MICHEL VILLEY ET LE DROIT NATUREL EN QUESTION Collection «(Logiques Juridiques» dirigée par Gérard MARCOU Déjà parus: - ASSOCIATION INTERNATIONALE DES JURISTES DEMOCRA TES, Les Droits de l'Homme: universalité et renouveau, 1789-1989, 1990. - BOUTET D., Vers J'Etat de Droit, 1991. - SIMON J. P., L'Esprit des règles: réseaux et règlementation aux Etats- Urus, 1991. - ROBERT P. (sous la direction de), Les Politiques de prévention de la délinquance à l'aune de la recherche, 1991. - ROBERT P. (sous la direction de), Entre l'ordre et la liberté, la détention provisoire, deux siècles de débats, 1992. - LASCOMBE M., Droit constitutionnel de la Vème République, 1992. - HAMON F., ROUSSEAU D., (sous la direction de), Les institutions en question, 1992. - LOMBARD F., Les jurés. Justice représentative et représentations de la justice, 1993. - BROVELLI G., NOGUES H., La tutelle au majeur protégé, La loi de 68 et sa mise en œuvre, 1994. (Ç)L'H arlnattan, 1994 ISBN: 2-7384-2619-0 Collectif coordination de J.-F. Niort et G. Vannier MICHEL VILLEY ET LE DROIT NATUREL EN QUESTION Éditions L'Harmattan 5-7, rue de L'Ecole-Polytechnique 75005 Paris Avant-propos par Jean-François Niort * et Guillaume Vannier ** En défendant la nécessité d'une relecture d'Aristote et de saint Thomas, pour mieux comprendre la spécificité du droit, Michel Villey ne s'est pas limité à une redite: il a soumis la compréhension du droit à une étude du droit naturel classique au cours de l'histoire de la philosophie. Cette thèse jusnaturaliste, dans son contenu propre aussi bien que dans sa double fidélité proclamée à Aristote et à saint Thomas, cette méthode historique et philosophique, enfin, ne vont nullement de soi, et appellent à la discussion autant qu'à l'apprentissage. Le colloque qui a été consacré à Michel Villey en 19841 avait été fidèle à son indépendance d'esprit, en ce qu'il avait opposé des avis divergents, et réuni des éloges aussi bien que des critiques, parfois sévères. C'est peut-être dans cet éveil à une remise en cause, par l'histoire de la philosophie du droit, que réside le legs intellectuel transmis par Villey, dont Julien Freund soulignait récemment l'importance dans les Archives de Philosophie du Droit2. La réédition prochaine, par le Pro Rials, de la * Université de Paris-l, et Université du Quebec à Montréa] ** Université de Rouen, et Université de Caen. 1 Droit, Nature, Histoire, IVème colloque de l'Association Française de Philosophie du Droit (Université de Paris-II- 23-24 Novembre 1984): "Michel Villey, Philosophe du droit", Presses Uni versi taires d'AixMarseille, 1985. 2 L'article de J.Freund "Michel Villey et le renouveau de la philosophie du droit", est paru dans les Archives de Philosophie du Droit,que Villey avait longtemps dirigées, t.37, Droit et économie, Paris, Sirey, 1992, p.5 : "Michel Villey a constitué un îlot d'intelligence juridique et philosophique dans l'immense mer de l'intellectualisme artificialiste moderne". 5 Formation de la pensée juridique moderne1, et la parution annoncée de ses Carnets, établis par le Pro Terré et par Mme le Pro Frison-Roche, contribueront encore à faire accéder de nouveaux lecteurs à son oeuvre, et à rappeler la nature du renouveau philosophique souhaité par Villey. Villey s'était plu, parfois, à souligner la nature inhabituelle, et même polémique de sa démarche. De manière purement descriptive, l'oeuvre de Villey peut donc se présenter brièvement sous la forme de trois oppositions successives au positivisme juridique, au moralisme moderne, et enfin à une science du droit naturel. Contre le positivisme juridique, tout d'abord, Michel Ville y a affirmé saisir dans l'activité juridique effective du particulier, du juge, et même du législateur, un droit naturel consistant à accorder à chacun ce qui lui revient. Suu m cuique tribuendi : la très célèbre formule qui ouvre le Digeste est pour lui plus réaliste, et plus concrète, pour décrire le droit, que tous les systèmes purs du droit d'inspiration kelsénienne ou kantienne. Le droit n'est pas une science -"monstruosité kelsénienne"-, c'est une occupation pratique d'attribution. Plus précisément, "l'art juridique doit décou vrir la solution juste, celle sur laquelle les parties peuvent être conduites à s'entendre, devant laquelle il yale plus de chances qu'elles acceptent de s'incliner"2. Et déjà se dessinent quelques principes de combat contre le positivisme: le devoir-être n'est pas séparé de l'être; le droit n'est pas une prescription ou une exigence, mais un constat de répartition; le droit ne se réduit pas à l'obéissance au droit officiellement en vigueur, et d'une manière générale, le droit ne se réduit pas à des règles, ou à des lois3. Cependant, et de manière inhabituelle, ce jusnaturalisme entreprend de dénoncer l'intrusion du moralisme en droit, intrusion qui accompagnerait le droit naturel moderne. Prétendant se fonder sur une raison a priori, dépourvue de préjugés, celui-ci veut reconstruire l'ensemble du droit autour de la notion de droit subjectif. "Née de la négation de l'ancien ordre objectif classique, elle 1 M.Villey, La formation de la pensée juridique moderne, Cours d'histoire de la philosophie du droit (1961-1966), ed. dactylographiée Les Cours de droit, 160, rue St-J acques, Paris, 1ère ed. 1969, 4ème ed. 1975. La réédition préparée sous l'égide de Stéphane Rials sera publiée aux Presses Universitaires de France dans la collection Léviathan. 2 M.Villey, "Abrégé du droit naturel classique", in Leçons d'histoire de Philosophie du droit, Dalloz, 1962, p.117 3 Cf. à ce propos l'article de M. Villey dans le "Dialogue à trois voix" avec Kalinowski et Gardies, Archives de Philosophie du droit, 1974.. 6 <la philosophie moderne> s'est développée à mesure des progrès du subjectivisme: Occam, Hobbes, et les philosophes de leur école renoncent à lire dans la "nature" des rapports, des obligations sociales; ils n'y discernent que des droit indi viduels, des puissances, des libertés naturellement illimitées tant que la loi positive sortie du consentement des citoyens (et donc par une voie indirecte issue de ces mêmes libertés) ne vient pas leur tracer des bornes" 1. Pourtant, cette tradition culturelle subjectiviste n'est pas issue historiquement du droit, mais des religions juive et chrétienne, et du stoïcisme2, et elle sera puissamment relayée par certains représentants de l'école rationaliste moderne qui confondent le droit et la morale. Ceux-là, tels Pufendorf ou Kant, privilégient d'ailleurs le droit public, et prenant comme objets des individus isolés absolument libres, ils édifient jusqu'à aujourd'hui, des déclarations des droits de l'homme, nouvelles tables de la loi. C'est de ce moralisme que provient l'idéologie à la mode des droits de l'homme, dont Villey entend dénoncer le vide. "Nous ne cessons de colloquer sur les" droits de la personne humaine" , et de déclarer solennellement de nouveaux "droits" de l'individu: droit "au loisir", droit "au travail", "à la culture", "à la santé"3. L'idéal en est toujours grandiloquent, élevé, et toujours trompeur, selon Villey, car un fondement exclusif du droit sur la notion de droit subjectif, est utopique et porteur de confusion4. Que les hommes soient tous égaux, que la guerre doive être proscrite et toute violence condamnée, il ne s'agit plus là de droit, mais de morale, tournée vers une idéalité pure, et indifférente au monde sensibles. Le droit est ailleurs, et il se trouve d'abord dans le droit privé qui se contente d'établir la part de chacun. Si le droit n'est pas une prescription, mais un constat, s'il ne consiste pas à donner des ordres et des droits à des personnes, c'est qu'il se limite au domaine d'activité de la répartition des choses entre des possesseurs. "...Le juriste ne travaille pas dans l'illimité; il a mission de définir des rapports, des proportions: la part de chacun (suuln cuique) sur les biens sociaux "6. Il faut donc isoler la véritable tradition juridique, qui se fonde sur Aristote et s'établit à 1 M.Villey, "Abrégé du droit naturel classique", loco cit., p.157 2 Cf. "Incidences théologiques" in Leçons d'histoire de philosophie du droit, op. ciL, p.38 3 M.Villey, "Abrégé du droit naturel classique", lac. ciL, p.161. 