait qu’elle a acquis les notions d’étiquette appropriées (Paris à l’époque de Balzac et
dans La Comédie humaine 33-4).
Les salons diffèrent entre eux, selon le but, la taille et la composition du public.
Le statut social ne rentre pas en ligne de compte puisque l’important est de discuter des
problèmes actuels et d’avoir des connaissances pouvant éclairer et aboutir à des solutions.
C’est pourquoi ils sont très souvent réservés uniquement aux hommes, détenteurs du
pouvoir et de l’économie, mais aussi des pensées philosophiques à cause de leur
éducation. L’homme doit être capable de penser et avoir une bonne culture générale. Il
lui est aussi nécessaire d’adhérer à la même façon de penser, notamment en matière d’art,
de littérature et de politique, et aussi d’avoir la capacité intellectuelle de participer, chose
que tout le monde est invité à faire (36-7). Même si ces cercles ne sont pas forcément
exclusifs, le milieu reste fermé, se recevant tour à tour dans ses hôtels particuliers. Ceci
est possible grâce aux moyens financiers et du nombreux personnel de maison dont ils
disposent.
Par contre, un plus grand contraste existe entre la moyenne et la nouvelle
bourgeoisies, et la haute société. Elles n’ont pas la même éducation, ni les mêmes
moyens. La classe moyenne et la nouvelle bourgeoisie transforment leur logement afin
d’accommoder la société bourgeoise lors des nombreuses festivités qu’elles donnent, et
de mener un mode de vie de plus en plus public, prenant place dans l’espace privé.
31
Celui-ci, utilisé par la famille bourgeoise à l’origine, diminue, pour en échange allouer
plus d’espace au lieu public, envahi par les invités. Le salon devient ainsi au service de
la société, soit un nombre important de personnes, et non un cercle d’intimes. Le salon,
lieu des discussions conviviales et au public rationnel et critique à l’origine, perd de son
sens puisqu’il devient un espace où les époux bourgeois entretiennent leurs relations, ce
qui montre une émancipation psychologique de ce milieu (The Structural Transformation
of the Public Sphere 46). Les intérieurs continuent donc d’évoluer au fil des ans, ainsi
que la manière dont les gens se reçoivent, tout ceci rendu possible grâce au capital
économique et culturel.
Pierre Bourdieu dans La Distinction: critique sociale du jugement insiste sur le
fait que les préparations culinaires et la création/invention du goût éclairent l’idée
d’étiquette, puisqu’elles permettent de distinguer les classes sociales entre elles. La
nourriture est un élément quotidien nécessaire dans la vie de chacun, mais prend
différentes perspectives et significations en fonction de la classe sociale prise en
considération (La Distinction 215). Il remarque que plus la classe est élevée, plus elle a
de goûts de liberté, ceci à cause de ses moyens économiques qui lui permettent de
consommer une plus grande variété de plats en fonction de ses goûts et de son corps.
Le véritable principe des différences qui s’observent dans le domaine de la
consommation et bien au-delà, est l’opposition entre les goûts de luxe (ou de
liberté) et les goûts de nécessité: les premiers sont le propre des individus qui sont
le produit de conditions matérielles d’existence définies par la distance à la
nécessité, par les libertés ou, comme on dit parfois, les facilités qu’assure la
possession d’un capital; les seconds expriment, dans leur ajustement même, les
nécessités dont ils sont le produit. (La Distinction 198)
32
En matière de nourriture, la bourgeoisie bénéficie d’un capital économique qui lui
donne le choix des goûts de luxe, par exemple pour des aliments plus fins, une cuisine
légère, moins nourrissante, et par conséquent plus chers. Inversement, dans le cas du
XIXe siècle, la diététique ne rentre pas en considération dans le choix des aliments. En
fait, les plus riches souffrent de goutte, maladie due à des excés de nourriture. De plus,
ne pas être mince veut dire manger suffisamment à sa faim et représente l’idéal de la
beauté5.
L’aristocratie et la haute bourgeoisie ont des emplois du temps très mondains, sur
lesquels figurent des réceptions, des jours de visite, et des dîners hebdomadaires. Ceci
explique donc pourquoi elles attachent de l’importance à la manière dont elles reçoivent
puisqu’elles disposent du capital économique, culturel, et de l’espace. Le capital
économique permet de faire les choses de façon naturelle, à savoir, il y a toujours de quoi
manger dans cette catégorie sociale, et certains hôtes du XIXe siècle font installer des
couverts supplémentaires au cas où quelques intimes arriveraient à l’improviste (Paris à
l’époque de Balzac et dans La Comédie humaine 252-53). Ces attributs luxueux
permettent d’utiliser la nourriture comme un plaisir, autour duquel s’imposent des
formes, insistant sur la présentation, et le service. Mais, l’événement contrôlé au départ à
cause de ses formes, peut devenir informel en fonction des attentes de l’hôte. Il contrôle
et manipule les boissons ainsi que l’attitude des dîneurs.
Dans le cas de La Peau de chagrin, le banquier Taillefer, grand bourgeois, fait
servir un grand dîner à trente convives, uniquement des hommes. Il s’agit d’un banquet,
5
Dans certaines sociétés du tiers monde à l’époque actuelle, être bien en chair signifie avoir suffisamment
d’argent pour pouvoir manger.
33
comme ceux dont nous avons parlé précédemment, avec des gens du même sexe, et où
chaque événement du repas a lieu dans une pièce différente. Ceci signifie aussi que
l’hôte met à disposition de ses invités ce qu’il y a de mieux et tient à les surprendre
constamment. Il sait que sa réputation est en jeu, et bien recevoir fait aussi partie de ses
plaisirs. «L’amphitryon avait la gaieté soucieuse d’un homme qui dépense deux mille
écus. De temps en temps ses yeux se dirigeaient avec impatience vers la porte du salon,
en appelant celui des convives qui se faisait attendre» (76-7). Il devient le metteur en
scène et mène le jeu pour combler ses invités et aussi les manipuler à l’aide de
jouissances.
Dans la réception que donne Taillefer, il faut noter une mise en abîme, soit
commencer avec le cadre, puis les plats, et les ingrédients, pour comprendre l’effet de
toute cette splendeur sur les convives. Tout se tient et l’ensemble forme un tout. Rien
n’est laissé au dépourvu et rien n’est innocent de la part du banquier. Mais il ne peut le
faire seul, d’où l’importance du personnel de maison qui doit lire dans l’esprit du maître
de maison pour s’assurer que d’un point de vue matériel, rien ne manque et que tout soit
parfait. Grâce à ses employés, il arrive à maintenir l’effet de surprise tout au long de la
réception et ce sont eux qui présentent les différentes actes de la soirée. Tout d’abord,
«Un valet de chambre vêtu de noir vint ouvrir les portes d’une vaste salle à manger, où
chacun alla sans cérémonie reconnaître sa place autour d’une table immense» (77). Puis,
au moment du café, un valet convie ces messieurs à passer au salon (97). Voyons plus en
détail comment sont ces convives.
34
Comme dans le banquet grec, seule la société masculine est conviée à participer
au dîner; il s’agit de trente personnes du milieu artistique, des journalistes, des peintres,
des poètes, des auteurs ratés et des hommes politiques sans trop d’importance, dont «cinq
avaient de l’avenir, une dizaine devaient obtenir quelque gloire viagère; quant aux autres,
ils pouvaient comme toutes les médiocrités se dire le fameux mensonge de Louis XVIII:
Union et oubli» (76). Ils passent pour être les jeunes gens les plus remarquables de Paris,
dixit l’auteur, à cause de leur érudition, mais restent néanmoins inférieurs à l’amphitryon,
non seulement en âge mais aussi en puissance économique, et n’ont pas encore fait leurs
preuves dans la société.
L’un venait de révéler un talent neuf, et de rivaliser par son premier tableau avec
les gloires de la peinture impériale. L’autre avait hasardé la veille un livre plein
de verdeur, empreint d’une sorte de dédain littéraire, et qui découvrait à l’école
moderne de nouvelles routes. Plus loin, un statuaire dont la figure pleine de
rudesse accusait quelque vigoureux génie, causait avec un de ces froids railleurs
qui, selon l’occurrence, tantôt en reconnaissent partout. Ici, le plus spirituel de
nos caricaturistes, à l’œil malin, à la bouche mordante, guettait les épigrammes
pour les traduire à coups de crayon. Là, ce jeune et audacieux écrivain, qui mieux
que personne distillait la quintessence des pensées politiques, ou condensait en se
jouant l’esprit d’un écrivain fécond, s’entretenait avec ce poète dont les écrits
écraseraient toutes les œuvres du temps présent, si son talent avait la puissance de
sa haine. Tous deux essayaient de ne pas dire la vérité et de ne pas mentir, en
s’adressant de douces flatteries. (La Peau de chagrin 76)
Ces jeunes gens sont cultivés, tout au long du repas, font référence à la philosophie, à la
religion, et à la littérature pour justifier leurs réponses et aussi pour faire de l’esprit. Ils
veulent aussi être admirés des autres. Plaire n’est pas une nouveauté, nous l’avons depuis
tout temps et le voyons surtout dans la société du XVIIe siècle, avec le Chevalier de
Méré; il s’agit de l’honnête homme qui de par son langage et ses manières, séduit la
société des salons. Ceci continue à la Belle Epoque, dans la société des salons que décrit
35
Marcel Proust. Dans le groupe invité chez Taillefer, les hommes essaient de se mettre en
valeur auprès des autres, se pensant tous plus remarquables les uns que les autres, mais
sont en fait du même milieu et resteront à un niveau identique. Voyons l’état d’esprit de
ces jeunes gens.
Comme nous nous moquons de la liberté autant que du despotisme, de la religion
aussi bien que de l’incrédulité; que pour nous la patrie est une capitale où les
idées s’échangent et se vendent à tant la ligne, où tous les jours amènent de
succulents dîners, de nombreux spectacles; où fourmillent de licencieuses
prostituées, où les soupers ne finissent que le lendemain, où les amours vont à
l’heure comme les citadines; que Paris sera toujours la plus adorable de toutes les
patries! la patrie de la joie, de la liberté, de l’esprit, des jolies femmes, des
mauvais sujets, du bon vin, et où le bâton du pouvoir ne se fera jamais trop sentir,
puisque l’on est près de ceux qui le tiennent…. (La Peau de chagrin 70)
Quant aux amis de Raphaël, protagoniste du livre, ils réussissent à le faire inviter et le
font passer comme quelqu’un de remarquable, brillant, riche, méritant d’être connu. Il
doit surtout briller avec les femmes, chose qu’il fera quand ils passeront au salon, dans la
deuxième partie de la soirée. Ils annoncent que le banquier a prévu quelque chose
d’extraordinaire et par conséquent le protagoniste doit faire honneur.
Nous t’avons donné pour le plus intrépide compagnon qui jamais ait étreint corps
à corps la Débauche, ce monstre admirable avec lequel veulent lutter tous les
esprits forts; nous avons même affirmé qu’il ne t’a pas encore vaincu. J’espère
que tu ne feras pas mentir nos éloges. Taillefer, notre amphitryon, nous a promis
de surpasser les étroites saturnales de nos petits Lucullus modernes. Il est assez
riche pour mettre de la grandeur dans les petitesses, de l’élégance et de la grâce
dans le vice. (La Peau de chagrin 71)
Tous ces jeunes gens sont surtout très tournés sur eux-mêmes et vers la fin du dîner, ne
s’entendront plus parler. Nous voyons donc le capital culturel apparaître comme une
carte de visite pour pouvoir être reçu dans la haute société. Nous verrons plus tard leur
comportement tout au long du repas.
36
Taillefer habite rue Joubert, quartier des futurs grands boulevards sous le Baron
Haussmann, quelques années plus tard. Ce très bel hôtel reflète tout le luxe et le confort
de l’aristocratie et des grands bourgeois habitant Paris. Dans la cour d’honneur, se
trouvent des caisses de fleurs embaumant les escaliers, qui ouvrent sur le porche chauffé,
décoré de riches tapis (La Peau de chagrin 74). Une des caractéristiques de ces
habitations est le nombre de pièces, contrairement à la bourgeoisie, comme nous le
verrons dans L’Education sentimentale, leur étendue, et les éléments multiples du décor,
tout en maintenant l’élégance, chose primordiale pour cette catégorie sociale. Tout est
composé, pensé, et chaque détail a son importance. Pour ceci, le maître d’hôtel veille aux
moindres petits détails, rôle que tiendra la maîtresse de maison par la suite. La
multiplicité des choses renforce l’idée du luxe et de l’abondance, caractéristique de la
haute bourgeoisie, comme le fait de disposer de plusieurs salles pour recevoir au lieu
d’un seul salon, puisque les réceptions et les soirées mondaines font partie des
distractions de cette catégorie sociale.
Dans un premier temps, la soirée se tient dans des salons resplendissants de
dorures et de lumières (La Peau de chagrin 75), avec de très beaux tableaux aux murs,
soit le style rococo et le décor des somptueux châteaux aristocratiques du XVIIIe siècle
dont nous avons déjà parlé. Ce style se caractérise par une grande quantité d’or utilisée
pour souligner les reliefs, les frises, et aussi pour les éléments d’éclairage tels que les
candélabres en or massif. Ceux-ci permettent de bien mettre en valeur les moindres petits
détails de décoration. Le bronze, alliage précieux dans lequel des statues et des surtouts
de table sont élaborés, ajoute à la richesse du décor. La présentation suivante accentue la
37
recherche de l’esthétique et l’unité d’ensemble entre les pièces. Les murs tendus de soie
et terminés par des bas-reliefs ajoutent à la finesse du décor, car ce matériau fait partie
des éléments extraordinaires, et du fait reste rarement employé en tant que tissu
d’ameublement, étant donné son prix. Il en est de même avec les jardinières en bambou
donnant un côté exotique à la pièce, et les fleurs rares qu’elles contiennent. Tout est donc
ordonné pour représenter le raffinement, l’exclusivité, et non l’ostentation.
La soie et l’or tapissaient les appartements. De riches candélabres supportant
d’innombrables bougies faisaient briller les plus légers détails des frises dorées,
les délicates ciselures du bronze et les somptueuses couleurs de l’ameublement.
Les fleurs rares de quelques jardinières artistement construites avec des bambous,
répandaient de doux parfums. Tout jusqu’aux draperies respirait une élégance
sans prétention. (La Peau de chagrin 77)
La deuxième partie de la soirée se tient dans une vaste salle à manger, dans
laquelle le décor élégant des salons se poursuit, créant ainsi une harmonie entre les
pièces, meublées de choses élégantes, l’élégance et l’harmonie reflétant le luxe de cette
catégorie sociale. Comme nous le voyons, dans ce milieu, chaque pièce a une fonction
bien précise, dans laquelle se déroule une activité bien spécifique, contrairement à la
petite bourgeoisie, qui elle, reçoit dans la salle à manger, faute de place (Histoire de la
cuisine bourgeoise du Moyen Age à nos jours 169).
Chez Taillefer, la salle à manger, de style rococo, affiche le grand luxe des classes
supérieures non seulement au niveau de la pièce mais aussi au niveau de la table. Par
conséquent, les convives sont regroupés autour d’une table très bien décorée, parée d’une
série d’ustensiles personnels nécessaires dans ce milieu, pour déguster les différentes
préparations qui arrivent au fur et à mesure du dîner. Il doit donc y avoir une série de
couverts pour chaque plat, un verre en cristal pour chaque vin offert, le tout bien disposé
38
en ordre de taille, parfait exemple du service à la russe. Celui-ci contribue à la beauté du
couvert, surtout lorsqu’il est complet, comme dans le cas présent. «Avec le service à la
russe, il fut désormais d’usage de les [verres] disposer devant les assiettes, en plusieurs
tailles différentes selon les boissons successivement proposées» (Histoire de la cuisine
bourgeoise du Moyen Age à nos jours 172). Toujours pour contribuer à la beauté du
couvert, viennent s’ajouter un porte-couteau à droite de l’assiette, des salières sur la table,
le tout arrangé sur une table blanche immaculée. Encore une fois, ceci est possible à
cause des goûts de luxe et du capital économique.
D’abord et par un regard plus rapide que la parole, chaque convive paya son tribut
d’admiration au somptueux coup d’œil qu’offrait une longue table, blanche
comme une couche de neige fraîchement tombée, et sur laquelle s’élevaient
symétriquement les couverts couronnés de petits pains blonds. Les cristaux
répétaient les couleurs de l’iris dans leurs reflets étoilés, les bougies traçaient des
feux croisés à l’infini, les mets placés sous les dômes d’argent aiguisaient
l’appétit et la curiosité. (La Peau de chagrin 79)
Tout est étudié de manière à susciter la surprise et à faire l’admiration des convives, but
de l’amphitryon. La disposition symétrique des cristaux provoque un aspect magique
dans ce qui se reflète, comme les iris et les bougies de la citation précédente. La curiosité
s’éveille, et est maintenue jusqu’au dernier instant, à cause des dômes sous lesquelles se
cachent les premières préparations.
Chaque service est mis en valeur avant d’être dégusté. Ceci montre l’importance
et le raffinement de cette classe sociale, pour qui tout a de l’importance, aussi bien les
yeux que le palais. Pour le dessert, «La table fut couverte d’un vaste surtout en bronze
doré, sorti des ateliers de Thomire», magnifiquement sculpté sur lequel reposent tous les
fruits (93). Ceux-ci sont organisés comme s’il s’agissait d’une peinture, et ressortent bien
39
sur la porcelaine de Sèvres. Les autres choses précieuses sont exploitées différemment
cette fois puisqu’il est question du troisième service.
Les couleurs de ces tableaux gastronomiques étaient rehaussées par l’éclat de la
porcelaine, par des lignes étincelantes d’or, par les découpures des vases.
Gracieuse comme les liquides franges de l’Océan, verte et légère, la mousse
couronnait les paysages du Poussin copiés à Sèvres. (…) L’argent, la nacre, l’or,
les cristaux furent de nouveau prodigués sous de nouvelles formes. (La Peau de
chagrin 93-4).
Pour ce qui du café, une surprise attend ces messieurs dans le salon. «Sous les
étincelantes bougies d’un lustre d’or, autour d’une table chargée de vermeil, un groupe de
femmes se présenta soudain aux convives hébétés dont les yeux s’allumèrent comme
autant de diamants» (La Peau de chagrin 97). Les décorations les plus recherchées sont
réservées pour les sens les plus voluptueux.
Se rattachant au décor de table, il y a quelques éléments indispensables, tels que le
sel et le poivre, le pain et le vin. Ceux-ci sont présents, et dans le cas des deux
derniers sont servis dès que les convives sont assis. La présentation est
extraordinaire même pour la nourriture de base, tel que le pain, des petits pains
blonds couronnant les couverts (La Peau de chagrin 79).
Puisqu’il est question de faire ressortir les choses, le service à la française,
contrairement au service à la russe, semble maintenu dans le cas présent au niveau des
mets puisque les dômes sont posés sur la table et que les invités demandent à leurs
voisins de leur faire passer les plats. L’effet est beaucoup plus grandiose car chaque plat
d’un même service est posé sur la table et découvert en même temps. «Dès les premières
années du siècle, on n’explique plus la multiplicité des mets que par la gourmandise ou
l’ostentation: les gourmands se ruent, si l’on en croit Grimod de la Reynière, sur tous
ceux du premier service» (Tables d’hier, tables d’ailleurs 226). Inversement, ceci
40
implique que les préparations refroidissent rapidement et que les personnes les plus
éloignées des plats ont du mal à se servir (227-32).
S’il est question de «coup d’œil» et de «symétrie», c’est que le repas à la française
se déployait dans l’espace, comme un fastueux tableau, où la multiplicité et la
diversité des mets avaient aussi une fonction esthétique. Dresser un plan de table
harmonieux était ainsi la première tâche du maître d’hôtel lorsqu’un festin était
projeté; et on lui recommandait de faire sur une table d’office, pendant le
déroulement même du repas, une ultime répétition de chaque service. Outre la
recherche d’harmonie et de symétrie, qui rapprochait l’art d’un Vatel de celui
d’un Mansart, le maître d’hôtel devait placer les mets de manière que les convives
les plus honorables aient auprès d’eux les mets les plus convenables à leur rang et
à leur goût. (Tables d’hier, tables d’aujourd’hui 227)
Cette tradition de placer les mets les plus désirés auprès des invités d’honneur, remonte
au Moyen Age. Au XIXe siècle, la table est suffisamment bien garnie pour que tout le
monde puisse avoir accès à tout.
D’autre part, tout comme il y a une unité d’ensemble dans la décoration, il doit y
avoir aussi un nombre identique de plats, même si celui-ci est difficile à respecter et
semble ne pas l’être partout. «Le plan de table, une fois choisi, s’imposait en principe à
chaque service – c’est-à-dire qu’à chaque service il y avait normalement le même nombre
de grands plats, de petits plats, etc., et disposés de la même façon» (Tables d’hier, tables
d’aujourd’hui 227). Les critiques et chefs de l’époque insistent pour qu’il y ait cette unité
d’ensemble. Selon Grimod de la Reynière dans L’Almanach des gourmands au début du
siècle, un repas se compose de quatre parties. Il s’attarde même sur le troisième service,
celui qui comme nous le voyons a changé par la suite. Les choses sucrées ne faisaient
pas nécessairement partie des repas lors des siècles précédents (Tables d’hier, tables
d’ailleurs 227). Nous remarquons aussi la place du fromage, après les choses sucrées,
détail auquel nous reviendrons dans le chapitre 3.
41
Un grand dîner se compose ordinairement de quatre services. Le premier
comprend les potages, les hors d’œuvres, les relevés et les entrées; le second les
rôtis et les salades; le troisième le dessert, et sous ce nom sont compris les fruits
crus, les compotes, les biscuits, les macarons, les fromages, toutes les espèces de
bonbons et de pièces de petit four qu’il est d’usage de faire paraître dans un repas,
les confitures et les glaces. (Tables d’hier, tables d’ailleurs 227)
Vingt ans plus tard, les règles restent les mêmes. Selon Archambault, en 1821, auteur du
Cuisinier économe, un repas gastronomique doit comporter les choses suivantes:
La variété des mets contribuant au mérite d’un dîner, il faut, dans quatre ou six
entrées, qu’il s’en trouve une de boucherie, une de volaille, une de poisson et une
de pâtisserie. Le rôt doit être le gibier, s’il n’y en a pas dans les entrées; s’il y en
a, il faut que le rôti soit de volaille. Pour les entremets, si c’est dans la saison des
légumes, sur quatre on en peut mettre deux; un de crème ou de gelée, un autre de
pâtisserie ou macaroni. (Tables d’hier, tables d’ailleurs 226)
Nous remarquons donc l’importance de la viande qui en fait n’a pas changé de place
depuis le Moyen Age, et surtout celle de la volaille, le rôt, élément nécessaire d’un grand
repas que nous retrouvons tout au long des dîners privés. «Ce qui reste presque
immuable, du Moyen Age au XXe siècle, c’est l’ordre de succession des mets. En
France, les viandes rôties ont toujours été servies au centre du repas, précédées par les
potages et les entrées, et suivies par les entremets et les desserts» (228). En voyant un tel
menu, nous voyons que la diététique des siècles précédents a disparu des esprits
gourmands du XIXe siècle.
Seulement quelques détails sont donnés sur ce qui est servi chez Taillefer, mais il
s’agit de mets rares et chers au XIXe siècle. Il faut se référer à l’un des repas orgiaques
du marquis de Sade pour comprendre le choix du menu de l’amphitryon. Pour le service
des entrées, il y a des blancs de volaille et du gibier déguisés sous toute autre forme, alors
que chez l’amphitryon, sont proposés un chevreuil, exposé dans son intégralité sur la
42
table, du canard, des asperges et des petits pois. Il s’agit donc de gibiers et de volaille,
aphrodisiaques déjà connus dans l’Antiquité. Dans le cas de l’asperge, celle-ci est
considérée comme aphrodisiaque à cause de sa forme (Les Aphrodisiaques 97), et est
également le légume le plus cher au XIXe siècle puisque «Sa présence sur le marché est
brève (les mois de printemps). Mais elle est beaucoup consommée et on la trouve, entre
avril et juin» (Essai sur la sensibilité alimentaire à Paris au 19e siècle 85). Les petits pois
sont rares aussi car ils ne sont présents qu’en été, et par conséquent très onéreux. Ils
restent très appréciés par les Parisiens, surtout quand préparés avec du sucre pour
accentuer leur goût fondant, comme c’est le cas dans les classes supérieures (85). Pour le
dessert du repas orgiaque, «un nombre prodigieux de fruits malgré la saison, puis les
glaces, le chocolat et les liqueurs qui se prirent à table» (Les Aphrodisiaques 101). Chez
Taillefer, nous allons voir dans un instant que pour le troisième service, ce sont des fruits
frais et chers, ce qui les classe parmi les aphrodisiaques (97). Passons maintenant au
troisième service et voyons aussi d’autres aphrodisiaques.
Une coupure s’impose entre le deuxième et le troisième service puisqu’il est
question du sucré maintenant. La table est desservie pour faire place au dessert, des fruits
arrangés de façon extraordinaire sur un surtout, l’ensemble faisant la surprise des invités.
Nous avons mentionné que dans le repas du marquis de Sade, des fruits exotiques sont
servis malgré la saison, et qu’il en était de même chez Trimalchion. Ces fruits sont
considérés comme aphrodisiaques dans la mesure où ils sont frais, extraordinaires, rares,
exotiques et viennent de partout dans le monde. Leur présence montre que le luxe n’a
43
pas de limites pour ceux qui en ont les moyens. Aux choses fraîches sont ajoutées de
petites pâtisseries.
Le dessert se trouva servi comme par enchantement. La table fut couverte d’un
vaste surtout en bronze doré, sorti des ateliers de Thomire. De hautes figures
douées par un célèbre artiste des formes convenues en Europe pour la beauté
idéale, soutenaient et portaient des buissons de fraises, des ananas, des dattes
fraîches, des raisins jaunes, de blondes pêches, des oranges arrivées du Sétubal
par un paquebot, des grenades, des fruits de la Chine, enfin toutes les surprises du
luxe, les miracles du petit four, les délicatesses les plus friandes, les friandises les
plus séductrices. (La Peau de chagrin 93)
La recherche au niveau des couleurs et des parfums contribuent aussi à
l’excitation des convives. Comme nous pouvons le constater, beaucoup d’aphrodisiaques
sont servis au XIXe siècle et ceci s’accentue avec la venue de nouvelles denrées encore
rares et onéreuses. Un ingrédient peut être aphrodisiaque de par sa forme, sa fraîcheur, et
aussi à cause de son prix. Sont déclarés aphrodisiaques, des mets coûteux, exotiques,
rares, aux mélanges bizarres et fortement pimentés (Les Aphrodisiaques 99). Comme
nous le verrons aussi plus loin, il y a d’autres aphrodisiaques que la nourriture,
notamment la vue, le toucher, les mouvements, et en particulier la danse (92-3).
De nouvelles joies attendent les invités au salon. Il s’agit ici des activités du
symposium, même si celles-ci diffèrent un peu de celles de l’Antiquité. La boisson n’est
plus séparée du repas mais en fait partie intégrante. Etant donné que le maître de maison
est quelqu’un de riche et de puissant, voulant soigner ses invités, il réserve à ses convives
le jeu et l’érotisme.
Tout comme les différents mets furent amenés sur la table, il en est de même pour
la nourriture charnelle dans le sens où des femmes se trouvent autour d’une table chargée
de vermeil, place symbolique puisqu’elles sont là afin d’être consommées, et le vermeil
44
les fait ressortir davantage puisqu’il s’agit de l’argent doré recouvert d’une dorure d’un
ton chaud tirant sur le rouge (La Peau de chagrin 97). Il faut se référer aux différents
services du dîner où les choses sont gardées cachées jusqu’à la dernière minute, ou bien
superbement arrangées sur un plat en bronze sur lesquelles les convives se jettent après
les avoir admirées.
Ces femmes, pures aphrodisiaques, sont le prolongement du dessert puisqu’elles
sont fraîches, comme les fruits, encore vierges, exotiques, également très bien mises en
valeur autour de la table, apparaissent physiquement irrésistibles à cause de leur tenue
vestimentaire et de la danse. Leur présence et leur beauté effacent tous les autres luxes et
autres richesses exposés chez l’amphitryon. Il est à préciser que la présence de ces
femmes n’a rien de surprenant au sens où à partir du XVIIe siècle, l’orgie correspond à
une frénésie, et où les excès de table, de boisson, s’accompagnent de plaisirs licencieux.
Tout comme dans le symposium, les plaisirs charnels arrivent après la boisson, et tout est
fait avec excès.
Riches étaient les parures, mais plus riches encore étaient ces beautés
éblouissantes devant lesquelles disparaissaient toutes les merveilles de ce palais.
Les yeux passionnés de ces filles, prestigieuses comme des fées, avaient encore
plus de vivacité que les torrents de lumière qui faisaient resplendir les reflets
satinés des tentures, la blancheur des marbres et les saillies délicates des bronzes.
(La Peau de chagrin 97)
Nous retrouvons le repas de style à la française au niveau de la variété de ces femmes car
«Ce sérail offrait des séductions pour tous les yeux, des voluptés pour tous les caprices»
(98), entre autre, une danseuse, des beautés aristocratiques, des maigres, des gracieuses,
une Anglaise, une Parisienne, des Italiennes, des Normandes, des femmes du Midi,
chacune sélectionnée pour leur type et leurs charmes, et pouvant toutes poser en tant que
45
modèle. Elles viennent de partout, comme les fruits servis en dessert. Cette variété
montre qu’il y en a pour tous les goûts.
Dans le dîner offert, nous retrouvons les éléments de la cuisine aphrodisiaque, au
niveau du cadre intime, du couvert, de la nourriture, de la boisson, du personnel complice
qui invite les invités à poursuivre la soirée dans le salon, où finalement des femmes les
attendent, et vont continuer le jeu de la séduction. Tout est bien orchestré pour mener la
dernière partie du symposium, l’érotisme.
(U)n grand nombre d’éléments vont se joindre au repas proprement dit pour créer
une atmosphère propice: le cadre qui peut être celui d’un cabinet particulier dans
un restaurant, ou celui plus intime d’une salle à manger fleurie, le couvert mis
avec soin, l’éclairage tamisé, le service complice, ou absent, les parfums, le
décolleté féminin, l’attitude de la partenaire elle-même qui, par sa réticence
calculée, donne à l’homme le plaisir d’une conquête ni trop facile ni trop difficile.
(Les Aphrodisiaques 102)
Dans la description ci-dessus, la femme est à l’origine de l’organisation d’une telle
soirée, tandis que dans le dîner offert par Taillefer, la femme n’apparaît qu’au moment du
symposium, et bénéficie d’une très belle mise en valeur. Ce n’est plus elle qui crée la
mise en scène. Comme nous l’avons déjà mentionné, le banquier compte sur son
personnel de maison pour mettre au point le type de réception qu’il désire offrir, son
maître d’hôtel respecte ses souhaits et sait ce qui doit être fait. Inversement, le maître de
maison est chargé du vin et de quand servir les plus complexes.
Nous avons déjà mentionné le pain et le vin, éléments faisant toujours partie des
ingrédients nécessaires au repas. Ce sont les premières choses posées sur la table et que
l’on sert. Peu importe le milieu social, ils sont sur la table, et commencent et terminent
un repas. Ils sont très anciens puisque dès l’Antiquité, nous les trouvons sur la table, soit
46
en galette, ou en céréales. Quant au vin, il est servi dans des amphores, coupé avec de
l’eau. Sous la Révolution, le peuple s’est battu pour avoir du pain. Quant au vin, il
réconforte le pauvre et lui permet de s’évader.
Il n’y a que deux aliments qui «accompagnent» le repas de bout en bout et
s’accommodent de chaque moment de la série: le pain et le vin. Ils font comme
deux remparts qui maintiennent le déroulement du repas. Ils sont donc la base de
la cuisine, ce à quoi il faut penser en premier lieu avant n’importe quelle autre
décision gastronomique. (…) (N)i l’un ni l’autre ne sont remplaçables par quoi
que ce soit qui en tiendrait lieu. Ils sont l’a priori concret de toute pratique
gastronomique, leur irréfragable nécessité: cela ne peut se discuter; qu’ils
disparaissent et plus rien n’a de saveur, tout devient mou. Si l’on veut reprendre
une comparaison à la vieille linguistique du XVIIIe siècle, le pain et le vin (et la
classe des condiments) sont les consonnes du repas, ses points fixes, sa dureté
substantielle; le menu est du côté des voyelles, de la valeur accidentelle. Seuls, le
pain et le vin ne composent pas un vrai repas, évidemment, mais tous deux sont
hiérarchiquement plus indispensables que le restant du menu. (L’Invention du
quotidien 123)
Dans le cas présent, le vin tient une place importante car il sert de transition entre les
plats et agit de façon magique sur les invités; au départ, ils ne parlent pas, puis au fur et à
mesure que le vin est servi, ils se détendent, effet possible à cause des propriétés de
l’alcool. Mentionnons ici Roland Barthes lorsqu’il parle du vin:
Peu importe sa forme humorale; il est avant tout une substance de conversion,
capable de retourner les situations et les états, et d’extraire des objets leur
contraire; de faire, par exemple, d’un faible un fort, d’un silencieux, un bavard;
d’où sa vieille hérédité alchimique, son pouvoir philosophique de transmuter ou
de créer ex nihilo. (Mythologies 83)
Il a donc cette possibilité de transformer l’ambiance d’une soirée, et comme nous le
retrouverons dans tous nos dîners. L’alcool fait partie de toutes les célébrations. A partir
du moment où les vins circulent, l’attitude réservée est vite remplacée par les bavardages
puis les discussions vives, et enfin les corps se libèrent. Cet aspect de l’alcool est plus
47
romain que grec au sens où les Grecs voulaient maintenir l’ordre et où l’hôte contrôlait
l’alcool (Histoire de l’alimentation 105).
Toujours dans le repas orgiaque du marquis de Sade, à chaque service est servi un
nouveau vin, du bourgogne, différentes espèces de vins d’Italie, du vin du Rhin, des vins
du Rhône, du champagne et des vins grecs, ce qui échauffent les esprits et les corps (Les
Aphrodisiaques 101). Taillefer suit la même tradition. De nombreux vins sont sortis,
tous très recherchés et servis en fonction de leur complexité. Alors que les invités
s’assoient, le vin de Madère est servi, pour ouvrir le palais, en apéritif. Puis pour le
premier service, ceux de Bordeaux et de Bourgogne, blancs et rouges, coulent à
profusion. Pour le second service, «Taillefer se piqua d’animer ses convives, et fit
avancer les terribles vins du Rhône, le chaud Tokay, le vieux Roussillon capiteux» (La
Peau de chagrin 80). Nous remarquons donc la progression des vins, les plus complexes
et les plus forts en alcool, sont introduits par le maître de maison sur les viandes, et puis
vient le champagne, tant attendu. Ce crescendo au niveau des vins est choisi
volontairement par le banquier, et va de paire avec l’attitude et les discussions des
convives.
Lorsqu’ils passent à la salle à manger, ils sont interpelés par la beauté de la pièce
et de la table. Ils font attention aux détails, apprécient le décor de la salle et de la table et
continue les politesses entamées avant de passer à table. Le visuel est ce qui domine.
Les paroles furent assez rares. Les voisins se regardèrent. Le vin de Madère
circula. Puis le premier service apparut dans toute sa gloire, il aurait fait honneur
à feu Cambacérès, et Brillat-Savarin l’eût célébré. Les vins de Bordeaux et de
Bourgogne, blancs et rouges, furent servis avec une profusion royale. Cette
première partie du festin était comparable, en tout point, à l’exposition d’une
tragédie classique. (La Peau de chagrin 79)
48
Toujours dans le même passage, il est question cette fois de la parole. L’influence des
vins commence à se manifester physiquement sur les visages, et aussi sur les discussions.
Contrairement aux vins, rouges et blancs, les visages passent du clair au rouge. Le vin
libère les esprits, et les goûts. Les invités boivent selon leur envie, goûtent de tout sans
prendre garde aux mélanges si bien que ceci influence plus vite la libération des
convives. Il est toujours question du premier service et l’ivresse s’installe et commence à
agir.
Le second acte devint quelque peu bavard. Chaque convive avait bu
raisonnablement en changeant de crus suivant ses caprices, en sorte qu’au
moment où l’on emporta les restes de ce magnifique service, de tempétueuses
discussions s’étaient établies; quelques fronts pâles rougissaient, plusieurs nez
commençaient à s’empourprer, les visages s’allumaient, les yeux pétillaient.
Pendant cette aurore de l’ivresse, le discours ne sortit pas encore des bornes de la
civilité; mais les railleries, les bons mots s’échappèrent peu à peu de toutes les
bouches; puis la calomnie éleva tout doucement sa petite tête de serpent et parla
d’une voix flûtée; çà et là, quelques sournois écoutèrent attentivement, espérant
garder leur raison. (La Peau de chagrin 79-80)
Nous voyons donc les convives maintenant sous l’effet de l’alcool, déjà bien
imbibés, et ne faisant plus attention à ce qu’ils boivent. Les manières se relâchent, les
esprits sont échauffés, et le contrôle de la table s’atténue. L’hôte contrôle l’alcool et
décide du moment d’offrir de nouveaux vins pendant le second service à ses convives,
pour que les esprits se libèrent davantage.
