MICHEL VILLEY ET LE DROIT NATUREL EN QUESTION

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MICHEL VILLEY
ET LE DROIT NATUREL EN QUESTION
Collection
«(Logiques Juridiques»
dirigée par Gérard MARCOU
Déjà parus:
- ASSOCIATION INTERNATIONALE DES JURISTES DEMOCRA TES, Les Droits de l'Homme: universalité et renouveau, 1789-1989, 1990.
- BOUTET D., Vers J'Etat de Droit, 1991.
- SIMON J. P., L'Esprit des règles: réseaux et règlementation
aux Etats- Urus, 1991.
- ROBERT P. (sous la direction de), Les Politiques de prévention
de la délinquance à l'aune de la recherche, 1991.
- ROBERT P. (sous la direction de), Entre l'ordre et la liberté,
la détention provisoire, deux siècles de débats, 1992.
- LASCOMBE M., Droit constitutionnel de la Vème République,
1992.
- HAMON F., ROUSSEAU D., (sous la direction de), Les
institutions en question, 1992.
- LOMBARD F., Les jurés. Justice représentative et représentations de la justice, 1993.
- BROVELLI G., NOGUES H., La tutelle au majeur protégé, La
loi de 68 et sa mise en œuvre, 1994.
(Ç)L'H arlnattan, 1994
ISBN: 2-7384-2619-0
Collectif
coordination de J.-F. Niort et G. Vannier
MICHEL
VILLEY
ET
LE DROIT NATUREL EN QUESTION
Éditions L'Harmattan
5-7, rue de L'Ecole-Polytechnique
75005 Paris
Avant-propos
par Jean-François Niort *
et Guillaume Vannier **
En défendant la nécessité d'une relecture d'Aristote et
de saint Thomas, pour mieux comprendre la spécificité du
droit, Michel Villey ne s'est pas limité à une redite:
il a
soumis la compréhension du droit à une étude du droit
naturel classique au cours de l'histoire de la philosophie.
Cette thèse jusnaturaliste, dans son contenu propre aussi bien
que dans sa double fidélité proclamée à Aristote et à saint
Thomas, cette méthode historique et philosophique, enfin, ne
vont nullement de soi, et appellent à la discussion autant qu'à
l'apprentissage. Le colloque qui a été consacré à Michel
Villey en 19841 avait été fidèle à son indépendance d'esprit,
en ce qu'il avait opposé des avis divergents, et réuni des
éloges aussi bien que des critiques, parfois sévères. C'est
peut-être dans cet éveil à une remise en cause, par l'histoire
de la philosophie du droit, que réside le legs intellectuel
transmis
par Villey, dont Julien Freund soulignait
récemment l'importance dans les Archives de Philosophie du
Droit2. La réédition prochaine, par le Pro Rials, de la
* Université de Paris-l, et Université du Quebec à Montréa]
** Université de Rouen, et Université de Caen.
1 Droit, Nature, Histoire, IVème colloque de l'Association Française de
Philosophie du Droit (Université de Paris-II- 23-24 Novembre 1984):
"Michel Villey, Philosophe du droit", Presses Uni versi taires d'AixMarseille, 1985.
2 L'article de J.Freund "Michel Villey et le renouveau de la philosophie du
droit", est paru dans les Archives de Philosophie du Droit,que Villey avait
longtemps dirigées, t.37, Droit et économie, Paris, Sirey, 1992, p.5 :
"Michel Villey a constitué un îlot d'intelligence juridique et philosophique
dans l'immense mer de l'intellectualisme artificialiste moderne".
5
Formation de la pensée juridique moderne1, et la parution
annoncée de ses Carnets, établis par le Pro Terré et par Mme
le Pro Frison-Roche, contribueront encore à faire accéder de
nouveaux lecteurs à son oeuvre, et à rappeler la nature du
renouveau philosophique souhaité par Villey. Villey s'était
plu, parfois, à souligner la nature inhabituelle, et même
polémique
de sa démarche.