4 Ibid., p.162. 5 Ibid., p.115. 6 Ibid., p160. 7 Rome à l'époque de Cicéron. Cette tradition correspond en effet à la pratique juridique effective, telle qu'elle existe encore aujourd'hui. "Aristote est moins démodé que Locke ou Rousseau, il est plus clair que M. Gurvitch ou M. Gény" 1. Retour, donc, pour comprendre le droit positif authentique, au droit naturel classique... Mais dans ce retour au droit classique, Villey définit le droit comme prudence, et non comme science, ce qui constitue finalement la troisième opposition où se marque la spécificité de sa démarche; le droit est saisi par l'équité, et non seulement par la pure légalité2. Cela signifie que Villey ne retient de manière sélective qu'un certain Aristote, et qu'un certain Saint Thomas: ceux qui rapportent le droit à la "Nature des Choses". La "nature des choses" fait, tout d'abord, référence à une nature qui dépasse le fait neutre de la physique moderne, une nature orientée vers des finalités et des essences3. C'est donc, en termes modernes, un entrelacement de l'être et du devoir-être, qui méritera d'être repris aux yeux de certains jusnaturalistes contemporains4. Cependant il faut ajouter aussitôt que la nature des choses ne peut être comprise que comme changeante et limitée changeante, c'est aux yeux de Villey la leçon de la célèbre présentation du droit naturel par Aristote dans l'Ethique à Nicomaque, dont il cite cette phrase essentielle: "Parmi toutes ces solutions qui pourraient être autres qu'elles ne sont, lesquelles tiennent à la nature des choses, lesquelles n'y tiennent pas, mais sont seulement conventionnelles et le fruit d'un accord commun, si les unes et les autres sont de la même façon sujettes au changement ?"5. Saint Thomas, pour sa part, répétera inlassablement que la nature de l'homme est changeante 1 Cf. "Philosophie grecque", in Leçons d'histoire de philosophie du droit, op. cit., p.35. 2 Cf. La formation de la pensée juridique moderne, op. cit., p.54-55 pour la prudence, et p.58-59 pour l'équité, se référant respectivement à Eth. Nie. VI, 9, pour la prudence, et à Eth. Nie., V, 14, pour l'équité (epieikeia). 3 Cf. La formation de la pensée juridique moderne, op.cit., p.126. 4 M. Villey, dans les Leçons d'histoire..., ch. VI, "Le XXème siècle", cite, p.l04: Maihofer, "Die Natur der Sache", Archiv für Rechts und Sozialphilosophie, 1958; Stratenwerth, Das Rechtstheorie Problem der Natur der Sache, 1957; Radbruch, Die Natur der Sache (Festschrift Lauss ), 1948. 5 M. Villey, La formation de la pensée juridique moderne, op. cil., p.5253, cite la traduction de Gauthier de l'Eth. Nie. 1134b 31-35. "Les unes et les autres", souligné par Villey, mais l'expression "nature des choses" de la traduction est présenté en italiques par nous. 8 natura hominis est mutabilis 1. La nature des choses est enfin limitée, parce qu'elle n'est établie à chaque fois que par l'observation, sans validité universelle. A cause de cette limitation ontologique fondamentale, le droit naturel classique ne peut poser de raisonnement scientifique, concurrent de la légalité de la physique moderne. Le droit naturel classique n'établit pas une science (épistémé), mais simplement une prudence (phronésis) :" Non, l'intelligence à elle seule observant les faits naturels n'atteint pas à la solution"2. D'Aristote, la démarche empiriste est retenue, mais non le cadre ontologique substantialiste qui permet au stagirite d'aboutir à la science en physique, en théologie ou en politique. Villey, ne prétendant raisonner qu'en juriste, ne définit pas les choses par un statut de substances premières au sein d'un ordre cosmologique fixe; les choses se définissent par leur seule qualité d'éléments attribuables à tel ou tel, c'est-à-dire relativement à leur fonction sociale. Parallèlement, de Saint Thomas n'est retenu que le sens de l'unité synthétique de la répartition concrète effectuée en droit, et par lequel l'Aquinate s'oppose à