Philo du langage 5. Aristote, la rhétorique et les catégories Le livre

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Philo du langage 5. Aristote, la rhétorique et les catégories Le livre premier de la « Rhétorique » apporte de nombreux éclaircissements sur la vision qu’Aristote a de cette discipline, dont on aurait pu croire qu’il la bannissait, puisqu’elle a été l’objet de vives critiques tant de sa part que de celle de Platon. Mais pour l’avoir critiquée, il n’en reconnaît pas moins sa nécessité. C’est que, dit‐il, on ne peut pas toujours recourir à la science quand une question se pose et qu’on doit trancher (cette question surgit de nos jours dans de nombreux débats où, comme on dit, « la science n’a pas encore tranché », alors qu’il faut prendre une décision, par exemple sur les OGM, le nucléaire etc.). La rhétorique est utile, dit Aristote, parce que le vrai et le juste sont préférables à leurs contraires : il admet ainsi qu’il y a un « vrai » et un « juste » et que l’on a besoin de méthodes pour les dégager. La rhétorique sert donc en premier à cela. Elle est très proche de la dialectique. Ainsi, dit‐il « la rhétorique se rattache à la dialectique », c’est dire aussi que la dialectique est plus générale. Dans les deux cas, il s’agit de l’art oratoire (Aristote dit qu’après tout, puisque l’homme a tout à fait le droit d’utiliser ses membres dans l’action, on ne verrait pas pourquoi il serait honteux d’utiliser quelque chose qui lui est encore plus propre que ses membres, à savoir sa parole), mais la dialectique est une joute oratoire un contre un où chacun tour à tour essaie de démolir les arguments de l’autre dans le but d’arriver à mettre en évidence la vérité d’une thèse, alors que la rhétorique est plutôt dirigée vers un auditoire multiple (thème de la plaidoirie) et sert à persuader, même lorsqu’on est en face d’une vérité qui n’est pas encore tout à fait établie. La plaidoirie repose en général sur trois aspects : la personnalité de celui qui plaide (il doit se montrer à son avantage), celle du juge, qu’il s’agit de persuader, et les faits eux‐mêmes dont il s’agit d’établir la vérité. Contrairement aux sophistes, pour qui tous les moyens étaient bons pour influer sur le juge (appel à la pitié etc.), Aristote pense que, dans un bon Etat, on doit laisser le moins possible d’arbitraire au juge, c’est pourquoi la partie de la plaidoirie liée à l’action sur les sentiments du juge (le pathos) doit être réduite. La partie la plus grande doit donc être occupée par les preuves. Une preuve repose sur l’application d’une méthode. C’est une démonstration. Elle cherche à établir la vérité d’un fait de manière objective. Pour cela, la méthode idéale serait l’usage du syllogisme, mais on ne peut utiliser celui‐ci que dans le cadre de la science. Or, nous avons vu que la rhétorique s’employait quand les résultats de la science n’étaient pas forcément disponibles. Au lieu de se baser sur le vrai, très souvent, en réalité, on sera obligé de se baser sur le vraisemblable, ou le probable. Le syllogisme cède alors la place à une forme affaiblie, qu’Aristote nomme « enthymème ». Un enthymème est donc un syllogisme oratoire. Afin de tenir compte du fait que, par la parole, on ne peut pas tout dire (car on risquerait d’endormir l’auditeur par le rappel de choses qu’il sait déjà), l’enthymème, en tant que syllogisme oratoire, fera donc l’impasse sur certaines prémisses. On ne dit pas ce qui est évident pour tout le monde. D’où le fait que, souvent l’enthymème repose sur deux propositions : une prémisse et une conclusion, là où le syllogisme nécessite toujours deux prémisses. Par exemple, on pourra dire : « Socrate a de la fièvre, donc il est malade », attendu que tout le monde sait que « si quelqu’un a de la fièvre, il ou elle est malade ». Mais bien vite, on utilisera ce genre d’argument dans des situations où la prémisse manquante n’est pas aussi assurée. Par exemple, on dira aussi : « Untel a la respiration précipitée, donc il a de la