De manière purement
descriptive, l'oeuvre de Villey peut donc se présenter
brièvement sous la forme de trois oppositions successives au
positivisme juridique, au moralisme moderne, et enfin à une
science du droit naturel.
Contre le positivisme juridique, tout d'abord, Michel
Ville y a affirmé saisir dans l'activité juridique effective du
particulier, du juge, et même du législateur, un droit naturel
consistant à accorder à chacun ce qui lui revient. Suu m
cuique tribuendi
: la très célèbre formule qui ouvre le
Digeste
est pour lui plus réaliste, et plus concrète, pour
décrire le droit, que tous les systèmes purs du droit
d'inspiration kelsénienne ou kantienne. Le droit n'est pas une
science -"monstruosité kelsénienne"-, c'est une occupation
pratique d'attribution. Plus précisément, "l'art juridique doit
décou vrir la solution juste, celle sur laquelle les parties
peuvent être conduites à s'entendre, devant laquelle il yale
plus de chances qu'elles acceptent de s'incliner"2. Et déjà se
dessinent quelques
principes
de combat contre le
positivisme: le devoir-être n'est pas séparé de l'être; le droit
n'est pas une prescription ou une exigence, mais un constat
de répartition; le droit ne se réduit pas à l'obéissance au droit
officiellement en vigueur, et d'une manière générale, le droit
ne se réduit pas à des règles, ou à des lois3.
Cependant,
et de manière
inhabituelle,
ce
jusnaturalisme
entreprend de dénoncer l'intrusion du
moralisme en droit, intrusion qui accompagnerait le droit
naturel moderne. Prétendant se fonder sur une raison a
priori, dépourvue de préjugés, celui-ci veut reconstruire
l'ensemble du droit autour de la notion de droit subjectif.
"Née de la négation de l'ancien ordre objectif classique, elle
1 M.Villey, La formation de la pensée juridique moderne, Cours d'histoire
de la philosophie du droit (1961-1966), ed. dactylographiée Les Cours de
droit, 160, rue St-J acques, Paris, 1ère ed. 1969, 4ème ed. 1975. La
réédition préparée sous l'égide de Stéphane Rials sera publiée aux Presses
Universitaires de France dans la collection Léviathan.
2 M.Villey, "Abrégé du droit naturel classique", in Leçons d'histoire de
Philosophie du droit, Dalloz, 1962, p.117
3 Cf. à ce propos l'article de M. Villey dans le "Dialogue à trois voix" avec
Kalinowski et Gardies, Archives de Philosophie du droit, 1974..
6
<la philosophie moderne> s'est développée à mesure des
progrès du subjectivisme:
Occam, Hobbes, et les
philosophes de leur école renoncent à lire dans la "nature"
des rapports, des obligations sociales; ils n'y discernent que
des droit indi viduels, des puissances,
des libertés
naturellement illimitées tant que la loi positive sortie du
consentement des citoyens (et donc par une voie indirecte
issue de ces mêmes libertés) ne vient pas leur tracer des
bornes" 1. Pourtant, cette tradition culturelle subjectiviste n'est
pas issue historiquement du droit, mais des religions juive et
chrétienne, et du stoïcisme2, et elle sera puissamment relayée
par certains représentants de l'école rationaliste moderne qui
confondent le droit et la morale. Ceux-là, tels Pufendorf ou
Kant, privilégient d'ailleurs le droit public, et prenant comme
objets des individus isolés absolument libres, ils édifient
jusqu'à aujourd'hui, des déclarations des droits de l'homme,
nouvelles tables de la loi. C'est de ce moralisme que provient
l'idéologie à la mode des droits de l'homme, dont Villey
entend dénoncer le vide. "Nous ne cessons de colloquer sur
les" droits de la personne humaine" , et de déclarer
solennellement de nouveaux "droits" de l'individu: droit "au
loisir", droit "au travail", "à la culture", "à la santé"3. L'idéal en
est toujours grandiloquent, élevé, et toujours trompeur, selon
Villey, car un fondement exclusif du droit sur la notion de
droit subjectif, est utopique et porteur de confusion4. Que les
hommes soient tous égaux, que la guerre doive être proscrite
et toute violence condamnée, il ne s'agit plus là de droit, mais
de morale, tournée vers une idéalité pure, et indifférente au
monde sensibles. Le droit est ailleurs, et il se trouve d'abord
dans le droit privé qui se contente d'établir la part de chacun.