Le second service trouva donc les esprits tout à fait échauffés. Chacun mangea en
parlant, parla en mangeant, but sans prendre garde à l’affluence des liquides, tant
ils étaient lampants et parfumés, tant l’exemple fut contagieux. Taillefer se piqua
d’animer ses convives, et fit avancer les terribles vins du Rhône, le chaud Tokay,
le vieux Roussillon capiteux. (La Peau de chagrin 80)
49
Le crescendo devient de plus en plus fort. Cette fois-ci, ils sont sous l’effet du
champagne, excités et physiquement déchaînés. Ils agissent individuellement,
commencent à raconter des histoires que personne n’écoute, et se mettent surtout à
radoter. Il y a donc un retour à la parole.
Déchaînés comme les chevaux d’une malle-poste qui part d’un relais, ces hommes
fouettés par les flammèches du vin de Champagne impatiemment attendu, mais
abondamment versé, laissèrent alors galoper leur esprit dans le vide de ces
raisonnements que personne n’écoute, se mirent à raconter ces histoires qui n’ont
pas d’auditeur, recommencèrent cent fois ces interpellations qui restent sans
réponse. (La Peau de chagrin 80)
Ce sont maintenant les corps si réservés au départ, déployés, l’esprit intellectuel ne
pouvant plus penser, seuls les défis dominent.
L’orgie seule déploya sa grande voix, sa voix composée de cent clameurs
confuses qui grossirent comme les crescendo de Rossini. Puis arrivèrent les toasts
insidieux, les forfanteries, les défis. Tous renonçaient à se glorifier de leur
capacité intellectuelle pour revendiquer celle des tonneaux, des foudres, des
cuves. Il semblait que chacun d’eux eût deux voix. (La Peau de chagrin 80)
Nous voyons que très vite dans le repas, les hommes se comportent à l’état de nature. Ils
continuent de même à en faire au moment du dessert. Une fois celui-ci posé sur la table
et admiré, ils se jettent sur les fruits, comme des guerriers sur un champ de bataille. Le
côté cru ressort et contraste avec la beauté du cadre et des présentations.
Les pyramides de fruits furent pillées, les voix grossirent, le tumulte grandit. Il
n’y eut plus alors de paroles distinctes, les verres volèrent en éclats, et des rires
atroces partirent comme des fusées. Cursy saisit un cor et se mit à sonner une
fanfare. Ce fut comme un signal donné par le diable. Cette assemblée en délire
hurla, siffla, chanta, cria, rugit, gronda. (La Peau de chagrin 94)
Tout le monde est déjà dans un état très avancé, Taillefer y compris, lorsqu’ils sont
invités à passer au salon pour aiguiser un nouveau sens. L’aphrodisiaque qu’est l’alcool
les a bien préparés à poursuivre le reste de la soirée (Les Aphrodisiaques 93).
50
Néanmoins, en entendant la voix sonore du valet qui, à défaut d’un maître, leur
annonçait des joies nouvelles, les convives se levèrent entraînés, soutenus ou
portés les uns par les autres. La troupe entière resta pendant un moment immobile
et charmée sur le seuil de la porte. Les jouissances excessives du festin pâlirent
devant le chatouillant spectacle que l’amphitryon offrait au plus voluptueux de
leurs sens. (La Peau de chagrin 97)
Nous voyons donc les buts du dîner auxquels s’attend Taillefer. Il combine à la fois
l’effet de surprise pour chaque lieu, chaque chose posée sur la table, et chaque étape du
repas. Ces surprises sont d’autant plus grandes que les invités sont d’un rang inférieur
économiquement et n’ont pas les moyens de se les offrir.
Etant donné le type d’activités que réserve Taillefer à ses invités, nous
comprenons pourquoi aucune femme n’est invitée à dîner à cette soirée. En fait, il ne
s’agit ni d’un repas d’affaires ni d’un repas de vrais gourmands, repas qui commencent à
bourgeonner dès le début du XIXe siècle. Elles étaient invitées à prendre part aux repas
pendant les siècles précédents, hormis les repas de confrérie ou corparatifs. Il s’agit ici
de régaler les hommes avec des femmes, nourriture charnelle. Elles contribuent au
symposium, comme nous venons de le voir. Une autre explication est, selon Grimod de la
Reynière6, que «Les femmes, petites mangeuses, et qui trouvent toujours le temps long à
table, parce que c’est le lieu où l’on s’occupe le moins d’elles, doivent être bannies de
tout repas savant et solide, dont la bonne chère fait tous les frais et qui ne peut
raisonnablement durer moins de six heures» (Tables d’hier, tables d’ailleurs 234-35).
Nous retrouvons la même idée dans ce que dit Pierre Bourdieu à propos des
différences de se nourrir entre les hommes et les femmes. Ca fait partie de la mentalité
6
Journaliste culinaire du XIXe siècle.
51
masculine de bien et beaucoup manger alors que les femmes sont plus réservées, faisant
attention à leur ligne, et n’éprouvent pas le même plaisir à table.
Nous venons de retracer l’évolution du banquet depuis l’Antiquité jusqu’au XIXe
siècle, et en fait, les mêmes remarques s’appliquent aussi au XXe siècle. Nous avons vu
que les rituels du banquet ou du repas en commun n’ont pas changé parce qu’ils sont
basés sur des valeurs importantes au départ. Il y a cette notion d’accueil et de partage de
la part de l’hôte avec un groupe de mêmes richesses, valeurs morales ou intellectuelles,
de façon à ce que la réception soit appréciée et bien vécue de la part du donateur et de
l’invité. S’ajoute aussi à cela l’idée de faire plaisir.
Comme il se doit, nous avons remarqué une évolution dans le mobilier de table au
fil des ans, tel que la table à pieds fixes, les couverts individuels, et l’apparition de la salle
à manger. Nous avons relevé cette richesse que recherchent et étalent les classes
supérieures mais en le faisant avec goût et non ostentation. En terme de cuisine, il y a
cette idée d’égaler la richesse extérieure avec ce qui se trouve dans les assiettes et de
servir les préparations les plus fines, ce qui encourage la concurrence entre les gens.
Comme dans le banquet grec, les plats et ce qu’ils contiennent ont de l’importance; il
existe toujours cet effet magique que le symposiarque veut montrer tout en ayant tout
sous contrôle, comme nous l’avons vu chez Taillefer.
De plus, les hommes appartiennent à l’aristocratie et sont réunis pour leur faculté
intellectuelle et poétique puisque la poésie fait partie du rituel du banquet; d’autres
«variables» sont le jeu et la pratique érotique (Histoire de l’alimentation 169). Nous
avons aussi vu que pour chaque chose à consommer, il y a une mise en valeur de ces
52
éléments. Ceci rejoint les différences relevées par Bourdieu dont nous avons parlé, c’està-dire que les classes supérieures de tout temps ont été dotées d’un capital économique et
culturel, leur permettant d’avoir accès aux meilleures choses et de les réaliser dans le
goût et les manières qu’elles souhaitent.
Tout comme dans le banquet grec, il est toujours question pour l’hôte de montrer
son bien, et pour les invités de briller intellectuellement, dans le banquet du XIXe siècle.
Mais nous avons noté aussi que cet accent s’est atténué à cause de la bourgeoisie dont le
capital culturel n’est pas ce qu’elle recherche. Le mot «salon» a perdu de son sens et ne
fait plus référence aux discussions intellectuelles. Il n’est plus question de poésie, une
des trois activités possibles du symposium, mais d’orgie et de nourriture charnelle.
Dans le chapitre suivant, nous allons assister à d’autres dîners, en public cette
fois, dont le cadre est très propice aux nourritures physiques et charnelles. Il s’agira des
restaurants, une des plus grandes inventions du XIXe siècle.
53
CHAPITRE 3
LA BOURGEOISIE DÎNE À L’EXTÉRIEUR
Dans le chapitre suivant, il est question d’une des inventions les plus importantes
du XIXe siècle non seulement parce qu’elle arrive dès le début du siècle mais touche
aussi toute la société et ne fait qu’évoluer encore à l’époque actuelle.
Le sens du mot «restaurant» a bien évolué depuis sa première apparition. Avant
de devenir un endroit où manger, ce terme désigne au XVe siècle un bouillon léger qui a
pour vertu de guérir (The Invention of the Restaurant 1), et jusque vers 1760, les gens s’y
rendent pour prendre des consommés ou des bouillons après une maladie ou en cas de
faiblesse physique (Culture and Cuisine 206). En osant servir des pieds de mouton dans
sa sauce poulette, un certain Boulanger transgresse la loi de ce qui doit être servi dans un
restaurant et gagne gain de cause après un long procès. L’expression «table d’hôte» fait
son apparition vers 1786, et permet au visiteur ou à celui qui n’a ni cuisine ni cuisiniers,
faute de moyens, de recevoir un véritable repas pour se nourrir mais les dîneurs se
plaignent de la nourriture insipide et de l’entourage peu aimable (The Invention of the
Restaurant 7). Cependant, différents corps de métier liés à la cuisine, naissent avant la
Révolution, comme les rôtisseurs et les pâtissiers (Culture and Cuisine 207) qui seront
embauchés à titre privé. Ils ouvriront leur propre magasin par la suite. Dans le cas des
54
restaurants, il n’y a pas de bons endroits où manger à Paris, sous l’ancien régime, en
partie parce que la demande n’existe pas, l’aristocratie ayant à son service son propre
personnel.
Ce n’est donc qu’après la Révolution que les grands chefs de l’ancien régime se
retrouvant sans travail, décident d’ouvrir leurs restaurants principalement dans la capitale
et surtout au Palais Royal, quartier à la mode pour les restaurants et les étals de luxe dès
le début du XIXe siècle (L’Almanach des gourmands 192-222), afin d’offrir leurs talents
à l’élite sociale de l’époque (“Grimod de la Reynière’s Almanach des gourmands:
Exploring the Gastronomic New World of Postrevolutionary France” 51). Ces chefs
étaient déjà considérés comme importants au XVIIIe siècle, mais ils participent cette fois
à l’autorité sociale en recevant le soutien de la bourgeoisie. Comme le cite Grimod de la
Reynière dans L’Almanach des gourmands de 1803,
(L’art) des cuisiniers n’ét(a)it autrefois qu’un simple métier: concentrés dans un
petit nombre de maisons opulentes, soit de la Cour, soit de la Finance, soit de la
Robe, ils y exerç(a)ient obscurément leurs talens utiles, et le nombre de leurs bons
juges ét(a)it assez circonscrit. La Révolution, en mettant à la diette tous ces
anciens propriétaires, (a) mis tous ces bons cuisiniers sur le pavé. Dès-lors, pour
utiliser leurs talens, ils se sont fait marchands de bonne-chère sous le nom de
restaurateurs. On n’en compt(a)it pas cent avant 1789; et les érudits en bonnechère se souviennent que le premier restaurateur de Paris, nommé Champd’oiseau, établi rue des Poulies, ne date que de 1770. Il y en a peut-être
aujourd’hui cinq à six fois autant. (L’Almanach des gourmands 177-78)
Tout le savoir que les chefs ont acquis au service de l’aristocratie avant la
Révolution, est maintenant mis à la disposition de ceux qui ont les moyens de payer pour
goûter. Cependant, avoir des moyens financiers ne signifie pas nécessairement avoir le
savoir-vivre. Sous l’ancien régime, ce qui est servi a autant d’importance que la manière
de recevoir, et ces manières se retrouvent sous le nouveau régime parmi ceux qui les
55
connaissaient déjà (“A cultural field in the making: Gastronomy in Nineteenth-Century
France” 12). Pour reprendre les termes de Pierre Bourdieu, il s’agit de capital culturel.
Sous le nouveau régime, l’élite sociale est vaste car elle est constituée de la grande
bourgeoisie, comme les banquiers, Taillefer dans le second chapitre, et les Dambreuse
dans L’Education sentimentale, qui continue de recevoir chez elle comme expliqué dans
le chapitre précédent, et non au restaurant, et de véhiculer les manières qu’elle avait déjà
sous l’ancien régime. A cela s’ajoute principalement la bourgeoisie, comme les
industriels, dont les finances lui permettent maintenant l’accès aux plats de luxe du siècle
précédent mais qui ignore le savoir-vivre, faute de ne pas avoir appris les manières de
table (“A cultural field in the making: Gastronomy in Nineteenth-Century France” 12).
Jusqu’à la Révolution, la bourgeoisie est privée du luxe que connaît l’aristocratie et
plusieurs raisons expliquent cet engoument pour les restaurants et les goûts de luxe.
D’une part, elle n’ose pas encore afficher un train de vie trop luxueux chez elle, mange en
public pour le plaisir ou pour sortir sa maîtresse comme dans L’Education sentimentale,
Désormais, on dînait hors de chez soi, rien que pour le plaisir. Le bourgeois
aimait à fréquenter les restaurants, en les choisissant à la mesure de ses moyens,
naturellement. Avec «bobonne» (rarement) ou avec une «créature» (davantage).
Ou plus simplement entre garçons. On n’allait rarement au restaurant en famille.
(Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen Age jusqu’à nos jours 164)
et de plus, pour montrer qu’elle a droit elle aussi à de très bons et très beaux mets, et
qu’elle a de l’argent.
(L)a plupart des nouveaux riches rougissant de leur subite opulence, et voulant la
cacher, n’osaient point d’abord tenir de maison, ni afficher un luxe de table qui
aurait pu les trahir. Ces champignons révolutionnaires ont donc été dans le
principe l’une des causes du rétablissement de la fortune des grands cuisiniers
sans place de l’ancien régime. (L’Almanach des gourmands 179)
56
Comme le mentionne Priscilla Parkhust Ferguson, le mot «gastronomie» fait sa
première apparition en 1801. Il se traduit à la fois par une abondance et une variété
d’ingrédients, des chefs, des restaurants et des dîneurs, et une tradition culinaire sous
laquelle se trouvent la discipline, le contrôle et la modération. Alors que le gourmand
mange de tout et avec excès, le gastronome aime et sait comment apprécier la bonne
cuisine (“A cultural field in the making: Gastronomy in Nineteenth-Century France” 10,
15). Nous devons rattacher le champ gastronomique sous lequel il y a le produit matériel
comme les ingrédients ou le repas, et le côté intellectuel, critique qui discute le produit
original (18). En fin de compte, peu de gens ont la capacité de parler de ce qu’ils
mangent et possèdent les manières de table adéquates. Rebecca Spang souligne qu’il est
nécessaire pour chaque Parisien de savoir se comporter au restaurant mais qu’il s’agit
d’un savoir qui n’est ni inné ni spontané (The Invention of the Restaurant 218). Même si
des manuels sur les bonnes manières existent, tel que le Manuel des amphitryons de
Grimod de la Reynière, peu de personnes les lisent, pensant qu’ils sont inutiles et ne les
concernent pas (Le Mangeur du XIXe siècle 15-6).
Pour ce qui est de l’abondance de nourriture au XIXe siècle, celle-ci est due d’une
part aux meilleures techniques agricoles qui fournissent de plus grands rendements, et
aussi à l’amélioration des transports qui existaient déjà au Moyen Age et à la
Renaissance. Ils continuent de se développer au XVIIIe siècle avec l’aménagement des
routes mais dont l’utilisation pour les transports reste élevée (L’Identité de la France 23839), et qui fera donc place aux voies d’eau permettant aux bateaux de transporter les
57
denrées agricoles, les biens comestibles, le bois, le charbon, les matières pondéreuses, sur
l’ensemble de la France mais principalement vers Paris, à des prix moindres (244-46).
Comme nous le verrons dans le chapitre suivant, Paris se transforme, et lors de la
réfection des halles sous le Second Empire, un réseau ferroviaire passe par les sous-sol
pour permettre l’arrivage direct de certaines denrées. Ces moyens de transport
permettent donc d’acheminer, surtout vers la capitale, des produits de la France entière,
du blé de Russie, pour subvenir aux besoins alimentaires de la grande vague
d’immigration, et aussi viennent d’outre-mer, le sucre et les oléagineux, ainsi que tous les
produits de luxe et exotiques (227-70, 307) vendus chez les commerçants du Palais
Royal, aux halles, et servis dans les meilleurs restaurants de la capitale (L’Almanach des
gourmands 192-222). Il s’agit ici de l’offre et de la demande dont le coût du transport et
la rareté de ces produits de luxe expliquent les prix élevés, que seules les classes les plus
aisées peuvent payer, étant à la recherche de ces préparations ou ingrédients nécessaires
pour certains plats à la mode et pour qui le prix a peu d’importance. Ainsi, à Paris, au
XIXe siècle, tout est abondant, les ingrédients sont exotiques parce que la demande existe
(Histoire de l’alimentation 717-23).
Ce n’est que vers 1820 que le mot «restaurant» prend le sens que nous lui
connaissons aujourd’hui (The Invention of the Restaurant 2). Jusque vers 1850, les
restaurants se trouvent principalement à Paris, et restent rares dans le reste de la France
étant donné que les chefs s’installent surtout dans la capitale. Comme déjà mentionné
plus haut, le nombre de chefs et de restaurants augmente considérablement après la
Révolution ainsi que le nombre de dîneurs puisque tout le monde peut dîner à l’extérieur
58
non seulement par goût mais aussi comme il le sera expliqué plus tard, par nécessité. De
plus, dès le début du siècle, les revues et les guides gastronomiques lus par l’élite sociale,
fleurissent, comme L’Almanach des gourmands et la Physiologie du goût, mentionnant
les différentes spécialités, le prix, favorisant la compétition entre les restaurants et
permettant aux Parisiens de connaître les restaurants à la mode, notamment pour les
nouveaux riches, ou tout simplement pour signaler aux étrangers où bien manger.
Bientôt, les répertoires gastronomiques apparaissent, avec d’entrée de jeu, un
triple propos: instruire, séduire, légiférer: «De quelle utilité ne doit pas être un
ouvrage dans lequel, avant de sortir de chez soi, au coin de son feu, sous les
doigts de son baigneur, on aura appris, non seulement où l’on devra dîner, mais de
quoi ce dîner se composera, et ce qu’il en coûtera pour satisfaire le premier, le
plus naturel et le plus durable des besoins; ouvrage utile, tous les jours, à tous
ceux dont la marmite, selon l’expression vulgaire mais si expressive, est
renversée; aux étrangers surtout qu’il sauvera bien souvent d’un essai fâcheux qui
ne peut laisser que les regrets les plus amers; car enfin il faut qu’on sache que tout
homme de goût qui, guidé seulement par le hasard, ou mal informé, ou mal
conseillé, fait un mauvais dîner, pense comme Titus, avoir perdu un jour». (Le
Mangeur du XIXe siècle 15-6)
La tradition culinaire s’installe donc dès le début du XIXe siècle et ne fait que se
renforcer au fur et à mesure du temps avec tous ces éléments mentionnés contribuant à la
gastronomie. Inversement, il est évident que tout le monde n’accède pas à ce luxe, faute
de capital économique, notion dont nous avons parlé dans le chapitre précédent. De plus,
il est à noter des différences au niveau du champ culturel qui expliquent des variations du
champ culinaire, ainsi mentionnées par Pierre Bourdieu dans La Distinction, et qui
distinguent les dîneurs entre eux.
Le capital culturel vient du capital scolaire et est renforcé par les connaissances et
les manières reçues à la maison, il s’agit là d’une chose que l’on détient à des degrés
divers (La Distinction 10, 12). Il contribue à établir à l’intérieur d’une même classe
59
sociale, la distinction entre un gastronome et un gourmant, à partir du goût et aussi des
manières.
Le goût classe, et classe celui qui classe: les sujets sociaux se distinguent par les
distinctions qu’ils opèrent, entre le beau et le laid, le distingué et le vulgaire, et où
s’exprime ou se traduit leur position dans les classements objectifs. Et de ce fait,
l’analyse statistique montre par exemple que des oppositions de même structure
que celles qui s’observent en matière de consommations culturelles se retrouvent
aussi en matière de consommations alimentaires: l’antithèse entre la quantité et la
qualité, la grande bouffe et les petits plats, la substance et la forme ou les formes,
recouvre l’opposition, liée à des distances inégales à la nécessité, entre le goût de
nécessité, qui porte vers les nourritures à la fois les plus nourrissantes et les plus
économiques, et le goût de liberté – ou de luxe – qui, par opposition au francmanger populaire, porte à déplacer l’accent de la matière vers la manière (de
présenter, de servir, de manger, etc.) par un parti de stylisation qui demande à la
forme et aux formes d’opérer une dénégation de la fonction. (La Distinction VIVII)
A partir du roman de Gustave Flaubert, L’Education sentimentale, je vais montrer
pourquoi la bourgeoisie dîne à l’extérieur, et comment elle se comporte dans les lieux
publics vers 1848.
Dans le roman, un jeune provincial, Frédéric Moreau, découvre la vie bourgeoise
parisienne vers 1848. D’un point de vue historique, le roi Louis-Philippe (1830-1848)
favorise la bourgeoisie en lui donnant les moyens de vivre à son tour comme l’aristocratie
l’a fait au siècle précédent. La révolution de Février 1848 met fin à la monarchie
constitutionnelle et impose la Deuxième République et le suffrage universel. A la suite
de cette révolution, succède une période euphorique pendant laquelle «l’esprit de 1848»
devient celui de la «fraternité» entre les individus, mais celle-ci ne dure pas car la France
connaît des difficultés à la fois économiques avec la montée du chômage, et politiques
avec l’opposition entre les républicains modérés et les socialistes. D’un point de vue
politique, l’Assemblée à forte majorité bourgeoise maintenant, décide de briser les
60
mouvements de révolte des ouvriers, et par conséquent de supprimer les ateliers
nationaux, et pour la première fois, la République se coupe d’une partie de son soutien
populaire.
Contrairement à la grande bourgeoisie qui ne mange jamais à l’extérieur, la
bourgeoisie le fait pour se montrer et pour prouver qu’elle accède elle aussi aux produits
de luxe, autrefois réservés aux classes privilégiées. Son capital économique lui permet
d’avoir des goûts de luxe et de fréquenter les meilleures tables de Paris, de manger les
mets les plus chers, mais ne veut pas dire qu’elle connaisse le code des bonnes manières
et sache se comporter. Les restaurants tournent grâce à la bourgeoisie et par conséquent,
elle devient libre dans son comportement, s’y rendant pour se faire remarquer et pas
nécessairement pour y apprécier la cuisine. Le capital économique rentre peu en
considération au sens où la bourgeoisie a de l’argent, ce qui lui permet de bien manger
déjà en 1848.
Parmi les ouvrages de l’époque écrits dans le but d’aider la nouvelle bourgeoisie
dans ses manières, se trouve la Physiologie du goût de Brillat-Savarin7. Il explique
quelles sont les attentes de l’hôte lors d’un repas, comment se comporter mais se rend
compte aussi que tout le monde ne naît pas avec les meilleures facultés physiques pour
apprécier les choses servies. Cependant, selon lui, ses connaissances et facultés
gastronomiques restent nécessaires pour apprécier la bonne cuisine, et surtout pour ceux
appelés à être en société.
Puisqu’elles tendent à augmenter la somme du plaisir qui est destinée: cette utilité
augmente en proportion de ce qu’elle est appliquée à des classes plus aisées de la
société: enfin elles sont indispensables à ceux qui, jouissant d’un grand revenu,
7
Gastronome et écrivain du XIXe siècle.
61
reçoivent beaucoup de monde, soit qu’en cela ils fassent acte d’une représentation
nécessaire, soit qu’ils suivent leur inclination, soit enfin qu’ils obéissent à la
mode. (Physiologie du goût 47)
Lorsqu’il arrive à Paris, Frédéric Moreau a peu de relations. Il connaît les
Dambreuse, grands bourgeois d’un milieu fermé, qui l’invitent à dîner ou à des soirées de
temps en temps. Tout comme le banquier Taillefer, ils véhiculent les manières de
l’ancien régime, au sens où ils reçoivent uniquement chez eux, ont du personnel de
maison leur permettant de vivre comme l’aristocratie le faisait avant la Révolution. Nous
ne les voyons jamais manger en public. Le jeune homme fait aussi la connaissance des
Arnoux, couple bourgeois, un riche industriel entrepreneur dans la faïence, et dont la
femme lui plaît beaucoup.
Le couple illustre très bien comment la bourgeoisie parisienne vit vers 1848. Il a
son jour, comme l’aristocratie aux siècles précédents, et reçoit à dîner tous les jeudis le
même groupe d’artistes. Frédéric réussit à se faire inviter et devient un des fidèles à ces
soirées. Les Arnoux habitent un appartement, dans lequel certaines pièces sont réservées
à la société, comme le salon et la salle à manger. Pour ce qui est de la cuisine, la leur est
bien équipée puisque bien manger et bien recevoir font partie des plaisirs de Jacques
Arnoux. Bien qu’ils aient du personnel de maison, c’est lui en fin de compte qui prend
les choses en main lors des dîners, contrairement à sa femme qui reste très détachée de la
cuisine, comme très souvent dans les milieux aisés.
Arnoux est un personnage très intéressant puisque c’est un bon vivant pour qui la
cuisine a beaucoup d’importance, et qui n’agit pas en tant que nouveau riche pour étaler
sa richesse à l’extérieur. Il illustre très bien ce que Brillat-Savarin explique sur les
62
connaissances gastronomiques notées plus haut. La boisson est aussi importante que les
mets, et par conséquent, l’entrepreneur laisse ses invités pour descendre à la cave afin de
choisir certains vins qui se marient très bien avec les différents mets comme un vin blanc
du Rhin sur le poisson, et du tokay, boisson hongroise très à la mode à l’époque. Il fait
aussi servir des aliments tel que le gingembre, plante exotique, et des préparations très
rares et exotiques qui éblouissent le jeune homme. En servant cette variété d’ingrédients,
il montre qu’avec de l’argent et des relations, tout se trouve à Paris et que ce n’est pas
réservé aux restaurants.
(Frédéric) eut à choisir entre dix espèces de moutarde. Il mangea du daspachio,
du carig, du gingembre, des merles de Corse, des lasagnes romaines; il but des
vins extraordinaires, du lip-fraoli et du tokay. Arnoux se piquait effectivement de
bien recevoir. Il courtisait en vue des comestibles tous les conducteurs de malleposte, et il était lié avec des cuisiniers de grandes maisons qui lui communiquaient
des sauces. (L’Education sentimentale 46)
Mais choisir les plats ne suffit pas au gastronome. Il est critique pour ce qu’il sert
et mange, et sait aussi cuisiner. Lors d’un dîner chez sa maîtresse, l’industriel n’hésite
pas à se rendre en cuisine pour superviser les menus et goûter les sauces. Une chose très
rare à l’époque est de savoir cuisiner pour un homme, sauf s’il s’agit de sa profession. Le
gastronome sait préparer le salmis de bécasse et faire brûler le punch. Le personnage
n’agit donc pas dans le but d’épater la galerie puisque bien manger fait partie de ses
plaisirs les plus grands. Cet état d’esprit le différencie des nouveaux riches qui se rendent
au restaurant dans le but de se montrer. Pour lui, manger à l’extérieur peut être soit une
occasion de goûter des choses extrêmement bonnes, soit une consolation. Lorsque sa
femme n’est pas là, Arnoux sort manger au restaurant. C’est une façon pour lui de se
63
distraire et de se consoler. Quand Frédéric semble déprimé, l’entrepreneur l’invite cinq
ou six fois à l’extérieur dans le but de le distraire mais aussi pour se faire plaisir.
Cette importance des mets et des préparations se retrouve lors des repas pris à
l’extérieur, comme par exemple au Palais Royal. Il s’agit du centre de Paris où les chefs
installent leurs restaurants mais ce quartier perd de son éclat vers 1840 (Histoire de la
cuisine bourgeoise du Moyen Age jusqu’à nos jours 164). Pour lui rendre la politesse des
nombreuses invitations, Frédéric invite Arnoux à dîner avec Regimbart aux Trois-FrèresProvençaux, table du Palais Royal qui date de la fin du XVIIIe siècle, à la fois excellente
et très renommée au début du siècle et qui ne désemplit pas (L’Almanach des gourmands
200).
Déjà mentionnée auparavant est l’attitude sérieuse d’Arnoux lorsqu’il reçoit chez
lui. Celle-ci ne change pas lorsqu’il est invité au restaurant, se mettant à l’aise, retirant sa
redingote, montrant son enthousiasme et prenant l’affaire en main en écrivant lui-même
la carte, et se rendant en cuisine pour y composer le menu avec le chef et à la cave qu’il
connaît parfaitement. Cette démarche peut paraître exagérée mais en fin de compte, elle
semble naturelle dans le cas de l’industriel. Il agit donc comme s’il était chez lui et veut
que ce dîner soit spectaculaire puisqu’il connaît la réputation des Trois-FrèresProvençaux. Pour chaque plat, il fait servir une bouteille différente. La composition du
menu n’est pas mentionnée peut-être parce que les plats défilent et qu’aucun ne semble
satisfaire le gastronome qui généralise, devenant catastrophé, marquant sa déception en
affirmant que plus aucune table n’est bonne dans la capitale. «A chaque plat nouveau, à
chaque bouteille différente, dès la première bouchée, la première gorgée, il laissait
64
tomber sa fourchette, ou repoussait au loin son verre; puis s’accoudant sur la nappe de
toute la longueur de son bras, il s’écriait qu’on ne pouvait plus dîner à Paris!»
(L’Education sentimentale 66).
Cette idée de ne pas bien manger à Paris se retrouve notamment dans Le Mangeur
du XIXe siècle de Jean-Paul Aron qui recueille les commentaires de sérieux gastronomes
de l’époque. En effet, d’après de très bonnes critiques au début du siècle, les
restaurateurs du Palais Royal périclitent très vite. Ceci est dû 1) aux chefs dont la
génération suivante n’est pas aussi bonne que la première qui fut à l’origine de ces
restaurants et qui a été formée dans les maisons aristocrates, 2) à la nombreuse
concurrence entre les restaurants, et enfin 3) à la qualité de la clientèle qui baisse.
En ce qui concerne les Frères-Provençaux, la cave et la cuisine semblent suivre le
même parcours et baisser en qualité. Même si certains restaurants tournent encore bien à
cause de leur emplacement ou de leur décoration, il n’empêche que les vrais gastronomes
remarquent une baisse de qualité et n’hésitent pas à ne plus les fréquenter.
Vers 1840, (Véfour) en a fini avec ses voisins, ses concurrents augustes, non
seulement Véry dégénéré depuis dix ans mais les Provençaux. Les gourmets alors
versent une larme: «Oh qu’avez-vous fait de cette docte cave, mes chers Frères
Provençaux, de cette cave où l’on trouvait toutes les nuances du vin du Rhône et
où l’on pouvait finir un dîner par un verre de ce fameux rhum d’Abrantès ainsi
nommé parce qu’il venait de la succession Junot!» (Le Mangeur du XIXe siècle
60)
Mettre de nouveaux chefs en cuisine n’est parfois pas suffisant pour relever le niveau
d’une maison, comme dans le cas du Café Anglais: «Peu après la révolution, Delhomme
acquiert le Café Anglais. Aux cuisines, il installe Dugléré qui vient d’essayer, à pure
65
perte, de remonter les Provençaux» (Le Mangeur du XIXe siècle 79). Voyons les
commentaires des clients réguliers des Frères-Provençaux, comme Jacques Arnoux.
Nous avons déjà mentionné la cave qui fit la solide réputation de la maison et
dont Arnoux connaît tous les recoins. Dans le passé, les Bourgognes étaient
extraordinaires, et ses nombreuses visites font qu’il se souvient de plusieurs serveurs qui
ont maintenant quitté le restaurant. Cette dernière idée peut suggérer une instabilité de
l’établissement. ‘Puis il eut, avec le garçon, un dialogue, roulant sur les anciens garçons
des Provençaux: «Qu’était devenu Antoine? Et un nommé Eugène? Et Théodore, le
petit, qui servait toujours en bas? Il y avait dans ce temps-là une chère autrement
distinguée, et des têtes de Bourgogne comme on n’en reverra plus!»’ (L’Education
sentimentale 66). Pour l’industriel Arnoux, les nouveaux chefs n’égalent pas ceux du
passé.
Comme nous le voyons le restaurant est utilisé pour le plaisir mais il peut l’être
aussi pour les affaires, lorsque les hommes sont entre eux. Après avoir commenté sur la
nourriture et le service, Arnoux, Frédéric, Regimbart parlent de la vente de terrains en
banlieue.
Comme nous venons de le voir, Arnoux utilise les restaurants pour le plaisir, mais
va aussi y déjeuner pour se consoler. Pendant la Révolution de 1848, alors qu’il sert dans
la garnison et que le peuple est dans la rue sur les barricades, l’entrepreneur a des soucis
financiers. La Révolution de 1848 ne touche pas tout le monde, le peuple se bat encore
une fois, alors que la bourgeoisie a obtenu ce qu’elle voulait et continue de bien vivre.
Pour oublier son chagrin, Arnoux invite Frédéric à déjeuner chez Parly, table très à la
66
mode et qui a bonne réputation. L’homme se sert donc de la nourriture comme d’un
tranquilisant ou d’une drogue pour se remettre de ses émotions. Il s’agit seulement d’un
déjeuner mais dont le luxe surprend car Arnoux commande autant de plats luxueux que
s’il s’agissait d’un dîner. Les vins qu’il demande sont de très bonnes années pour le
meilleur vin de Bordeaux liquoreux et le meilleur des Bourgognes, et il fait servir du
champagne pour le dessert. «(C)omme il avait besoin de se refaire, il se commanda deux
plats de viande, un homard, une omelette au rhum, une salade, etc., le tout arrosé d’un
sauternes 1819, avec un romanée 42, sans compter le champagne au dessert, et les
liqueurs» (L’Education sentimentale 319). Nous voyons donc que les préoccupations ne
sont pas les mêmes pour les bourgeois que pour la classe ouvrière en février 1848. Les
événements n’empêchent en aucun cas la consommation des produits de luxe à Paris,
accessibles à ceux qui ont de l’argent et qui savent les apprécier.
Comme l’a mentionné Brillat-Savarin, il existe plusieurs conditions pour être
gastronome, l’une est d’avoir de l’argent pour avoir accès aux produits de luxe et l’autre
est d’avoir du goût pour la cuisine. Arnoux dépense sans compter lorsqu’il s’agit de
cuisine parce que la nourriture est une passion et un dérivatif pour lui. Par opposition aux
passionnés de cuisine, se trouvent les «parvenus», la plupart des dîneurs au début du
XIXe siècle. Un très bon exemple est le Vicomte de Cisy qui malgré son titre se
comporte lui aussi en «parvenu» dans tout ce qu’il entreprend, aussi bien aux courses
qu’au Café Anglais (L’Education sentimentale 260).
Un soir, il organise un dîner à la Maison Dorée, anciennement Café Hardy, un des
meilleurs restaurants de Paris situé sur le Boulevard, depuis peu repris par les frères
67
Verdier en 1845, avec aux cuisines Casimir Moisson, un des plus grands chefs et dont la
cave est une des meilleures de Paris (Histoire de la cuisine française 269-70).
Inversement, et comme ce fut très souvent le cas au XIXe siècle, les meilleurs restaurants
sont souvent fréquentés sous le Second Empire par des «lorettes», des quarts d’agents de
changes et des débris de la jeunesse dorée (Le Mangeur du XIXe siècle 79). Nous
pourrions dans le cas présent qu’il s’agit d’un repas d’affaires puisque seuls des hommes
sont conviés, et comme nous l’avons vu, c’est une des façons dont les restaurants sont
utilisés très souvent. Hors, il est intéressant de voir les buts du dîner offert par Cisy, son
comportement et celui des personnes invitées à ce dîner, un mercredi soir.
Contrairement au dîner que nous avons vu chez Taillefer dans le chapitre
précédent, il est ici question de se montrer. Cisy vient de faire un héritage et par
conséquent vit dans le luxe. Comme dans le banquet grec, il étale son capital
économique en recevant au restaurant, plutôt que chez lui, mais agit en «parvenu» et n’est
même pas satisfait de ce qu’il fait servir. Il organise ce dîner dans le but de faire envie à
ses invités, de montrer sa supériorité économique et de se vanter, au lieu d’être un hôte
agréable. Il fait donc partie des gens qui n’ont pas lu le Manuel de l’amphitryon ni la
Physiologie du goût.
Son choix pour la Maison Dorée n’est pas anodin puisque c’est une des meilleures
tables de Paris et qu’il sélectionne volontairement une salle au décor somptueux,
rappelant l’hôtel particulier de l’amphitryon Taillefer, mais ici beaucoup trop grande pour
le nombre de convives. «Enfin, à huit heures, on passa dans une salle éclairée
magnifiquement et trop spacieuse pour le nombre des convives. Cisy l’avait choisie par
68
pompe, tout exprès» (L’Education sentimentale 219). Contrairement aux dîners dont
nous avons parlé précédemment, il agit sans réfléchir à la composition du menu, ou à
l’entourage. Seules les décorations comptent et émerveillent les invités, peu habitués à
un tel luxe, le Précepteur surtout aux revenus modestes. Nous retrouvons les éléments du
service et les plats luxueux de chez l’amphitryon Taillefer, avec le surtout de vermeil
dont c’est la mode à cette époque, de magnifiques bouquets de fleurs, et le service à la
française bien que ce ne soit plus la mode au restaurant. Comme nous allons le voir, il est
surtout question de le simplifier mais en mettant tout sur la table, il y a un effet de
surprise auprès des invités.