l'individualisme volontariste du nominalisme. Si Saint Thomas peut être tenu pour un interprète fidèle à Aristote, c'est dans la mesure où il reconnaît que le droit est de souche profane3. Ainsi, à cause des deux refus fondamentaux du normativisme et du moralisme évoqués plus haut, Villey ne retient pas de saint Thomas une philosophie de la loi divine, ni de l'exigence morale. La nature des choses: c'est ainsi que Villey propose de définir le droit comme un principe spécifique, qui comprendrait la situation objective des hommes, comme référence à la fois globale et changeante. Expression riche de nuances empiriques. Il faut par exemple préciser que Jean Bodin, parce qu'il dispose d'un expérience historique plus étendue qu'Aristote, peut le dépasser dans la saisie du droit naturel; "et qu'aux institutions antiques de l'esclavage et de la cité il <Bodin> peut opposer les exemples de l'état et de la 1 M.Villey, Leçons d'histoire..., op. cit.,"Abrégé du droit naturel classique", p.139, évoque à ce propos, dans la Somme théologique de saint Thomas, la IIae qu.94, art.5 ; qu.95, art.2 ; qu.96, art.2 ; qu.97, art. 1, 2, 3 ; qu.IO, art.8 ; qu.l04, art.3 ; lIa IIae, qu.57, art.2. 2 M. Villey, "Abrégé du droit naturel classique", loc.ciL, p.143. Cf. encore à ce propos La formation de la pensée Juridique moderne, op.cit., p.129. 3 M. Villey, "Incidences théologiques", loco cit., p.43, et "De la laïcité du droit selon saint Thomas", pp.203ss. Ce point est relevé par J.Freund, "Michel Villey et le renouveau de la Philosophie du Droit", lac. cit., p.6. 9 liberté, issus d'expériences plus récentes, qui, démontre-t-il, répondent mieux aux fins naturelles des hommes" 1. Ainsi l'expression de nature des choses peut-elle sembler aussi suggestive au commentateur2. Le cadre d'activité du droit, le monde où il s'exerce, exerce aussi en retour, et au préalable, une influence sur le droit. Le droit se fonde sur un donné social et objectif, qui ne peut être retrouvé que par une attention aux circonstances, jusque dans l'irrégularité de leur empirie. La tendance aux applications expérimentales des lois, aussi bien que la poursuite du rôle du juge en dehors des solennités de l'audience, vers les pouvoirs du juge de cabinet: toutes ces redécouvertes des vertus de l'observation et du particulier, qui sont nouvelles dans la tradition légicentriste du Code civil, peuvent alors être expliqué par une théorie objective, et non seulement volontariste du droit. A partir d'un débat entre MM. Tzitzis et Vallançon, amplifié par deux réponses écrites, cet ouvrage réunit des lectures et des appréciations très différentes de la doctrine de Villey. Il entreprend donc une relecture des fondements du droit au travers d'une lecture critique de la doctrine de Villey. Au-delà du droit, c'est l'épistémologie et la philosophie générale, la philosophie des sciences et l'histoire de la sociologie qui seront invoquées dans les lectures critiques de Villey, qui, pour la première partie de ce recueil, proviennent d'auteurs établis en France. Comme on le verra, les points de vue y diffèrent considérablement, chaque contribution suivant une démarche libre et particulière. Il reste, cependant, que chaque cet ouvrage vise à maintenir dans cette discussion autour de Villey un effort d'attention à l'oeuvre, nécessaire à la compréhension, et un souci de respect mutuel au regard de l'intérêt de l'étude, respect sans lequel aucune dialectique ne serait possible. Mais l'interrogation de Villey ne s'arrête pas, nous semble-t-il, aux frontières de notre hexagone. Ses lecteurs le savent, qui connaissent Perelman, Cossio ou Radbruch au travers des appréciations critiques portées par Villey. Villey commentateur des auteurs étrangers: c'est déjà une part importante de son oeuvre. Mais à l'inverse, la réception de son oeuvre de à l'étranger n'a pas toujours été connue en détail par Villey lui-même, ni par l'ensemble de ses lecteurs francophones. Il apparaît pourtant essentiel de connaître cette réception, et les discussions qu'elle a suscitées, dans les l "Abrégé du droit naturel classique", loco cit, p. 142. 