Si le droit n'est pas une prescription, mais un constat, s'il ne
consiste pas à donner des ordres et des droits à des
personnes, c'est qu'il se limite au domaine d'activité de la
répartition des choses entre des possesseurs. "...Le juriste ne
travaille pas dans l'illimité;
il a mission de définir des
rapports, des proportions: la part de chacun (suuln cuique)
sur les biens sociaux "6. Il faut donc isoler la véritable
tradition juridique, qui se fonde sur Aristote et s'établit à
1 M.Villey, "Abrégé du droit naturel classique", loco cit., p.157
2 Cf. "Incidences théologiques" in Leçons d'histoire de philosophie du
droit, op. ciL, p.38
3 M.Villey, "Abrégé du droit naturel classique", lac. ciL, p.161.
4 Ibid., p.162.
5 Ibid., p.115.
6 Ibid., p160.
7
Rome à l'époque de Cicéron. Cette tradition correspond en
effet à la pratique juridique effective, telle qu'elle existe
encore aujourd'hui. "Aristote est moins démodé que Locke
ou Rousseau, il est plus clair que M. Gurvitch ou M. Gény" 1.
Retour, donc, pour comprendre le droit positif authentique,
au droit naturel classique...
Mais dans ce retour au droit classique, Villey définit
le droit comme prudence, et non comme science, ce qui
constitue finalement la troisième opposition où se marque la
spécificité de sa démarche; le droit est saisi par l'équité, et
non seulement par la pure légalité2. Cela signifie que Villey
ne retient de manière sélective qu'un certain Aristote, et qu'un
certain Saint Thomas:
ceux qui rapportent le droit à la
"Nature des Choses". La "nature des choses" fait, tout
d'abord, référence à une nature qui dépasse le fait neutre de
la physique moderne, une nature orientée vers des finalités et
des essences3. C'est donc, en termes modernes, un
entrelacement de l'être et du devoir-être, qui méritera d'être
repris aux yeux de certains jusnaturalistes contemporains4.
Cependant il faut ajouter aussitôt que la nature des choses ne
peut être comprise que comme changeante et limitée
changeante, c'est aux yeux de Villey la leçon de la célèbre
présentation du droit naturel par Aristote dans l'Ethique à
Nicomaque, dont il cite cette phrase essentielle:
"Parmi toutes ces solutions qui pourraient être autres
qu'elles ne sont, lesquelles tiennent à la nature des choses,
lesquelles
n'y tiennent
pas, mais sont seulement
conventionnelles et le fruit d'un accord commun, si les unes
et les autres sont de la même façon sujettes au
changement
?"5. Saint Thomas, pour sa part, répétera
inlassablement que la nature de l'homme est changeante
1 Cf. "Philosophie grecque", in Leçons d'histoire de philosophie du droit,
op. cit., p.35.
2 Cf. La formation de la pensée juridique moderne, op. cit., p.54-55 pour la
prudence, et p.58-59 pour l'équité, se référant respectivement à Eth. Nie.
VI, 9, pour la prudence, et à Eth. Nie., V, 14, pour l'équité (epieikeia).