Un surtout de vermeil, chargé de fleurs et de fruits occupait le milieu de la table,
couverte de plats d’argent, suivant la vieille mode française; des raviers, pleins de
salaisons et d’épices, formaient bordure tout autour; des cruches de vins rosat
frappé de glace se dressaient de distance en distance; cinq verres de hauteur
différente étaient alignés devant chaque assiette avec des choses dont on ne savait
pas l’usage, mille ustensiles de bouche ingénieux. (…) Un lustre et des
girandoles illuminaient l’appartement, tendu de damas rouge. Quatre
domestiques en habit noir se tenaient derrière les fauteuils de maroquin. A ce
spectacle, les convives se récrièrent, le Précepteur surtout. (L’Education
sentimentale 220)
Cette description est très similaire à celle que nous avons vue chez Taillefer, le nombre
d’entrées pour le premier service, le décor de table et celui de la pièce. Il n’existe donc
pas de différence entre ce qui est offert dans le cadre «intérieur» ou privé, et le cadre
«extérieur» ou public. Nous voyons donc le luxe offert dans certains restaurants, avec
tous les plats, les ustensiles et le service que la grande bourgeoisie peut se permettre de
s’offrir. Dans le repas à la Maison Dorée, toutes sortes d’ustensiles sont posés sur la
table, choses peu visibles dans les maisons bourgeoises de l’époque, et dont les uns et les
69
autres ignorent leur utilisation. Cette variété montre l’importance du service de table à
l’époque, avec la multiplicité des pièces possible à cause du capital économique.
En suivant l’évolution qui sépare la table mobile dans la grande salle commune de
la table fixe dans la salle à manger bourgeoise, on retrouve l’enrichissement
graduel et la spécialisation croissante de l’équipement, surtout en ce qui concerne
les ustensiles individuels. En témoigne tout particulièrement la multiplication des
couverts (à viande, à poisson, à fruit, à gâteau, etc.) et des verres (à eau, à vin
blanc, à vin rouge, à vin sucré, à apéritif, à liqueur et même à différents types de
liqueurs, comme le cognac ou le whisky). Cette diversification se traduit de toute
évidence par une plus grande complexité des règles à observer et par la
prédominance de l’étiquette sur l’éthique, du savoir-faire sur le savoir-vivre.
(«Guarda no sii vilan: les bonnes manières à table» 518)
Comme nous en avons parlé dans le banquet grec, les convives sont généralement
du même milieu ou ont des intérêts communs. Dans le cas de Cisy, il convit des gens
dont le titre est imposant. Ils ne se connaissent pas entre eux et ont en fin de compte peu
de choses en commun. Ils sont tous d’un niveau économique inférieur à celui du
Vicomte depuis qu’il a hérité, certains sont invités à cause de leur titre de noblesse,
d’autres parce qu’ils sont cousins ou ont contribué à l’éducation du jeune homme, comme
son ancien précepteur, et il y a aussi Frédéric. Ceci est aussi renforcé dans la façon dont
il fait les présentations non pas en fonction de l’âge mais du titre.
Cisy présenta ses convives, en commençant par le plus respectable, un gros
monsieur, à cheveux blancs:
-«Le marquis Gilbert des Aulnays, mon parrain. M. Anselme de Forchambeaux»,
dit-il ensuite (c’était un jeune homme blond et fluet, déjà chauve); puis, désignant
un quadragénaire d’allures simples: «Joseph Boffreu, mon cousin; et voici mon
ancien professeur M. Vezou», personnage moitié charretier, moitié séminariste,
avec de gros favoris et une longue redingote boutonnée dans le bas par un seul
bouton, de manière à faire châle sur la poitrine.
Cisy attendait encore quelqu’un, le baron de Comaing, «qui peut-être viendra, ce
n’est pas sûr». (L’Education sentimentale 219)
70
Parmi les convives, il faut distinguer deux groupes, celui que respecte le Vicomte et que
nous pouvons qualifier d’actifs, c’est-à-dire les gens titrés comme lui, et qui peuvent lui
apporter quelque chose. Il s’agit de son parrain auquel il demande s’il se distrait à Paris,
et du Baron de Comaing, à qui il a demandé de le faire entrer dans son club (220-22).
Ces invités permettent au Vicomte de montrer que c’est une personne importante et qu’il
a une vie mondaine remplie. L’autre groupe, les passifs bien qu’ils travaillent, ne
l’intéresse pas en partie à cause de leur absence de titre. Pourtant, ils sont inférieurs
parce qu’ils sont d’un rang inférieur au sien et par conséquent sont là en tant que
spectateurs, servent aussi de victimes et doivent subir les réflexions désagréables de Cisy.
Celui-ci se moque de Forchambeaux qui ne veut pas consommer d’alcool, et qui aussi va
se marier, contrairement au Vicomte qui pour l’instant n’a aucune femme dans sa vie, et
il n’épargne pas non plus Frédéric en parlant tout d’abord de Rosanette puis de Madame
Arnoux (220-24). Il s’agit peut-être de la raison pour laquelle il l’a invité puisqu’il le
provoque et le blesse volontairement. L’hôte veut avoir le dernier mot, quitte à inventer
et à dire n’importe quoi, comme dans le cas de Madame Arnoux. Rappelons les manières
de table qu’un hôte doit avoir. Nous en avons vu certaines lors des banquets de
l’Antiquité. Les suivantes sont basées sur la même hiérarchie.
Les bonnes manières existent depuis tout temps et ont en fin de compte peu
évolué depuis le XIIIe siècle. Dans un petit ouvrage, Bonvesin, magister grammaticae du
XIIIe siècle indique les règles qui aident à comprendre la signification et la valeur sociale
du repas pris en commun, «c’est-à-dire essentiellement l’expression gestuelle et la parole.
Le rapport aux aliments et aux boissons passe inévitablement par la gestuelle: se servir,
71
porter à sa bouche, mâcher, couper, offrir ou recevoir…» («Guarda no sii vilan: les
bonnes manières à table» 520). Aucune différence de comportement n’existe concernant
le repas mangé à l’extérieur et celui pris chez soi puisque dans n’importe quel cas il ne
faut pas parler la bouche pleine, ni troubler l’assemblée par des bruits inutiles, ou des
bavardages constants et gênants. «De la table il convient de bannir la tristesse, la
souffrance, le dégoût, la grossièreté, la vulgarité, l’impolitesse» (520) pour au contraire
faire place à la joie, respecter autrui et éviter de blâmer les plats proposés (520-21). Sont
associés aux manières, le service et les mets.
Pour aller de paire avec la taille et la beauté de la salle, Cisy choisit la tradition de
l’ancien régime, à savoir le service à la française, utilisé entre le XVIe et XVIIIe siècles.
Celui-ci consiste en principe de potages, entrées et relevés de potages pour le premier
service. Les convives se servent librement et le maître d’hôtel veille à varier les plats
dans le but de satisfaire tous les goûts des invités. Inversement, «ce souci de variété ne
vise plus, aux XVIIIe et XIXe siècles qu’à satisfaire la gourmandise et à témoigner de la
magnificence du maître de maison» («De la chrétienté occidentale à l’Europe des Etats»
572). Ce dernier élément est important car dans le cas du Vicomte il s’agit uniquement
de se vanter et non de gourmandise comme on le verra plus bas. Dans les restaurants, le
service est passé à la russe dans le but de simplifier dès le début du siècle (L’Art de la
cuisine française au XIXe siècle 523).
Cette manière de servir fut dite «à la russe», après que le prince Kourakine le fit
connaître au tout-Paris, au cours d’un dîner qu’il donna, en juin 1810, en son
château de Clichy. Jusque-là et depuis le Moyen Age, pour chaque service, on
installait simultanément et artistiquement sur la table tous les plats prévus, entre
lesquels les convives n’avaient plus qu’à choisir. Tandis que le service à la russe,
celui que nous connaissons à présent, consiste à proposer au fur et à mesure les
72
mets, bien chauds et découpés à l’office si leur nature le demande. Le convive se
sert lui-même dans le plat qu’on lui présente. (Histoire de la cuisine bourgeoise
du Moyen Age jusqu’à nos jours 172)
Il est intéressant de voir que la table contient un élément du service à la russe, l’usage des
verres, cinq par personne. «Avec le service à la russe, il fut désormais d’usage de les
disposer devant les assiettes, en plusieurs tailles différentes selon les boissons
successivement proposées» (Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen Age jusqu’à nos
jours 172). Ce mélange de services, à la fois à la russe et à la française, correspond bien
au personnage de Cisy qui aime à émerveiller pour montrer sa richesse.
Ne serait-ce que pour le premier service, le Vicomte a choisi sept plats, tous aussi
recherchés les uns que les autres, mais l’ensemble est sans doute peu varié comparé aux
autres menus de l’époque puisqu’il y a un plat de poisson, la hure d’esturgeon, pour trois
plats de viande, dont deux très similaires, les cailles rôties et le sauté de perdrix rouges, et
une charcuterie. Comme il se doit, il y a les aphrodisiaques, telles que les pommes de
terre aux truffes (Les Aphrodisiaques 97) et la volaille. «(I)l y avait, rien que pour le
premier service: une hure d’esturgeon mouillée de champagne, un jambon d’York au
tokay, des grives au gratin, des cailles rôties, un vol-au-vent Béchamel, un sauté de
perdrix rouges, et, aux deux bouts de tout cela, des effilés de pommes de terre qui étaient
mêlés à des truffes» (L’Education sentimentale 220).
Cette quantité de plats, montre que tout est calculé de la part de Cisy pour
provoquer l’émerveillement auprès de ses invités et leur faire envie. Lorsqu’il reçoit des
compliments de ses invités en voyant la table, il fait preuve de fausse modestie en
répondant: «Ça? (…) allons donc!» comme si pour lui il s’agissait d’un repas ordinaire.
73
Il agit comme Le Courtier de Castiglione et veut faire preuve de nonchalance.
Inversement, le seul convive qui parle de la nourriture et semble prendre plaisir à manger
est le précepteur, sans doute l’homme le moins riche de l’assemblée en mentionnant:
«Notre amphitryon, ma parole, a fait de véritables folies! C’est trop beau!» (220) et
ajoute avec bassesse: «Cela ne vaut pas les œufs à la neige de madame votre grand’mère»
(221) lorsque le Vicomte renvoie les truffes malgré les délectations du précepteur. Il est
intéressant de voir que la grand-mère semblait savoir cuisiner, et que pour le précepteur,
la cuisine familiale reste meilleure que celle des restaurants. Les autres convives
s’arrêtent uniquement à la beauté de la table et semblent indifférents au goût des plats,
soit parce qu’ils sont habitués à cette cuisine raffinée, soit parce qu’ils y sont insensibles
et qu’elle les laisse indifférents.
En agissant de la sorte, Cisy est l’opposé du bon amphitryon puisque pour
compléter son attitude arrogante, et pensant agir en maître, il boit trop, maltraite les
domestiques, et rejette tous les plats. Rien n’est assez bon pour lui. En fin de compte, il
aurait pu avoir le même comportement dans n’importe quel restaurant. Nous constatons
donc que le capital économique permet d’avoir accès aux choses les meilleures mais pas
nécessairement de les apprécier ni de savoir se comporter en public. En fait, nous
pouvons nous demander si justement avoir tout à coup de l’argent ne signifie pas devenir
imbu de sa personne. Cisy n’a rien d’un gastronome car il n’éprouve aucun plaisir pour
ce qui est bon et beau. Il fait certainement partie de ces gens qui n’ont pas lu les
recommandations du Manuel de l’amphitryon de Grimod de la Reynière sur comment
74
être gastronome et devenir un bon hôte. Il faut aussi s’interroger sur comment les
femmes apprécient la nourriture.
Déjà mentionnés auparavant sont le manque de savoir-vivre et le manque de goût
que véhicule la nouvelle classe bourgeoise au lendemain de la Révolution et qui
permettent de différencier le grand bourgeois de l’ancien régime du nouveau riche du
début du siècle. Une des institutions sociales de l’époque est pour le bourgeois d’avoir
une maîtresse qu’il entretient et sort au restaurant. Comme c’est très souvent le cas, ce
sont des femmes «vulgaires», entretenues, dont le rôle est de satisfaire sexuellement le
bourgeois, qui agissent dans le but d’être remarquées des autres et qui n’ont ni éducation
ni «classe», contrairement aux épouses bourgeoises qui ont reçu une éducation, restent
chez elles pour élever leurs enfants. Très souvent, elles mènent un train de vie élevé
grâce à leurs amants.
Rosanette, maîtresse d’Arnoux puis de Frédéric entre autre, fréquente les lieux
publics pour se montrer et pour afficher qu’elle aussi y a droit. Elle doit se faire désirer
et le fait en se faisant remarquer, c’est-à-dire qu’elle n’hésite pas à émettre des jugements
même si elle ne s’y connaît pas. Elle n’a ni l’attitude d’une femme, c’est-à-dire réservée,
ni celle d’un homme, puisqu’elle ne dispose pas d’une culture générale pour savoir ce qui
se fait et ce qui se dit; la même chose se retrouve chez Odette de Crécy dans A la
recherche du temps perdu. Pour Rosanette, l’important est de paraître, avoir accès aux
endroits les meilleurs pensant que cela la place dans une situation de supériorité vis-à-vis
des autres classes. Cependant, son manque d’éducation illustre son peu de capital
culturel et de savoir-vivre, son manque de manière et de «classe», comme pour la
75
majorité de la nouvelle bourgeoisie de l’époque. Ceci se retrouve aussi bien dans leur
comportement en public que dans leurs goûts au restaurant, et illustre bien ce que Grimod
de la Reynière sous-entend lorsqu’il parle du manque d’éducation et de savoir-faire chez
les riches du nouveau régime (“A cultural field in the making: Gastronomy in
Nineteenth-Century France” 12).
Dans sa façon de manger, nous remarquons qu’elle n’a aucune appréciation de ce
qui lui ait offert. Aux courses, elle dévore les provisions de bouche apportées par
Frédéric, surtout le foie gras qu’elle mange avec une gloutonnerie affectée (L’Education
sentimentale 208), boit du champagne sans apprécier, et avale sans même goûter; peutêtre que cela est dû à son manque de raffinement et d’éducation mais il n’empêche
qu’elle réussit à pousser ses amants à l’imiter, comme dans le cas de Frédéric en train de
manger son foie gras. Elle a accès à tous les mets de luxe parce que ses bienfaiteurs la
sortent dans des endroits luxueux ou bien les lui apporte, et c’est de cette manière qu’elle
découvre ce qui est en vogue à l’époque. Inversement, elle n’a aucun palais si bien
qu’elle est incapable de faire des suggestions dans un menu et d’accorder les vins
ensemble. Pour elle, l’important est d’avoir accès à tout, comme la bourgeoisie, les
manières restent secondaires.
Après avoir passé l’après-midi aux courses, en consommant du champagne et du
foie gras, elle choisit l’endroit où Frédéric l’emmène dîner, le Café Anglais, situé sur le
Boulevard des Italiens. A partir de 1825, le Boulevard est le nouvel endroit où
s’installent de nombreux restaurateurs et où flannent les gens opulents qui délaissent le
Palais-Royal (Le Mangeur du XIXe siècle 51). «Les gens se rendent souvent (au Café
76
Anglais) par gourmandise, quoiqu’on y dîne aussi par ostentation d’y dîner», dans l’un de
ses 22 cabinets particuliers (65). Il s’agit en fait du rendez-vous des «lions» et des
actrices en vogue (Histoire de la cuisine française 270). Comme c’est le cas de nombreux
restaurants, celui-ci change de mains peu après la révolution et est acheté par Delhomme
qui y installe Dugléré aux cuisines, chef issu des cuisines Rothschild et qui porte le Café
Anglais au sommet (Le Mangeur du XIXe siècle 115).
Il est à penser que Rosanette connaît les endroits à la mode pour y avoir été
invitée par quelques messieurs et non pour avoir feuilleté les revues gastronomiques de
l’époque. Son comportement avec les hommes, à savoir charmer, manipuler et obtenir ce
qu’elle veut, se retrouve au Café Anglais. Elle envoie tout d’abord Frédéric l’attendre
dans le salon privé, puis prend toutes les décisions, faisant même des recommandations
sur ce qui devrait être choisi. Depuis l’après-midi, elle fait des suggestions sur ses
attentes de la soirée. Développée plus loin est l’importance des aphrodisiaques qui vont
de l’espace intime aux plats chers. «(U)n grand nombre d’éléments vont se joindre au
repas (aphrodisiaque) pour créer une atmosphère propice: le cadre qui peut être celui d’un
cabinet particulier dans un restaurant» (Les Aphrodisiaques 102). Comme l’indique
Rebecca Spang, le cabinet particulier est très à la mode à cette époque, surtout pour les
Parisiens pour y sortir leurs maîtresses. Ils ne viennent donc pas y manger mais plutôt
pour y être intime. Cette petite pièce meublée d’un miroir, d’une table et de plusieurs
chaises, avec des rideaux aux fenêtres et à la porte, rend l’espace plus intime dans lequel
on associe femmes et nourritures séduisantes (The Invention of the Restaurant 210). Le
souhait de Frédéric de passer la soirée seul avec Rosanette s’évapore lorsque Hussonnet
77
s’impose à table, elle invite par la suite Cisy à se joindre à eux, et ajoute auprès de
Frédéric sans lui laisser le droit de choisir «J’ai invité monsieur. J’ai bien fait, n’est-ce
pas?» (L’Education sentimentale 212). Le dîner au Café Anglais n’est pour elle qu’un
endroit où se montrer, où elle est en fait connue, et non où manger de bonnes choses.
En se comportant comme Arnoux aux Trois-Frères-Provençaux, c’est-à-dire
décider de ce qu’ils devraient manger, elle brouille les cartes de ce qui se fait. Elle met
les pieds dans le plat en essayant constamment d’imiter la haute société, mais son
absence de capital culturel et sa propre personnalité ressortent une fois de plus. Il est
intéressant de projeter le personnage de Rosanette dans celui d’un homme, Arnoux par
exemple. Comme nous l’avons vu, aux Trois-Frères-Provençaux, sûr de lui et gourmet
comme il est, il prend les choses en main. Elle fait la même chose en proposant ce qu’ils
pourraient manger, pensant s’y connaître mais elle ne fait que s’enfoncer et sa sélection
ne révèle ni une grande passion pour la cuisine ni une forte personnalité, et reflète en fait
son manque de connaissances culinaires.
Comme dans le repas de chez Taillefer, nous retrouvons beaucoup
d’aphrodisiaques, tels que les asperges, les huîtres, le poisson, les truffes, et les fruits
frais. Rappelons que tout aliment cher, rare, exotique et épicé passe pour aphrodisiaque
(Les Aphrodisiaques 97, 99). Un des plats les plus à la mode sont les huîtres, plat de luxe
qui ne figure pas sur les menus mais est sous-entendu (Le Mangeur du XIXe siècle 133),
et raffolé par les hommes à cause de sa forme sexuelle et de ses qualités aphrodisiaques,
et non choisi par les femmes.
Parce qu’Aphrodite, déesse de la beauté, naquit de l’écume de la mer, ou, si l’on
en croit Botticelli, d’une coquille Saint-Jacques, tout ce qui se rapporte à son
78
origine est réputé, et pour cause, aphrodisiaque. Ainsi tous les poissons et aussi
les coquillages et crustacés, jouissent de cette réputation, et par extension les
écrevisses. (Les Aphrodisiaques 96)
Comme le mentionne Maguelonne Toussaint-Samat, les huîtres étaient déjà très prisées
par les Romains, restant leur crustacé favori comparé aux écrevisses et au homard
(History of Food 384-87). Au fil du temps, nous les retrouvons parmi les grands dîners,
notamment au XVIIIe siècle avec «Le Déjeuner d’huîtres» de Jean-François de Troy.
Basons-nous sur les statistiques du XIXe siècle pour mieux comprendre la consommation
de ce plat de luxe.
La consommation de l’huître en France est de tradition aristocratique et fort
ancienne. Mais au XIXe siècle, elle se développe et s’embourgeoise. On en
trouve la preuve dans les statistiques de l’époque qui révèlent un bond dans le
produit de la vente des huîtres entre 1812: 524.376,30 Fr et 1825: 1.069.216 Fr.
Entre 1830 et 1840, la consommation augmente d’un tiers et l’on vend, en 1840, 6
millions de douzaines d’huîtres, soit 6 douzaines d’huîtres par personne et par an.
(La Sensibilité alimentaire 62)
Nous voyons donc que les huîtres sont très consommées au XIXe siècle et finiront par
être achetées par tout le monde en France en période de fête.
Pour la suite du menu, Rosanette se trouve embarrassée devant la carte, comme
beaucoup de Parisiens au début du siècle ne sachant que choisir tellement la carte est
longue et écrite dans un langage compliqué (The Invention of the Restaurant 186).
Cependant, la carte s’uniformise grâce au Guides des dîneurs de Honoré Blanc en 1815,
pour permettre aux dîneurs de comprendre ce qu’ils peuvent commander (The Invention
of the Restaurant 188). Dans le cas des femmes et surtout de Rosanette, il est
vraisemblable que les hommes commandent pour elle, car malgré l’amélioration des
79
menus, elle n’a aucune idée de ce que les noms suggèrent. Mais puisqu’ils sont
compliqués, ils doivent faire chic, d’après elle.
Basée sur les quelques plats qu’elle mentionne, la carte, comme il est de tradition
à l’époque, doit être impressionnante. N’importe quel gastronome se régale et n’a que
l’embarras du choix, entre du turban de lapins à la Richelieu, du turbot à la Chambord,
plats très originaux et luxueux déjà à l’époque, et aussi avec du pudding à la d’Orléans,
mets international, et de plus ceux-ci sont servis avec une sauce. Mais la bourgeoise du
XIXe ou la maîtresse entretenue ne cuisine pas et ne fait jamais les courses puisqu’elle a
du personnel pour le faire, ceci explique aussi pourquoi Rosanette reste assez insensible
devant ce qui est inscrit sur la carte. De plus, elle n’a aucune idée d’où les mets
proviennent ni pourquoi ils portent ces noms composés ou «bizarres» (L’Education
sentimentale 212), alors que la mode de donner des noms de personnalités aux nouveaux
plats se répend à partir du XVIIe siècle (L’Art de la cuisine française au XIXe siècle
523). Son manque d’instruction et d’intérêt se ressent dans ce cas-là si bien qu’elle ne
comprend pas la réflexion de Cisy à propos du pudding à la d’Orléans. Elle lui propose
du turbot à la Chambord à la place, ignorant qu’il est toujours question de la famille des
Bourbon.
La Maréchale se mit à parcourir la carte, en s’arrêtant sur des noms bizarres.
-«Si nous mangions, je suppose, un turban de lapins à la Richelieu et un pudding à
la d’Orléans?»
-«Oh! pas d’Orléans!» s’écria Cisy, lequel était légitimiste et crut faire un mot.
«Aimez-vous mieux un turbot à la Chambord?» reprit-elle.
Cette politesse choqua Frédéric. (L’Education sentimentale 212)
La présente du turbot n’est pas anodine puisqu’il s’agit du prince de la mer (L’Almanach
des gourmands 77), et Antonin Carême ajoute que:
80
(A)ussi ce poisson excellent est-il fort estimé à Paris et à Londres, et tient-il le
premier rang parmi les grosses pièces de poisson que l’on sert si souvent sur les
tables opulentes de ces deux grandes cités gourmandes. (…) Cette préférence
accordée au turbot sur les autres espèces de gros poissons se conçoit aisément: la
blancheur attrayante de sa chair, sa délicatesse et son goût exquis plaisent à tout le
monde; elle est nourrissante, de facile digestion; produit un suc salutaire; convient
en tout temps, à tout âge, à tous les tempéraments. (L’Art de la cuisine française
au XIXe siècle 165)
Ce poisson fait donc partie des plus chers, comme nous le verrons dans le chapitre
suivant. Carême cite les différents plats du Café Anglais, ce qui indique que le restaurant
est un des meilleurs endroits où dîner.
Maguelonne Toussaint-Samat parle de savoir manger et de savoir-vivre
déterminés par les aliments.
Sous la férule de tels maîtres à penser, les deux termes se firent inextricablement
liés. Et certains mets les illustraient au mieux: en particulier, asperges, turbot et
écrevisses – obligatoires pour les garnitures – représentaient avec la truffe le
summum de cet art nouveau. (Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen Age
jusqu’à nos jours 191)
Parmi les autres choses que Rosanette commande, il y a un simple tournedos,
viande rouge mangée par les hommes, au caractère robuste et rustique, et délaissée par les
femmes, et ne prend aucun légume alors que c’est justement ce qu’une femme aurait
choisi. Il est intéressant de voir que ses goûts s’arrêtent sur une viande simple, sans
garniture alors que la carte offre tant de plats recherchés différents. Ceci montre son
manque de curiosité pour la nourriture. En ce qui concerne la viande rouge, voici ce
qu’explique Pierre Bourdieu dans La Distinction:
La viande, nourriture nourrissante par excellence, forte et donnant de la force, de
la vigueur, du sang, de la santé, est le plat des hommes, qui en prennent deux fois,
tandis que les femmes se servent une petite part: ce qui ne signifie pas qu’elles se
privent à proprement parler; elles n’ont pas réellement envie de ce qui peut
manquer aux autres, et d’abord aux hommes, à qui la viande revient par
81
définition, et tirent une sorte d’autorité de ce qui n’est pas vécu comme une
privation; plus, elles n’ont pas le goût des nourritures d’hommes qui, étant
réputées nocives lorsqu’elles sont absorbées en trop grande quantité par les
femmes (par exemple, manger trop de viande fait «tourner le sang», procure une
vigueur anormale, donne des boutons, etc.) peuvent même susciter une sorte de
dégoût. (La Distinction 214)
Elle choisit ensuite des écrevisses, aphrodisiaque rattaché aux crustacés (Les
Aphrodisiaques 96), des truffes, plats chers et à la mode, et servies habituellement
comme accompagnement. La truffe est très prisée pour ses qualités aphrodisiaques, dues
à son parfum mystérieux (History of Food 434-35).
L’autre aliment dont la réputation n’est plus à faire est la truffe. Elle était déjà
connue des Romains qui avaient une préférence pour la truffe blanche (tuber
brumale). (…) Ces propriétés de la truffe sont sans doute attribuables davantage à
l’atmosphère qui entoure leur consommation qu’à leur vertu propre. Ce mets
coûteux est en effet réservé aux soupers fins où la chère délicate s’accompagne
d’une luxueuse utilisation de fleurs, de parfuns et de vins capiteux, servis au cours
d’un tête-à-tête intime où tout respire les intentions amoureuses d’un couple dont
l’un se met en condition pour attaquer alors que l’autre est d’avance résolu à
céder. (Les Aphrodisiaques 99)
Pour le dessert, nous retrouvons les fruits frais de chez Taillefer, avec l’ananas,
fruit exotique et aphrodisiaque, servi par la suite chez les Dambreuse, et des sorbets à la
vanille, épice aphrodisiaque (97). Tout ce qu’elle décide de manger est cher et est aussi
sexuellement stimulant, ce qui correspond au personnage de Rosanette et de ses relations
avec les hommes.
Sa vraie nature ressort lorsqu’elle commande de la charcuterie pour son dîner,
aliment très prisé, garantie d’origine dans les restaurants de luxe, mais dégusté pour le
déjeuner. Elle pense montrer qu’elle s’y connaît en demandant qu’il ne soit pas à l’ail, et
fait aussi un faux pas en choisissant de quoi boire. Son absence de «classe» est flagrante
lorsqu’elle veut boire du vin tout de suite,
82
-«On n’en prend pas dès le commencement», dit Frédéric.
Cela se faisait quelquefois, suivant le Vicomte.
-«Eh non! jamais!»
-«Si fait, je vous assure!»
Le regard dont elle accompagna cette phrase signifiait: C’est un homme riche,
celui-là, écoute-le!» (L’Education sentimentale 212-13)
Le Bourgogne est une boisson très à la mode en ce temps-là à Paris, primé par Arnoux, et
qui renforce le choix de Rosanette pour les aliments virils. «La primauté éclatante du
bourgogne dont les grands crus, rouges et blancs occultent, ou presque, ceux du
bordelais, chichement représentés. (…) Il y a je ne sais quelle afféterie, quelle
sophistication dans le bordeaux: le bourgogne paraît plus viril, par conséquent plus
convenable» (Le Mangeur du XIXe siècle 144).
En fin de compte, avoir de l’argent permet l’accès aux très bons restaurants et à
une excellente cuisine, mais ceci ne suffit pas à la réussite d’un dîner. Le choix des
invités est primordiale mais avant tout, l’hôte doit créer une ambiance conviviale et
montrer qu’il se fait un plaisir de recevoir. Dans les exemples ci-dessus, nous avons vu
que la bourgeoisie utilise les restaurants non pas pour le plaisir mais aussi pour se
montrer. Aussi bien à la Maison Dorée qu’au Café Anglais, les repas se terminent mal
alors que le cadre est propice.
Nous venons de voir que le restaurant de luxe se développe au XIXe siècle grâce
à la fréquentation de la nouvelle bourgeoisie qui a de l’argent, et c’est aussi pendant cette
période que naît la gastronomie avec les nombreux guides sur ces restaurants. Ces
endroits sont utilisés pour dîner, pour se rencontrer, et éprouver du plaisir. Mais la
gourmandise ne touche pas seulement la classe supérieure, elle se répand parmi toutes les
classes sociales (“A cultural field in the making: Gastronomy in Nineteenth-Century
83
France” 12). Pour répondre aux goûts et aux besoins de chacune, différents types
d’endroits où manger se développent selon les moyens financiers. Dans L’Assommoir,
Emile Zola place le repas de noces de Gervaise et Coupeau dans une gargote, endroit
simple, comme nous le verrons. Dans A Vau-l’eau, Joris-Karl Huysmans montre le
désarroi de l’homme célibataire dont les moyens financiers sont limités pour se nourrir.
Dans La Distinction, Bourdieu note dans le chapitre «L’habitus et les styles de
vie» que l’art et la manière en matière de consommation alimentaire permettent plus de
faire la différence entre les classes sociales que les aliments servis. La nourriture est un
élément du quotidien que la classe bourgeoise utilise pour mettre en avant les goûts de
luxe puisqu’elle en a les moyens économiques et le capital culturel, contrairement à la
classe populaire qui mange par ce que c’est nécessaire, et par conséquent minimise les
gestes associés à la présentation et au service (215).
Le véritable principe des différences qui s’observent dans le domaine de la
consommation et bien au-delà, est l’opposition entre les goûts de luxe (ou de
liberté) et les goûts de nécessité: les premiers sont le propre des individus qui sont
le produit de conditions matérielles d’existence définies par la distance à la
nécessité, par les libertés ou, comme on dit parfois, les facilités qu’assure la
possession d’un capital; les seconds expriment, dans leur ajustement même, les
nécessités dont ils sont le produits. C’est ainsi que l’on peut déduire les goûts
populaires pour les nourritures à la fois les plus nourrissantes et les plus
économiques (le double pléonasme montrant la réduction à la pure fonction
primaire) de la nécessité de reproduire au moindre coût la force de travail qui
s’impose, comme sa définition même, au prolétariat. (La Distinction 198)
Le décor, le service ainsi que la cuisine raffinée sont ce que recherche la classe
dominante quand elle mange à l’extérieur, alors que pour la classe ouvrière il s’agit
surtout de manger et de se retrouver un peu comme chez soi.
Bien plus nombreux et disséminés dans la ville, les restaurants «où l’on
mangeait» se proposaient aux appétits d’une population modeste et laborieuse.
84
Mais l’on y comptait aussi beaucoup de voyageurs venus de province ou de
l’étranger, et que les «débarcadères» des chemins de fer déversaient à présent.
(…) Alors que l’on venait déjeuner par nécessité dans les établissements du toutvenant, qui n’hésitaient pas à annoncer innocemment sur leur vitrine: «Ici, on
mange comme chez soi». (Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen Age
jusqu’à nos jours 165)
Dans son choix de restaurants, la classe laborieuse sélectionne un lieu similaire à
ce qu’elle est habituée, avec des prix raisonnables, servant le même style de cuisine qu’à
la maison, soit des plats élastiques, et offrant un côté pratique comme dans le cas du
Moulin d’argent dans L’Assommoir puisque cette gargote se trouve dans le quartier de la
Goutte-d’Or, endroit où habitent Gervaise et Coupeau, avec une salle au premier étage et
au fond de la cour, un petit espace ombragé sous trois acacias.
Alors, (Coupeau) organisa un pique-nique à cent sous par tête, chez Auguste, au
Moulin-d’Argent, boulevard de la Chapelle. C’était un petit marchand de vin
dans les prix doux, qui avait un bastringue au fond de son arrière-boutique, sous
les trois acacias de sa cour. Au premier, on serait parfaitement bien.
(L’Assommoir 112)
Comme dans n’importe quel restaurant et pour toute célébration comme nous le
verrons, la table est couverte d’une nappe blanche à l’origine, et le repas a lieu dans une
salle privée. Ce ne peut être un salon privé puisque ce style de restaurant ne s’y prête
pas. Le décor et le service sont peu importants dans une gargote, et de toute façon
laissent à désirer dans la vie quotidienne de la classe prolétaire car ils correspondent à du
superflu et n’apparaissent pas nécessaires pour cette catégorie sociale. Les ustensiles de
service sont pratiques, plutôt qu’adéquates, et le saladier est utilisé pour n’importe quelle
préparation en sauce, comme ce sera le cas pour servir de la blanquette de veau pour la
fête de Gervaise.
85
Deux garçons servaient, en petites vestes graisseuses, en tabliers d’un blanc
douteux. (…) Le reflet des arbres dans ce coin humide, verdissait la salle
enfumée, faisait danser des ombres de feuilles au-dessus de la nappe, mouillée
d’une odeur vague de moisi. Il y avait deux glaces, pleines de chiures de
mouches, une à chaque bout, qui allongeaient la table à l’infini, couverte de sa
vaisselle épaisse, tournant au jaune, où le gras des eaux de l’évier restait en noir
dans les égratignures des couteaux. Au fond, chaque fois qu’un garçon remontait
de la cuisine, la porte battait, soufflait une odeur forte de graillon. (L’Assommoir
132-33)
Le repas terminé, la salle apparaît comme un champ de bataille, faisant ressortir avec les
taches sur la nappe ce qui a été ingurgité, et les bouteilles de vin vides entreposées le long
du mur. En fait, ces choses deviennent des marqueurs ou des signes d’abondance de ce
qui a été consommé, aspect important pour la classe populaire puisque comme le souligne
Bourdieu, tout ce qui est gros(sier) est associé au peuple (La Distinction 199).
Dans la salle, le reflet verdâtre s’épaississait des buées montant de la table, tachée
de vin et de sauce, encombrée de la débâcle du couvert; et, le long du mur, des
assiettes sales, des litres vides, posés là par les garçons, semblaient les ordures
balayées et culbutées de la nappe. (L’Assommoir 136)
Nous allons voir la même scène lors du repas qu’organise Gervaise. Il semble donc
possible de dire que la classe prolétaire aime consommer sans se contrôler, sans mesure
lors de célébrations. Les manières de table sont elles aussi lourdes car elles montrent un
attrait pour la nourriture, pour la goinfrerie, et non pour l’étiquette ce qui prouve que ce
qui compte pour cette classe sociale est la nécessité de manger. Les mangeurs décident
de ne pas attendre Mes-Bottes pour commencer à manger, qui de toute façon rattrapera
tout le monde une fois à table. Son appétit suscite l’admiration de tous les convives pour
la quantité qu’il avale. Plus il mange, plus la société est contente. La notion de quantité
est très importante dans ce milieu et bien manger signifie faire honneur. Etre réservé
serait vu comme une impolitesse.
86
Oh! ça ne l’embarrassait pas, il rattraperait les autres, et il redemanda trois fois du
potage, des assiettes de vermicelle, dans lesquelles il coupait d’énormes tranches
de pain. Alors, quand on eut attaqué les tourtes, il devint la profonde admiration
de toute la table. Comme il baffait! les garçons effarés faisaient la chaîne pour lui
passer du pain, des morceaux finement coupés qu’il avalait d’une bouchée. Il
finit par se fâcher; il voulait un pain à côté de lui. Le marchand de vin, très
inquiet, se montra un instant sur le seuil de la salle. La société, qui l’attendait, se
tordit de nouveau. Ça lui coupait au gargotier! Quel sacré zig tout de même, ce
Mes-Bottes! Est-ce qu’un jour il n’avait pas mangé douze œufs durs et bu douze
verres de vin, pendant que les douze coups de midi sonnaient! On n’en rencontre
pas beaucoup de cette force-là. Et Melle Remanjou, attendrie, regardait MesBottes mâcher, tandis que M. Madinier, cherchant un mot pour exprimer son
étonnement presque respectueux, déclara une telle capacité extraordinaire.
(L’Assommoir 134)
Mes-Bottes devient le personnage principal de la scène car il aime manger et boire. Il a
le langage familier et ceci surtout après avoir bu, comme c’est le cas quand il rejoint les
autres au Moulin d’argent. Contrairement aux autres dîners présentés, la classe
populaire, elle, ne met pas de limites à ce qu’elle peut manger ou boire. Nous reverrons
plus tard la même chose pour la fête de Gervaise, dans le chapitre 5.