fièvre », alors qu’on sait bien qu’il est possible d’avoir une respiration précipitée pour d’autres raisons… D’où le caractère de plus en plus « probabiliste » de l’enthymème. En passant, Aristote souligne la parenté qui existe entre l’enthymème comme nous venons de le voir et la notion de signe. Dire « si quelqu’un a de la fièvre, il ou elle est malade », c’est comme dire : « la fièvre est signe de la maladie ». Il y a donc un lien entre enthymème et signe. Simplement, il y a des signes nécessaires (« le signe qu’une telle a accouché, c’est qu’elle a du lait ») et des signes réfutables (« un tel a de la fièvre car il a une respiration précipitée »). Pour Aristote, il y a aussi deux types de signes : ceux qui vont du particulier au général et ceux qui vont du général au particulier. Dans le premier cas, on utilise une observation (ou un petit nombre) pour faire une généralité. Par exemple, une observation selon laquelle un juge est sage et juste peut servir de signe à la justice et à la sagesse des juges. Mais alors c’est un signe hautement réfutable (on retrouve ici le cas de l’exemple, cf. ci‐dessous) ! (comme si le fait d’observer un ciel rougissant un soir précédant une panne d’électricité faisait ipso facto du ciel rougissant un signe avant‐coureur de panne d’électricité !). Les signes qui vont dans l’autre sens sont plus crédibles. Par exemple, on peut établir un lien nécessaire entre le nombre de circonférences sur la section d’un tronc d’arbre et l’âge de l’arbre, on peut alors déduire que le nombre de circonférences est un signe de l’âge de l’arbre. C’est la loi qui, ici, fonde la relation de signification (cela n’est pas dit par Aristote, bien sûr). Une autre figure utilisée par celui ou celle qui argumente est l’exemple. Alors que l’enthymème est fondé sur une relation de partie à tout (cf. quand on dit « fièvre, donc maladie », on dit que l’ensemble des gens qui ont de la fièvre est une partie de l’ensemble des gens qui sont malades), l’exemple est basé sur une relation de partie à partie. Ainsi aura‐t‐on vu certain dignitaire demander une garde rapprochée lorsqu’il avait en tête de devenir tyran : cela ne veut pas dire que nécessairement, tout dignitaire qui demande une garde rapprochée fait partie de ceux qui désirent devenir tyrans… c’est juste un ou deux cas : ils procurent des exemples de cas où un dignitaire a demandé une garde rapprochée avant de devenir tyran, d’où les soupçons qu’on pourra avoir pour la suite. C’est un peu comme quand on dit : « il y a eu des précédents » concernant des associations de faits que l’on redoute. L’argument n’est pas fondé sur une loi (même probabiliste) mais seulement sur un exemple. De nos jours, évidemment on a vu des cas où des attentas étaient commis par des islamistes, mais cela n’entraîne absolument pas l’existence d’une loi. Pour revenir sur la prémisse manquante dans l’enthymème, on notera que certes, cette absence peut se trouver légitimée par le fait que l’auditeur sait déjà ce qu’elle aurait dit si elle avait été présente (par exemple que la fièvre indique la maladie), mais cela peut ne pas être le cas. Alors, on dit que le premier locuteur (celui qui énonce l’enthymème) introduit cette connaissance supposée dans l’arrière fonds des connaissances communes. Il s’agit du mécanisme d’accommodation (qu’on verra à l’œuvre aussi dans le mécanisme de la présupposition). L’interlocuteur s’accommode sur le propos du locuteur afin de maintenir un fonds commun de savoir partagé. Evidemment, il n’y est pas obligé… mais on peut noter que ceci se passe souvent dans le débat quand on ne veut pas dire explicitement ce sur quoi on se fonde dans l’enthymème présenté. On ne souhaite pas mettre en lumière un aspect de ce qui est supposé parce que, par exemple, c’est justement incertain ( !) ou bien parce que c’est une vérité inavouable. Les débats économiques sont souvent pleins d’enthymèmes parce que basés sur des « lois » dont on n’est pas tout à fait sûr. Les débats politiques (ou « sur