2 C'est aussi, bien sûr, une confrontation avec la compréhension de la nature des choses par un F. Gény ou par un Hayek qui permettrait de situer ici Villey 10 pays où Villey a eu le plus d'influence, car elles enrichissent et relancent en quelque sorte la discussion de son oeuvre. Aussi la deuxième partie de cet ouvrage présente-telle les contributions de chercheurs, de professeurs et de praticiens étrangers, qui ont souvent connu personnellement Villey, et qui ont suivi avec intérêt l'écho de son oeuvre. Il nous a semblé plus cohérent et plus riche de présenter pour cela, de manière indépendante, les diverses réceptions de Villey dans plusieurs cultures juridiques nationales. Au-delà de la diversité de style, et de tons personnels des auteurs, certains traits dominants apparaissent, de la proximité évidente avec les cultures latines à la redécouverte attentive par le monde anglo-saxon. De nouveau, la présentation de renseignements sur un certain débat intellectuel peut s'accompagner d'une position critique ou continuatrice, toujours fondée sur la valeur du dialogue et l'importance de l'oeuvre commentée. Cet ouvrage n'aurait pu être réalisé sans l'aide de MM. Vallançon et Tzitzis, auxquels nous exprimons ici notre très vive reconnaissance. Plus largement, nous remercions aussi Stewart Shackleton, et tous ceux qui ont aidé à la réalisation de ce projet. Décembre 11 1993 In Memoriam par François V allançon * Résumé: le rôle de Michel Villey en France et dans le monde est présenté de manière synthétique par un hommage posthun1e aux caractéristiques essentielles de son oeuvre: orientation vers le concret, saisie de l'essence du droit par la dialectique d'Aristote et par la pensée de saint Thomas. Michel Villey est mort le 24 juillet 1988 à l'âge de 74 ans. Son nom reste attaché à la philosophie du droit, qu'il a introduite, ou réintroduite en France à partir de 1950 environ. Il est trop tôt pour faire le bilan de son apport dans cette discipline. Mais il est possible, quand on a été son assistant pendant plus de dix ans, de dresser un inventaire provisoire de ses travaux et de son rayonnement. Aussi vaisje simplement énumérer quelques thèmes majeurs de son enseignement, l'état de son rayonnement, et certains traits de sa personnalité. Lui avait beaucoup plu, lors de son séjour en Extrême-Orient, la manière chinoise de diviser une conférence, qui lui avait été demandée en 1947-1948, en dix-huit parties. Qu'il me soit permis, sinon d'imiter cette chinoiserie, du moins de renoncer pour une fois à la tradition française du plan en deux ou trois parties, et qui déroute si fort les étudiants portugais et brésiliens. * Secrétaire Général du Centre de Philosophie du Droit de l'Université de Paris-II. (Article reproduit avec l'autorisation de la revue Nomos) 13 Michel Villey a peu écrit, parce qu'il estimait avec Platon que l'enseignement philosophique est essentiellement oral. Et même quand il parlait, c'était loin des foules. Non par ésotérisme, ou élitisme, mais parce que sa propre expérience rejoignait celle d'Aristote pour qui, on le sait, est nécessairement réduit le nombre de ceux qui, ayant satisfait aux exigences matérielles de la vie, ont l'esprit suffisamment libre pour s'adonner à la réflexion désintéressée. Quoi de plus désintéressé, en effet, que de se demander quelle est la nature du droit? Quelle est la place de la dialectique dans la recherche du juste? Qu'est-ce que le droit naturel? Quel est le sens des droits de l'homme? Quelle est l'assise philosophique des systèmes juridiques contemporains? Quoi de plus agaçant que ces interrogations pour un juriste professionnel, habitué à manier les textes sans discuter les principes? Mais interrogations pressantes aussi, que n'a cessé de poser M. Villey. Car si toutes les sentences, lois, ordonnances, constitutions, reposent sur des principes fictifs, l'ensemble de la construction juridique s'écroule, ou on la fait tenir par une fuite en avant, séduisante pour les philosophes