3 Cf. La formation de la pensée juridique moderne, op.cit., p.126.
4 M. Villey, dans les Leçons d'histoire..., ch. VI, "Le XXème siècle", cite,
p.l04: Maihofer, "Die Natur der Sache", Archiv für Rechts und
Sozialphilosophie,
1958; Stratenwerth, Das Rechtstheorie Problem der
Natur der Sache, 1957; Radbruch, Die Natur der Sache (Festschrift Lauss ),
1948.
5 M. Villey, La formation de la pensée juridique moderne, op. cil., p.5253, cite la traduction de Gauthier de l'Eth. Nie. 1134b 31-35. "Les unes et
les autres", souligné par Villey, mais l'expression "nature des choses" de
la traduction est présenté en italiques par nous.
8
natura hominis est mutabilis 1. La nature des choses est enfin
limitée, parce qu'elle n'est établie à chaque fois que par
l'observation, sans validité universelle. A cause de cette
limitation ontologique fondamentale,
le droit naturel
classique ne peut poser de raisonnement
scientifique,
concurrent de la légalité de la physique moderne. Le droit
naturel classique n'établit pas une science (épistémé), mais
simplement une prudence (phronésis) :" Non, l'intelligence
à elle seule observant les faits naturels n'atteint pas à la
solution"2. D'Aristote, la démarche empiriste est retenue, mais
non le cadre ontologique substantialiste qui permet au
stagirite d'aboutir à la science en physique, en théologie ou
en politique. Villey, ne prétendant raisonner qu'en juriste, ne
définit pas les choses par un statut de substances premières
au sein d'un ordre cosmologique fixe;
les choses se
définissent par leur seule qualité d'éléments attribuables à tel
ou tel, c'est-à-dire relativement à leur fonction sociale.
Parallèlement, de Saint Thomas n'est retenu que le sens de
l'unité synthétique de la répartition concrète effectuée en
droit, et par lequel l'Aquinate s'oppose à l'individualisme
volontariste du nominalisme. Si Saint Thomas peut être tenu
pour un interprète fidèle à Aristote, c'est dans la mesure où il
reconnaît que le droit est de souche profane3. Ainsi, à cause
des deux refus fondamentaux du normativisme et du
moralisme évoqués plus haut, Villey ne retient pas de saint
Thomas une philosophie de la loi divine, ni de l'exigence
morale.
La nature des choses: c'est ainsi que Villey propose
de définir le droit comme un principe spécifique, qui
comprendrait la situation objective des hommes, comme
référence à la fois globale et changeante. Expression riche de
nuances empiriques. Il faut par exemple préciser que Jean
Bodin, parce qu'il dispose d'un expérience historique plus
étendue qu'Aristote, peut le dépasser dans la saisie du droit
naturel; "et qu'aux institutions antiques de l'esclavage et de la
cité il <Bodin> peut opposer les exemples de l'état et de la
1 M.Villey, Leçons d'histoire...,
op. cit.,"Abrégé du droit naturel
classique", p.139, évoque à ce propos, dans la Somme théologique de saint
Thomas, la IIae qu.94, art.5 ; qu.95, art.2 ; qu.96, art.2 ; qu.97, art. 1, 2,
3 ; qu.IO, art.8 ; qu.l04, art.3 ; lIa IIae, qu.57, art.2.
2 M. Villey, "Abrégé du droit naturel classique", loc.ciL, p.143. Cf.
encore à ce propos La formation de la pensée Juridique moderne, op.cit.,
p.129.
3 M. Villey, "Incidences théologiques", loco cit., p.43, et "De la laïcité du
droit selon saint Thomas", pp.203ss. Ce point est relevé par J.Freund,
"Michel Villey et le renouveau de la Philosophie du Droit", lac. cit., p.6.