les valeurs ») sont pleins aussi d’enthymèmes reposant sur des vérités inavouables. Dire par exemple qu’il faut réduire les minimaux sociaux pour réduire le nombre d’assistés (cf. Mitt Romney) c’est une manière de ne pas dire qu’on pense que les pauvres et les chômeurs sont des gens qui ne visent qu’à être des assistés. Finalement, la rhétorique d’Aristote ouvre la voie à une conception du langage basée sur l’interaction et la pragmatique. Parler, c’est tenter d’influer sur son environnement et en particulier sur les arrière‐fonds de savoir partagé des uns et des autres. Ensuite, la réflexion d’Aristote nous conduit donc à réfléchir à la question du signe. Dans l’Organon, le livre 1 contient « les Catégories » et « De l’Interprétation ». « Les Catégories » se propose pour but de faire un tableau des diverses catégories de l’Etre. Contrairement à Platon, Aristote pense que l’Etre est multiple (et non pas Un). Cette multiplicité se reflète dans les différentes catégories de ce qui peut être. En premier lieu viennent les substances : les entités individuelles concrètes (« cet homme », « ce cheval », « Aurélie »…), dont on ne peut nier l’existence. Aristote les appelle « substances premières ». Ensuite viennent les termes généraux, tels que « homme », « animal », « cheval »… qui servent à qualifier ces premières substances, et qu’Aristote appelle des « substances secondes » : ce sont principalement les genres et les espèces. On peut distinguer les substances de la manière suivante : parmi les êtres, certains sont affirmés de quelque chose (par exemple, on dira que « Aurélie est étudiante », « étudiante » est alors affirmé d’Aurélie), d’autres sont dans quelque chose au sens où ils ne peuvent pas en être séparés, où ils ont besoin de cette autre chose pour exister. Par exemple, une qualité comme la blancheur ne saurait exister toute seule, en suspension dans l’air : elle est forcément dans une substance (par exemple la neige, une hermine, tel vêtement etc.). Et il existe des êtres qui sont indépendants : ni affirmés de quelque chose ni nécessairement dans quelque chose, ce sont là les substances premières. « Aurélie » n’est affirmé de rien et n’est dans rien. Aurélie est, c’est tout. Mais il existe aussi différents attributs possibles de la substance, qui se répartissent selon des classes d’expressions : il y a les expressions qui expriment la qualité, d’autres pour la quantité, pour le lieu, pour la relation etc. Les accidents sont représentés par des verbes conjugués : c’est ce qui arrive à la substance. Cette répartition explique la dichotomie sujet / prédicat : est sujet ce qui est substance, est prédicat ce qui est dit de la substance. La substance est peut‐être une, mais elle apparaît sous un jour multiple grâce à la prédication. On peut dès lors voir « cet homme » en tant qu’il est simplement homme, ou bien en tant qu’il est chauve, ou riche, ou ventru, ou possède une maison etc. Les mots et expressions qui désignent ces entités, substances, qualités, accidents etc. se répartissent eux‐mêmes principalement en noms et verbes. Ces expressions sont d’abord des symboles, Aristote dit : Les sons émis par la voix sont les symboles des états de l’âme, et les mots écrits sont les symboles des mots émis par la voix C’est dire que les mots et expressions linguistiques ne renvoient pas directement au réel : ils renvoient d’abord aux « états de l’âme », quelque chose qu’aujourd’hui on pourrait appeler les « états mentaux ». On sait alors la difficulté qui existe : si les mots renvoient à nos états internes (états mentaux), comment peuvent‐ils référer à une réalité externe, et qui plus est, à la même réalité pour tous les sujets ? Aristote résout cette difficulté en supposant que les états de l’âme (contrairement à nos états mentaux) sont nécessairement les mêmes pour tous : ils sont le pur reflet de la réalité. Plus précisément, notre pensée (notre « âme » comme dirait Aristote) est active : elle extrait de la réalité des formes (les formes des