L’art de boire et de manger reste sans doute un des seuls terrains sur lesquels les
classes populaires s’opposent explicitement à l’art de vivre légitime. (…) Le bon
vivant n’est pas seulement celui qui aime à bien manger et bien boire. Il est celui
qui sait entrer dans la relation généreuse et familière, c’est-à-dire à la fois simple
et libre que le boire et le manger en commun favorisent et symbolisent, et où
s’anéantissent les retenues, les réticences, les réserves qui manifestent la distance
par le refus de se mêler et de se laisser-aller. (La Distinction 200)
Aucune préparation servie pour le repas de noces ne fait penser à une célébration.
Il est plutôt question d’un repas copieux à cause de ses viandes et l’abondance est ce que
recherche le milieu populaire. Pour commencer, il y a de la soupe aux vermicelles,
presque froide, et de la tourte aux godiveaux, plat peu à la mode si l’on en juge par les
commentaires de Antonin Carême8 mais bourratif à cause de la pâte et de la farce. «La
8
Grand cuisinier du XIXe siècle et auteur de nombreux traités gastronomiques.
87
tourte est l’ancêtre du vol-au-vent et est généralement aux godiveaux, une sorte de farce.
Au début du dix-neuvième siècle, Antonin Carême mentionne que la tourte n’est pas un
plat suffisamment luxueux pour être servi sur les tables opulentes à cause de son
apparence trop vulgaire» (From Culture to Gastronomy 164-65).
Puis, comme il se doit dans le repas bourgeois, il y a trois plats de viande, dont
une gibelotte de lapin, car c’est toujours ce que commande Coupeau quand il mange à
l’extérieur (L’Assommoir 134), un fricandeau au jus avec des haricots verts, et deux
poulets maigres, pour le rôti, couchés sur un lit de cresson, fané et cuit par le four (136).
Les plats en sauce sont ce qu’aiment les ouvriers, car ils se mangent avec du pain et
remplissent l’estomac, tout en faisant distingués à cause de la sauce. Pour le dessert, à
l’origine, il doit y avoir seulement du fromage et des fruits mais le gargotier trouvant que
ça fait un peu maigre, rajoute des œufs à la neige, les blancs, trop cuits, mais peu importe
puisque c’est inattendu et du coup fait effet de surprise (138). Cependant, les ouvriers ne
raffolent pas de choses sucrées, ils préfèrent du fromage et des fruits, nourritures de la
terre.
Les mets servis confirment ce que Bourdieu relève sur comment les classes sans
capital économique ont tendance à manger. Il est surtout question de pain, de porc, de
charcuterie, de lait et de fromages, de lapins et de volailles, de légumes secs et de corps
gras. Ce sont plutôt des choses salées, grasses, lourdes, épicées, mijotées, bon marché et
nourrissantes qui tiennent au corps (La Distinction 209). L’important est d’en avoir pour
son argent, et c’est ce que fait Mes-Bottes en «torchant les plats» avec du pain
(L’Assommoir 136). Les gens ici mangent tout ce qu’ils peuvent jusqu’à n’en plus
88
pouvoir, et ce sera la même chose dans mon chapitre 5, lors de la fête de Gervaise.
Considérons maintenant l’aspect de l’ouvrier célibataire qui doit se nourrir à Paris.
Il semble pris dans un cercle vicieux puisqu’il n’a pas assez d’argent pour se
marier et entretenir une famille, doit habiter dans une chambre très exiguë, sans cuisine et
donc prendre ses repas à l’extérieur. Celui-ci a le choix entre le restaurant présenté cidessus où il peut manger en quantité, le bouillon ou la table d’hôte. Les gens s’y rendent
pour être en compagnie et aussi pour avaler ce dont ont besoin les classes populaires pour
travailler. Cependant, les repas ne sont pas variés, très simples, et dans tous les cas, les
serveuses sont habillées comme s’il s’agissait d’un restaurant bourgeois et donner
l’impression aux dîneurs qu’ils mangent eux aussi dans un endroit chic. L’apparence
prime plutôt que la qualité.
(S)imple et bon, il existait, pour le grand plaisir des célibataires, une chaîne de
quinze «bouillons» dont le premier avait été créé en 1867 par un ancien boucher,
Duval, qui servit d’abord du bœuf bouilli ou de la tête de veau vinaigrette. (…)
Autre attrait de ces bouillons, et non négligeable, les serveuses étaient costumées
en femmes de chambre de bonne maison! (Histoire de la cuisine bourgeoise du
Moyen Age jusqu’à nos jours 166)
Pour celui qui a plus de moyens, il peut aller dans un endroit plus cher, manger de la
cuisine bourgeoise, soit des plats en sauce et en avoir pour son argent, mais le service est
plus long, ce que le célibataire ne comprend pas car il vient pour se rassasier uniquement.
«Le public avisé préférait l’enseigne «Cuisine bourgeoise» pour être sûr de se régaler de
bons plats traditionnels et économiques, avec une sauce grasse qui permettrait, en
torchant son assiette d’un quignon de pain, de se bien caler l’estomac pour un minimum
de dépense» (Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen Age jusqu’à nos jours 165).
89
Autrement, il y a la table d’hôte, sorte de restaurant développé sous le second
Empire, dans lequel il est possible de dîner pour quatre-vingt-dix à cent francs par mois et
fréquenté par ceux qui ne veulent pas dîner seuls et ne sont pas répugnés par l’entourage.
Mais là encore, la nourriture ne varie pas.
On peut y dîner à heure fixe, généralement à six heures. Le convive paie tant par
tête. Le pain et l’eau sont à discrétion. Le café et la liqueur se payent à part
comme de juste. «La table d’hôte, écrit Louis Desnoyers, c’est l’omnibus de la
fringale; c’est là que viennent s’embarquer toutes les faims sans domicile.» Un
Guide du Voyageur de 1855 conseille la méfiance «si l’on tient à bien dîner et ne
pas se trouver en contact, à la même table, avec une société douteuse». (Histoire
de la cuisine bourgeoise du Moyen Age jusqu’à nos jours 166)
Cet endroit ne fait pas le bonheur du héros, Jean Folantin, dans A Vau-l’eau, en quête
d’endroit où dîner tous les soirs. Il découvre qu’il faut attendre longtemps avant d’avoir
une table et l’endroit ne lui semble pas très convivial puisque enfumé, et que c’est
fréquenté par des étudiants et des gens de la province. De plus, la nappe est sale,
affichant ce que les gens précédents ont avalé, la nourriture est insipide, et le service peu
accueillant.
Sur la nappe tiède, dans les éclaboussures de sauce, dans les mies de pain, on leur
jeta des assiettes, et l’on servit un bœuf coriace et résistant, des légumes fades, un
rosbif dont les chairs élastiques pliaient sous le couteau, une salade et du dessert.
Cette salle rappela à M. Folantin le réfectoire d’une pension, mais d’une pension
mal tenue, où on laisse brailler à table. Il n’y manquait vraiment que les timbales
au fond rougi par l’abondance, et l’assiette retournée pour étaler sur une place
moins sale les pruneaux ou les confitures. (A Vau-l’eau 66)
En fin de compte, la basse classe sociale est limitée par des ressources
économiques qui les conditionnent aux plats traditionnels pour lesquels elle éprouve du
plaisir dans le cas d’une célébration, mais, comme l’explique Bourdieu, elle est
condamnée à certaines nourritures (La Distinction 199). Dans l’acte de se nourrir, elle
90
recherche la quantité plutôt que les formes et la qualité. Manger en quantité est pour elle
un plaisir qu’elle éprouve et qui lui donne pleinement satisfaction en fin de repas.
Comme nous venons de le voir manger à l’extérieur devient accessible à toutes les
classes sociales au XIXe siècle, mais touche principalement la bourgeoisie pour qui c’est
le souhait de se montrer, le gastronome, à la recherche de très bons mets, et aussi la classe
ouvrière, pour qui c’est une commodité et une nécessité. Toutes sortes de restaurants
existent et pour tous les milieux. A chaque lieu correspond un certain type de cuisine ou
de nourriture ainsi qu’une certaine étiquette. Plus le restaurant est élevé, plus l’étiquette
est importante, mais inversement tout le monde ne connaît pas le savoir-faire puisqu’il
fait partie du capital culturel acquis à l’école et en famille. Ceci entraîne donc une baisse
de standing et de fréquentation des bons restaurants. Comme nous l’avons vu, avoir de
l’argent ne suffit pas pour apprécier ce qui est servi. Il faut être connaisseur et être bien
disposé pour apprécier toute nourriture.
Malgré la publication des nombreux guides et références gastronomiques de
l’époque pour justement parer à l’ignorance de la gastronomie, rares sont les personnes
qui les utilisent. En fait, les gastronomes et les populations étrangères les consultent,
ainsi que la classe dominante. En ce qui concerne la classe populaire, elle est
conditionnée à certaines nourritures, faute de moyens, et préfère goûter des choses qu’elle
connaît plutôt que d’essayer de nouveaux produits. Elle se comporte presque de la même
manière chez elle qu’en public, c’est-à-dire, sans retenue et sort pour manger. Elle aime
la cuisine traditionnelle, les plats qui collent au corps, et ne voit pas l’utilité de dépenser
plus que le nécessaire pour être rassasiée.
91
Nous avons vu aussi que les manières varient d’une catégorie sociale à l’autre.
Par exemple, dans la classe dominante, il est de bon goût d’apprécier et non de dévorer,
d’être un gastronome et non un gourmand, alors que dans le milieu populaire, le bon
vivant attire toute l’attention car la quantité prime. Peu importe s’il apprécie. Il s’agit de
qualité pour l’un et de quantité pour l’autre. Comme le remarque Bourdieu, les
différences alimentaires s’expliquent en partie par le revenu, et aussi le capital culturel,
important pour certains et inexistant pour d’autres.
Le fait qu’en matière de consommations alimentaires l’opposition principale
correspond grosso modo à des différences de revenus a dissimulé l’opposition
secondaire qui, au sein des classes moyennes comme au sein de la classe
dominante, s’établit entre les fractions les plus riches en capital culturel et les
moins riches en capital économique et les fractions ayant un patrimoine de
structure inverse. (La Distinction 197)
Dans les exemples ci-dessus, le restaurant est utilisé par les hommes, pour le
plaisir. Ils y sortent leur maîtresse, qui à l’époque est une institution sociale et fait partie
de la sphère publique contrairement à l’épouse qui elle reste dans la sphère privée,
comme le mentionne Jürgen Habermas (The Structural Transformation of the Public
Sphere 44). Le restaurant peut être aussi utilisé pour les affaires, mais il l’est rarement à
cette époque pour sortir en famille. Les femmes y vont entre elles, mais c’est plus rare,
elles le fréquentent surtout plus l’après-midi vers la fin du siècle. Comme nous l’avons
vu, l’homme bourgeois parfois s’y connaît en cuisine plus que la femme car en effet la
femme bourgeoise ne cuisine pas et ne fait pas les courses. Ceci s’explique du fait que
l’homme sort beaucoup plus que la femme pour dîner, et il découvre ainsi de nouvelles
préparations et de nouveaux ingrédients.
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Dans le chapitre suivant, nous allons voir un aspect différent de la nourriture. Il
va s’agir des Halles de Baltard, sous le Second Empire, bâtiment illustrant bien l’état
d’esprit de l’Empire et aussi les grands projets d’urbanisme sous Napoléon III.
93
CHAPITRE 4
LE LOUVRE DU PEUPLE
Le chapitre précédent traite des restaurants parisiens qui naissent au XIXe siècle.
Ils ont débuté sur la rive droite pour se déplacer ensuite vers les grands boulevards.
Cette rive correspond au «ventre de Paris» dont parle Robert Courtine, c’est-à-dire
l’endroit où se trouvent les meilleurs restaurants, au Palais-Royal par exemple, avec le
Café Anglais, puis dans la rue Montorgueil, le Rocher de Cancale, et Philippe, en
remontant jusqu’aux Halles. Cet ensemble de bâtiments est important puisqu’il permet
aux différents restaurateurs de venir se fournir en denrées les plus rares et les plus
fraîches. Il offre surtout la possibilité à toutes les classes parisiennes de venir trouver de
quoi manger. Avant de passer à cette structure moderne, il est nécessaire de retracer
l’histoire des marchés, de voir pourquoi ils sont importants dans une ville et de considérer
la relation commerçant/acheteur.
Les Halles demeurent une attraction pour le peuple en exposant la nourriture, et
manger à sa faim est une obsession pour cette classe sociale. Napoléon disait que les
Halles de Paris étaient le Louvre du Peuple (Les Halles de Lutèce à Rungis 235).
D’autre part, il est important de considérer le travail de Zola dans Le Ventre de Paris qui
envisage à la fois le niveau «philosophique», à savoir l’émergence de la petite
94
bourgeoisie sous le Second Empire et le niveau «artistique» concernant les Halles de
Baltard («La Bucolique des Halles: symbole et paysage dans Le Ventre de Paris» 92).
Il y a donc un contraste entre les gras, ceux qui profitent du pouvoir et les maigres, qui en
sont les victimes. Cet endroit très vivant puisqu’il nourrit tout Paris est comparable à un
théâtre, chaque magasin constituant ainsi une scène sur laquelle véhiculent des denrées,
prétexte également pour répandre des commérages et essayer de démêler l’intrigue du
cousin, Florent. C’est à ce point que le travail de l’auteur survient car il personnifie les
aliments pour représenter les pensées des vendeurs. A l’opposition gras/maigre se joint
celle du neuf et de l’ancien.
L’idée des foires et des marchés, ancêtres des Halles, remonte au Moyen Age
avec les premières croisades. En effet, les pèlerins fréquentent les mêmes routes pour se
rendre aux différents monastères ou lieux saints, ce qui incite les marchands à se déplacer
là où les croisés passent et encourage ainsi le commerce, comme ce fut le cas pour les
villes de Saint Denis et de Senlis au nord de Paris.
Les saints ont remplacé les dieux et les héros. Leurs innombrables miracles
créent des pèlerinages, où l’on a le bonheur de vénérer leurs reliques, ce qui aide
vivement à la prospérité des monastères. Notre-Dame de Paris joue le rôle
d’Athéna à Athènes. La même idée produit des effets semblables. Evidemment
les marchands suivent les pèlerins. Culte et marché ne se passent pas l’un de
l’autre. Dagobert, au VIIe siècle, éprouve une grande vénération pour saint
Denis, dont la célèbre abbaye conserve les restes. Il institue en son honneur un
marché dont il attribue les revenus au monastère du martyr.
Ce marché, fondé dans l’ancien bourg de Cattuliacum, devenu Saint-Denis, a
été transféré pour se rapprocher de Paris, à la fin du VIIe siècle, entre les
basiliques de Saint Martin et de Saint-Laurent. (Les Halles de Lutèce à Rungis
19)
Il faut également associer aux routes ou chemins de Compostelle, les voies
navigables qui permettent facilement les échanges de biens entre les différents pays.
95
Ceux-ci ont lieu dans des centres urbains, regroupant des habitations, des commerces
avec des entrepôts autour desquels la vie d’un quartier se crée. C’est du Moyen Age que
naît la classe des commerçants, les bourgeois.
Dans les premiers temps du Moyen Age, où les déplacements et les transports
offraient beaucoup de difficultés, la population allait s’approvisionner
périodiquement dans les centres urbains principaux, bien desservis par des routes
ou des voies navigables, et où l’on trouvait les denrées et les marchandises les
plus diverses. Les négociants bourgeois sont nés de ces foires. (Histoire de la
cuisine bourgeoise du Moyen Age à nos jours 41)
De plus, les marchés offrent aux gens la possibilité de se retrouver entre eux.
Cette rencontre est importante, même si elle est brève car elle donne parfois l’unique
opportunité pour les employés d’échanger des nouvelles entre gens des mêmes villages.
Cet échange de parole reviendra plus loin.
Le marché resta longtemps un lieu de rencontre des gens de peu: où les
domestiques des différentes «maisons» avaient la possibilité de se retrouver et de
s’échanger de précieuses informations; où, surtout, on renouait pour un temps
avec la campagne, un accent régional, une odeur de produits du terroir rappelant
les origines provinciales que l’on pleurait peut-être ou encore grâce à laquelle tel
charbonnier auvergnat ou telle bonne bretonne pouvait se réconforter en pensant
qu’après tout, la vie à Paris était moins dure qu’au pays…. (Histoire de la cuisine
bourgeoise du Moyen Age à nos jours 161-62)
En ce qui concerne Paris, plusieurs marchés se trouvent le long de la Seine. A
l’origine, leur emplacement est logique puisqu’ils sont faciles d’accès par voie fluviale
mais très vite demeurent trop petits car trop congestionnés et difficiles à accéder par route
car les rues sont trop étroites et ne sont pas faites pour recevoir un grand nombre de
charrettes. Dès 1135, le roi Louis VI le Gros envisage de relocaliser le marché de l’Ile de
la Cité sur un terrain à l’abri des inondations, sur la rive droite, à l’emplacement du
Forum des Halles actuel, facile à atteindre, puisque se situant à l’extérieur du trafic, au
96
carrefour sur la route de Rouen, l’actuelle rue Saint-Denis, et non loin de la Seine
permettant ainsi aux bateaux de décharger leurs denrées. Il s’agit du marché des
Champeaux. Pour ce qui est du marché Palu, situé près du Petit Pont, sur un sol
marécageux, il est reconstitué en 1568, pour devenir le Marché Neuf (Les Halles de
Lutèce à Rungis 33).
Dans la première moitié du XIIe siècle, le roi Louis VI, qui trouvait trop petits et
mal commodes (marécageux, fangeux…) les marchés parisiens comme le marché
Palu, situé le long de la Seine entre le pont Saint-Michel et le Petit-Pont, où les
barges de marchandises accostaient, projeta d’établir des Halles que son
successeur Louis VII fit construire dans l’espace à peu près occupé par le «trou»
des Halles actuelles. Ces travaux pour l’immense marché dit des Champeaux
durèrent jusqu’en 1183. On y trouvait des magasins, des réserves, des étaux.
La nuit, ses portes étaient fermées. Plus tard, vinrent s’y ajouter d’autres
commerces que l’alimentation. (Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen Age
à nos jours 41)
Le marché des Champeaux consiste donc de deux hangars fermés d’un mur d’enceinte
servant à protéger les marchandises du marché des vols et aussi des intempéries. Cette
nouvelle structure permet de rattacher le mot marché qui a lieu en plein air avec le mot
Halle.
[Halle] est un nom d’origine germanique qui veut dire marché couvert sur une
place publique. Au Moyen Age, on écrivait souvent hale, avec un seul l, et
comme les clercs d’autrefois n’admettaient, dans l’étymologie des noms, que le
latin et le grec, les uns faisaient venir le mot de aula, cour, les autres du verbe
aller, comme le premier historien de Paris, Corrozet, qui écrit au XVIe siècle «et
fut appelé ce marché, les Halles ou Alles de Paris, pour ce que chacun y allait:
mais il vient plutôt du mot grec allo qui signifie place ou aire». (Les Halles de
Lutèce à Rungis 36)
Dès le XVe siècle, les Halles ne font que croître en variété et approvisionnement,
arrivant par eau et par terre des pays avoisinants (116). Les bâtiments sont modernisés,
organisés par catégorie d’aliments au fil des siècles, et le commerce se développe dans
97
les rues avoisinantes tellement il y a de marchands. Mais très vite, le surnombre de
commerces entraîne à nouveau le même problème que sous Louis VI le Gros. Voici ce
qu’indique le Géographe parisien dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle: «Le quartier
est peut-être le plus riche de Paris et celui qui le paraît le moins. Le commerce immense
qui s’y fait attire tant de marchands que, s’y trouvant les uns sur les autres, ils ne peuvent
y étaler leurs richesses» (220). De plus, «les environs des marchés sont impraticables; les
emplacements sont petits, resserrés et les voitures menacent de vous écraser… Les
ruisseaux qui s’enflent, entraînent quelquefois les fruits… et l’on voit les poissons de mer
qui nagent dans une eau sale et bourbeuse» (Les Halles de Lutèce à Rungis 220).
Sous ces conditions, il est déjà question de déplacer à nouveau les Halles à la fin
de l’ancien régime puis sous les régimes suivants, mais aucun projet n’est arrêté, faute de
moyens financiers. Dans L’Almanach des gourmands de 1803, le journaliste Grimod de
la Reynière continue son tour de Paris en s’arrêtant aux Halles et dans le quartier où
certaines boutiques regorgent de denrées superbes alors que d’autres selon lui restent à
éviter. Il s’attarde aussi sur comment les marchands opèrent. L’énumération des
boutiques et de leurs produits met en évidence l’importance que prend la nourriture à
Paris en ce début de siècle, mais en aucun cas la Reynière ne parle de l’insalubrité du
quartier et des mauvaises conditions que doivent supporter certains commerçants. Il faut
aussi insister sur les transports ferroviaires utilisés dès le début du siècle pour acheminer
les denrées dans toute leur fraîcheur sur Paris, contrairement aux transports maritimes
utilisés les produits susceptibles de conservation (Essai sur la sensibilité alimentaire au
XIXe siècle 70-71).
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A cette période, les Halles sont déjà à l’ordre du jour et pour Napoléon Bonaparte
il s’agit d’un endroit unique mais impensable qui a besoin d’être transformé: «La Halle
de Paris est indigne de Paris. (…) C’est le Louvre du Peuple» (Les Halles de Lutèce à
Rungis 240), traduit par le «Louvre des pauvres» (235) qui s’explique du fait de ses
attroupements et de ses grouillements des classes les plus démunies. Il faut se souvenir
que les classes les plus basses n’ont pas toujours mangé à leur faim et par conséquent
avoir de quoi se nourrir tous les jours devient une obsession, comme il sera expliqué dans
L’Assommoir.
Pour remédier à l’insalubrité des Halles, Napoléon Premier décide d’un ensemble
de constructions, allant de la Halle au Blé jusqu’au marché des Innocents pour regrouper
et améliorer tous les marchés (Les Halles de Lutèce à Rungis 240). Comme ce sera
expliqué plus loin, ce projet n’est repris qu’en 1842 subissant que de petits changements
de voiries et d’éclairage pour finalement aboutir à quelque chose de concret neuf ans plus
tard. Malgré une grande diversité d’ingrédients à acheter sur quelques mètres carrés, la
capitale conserve au XIXe siècle toujours son côté médiéval et campagnard, qui n’a pas
su se renouveler face aux besoins économiques et croissants de la population. Les
maisons ne sont pas en nombre suffisant et le cadre matériel n’a pas évolué à la mesure
des habitants (Classes laborieuses et classes dangereuses 321). Sous la Restauration, une
nouvelle ville se construit à côté de la vieille ville. Le grand luxe est d’habiter dans un
appartement complet, ou bien une vaste maison, situés dans de nouveaux quartiers qui se
développent, comme c’est le cas sur la Chaussée d’Antin, le quartier du faubourg
Poissonnière, et le Marais (324) pour fuir le centre de Paris, très commerçant, difficile
99
d’accès avec des conditions d’hygiène épouvantables. La description suivante montre le
retard de la voirie et les mauvaises conditions de vie dans certains quartiers avant 1850
bien que la population ait doublé et que justement les nouveaux immigrés s’installent
surtout au centre car moins cher.
La ville au milieu du XIXe siècle ressemble à celle de la Révolution qui
prolongeait le Paris de Louis XIV. Une ville beaucoup plus petite que la ville
actuelle, elle n’avait qu’un million d’habitants. Ses limites étaient celles des
boulevards extérieurs où se trouvaient les bureaux d’octrois. Montmartre,
Belleville, Vaugirard, étaient des villages. A Montmartre, on cultivait la vigne et
les vieux moulins à vent y tournaient toujours.
A l’intérieur de ces limites, des rues étroites, tortueuses, un jeu de mouvements
souples, de courbes et de saillies imprévisibles, sombres et sales, mais pleines de
pittoresque et de vie, offrant au passant curieux à tout instant des aspects
nouveaux.
Les rues sont mal éclairées, l’éclairage au gaz ne se trouve que dans les
quartiers les plus élégants, ailleurs nous avons encore l’éclairage à l’huile. Dans
la grande majorité des maisons, il n’y a pas d’eau à l’étage, le porteur d’eau
auvergnat est chargé de l’approvisionnement des divers appartements. (Le
Second Empire 69-70)
Le commerce fait que les Halles attirent toutes les classes sociales, allant du
travailleur des Halles, d’anciens forçats ou des gens de passage, qui décharge les denrées
des voitures au bourgeois qui vient faire ses courses ou manger dans les restaurants du
quartier. En fonction des horaires, la population varie, la population masculine s’y trouve
le matin de bonne heure et le soir tard, d’où la présence de prostituées pour satisfaire
l’appétit sexuel des hommes. Pendant la journée, ce sont surtout des femmes
commerçantes ou des employées de maison qui viennent faire les courses.
Mais elles [les Halles] furent aussi le cœur de Paris. Située au centre de la ville,
cette usine bourdonnante d’animation formait une cité aux lois et aux rythmes
propres, décalés par rapport aux journées du Parisien ordinaire, où se mêlaient de
vrais manœuvres durs à l’ouvrage, à la recherche d’un salaire – les «forçats des
halles», d’anciens repris de justice en quête d’anonymat, des maquereaux et des
prostituées –, et des bourgeois endimanchés venus s’encanailler chez les
100
«Apaches» dans de petits restaurants qui deviendraient bientôt des brasseries à la
mode. (Histoire de la cuisine bourgeoise 161)
Inversement, toute la population du quartier ne travaille pas aux Halles; la classe
populaire et les nouveaux immigrés des campagnes y habitent car les logements sont
abordables surtout lorsque partagés à plusieurs. Ces gens constituent la classe laborieuse,
soit dangereuse aux yeux des autres classes car pauvrement vêtus et aux aspects rustres.
Lorsque Napoléon III arrive au pouvoir et voit les conditions dans lesquels
certains arrondissements se trouvent, il décide de transformer Paris en capitale
européenne et en faire un exemple même de l’industrie. Il reprend ainsi quelques grands
projets auxquels son oncle avait déjà pensé qui vont mettre en valeur le pays, comme la
construction des chemins de fer sur toute la France et les routes principales. Mais c’est
surtout Paris qui reçoit le plus d’attention avec la construction des gares, les grands
boulevards, et les Halles entre autre. Ses raisons d’agir sont stratégiques pour ne pas
répéter les émeutes de 1848, politiques, économiques, et également esthétiques. C’est de
cette manière que Paris reçoit le plus d’attention et par conséquent le plus d’argent
puisque tout passe par, et part, de la capitale au détriment des régions.
[Napoléon III] a tracé le plan des travaux, dessiné sur la carte le réseau des
grandes voies nouvelles. Plusieurs préoccupations expliquent cette œuvre
fondamentale du Second Empire. Napoléon III veut créer une grande capitale
européenne capable d’être le cerveau d’un grand Empire industriel. Il faut de
larges voies pour permettre aux marchandises, qui arriveront dans les grandes
gares, de circuler sans difficultés. Ce programme de grands travaux enrichira les
entrepreneurs, profitera à cette bourgeoisie qu’il veut s’attacher en lui permettant
de faire fortune. Il donnera du travail aux ouvriers et ainsi fera reculer le
chômage et la misère. Des préoccupations politiques ont pu aussi intervenir. Le
Paris romantique avec ses rues étroites offrait de grandes facilités aux émeutes
populaires, il était très aisé d’y barrer les rues en élevant des barricades. Les
larges avenues du Paris moderne permettront à l’armée et à la police de bien tenir
la ville. Enfin il ne faut pas négliger les préoccupations esthétiques, créer une
101
ville qui sera la plus belle du monde, pouvait contribuer à la gloire du régime,
attirer de toute l’Europe les foules vers Paris, faire de notre capitale la métropole
de l’Europe. (Le Second Empire 70)
Un des grands projets qui met bien en valeur le concept de grandeur de l’époque
sont les Halles Centrales, celles qu’on appellera les Halles de Baltard. Mentionnées plus
haut sont la variété des produits à acheter dans le commerce, aux Halles par exemple et
aussi les conditions dans lesquelles les marchands travaillent et l’opposition entre les
beaux produits à vendre et leur manque de mise en valeur.
Parmi la vingtaine de projets présentés, celui de Baltard et Collet est retenu. En
fait, le préfet de la Seine, le Baron Haussmann, esquisse le croquis représentant les Halles
que désire Napoléon III, et l’apporte à Victor Baltard lui demandant de suivre ses
directions et d’y inclure beaucoup de fer (Les Halles de Lutèce à Rungis 273). D’autre
part, il faut voir que tout le quartier est transformé pour devenir beaucoup plus aéré et
pour pouvoir atteindre ce nouveau bâtiment.
Ainsi, dès 1852, de nombreux boulevards sont élargis, d’autres voient le jour, ce
qui entraîne la démolition de plus de 320 maisons (280). Le Paris ancien fait place au
Paris moderne avec ces larges avenues et un nouveau type d’architecture, mêlant la
pierre, illustration de l’ancien, à la fonte et au fer représentant la modernité. En général,
les fondations restent en pierre de taille sur quelques mètres se prolongeant avec de
grandes colonnes en fonte et des verrières encadrées de fer. Cet ensemble pierre, fonte et
fer découvert sous le Second Empire, représente bien l’ère industrielle du XIXe que
recherche Napoléon III et devient de plus en plus fréquent pour la construction d’édifices
publics de l’époque tels que les gares et les grands magasins.
102
Pour ce qui est des Halles, les fondations sont en grés ocre des Vosges et aucune
autre réalisation à Paris existe dans ce matériau solide et imposant et peu courant à
l’extérieur de sa région. La taille et les colonnes de fonte et de fer qui s’élèvent de ces
assises en pierre rendent ces pavillons gigantesques. Il faut aussi ajouter que Napoléon
III prétend n’avoir de comptes à rendre qu’au peuple, et par conséquent cette
identification se retrouve dans l’aspect massif que représente le «Louvre du Peuple».
Les Halles ne peuvent pas être trop raffinées mais doivent avoir un aspect colossal et
pratique. D’autre part, pour maintenir l’illusion d’un seul et même bâtiment, des
passages couverts relient les pavillons entre eux et contribuent ainsi à cet aspect massif.
Ce qui frappe d’abord, c’est l’emploi exclusif du fer et de la fonte, sauf pour les
assises qui sont en pierre brune des Vosges. Les six grands pavillons orientaux,
livrés aux marchands, dès 1858, sont séparés par trois vastes rues couvertes, allant
jusqu’à la rue Pierre Lescot, et deux autres, qui coupent perpendiculairement le
terrain de la rue Rambuteau à la rue Berger. Les quatre pavillons d’angle
mesurent 54 mètres sur 42 et, ceux du milieu, sont des carrés de 54 mètres de
côté! (Les Halles de Lutèce à Rungis 289)
Tout est pensé aussi bien au niveau de l’aération que des lumières faisant appel à
un système ingénieux et protégeant contre les intempéries. «La circulation de l’air est
largement établie et des persiennes fixes en verre dépoli empêchent la pluie, la neige ou
le soleil de venir pénétrer au-dedans. Grâce aux grands lanternons, la lumière, venue du
haut, peut s’étendre et l’air se renouveler» (Les Halles de Lutèce à Rungis 289).
En ce qui concerne le sous-sol, là encore tout est conçu pour faciliter
l’approvisionnement des pavillons. L’aménagement d’un système ferroviaire souterrain
permet de dégager les encombrements du quartier et illustre bien le progrès industriel et
économique que recherche Napoléon III.
103
Au pied du pavillon nord-est, en face de Saint-Eustache, on a creusé un tunnel,
destiné à recevoir les trains, qui desservirent souterrainement les Halles Centrales,
au-dessous des caves. Le premier groupe possédait déjà son second sous-sol et il
a été question d’établir, vers le boulevard Sébastopol, une ligne souterraine pour
rejoindre le chemin de fer de ceinture et devenir la principale voie
d’approvisionnement «afin de dégager la circulation toujours croissante dans
Paris». (Les Halles de Lutèce à Rungis 289-90)
On ne lésine sur rien; les précieux matériaux de l’extérieur se retrouvent aussi dans
l’aménagement du sous-sol avec des becs de gaz pour éclairer les cages d’escaliers et de
grandes colonnes en fonte soutiennent le plancher. «De nombreux becs de gaz éclairent
les caves, où l’on descend, aux quatre angles de l’ensemble, par des escaliers en pierre.
Des colonnes de fonte, espacées de sept mètres, les soutiennent. C’est là qu’ont lieu la
manipulation du beurre, le comptage des œufs, le plumage des volailles, le choix des
légumes» (Les Halles de Lutèce à Rungis 290).
Pour remédier au Paris ancien, sans eau courante, l’eau courante et des comptoirs
en marbre, matériau cossu, sont installés à l’intérieur des magasins. Les Halles
rassemblent donc toutes les commodités nécessaires pour donner justice au ventre de
Paris. De plus, tout est construit de façon logique, avec les mêmes catégories de
marchands regroupés par pavillon, selon qu’ils concernent la vente au détail ou en gros,
et les resserres sont organisées de façon similaire au sous-sol. Les produits consommés
par tout le monde, tels que les fruits et légumes, se trouvent dans les premiers pavillons,
ceux faciles d’accès et situés le plus proche de la rue. La classe bourgeoise qui achète
des articles plus chers et par conséquent considérés comme luxueux et moins nécessaires
au quotidien, tel que le poisson, se rend dans d’autres pavillons plus éloignés du centre.
104
Les fromages sont situés encore plus loin, produits odorants, chers, et rejetés par la classe
populaire alors que recherchés par les bourgeois.
Si on entre par notre rue Baltard, en venant de celle du Pont-Neuf, on pénètre à
droite par la rue couverte longitudinale, qui sépare les deux rangées de pavillon;
les deux premiers, à gauche et à droite, sont consacrés aux légumes et aux fruits;
les deux suivants, à droite, à la vente en gros du beurre, à gauche, à la vente du
poisson; enfin, les deux derniers, en sortant sur la rue des Halles, contiennent, à
droite, le beurre au détail, les fromages et des articles de ménage, comme la
vaisselle de faïence et, à gauche, des légumes, de la volaille et du gibier au détail.
(Les Halles du Lutèce à Rungis 290)
A l’écart de ces boutiques et à l’abri des regards des autres commerces, se
trouvent des boutiques spécialisées dans la vente des restes des grandes tables parisiennes
et de l’Empire. Leur emplacement éloigné des autres étals, proches des magasins de
fromages, n’est pas anodin puisqu’il est question de plats rejetés par l’ensemble de la
population, déjà entamés, et qui contrairement aux autres marchandises ne sont pas frais
mais ces boutiques fonctionnent comme toutes les autres. Ces rogatons sont consommés
par les plus pauvres qui n’éprouvent aucune répugnance à manger les restes même s’ils se
cachent pour les acheter, gênés de montrer qu’ils se nourrissent des restes des autres.
Chaque matin, de petites voitures fermées, en forme de caisses, doublées de zinc
et garnies de soupiraux, s’arrêtent aux portes des restaurants, des ambassades, des
ministères. Le triage a lieu dans la cave. Dès neuf heures, les assiettes s’étalent,
parées, à trois sous et à cinq sous, morceaux de viande, filets de gibier, têtes ou
queues de poissons, légumes, charcuterie, jusqu’à du dessert, des gâteaux à peine
entamés et des bonbons presque entiers. Les meurt-de-faim, les petits employés,
les femmes grelottant de fièvre, font queue; et parfois les gamins huent des ladres
blêmes, qui achètent avec des regards sournois, guettant si personne ne les voit.
(Le Ventre de Paris 308-09)
En quelques sortes, le pouvoir est partout, non seulement il permet aux classes
supérieures et à la petite bourgeoisie de s’enrichir mais il nourrit aussi les plus
défavorisés en leur faisant goûter ses restes. De cette manière, tout le monde peut
105
profiter du pouvoir. Accepter de manger les restes du pouvoir signifie adhérer aux idées
politiques de l’Empereur. Il faut faire un parallèle entre les manières qu’utilise Napoléon
pour transformer Paris pour être approuvé de tous, et la présentation des rogatons. Comme dans
n’importe quelle boutique qui reflète le luxe de l’époque, ces préparations élaborées sont «mises
en valeur», exposées sur des assiettes propres, entreposés sur des comptoirs de marbre,
pour faire oublier un peu qu’il s’agit de restes. Pour d’autres, c’est aussi pour donner
l’impression de manger comme l’Empereur.
Mademoiselle Saget se glissa devant une boutique, dont la marchande affichait la
prétention de ne vendre que des reliefs sortis des Tuileries. Un jour, elle lui avait
même fait prendre une tranche de gigot, en lui affirmant qu’elle venait de
l’assiette de l’empereur. Cette tranche de gigot, mangée avec quelque fierté,
restait une consolation pour la vanité de la vieille demoiselle. (Le Ventre de Paris
309)
Toute cette mise en scène est nécessaire pour «faire passer» les restes,
ironiquement aux rejetés du pouvoir, les plus pauvres, les maigres, ceux qui ne s’engraissent pas
de la politique, point sur lequel nous reviendrons plus loin.
«Les comptoirs de marbre sont très propres et couvert de mets «bizarres,
mystérieux, dont on ne peut découvrir par un premier coup d’œil ni l’origine ni le
nom».