9
liberté, issus d'expériences plus récentes, qui, démontre-t-il,
répondent mieux aux fins naturelles des hommes" 1. Ainsi
l'expression de nature des choses peut-elle sembler aussi
suggestive au commentateur2. Le cadre d'activité du droit, le
monde où il s'exerce, exerce aussi en retour, et au préalable,
une influence sur le droit. Le droit se fonde sur un donné
social et objectif, qui ne peut être retrouvé que par une
attention aux circonstances, jusque dans l'irrégularité de leur
empirie. La tendance aux applications expérimentales des
lois, aussi bien que la poursuite du rôle du juge en dehors
des solennités de l'audience, vers les pouvoirs du juge de
cabinet: toutes ces redécouvertes des vertus de l'observation
et du particulier, qui sont nouvelles dans la tradition
légicentriste du Code civil, peuvent alors être expliqué par
une théorie objective, et non seulement volontariste du droit.
A partir d'un débat entre MM. Tzitzis et Vallançon,
amplifié par deux réponses écrites, cet ouvrage réunit des
lectures et des appréciations très différentes de la doctrine de
Villey. Il entreprend donc une relecture des fondements du
droit au travers d'une lecture critique de la doctrine de
Villey.
Au-delà
du droit, c'est l'épistémologie et la
philosophie générale, la philosophie des sciences et l'histoire
de la sociologie qui seront invoquées dans les lectures
critiques de Villey, qui, pour la première partie de ce recueil,
proviennent d'auteurs établis en France. Comme on le verra,
les points de vue y diffèrent considérablement, chaque
contribution suivant une démarche libre et particulière. Il
reste, cependant, que chaque cet ouvrage vise à maintenir
dans cette discussion autour de Villey un effort d'attention à
l'oeuvre, nécessaire à la compréhension, et un souci de
respect mutuel au regard de l'intérêt de l'étude, respect sans
lequel aucune dialectique ne serait possible.
Mais l'interrogation de Villey ne s'arrête pas, nous
semble-t-il, aux frontières de notre hexagone. Ses lecteurs le
savent, qui connaissent Perelman, Cossio ou Radbruch au
travers des appréciations critiques portées par Villey. Villey
commentateur des auteurs étrangers:
c'est déjà une part
importante de son oeuvre. Mais à l'inverse, la réception de
son oeuvre de à l'étranger n'a pas toujours été connue en
détail par Villey lui-même, ni par l'ensemble de ses lecteurs
francophones. Il apparaît pourtant essentiel de connaître
cette réception, et les discussions qu'elle a suscitées, dans les
l "Abrégé du droit naturel classique", loco cit, p. 142.
2 C'est aussi, bien sûr, une confrontation avec la compréhension de la
nature des choses par un F. Gény ou par un Hayek qui permettrait de situer
ici Villey
10
pays où Villey a eu le plus d'influence, car elles enrichissent
et relancent en quelque sorte la discussion de son oeuvre.
Aussi la deuxième partie de cet ouvrage présente-telle les contributions de chercheurs, de professeurs et de
praticiens étrangers, qui ont souvent connu personnellement
Villey, et qui ont suivi avec intérêt l'écho de son oeuvre. Il
nous a semblé plus cohérent et plus riche de présenter pour
cela, de manière indépendante, les diverses réceptions de
Villey dans plusieurs cultures juridiques nationales. Au-delà
de la diversité de style, et de tons personnels des auteurs,
certains traits dominants apparaissent, de la proximité
évidente avec les cultures latines à la redécouverte attentive
par le monde anglo-saxon. De nouveau, la présentation de
renseignements sur un certain débat intellectuel
peut
s'accompagner d'une position critique ou continuatrice,
toujours fondée sur la valeur du dialogue et l'importance de
l'oeuvre commentée.
Cet ouvrage n'aurait pu être réalisé sans l'aide de
MM. Vallançon et Tzitzis, auxquels nous exprimons ici notre
très vive reconnaissance. Plus largement, nous remercions
aussi Stewart Shackleton, et tous ceux qui ont aidé à la
réalisation de ce projet.