de l'histoire, mais épuisante pour les justiciables. A moins qu'on ne préfère entasser texte sur texte, raisons sur raisons, dans l'idée que plus la pile s'élève, moins il est besoin de s'inquiéter de la base. M. Villey n'a pas craint de demander à ses collègues s'il ne serait pas possible, souhaitable, de freiner cette course contre la montre qui a nom inflation législative, et de dégager un socle avant de poser des lois comme se dispense de le faire le positivisme juridique. De là suivent, chez M. Villey, de nouvelles questions. Qu'est-ce qui est susceptible de porter l'homme, sinon la nature? Puisque en effet, ce qu'un homme a fait, un autre homme peut toujours le défaire, et que seul ce qu'un homme a reçu sans l'avoir fait peut être transmis sans être défait par un autre... Mais c'est trop peu de dire que la nature serait ce que l'homme n'a pas fait, mais serait au contraire ce qui a fait l'homme. Il y a nature et nature, et par conséquent, bien des formes diverses, voire opposées, de droit naturel. M. Villey, après Léo Strauss, mais différemment de lui, a opposé le droit naturel classique et le droit naturel moderne. Dans celui-ci, la nature est fixe, neutre, faite d'individus. Dans celui-là, la nature est mobile, est bonne, est faite de relations. Ici, le droit naturel est imprescriptible, immuable, bref, sacré: on peut le déclarer pour le faire échapper aux contingences humaines. Il est neutre, en ce sens qu'il est au dessus du bien et du mal, tandis que le droit positif relève de l'arbitraire de chaque sujet humain. Ce droit naturel est fait 14 d'individus, et d'eux seuls, autant dire qu'il ne supporte que des droits subjectifs ou objectifs, contractualistes ou légalistes. Là, au contraire, le droit naturel classique est changeant. Il n'est pas que muable, il est aussi stable, orienté par le bien, la fin, et trouvant en lui, en elle, son repos, comme tout ce qui pousse - phuein, phusis, natura - comme tout ce qui est vivant. C'est le droit du monde sublunaire. Eudémonique et pas seulement dynamique, ce droit naturel est encore cosmique, en ce que non seulement les vivants y sont chacun ordonnés à leur bon état, mais encore en ce qu'ils sont, les uns par rapport aux autres, placés en bon ordre, dans une belle et bonne disposition. Du droit naturel moderne, l'exemple-type est la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen de 1789. Dans ce texte fameux, M. Villey voyait un des derniers avatars du nominalisme, cette théorie de la connaissance, élaborée au XIVe siècle par Guillaume d'Occam, qui débouche sur une logique moniste de la nécessité et sur une métaphysique individualiste de la volonté: double pilier qui devait servir à supporter les constructions du subjectivisme juridique, en attendant d'étayer celles de l'objectivisme juridique. Du droit naturel classique, on a une illustration dans Ie droit romain: jus naturale est quod natura omnia animalia docuit. Dès les premières phrases du Digeste le droit naturel est présenté comme ce qui est fait de mouvements et d'équilibres, de répartition des tâches et d'échange des services. Les mâles sont attirés par les femelles qui le leur rendent bien- conjunctio. De cet attrait, jaillissent d'autres êtres avec les mêmes caractères - procreatio - et, en particulier ayant un dynamisme propre, soumis à un guide et mesurable - educatio.. C'est à travers le droit romain que M. Villey a retrouvé ce droit naturel, et à travers ce droit naturel qu'il a retrouvé Aristote, sa méthode et la portée philosophique autant que juridique de celle-ci. La méthode d'Aristote, c'est la dialectique. Mais la dialectique d'Aristote ne s'oppose pas moins à la dialectique hégélienne qu'aux rêveries d'un promeneur solitaire. La discussion organisée, entre gens préparés, sur des sujets choisis, telle est la méthode formalisée par Aristote avec un degré de perfection tel que Kant croira encore qu'il n'est guère possible d'y ajouter. Cette mise en forme de la dialectique par Aristote lui permettra de servir de modèle aux discussions judiciaires des