D’avenantes et habiles jeunes femmes distribuent lestement, sur une feuille de
journal, ces «épaves culinaires des restaurants de Paris et de quelques grandes
maisons». C’est pourquoi l’on entrevoit des assiettes où se trouvent un gigot
profondément entamé, «un fragment de vol-au-vent affaissé, incrusté dans la
sauce figée», des restes de ris de veau à la poulette, des couennes de lard, «un plat
de macaroni gratiné la semaine précédente, une assiette de consommé au tapioca,
délaissé par un convive indisposé, une charlotte russe dont les biscuits détrempés
baignent dans la crème tournée… des petits pains de gruau, très rassis, qui furent
grignotés par une jolie bouche dédaigneuse». (Les Halles de Lutèce à Rungis
287-88)
Parallèlement à cette idée de consommer mimétiquement comme l’Empereur,
surgit la transformation des aliments et des humains. Dans son travail de narration, Zola
106
fait ressortir le conflit entre l’ancien et le nouveau, comme lorsque Florent arrive à Paris
et se demande où il est, n’arrivant pas à distinguer ce qu’il a devant lui, les Halles,
structure moderne qui crée un effet de mirage, et tout à coup aperçoit l’église SaintEustache de l’autre côté qui, elle, est son vrai point de repère.
Mais ce qui le [Florent] surprenait, c’était, aux deux bords de la rue, de
gigantesques pavillons, dont les toits superposés lui semblaient grandir, s’étendre,
se perdre, au fond d’un poudroiement de lueurs. Il rêvait, l’esprit affaibli, à une
suite de palais, énormes et réguliers, d’une légèreté de cristal, allumant sur leurs
façades les mille raies de flamme de persiennes continues et sans fin. Entre les
arêtes fines des piliers, ces minces barres jaunes mettaient des échelles de lumière,
qui montaient jusqu’à la ligne sombre des premiers toits, qui gravissaient
l’entassement des toits supérieurs, posant dans leur carrure les grandes carcasses à
jour de salles immenses, où traînaient, sous le jaunissement du gaz, un pêle-mêle
de formes grises, effacées et dormantes. Il tourna la tête, fâché d’ignorer où il
était, inquiété par cette vision colossale et fragile; et, comme il levait les yeux, il
aperçut le cadran lumineux de Saint-Eustache, avec la masse grise de l’église.
Cela l’étonna profondément. Il était à la pointe Saint-Eustache. (Le Ventre de
Paris 53-4)
Comme nous allons le voir, Zola se sert également des Halles comme métaphore
du pouvoir et les personnifie pour montrer la force de l’Empire. En ce qui concerne les
commerçants, ils ont le physique de l’emploi, comme dans le cas de Lisa, et l’auteur
personnifie aussi les aliments pour qu’ils fassent partie intégrante de l’histoire en
combinant les odeurs, transformant les formes au fur et à mesure des commérages,
comme dans le cas des fromages qui forment une symphonie lorsque Mademoiselle Saget
complote contre Florent. Robert Jouanny affirme que Zola ayant voulu ‘«soumettre les
êtres aux choses», les choses donnent la clef des êtres et ceux-ci sont comme des
personnifications de leur quartier, de leur boutique, de leurs biens, plutôt que des
personnages dotés d’une apparence physique et d’une existence psychologique’ (Le
Ventre de Paris 31).
107
Quel que soit le type de marchandises, les Halles s’animent dès les achalandages
pour devenir vivantes une fois les Parisiens y ayant pénétré, pour se transformer en une
bouche qui ingurgite ces humains. La technique de la personnification, très utilisée au
XIXe siècle, offre la possibilité de rendre les choses vivantes et de montrer leur emprise
sur le quotidien et les gens. Dans le cas des Halles, elles s’animent comme une bête
tentaculaire, affamée, violente, qui appelle la société pour se nourrir, l’avale et la
régurgite pour aller à son tour nourrir une autre partie de la société. Ce monstre domine
toutes les classes et forme un cercle vicieux en attirant les gens qui s’y rendent pour
consommer et être consommés.
Maintenant il [Florent] entendait le long roulement qui partait des Halles. Paris
mâchait les bouchées à ses deux millions d’habitants. C’était comme un grand
organe central battant furieusement, jetant le sang de la vie dans toutes les veines.
Bruit de mâchoires colossales, vacarme fait du tapage de l’approvisionnement,
depuis les coups de fouet des gros revendeurs partant pour les marchés du
quartier, jusqu’aux savates traînantes des pauvres femmes qui vont de porte en
porte offrir des salades, dans des paniers. (Le Ventre de Paris 77)
Mais ce monstre vivant sert aussi de métaphore de l’Empire et indique que ceux
qui adhèrent à ses idées s’engraissent. Dans le monde des Halles, il s’agit de la petite
bourgeoisie, le monde des commerçants qui se comporte de la même façon mesquine que
le pouvoir pour s’enrichir et qui justement profite. Inversement, l’Empire a finalement
prise sur les gens et gagne, d’où l’image de la bête aux organes déformés à cause de
nourriture et de corruption qui tient la société prisonnière. La citation précédente montre
que la bête donne le ton à la société et dans la suivante, elle domine tout Paris.
Les Halles géantes, les nourritures débordantes et fortes, avaient hâté la crise.
Elles lui semblaient la bête satisfaite et digérant, Paris entripaillé, cuvant sa
graisse, appuyant sourdement l’Empire. Elles mettaient autour de lui des gorges
énormes, des reins monstrueux, des faces rondes, comme de continuels arguments
108
contre sa maigreur de martyr, son visage jaune de mécontent. C’était le ventre
boutiquier, le ventre de l’honnêteté moyenne, se ballonnant, heureux, luisant au
soleil, trouvant que tout allait pour le mieux, que jamais les gens de mœurs
paisibles n’avaient engraissé si bellement. (Le Ventre de Paris 192-93)
Il faut rappeler que Napoléon III accapare le pouvoir exécutif et prétend n’avoir
de comptes à rendre qu’au peuple consulté par plébiscite. En fait, très vite le suffrage
universel est faussé et tout le monde est surveillé d’où une ambiance mesquine et
policière. Les individus renseignent la police en échange de la sécurité et de
l’enrichissement. «Le Second Empire correspond à un système soigneusement clos,
âprement défendu par ceux qui en bénéficient, un système dans lequel on ne peut
s’insérer qu’au prix des bassesses et de la canaillerie» («Le personnage de Napoléon III
dans les Rougon-Macquart» 16). Ceci se retrouve dans l’image de la bête tentaculaire.
C’est donc dans ce climat que se situe Le Ventre de Paris, lequel reflète l’état d’esprit et
les façons d’agir de la petite bourgeoise sous Napoléon III, et cette catégorie de
commerçants s’engraisse grâce à l’Empereur.
Fut déjà mentionnée l’idée de fréquenter le marché pour dialoguer et échanger des
nouvelles entre personnes de mêmes régions ou de mêmes connaissances. Dans Le
Ventre de Paris, les gens circulent pour acheter de quoi manger et aussi pour lancer des
histoires et s’informer de la vie des autres, ce qui reflète l’état d’esprit soupçonneux du
Second Empire. Un ancien forçat, Florent, envoyé à Cayenne pour raison politique,
s’évade et rentre à Paris où il finit par accepter de travailler aux Halles en tant
qu’inspecteur à la marée. Toutes les classes sociales utilisent les Halles pour se nourrir
mais c’est surtout la petite bourgeoisie (les honnêtes gens qui soutiennent Napoléon III)
qui domine. Dans notre pyramide des classes sociales, elle reste au service des classes
109
supérieures au sens où elle leur procure de quoi se nourrir. Les petits maraîchers
travaillent pour les revendeurs qui fournissent les restaurants. Trois boutiques
principalement marient nourritures et commérages et se surveillent continuellement.
Dans un premier temps, il s’agira de la charcuterie Quenue-Gradelle, puis la poissonnerie
Méhudin et enfin la crémerie Lecœur afin de montrer leur importance dans l’alimentation
de Paris au XIXe siècle, le rôle de la femme, et leur soutien au régime en fonction de leur
corpulence.
Comme je l’ai déjà signalé, les marchés sont non seulement l’occasion d’acheter
de quoi manger mais aussi le lieu où les gens aiment se retrouver pour donner et prendre
des nouvelles. Michel de Certeau, dans L’Invention du quotidien, affirme que chaque
ville ou village en est pourvu et que leur rôle important dans la vie de quartier pour
rassembler les gens. Il se trouve mieux achalandé et plus vivant qu’une épicerie et plus à
l’échelle humaine qu’une grande surface. Egalement, l’oralité fait partie du décor
puisque les étals sont en plein air et que les vendeurs pour convaincre les clients
mentionnent leurs prix et la qualité de leurs produits (153), contrairement aux petites
boutiques, lieu clos dans lequel s’établit un lien entre le commerçant et le client à force
de fréquentation. L’épicier finit par devenir le confident à cause de la confiance que lui
témoignent ses clients. Il écoute, lit entre les lignes ce qu’ils lui disent:
On ne peut bien comprendre la «fonction-quartier» de Robert que si on joint à son
rôle professionnel celui de confident. C’est un confident d’un type particulier :
spécialiste non point de l’aveu, mais du discours codé. L’énoncé des confidences
chez l’épicier repose sur l’allusion, l’ellipse, la litote, l’euphémisme, toutes
figures qui gomment, minimisent ou inversent le sens qu’elles énoncent
explicitement. (L’Invention du quotidien 112)
110
Dans le petit commerce, se retrouvent plusieurs fonctions du langage dont parle Noam
Chomsky dans Structures syntaxiques, celles-ci dues à la relation de confiance entre le
commerçant et le client, qui invite le discours codé, avec des sous-entendus, et des gestes.
Ces expressions toutes faites, qui sont le commentaire des actions en train de
s’accomplir, sont aussi l’espace littéraire dans lequel se love la confidence. Le
suprasegmental (geste, intonation) en fait «dire long» au langage apparent qui
décode l’épicier pour entrer dans la connivence proposée. Nous sommes dans la
fonction phatique du langage. (L’Invention du quotidien 112-13)
De plus, dès qu’il y a échange d’informations, une transformation de l’énoncé s’installe.
Même si le narrateur reste maître de la discussion, il n’empêche que les interlocuteurs
vont transmettre ce qu’ils auront entendu à leur façon. Dans le cas d’interlocutrices, la
chose s’amplifie davantage car les femmes prennent davantage part à la conversation que
les hommes. ‘L’activité orale dans son [Robert] magasin rappelle la structure de la
tragédie antique: le chœur des femmes s’exclame, s’interroge, commente, amplifie,
devant les paroles du soliste: «Ca s’est passé comme je vous dis!»’ (L’Invention du
quotidien 118).
Il faut voir aussi que le client est automatiquement sujet de discussion puisqu’il se
livre au commerçant, aux autres habitants du voisinage, en exposant à la caisse ce qu’il
consomme et par conséquent comment il vit. Cet endroit favorise donc le dialogue sur
les gens et sur la vie du quartier, ce qui explique pourquoi le vendeur est le premier à
connaître les nouvelles importantes et c’est à lui qu’en revient la diffusion étoffée dans le
quartier car les gens lui font confiance et que son rôle ne sera en rien compromis.
Acheter est un acte public qui engage, non seulement par le prix que ça coûte,
mais parce qu’on est vu par les autres en train de choisir ce qui deviendra un
repas. On dévoile donc quelque chose de soi, de son secret; cela crée une
disponibilité permanente de parole qui, à partir par exemple d’un commentaire sur
111
la qualité des produits, décolle de ce fondement sur lequel elle a commencé par
rouler pour s’élever à un discours plus général sur les événements du quartier.
Madame Marie m’a dit souvent que, chaque fois qu’un événement se produit dans
le quartier (accident, mort, naissance, ronde de police, etc.), il lui suffit de se
rendre chez Robert pour en avoir le commentaire. C’est là que le quartier parle.
Robert est le coryphée du quartier; il reçoit la rumeur des événements et lui donne
une forme universellement communicable, acceptable par tous: il change en
nouvelles les informations fragmentaires qui lui parviennent de tous côtés.
(L’Invention du quotidien 117-18)
Les boutiques des Halles sont semblables à l’épicerie de Robert puisque la parole
accompagne tout déplacement ou sert de monnaie pour chaque vente. Se nourrir devient
vite un prétexte à se rendre dans une des boutiques du Ventre de Paris. En effet, celles-ci
sont le lieu de commérages d’où la fabrication d’histoires à partir de faits véhiculés par
les gras représentant les commerçants et les classes supérieures, qui détruisent les
maigres, les opposants à l’Empire. Mademoiselle Saget fait certainement partie des gras
puisqu’elle se rend de magasin en magasin pour connaître et divulguer des histoires sur
les différents habitants du quartier qui la redoutent bien sûr mais n’arrivent pas à s’en
débarrasser.
Sa langue était redoutée, de la rue Saint-Denis à la rue Jean-Jacques Rousseau, et
de la rue Saint-Honoré à la rue Mauconseil. Tout le long du jour, elle s’en allait
avec son cabas vide, sous le prétexte de faire des provisions, n’achetant rien,
colportant des nouvelles, se tenant au courant des plus minces faits, arrivant ainsi
à loger dans sa tête l’histoire complète des maisons, des étages, des gens du
quartier. (Le Ventre de Paris 120)
Sa tactique est d’amadouer les commerçantes pour remplir son panier des restes qu’elles
lui donnent en échanges de compliments ou de ragots.
Elle murmurait, comme se parlant à elle-même:
-Tiens! il y a du saucisson coupé… Ca doit sécher, du saucisson coupé à
l’avance… Et ce boudin qui est crevé. Il a reçu un coup de fourchette, bien sûr.
Il faudrait l’enlever, il salit le plat.
112
Lisa, toute distraite encore, lui donna le boudin et les ronds de saucisson, en
disant:
-C’est pour vous, si ça vous fait plaisir.
Le tout disparut dans le cabas. Mademoiselle Saget était si bien habituée aux
cadeaux qu’elle ne remerciait même plus. Chaque matin, elle emportait toutes les
rognures de la charcuterie. Elle s’en alla, avec l’intention de trouver son dessert
chez la Sarriette et chez madame Lecœur, en leur parlant de Gavard. (Le Ventre
de Paris 335)
Elle devient le metteur en scène des Halles en essayant de deviner l’histoire de Florent et
se rend dans les différentes boutiques pour y établir une scène de théâtre. Elle suggère à
Lisa où fouiller dans la chambre de Florent pour compléter l’énigme de son histoire, et
raconte aux autres commerçantes l’histoire de Florent de façon dramatique. C’est
exactement ce que la Sariette et Madame Lecœur font une fois qu’elles apprennent
l’histoire de Florent par la vieille demoiselle. L’histoire de Florent permet enfin aux
commères de se mettre quelque chose sous la dent sur quoi s’attarder et calomnier.
Très vite, l’histoire se transforme pour devenir incontrôlable.
Dès le lendemain, une rumeur sourde courut dans les Halles. Madame Lecœur et
la Sarriette tenaient leurs grands serments de discrétion. En cette circonstance,
Mademoiselle Saget se montra particulièrement habile: elle se tut, laissant aux
deux autres le soin de répandre l’histoire de Florent. Ce fut d’abord un récit
écourté, de simples mots qui se colportaient tout bas; puis, les versions diverses se
fondirent, les épisodes s’allongèrent, une légende se forma, dans laquelle Florent
jouait un rôle de Croquemitaine. (Le Ventre de Paris 309-10)
L’énigme de Florent anime la vie des Halles et est la source d’histoires et de
rivalité entre les commerçants. De plus, la disposition de certains magasins permet
justement aux femmes de s’espionner, comme dans le cas de la charcuterie QuenuGradelle et de la poissonnerie Méhudin.
La charcuterie fait face aux Halles, endroit stratégique pour mieux observer ce qui
se passe à l’intérieur du monstre, avec au-dessus de la boutique l’appartement des Quenu.
113
Leur magasin est à la fois un lieu public et un lieu privé dans lequel tout se cuisine. Il
s’agit d’une boutique «moderne» que les Quenu ont acquis grâce à l’héritage de l’oncle
Gradelle mais qui affiche surtout de vieilles traditions rurales dans la disposition de ses
denrées. Pendant la première moitié du XIXe siècle, la charcuterie reste une catégorie
d’aliments chers dont raffolent les bourgeois, seulement servie au déjeuner, comme le
jambon, le boudin et les pâtés. Elle sera par la suite mangée par la classe populaire sur un
morceau de pain en guise de déjeuner. Bien que la viande de porc reste la plus chère au
XIXe siècle, elle est délaissée et n’apparaît jamais sur les menus bourgeois, contrairement
au bœuf considéré comme le roi de la cuisine, dixit Grimod de la Reynière (Essai sur la
sensibilité alimentaire au XIXe siècle 93). Comme il le sera suggéré dans le prochain
chapitre, Gervaise servira une échine de cochon aux pommes de terre pour sa fête
(L’Assommoir 248), viande qui tient au corps car elle est grasse et ainsi «remplit»
comme le dit Pierre Bourdieu, et qui est consommée par les ouvriers (La Distinction
201). Le porc n’est pas servi en tant que viande, mais plutôt comme cochonnaille, et
nécessite des préparations qui ont lieu dans l’arrière-boutique de la charcuterie.
L’inventaire de ce que vendent les Quenu est impressionnant et illustre encore une fois la
richesse alimentaire de la France et le goût des Parisiens pour des spécialités régionales
comme la rosette de Lyon, et aussi étrangères comme le jambon d’York, et les
charcuteries d’Italie. De plus, il y a de nombreuses préparations faites maisons comme
les galantines et les pâtés.
Devant elle, s’étalaient, dans des plats de porcelaine blanche, les saucissons
d’Arles et de Lyon entamés, les langues et les morceaux de petit salé cuits à l’eau,
la tête de cochon noyée de gelée, un pot de rillettes ouvert et une boîte de sardines
dont le métal crevé montrait un lac d’huile; puis à droite et à gauche, sur des
114
planches, des pains de fromage d’Italie et de fromage de cochon, un jambon
ordinaire d’un rose pâle, un jambon d’York à la chair saignante, sous une large
bande de graisse. Et il y avait encore des plats ronds et ovales, les plats de la
langue fourrée, de la galantine truffée, de la hure aux pistaches; tandis que tout
près d’elle, sous sa main, étaient le veau piqué, le pâté de foie, le pâté de lièvre,
dans des terrines jaunes. (Le Ventre de Paris 118)
Même s’il s’agit d’un roman, Lisa dans Le Ventre de Paris, a le physique de l’emploi.
Bourdieu explique que l’habitus détermine une personne dans son attitude et ses manières
de faire et qu’elle a tendance à avoir le physique de l’emploi.
Ainsi se dessine un espace des corps de classe qui, aux hasards biologiques près,
tend à reproduire dans sa logique spécifique la structure de l’espace social. (…)
La représentation sociale du corps propre avec laquelle chaque agent doit
compter, et dès l’origine, pour élaborer sa représentation subjective de son corps
et son hexis corporelle, est ainsi obtenue par l’application d’un système de
classement social dont le principe est le même que celui des produits sociaux
auquel il s’applique. (La Distinction 215)
Ainsi, la charcutière trônant royalement au milieu de son magasin, ressemble et se
confond avec ce qu’elle dispense. Elle est entourée de cochonnailles qui finissent par
l’enivrer, comme sous l’emprise de l’alcool, pour la transformer à son tour en charcuterie.
Comme ce qu’elle vend, elle est aussi fraîche et semble bonne à manger. Il faut se
rapporter au texte précédent pour, cette fois-ci, calquer la charcutière sur la mise en scène
de l’auteur. La description physique progresse lentement, par couleur. Tout d’abord, la
blancheur des manches de son tablier se confond avec celle des plats blancs où les
saucissons sont entreposés, puis son cou gras rappelle les graisses alors que ses joues
rosées renvoient aux tons des jambons.
Le fumet des viandes montait, elle était comme prise, dans sa paix lourde, par
l’odeur des truffes. Ce jour-là, elle avait une fraîcheur superbe; la blancheur de
son tablier et de ses manches continuait la blancheur des plats, jusqu’à son cou
gras, à ses joues rosées, où revivaient les tons tendres des jambons et les pâleurs
des graisses transparentes. (Le Ventre de Paris 119)
115
Puis, il s’agit des épaules et de ses gros bras qui rappellent les jambons, la poitrine
arrondie, le tout faisant miroir avec les porcs pendus dans la boutique. Tout comme les
préparations maisons sont dans des terrines, gardées, Lisa se sent héroïque.
C’était toute une foule de Lisa, montrant la largeur des épaules, l’emmanchement
puissant des bras, la poitrine arrondie, si muette et si tendue, qu’elle n’éveillait
aucune pensée charnelle et qu’elle ressemblait à un ventre. Il s’arrêta, il se plut
surtout à un de ses profils, qu’il avait dans une glace, à côté de lui, entre deux
moitiés de porcs. Tout le long des marbres et des glaces, accrochés aux barres à
dents de loup, des porcs et des bandes de lard à piquer pendaient; et le profil de
Lisa, avec sa forte encolure, ses lignes rondes, sa gorge qui avançait, mettait une
effigie de reine empâtée, au milieu de ce lard et de ces chairs crues. (Le Ventre
de Paris 119)
L’auteur joue sur la description qu’il fait de la charcuterie mais il tient à personnifier les
aliments et à les rendre «vivants». Comme pour les fromages, la mise en scène des
charcuteries monte en crescendo au niveau des couleurs allant du plat blanc, au jambon
rose pâle, puis au rouge saignant du jambon d’York pour finir avec les terrines jaunes.
Le jaune correspond aussi à la bile, la couleur du Paris tiraillé, mécontent, contenu dans
les terrines à portée de main de Lisa, comme surveillé, et il s’agit surtout de plats
cuisinés. Les liquides vont eux aussi en crescendo, de l’eau du petit salé, à la gelée de la
tête de cochon, à l’huile de la boîte de sardines pour terminer par la graisse du jambon
d’York. Il s’ensuit de même pour les odeurs fades de toutes ces cochonnailles entamées
et exposées à l’air libre, baignant dans le gras, alors que les plats ronds et ovales
contiennent les préparations plus nobles tels que les pâtés parfumés préparés par Quenu.
Puisqu’il est question de préparation, il est intéressant de voir ce qui se passe dans
la vie des Quenu. Ce sont des gens qui travaillent dur et confectionnent tout eux-mêmes
sauf quelques terrines renommées (Le Ventre de Paris 136). Toutes les semaines, ils
116
préparent le boudin dans la cuisine, lieu qui regorge de graisse et qui annonce «l’idée
mystérieuse et inquiétante de quelque cuisine de l’enfer» (135). Cette scène est
importante dans l’œuvre car elle entrelace la confection du boudin et la vie de Florent au
bagne. Alors qu’Augustin, Léon et Quenu préparent le boudin, Pauline, Lisa, Augustine,
et Mouton, le chat, écoutent le récit de Florent; et, au fur et à mesure que le boudin se
confectionne, l’histoire elle aussi prend forme mais les deux s’opposent. D’un côté, la
cuisine regorge de graisse alors qu’au bagne, les gens meurent de faim:
Il en mourut plusieurs; les autres devinrent tout jaunes, si secs, si abandonnés,
avec leurs grandes barbes, qu’ils faisaient pitié…
-Auguste, donnez-moi les gras, cria Quenu.
Et lorsqu’il tint le plat, il fit glisser doucement dans la marmite les gras de lard, en
les délayant du bout de la cuiller. Les gras fondaient. Une vapeur plus épaisse
monta du fourneau.
-Qu’est-ce qu’on leur donnait à manger? demanda la petite Pauline profondément
intéressée.
-On leur donnait du riz plein de vers et de la viande qui sentait mauvais, répondit
Florent, dont la voix s’assourdissait. Il fallait enlever les vers pour manger le riz.
La viande, rôtie et très cuite, s’avalait encore; mais bouillie, elle puait tellement,
qu’elle donnait souvent des coliques.
-Moi, j’aime mieux être au pain sec, dit l’enfant après s’être consultée. (Le
Ventre de Paris 140)
Il faut noter que l’élaboration du boudin ne répugne à personne alors qu’Augustin
explique comment le sang doit devenir pour que le boudin prenne. Pourtant, personne ne
semble en être dérangé, contrairement au récit donné par Florent qui, lui, dérange et reste
peu croyable parce qu’il n’adhère pas au pouvoir. Il faut voir la préparation du boudin
comme la cuisson à petit feu de Florent par la suite. Son histoire dégoûte Lisa, honnête
femme, qui pense que s’il a été condamné, il y avait bien une raison. Lisa illustre bien
l’état d’esprit de la petite bourgeoisie que le pouvoir choie, façonne de manière à ce que
dénoncer son prochain fasse partie de son devoir d’honnête femme. Elle ne voit aucune
117
raison pour ne pas adhérer au pouvoir, s’enrichir et manger à sa faim. «Et la moue
méprisante de ses lèvres, son regard clair avouaient carrément que les gredins seuls
jeûnaient de cette façon désordonnée. Un homme capable d’être resté trois jours sans
manger était pour elle un être absolument dangereux. Car, enfin, jamais les honnêtes
gens ne se mettent dans des positions pareilles» (Le Ventre de Paris 144). Par
conséquent, elle prend Florent en grippe à partir de ce soir-là, tout comme le ferony tout
le quartier et surtout la poissonnerie Méhudin au début de son travail aux Halles.
Déjà au XIXe siècle, la consommation de poisson vient bien après celle de la
viande. Le poisson est une nourriture chère réservée surtout à la classe élevée qui
l’apprécie et sait le cuisiner, comme dans le cas de Jacques Arnoux quand il invite
Frédéric à venir manger chez lui une belle truite provenant de Genève (L’Education
sentimentale 43). Par contre, la classe ouvrière préfère la viande car elle considère le
poisson comme une nourriture efféminée ne tenant pas au corps et qu’il faut manger de
façon délicate, alors que c’est l’antithèse de la façon de consommer dans le milieu
populaire, manger goulûment, sans faire de manière, montre qu’on apprécie (La
Distinction 210-11). D’ailleurs, lorsque Gervaise compose son menu de fête, Maman
Coupeau suggère du poisson «(m)ais les autres eurent une grimace. En tapant leurs fers
plus fort.
Personne n’aimait le poisson; ça ne tenait pas à l’estomac, et c’était plein
d’arêtes» (L’Assommoir 248). Il n’en est du reste jamais offert aux tables d’hôtes que
fréquente Folantin (A vau-l’eau).
La criée du poisson se divise entre la marée qui fluctue en fonction des pêches,
des arrivages, et des détériorations de la marchandise (Essai sur la sensibilité alimentaire
118
au XIXe siècle 61), et les poissons d’eau douce, qui eux sont plus réguliers. Les
arrivages de poissons ont lieu aux Halles tôt le matin, les catégories sont criées, d’où
l’origine du mot criée, vendues aux enchères, soit aux revendeurs qui les casent ensuite
auprès des restaurants, ou soit aux poissonniers des Halles. Tout est fait de façon
méthodique et précise, les caisses de poisson acheminées tard dans la nuit, transportant
l’odeur et la fraîcheur de la marée, sont ouvertes puis estimées. Voici la description
qu’en livre Zola quand il visite les Halles:
Autour des neuf bancs de criée, rôdaient déjà des revendeuses tandis que les
employés arrivaient avec leurs registres, et que les agents des expéditeurs, portant
en sautoir des gibecières de cuir, attendaient la recette, assis sur des chaises
renversées, contre les bureaux de vente. On déchargeait, on déballait la marée,
dans l’enceinte fermée des bancs, et jusque sur les trottoirs. C’était le long du
carreau, des amoncellements de petites bourriches, un arrivage continu de caisses
et de paniers, des sacs de moules empilés laissant couler des rigoles d’eau. Les
compteurs-verseurs, très affairés, enjambant les tas, arrachaient d’une poignée la
paille des bourriches, les vidaient, les jetaient, vivement; et, sur les larges mannes
rondes, en un seul coup de main, ils distribuaient les lots, leur donnaient une
tournure avantageuse. Quand les mannes s’étalèrent, Florent put croire qu’un
banc de poissons venait d’échouer là, sur ce trottoir, râlant encore, avec les nacres
roses, les coraux saignants, les perles laiteuses, toutes les moires et toutes les
pâleurs glauques de l’Océan. (Le Ventre de Paris 153-54)
Les enchères impliquent qu’en fonction des différentes saisons, un même poisson peut
aller du simple au double selon son poids et sa rareté, comme par exemple le panier de
soles qui va de 7 à 32 Francs (Essai sur la sensibilité alimentaire au XIXe siècle 61). Par
exemple, pendant la semaine Sainte, le poisson est inabordable car très demandé. D’autre
part, comme pour le reste des denrées parisiennes, les arrivages viennent de l’étranger
(62) ou se font par région, telles les carpes du Rhin en fonction de la meilleure qualité,
comme par exemple les écrevisses d’Allemagne, les poissons blancs de Hollande et
d’Angleterre, ce qui explique pourquoi les prix sont si élevés. S’ajoute également au prix
119
le fait que tout le poisson d’eau douce doit arriver vivant aux Halles, et se méfier de celui
qui ne l’est plus (L’Almanach des gourmands 225-26). Déjà en 1839, il y a beaucoup de
variétés sur les marchés et aux Halles.
Merlan. Truite. Turbot. Raie. Goujon. Poisson blanc. Eperlan. Maquereau.
Alose. Barbue. Limande. Carrelet. Grondin. Crevette. Saumon. Anguille.
Homard. Sole. Barbillon. Brème. Tanche. Lamproie. Lotte. Morue. Moule.
Rouget. Souffleur. Macreuse. Dorade. Brochet. Carpe. Anguille de l’eau
douce. Ecrevisse. Huître. (Essai sur la sensibilité alimentaire au XIXe siècle 62)
Mais en fonction du prix, certaines catégories, comme par exemple le turbot (à la
Chambord) figure au menu du Café Anglais (L’Education sentimentale 212) ou bien à la
table d’Arnoux (124-25). Grimod de la Reynière affirme qu’il s’agit du prince de la mer
(L’Art de la cuisine française au XIXe siècle 165), ce qui explique son prix élevé et son
exclusivité chez la bourgeoisie. D’autres poissons qui se vendent bien aussi sont les soles
qu’achète la petite bourgeoisie, comme les Quenu, et les crustacés, telles que les huîtres
et les écrevisses que consomment en grande quantité les gens plus aisés, les bourgeois de
L’Education sentimentale. Ces deux dernières sont signes d’opulence et de tradition
aristocratique (Essai sur la sensibilité alimentaire au XIXe siècle 62). Mais, inversement,
le poisson n’est pas réservé exclusivement à ceux qui en ont les moyens. Par exemple,
l’Assistance Publique dont les moyens sont restreints, sert en 1855 une quinzaine
d’espèces, allant des poissons les plus ordinaires (barbillons, vives) aux poissons de
qualité (anguilles, carpes, rougets) et même de luxe (soles, brochets) (90). Certains
poissons, comme le barbillon, la brème, et la tanche ne figurent pas dans les livres de
recettes de l’époque car aucune préparation n’en fait ressortir les qualités. En 1858,
l’arrivage de la criée s’est élargi avec des cabillauds, des aigrefins, des plies, des congres,
120
des chiens de mer, des mulets, des thons, des bars, des dorades, des grondins, des
éperlans, des crevettes roses, grises, des langoustes, et des homards (Le Ventre de Paris
154-55). Il s’agit là de poissons ou de crustacés chers et qui viennent de plus en plus loin
et qui n’apparaissent pas sur les menus avant le Second Empire. Comme il se doit, Zola
les personnifie, tout comme il le fait avec les fromages de chez Madame Lecœur,
boutique importante dans la gastronomie du XIXe siècle et qui a aussi sa place dans le
livre pour marier la haine des maigres pour les fromages, catégorie d’aliments mal perçue
par la petite bourgeoisie.
Les fromages sont chers et peu communs au XVIIIe siècle, puisqu’il s’agit d’un
produit artisanal et par conséquent fabriqué en petite quantité. De plus, la classe élevée
découvre le sucré et remplace ainsi le fromage par les desserts. Il faut aussi ajouter que
personne ne sait vraiment quand le servir, car il sent fort et semble ne pas pouvoir se
placer, ce qui explique pourquoi il est absent des menus et des cartes des grands
restaurants pendant la première moitié du XIXe siècle. Toutes ces connotations
expliquent ainsi pourquoi il est fréquent de le trouver en fin de repas, après le dessert,
d’où l’expression «entre la poire et le fromage», comme en Angleterre et aussi dans
L‘Assommoir pour le repas de noces. Enfin, les variétés se limitent au brie, au marolles,
et au neuchâtel (L’Almanach des gourmands 226), des pâtes cuites en ce qui concerne les
deux dernières.
Au fil du siècle, chaque région développe ses fromages, des pâtes cuites pour la
plupart, comme le comté, et même les pays étrangers se mettent à exporter les leurs, le
chester par exemple ou le hollande. Les pâtes persillées restent chères et par conséquent
121
se vendent peu (Essai sur la sensibilité alimentaire à Paris au XIXe siècle 64). Cet
aliment tant dénigré pendant la première moitié du XIXe siècle, commence à être servi
chez la bourgeoisie vers 1850, à la recherche d’aliments chers, qui le découvre et en
relance la mode en l’insérant seulement à la fin des repas, puis se démocratise et se
trouve aux tables des restaurants plus modestes comme ceux que fréquentent Folantin (A
vau-l’eau). Très vite, cette découverte des fromages accroît la demande pour de
nouvelles sortes comme les fromages frais tels les fromages de chèvre, et aussi le livarot,
le mont-dore, et les pâtes persillées comme les bleus venant d’Auvergne, sur les marchés
et notamment aux Halles à partir du 25 janvier 1858, au pavillon numéro 10 («Paris et les
fromages frais au XIXe siècle» 123). Le large répertoire que Zola donne en provient de
toute la France, mais surtout des régions comme la Normandie et le Calvados, très fortes
en production laitière, et des pays avoisinants comme l’Angleterre, la Suisse, la Belgique
et l’Italie. Le fromage n’est donc pas seulement français, mais un véritable produit
européen. Les types les plus courants sont les pâtes cuites, les pâtes molles et sont pour
la plupart des fromages de vache. Plusieurs facteurs justifient cet achalandage de
fromages; le développement des chemins de fer et des routes départementales permettant
le transport des denrées de toute sorte dans de bonnes conditions vers la capitale. De
plus, les fromages sont de plus en plus fabriqués en large quantité pour satisfaire la
demande et ceci est possible grâce aux nouvelles techniques de fabrications.
Comme nous l’avons vu, les boutiques des Halles sont surtout fréquentées par les
classes les plus aisées. L’inventaire de la boutique de Madame Lecœur montre à quel
point le fromage devient populaire sous le Second Empire, et également que les Halles
122
regorgent de marchandises. Cependant, l’état avancé de certains fromages montre qu’ils
ne s’écoulent pas vite et que leur conservation pose problème en cas de chaleur. Le
laisser-aller des produits permet à l’auteur de créer un poème symphonique sur la vie de
Florent. Il joue entre les tons et les odeurs que ceux-ci émanent au fur et à mesure de la
discussion de Mademoiselle Saget de Florent, représentant ainsi les pensées des gras sur
les maigres. Cette fois-ci, ce n’est plus comme dans la charcuterie où la commerçante se
confond avec sa marchandise, mais ce sont les beurres et les fromages, ingrédients
vendus dans la même boutique, qui invitent aux ragots et se marient à leur tour aux
dialogues, d’où une autre forme de personnification. Comme dans un orchestre
symphonique, chaque catégorie représente un groupe d’instruments, organisés par région,
par type, par couleur, par pâte ou par odeur. De plus, puisqu’il s’agit de gros fromages,
difficiles à partager, ils donnent l’impression d’être coupés de façon grossière, d’où la
métaphore de sculptures qui se transforment. Au dernier plan se trouvent les basses, de
gros morceaux entamés et taillés sans soin, les beurres bien jaunes car trafiqués par la
commerçante, sculptures, orateurs sans odeur, mais les fromages, eux, sont là comme
spectateurs ne se contenant plus des premières paroles de la demoiselle.
-Il vient du bagne, dit-elle enfin, en assourdissant terriblement sa voix.
Autour d’elles, les fromages puaient. Sur les deux étagères de la boutique, au
fond, s’alignaient des mottes de beurres énormes; les beurres de Bretagne, dans
des paniers, débordaient; les beurres de Normandie, enveloppés de toile,
ressemblaient à des ébauches de ventre, sur lesquelles un sculpteur aurait jeté des
linges mouillés; d’autres mottes, entamées, taillées par les larges couteaux en
rochers à pic, pleines de vallons et de cassures, étaient comme des cimes
éboulées, dorées par la pâleur d’un soir d’automne. (Le Ventre de Paris 300)
L’entrée de l’orchestre continue par catégorie, avec sur une table d’étalage, les
fromages de Normandie à la croûte épaisse contrastant avec la table en marbre (300),
123
pour faire place au reste des fromages entreposés sur une table, regroupés par taille, avec
tout d’abord, les énormes pâtes cuites ou dures qui servent d’assaisonnement, telles que
le cantal, le chester, le gruyère, le hollande et le parmesan.
Là, à côté des pains de beurre à la livre, dans des feuilles de poirée, s’élargissait
un cantal géant, comme fendu à coup de hache; puis venaient un chester, couleur
d’or, un gruyère, pareil à une roue tombée de quelque char barbare, des hollande
ronds comme des têtes coupées, barbouillées de sang séché, avec cette dureté de
crâne vide qui les fait nommer têtes-de-mort. Un parmesan, au milieu de cette
lourdeur de pâte cuite, ajoutait sa pointe d’odeur aromatique. (Le Ventre de Paris
300-01)
Suivent alors les fromages au lait cru, qui s’éveillent lors de leur présentation, et dont le
vieillissement est causé par la moisissure qui engendre des couleurs jaunâtres et
bleuâtres, plus odorantes à l’air libre, et se laissant aller. Ces fromages, si laissés à l’air
libre, se détériorent vite car ils vivent à cause des champignons. Il faut aussi ajouter que
tous ces produits consommés de façon excessive provoquent la maladie de la goutte.
