ORIGINE, DÉROULEMENT ET PRÉVENTION DES CRISES MONÉTAIRES
Par Olivier Davanne
Chargé de mission au conseil de la politique monétaire
Les crises financières constituent une grande famille assez disparate où on trouve aussi
bien des crises boursières (1929, 1987), des crises de solvabilité dans le secteur privé liées à
des prises de risque excessives (Savings and Loans aux États-Unis), des crises de solvabilité
dans le secteur public (Amérique latine au début des années 80, Russie plus récemment) ou
des crises de liquidité à caractère systémique, de très nombreux agents, même solvables,
se voient coupés de façon temporaire de leurs sources de financements (Corée en 1997). De
nombreuses crises ont un caractère mixte interagissent dégradation de la solvabilité de
certains agents et contraintes de liquidité pour d’autres (Thaïlande en 1997, Mexique en
1995).
On parle de façon plus spécifique de crise monétaire quand, de façon isolée ou dans le
cadre d’une crise financière plus générale, le taux de change est brutalement remis en
question par les investisseurs privés : cela peut se traduire par une forte chute de la devise ou
par des tensions importantes sur les taux d’intérêt, liées aux efforts de la banque centrale pour
défendre sa monnaie. Les crises monétaires engendrent généralement des coûts économiques
et sociaux très importants. Comme l’illustre l’expérience récente des pays asiatiques, elles
peuvent initier ou aggraver une crise financière générale dans la mesure l’affaiblissement
de la devise et/ou la hausse des taux d’intérêt déstabilisent certains agents ayant pris de
mauvaises positions sur le marché des changes ou sur celui des taux d’intérêt. La solvabilité
et la liquidité de nombreuses entreprises, financières et non-financières, peuvent ainsi être
menacées. Même dans un pays comme la France, on peut soutenir que les difficultés du
système bancaire ont é considérablement aggravées au début des années 90 par les effets
très négatifs des crises de change qui ont pénalisé de façon répétitive l’activité économique
française. Par ailleurs, les crises monétaires portent en elles un fort potentiel de contagion
internationale : les autres pays sont affectés soit directement, du fait des pertes de
compétitivité face au pays ayant dévalué, soit indirectement si les investisseurs échaudés par
la crise dans un pays adoptent un comportement de grande prudence dans les pays partageant
avec le pays en crise certaines caractéristiques communes.
Il est donc important de bien comprendre la mécanique des crises monétaires et de
rechercher les moyens soit de les prévenir, soit d’en limiter les conséquences si elles n’ont
pas pu être évitées. Pour ce faire, il est nécessaire de bien distinguer deux sortes de crises
monétaires, d’une part celles qui touchent les pays ayant accroché leur devise à celle d’un
autre pays et, d’autre part, celles qui concernent des pays dont la monnaie flotte. Les
premières sont en général beaucoup plus graves que les deuxièmes. Nous commencerons
ainsi par analyser l’origine du processus de perte de confiance dans une parité fixe.
D’où viennent les anticipations de dévaluation ?
A l’origine de toute crise monétaire, il y a bien sûr l’apparition d’anticipations de
dévaluation chez une proportion variable d’investisseurs. Ce sont ces anticipations qui
provoquent une fuite massive des capitaux et celle-ci contraint la banque centrale à utiliser
ses réserves de change et/ou à augmenter ses taux d’intérêt. Trois types de situation peuvent
conduire à l’apparition de telles anticipations :
1 Dans les crises dites de première génération, la devise est surévaluée et un déficit
extérieur trop important constitue la raison fondamentale de la fiance des investisseurs. A
un certain moment, la dette extérieure devient excessive et les investisseurs refusent de la
financer. Comme l’a bien montré Paul Krugman (1979), la crise a cependant de bonnes
chances d’intervenir avant même que la solvabilité du pays soit véritablement entamée car les
investisseurs anticiperont le risque de dévaluation et joueront contre la devise alors que la
situation n’est pas encore trop dégradée. Jusqu’aux années récentes, la quasi-totalité des
crises de change pouvaient être qualifiée de crises de première génération et le FMI joue un
rôle essentiel pour limiter les conséquences des crises de ce type : d’une part, le FMI conseille
les pays concernés en matière de rééquilibrage de leur politique macro-économique
(dévaluation et restrictions budgétaires) et, d’autre part, il accepte de se substituer
temporairement au secteur privé pour financer le déficit extérieur en attendant que les
ajustements précédents aient produit tous leurs effets. Ces prêts sont soumis à de fortes
« conditionnalités », c’est-à-dire que les fonds ne sont versés, par tranches successives, que si
le pays respecte les engagements pris.
La globalisation financière et notamment la suppression du contrôle des changes dans
de nombreux pays tendent à augmenter la violence de ces crises. En effet, la crainte d’une
dévaluation peut entraîner des sorties de capitaux de plus en plus massives. Tous les agents
exposés à ce risque vont vouloir et pouvoir se protéger, que ce soient des résidents endettés en
devises ou des non-résidents ayant réali des placements dans le pays considéré. A ces
comportements de précaution, que l’on peut juger parfaitement légitimes, vont venir se
superposer des comportements de pure spéculation : certains agents, notamment les fameux
« hedge funds », vont vendre à découvert la devise menacée pour profiter d’une éventuelle
dévaluation et la racheter plus tard à un cours déprécié.