Décembre
11
1993
In Memoriam
par François
V allançon *
Résumé:
le rôle de Michel Villey en France et dans le
monde est présenté de manière synthétique par un hommage
posthun1e aux caractéristiques essentielles de son oeuvre:
orientation vers le concret, saisie de l'essence du droit par la
dialectique d'Aristote et par la pensée de saint Thomas.
Michel Villey est mort le 24 juillet 1988 à l'âge de 74
ans. Son nom reste attaché à la philosophie du droit, qu'il a
introduite, ou réintroduite en France à partir de 1950
environ. Il est trop tôt pour faire le bilan de son apport dans
cette discipline. Mais il est possible, quand on a été son
assistant pendant plus de dix ans, de dresser un inventaire
provisoire de ses travaux et de son rayonnement. Aussi vaisje simplement énumérer quelques thèmes majeurs de son
enseignement, l'état de son rayonnement, et certains traits de
sa personnalité.
Lui avait beaucoup plu, lors de son séjour en
Extrême-Orient,
la manière chinoise de diviser une
conférence, qui lui avait été demandée en 1947-1948, en
dix-huit parties. Qu'il me soit permis, sinon d'imiter cette
chinoiserie, du moins de renoncer pour une fois à la tradition
française du plan en deux ou trois parties, et qui déroute si
fort les étudiants portugais et brésiliens.
* Secrétaire Général du Centre de Philosophie du Droit de l'Université de
Paris-II. (Article reproduit avec l'autorisation de la revue Nomos)
13
Michel Villey a peu écrit, parce qu'il estimait avec
Platon que l'enseignement philosophique est essentiellement
oral. Et même quand il parlait, c'était loin des foules. Non
par ésotérisme, ou élitisme, mais parce que sa propre
expérience rejoignait celle d'Aristote pour qui, on le sait, est
nécessairement réduit le nombre de ceux qui, ayant satisfait
aux exigences matérielles de la vie, ont l'esprit suffisamment
libre pour s'adonner à la réflexion désintéressée.
Quoi de plus désintéressé, en effet, que de se
demander quelle est la nature du droit? Quelle est la place de
la dialectique dans la recherche du juste? Qu'est-ce que le
droit naturel? Quel est le sens des droits de l'homme?
Quelle est l'assise philosophique des systèmes juridiques
contemporains? Quoi de plus agaçant que ces interrogations
pour un juriste professionnel, habitué à manier les textes sans
discuter les principes? Mais interrogations pressantes aussi,
que n'a cessé de poser M. Villey. Car si toutes les sentences,
lois, ordonnances, constitutions, reposent sur des principes
fictifs, l'ensemble de la construction juridique s'écroule, ou
on la fait tenir par une fuite en avant, séduisante pour les
philosophes de l'histoire, mais épuisante pour les justiciables.
A moins qu'on ne préfère entasser texte sur texte, raisons sur
raisons, dans l'idée que plus la pile s'élève, moins il est besoin
de s'inquiéter de la base. M. Villey n'a pas craint de
demander à ses collègues s'il ne serait pas possible,
souhaitable, de freiner cette course contre la montre qui a
nom inflation législative, et de dégager un socle avant de
poser des lois comme se dispense de le faire le positivisme
juridique.
De là suivent, chez M. Villey, de nouvelles questions.
Qu'est-ce qui est susceptible de porter l'homme, sinon la
nature? Puisque en effet, ce qu'un homme a fait, un autre
homme peut toujours le défaire, et que seul ce qu'un homme
a reçu sans l'avoir fait peut être transmis sans être défait par
un autre... Mais c'est trop peu de dire que la nature serait ce
que l'homme n'a pas fait, mais serait au contraire ce qui a fait
l'homme. Il y a nature et nature, et par conséquent, bien des
formes diverses, voire opposées, de droit naturel. M. Villey,
après Léo Strauss, mais différemment de lui, a opposé le
droit naturel classique et le droit naturel moderne. Dans
celui-ci, la nature est fixe, neutre, faite d'individus. Dans
celui-là, la nature est mobile, est bonne, est faite de relations.