Trois brie, sur des planches rondes, avaient des mélancolies de lunes éteintes ;
deux, très secs, étaient dans leur plein; le troisième, dans son deuxième quartier,
coulait, se vidait d’une crème blanche, étalée en lac, ravageant les minces
planchettes, à l’aide desquelles on avait vainement essayé de le contenir. (…) Un
romantour, vêtu de son papier d’argent, donnait le rêve d’une barre de nougat,
d’un fromage sucré, égaré parmi ces fermentations âcres. Les roquefort, eux
aussi, sous des cloches de cristal, prenaient des mines princières, des faces
marbrées et grasses, veinées de bleu et de jaune, comme attaqués d’une maladie
honteuse de gens riches qui ont trop mangé de truffes; tandis que, dans un plat, à
côté, des fromages de chèvre, gros comme un poing d’enfant, durs et grisâtres,
rappelaient les cailloux que les boucs, menant leur troupeau, font rouler aux
coudes des sentiers pierreux. (Le Ventre de Paris 301)
Il fait chaud cet après-midi-là, et par conséquent les fortes odeurs s’accentuent,
ainsi que les paroles de la vieille demoiselle, si bien que la forte réaction des fromages
rappelle étrangement comment la canicule de Cayenne rongeait les prisonniers. Dans le
124
cas de la boutique, les mouches tombent raides tellement les odeurs sont fortes, ce qui
pousse bien sûr l’interlocutrice à aller plus loin dans ces persiflages.
La chaude après-midi avait amolli les fromages; les moisissures des croûtes
fondaient, se vernissaient avec des tons riches de cuivre rouge et de vert-de-gris,
semblables à des blessures mal fermées; sous les feuilles de chêne, un souffle
soulevait la peau des olivet, qui battait comme une poitrine, d’une haleine lente et
grosse d’homme endormi; un flot de vie avait troué un livarot, accouchant par
cette entaille d’un peuple de vers. Et, derrière les balances, dans sa boîte mince,
un géromé anisé répandait une infection telle, que des mouches étaient tombées
autour de la boîte, sur le marbre rouge veiné de gris.
Mademoiselle Saget avait ce géromé presque sous le nez. Elle se recula, appuya
la tête contre les grandes feuilles de papier jaunes et blanches, accrochées par un
coin, au fond de la boutique.
-Oui, répéta-t-elle avec une grimace de dégoût, il vient du bagne… Hein! ils
n’ont pas besoin de faire les fiers, les Quenu-Gradelle! (Le Ventre de Paris 302)
Alors, commence la grande symphonie avec le crescendo des fromages qui
s’animent au fur et à mesure que l’histoire de Mademoiselle Saget avance. La réaction
physique des trois femmes déteint sur les fromages qui à leur tour, faudrait-il dire
dialectiquement, s’expriment en sentant de plus en plus fort.
A ce moment, c’était surtout le marolles qui dominait; il jetait des bouffées
puissantes, une senteur de vieille litière, dans la fadeur des mottes de beurre. Puis
le vent parut tourner; brusquement, des râles de limbourg arrivèrent entre les trois
femmes, aigres et amers, comme soufflés par des gorges de mourants. (…) Et,
comme elles soufflaient un peu, ce fut le camembert qu’elles sentirent surtout. Le
camembert, de son fumet de venaison, avait vaincu les odeurs les plus sourdes du
marolle et du limbourg; il élargissait ses exhalaisons, étouffait les autres senteurs
sous une abondance surprenante d’haleines gâtées. Cependant, au milieu de cette
phrase vigoureuse, le parmesan jetait par moments un filet mince de flûte
champêtre ; tandis que les brie y mettaient des douceurs fades de tambourins
humides. Il y eut une reprise suffocante du livarot. Et cette symphonie se tint un
moment sur une note aiguë du géromé anisé, prolongée en point d’orgue. (Le
Ventre de Paris 302-03)
La symphonie se termine en cacophonie, c’est-à-dire en désaccord entre les
instruments, chacun devenant indépendant. Au départ, l’atmosphère était propice aux
125
mauvaises paroles et à la fin, les ragots ont corrompu les fromages déjà infectés qui
exhalent à leur tour leur puanteur en réponse aux commérages, si bien qu’il est
impossible de savoir qui émane le plus, le tout conduisant au malaise.
Elles restaient debout, se saluant, dans le bouquet final des fromages. Tous, à
cette heure, donnaient à la fois. C’était une cacophonie de souffles infects, depuis
les lourdeurs molles des pâtes cuites, du gruyère et du hollande, jusqu’aux pointes
alcalines de l’olivet. Il y avait des ronflements sourds du cantal, du chester, des
fromages de chèvre, pareils à un chant large de basse, sur lesquels brusques des
neufchâtel, des troyes et des mont-d’or. Puis les odeurs s’effaraient, roulaient les
unes sur les autres, s’épaississaient des bouffées du port-salut, du limbourg, du
géromé, du marolles, du livarot, du pont-l’évêque, peu à peu confondues,
épanouies en une seule explosion de puanteurs. Cela s’épandait, se soutenait, au
milieu du vibrement général, n’ayant plus de parfums distincts, d’un vertige
continu de nausée et d’une force terrible d’asphyxie. Cependant, il semblait que
c’étaient les paroles mauvaises de madame Lecœur et de Mademoiselle Saget qui
puaient si fort. (Le Ventre de Paris 307)
Dans le monde du commerce de l’alimentation, ce sont surtout les femmes qui
sont à la vente, et au contact des acheteuses. Elles sont plus bavardes que les hommes
qui, eux, assurent les tâches les plus lourdes comme décharger les cageots le matin ou
bien préparer la viande. De plus, le monde des Halles est un environnement de femmes
puisqu’elles vendent, font les courses et cuisinent. Mais elles peuvent être aussi féroces,
comme dans Le Ventre de Paris, où elles se querellent, se battent et s’espionnent (176).
Il faut associer Gavard aux femmes, vendeur de volailles, car il cancane «comme une
femme», et fait lui-même la vente. Puisqu’il est le seul homme vendeur, il aime se
trouver, «au milieu de ces jupes impudentes et fortes d’odeur, se serait pâmé d’aise,
quitte à fesser à droite et à gauche, si elles l’avaient serré de trop près» (177). Ces
commerçantes sont grasses, montrant ainsi que le pouvoir leur permet de manger à leur
faim et qu’elles lui sont reconnaissantes (176) et le font en rapportant sur ceux qui sont
126
différents, les maigres. Il faut rappeler que le roman reproduit, comme nous l’avons dit
plus haut, cette petite bourgeoisie qui engraisse grâce au pouvoir, par opposition, aux
maigres, ceux sans boutique ou bien dont les affaires ne marchent pas très bien. Ils
représentent surtout ceux qui s’opposent à l’Empire comme Florent et Claude, à qui le
pouvoir ne profite pas.
Les Gras, énormes à crever, préparant la goinfrerie du soir, tandis que les
Maigres, pliés par le jeûne, regardant dans la rue avec la mine d’échalas envieux;
et encore les Gras, à table, les joues débordantes, chassant un Maigre qui a eu
l’audace de s’introduire humblement, et qui ressemble à une quille au milieu d’un
peuple de boules. Il voyait là tout le drame humain; il finit par classer les
hommes en Maigres et en Gras, en deux groupes hostiles dont l’un dévore l’autre,
s’arrondit le ventre et jouit. (“Emile Zola: Food and Ideology” 600)
Il est maintenant clair que la nourriture au XIXe siècle prend une place très
importante, sur le plan de la stratification sociale. Dans le cas présent, un livre est
consacré aux Halles de Baltard, construites sous Napoléon III, qui correspond au ventre
de Paris, lieu extraordinaire qui regorge de nombreuses denrées de toute la France et de
plusieurs pays d’Europe et où la bourgeoisie, très intéressée par la cuisine et à la
recherche de choses nouvelles, se nourrit. Les magasins deviennent plus nombreux pour
satisfaire les besoins de la capitale et ceci engendre un enrichissement des commerçants.
Plusieurs types de commerces sont davantage présents aux Halles qu’ils ne l’étaient sur
les marchés comme la crémerie, la charcuterie et la pâtisserie, et proposent des mets
nouveaux. Les Halles sont bien à l’image de ce que voulait l’Empereur, grandes,
modernes, faites de fonte, de fer et de pierres et rapportant beaucoup d’argent. Mais elles
sont aussi synonymes du pouvoir qui contrôle toutes les activités et incite les gens à faire
127
de même. La petite et moyenne bourgeoisies ne se doutent pas des manipulations de
l’Empire car elles en bénéficient, contrairement aux classe défavorisées.
Nous avons vu que dans de nombreux romans de Zola, la nourriture est présente
et correspond en effet à une grande préoccupation des classes sociales et reflétant les
diverses conditions socio-économiques (“Emile Zola: Food and Ideology” 605) ce qui
correspond entièrement aux études de Pierre Bourdieu et de Michel de Certeau. Dans Le
Ventre de Paris, il est surtout question des gras contre les maigres, ceux qui ont le
pouvoir et qui en profite contre ceux qui n’y adhèrent pas. De plus, il y a de nombreuses
énumérations d’aliments et beaucoup de couleurs, notamment dans la description des
ingrédients, contrairement aux autres romans naturalistes qui eux s’en tiennent aux
couleurs ternes, comme L’Assommoir dont il va être maintenant question dans le chapitre
suivant.
128
CHAPITRE 5
DIS-MOI CE QUE TU MANGES, JE TE DIRAI QUI TU ES9
Dans sa célèbre citation extraite de La Physiologie du goût, Brillat-Savarin
affirme que ce qu’une personne choisit d’avoir dans son assiette reflète sa personnalité.
Dans le chapitre suivant, je propose alors d’aller plus loin et de voir comment les
habitudes culinaires et les modes de préparation sont révélateurs des classes sociales. Le
travail de Pierre Bourdieu et celui de Michel de Certeau permettent de faire ressortir les
différentes habitudes culinaires des classes sociales du XIXe siècle et de comprendre
pourquoi les catégories sociales préfèrent manger certains aliments plutôt que d’autres.
Manger est nécessaire à la survie de l’homme et comme nous l’avons déjà
mentionné, l’Histoire est faite de périodes de famine entrelacées d’époques d’abondance.
Les faibles récoltes de 1788, puis le manque de nourriture en 1789, sont une des raisons
principales de la Révolution française. En 1845 et 1846, les récoltes sont à nouveau
mauvaises et la maladie des pommes de terre cause une disette dont souffrent durement
les classes pauvres. Les conditions de vie des ouvriers restent très dures sous le Second
Empire malgré quelques mesures prises par Napoléon III. Les trois problèmes les plus
pressants à Paris sont 1) la situation des femmes, 2) le temps de travail et 3) la difficulté à
9
Célèbre citation de Brillat-Savarin.
129
trouver un logement. Les salaires n’augmentent pas contrairement au prix des loyers et
au coût de la vie, et les travailleurs ont du mal à équilibrer leur budget. Ils n’ont aucun
sou d’avance si bien qu’en cas de maladie ou de période difficile, ils tombent très vite
dans le paupérisme et ne peuvent plus s’en sortir (L’Assommoir 34). La classe inférieure
est la plus particulièrement préoccupée par la nourriture, chose normale car elle n’a aucun
autre besoin que de manger pour pouvoir travailler. Sans force physique, celle-ci ne peut
pas travailler puisqu’elle occupe les positions les plus exigeantes physiquement, d’où la
grande obsession de cette classe sociale pour la nourriture que l’on retrouve dans la
littérature du réalisme et du naturalisme, laquelle permet de découvrir le mode de vie de
la classe populaire.
Ce n’est qu’avec les Goncourt dans Germinie Lacerteux que le peuple commence
à être présent dans les romans et qu’il est décrit en train de vivre. Dans L’Assommoir,
Emile Zola a pour but de faire une œuvre sur le peuple; «Pour la première fois, il (le
peuple) se donnait à voir sous des dehors vrais et pas toujours flatteurs, mêlant petitesses
et grandeurs, avouant ses excès de conduite et, plus encore, parlant sa langue»
(L’Assommoir 8). L’auteur croit fortement au déterminisme, où les facteurs sont de deux
ordres: le milieu et le caractère social, et l’hérédité et la nature physiologique (6).
D’autre part, ce roman montre bien que les classes inférieures sont toujours menacées ou
vivent dans le paupérisme et que l’habitus est quasiment une camisole de force sociale,
comme l’indique Pierre Bourdieu.
Afin de mieux comprendre les conditions de vie de la classe ouvrière, il est
important de la situer par rapport à la bourgeoisie et de voir ce que chacune recherche
130
dans l’acte de se nourrir. D’autres études, telles que celles de Michel de Certeau et de
Marcel Mauss, complèteront aussi notre recherche pour voir la signification du rituel du
repas de fête chez les classes populaires.
Comme nous l’avons vu dans le chapitre 3, de nombreux ouvrages de l’époque
sur la gastronomie ont aussi pour but d’éduquer le dîneur et de lui enseigner les manières
de table nécessaires, tels que La Physiologie du goût par Brillat-Savarin et le Manuel de
l’amphitryon de Grimod de la Reynière. La plupart d’entre eux sont des bourgeois du
nouveau régime à qui manque la notion d’étiquette et le savoir-vivre. Les bonnes
manières ne sont pas nouvelles puisqu’elles existaient déjà sous l’Antiquité et sont
utilisées encore de nos jours. Pour qu’un dîner soit réussi, l’hôte doit tout d’abord rester
plaisant, veiller à ce que ses invités ne manquent de rien, leur témoigner du respect et
s’assurer que tout demeure sous son contrôle (Le Mangeur du XIXe siècle 229). A leur
tour, les invités doivent se comporter correctement, et ni trop manger ni trop boire.
Manger des plats chers ne signifie pas être gastronome. Le mot «gastronomie» fait
référence à l’abondance, la grande variété de cuisine, les chefs, les restaurants et les
dîneurs, et la tradition culinaire qui comprend la discipline, le contrôle de soi et la
modération. Tandis que le gourmand ingurgite tout avec excès, le gastronome aime et
sait comment apprécier la bonne cuisine (“A cultural field in the making: Gastronomy in
Nineteenth-Century France” 10, 15).
Il est essentiel de prendre en compte les différentes fonctions du repas. Selon la
catégorie sociale, nous verrons ci-dessous que celles-ci changent. Cela peut être
simplement se nourrir, devenir l’occasion de se réunir entre amis ou en famille, être une
131
opportunité de faire partager des spécialités, servir de marqueur social ou bien de valeur
monétaire (The Sociology of the Meal 47). Il faut aussi prendre en compte le rôle de la
maîtresse de maison. Dans le passé, encore plus que maintenant, c’est sur elle que
reposent les tâches domestiques, à savoir les courses, le choix du menu, les préparations
du repas, et le soin de la maison. Puisqu’elle reste à la maison, elle reste au service des
autres. Même si les repas sont pour elle l’occasion de se valoriser, les attentes sont
différentes selon les classes sociales. Dans les milieux élevés, si elle pratique une
profession à l’extérieur, celle-ci est valorisée. La femme dans ce cas, préfère passer du
temps avec les enfants plutôt que de cuisiner, et acheter des plats cuisinés est accepté. Il
n’en est pas de même les milieux peu élevés, puisque plus elle passe de temps devant les
fourneaux, plus elle est reconnue. Dans ce cas, son travail est donc mesuré par rapport au
temps passé en cuisine car c’est la preuve qu’elle contribue aussi au ménage.
Peu importe la classe, dans le cas d’une réception, elle joue un rôle important.
Elle met le couvert, accueille les invités, s’assure que rien ne manque sur la table et que
le rythme du dîner se déroule au mieux, et passe du temps en cuisine pendant que
l’homme reste à table. Son choix personnel en matières culinaires rentre peu en ligne de
compte puisqu’elle fait en fonction des moyens financiers, et veut s’assurer que tout le
monde est satisfait avec ce qu’il a dans son assiette. La manière de manger les aliments
influence ses décisions aussi. En fin de compte, elle a ainsi tendance à se priver pour
faire passer les goûts des autres mangeurs avant les siens, surtout ceux des hommes. Ceci
s’explique du fait qu’ils travaillent manuellement et ont besoin de calories, et aussi parce
que ce sont eux qui assurent le plus gros revenu à la maison. Nous allons voir que la
132
consommation de viande est beaucoup plus importante dans cette classe sociale, plus
chez les hommes que chez les femmes.
Comme nous l’avons vu, Pierre Bourdieu indique qu’il ne faut pas regarder les
produits eux-mêmes mais plutôt les préparations culinaires, la création/invention du goût
qui éclaire l’idée d’étiquette, car elles permettent de distinguer les classes sociales entre
elles. La nourriture est un élément quotidien nécessaire dans la vie de chacun, mais selon
différentes perspectives et significations en fonction de la classe sociale prise en
considération.
(I)l faudrait soumettre à une comparaison systématique la manière populaire et la
manière bourgeoise de traiter la nourriture, de la servir, de la présenter, de l’offrir,
qui est infiniment plus révélatrice que la nature même des produits concernés
(surtout lorsqu’on ignore, comme la plupart des enquêtes de consommation, les
différences de qualité). (La Distinction 215)
De manière à bien comprendre comment les classes populaires se nourrissent, il faut alors
les comparer aux classes bourgeoises. En effet, plus la classe est élevée, plus elle a de
choix de liberté. Le milieu aisé consomme une plus grande variété de plats en fonction
de ses goûts, de ses moyens et de son corps, tandis que les milieux moins élevés sont plus
restreints dans leurs choix à cause de moyens économiques, et de goûts de nécessité pour
leur corps, comme ce sera développé plus loin. Elle ne voit dans les aliments que la
fonction nutritionnelle. Cette différence s’explique d’un point de vue culturel et
économique.
La classe bourgeoise possède à la fois le capital culturel et le capital économique,
ce qui lui donne le choix des goûts de luxe, par exemple pour une cuisine légère et moins
nourrissante. Elle a le temps et les moyens de se préoccuper de son physique et d’acheter
133
des produits diététiques qui coûtent chers parce qu’il s’agit d’une catégorie de préparation
particulière. Elle bénéficie donc de finances et aussi d’un capital culturel lui permettant
de considérer la cuisine autrement qu’un moyen nécessaire pour fournir une activité. Elle
voit dans la nourriture un plaisir, autour duquel elle bâtit un rituel, caractérisé par des
formes, la présentation et le service. Tout ceci est possible parce qu’elle dispose de
capitaux. Elle se sert du rituel du dîner pour imposer des formes, un rythme, ce qui le
rend formel. Peu importe si le repas a lieu dans la salle à manger ou dans la cuisine, s’il
s’agit d’un repas ordinaire pendant la semaine, ou d’une grande occasion, les gens
observent le même rythme, s’assoient ensemble, attendent que le dernier se soit servi
pour pouvoir commencer et se resservent délicatement.
Jusqu’à la Révolution, l’aristocratie se reçoit dans ses châteaux, a son «jour» de
visite, tradition reprise ensuite par la bourgeoisie bien qu’elle habite un espace plus réduit
(Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen Age à nos jours 169). Elle transforme ainsi
son logement pour recevoir la société bourgeoise lors des dîners et réceptions. L’espace
privé utilisé par la famille bourgeoise diminue, pour en échange allouer plus d’espace au
lieu public. Même si cette société est sélectionnée, invitée, elle «envahit» le domaine
privé, comme par exemple, le salon et la salle à manger, lieux privés au départ qui
deviennent finalement publics (The Structural Transformation of the Public Sphere 4548)
La salle à manger devient une pièce spécialisée pour laquelle tout un mobilier se
développe. Chez les bourgeois, elle est généralement décorée avec des assiettes au mur
pour renforcer l’idée de manger, ainsi que des meubles nécessaires au rangement de la
134
vaisselle, comme un buffet à deux corps sur lequel sont exposées les belles assiettes, ou
les trésors du ménage au lieu d’un placard ou d’une armoire (Histoire de la cuisine
bourgeoise du Moyen Age à nos jours 170). La table est aussi parée d’une série
d’ustensiles personnels tels que les couverts à poisson, à viande, à salade, et à dessert,
disposés en ordre d’utilisation pour chaque préparation, lesquelles sont d’ailleurs
apportées au fur et à mesure du repas ce qui renforce le rythme du dîner. Norbert Elias
dans La Civilisation des mœurs explique l’apparition des couverts à table et leur usage
personnel datant de la fin du XVIIIe siècle chez l’aristocratie (150). Les verres en cristal
pour chaque boisson offerte, sont bien disposés en ordre de taille, puis un porte-couteau à
droite de l’assiette, des salières sur la table, le tout arrangé sur une table blanche
immaculée. Encore une fois, ceci est possible à cause des goûts de luxe et du capital
économique.
La présentation de chaque plat est élaborée afin de représenter une œuvre d’art sur
la table ce qui suscite la surprise et les commentaires avant le simple fait de manger.
Imposer des manières et un rythme à table peut être vu comme des retenues dans d’autres
classes alors que dans la bourgeoisie, c’est une manière de respecter l’hôte et l’hôtesse
qui ont passé du temps à l’élaboration du repas. Il est important de souligner que le
nombre de plats reste le même dans le cas d’un repas ordinaire ou d’une célébration, par
contre les ingrédients sont plus recherchés et la cuisine plus fine. Les attentes, la
découverte, la présentation et les mets créent du plaisir au-delà de la consommation (La
Distinction 217-19).
135
Dans les textes parcourus jusqu’à présent, le banquier Taillefer dans La Peau de
chagrin, fait servir un dîner élaboré autour d’une table superbe sur laquelle il y a des
cristaux arrangés de manière à créer un effet de magie, et les mets extraordinaires
provoquent la surprise auprès des invités. Il en est de même chez les Arnoux lorsque
Frédéric y est reçu la première fois à dîner, les dix différentes sortes de moutarde le
charment ainsi que les verres en cristal de Bohême (L’Education sentimentale 46).
D’un autre côté, Bourdieu indique que la classe ouvrière, avec un capital culturel
limité et encore moins de capital économique, choisit la nourriture par goûts de nécessité.
Mais en quelques sortes, elle n’a pas le choix puisqu’elle est condamnée à certains
produits (La Distinction 199). C’est ainsi qu’elle mange des plats généralement bon
marché, lourds, gras, élastiques et plus substantiels tels que la soupe, le porc, la
charcuterie, les pâtes ou les pommes de terre, soit une nourriture copieuse, nécessaire, lui
permettant de fournir le travail physique auquel elle est associée. Elle se soucie peu de
son corps contrairement à la classe supérieure. Elle est aussi rattachée à tout ce qui est
épais et non raffiné du fait qu’elle détient peu ou presque aucun savoir-faire d’abord
acquis à l’école et ensuite renforcé à la maison (200). Egalement, dans sa manière de se
servir et de manger, elle limite ses choix à des choses faciles à porter à la bouche. Elle
pense se trouver un peu gauche devant certains poissons ou certains fruits et par
conséquent préfèrent ne pas les consommer. Faire preuve de délicatesse pour manger est
pour elle quelque chose de non naturel.
C’est, plus profondément, tout le schéma corporel, et en particulier la manière de
tenir le corps dans l’acte de manger, qui est au principe de la sélection de
certaines nourritures. Ainsi par exemple si le poisson est, dans les classes
populaires, une nourriture peu convenable pour les hommes, ce n’est pas
136
seulement parce qu’il s’agit d’une nourriture légère, qui ne tient pas au corps, et
qu’on ne prépare, en fait, que pour des raisons hygiéniques, c’est-à-dire pour les
malades et pour les enfants; c’est ainsi qu’il fait partie, avec les fruits (bananes
exceptée), de ces choses délicates qui ne peuvent être manipulées par des mains
d’homme et devant lesquelles l’homme est comme un enfant (…); mais c’est
surtout qu’il demande à être mangé d’une façon qui contredit en tout la manière
proprement masculine de manger, c’est-à-dire avec retenue, par petites bouchées,
en mastiquant légèrement, avec le devant de la bouche, sur le bout des dents (pour
les arêtes). (La Distinction 210-11)
Peu importe le pays ou la région, la classe prolétaire se nourrit toujours de la
même façon. Les classes ouvrières du Pays de Galles mangent comme en France dans les
années 80, et pour l’élaboration du dîner, certaines conditions doivent être remplies.
Celui-ci ne peut pas être bon marché, doit être chaud et non froid contrairement au
déjeuner, doit être lourd et non léger, copieux et non petit. Quelques ingrédients sont
prioritaires, comme la viande souvent désignée par son terme générique, généralement du
bœuf, du porc ou du poulet, et les pommes de terre qui sont de rigueur et une constante au
repas du dimanche (The Sociology of the Meal 53-4). Certains aliments restent exclus de
la classe populaire parce qu’ils sont rattachés à la féminité, ne collant pas au corps et par
conséquent étant considérés comme superflus et non nécessaires au régime. C’est le cas
par exemple du poisson dont elle trouve la chair trop fine et qui nécessite un certain
savoir-faire pour extraire les arêtes, des légumes verts trop chers et qui ne rassasient pas,
et des desserts, produits de luxe rarement consommés pendant la semaine et marquant le
symbole des fêtes. Les membres de cette classe se caractérisent par leur capacité de bien
manger et bien boire, leur familiarité dans le langage et leur aspect détendu autour de la
table.
Le bon vivant n’est pas seulement celui qui aime à bien manger et bien boire. Il
est celui qui sait entrer dans la relation généreuse et familière, c’est-à-dire à la fois
137
simple et libre que le boire et le manger en commun favorisent et symbolisent, et
où s’anéantissent les retenues, les réticences, les réserves qui manifestent la
distance par le refus de se mêler et de se laisser-aller. (La Distinction 200)
La notion d’abondance est primordiale pour la classe populaire car elle n’impose ni
restriction ni retenue au niveau du service avec sa préférence pour les larges portions,
servies avec une grande cuillère au lieu d’être «mesurées» comme dans le cas des
tranches de rôti pouvant être comptées, et est placée sous le signe de la liberté aussi bien
au niveau de l’organisation du repas que dans la quantité servie. Il s’agit donc ici du
gourmand qui mange avec excès.
On pourrait, à propos des classes populaires, parler de franc-manger comme on
parle de franc-parler. Le repas est placé sous le signe de l’abondance (qui
n’exclut pas les restrictions et les limites) et surtout de la liberté: on fait des plats
«élastiques», qui «abondent», comme les soupes ou les sauces, les pâtes ou les
pommes de terre (presque toujours associées aux légumes) et qui, servies à la
louche ou à la cuillère, évitent d’avoir à trop mesurer et compter – à l’opposé de
toute ce qui se découpe, comme les rôtis. Cette impression d’abondance (…) est
de règles dans les occasions extraordinaires. (La Distinction 216)
Du fait de la simplicité des aliments et du manque de capital culturel, il y a absence de
commentaires sur ce qui est servi. En effet, les plats «élastiques» ne sont pas nobles au
départ mais simples et leurs préparations nécessitent du temps de cuisson, ou doivent être
simplement bouillies ce qui enlève toute mise en valeur. La simplicité du service est due
à l’économie de geste et de l’effort, ce qui efface toute idée de rythme, et implique que
tous les plats sont présentés à la fois sur la table, et mangés dans la même assiette utilisée
tout au long du repas sous prétexte que tout se mélange dans le corps. Bourdieu
remarque la minimisation des manières associées à la présentation ainsi que la façon de
servir, le raffinement que ces membres considèrent inutile, voire une perte de temps et
par conséquent d’argent qu’ils associent par ailleurs à l’homosexualité. Pour cette classe
138
sociale, il y a donc absence de gastronomie. Manger reste d’abord un besoin nutritionnel
plutôt qu’un plaisir. Il faut manger pour vivre et travailler.
L’exemple de la fête est quelque chose d’inhabituel et par conséquent apparaît
comme une rupture qualitative (L’Invention du quotidien 71). Le rythme des habitudes
est cassé pour faire place à un événement extraordinaire que la classe populaire entend
célébrer de façon inoubliable, contrairement au milieu aisé qui lui reçoit fréquemment et
par conséquent le fait de façon moins spectaculaire. Comme l’indique Bourdieu, la fête
pour les classes populaires renvoie à un désir d’appartenance à la petite bourgeoisie, ne
serait-ce que pour le temps de la célébration, et par conséquent tout concourt à se
rehausser socialement. Derrière l’acte d’offrir à manger, l’hôte s’élève et se démarque
socialement car il fait preuve de générosité, position supérieure, contrairement à l’invité
qui reçoit, position inférieure. Le choix des invités illustre une affiliation à un groupe
social, ce qui leur est servi montre la proximité ou la distance par rapport à eux, la
présentation, la sélection des mets, et leurs répartitions sont des moyens d’afficher un
statut social ou de montrer une différence de statut (The Sociology of the Meal 47).
Sauf pour les jours de fêtes, inviter arrive rarement. Cela signifie en avoir le
capital économique et demande une grande organisation de la part de cette catégorie
sociale, chose à laquelle elle n’est pas habituée. Elle doit dans ce cas s’imposer des
formes et un rythme, ce qui n’est pas naturel pour elle, et les appliquer aussi aux invités.
Comme dans toute catégorie sociale, recevoir est aussi synonyme de générosité,
d’abondance et de non-limitation puisque l’occasion permet de servir beaucoup plus de
plats que nécessaire, avec l’apéritif, une soupe, une ou deux sortes d’entrées, deux ou
139
trois types de viandes, de la salade et du dessert. Ce grand nombre de mets fait partie du
rituel des célébrations et correspond au menu bourgeois du XIXe siècle, avec un potage,
une triade carnée (relevé, entrée, rôt), des entremets (légumes, plats sucrés), et des
desserts (confiserie, pâtisserie, fruits, fromages) (Le Mangeur du XIXe siècle 165).
Il s’agit donc de s’élever dans la hiérarchie sociale au moins au niveau du nombre
de plats. De plus, une quantité importante d’ingrédients a pour but de substituer le
raffinement nécessaire à une présentation élaborée. «Dans le fait de recevoir, les ouvriers
considèrent le repas comme l’occasion de s’amuser et d’utiliser tous les moyens
disponibles pour faire la fête. Ils veulent que le repas comporte tous les éléments qui
constituent un vrai repas, allant de l’apéritif jusqu’au dessert mais acceptent la
simplification du service» (La Distinction 221).
Il faut revenir au XIXe siècle pour comprendre l’importance de la viande. Celleci est rare à cette époque, et reste consommée la plupart du temps par la moyenne
bourgeoisie qui a les moyens de s’en procurer. La viande, aliment typiquement
bourgeois par excellence, reflète la force et le pouvoir à cause de son prix élevé, d’où
cette notion d’en servir plusieurs afin de s’élever socialement les jours de fête (Histoire
de la cuisine bourgeoise du Moyen Age à nos jours 185).
Inversement, acheter un aliment cher ne signifie pas le cuisiner de façon
bourgeoise. Dans la classe ouvrière, le manque de capital culturel se reflète dans le
manque d’innovation au niveau des préparations. En effet, il y a un manque de curiosité
pour d’autres recettes, une peur de changer ses habitudes pour essayer de faire quelque
chose de nouveau. Elle préfère reproduire des préparations qu’elle connaît ou bien des
140
choses déjà consommées au restaurant, tels que les plats en sauce, comme le coq au vin
ou la blanquette de veau. Nous en avons déjà parlé, mais il s’agit là de longues
préparations nécessitant un long temps de cuisson, un plus grand investissement de temps
et d’intérêt de la part de la maîtresse de maison, chose permettant à celle-ci de se
valoriser (La Distinction 208-09). D’autre part, la sauce sert à lier les aliments entre eux
(The Sociology of the Meal 54), renforce l’idée d’une cuisine abondante, nourrissante,
tenant au corps, et a également pour but d’améliorer l’ingrédient de base. Elle permet
aussi de faire le lien entre l’aliment bourgeois et le milieu populaire puisqu’elle est
mangée avec du pain, symbole de la nourriture du pauvre, aliment nécessaire au repas,
peu importe la classe sociale.
Le pain est le symbole des duretés de la vie et du travail; il est la mémoire d’un
mieux-être durement acquis au cours des générations antérieures. (…) Alors
même que les conditions de vie ont considérablement changé en vingt ou trente
ans, il reste le témoin ineffaçable d’une «gastronomie de pauvreté»; il est moins
une nourriture de base qu’un «symbole culturel» de base, un monument sans
cesse restauré pour conjurer la souffrance et la faim. (L’Invention du quotidien
124)
Rappelons en passant que le peuple s’est battu pour avoir du pain en 1789, base de la
nourriture française, et qu’il reste fidèle à celui-ci, peu importe ce qu’il y a d’autre à
manger sur la table. Une autre chose souvent présente au repas est le vin. Michel de
Certeau fait remarquer que le pain et le vin ne peuvent pas aller l’un à l’autre. Le premier
est utilisé tous les jours de façon mesurée d’où une économie de calcul, alors que le
second doit être présent en quantité abondante aux célébrations, d’où une économie de la
dépense. Boire conduit à une plus grande consommation d’alcool.
Le vin est la condition sine qua non de toute célébration: il est ce pour quoi il est
possible de dépenser plus pour honorer quelqu’un (un hôte) ou quelque chose (un
141
événement, une fête). C’est dire que le vin contient, du fait des vertus propres qui
lui sont attribuées par un consensus culturel, un ressort social que n’a pas le pain:
celui-ci est partagé, le vin est offert. D’un côté nous sommes dans une économie
de calcul (ne pas gâcher le pain), de l’autre dans une économie de la dépense (que
le vin coule à flots!). Le vin est donc par excellence la plaque tournante d’un
échange, le pontife de la parole de la reconnaissance, surtout quand il y a des
invités. (L’Invention du quotidien 130)
Comme nous l’avons déjà expliqué, une célébration implique qu’il n’y a pas de retenue,
surtout dans la classe ouvrière qui consomme en grande quantité. L’alcool fait partie des
fêtes parce qu’il contient des vertus pour détendre l’atmosphère et renverser certaines
situations. C’est pourquoi il est difficile de marquer les événements sans alcool, sinon
l’ambiance reste tendue et n’a rien d’une célébration. Nous avons déjà parlé de l’effet
magique dont parle Roland Barthes, dans le chapitre 2, peu importe la classe sociale
comme nous l’avons observé dans La Peau de chagrin, et plus spécialement dès qu’il
commence à être consommé en quantité. Pour la classe ouvrière, qu’importe la qualité de
ce qui est servi puisqu’elle ne boit pas pour le plaisir de déguster et n’a pas le palais
éduqué pour ça, mais le fait surtout pour consommer et aboutir à une vive ambiance, se
terminant avec des chansons et des histoires à la fin du repas.
Il faut aussi ajouter une autre raison pour laquelle les gens boivent. Dès le XIXe
siècle, pour oublier les conditions dans lesquelles ils se trouvent, certains ouvriers
tombent dans le vice de l’alcool10. En effet, la production de vin se développe surtout
sous le Second Empire et la classe populaire y goûte pensant que la boisson peut l’aider à
supporter les travaux éreintants qu’elle accomplit douze heures par jour minimum, les
misères de l’existence et, bien souvent, agit en substitut à la nourriture manquante
10
Les alcools forts et surtout l’absinthe sont les boissons favorites des ouvriers sous le Second Empire,
l’absinthe finira par devenir interdite étant donnés les ravages qu’elle cause.
142
(L’Assommoir 34). Même si les conditions de travail se sont améliorées à notre époque,
les jours de paie se fêtent au café.
Michel de Certeau et Pierre Bourdieu font tous les deux référence à cette notion
d’abondance sans limites dans les repas de la classe prolétaire. Pour mieux comprendre
cette notion, il est important de s’écarter de la France du XXe siècle et d’examiner les
cérémonies du Moyen Age en Europe11, et le potlatch12 dans les sociétés archaïques,
comme chez les peuples mélanésiens, polynésiens et indiens dont parle Marcel Mauss
dans Essai sur le don. Cette notion du don correspond à l’obligation de donner, de
recevoir et de rendre (58).
Sur le continent nord-ouest américain, quatre sociétés indiennes d’Alaska et de
Colombie britannique, Tlingit, Haïda, Tsimshian et Kwakiutl, attachent beaucoup
d’importance à l’honneur et au crédit. Pour être respectées et ne pas manquer d’honneur,
celles-ci doivent constamment donner, recevoir et échanger avec d’autres tribus au point
qu’elles se sentent toujours redevables. La même chose existait dans le Haut Moyen
Age13. Refuser ou manquer de rendre en temps et en heure serait un manque de respect et
11
Il importait, en effet, de faire connaître son rang et sa richesse et de se traiter réciproquement avec
égards, ce qui se concrétisait essentiellement par l’échange de présents. Ces modalités étaient immuables et
connues de tous, au point que les sources médiévales se contentent souvent de cette simple formule: «Ils se
rencontrèrent ad convivium et munera.» Les gens de l’époque savaient alors qu’il s’agissait là de la
conclusion d’une alliance. Au même titre que manger et boire ensemble, accepter des présents signifiait
que l’on reconnaissait publiquement des obligations. Les cadeaux appelaient en retour de nouveaux
cadeaux, ou d’autres contreparties. (Histoire de l’alimentation 308)
12
Il y a plusieurs écritures possibles, potlach/potlatch.
