Émile Durkheim (1928), Le socialisme : sa définition – ses débuts – la doctrine saint-simonienne 67
et aura toujours le même caractère que les sciences particulières » (Mémoire introductif, 1,
128). « Elle est, dit-il ailleurs, le résumé des connaissances acquises », le grand livre de la
science (Correspondance avec Redern, 1, 109). C'est donc une encyclopédie. Saint-Simon
reprend ainsi l'idée des philosophes du XVIIIe siècle. Seulement, entre l'encyclopédie qu'il
appelle de ses vœux et celle de l'époque pré-révolutionnaire, il y a toute la distance qui sépare
ces deux moments de l'histoire. Celle-ci, comme toute l’œuvre du XVIIIe siècle, a été surtout
critique ; elle a démontré que le système d'idées qui avait été en vigueur jusque-là n'était plus
en harmonie avec les découvertes de la science, mais elle n'a pas dit ce qu'il devait être. Elle
a été une machine de combat, faite tout entière pour détruire et non pour reconstruire, tandis
qu'aujourd'hui c'est à une reconstruction qu'il faut procéder. « Les auteurs de l'Encyclopédie
française ont démontré que l'idée générale admise ne pouvait servir au progrès des sciences...
mais ils n'ont point indiqué l'idée à adopter pour remplacer celle qu'ils ont discréditée. » « La
philosophie du XVIIIe siècle a été critique et révolutionnaire, celle du XIXe sera inventive et
organisatrice » (ibid., 1, 92). Et voici comment il la conçoit. « Une bonne encyclopédie serait
une collection complète des connaissances humaines rangées dans un ordre tel que le lecteur
descendrait, par des échelons également espacés, depuis la conception scientifique la plus
générale jusqu'aux idées les plus particulières » (1, 148). Ce serait donc la science parfaite.
Aussi est-elle impossible à réaliser dans la perfection. Car il faudrait pour cela que toutes les
sciences particulières soient achevées et il est dans leur nature de se développer sans terme.
« La tendance de l'esprit humain sera donc toujours de composer une encyclopédie tandis que
sa perspective est de travailler indéfiniment à l'amas des matériaux qu'exige la construction
de l'édifice scientifique et à l'amélioration de ce plan, sans jamais compléter l'approvisionne-
ment de ces matériaux » (Mémoire sur l'Encyclopédie, 1, 148). C'est une oeuvre toujours
nécessaire mais qu'il est non moins nécessaire de refaire périodiquement, puisque les
sciences particulières qu'elle systématise sont perpétuellement en voie d'évolution.
Ainsi conçue, la philosophie a donc une fonction éminemment sociale. Aux époques de
calme et de maturité, alors que la société est en parfait équilibre, elle est la gardienne de la
conscience sociale par cela même qu'elle en est la partie culminante et comme la clef de
voûte. Aux temps de trouble et de crises, alors qu'un nouveau système de croyances
communes tend à s'élaborer, c'est à elle qu'il appartient de présider à cette élaboration. Il n'y a
donc pas d'écart entre les deux sortes de recherches auxquelles s'est successivement livré
Saint-Simon, puisque les unes et les autres ont le même objet, puisque ses travaux
philosophiques ont une fin sociale comme ses travaux sociologiques. La philosophie apparaît
ainsi comme une branche de la sociologie. « Tout régime social est une application d'un
système philosophique et, par conséquent, il est impossible d'instituer un régime nouveau
sans avoir auparavant établi le nouveau système philosophique auquel il doit correspondre »
(Industrie, III, 23). Il a toujours le même but en vue. Mais il y a plus, et l'unité de sa pensée
est encore beaucoup plus complète. « Le philosophe se place au sommet de la pensée ; de là,
il envisage ce qu'a été le monde et ce qu'il doit devenir. Il n'est pas seulement observateur, il
est acteur ; il est acteur du premier genre dans le monde moral, car ce sont ses opinions sur ce
que le monde doit devenir qui règlent la société humaine » (Science de l'homme, XI, 254).
D'après ce qui précède, on voit bien que c'est sous l'influence des mêmes préoccupations
pratiques qu'il a fait successivement de la philosophie et de la sociologie, mais on n'aperçoit
pas encore pourquoi il est passé de l'une à l'autre. Pourquoi la philosophie n'a-t-elle pas suffi
à l'œuvre sociale qu'il méditait ? d'où vient qu'il n'a pas pu en déduire immédiatement les
conclusions pratiques auxquelles il tendait, et qu'il a cru nécessaire de travailler en outre,
dans les différents écrits qui remplissent la seconde partie de sa carrière, à jeter les bases
d'une science spéciale des sociétés ? En d'autres termes, si l'unité du but qu'il a poursuivi
ressort de ce que nous venons de dire, il n'en est pas de même de l'unité des moyens dont il
s'est servi. Il paraît en avoir successivement employé de deux sortes, sans qu'on voie aussitôt
pourquoi. Si les routes qu'il a suivies convergent au même point, il semble en avoir suivi