Ici, le droit naturel est imprescriptible, immuable,
bref, sacré: on peut le déclarer pour le faire échapper aux
contingences humaines. Il est neutre, en ce sens qu'il est au
dessus du bien et du mal, tandis que le droit positif relève de
l'arbitraire de chaque sujet humain. Ce droit naturel est fait
14
d'individus, et d'eux seuls, autant dire qu'il ne supporte que
des droits subjectifs ou objectifs, contractualistes
ou
légalistes. Là, au contraire, le droit naturel classique est
changeant. Il n'est pas que muable, il est aussi stable, orienté
par le bien, la fin, et trouvant en lui, en elle, son repos,
comme tout ce qui pousse - phuein, phusis, natura - comme
tout ce qui est vivant. C'est le droit du monde sublunaire.
Eudémonique et pas seulement dynamique, ce droit naturel
est encore cosmique, en ce que non seulement les vivants y
sont chacun ordonnés à leur bon état, mais encore en ce
qu'ils sont, les uns par rapport aux autres, placés en bon
ordre, dans une belle et bonne disposition.
Du droit naturel moderne, l'exemple-type est la
Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen de 1789.
Dans ce texte fameux, M. Villey voyait un des derniers
avatars du nominalisme, cette théorie de la connaissance,
élaborée au XIVe siècle par Guillaume d'Occam, qui
débouche sur une logique moniste de la nécessité et sur une
métaphysique individualiste de la volonté: double pilier qui
devait servir à supporter les constructions du subjectivisme
juridique, en attendant d'étayer celles de l'objectivisme
juridique.
Du droit naturel classique, on a une illustration dans
Ie droit romain: jus naturale est quod natura omnia
animalia docuit. Dès les premières phrases du Digeste le
droit naturel est présenté comme ce qui est fait de
mouvements et d'équilibres, de répartition des tâches et
d'échange des services. Les mâles sont attirés par les femelles
qui le leur rendent bien- conjunctio. De cet attrait, jaillissent
d'autres êtres avec les mêmes caractères - procreatio - et, en
particulier ayant un dynamisme propre, soumis à un guide et
mesurable - educatio.. C'est à travers le droit romain que M.
Villey a retrouvé ce droit naturel, et à travers ce droit naturel
qu'il a retrouvé Aristote, sa méthode et la portée
philosophique autant que juridique de celle-ci. La méthode
d'Aristote, c'est la dialectique. Mais la dialectique d'Aristote
ne s'oppose pas moins à la dialectique hégélienne qu'aux
rêveries d'un promeneur solitaire. La discussion organisée,
entre gens préparés, sur des sujets choisis, telle est la méthode
formalisée par Aristote avec un degré de perfection tel que
Kant croira encore qu'il n'est guère possible d'y ajouter.
Cette mise en forme de la dialectique par Aristote lui
permettra de servir de modèle aux discussions judiciaires des
Romains, puis aux discussions scolastiques avant de culminer
dans l'emploi qu'en fera saint Thomas d'Aquin. Aristote, le
droit romain, saint Thomas d'Aquin, trois autorités
constamment alléguées par M. Villey, et qu'il tâcha de
15
substituer à celles que la mode, l'idéologie ou l'ambition ont
introduites de force dans l'Université.
Le succès de M. Villey n'a pas été grand. Il lui est
arrivé ce qui est arrivé à beaucoup d'autres, notamment à
Aristote et à saint Thomas: de leur vivant, ils ont été suivis
par quelques disciples fervents, mais ils ont été ignorés ou
rejetés par leurs pairs. Nul n'est prophète en son pays. Leur
succès est venu plus tard. Pour M. Villey, le succès est venu
d'ailleurs. En France, il a eu quelques amis avec lesquels il ne
craignait pas de croiser le fer:
Henri Batiffol, Georges
Kalinowski, Jean-Louis Gardiès, Michel Virally, Jacques
Ellul, François Terré, Jeanine Chanteur, Yvonne Bongert. Il a
eu quelques disciples, d'orientation très diverse: André-Jean
Arnaud, Nicos Poulantzas, Marcel Thomann, Blandine
Barret-Kriegel, Stéphane Rials1.