13
Aussi les mets et les boissons devaient-ils refléter le rang de celui qui les offrait, c’est-à-dire être
abondants et choisis. L’hôte manifestait sa richesse et sa puissance par une prodigalité qui touchait bien
d’autres domaines que la table, et ses invités le prenaient pour modèle. En maintes occasions, on assistait
ainsi à de véritables débauches de cadeaux; les riches seigneurs cherchaient à se surpasser mutuellement en
offrant de somptueux présents à des musiciens, à des pauvres ou à des pèlerins. (Histoire de l’alimentation
313)
143
mettrait en doute les richesses de cette famille ou de la tribu. Celle-ci n’a pas d’autre
choix que de toujours échanger.
La vie matérielle et morale, l’échange, y fonctionnent sous une forme
désintéressée et obligatoire en même temps. De plus, cette obligation s’exprime
de façon mythique, imaginaire ou, si l’on veut symbolique et collective: elle prend
l’aspect de l’intérêt attaché aux choses échangées: celles-ci ne sont jamais
complètement détachées de leurs échangistes; la communion et l’alliance qu’elles
établissent sont relativement indissolubles. En réalité, ce symbole de la vie
sociale – la permanence d’influence des choses échangées – ne fait que traduire
assez directement la manière dont les sous-groupes de ces sociétés segmentées, de
type archaïques, sont constamment imbriqués les uns dans les autres, et sentent
qu’ils se doivent tout. (Essai sur le don 49-50)
Il s’agit de tribus extrêmement riches, vivant de la mer et de la chasse de la fin du
printemps jusqu’à la fin de l’automne. L’hiver se passe à l’intérieur, et reste une période
de vie sociale intense pendant laquelle elles se reçoivent pour n’importe quelle occasion,
aussi bien un mariage que pour partager une pêche. Elles se mettent dans un état
d’effervescence perpétuelle et dépensent sans compter tout ce qu’elles ont accumulé
pendant l’année, organisant fête après fête, consommant et détruisant toutes les richesses
et ne gardant absolument rien. Par exemple, elles brûlent leurs canots et leurs
couvertures lors de ces fêtes au point de ne plus rien avoir pendant l’hiver et de mourir de
froid. La notion de prestige est liée d’une part à la richesse, celui qui dépense sans
compter au point même de tout sacrifier gagne le respect des autres, et d’autre part à
l’exactitude de rendre le don. Celui qui veut devenir chef ou conserver son autorité, doit
posséder une fortune et la dépenser sur les autres, sans compter. Plus on est dépensier,
plus on gagne le respect. Il s’agit donc d’échanges perpétuels, comme dans une lutte de
richesse entre tribus, de manière à constamment rivaliser et humilier les autres pour
montrer sa supériorité (59).
144
Nulle part le prestige individuel d’un chef et le prestige de son clan ne sont plus
liés à la dépense, et à l’exactitude à rendre usurairement les dons acceptés, de
façon à transformer en obligés ceux qui vous ont obligés. La consommation et a
destruction y sont réellement sans bornes. Dans certains potlatchs on doit
dépenser tout ce que l’on a et ne rien garder. C’est à qui sera le plus riche et aussi
le plus follement dépensier. Le principe de l’antagonisme et de la rivalité fonde
tout. (Essai sur le don 54)
Le potlatch signifie donc redistribuer tout ce qui vient d’un premier potlatch, ne rien
garder pour soi, d’où le sentiment d’obligation de partager et d’inviter. Pour un
donataire, accepter tout don entraîne l’obligation de s’engager à rendre n’importe quel
service ou bien matériel au donateur de façon supérieure au don qu’il a reçu. La manière
de recevoir doit aussi être enthousiaste pour faire honneur autrement ce serait faire
preuve d’impolitesse et traduirait un manque de respect. C’est ainsi que participer à un
dîner ou une célébration veut dire qu’«on s’engage à avaler des quantités de vivre, à
«faire honneur» de façon grotesque à celui qui vous invite» (63).
Le potlatch est une série d’échanges qui implique rivalité et humiliation de
manière à afficher sa supériorité. Il y a donc une similarité entre les pratiques du potlatch
et les habitudes de la table dans la classe ouvrière française du XIXe siècle. Comme les
participants au potlatch, ceux qui assistent à un dîner doivent faire honneur aux hôtes en
acceptant tous les plats qui leur sont présentés avec abondance. Constamment offrir
illustre qu’il n’y a pas de limites et que tout afflue en grande quantité, et trop manger et
trop boire sont une façon de montrer son appréciation.
Ces différentes observations sont donc nécessaires pour mieux comprendre la
signification que prend le dîner de fête dans la classe ouvrière, non seulement du point de
vue de la maîtresse de maison mais aussi de la part des invités.
145
Ainsi, L’Assommoir raconte l’histoire d’une famille de la classe populaire du
Second Empire, vivant dans le quartier de la Goutte-d’Or, à Paris. Gervaise, héroïne
principale du livre est blanchisseuse; grâce aux économies et à quelques emprunts, elle
ouvre sa propre boutique, mais son mari, Coupeau, couvreur, a un accident et ne se remet
pas au travail. Quand il commence à boire, le laisser-aller s’installe pour faire place à la
misère. L’idée de devenir riche disparaît. La plus grande crainte de Gervaise est de ne
pas avoir suffisamment de quoi manger et ceci explique pourquoi les Coupeau ne peuvent
s’empêcher de le faire dès qu’ils ont quelques sous. Joy Newton et Claude Schumacher
mentionnent que «Manger, plus encore que boire, est une obsession constante des
personnages de L’Assommoir» («La grande bouffe dans L’Assommoir et dans le cycle
Gervaise» 17). Cette obsession n’est pas propre aux Coupeau mais à tous ceux qui sont
pauvres et travaillent manuellement, comme nous l’avons déjà mentionné, et manger est
l’un des actes les plus importants de la vie privée (Histoire de la cuisine bourgeoise du
Moyen Age à nos jours 186). Ces gens ont peur de manquer comme sous la Révolution
et les décennies qui ont suivi, et trouvent donc n’importe quelle excuse pour consommer
immédiatement. Ils engloutissent ce qu’ils ont et bouffent plutôt que mangent. «Dès
qu’on avait quatre sous, dans le ménage, on les bouffait. On inventait des saints sur
l’almanach, histoire de se donner des prétextes de gueuletons» (L’Assommoir 246). Se
nourrir apparaît comme une assuétude pour cette catégorie sociale.
La fête de Gervaise tient une place symbolique dans l’œuvre puisqu’elle se situe
juste au milieu, montrant ainsi le destin de Gervaise jusqu’à l’apothéose de la fête et
146
glisse ensuite vers la déchéance finale (9). L’héroïne veut bien faire les choses et il sera
intéressant de voir la manière dont elle veut célébrer sa fête.
Comme pour le potlatch, les Coupeau ne perdent pas une occasion de célébrer et
de vivre pleinement l’événement au point de ne rien garder, comme dans les repas du
Moyen Age14. La tradition veut qu’ils dépensent jusqu’au dernier sous. «Les jours de
fête chez les Coupeau, on mettait les petits plats dans les grands; c’étaient des noces dont
on sortait ronds comme des balles, le ventre plein pour la semaine. Il y avait un
nettoyage général de la monnaie» (L’Assommoir 246). En commençant à en parler un
mois à l’avance, Gervaise montre l’importance qu’elle attache à cette célébration, ce qui
met tout le monde dans l’ambiance de la fête. De plus, les employées de la boutique
doivent savoir comment les Coupeau marquent les événements habituellement ce qui les
réjouit davantage. Cette fois-ci, plus que d’habitude, Gervaise a pour but
d’impressionner. Il faut donc quelque chose d’extraordinaire dont tout le monde se
souviendra et parlera pendant longtemps dans le quartier. «Cette année-là, un mois à
l’avance, on causa de la fête. On cherchait des plats, on s’en léchait les lèvres. Toute la
boutique avait une sacrée envie de nocer. Il fallait une rigolade à mort, quelque chose de
ne pas ordinaire et de réussi, mon Dieu! on ne prenait pas tous les jours du bon temps»
(L’Assommoir 247).
14
(L)’essentiel était de manger et de boire ensemble et non pas ce qu’on mangeait et ce qu’on buvait.
Aussi ne disposons-nous que de très rares détails sur les mets ou les boissons servis à ces repas. La seule
certitude est que l’intégralité du contenu de la cuisine et celle du cellier était concernée. En l’occurrence,
tout souci d’économie ou de modération aurait certainement paru déplacé. C’eût été offenser les invités et
la moindre tentative de lésiner eût compromis durablement le succès du convivium. Mais, (…) on
n’attachait guère d’importance aux préparations culinaires raffinées, aux épices exotiques et autres
subtilités gastronomiques. (Histoire de l’alimentation 309)
147
Une manière d’en imposer est d’avoir un nombre d’invités important. Elle veut
au moins douze personnes, et lorsque le nombre s’élève à quatorze, plus les enfants, elle
se sent toute glorieuse. Avoir autant de monde signifie que les Coupeau sont généreux et
ne sont pas dans le besoin pour nourrir autant de personnes, surtout parce que tous ont
dans l’idée de faire la fête. Pour Gervaise, c’est aussi une façon de se distinguer dans le
quartier, d’en afficher, et de rendre son beau-frère et sa belle-sœur jaloux comme nous
allons le voir. Le logement est petit comme c’est très souvent le cas, mais n’empêche pas
d’accueillir tout ce monde.
En ce qui concerne l’espace, il est important de souligner à nouveau que sous le
Second Empire, la transformation de Paris en une ville habitable, divise la capitale en
deux villes, le centre et l’ouest pour la bourgeoisie, et les arrondissements du nord, de
l’est et du sud situés en périphérie pour la population ouvrière. Celle-ci délaisse les
étages supérieurs des immeubles pour habiter des endroits moins chers, moins
congestionnés mais aussi plus éloignés du centre. Ceci signifie qu’elle est donc écartée
du centre qui regroupent les marchés et les lieux d’alimentation pour être relocalisée près
du mur de l’octroi, proche des abattoirs et des hôpitaux, dans des quartiers périphériques
tombant loin derrière l’urbanisation des arrondissements du centre et de l’ouest (Housing
the Poor of Paris, 1850-1902 43-4). Le milieu prolétaire vit dans son propre quartier
qu’il compare à un village où tout le monde se connaît, et se rencontre (L’Invention du
quotidien 179). Les gens ont leurs propres habitudes qu’ils ne veulent pas changer, et
n’éprouvent pas le besoin d’en sortir malgré les conditions vétustes des appartements
(63). Dans le cas où ils sont relocalisés comme c’est le cas pour les ouvriers de Paris au
148
XIXe siècle, les «nouveaux» quartiers qu’ils occupent comme celui de la Goutte-d’Or,
restent toujours pauvres, avec des petits logements. Il y a donc peu de différences
avec les endroits insalubres du centre.
Les commerçants ont leur logement dans la continuité de leur boutique, au rez-dechaussée, dans des conditions souvent médiévales, ne disposant que d’une sorte de
couloir ou d’alcôve, où peu d’air circule (Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen
Age à nos jours 158), comme il l’est illustré dans L’Assommoir et Au Bonheur des
dames. Peu importe le quartier, les conditions sont les mêmes pour tous les petits
boutiquiers. Dans le cas de l’ouvrier à domicile du XIXe siècle, «une pièce unique
abritait devant l’âtre, à ras du plancher, toutes les activités quotidiennes, la cuisine, le
repas, le sommeil… et même le travail» (Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen Age
à nos jours 181). Au XXe siècle, les anciens canuts15 de Lyon, vivaient dans des
appartements très hauts de plafond, par conséquent très difficiles à chauffer, avec une
grande pièce, claire qui servait d’ateliers, et dans laquelle se trouvaient les métiers à
tisser. Il y avait aussi une cuisine séparée en deux dans sa hauteur avec une petite
chambre au-dessus, mais peu d’hygiène régnait dans ces logements très sombres
(L’Invention du quotidien 182). Dans cette catégorie de métiers, le travail passe avant la
vie de famille, ce qui explique pourquoi le lieu de travail occupe la majeure partie du
logement. Le logement des Coupeau est construit sur le même modèle, la boutique
donnant sur la rue, une grande pièce avec de grandes fenêtres, et dans le fond, se trouve la
chambre.
15
Tisseurs de soie.
149
Contrairement à la plupart des ouvriers, les Coupeau sont propriétaires. Comme
ils ont peu de place et que cette habitation est exiguë, chaque pièce a une double utilité,
combinant à la fois les activités du jour comme le travail dans la salle principale, et la
cuisine dans la chambre, et celles de la nuit avec le repas du soir installé dans la
blanchisserie, et la chambre pour dormir. D’autre part, le mobilier est vétuste, puisqu’il
s’agit de celui de Gervaise quand elle est montée à Paris avec Lantier, et des biens de
Coupeau avant de se marier. Mais à l’occasion de la fête, Gervaise emprunte un fourneau
en terre aux Boche pour la cuisson des plats, ainsi qu’une marmite au restaurant voisin
pour faire rôtir l’oie, ce qui complète les deux fourneaux installés dans la
chambre/cuisine.
Le logement, comme le mobilier, a double emploi. Elle fait preuve de créativité
et transforme la boutique en salle où manger, avec des rideaux en mousseline accrochés
aux fenêtres pour protéger des regards curieux des voisins et également rendre l’endroit
plus intime. Il faut comprendre ici faire distingué et se rehausser socialement: «Les
rideaux pendus devant les vitres laissaient tomber une grande lumière blanche, égale,
sans une ombre, dans laquelle baignait la table, avec ses couverts encore symétriques, ses
pots de fleurs habillés de hautes collerettes de papier; et cette clarté pâle, ce lent
crépuscule donnait à la société un air distingué» (L’Assommoir 263). Nous allons voir
que l’endroit est trop pur pour rester ainsi toute la soirée. Contrairement à la bourgeoisie
qui transforme son espace privé en lieu public en recevant la société bourgeoise, (The
Structural Transformation of the Public Sphere 45-48), Gervaise se sert du lieu public, la
scène de travail, pour «essayer» d’en faire un lieu privé, «essayer», car l’envie d’écraser
150
le quartier l’incite à voir ce qui se passe chez elle par l’intermédiaire de la porte ouverte
au milieu du repas.
Bien que la salle à manger se démocratise au XIXe siècle, elle ne fait pas partie
du logement de la classe ouvrière. Il n’y a aucun mobilier de cette salle spécialisée, et
par conséquent l’établi sur lequel les femmes repassent pendant la semaine est posé sur
des tréteaux en guise de table sur laquelle le couvert est mis. La blanchisseuse fait les
choses de façon extraordinaire peut-être pour se faire plaisir mais surtout pour rendre les
autres jaloux et montrer ce qu’elle possède.
Elle sort une nappe blanche impeccable, des serviettes dont deux damassées ainsi
que des assiettes en porcelaine pour les Lorilleux, installées symétriquement pour les
quatorze couverts, un verre et une fourchette par personne, le tout donnant l’effet d’une
chapelle au milieu de la boutique d’après Gervaise et Maman Coupeau (L’Assommoir
253), certainement à cause de la couleur blanche, symbole de pureté. «Quant au linge de
maison, il [tient] la même place qu’au siècle précédent dans l’orgueil des familles
françaises, fussent-elles moins que bourgeoises» (Histoire de la cuisine bourgeoise du
Moyen Age à nos jours 175). Certains éléments sont donc là pour se surélever d’un cran
socialement, comme avec cette nappe bien blanche et surtout bien repassée, et des
assiettes en porcelaine. La grosse faïence est d’habitude ce qu’utilise la classe populaire
et seule la bourgeoisie a les moyens d’en acheter un service sur lequel elle fait inscrire le
chiffre de la famille (173). Gervaise en a quelques assiettes qu’elle réserve aux Lorilleux
pour leur porter un coup.
151
Elle possède une petite ménagère, des cuillers et des fourchettes essentiellement
pour manger la soupe, et il est à penser qu’il y a aussi des couteaux pour manger la
viande, même si ceux-ci ne sont pas mentionnés. Il est en effet encore rare de trouver des
couverts à cette époque et comme je l’ai mentionné un peu avant, la fourchette reste très
rare en France, ne faisant son apparition qu’à la fin du XVIIIe siècle dans l’aristocratie.
Contrairement à la bourgeoisie, le ton est au partage dans le milieu prolétaire, ceci
s’explique du fait que certains objets telles les salières, les carafes ne sont pas en grand
nombre. Ceux-ci sont considérés comme des trésors, étant donné la façon dont elles
réagissent après en avoir posé un sur la table. Cette table avec quatorze couverts leur
donne un gonflement d’orgueil. Pour compléter la table, les pots de fleurs que les invités
apportent y sont posés dessus. Nous avons auparavant parlé des priorités de la classe
ouvrière quand elle dîne. Dans le cas présent, hormis Virginie qui trouve l’arrangement
de la salle mignon (263), personne ne remarque le couvert ou le travail des deux femmes
puisqu’il s’agit de quelque chose de non-comestible, mais le tour est joué puisque
l’ensemble porte un coup aux Lorilleux. Ils s’arrêtent de suite en entrant dans la
boutique.
Elles (Maman Coupeau et Gervaise) avaient accroché de grands rideaux dans la
vitrine; mais, comme il faisait chaud, la porte restait ouverte, la rue entière passait
devant la table. Les deux femmes ne posaient pas une carafe, une bouteille, une
salière, sans chercher à y glisser une intention vexatoire pour les Lorilleux. Elles
les avaient placés de manière à ce qu’ils pussent voir le développement superbe
du couvert, et elles leur réservaient la belle vaisselle, sachant bien que les assiettes
de porcelaine leur porteraient un coup.
«Non, non, maman, cria Gervaise, ne leur donnez pas ces serviettes-là! J’en ai
deux qui sont damassées.
–Ah bien! murmura la vieille femme, ils en crèveront, c’est sûr.»
152
Et elles se sourirent, debout aux deux côtés de cette grande table blanche, où les
quatorze couverts alignés leur causaient un gonflement d’orgueil. (L’Assommoir
253)
Pour cette classe sociale, les mets, plus que les objets de décoration
impressionnent. Le nombre de mets est aussi représentatif d’une élévation sociale.
Puisqu’il s’agit de quelque chose d’événementiel, Gervaise opte pour un repas de type
bourgeois de par la structure, avec un potage, une trilogie de viandes, des entremets, et du
dessert (Le Mangeur du XIXe siècle 165), parmi lesquels doivent figurer des préparations
«distinguées» (L’Assommoir 248). Pour commencer le repas, le potage est de rigueur, il
s’agit ici du pot-au-feu, plat typique du début du XIXe siècle de la classe populaire, qui
doit cuire longtemps pour que la viande soit tendre. Cette préparation banale n’a aucun
secret pour n’importe quelle cuisinière. Les talents de celle-ci se retrouvent dans les
autres préparations.
Pour la triade de viande, la cuisinière désire deux plats en sauce, une blanquette
de veau, cette viande blanche, coupée en morceaux, est mise à bouillotter à très petit feu,
une heure et demie, avec juste assez d’eau, des carottes, des aromates, des champignons
et des petits oignons. La sauce consiste en un roux blanc à la crème et au jus de citron,
liée au jaune d’œuf comme une sauce poulette (Histoire de la cuisine bourgeoise du
Moyen Age à nos jours 240). L’autre est une épinée de cochon, soit une échine de porc
en ragoût, servie avec des pommes de terre. D’après les menus du Baron Brisse, le veau
et le porc font partie des viandes les plus chères au XIXe siècle, (Essai sur la sensibilité
alimentaire à Paris au 19e siècle 93), mais hormis la viande, ces plats ne sont pas coûteux,
impressionnent, et ne présentent rien de compliqué dans la préparation si ce n’est du
153
temps puisqu’ils sont meilleurs réchauffés et que la sauce se fait au dernier moment.
Gervaise est sûre que ça plaira aux invités, la sauce épaisse calant les estomacs, et se sent
tout à fait capable de réussir ce qui met en valeur ses talents de cuisinière et a le
sentiment de devenir importante du fait que cette cuisine prend beaucoup de temps,
caractéristique de la cuisine populaire. Pour ce qui est du rôt, le choix est arrêté sur une
oie. Les Parisiens adorent la volaille et plus elle est grosse, plus le prix est élevé. Celleci est énorme à la peau rude, ballonnée de graisse jaune. La bête fait douze livres et
demie, ce qui provoque la surprise et les plaisanteries autour de la table.
Les légumes verts sont rares et par conséquent très onéreux, les petits pois
comptent parmi les légumes de luxe que l’on retrouve à la table du bourgeois (135), cuits
avec un peu de sucre pour accentuer leur goût fondant. Inversement, dans le cas présent,
ceux-ci sont préparés avec des lardons ce qui enlève la finesse de ce légume et rend le
légume épais, mais fait justement le régal des invités.
Quant à la pomme de terre, elle a du mal à faire son entrée en France au XVIIe
siècle, les gens se méfient de ce tubercule à l’allure douteuse si bien qu’ils en nourrissent
les bêtes, et même en temps de disette, ils n’en veulent pas. Il faut attendre 1769 pour
qu’un dénommé Parmentier s’acharne à montrer les bienfaits du tubercule et découvre
comment l’utiliser pour faire du pain de pomme de terre sans farine. L’aristocratie trouve
qu’elle a un goût pâteux, est insipide, indigeste et flatueux. Elle le renvoie au peuple
pensant qu’il en voudra puisqu’il a un palais plus grossier et est capable de tout pour
apaiser sa faim. Pour encourager le peuple à consommer des pommes de terre, Louis
XVI, convaincu par les idées de Parmentier, fait planter un champ qu’il fait garder par les
154
soldats qui ont pour ordre de laisser les gens voler les tubercules la nuit. Le fruit défendu
finit par être mieux apprécié et accepté par le peuple pendant les périodes de disette de la
Révolution16 (Histoire de la cuisine française 222-23). Quelques années plus tard, ce
tubercule devient une constante sur les tables les plus simples, comme dans Germinal et
Les Mangeurs de pommes de Terre de Vincent Van Gogh.
Le reste du repas chez les Coupeau comporte de la salade, et en dessert du gâteau
de Savoie en forme de temple, forme significative de vouloir s’élever, avec du fromage
blanc, à cette époque-là servi après les gâteaux, et des fraises. Il y a peu de desserts,
chose normale dans les milieux simples. Le sucré apparaît comme superflu, un élément
du décor pour terminer le repas, et le gâteau est généralement acheté. Il faut aussi ajouter
qu’entre la Révolution et jusqu'à la fin de l’Empire, le sucre est rare en France17.
Benjamin Delessert établit une fabrique pour extraire le sucre de betterave pour remédier
à la pénurie de sucre, mais ce n’est que sous Louis XVIII qu’il y aura un équilibre entre
les sucres coloniaux et l’industrie du sucre de betterave. Nous allons revenir aux plats
plus longuement lorsque nous analyserons les manières et les commentaires des convives.
Contrairement à la table du bourgeois, il n’y a pas de poisson. Pourtant, ce serait
une façon de se surélever socialement, mais les femmes ne trouvent que des choses
négatives à dire sur cet aliment. Comme nous l’avons vu précédemment, les classes les
plus simples ne savent pas comment le manger. Deux plats en sauce ne font pas partie de
16
En 1789, Parmentier publie son Traité sur la culture et les usages de la pomme de terre, de la patate et du
topinambour. La disette devient sa meilleure alliée pendant la Révolution (Histoire de la cuisine française
223).
17
En 1806, les Anglais décident d’empêcher les navires français de quitter les Antilles et d’importer du
sucre en Europe. Napoléon décide de bloquer les importations anglaises: c’est le blocus du sucre. Ceci
durera jusqu’à la fin de l’Empire (Histoire de la cuisine française 262-63).
155
ce qui est servi dans la bourgeoisie, un est suffisant. Les ingrédients sont nobles à
l’origine, c’est ensuite dans la manière dont ils sont cuisinés qu’ils perdent leur affiliation
bourgeoise. Cependant, rien n’est subtil dans la cuisine de Gervaise qui illustre ce que
mange la classe populaire pour les grandes occasions.
Les invités arrivent à partir de cinq heures, même si le dîner ne commence pas
avant six heures, endimanchés pour l’occasion, les femmes sanglées dans un corsage sous
leur robe, un châle, un bonnet, les cheveux pommadés, luisants, et les hommes en gilet et
redingote. S’habiller fait partie du rituel de la fête. Seul, Coupeau porte la blouse parce
qu’il ne faut pas se gêner entre amis et que c’est le vêtement de l’ouvrier même si
ironiquement lui, avec le père Bru, est le seul homme à ne pas travailler autour de la
table. Sa tenue vestimentaire signale que le dîner doit être détendu. Elles ne savent trop
comment agir et copient les unes sur les autres, passant constamment d’une pièce à
l’autre, à cause du bruit de la rue et de la forte chaleur d’asphyxie qui se dégage de la
chambre. Tout le monde rit, saute en criant, se sent détendu, ce qui provoque les blagues
sur la manière dont les invités ont peu ou presque pas déjeuné pour faire honneur à la
cuisinière.
Comme nous l’avons vu, dans la classe ouvrière, la maîtresse de maison n’est pas
épaulée par son mari. Dans le cas présent, elle est aidée par sa belle-mère, les femmes
s’occupent de tout ce qui a attrait à la maison pendant que l’homme est au marchand de
vin. Gervaise est occupée avec les derniers préparatifs en cuisine, comme celle du potau-feu, la sauce de la blanquette pendant que l’oie continue de cuire. Ainsi a-t-elle du
mal à répondre aux questions des invités. Elle remplit à la fois deux fonctions, celle de
156
distraire ses invités, et celle d’être en cuisine. La première est laissée de côté, ce qui
explique pourquoi les gens font le va-et-vient entre les deux pièces. Heureusement, tout
le monde se connaît.
Elle se sent fière de savoir qu’ils ont faim et qu’ils vont tout manger puisque c’est
ce qu’elle attend. Pour elle, une telle envie de manger est lui faire honneur. «(L)a
politesse veut qu’on mange, lorsqu’on est invité à dîner. On ne met pas du veau, et du
cochon, et de l’oie pour les chats. Oh! la patronne pouvait être tranquille: on allait lui
nettoyer ça si proprement, qu’elle n’aurait même pas besoin de laver la vaisselle le
lendemain» (L’Assommoir 256). Tout dévorer est une habitude, et Virginie sait tout à
fait ce qui va se produire, «Quand je pense que vous travaillez depuis trois jours à toute
cette nourriture, et qu’on va rafler ça en un rien de temps!» (256). Ces commentaires
montrent bien qu’ils sont tous venus avec l’idée de manger, prennent la nourriture au
sérieux, et ne disent pas de paroles en l’air en affirmant qu’il n’y aura pas besoin de faire
la vaisselle le lendemain puisque tout sera consommé. En fin de compte, hormis manger,
ils ne savent quoi faire d’autre, et ceci se constate lorsque, par exemple, Virginie,
Gervaise, et Goujet sortent à la recherche de Coupeau, le reste de la société attend,
affamé, faisant les cent pas autour de la table, bâillant légèrement et s’ennuyant (259).
Enfin, tout le monde se met à l’aise pour passer à table, les femmes se
débarrassent de choses inutiles tels que les châles et les bonnets, et pour ne pas se salir,
relèvent leur jupe avec des épingles. Ces «préparations physiques» rappellent celles du
«jury-dégustation18», et Jacques Arnoux qui enlève sa redingote pour se mettre à l’aise et
18
Jury créé par Grimod de la Reynière pour «rendre des arrêts sur la qualité des denrées et leur savante
préparation» (Histoire de la cuisine française 250). Ce groupe qui rassemble entre autre Cambacérès, l’un
157
écrire le menu au restaurant des Trois-Frères-Provençaux (L’Education sentimentale 66).
Une fois attablés, les invités de Gervaise sont réservés, se faisant des politesses, pour en
fin de compte devenir tels qu’ils sont habituellement, leurs manières se relâchant au fur et
à mesure de la soirée, comme dans La Peau de chagrin. Cela peut être attribué d’une part
au logement exigu, au va-et-vient entre la chambre et la boutique provoquant une gaîté,
une excitation des corps et de la parole, également à la cuisine et à la boisson échauffant
les esprits, et d’autre part à la nature même de la fête se devant d’être vécue pleinement.
Ce relâchement se confirme au cours du repas, montant comme un crescendo au fur et à
mesure que les plats sont sur la table.
Pour se mettre en appétit, bien que Coupeau ait à nouveau disparu, les convives
mangent du pot-au-feu servi avec des pâtes d’Italie, préparation choisie par Gervaise
parce que tout le monde aime ça et que c’est toujours bon (L’Assommoir 248). Ce plat
ne suscite aucun commentaire, soit parce qu’il reste consommé par tous de façon
hebdomadaire et qu’ils n’y prêtent aucune attention, soit parce qu’ils se nourrissent, tout
simplement, en faisant taper leur cuillère au fond de leur assiette (262). Par contre, dès
que la blanquette arrive, premier plat de viandes, les convives s’exclament autour de la
table et voient que la cuisine commence à être sérieuse (263). Comme le signale
Bourdieu, la viande est l’aliment qui «tienne au corps», peut-être le seul vrai aliment
donc.
Ils sont tous concentrés sur ce qu’ils mangent, et le sont en fait pour chaque plat
de viande, si bien qu’ils ne parlent pas, sauf pour faire remarquer que le saladier se vide
des rédacteurs du Code civil et archichancelier de Napoléon Bonaparte, et Brillat-Savarin, se réunit une fois
par mois chez l’un des amphitryons pour déguster et noter des mets nouveaux au début du XIXe siècle
(250-51).
158
et que la sauce est un peu trop salée, le plat passant de main en main, chacun reprenant de
la viande, de la sauce et des champignons, le tout consommé avec du pain, jusqu’à ce que
le plat soit vide. «La sauce était un peu trop salée, il fallut quatre litres pour noyer cette
bougresse de blanquette, qui s’avalait comme une crème et qui vous mettait un incendie
dans le ventre» (264). Réfléchissons sur ce qui se passe ici pour mieux comprendre la
mentalité des dîneurs.
L’idée est non pas d’apprécier ou de déguster mais de consommer et de «faire la
fête» aux préparations, comme s’il y avait un rapport de force entre les mangeurs et la
viande, plat de résistance. Comme nous l’avons mentionné plus haut, la viande est le seul
vrai plat de résistance et elle doit être découpée pour être mangée, d’où l’idée de
résistance. Ceci est renforcé avec le terme «bougresse», expression péjorative pour
espèce, et qui n’indique donc pas de plaisir. Le fait que la sauce soit trop salée ne les
empêche en aucun cas de se resservir jusqu’à ce qu’il n’en reste plus. De plus, le vin bon
marché que servent les Coupeau est là pour la faire passer. Ils boivent quatre litres de vin
uniquement sur l’échine de porc, donc peu importe la qualité des préparations. Mais en
fin de compte, pourquoi l’estomac est-il en feu? Est-ce à cause de la sauce, du vin, du
mélange des deux, ou le fait qu’ils mangent rapidement, sans s’arrêter, sauf pour se
resservir. Inversement, avoir le ventre en feu ne pose pas de problèmes pour la suite du
repas.
Une fois qu’ils ont fini de «tuer» le veau, Gervaise n’attend pas et fait passer
l’épinée de cochon sur la table, avec de grosses pommes de terre rondes, que tout le
monde se prépare à attaquer. Chacun surveille le plat, attendant son tour pour se servir.
159
La blanquette semble avoir creusé l’appétit, l’alcool aidant, il y a plus de commentaires
pour l’échine, et l’ambiance autour de la table se relâche. La lutte entre la nourriture et
les dîneurs semble un peu apaisée, la viande de porc fondante surtout suscite le plus de
plaisir, et les pommes de terre plaisent aussi mais nécessitent de boire du vin. En fait, il
faut se demander pourquoi. Est-ce parce que le vin appelle à une plus grande
consommation d’alcool, ou bien est-ce parce que les pommes de terre considérées comme
un légume ne sont pas ce que la société préfère, contrairement à la viande et qu’il faut par
conséquent faire couler? Quoiqu’il en soit, le cochon, plat lourd et gras, plaît beaucoup,
le plat et les assiettes bien nettoyées si bien qu’il n’y a pas besoin d’en changer pour
consommer les petits pois, ceux-ci d’ailleurs passant inaperçus contrairement aux deux
plats en sauce. Leur petitesse explique leur finesse mais les empêchent d’être appréciés
ici. Heureusement, il y a des lardons pour donner du goût. Il est donc possible de
constater l’attrait de la classe ouvrière pour les plats carnivores et son rejet pour les
choses fines. Le passage suivant illustre bien ce que pensent les gens du repas et
l’ambiance qui règne à table. Il est à remarquer qu’ils sont détendus, s’expriment
naturellement, mangent et boivent de façon gloutonne, soit à l’état de nature.
Puis, lorsqu’on se fut servi, on se poussa du coude, on parla la bouche pleine.
Hein? quel beurre cette échinée! quelque chose de doux et de solide qu’on sentait
couler le long de son boyau, jusque dans ses bottes. Les pommes de terre étaient
un sucre. Ca n’était pas trop salé; mais juste à cause des pommes de terre, ça
demandait un coup d’arrosoir toutes les minutes. On cassa le goulot à quatre
nouveaux litres. Les assiettes furent si proprement torchées, qu’on n’en changea
pas pour manger les pois au lard. Oh! les légumes ne tiraient pas à conséquence.
On gobait ça à pleine cuiller, en s’amusant. De la vraie gourmandise enfin,
comme qui dirait le plaisir des dames. Le meilleur, dans les pois, c’étaient les
lardons grillés à point, puant le sabot de cheval. Deux litres suffirent.
(L’Assommoir 264)
160
Il faut noter qu’ils utilisent le mot «gourmandise» mais pour le rattacher aux femmes, à
une cuisine plus fine, comme les légumes verts pour les femmes. Les hommes mangent
des petits pois en effet par pure gourmandise, soit en se forçant, mais le font surtout à
cause des lardons qui transforment les légumes en matière carnée. L’utilisation de
«gourmandise» correspond bien d’ailleurs à leur état d’esprit. Ils l’attribuent aux
femmes, celles-ci consommant plus de légumes et des choses plus «raffinées». Comme
nous l’avons vu au début de ce chapitre, manger en grande quantité est ce qui importe,
contrairement à être gourmet, faisant référence à la qualité et la finesse, et que nous
pouvons attribuer aux classes aristocratiques.
A l’idée d’assuétude peut s’additionner l’image d’un combat épique entre la
classe populaire et la nourriture, et tout consommer signifie que les ouvriers remportent le
défi, peu importe la manière dont c’est fait. La table ressemble déjà à un champ de
bataille, la nappe est tachée de vin, couverte de miettes, les assiettes et les fourchettes
pleines de gras (265), avant même d’y avoir apporté l’oie pour laquelle tout le monde se
réserve. Le petit interlude entre les plats en sauce et la volaille, permet aux mangeurs de
se remettre physiquement de l’offensive faite aux préparations précédentes. Le
relâchement s’installe un peu plus. Les femmes s’essuient la figure avec leur serviette,
les hommes déboutonnent leur gilet, tout le monde se met à l’aise avant d’attaquer l’oie.
Cette volaille reste pendant longtemps le rôt des célébrations à cause de sa taille et de sa
viande tendre (History of Food 350). Celle-ci est comme une drogue, sensibilisant les
mangeurs et étant bombardée par les connotations philosophiques, esthétiques et morales
(Le Mangeur du XIXe siècle 130).
161
Le repas atteint son apogée avec la bête tant attendue, énorme, dorée, ruisselante
de jus, envoûtant les mangeurs (L’Assommoir 266). Il faut se rappeler ici du chapitre
trois dans Candide, des Te Deum et de la bénédiction avant le massacre (Candide 14244). Avant d’être découpée, elle est admirée, personnifiée, comparée à une femme à
cause de ses belles cuisses, de son ventre, et de sa peau de blonde. Sur un plan sexuel,
elle est en effet désirable, ce qui amène les hommes à faire des plaisanteries polissonnes
et révèle la personnalité de certains autour de la table. Les femmes sont elles aussi
excitées. Par exemple, Clémence, femme célibataire attirée par les hommes et se laissant
toucher par eux, demande le croupion. Boche, coureur de femmes, aimerait que l’une
d’entre elles lui verse dans la bouche le même flot de jus que lâche l’oie de son derrière
(L’Assommoir 267). Les mœurs se libèrent donc au moment de l’oie blanche, viande à la
chair blanche, savoureuse, grasse, et dont la peau dorée. Cette bête éveille les sens de
chacun, l’homme devenant le coq du village répondant au caquètement féminin. Peu
importe s’il est question du troisième plat de viandes, les mangeurs se jettent sur l’oie au
point d’en avoir une indigestion. Ils continuent d’avaler, rongent les os jusqu’à la moelle,
il n’est plus question de gourmandise, mais plutôt de ne rien perdre, comme s’il s’agissait
du dernier souper, la Cène, ou d’une machine incapable de s’arrêter.