Romains, puis aux discussions scolastiques avant de culminer dans l'emploi qu'en fera saint Thomas d'Aquin. Aristote, le droit romain, saint Thomas d'Aquin, trois autorités constamment alléguées par M. Villey, et qu'il tâcha de 15 substituer à celles que la mode, l'idéologie ou l'ambition ont introduites de force dans l'Université. Le succès de M. Villey n'a pas été grand. Il lui est arrivé ce qui est arrivé à beaucoup d'autres, notamment à Aristote et à saint Thomas: de leur vivant, ils ont été suivis par quelques disciples fervents, mais ils ont été ignorés ou rejetés par leurs pairs. Nul n'est prophète en son pays. Leur succès est venu plus tard. Pour M. Villey, le succès est venu d'ailleurs. En France, il a eu quelques amis avec lesquels il ne craignait pas de croiser le fer: Henri Batiffol, Georges Kalinowski, Jean-Louis Gardiès, Michel Virally, Jacques Ellul, François Terré, Jeanine Chanteur, Yvonne Bongert. Il a eu quelques disciples, d'orientation très diverse: André-Jean Arnaud, Nicos Poulantzas, Marcel Thomann, Blandine Barret-Kriegel, Stéphane Rials1. Cela fait peu de monde. . A l'étranger, il a été mieux reconnu, sinon mieux compris. Sa direction des Archives de philosophie du droit, son rôle dans le choix des thèmes et des conférences pour le séminaire hebdomadaire à l'Université de Paris II, sa place au sein de l'Association internationale de philosophie du droit et dans les congrès internationaux, tout cela lui a donné une audience étendue à tous les continents. En Asie, où des liens plus étroits ont été noués au ,Liban, en Indochine, au Japon. En Afrique, que ce soit en Egypte, d'où est venu son cher Mohamed El Shakankiri, que ce soit en Afrique du Nord, Maroc, Algérie, Tunisie, en Afrique Noire et jusqu'en Afrique du Sud. C'est en Amérique que l'accueil a été le plus chaleureux, surtout en Amérique du Sud : Venezuela, Argentine, Chili, Colombie, Brésil. Il a été traduit en espagnol et en portugais. Au Canada, comme aux Etats-Unis, il n'a pas manqué d'auditeurs attentifs et intéressés. En Europe, enfin. L'Allemagne, l'Italie et l'Espagne lui ont réservé de solides amitiés: Coing, Fechner, Viehweg, outre-Rhin; Giuliani, Orestano, Cotta, Lombardi Vallauri, Todescan, Bobbio, au-delà des Alpes; Vallet de Goytisollo, Truyol y Serra, Sanchez de la Torre de l'autre côté des Pyrénées. En Suisse, A.Dufour. Quant à la Belgique, le nom seul de Perelman suffit à dire quelle sympathie, mais aussi quelle incompréhension il y rencontra. 1 Pour ne citer que les plus connus. Mais il y en a d'autres: Guy Augé, Christian Atias, Alain Sériaux, Michel Bastit, Marie-France RenouxZagamé, Jean-Marc Trigeaud, Jean-Louis Vullierme, René Sève, Stamatios Tzitzis, Pierrette Poncela. 16 Un homme est passé devant nous: l'image en a disparu, mais la réalité demeure, pas seulement dans le souvenIr. M. Villey a été un homme simple, d'un abord facile quoique austère, toujours à la portée de ses étudiants. S'il est vrai, ainsi que l'a dit Bergson, que l'essence de la philosophie est dans la simplicité, il a été un vrai philosophe. Homme désintéressé, il a fui les honneurs, et les honneurs l'ont fui. Que de fois n'a-t-il pas redit que la philosophie est étrangère aux soucis pragmatiques, aux succès de carrière, aux ambitions politiciennes. Sur ce point aussi, il a vécu comme il a enseigné. Esprit synthétique, il n'a pas cessé d'affirmer que la philosophie est un effort d'unité, une vision globale, une saisie du tout. Esprit exigeant, il a passé sa vie à dénoncer les simulacres que sont les mots- en droit, les textes de loisquand ils ne sont pas porteurs de sens, ou quand ce sens qui leur vient des choses, et qu'en retour ils leur confèrent, ne vient pas d'une vision intérieure plus unifiée, plus élevée, venue d'ailleurs. Cette vision intérieure, il est permis de penser qu'elle le comble maintenant et qu'elle continuera d'inspirer ceux pour qui le jus reste ['ars boni et aequi, d'une entière actualité et d'une continuelle fécondité. Paris, le 25 mai 1989 17 Première Partie Le droit naturel de Michel Villey