objets, par exemple celle d’un cercle, ou d’une droite etc) et les états de l’âme en question sont l’expression de ces formes. On voit d’emblée qu’Aristote, contrairement à Platon, donne un rôle actif à l’esprit dans l’acte de connaissance. Maintenant, qu’entend‐on ici par « symboles » ? Aristote éclaire cette question quand il dit que les noms, par exemple, sont reliés aux états de l’âme par des liens conventionnels. On sait que, dans « Le Cratyle », Platon rejette l’idée d’une association conventionnelle des mots à ce qu’ils désignent au nom de ce que s’il en était ainsi, on ne pourrait pas communiquer. Si en effet, l’un décide d’appeler « cheval » ce que moi, j’appelle « homme » et vice –versa, on ne saura plus où donner de la tête ! mais cette notion de convention n’est pas la bonne : Aristote se réfèrera à une notion de convention tacite, analogue aux règles d’un jeu que les membres d’une société à certains moments de leur histoire décident d’adopter, sans forcément en être conscients. Platon, lui, croyait en un lien « naturel » entre les mots et les choses : les mots venaient aux choses par une sorte de processus d’imitation. Par exemple, le verbe « couler » contient un « l », phonème qui évoque justement l’eau qui coule etc. On voit, entre Aristote et Platon, se dessiner une opposition qui durera longtemps en philosophie (jusqu’à nos jours) entre ceux qui, comme Platon, en appellent à des Essences pour être garantes d’une vérité unique pour tous, et ceux qui, comme Aristote, refusent les Essences pour mettre les opérations de l’esprit au premier plan. Cela est très apparent dans la fameuse Querelle des Universaux, qui a agité profondément le Moyen Âge. Boèce, traducteur d’Aristote en latin avait clarifié la question en disant que ce qui était en cause c’était la réalité des genres et des espèces. Si personne ne doute que les substances premières d’Aristote existent bel et bien, qu’en est‐il des substances secondes ? Est‐ce que l’homme en général existe aussi bien que cet homme particulier ? Quand, au XVIIIème siècle, il s’est agi de faire une classification des êtres vivants, il est apparu à certains naturalistes que seuls les individus existaient, les classes n’étant que des créations des naturalistes. Un point de vue « réaliste métaphysique » soutiendrait que les classes existent, voire même qu’elles pré‐existent aux objets qu’on range en elles (Saint‐Thomas d’Aquin). Le point de vue dit « nominaliste » quant à lui, prétend que seuls existent les objets singuliers et que les classes (genres et espèces) sont des produits de l’esprit (voire de purs éléments de langage). Ainsi, le réaliste croit en une existence de choses indépendamment du processus de notre pensée, alors que le nominaliste (ou le conceptualiste) rejette l’existence d’objets abstraits tels que des classes, qui seraient indépendantes de l’action de notre esprit. Noter que cette querelle resurgit quand on traite de la question de l’existence de réalités abstraites telles qu’il en apparaît en politique, par exemple. Est‐ce que « la liberté », « le peuple », « la démocratie » réfèrent à des entités existantes, des substances ? Une attitude platonicienne n’aurait pas de difficulté à l’admettre alors qu’une attitude nominaliste les rejetterait en disant que ce ne sont là que des mots. Or, nous savons bien que ce ne sont pas que des mots ou des discours, ou alors si ce sont des discours, ce sont des discours qui agissent sur la réalité. On peut évoquer à ce propos la performativité, c’est‐à‐dire le fait que dire certaines expressions ou formules les fait exister dans la réalité. En disant « je baptise ce navire « Queen Mary » », je baptise en effet ce bateau « Queen Mary », et l’effet de ces paroles est justement de changer d’état, de passer d’un état où le bateau n’avait pas de nom à celui où il s’appelle désormais « le Queen Mary ». La réalité a alors changé. TP : qu’est‐ce qu’une « prophétie auto‐réalisatrice » ? 
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