Cela fait peu de monde.
.
A l'étranger, il a été mieux reconnu, sinon mieux
compris. Sa direction des Archives de philosophie du droit,
son rôle dans le choix des thèmes et des conférences pour le
séminaire hebdomadaire à l'Université de Paris II, sa place au
sein de l'Association internationale de philosophie du droit et
dans les congrès internationaux, tout cela lui a donné une
audience étendue à tous les continents. En Asie, où des liens
plus étroits ont été noués au ,Liban, en Indochine, au Japon.
En Afrique, que ce soit en Egypte, d'où est venu son cher
Mohamed El Shakankiri, que ce soit en Afrique du Nord,
Maroc, Algérie, Tunisie, en Afrique Noire et jusqu'en
Afrique du Sud. C'est en Amérique que l'accueil a été le plus
chaleureux, surtout en Amérique du Sud : Venezuela,
Argentine, Chili, Colombie, Brésil. Il a été traduit en espagnol
et en portugais. Au Canada, comme aux Etats-Unis, il n'a pas
manqué d'auditeurs attentifs et intéressés.
En Europe, enfin. L'Allemagne, l'Italie et l'Espagne
lui ont réservé de solides amitiés: Coing, Fechner, Viehweg,
outre-Rhin; Giuliani, Orestano, Cotta, Lombardi Vallauri,
Todescan, Bobbio, au-delà des Alpes; Vallet de Goytisollo,
Truyol y Serra, Sanchez de la Torre de l'autre côté des
Pyrénées. En Suisse, A.Dufour. Quant à la Belgique, le nom
seul de Perelman suffit à dire quelle sympathie, mais aussi
quelle incompréhension il y rencontra.
1 Pour ne citer que les plus connus. Mais il y en a d'autres: Guy Augé,
Christian Atias, Alain Sériaux, Michel Bastit, Marie-France RenouxZagamé, Jean-Marc Trigeaud, Jean-Louis Vullierme, René Sève, Stamatios
Tzitzis, Pierrette Poncela.
16
Un homme est passé devant nous:
l'image en a
disparu, mais la réalité demeure, pas seulement dans le
souvenIr.
M. Villey a été un homme simple, d'un abord facile
quoique austère, toujours à la portée de ses étudiants. S'il est
vrai, ainsi que l'a dit Bergson, que l'essence de la philosophie
est dans la simplicité, il a été un vrai philosophe. Homme
désintéressé, il a fui les honneurs, et les honneurs l'ont fui.
Que de fois n'a-t-il pas redit que la philosophie est étrangère
aux soucis pragmatiques, aux succès de carrière, aux
ambitions politiciennes. Sur ce point aussi, il a vécu comme il
a enseigné.
Esprit synthétique, il n'a pas cessé d'affirmer que la
philosophie est un effort d'unité, une vision globale, une
saisie du tout. Esprit exigeant, il a passé sa vie à dénoncer les
simulacres que sont les mots- en droit, les textes de loisquand ils ne sont pas porteurs de sens, ou quand ce sens qui
leur vient des choses, et qu'en retour ils leur confèrent, ne
vient pas d'une vision intérieure plus unifiée, plus élevée,
venue d'ailleurs. Cette vision intérieure, il est permis de
penser qu'elle le comble maintenant et qu'elle continuera
d'inspirer ceux pour qui le jus reste ['ars boni et aequi, d'une
entière actualité et d'une continuelle fécondité.
Paris, le 25 mai 1989
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Première Partie
Le droit naturel de Michel Villey
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