Par exemple, il y eut là un fameux coup de fourchette; c’est-à-dire que personne
de la société ne se souvenait de s’être jamais collé une pareille indigestion sur la
conscience. Gervaise, énorme, tassée sur les coudes, mangeait de gros morceaux
de blanc, ne parlant pas, de peur de perdre une bouchée; et elle était seulement un
peu honteuse devant Goujet, ennuyée de se montrer ainsi, gloutonne comme une
chatte. Goujet, d’ailleurs, s’emplissait trop lui-même, à la voir tout rose de
nourriture. (L’Assommoir 268)
162
Gervaise se met en position de volatile, appuyée sur les coudes, en train de se gaver
comme une oie, ne voulant pas perdre une bouchée, et ne pouvant pas résister à la
nourriture. Elle n’est pas la seule d’ailleurs puisque Goujet fait la même chose en la
voyant. L’oie gavée remplit à son tour les mangeurs.
Nous avons mentionné que Gervaise a pour but d’impressionner et de rendre les
Lorilleux jaloux. Elle y réussit mais le repas de fête est aussi pour eux l’occasion de se
venger et de tout consommer pour qu’il ne leur reste rien. «Les Lorilleux passaient leur
rage sur le rôti; ils en prenaient pour trois jours, ils auraient englouti le plat, la table et la
boutique, afin de ruiner la Banban du coup» (L’Assommoir 268). En fait, tout le monde
agit de la sorte, et illustre l’idée du «nettoyage général de la monnaie» (246) et de ce qui
se mange.
Pour certains, comme Coupeau, fortement sous l’influence de la boisson,
l’épisode de l’oie est l’occasion de prendre la parole et de participer. Le maître de
maison intervient une fois qu’il a suffisamment bu, pour faire tomber toute retenue.
Rappelons qu’au début du repas, il a indiqué qu’il était en chemise parce qu’entre amis, il
ne faut pas se gêner (263). Il impose ses règles en tant qu’hôte en incitant les femmes à
agir comme elles l’entendent, à se mettre à l’aise ce qui les poussent à dégrafer leur
corset, à manger autant qu’elles l’entendent, n’ayant que faire des maris et en lançant le
défi à Virginie de manger le haut d’une cuisse pleine de peau puisqu’elle raffole de la
peau!
Lui, en aurait bouffé toute la nuit, sans être incommodé; et, pour crâner, il
s’enfonçait un pilon entier dans la bouche. Cependant, Clémence achevait son
croupion, le suçait avec un gloussement des lèvres, en se tordant de rire sur sa
chaise, à cause de Boche qui lui disait tout bas des indécences. Ah! nom de Dieu!
163
oui, on s’en flanqua une bosse! Quand on y est, on y est, n’est-ce pas? et si l’on
ne se paie qu’un gueuleton par-ci, par-là, on serait joliment godiche de ne pas s’en
fourrer jusqu’aux oreilles. (L’Assommoir 269)
La scène de la volaille montre les convives à l’état de nature en train de manger.
Coupeau, le maître de maison, invite les femmes à se mettre à l’aise si bien qu’elles
n’hésitent pas à défaire leur corset, se préparant pour être prises. Clémence se transforme
en volaille, glousse. Cette partie du festin a donc un côté orgiaque.
Coupeau montre son côté macho, en se mettant un pilon entier dans la bouche,
indiquant qu’il est robuste et qu’il peut manger de la volaille toute la nuit sans tomber
malade. Il veut souligner son côté robuste, a déjà bien bu et ne conçoit rien d’autre chose
à boire que du vin. Il se donne en spectacle en le servant de haut pour voir le jet rouge et
retire les carafes d’eau de la table (269). Alors qu’au début, la porte du magasin est
fermée pour garder l’intimité, le repas finit par s’étaler dehors. Il ouvre grand la porte,
afin de montrer au quartier ce qui se passe chez lui, d’afficher comment la noce s’amuse
ce soir-là, et de rendre les autres jaloux, chose réussie puisque le voisinage s’installe au
pas de la porte, attiré par les odeurs d’oie et l’ambiance.
En fait, si tout le monde mange et boit autant, c’est en partie à cause de Gervaise
qui pousse à la consommation en resservant tout le monde et en insistant pour qu’ils
terminent la salade de la même façon qu’ils ont fini la blanquette et le cochon. Comme
dans le potlach, elle sacrifie tout, ne gardant rien, et c’est aussi une façon de montrer
qu’elle ne compte pas et qu’elle est généreuse. L’idée que tout doit être mangé est aussi
dans la nature du pauvre d’avaler jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus, tout comme il n’y a pas
de capital économique il ne peut y avoir d’économie de quoique ce soit. Elle agit pareil
164
en nourrissant ce mythe, en offrant toujours davantage, alors que les gens ne demandent
rien. Elle sait qu’en offrant le vin qu’elle s’était pourtant promise de garder, celui-ci va
être consommé puisqu’à partir du moment où les choses sont offertes, elles doivent être
entièrement consommées, même si personne n’a besoin de plus d’alcool.
Si nous observons bien, dans ce milieu, il y a une escalade entre nourriture, et
boisson qui vont jusqu’à n’en plus pouvoir, cette notion d’abondance. Les ingrédients
appellent à l’alcool, même dans le cas du bouillon, le vin est nécessaire pour faire couler
les pâtes d’Italie (262)! A partir du moment où le vin est sur la table, il faut le
consommer, et les pâtes ne sont qu’une excuse pour en prendre. Si nous relevons, il est
utilisé pour noyer cette «bougresse de blanquette» trop salée (264), puis pour faire passer
les pommes de terre (264). Il n’est jamais bu pour le plaisir, d’une part parce qu’il n’est
pas de bonne qualité, mais aussi parce qu’il est consommé en trop grande quantité trop
rapidement, ce qui enlève toute notion de plaisir. Le solide appelle le liquide, l’un
entraînant l’autre jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de quoi que ce soit. Cet abus de tout
aboutit à une ambiance très détendue, un langage très familier, voir même grossier qui
montre que l’homme régresse à l’état de nature.
J’ai utilisé l’image de la lutte entre la nourriture et les humains. Le résultat se
trouve exposé à la fin, comme un trophée de chasse, avec le nombre de bouteilles
descendues, et les épluchures du dîner, entassées dans un coin pour «mesurer» ce qui
s’est consommé au cours de la soirée.
165
Il faut maintenant se demander si Gervaise a atteint ses objectifs, à savoir se
surélever socialement le jour de sa fête, épater ses invités, rendre jaloux les Lorilleux,
faire envie au voisinage, et si tout le monde a eu du plaisir au cours de la célébration.
En choisissant de recevoir quatorze personnes plus les enfants, pour sa fête, elle a
affiché les moyens financiers de le faire, montrant qu’elle n’en était pas à deux personnes
près. Ceci montre sa générosité qui se confirme aussi lorsqu’elle continue d’offrir à ses
invités qui ont déjà trop mangé et trop bu. Il s’agit à la fois d’un acte généreux, mais
aussi une façon de faire envie et de montrer l’abondance des choses dans le ménage,
comme dans le potlach, jusqu’au point de tout sacrifier. Elle s’est surélevée l’instant
d’un dîner, ce qui lui portera tort par la suite. Elle ne s’est pas non plus contentée de
cuisiner, puisqu’elle a créé une salle où recevoir et où manger, ne serait-ce que l’espace
d’un temps. Inversement, les dîneurs n’y font pas attention, sauf Virginie, car ils sont
venus pour célébrer, à savoir consommer. Bien que les Coupeau aient voulu garder leur
intimité au départ, l’idée de faire envie et de montrer au quartier comment on s’amuse
chez eux était bien trop forte pour y résister.
En ce qui concerne la consommation, nous remarquons que même dans le cas où
les classes populaires peuvent choisir des ingrédients de luxe, l’impact de l’habitus reste
si fort qu’elles éprouvent toujours le besoin de préparer ces aliments à leur façon, faute de
manque d’intérêt pour en connaître une autre, et d’ajouter un aliment affilié à leur
catégorie sociale. L’exemple des petits pois montre bien que servir des préparations ou
des ingrédients chers n’est pas apprécié, d’une part parce qu’il s’agit de légumes verts et
non de viande, et d’autre part parce que «engloutir» est ce que recherchent les dîneurs.
166
Ils mangent des petits pois pour manger des lardons, les premiers devenant ainsi de la
viande par contiguïté. Le niveau d’appréciation dans le cas des réceptions révèle un
intérêt pour ce qui se consomme physiquement et qui concerne la survie. Le reste
correspond au superflu non nécessaire pour vivre. En fin de compte, la fête est l’occasion
de manger et de boire jusqu’à n’en plus pouvoir, idée de vivre jusqu’à l’extrême, surtout
au XIXe siècle, du fait des événements historiques précédents, et qui sont la hantise
ancestrale de la disette et des grandes famines. Il s’agit là aussi de l’économie de la
rareté.
Dans La Distinction, Pierre Bourdieu explique qu’il est très difficile d’échapper à
son habitus et à l’idée de classe; un moyen de s’en sortir est le capital culturel véhiculé
par l’éducation reçue qui elle-même dépend du milieu social. Dans le cas de la classe
populaire du XIXe siècle, celle-ci a pour principale préoccupation de gagner
suffisamment d’argent pour pouvoir manger et survivre d’autre part, elle ignore
l’importance du capital culturel car elle n’y a pas accès financièrement et culturellement
et n’en comprend pas les buts à cause de son manque d’éducation. Elle est donc
condamnée à «reproduire» l’habitus dans lequel elle a grandi malgré une grande volonté
de s’en sortir, comme dans le cas de Gervaise. Le fait d’avoir économisé pour acheter un
fond de commerce montre une grande volonté de vouloir s’élever socialement. Quoiqu’il
en soit, cette classe sociale n’arrive pas à faire totalement partie d’une classe plus élevée,
ne serait-ce que pour un temps, puisque l’habitus, composé de processus inconscients et
semi-conscients, détermine la trajectoire sociale d’une personne dans son attitude et ses
manières de faire. Ce qui est servi peut donner le sentiment d’appartenir à la petite
167
bourgeoisie, mais en réalité le naturel des habitudes revient pour dominer, comme par
exemple, les chansons et les histoires racontées en fin de repas.
168
CHAPITRE 6
CONCLUSION
Nous venons de découvrir les habitudes culinaires des classes sociales vivant à
Paris au XIXe siècle, à partir d’œuvres littéraires de l’époque. Nous avons couvert
chronologiquement les quatre catégories sociales, et l’ordre choisi eût pu difficilement
être différent. Ce choix reflète l’économie prospère de l’époque à partir de 1826
(Histoire de la cuisine bourgeoisie du Moyen Age à nos jours 145-46), et l’intérêt des
écrivains pour tout d’abord les gens les plus riches et surtout la grande et la nouvelle
bourgeoisie, respectivement dans le cas de Balzac et de Flaubert. Comme je l’ai
mentionné dans l’introduction, ce n’est qu’à partir du réalisme qu’il nous est possible de
voir les classes populaires en train de vivre. Il en est de même en peinture, nous voyons
ces classes en train de travailler pour les classes supérieures. Zola nous a donc permis de
découvrir la petite bourgeoisie et la classe ouvrière sous le Second Empire. Décrire les
gens à table montre que manger est une des préoccupations de l’époque.
Cette évolution montre bien aussi l’impact de la Révolution française sur
l’ensemble de la population, et le temps qu’il a fallu pour que les choses s’installent et se
stabilisent, non seulement d’un point de vue politique, mais aussi dans la vie de tous les
jours. Les différents changements de pouvoir, la Restauration, la révolution de 1848, le
169
coup d’état montrent l’instabilité de la France, la mise à l’écart des classes inférieures de
la part du gouvernement d’un côté, et la montée de la bourgeoisie de l’autre. Les
premières ne participent pas aux décisions, n’étant pas propriétaires. Par contre, la
Révolution a permis à la classe bourgeoise d’avoir accès à tout ce qu’il y a de meilleur, et
comme nous l’avons vu, c’est elle qui nous a permis de connaître tout ce que nous
mangeons aujourd’hui et qui a élargi le sens du mot «restaurant». Bien manger et manger
à l’extérieur sont donc devenu un domaine accessible à tous. Les grandes tables pour les
plus riches et sous le nom de table d’hôtes, les restaurants pour les plus démunis, les
célibataires, comme dans le cas de Folantin dans A vau-l’eau de J-K Huysmans. Il s’agit
donc d’une révolution dans le sens où tout le monde a accès à presque tout ce qu’il veut.
Parmi les choses les plus importantes en ce qui concerne la nourriture, et qui n’ont
cessé de se multiplier, il y a la diversité des ingrédients venant du monde entier,
l’apparition de grands restaurants dans la capitale dès le début du siècle, la construction
des Halles de Baltard sous le Second Empire, et le fait que tout le monde puisse manger à
sa faim et s’offrir de temps en temps un petit extra. Un autre grand changement est au
niveau de Paris.
La capitale subit de grands changements au XIXe siècle, comme nous l’avons vu
principalement dans le chapitre 4. Au début du siècle, la capitale ressemble encore à une
ville du Moyen Age, avec des rues très étroites, des logements sombres, dans lesquels
vivent les gens les plus pauvres et s’entassent les nouveaux arrivants. Ce sont dans ces
conditions que se propagent de grands fléaux, tel que le choléra. Paris doit donc être
transformé pour accueillir les gens venus des campagnes dans l’espoir de trouver du
170
travail, et également pour devenir vivable. Comme nous l’avons observé, les plus aisées
quittent les quartiers insalubres pour s’installer sur les futurs grands boulevards, quartiers
non exploités encore, les arrondissements du centre furent réaménagés pour le commerce,
et les plus pauvres furent déplacés vers le quartier de la Goutte-d’Or et les futurs
arrondissements du sud-est, endroits défavorisés et qui resteront marginalisés. Ils sont
écartés des endroits bon marché où s’achalander et deviennent ainsi condamnés à avoir
moins de choix et de payer plus cher.
Les études sociologiques du XXe siècle nous ont permis de mieux comprendre le
mode de vie, les conditions de travail, et les habitudes culinaires des différentes classes
sociales. Grâce à Michel de Certeau, nous avons pu voir comment les gens de la classe
ouvrière vivent, l’importance qu’ils attachent à leur quartier, et aux commerçants.
L’étude sociologique de Pierre Bourdieu a permis aussi d’analyser et de comprendre
comment et pourquoi les goûts et les habitudes culinaires varient. Celles-ci dépendent du
goût, du capital économique, du capital culturel et surtout des habitudes acquises et
transmises de génération en génération. Comme l’a souligné Bourdieu, il est très difficile
d’échapper à son habitus. La nouvelle bourgeoisie tente de le faire au XIXe siècle mais
l’argent ne suffit pas. Peu importe les classes sociales, elles ont toutes pour but de se
mettre en valeur ou de surélever lorsqu’elles reçoivent, ne serait-ce que pour un temps, et
c’est de cette manière que le repas en commun sert de marqueur social et gagne en
importance.
Comme nous l’avons vu, chaque catégorie a ses priorités dans le repas offert.
Plus elle est élevée, plus elle a des goûts de luxe et plus la qualité domine, alors que plus
171
une classe est basse, plus les goûts de nécessité et la quantité s’affichent, et c’est de cette
manière que le deuxième et le cinquième chapitres diffèrent. Une explication à ceci est le
fait que les classes les plus basses ont manqué de quoi manger à différentes périodes de
l’Histoire, et ont aussi besoin de manger en grande quantité pour pouvoir produire
manuellement. Pour elles, la qualité importe moins et elles préfèrent consommer et vivre
le moment pleinement. Faisons maintenant un bilan de nos quatre chapitres pour voir le
symbole de la nourriture pour chacune des classes sociales.
Dans La Peau de chagrin, il fut question de comment la grande bourgeoisie vit
sous la Restauration de 1830. Pour elle, il y a peu de changement puisqu’elle avait déjà
accès au luxe parisien avant la Révolution, participait aux décisions importantes en
politique et détenait les places importantes de l’économie, et ceci n’a fait qu’augmenter
au XIXe siècle. Elle ne fut pas touchée par les événements politiques de l’époque et fut
la première à bénéficier du régime de Louis Philippe, elle a donc gagné du pouvoir.
En ce qui concerne son mode de vie, nous avons aussi remarqué qu’elle continue
d’habiter dans ses hôtels particuliers, tout comme le faisait l’aristocratie aux siècles
précédents. Elle est très riche, ce qui lui permet d’avoir de somptueux décors de style
rococo, d’afficher des objets de décoration très raffinés, et de bénéficier de beaucoup
d’espace. Contrairement aux nouvelles classes sociales du XIXe siècle, elle a déjà fait
transformer son intérieur en espace public, c’est-à-dire dispose d’au moins de salons et
d’une salle à manger. En ce qui concerne la façon dont elle reçoit, celle-ci va de pair
avec le luxe des hôtels.
172
Pour elle, recevoir est naturel et habituel et ceci est possible grâce au capital
économique et aux goûts de luxe. Nous avons vu qu’elle a des pièces réservées aux jours
de réception, emploie du personnel de maison si bien que tout est fait de façon naturelle
et recevoir fait partie du quotidien. La recherche de l’esthétisme et de l’harmonie domine
entre le décor de table magnifique, avec des ustensiles de table se liant au décor des murs,
faisant ainsi ressortir les moindres petits détails, et les mets servis. Emerveiller,
surprendre, combler, faire plaisir font partie de l’acte de recevoir. Tout comme les
éléments du décor sont nombreux, les meilleurs ingrédients sont servis en abondance, les
plats de chaque service multipliés, mis en valeur sur des plats magnifiques en porcelaine
ou des surtouts en bronze. Nous avons aussi remarqué qu’il n’est pas seulement de
nourriture mais aussi de manières et de pensées.
Dans ce milieu-là, les connaissances intellectuelles des invités sont importantes
car ils favorisent une bonne ambiance avec de riches discussions à table. Tout comme
dans le banquet grec ou romain, le plaisir de la table passe par le plaisir de l’esprit. Les
convives font de l’esprit, en font davantage au fur et à mesure que les différents vins
circulent. Ils savent remarquer les belles choses et sont sensibles à leurs mises en valeur.
Il existe donc un accord entre ce que l’hôte met à disposition, à savoir son habitation, de
très bons mets, de délicieux vins, avec les invités, et les discussions qui s’en suivent. En
fin de compte, cette soirée n’a rien de nouveau dans l’histoire du dîner et est très similaire
au banquet grec, avec du vin servi tout au long du repas et non seulement pour le
symposium. L’harmonie (nourritures physiques, spirituelles et charnelles) présente tout
173
au long du repas est possible à cause des moyens économiques et du capital culturel
élevés dont dispose la grande bourgeoisie.
Dans le chapitre suivant, nous avons analysé comment la bourgeoisie se nourrit
vers 1848, et surtout ce qu’elle recherche dans l’acte de consommer. Nous l’avons
décrite en train de se restaurer à l’extérieur, seule classe le faisant si souvent à l’époque.
Comme nous l’avons dit, les restaurants se sont développés après la Révolution, et ceci
grâce à la nouvelle bourgeoisie. Contrairement à la grande bourgeoisie, elle est restée
dans l’ombre et s’est développée courant du XIXe siècle. Elle n’a ni les moyens, ni
l’espace, ni les manières qu’a la grande bourgeoisie. Elle se forme et s’affiche en dînant
à l’extérieur pour montrer son argent, le fait qu’elle existe, et insiste sur le fait que c’est
son tour d’avoir maintenant accès à tout ce qui était réservé à l’aristocratie les siècles
précédents. Son but est de faire envie, et L’Education sentimentale illustre très bien
comment les restaurants sont utilisés, entre autre par les hommes qui sortent entre eux,
parce qu’ils raffolent de bonne cuisine et de bons vins, et aussi par les bourgeois y vont
avec leur maîtresse, celle-ci faisant partie de l’institution sociale.
Inversement, et comme il le fut expliqué, la nouvelle bourgeoisie a beau goûter au
luxe autrefois réservé aux classes supérieures, il lui manque le capital culturel pour
pouvoir et savoir comment apprécier. Ceci prouve que le capital économique peut
s’acquérir mais qu’il n’est pas suffisant pour apprécier tout l’aspect esthétique et avoir la
notion d’étiquette. La majeure partie de la bourgeoisie ne fréquente pas les restaurants
pour le plaisir de manger, mais plutôt pour se montrer. Nous avons noté qu’elle manque
d’originalité dans ce qu’elle commande, et encore une fois l’absence de capital culturel
174
l’empêche de lire un menu et de créer une harmonie entre les mets et les vins. Elle
choisit selon ses caprices et ses désirs du moment, choisissant les choses les plus
coûteuses, et buvant du champagne parce que c’est la mode de l’époque. Elle dispose du
capital économique pour le faire très souvent, mais contrairement à la grande bourgeoisie,
ses dîners ne sont pas aussi riches du fait du manque de raffinement et de connaissance
des convives. Un échelon plus bas, se trouve la petite bourgeoisie qui elle dispose de
moins de moyens financiers et n’a pas de capital culturel.
Contrairement aux milieux précédents, celui-ci n’a hérité de rien, mais a accédé à
son rang social à force de travailler. Elle a commencé à ses constituer sous le Second
Empire et se contente de ce qu’elle a, tant qu’elle en a assez pour vivre et pour mettre de
côté, comme les Quenu dans Le Ventre de Paris. Dans le cas du XIXe siècle, la petite
bourgeoisie est surtout formée de petits commerçants, gens n’ayant pas fait d’études mais
ayant appris le métier sur le tas, ou reprenant le fonds de commerce d’un proche. Très
souvent, il s’agit de provinciaux montés sur Paris dans le but de s’en sortir
économiquement, alors que rester en province les condamnait à la pauvreté. Ainsi,
devenir commerçant est une ascension sociale et une chance de se surélever
économiquement pour cette catégorie de personnes.
Comme nous l’avons vu, son but est de se constituer un petit capital économique,
de gagner suffisamment d’argent pour pouvoir vivre, manger et épargner, et elle y est
parvenue à force de travailler. Cet aspect d’avoir de l’argent de côté lui donne
l’impression de faire partie de la bourgeoisie, de limiter dans sa manière de faire, comme
par exemple avoir son «jour» ou aller au théâtre une fois de temps en temps (Histoire de
175
la cuisine bourgeoise du Moyen Age à nos jours 169). Gagnant en importance surtout
sous Napoléon III, elle bénéficie d’avantages et de récompenses, chose qui lui semblait
normale puisqu’elle travaillait dur, mais qui la laisse à la merci des autorités.
Inversement, elle ignore ce que sont le savoir vivre et le capital culturel du fait qu’elle n’a
pas reçu d’éducation lui inculquant ses valeurs. Elle n’a pas la présence d’esprit, ni de
sens critique pour prendre du recul par rapport à ce qui se passe et se rendre compte du
fait qu’elle se laisse manipuler par le pouvoir. Tant qu’elle atteint son but d’avoir
suffisamment pour vivre, et de se sentir dans son droit, alors le reste importe peu.
Comme nous l’avons vu chez Michel de Certeau, les centres d’intérêt pour cette catégorie
sociale se limitent à la vie de quartier, et au voisinage. C’est là où elle se sent bien, et il
faut aussi rappeler que tout capital culturel est vue comme une soustraction du capital
économique pour cette classe sociale.
Nous n’avons pas observé la petite bourgeoisie à table, mais au travail aux Halles
de Baltard, dans la vie quotidienne. Elle se nourrit bien et bénéficie des produits frais des
Halles et par conséquent sa préoccupation n’est pas de trouver de quoi manger. Même si
Le Ventre de Paris est un roman, les Halles de Baltard constituent un lieu symbolique à
Paris, construit sous le Second Empire, représentant le pouvoir politique et la mentalité
de l’époque. C’est là que viennent se nourrir les Parisiens, et ce sont eux qui font vivre la
petite bourgeoisie. Celle-ci se trouve entre la bourgeoisie et le milieu prolétaire mais a en
fin de compte les mêmes origines sociales que ce dernier.
Tout comme les petits commerçants dont nous venons de parler, la classe ouvrière
est aussi originaire de la province et monte sur Paris pour trouver un travail. Les femmes
176
sont généralement employées dans les maisons bourgeoises, utilisant leur expérience et
leur savoir faire. Quant aux hommes, ils travaillent comme ouvriers ou cochers. Cette
classe est embauchée et dépend des autres encore plus que les autres catégories sociales
pour pouvoir vivre. Nous avons vu dans le cinquième chapitre que bien qu’elle essaie de
s’en sortir économiquement, elle n’y réussit pas. En cas d’accident, comme dans le cas
de Coupeau dans L’Assommoir, l’idée de devenir riche disparaît, c’est le début de la fin
puisqu’elle n’a pas les moyens de se retourner et de faire face.
Comme nous l’avons observé, elle vit dans des situations très précaires, habitant
des logements sombres et exigus et est mise à l’écart du reste de la société, dans les
quartiers les moins aménagés. Son salaire la condamne à vivre au jour le jour, et à ne pas
faire d’excès si bien qu’elle trouve des petits plaisirs dans son quotidien et ceux-ci
tournent autour de la nourriture et de la boisson. Il s’agit là de réconfortants, ne serait-ce
que brefs, même s’ils finissent par détruire, dans le cas de l’alcool. Ce sont aussi des
choses dont elle fut privée lors des révolutions, surtout en ce qui concerne de quoi
manger.
Pour reprendre les termes de Pierre Bourdieu, il s’agit là de goûts de nécessité.
La nourriture a une place très importante car elle permet à la classe ouvrière de travailler
manuellement, et par conséquent de produire de l’argent pour vivre. Encore plus que
toute autre classe sociale, elle marque les événements pleinement autour de la table et
éprouvent beaucoup de plaisir en manger en grande quantité. Elle célèbre comme si le
futur n’existait pas, sacrifiant toute économie, ne gardant rien comme nourriture ou quoi
que ce soit, et vivant uniquement dans le présent. Cette tradition vient des sociétés
177
archaïques et se perpétue au fil des siècles. Cette manière d’agir se comprend dans le
sens où elle a à peine suffisamment de quoi vivre et par conséquent il lui serait très
difficile de comprendre pourquoi épargner puisque cela l’empêcherait d’avoir quelques
plaisirs quotidiens.
Nous venons de voir que le repas en commun se répète dans plusieurs chapitres,
peu importe la classe sociale. Deux chapitres concernent un repas de célébration dans
deux classes bien opposées. Ne serait-ce que pour un court moment, tout le monde fait
bombance pour marquer un événement important. Dans le cas d’une célébration ou non,
comme nous l’avons noté, plus la classe est élevée, plus elle attache d’importance aux
formes parce qu’elle considère l’acte de manger comme un plaisir, un spectacle des yeux
et non plus comme une nécessité, ceci à cause de ressources économiques. Elle soigne le
décor, opte pour la qualité plutôt que la quantité mais s’assure tout de même qu’il y a
suffisamment. En revanche, si les moyens sont restreints et s’il s’agit d’un repas au
quotidien, les gestes se limitent aux besoins de nécessité, c’est-à-dire uniquement
manger. Dans le cas d’une célébration, les basses classes sociales insistent elles aussi sur
la forme, le décor, même si ce sont des choses peu naturelles et superflues pour elles. La
quantité est ce qui importe, comme dans le banquet, manger jusqu’à n’en plus pouvoir.
Comme nous l’avons remarqué, le banquet reste la forme traditionnelle du repas
de célébration. Il existait déjà pendant l’Antiquité mais était réservé aux dieux et aux
classes supérieures, tandis qu’au XIXe siècle, et sous le Second Empire surtout, toutes les
classes sociales organisent à leur tour des repas pantagruéliques. Comme nous l’avons vu
dans L’Assommoir, le milieu ouvrier mange beaucoup. La même chose se retrouve dans
178
Germinie Lacerteux, elle cuisine et un de ses plaisirs est de manger. Ce milieu goûte lui
aussi aux grands repas et célèbre de façon plus intense encore que les classes supérieures.
Dans tous les cas, pour être réussi, le dîner réunit des gens de même classe sociale, ayant
des intérêts communs. Faire bombance n’est donc plus réservé aux classes argentéees
mais devient un plaisir pour tous et est encore vécu plus intensément pour les classes si
longtemps privées.
D’autre part, une des révolutions du XIXe siècle est que tout le monde peut
manger pratiquement ce qu’il veut, la fréquence, la manière et le plaisir variant. Les
catégories les plus élevées optent pour des aphrodisiaques, ingrédients coûteux et
généralement des produits de la mer, tandis que les plus basses préfèrent surtout la
viande, le poisson ne collant pas à la peau et étant une nourriture de femmes. Toutes les
classes sociales servent un grand nombre de plats pour chaque service mais c’est à
l’intérieur des services que les différences s’opèrent. Les classes supérieures offrent une
grande variété de choses raffinées, très souvent inconnues des convives et ceci les ravit.
Offrir des préparations nouvelles fait partie de la célébration, et elles savent que les
invités apprécient.
La classe prolétaire choisit des aliments qu’elle aime, et que ses convives
connaissent et par conséquent auront plaisir à manger. Elle ne s’engage pas dans ce qui
est inconnu, et sert ainsi des choses familières qui sortent de l’ordinaire, telle qu’une
triade de viande comme dans le repas bourgeois. Elle recherche surtout la viande, les
choses épaisses et qui rassasient et non les choses trop fines. Son choix également est
basée sur la facilité de manger. Nous avons noté qu’elle fait des gestes simples pour se
179
nourrir, sans manières, et se concentre sur la faculté de manger et de mastiquer. Par
conséquent, elle délaisse certains aliments tel que le poisson qu’il faut manger
délicatement (La Distinction 210-11). Bien qu’elle ait des moyens limités, elle trouve du
plaisir dans la nourriture, en fin de compte plus que la nouvelle bourgeoisie qui
consomme pour le plaisir de se montrer et non pour apprécier. Peu importe la fortune, le
plaisir de la table vient de l’intérieur. Comme disait Brillat-Savarin, il faut avoir des
dispositions physiques pour pouvoir apprécier.
Nous avons relevé certains éléments communs aux repas, comme le pain, le vin,
la viande, les petits pois, et les fraises. Le pain et le vin sont servis à volonté, les
boissons ayant en fin de compte les mêmes résultats sur tous, peu importe les cépages.
Inversement, plus le capital économique devient élevé, plus le choix des alcools est varié,
et plus la présentation est soignée. La préparation cependant varie, les uns préférant les
choses sucrées et raffinées, des portions individuelles, tandis que les autres voulant ce qui
est lourd et gras, et non mesuré. De plus, le souci d’avoir une table bien décorée en
fonction des moyens de chacun se retrouve chez tous, avec la nappe blanche, symbole de
pureté pour toutes les célébrations.
Une des nouveautés aussi se retrouve dans la création de la salle à manger et de
son mobilier. Il s’agit d’une pièce destinée au public et aux plaisirs de la table, et par
conséquent possible après une ascension sociale, comme ce fut le cas pour Sandoz dans
L’Œuvre d’Emile Zola. Mais ne pas en avoir n’empêche pas les gens de ne pas recevoir.
C’est un luxe rendu possible grâce au capital économique.
180
Nous avons vu les gens se retrouver pour le plaisir, mais manger devient une
grande fonction sociale, surtout dans les grandes tables parisiennes, comme dans A la
recherche du temps perdu, avec Monsieur Swann qui déjeune avec le président de la
République, et beaucoup d’affaires se traitent au cours des repas, généralement pris entre
hommes au restaurant.
La révolution culinaire continue son impact après la Belle Epoque, avec la
naissance de la société de masses, et à partir de cette époque-là, tout le monde mange à sa
faim. Un des grands changements aussi se produit au niveau du corps. Tout d’abord, les
femmes commencent à s’émanciper, ne portent plus de corset, deviennent beaucoup plus
actives durant et après la Première Guerre mondiale, par conséquent sont moins
corpulentes, et leur corps se transforme car elles font du sport et font attention à la
diététique («Discours de la mode des années trente aux années quatre-vingt-dix» 216).
Allant avec la même idée, la mode des années 1930 montre un corps beaucoup plus fluide
sous des robes droites, les femmes exposent leur corps sur les plages, portent des maillots
de bain, et se font bronzer. Le corps prend donc de plus en plus d’importance (217-21) et
ceci se retrouve dans les ouvrages de cuisine.
La cuisine française continue toujours d’évoluer vers la gastronomie, avec
Curnonsky19, mais Henri-Paul Pellaprat, grand chef à partir des années 1930 remarque
l’importance d’avoir des ouvrages pour les jeunes maîtresses de maison. Il fait évoluer la
cuisine en publiant L’Art culinaire moderne (1936), puis Cuisine végétarienne et régimes
alimentaires (1937), et complète celui-ci douze ans plus tard Cuisine végétarienne et
régimes alimentaires. Menus de régimes (1949). Ces quelques ouvrages montrent que la
19
Journaliste et écrivain. Président-fondateur de l’Académie des gastronomes.
181
cuisine s’adapte aux préoccupations de l’époque et à la diététique mais celles-ci ne seront
reprises que fin des années 1970 avec Michel Guérard dans son livre La Grande cuisine
minceur (1976). C’est aussi l’époque de la cuisine exotique et internationale, due à la
venue de différentes ethnies en France. En fin de compte, peu d’ouvrages intéressants sur
la cuisine et la gastronomie française sortent dans ces années-là.
En revanche, les années 1980 sont fructueuses et montrent beaucoup de
changements. A la suite de rapports sur la façon dont les Français se nourrissent et sur
les méfaits de l’«Américanisation» qui pèse sur la société depuis ces dernières années, et
il nous faut penser aux études de Michel de Certeau et de Pierre Bourdieu, les médecins
conseillent aux gens de consommer une nourriture équilibrée, de faire plus d’exercice, et
de veiller à leur cholestérol. Ceci engendre de nombreux livres sur la cuisine diététique,
avec entre autre le livre de Michel Montignac, Je mange donc je maigris! (1987), ainsi
que de nouveaux modes de cuissons comme la cuisine vapeur, et de nouveaux types de
cuisine, telle la nouvelle cuisine et plus tard la cuisine fusion. Les grands chefs ont bien
compris qu’ils devaient adapter leur cuisine aux goûts et aux besoins de leur clientèle.
Nous sommes loin de la révolution culinaire du XIXe siècle puisque maintenant tout le
monde peut manger mais d'autres paramètres sont intervenus pour montrer les effets
d'une nourriture trop riche.
La cuisine française essaie constamment de se renouveler tout en tenant compte
des indications diététique et de ce que recherchent les individus. Mais en fin de compte,
il existe un regain pour les cultures régionales et surtout pour la cuisine du terroir; ceci
explique pourquoi de nombreux ouvrages de cuisine sont consacrés à la préparation des
182
produits régionaux, comme Mes Recettes de terroir (2000) du regretté Bernard Loiseau.
Ceci ne veut pas dire que la cuisine de luxe n’existe plus. Bien au contraire, certains
grands chefs ayant trois étoiles au Michelin ont su se diversifier pour attirer à la fois une
clientèle de luxe et aussi une cuisine plus simple pour les petits budgets, tel Guy Savoy
avec ses formules «Bistro». La gastronomie est un des secteurs de l’économie à souffrir
le plus en cas de crise économique et par conséquent il faut des menus aux prix variés.
Mais la nourriture et la cuisine se retrouvent aussi au niveau de l’art, ce qui
montre bien que c’est une constante préoccupation des peuples. Très récemment, la
nourriture a été associée à l’art et au genre, ceci prouve bien que la révolution culinaire
du XIXe siècle a eu un impact considérable et que celui-ci est loin de disparaître. La
cuisine est primordiale dans toute société; c’est une forme d’identité et à l’heure de
l’Europe, il n’est pas anodin de voir augmenter les livres de cuisine régionale, comme
nous venons de le mentionner.
Très peu de grandes tables du XIXe siècle demeurent encore aujourd’hui. Il est
très difficile de maintenir une excellente réputation et les guides touristiques tels le Guide
Michelin et le Gault et Millau sont toujours la crainte menace de tous les chefs. Comme
disait Bernard Loiseau, «le plus dur pour un chef, ce n’est pas d’avoir des étoiles, mais de
les maintenir». Nous savons ce qu’il lui en a coûté. Mais être chef, c’est bien souvent
être aussi homme d’affaires et savoir se diversifier. Par exemple, de nombreuses écoles
de cuisine se sont ouvertes en France pour former des chefs et cet engouement s’est
propagé en Asie et aux USA, comme «The Culinary Institute of America» ou «Le
Cordon bleu».
183
Une des façons de remarquer l’intérêt de la cuisine est simplement de voir le
nombre de guides et revues gastronomiques depuis 1900. Celui-ci a constamment
augmenté depuis l’Exposition Universelle; le Guide Michelin, destiné au départ à
dépanner les gens sur la route, a évolué à partir de 1920 pour enfin offrir des adresses où
déjeuner aux gens sur les routes, et a établi sa classification des restaurants et hôtels à
partir de 1926. Depuis, le Gault et Millau, Relais et Châteaux et le Guide du Routard,
parmi les plus célèbres, sont sortis. Il suffit de regarder dans un kiosque à journaux le
nombre de revues spécialisées en vin ou en cuisine et constater qu’il ne cesse
d’augmenter, chacune ayant sa spécialité.
Une chose sur laquelle nous pourrions nous interroger est de savoir s’il existe une
différenciation alimentaire basée sur l’orientation sexuelle. Nous avons vu que les
remarques de Pierre Bourdieu dans La Distinction montrent une différenciation
alimentaire entre les classes sociales. Y a-t-il autre chose qu’une différence économique
dans la manière dont l’homme homosexuel et la lesbienne se nourrissent?
J’ai voulu montrer dans mon travail l’importance de la grande révolution
gastronomique. Ce travail est un continuel projet dans le sens où la cuisine n’arrête pas
de se renouveler et elle n’a pas fini de nous émerveiller et de nous impressionner.
184
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