Pour comprendre la dynamique des crises de change, qu’elles soient de première
génération ou des types nouveaux que nous allons discuter un peu plus loin, deux éléments
supplémentaires doivent être pris en compte :
D’une part, la hausse des taux d’intérêt n’est pas toujours, loin s’en faut, une
arme très efficace pour retenir les capitaux qui fuient le pays. Des taux d’intérêt portés à
un niveau élevé pour compenser les investisseurs contre le risque de dévaluation dégradent
l’équilibre des finances publiques de façon à la fois directe - hausse du poids de la charge de
la dette - et indirecte - freinage de l’activité économique et diminution des recettes fiscales.
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Ainsi, une hausse des taux d’intérêt peut parfois accentuer la défiance des marchés au lieu de
freiner les sorties de capitaux.
D’autre part, quand la parité cède à l’issue d’une crise de change, il est
important de voir que tout milite pour une instabilité exceptionnelle de la devise
concernée si elle est laissée totalement libre de flotter. Brutalement, la politique monétaire
a perdu sa référence : les investisseurs perdent en visibilité sur les perspectives d’inflation et
de taux d’intérêt. De plus, les agents privés endettés en devises étrangères ou les étrangers
détenteurs de la devise considérée, se trouvent dans une situation radicalement nouvelle en
matière de risque : la volatili augmente brutalement et personne ne sait véritablement à
quelle vitesse il est possible d’espérer un mouvement de stabilisation. Dans un tel contexte
d’incertitude, les investisseurs peuvent souhaiter refuser toute exposition à ce risque de
change, quel que soit le niveau attractif atteint par cette devise. Un effondrement ne peut être
exclu si le marché n’est aucunement guidé par les autorités monétaires. C’est ce
qu’enseignent aussi bien l’expérience - Mexique, Indonésie, Thaïlande, Corée - que la
théorie.
Au total, on voit ainsi que même un déséquilibre économique assez limi peut créer
une crise de change d’ampleur majeure. Quand les anticipations commencent à évoluer
défavorablement, les investisseurs savent que la défense de la parité sera très difficile et qu’en
cas de dévaluation, un scénario de spirale à la baisse allant bien au-delà de ce qui apparaîtrait
réellement justifié n’est pas à exclure. Ainsi, dans un tel contexte d’inquiétude, même un
déséquilibre économique modéré peut s’accompagner d’une fuite des capitaux massive. A la
limite, les crises peuvent même prendre un caractère auto-réalisateur et intervenir sans
déséquilibre économique fondamental. On rentre alors dans la logique des crises de deuxième
génération.
2 Les crises du SME des années 1992 et 1993 ont ainsi illustré la possibilité de
crises monétaires dans des pays dont la solvabilité était pourtant insoupçonnable, comme le
Royaume-Uni ou la France. Dans une perspective de moyen et long terme, la parité est jugée
soutenable dans les crises de ce type1. Mais, l’économie est dans une phase de ralentissement
économique cyclique et de montée du chômage et aurait besoin d’une politique monétaire
plus expansionniste que ne l’autorise la défense de la parité. Alors, comme expliqué par
Eichengreen, Rose et Wyplosz (1994), un cercle vicieux peut prendre forme. Si les marchés
suspectent un changement de cap abandon de la priorité au change et soutien de l’activité
–, les taux d’intérêt devront être portés à un niveau élevé pour compenser les investisseurs
contre le risque de dévaluation : cela aggrave le ralentissement économique et accentue en
retour la défiance des marchés. La crainte d’une dévaluation peut initier une spirale
difficilement contrôlable de hausse des taux d’intérêt se terminant souvent par la dévaluation
redoutée.
Les systèmes de change fixes sont ainsi des systèmes particulièrement vulnérables, en
l’absence de contrôle des changes, car les parités peuvent faire l’objet de crises de confiance
largement auto-réalisatrices, celles-ci peuvent venir de doutes sur la capacité à financer un
déficit extérieur crises dites de première génération ou d’inquiétudes sur les tendances de
l’activité et du chômage – crises dites de seconde génération.
1 En ce qui concerne les crises du SME, l’absence de surévaluation de la devise était claire pour la France, un peu
moins pour le Royaume-Uni.
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3 – Il n’est cependant pas possible de décrire toutes les crises monétaires à partir de la
grille de lecture précédente. Par exemple, la crise monétaire mexicaine de 1995 ne peut être
totalement expliquée ni par un problème de solvabilité, même si le déficit extérieur était
excessif, ni par la faiblesse de la croissance. D’autres vulnérabilités peuvent amplifier, voire
amorcer, le processus de crise monétaire.
C’est notamment le cas quand un pays solvable se met en situation de risque de
liquidité, c’est-à-dire quand sa dette extérieure est à court terme et que le financement de sa
balance des paiements devient par trop dépendant du renouvellement des crédits consentis. A
nouveau, on peut alors mettre en évidence un mécanisme de crise de confiance auto-
réalisatrice. Quand un créancier doute que les autres acceptent de renouveler leurs lignes de
crédit, il doit alors prendre en compte la possibilité d’une crise de financement et il devient
rationnel de réagir en coupant ses propres lignes de crédit. Comme Diamond et Dybvig
(1983) l’ont décrit, il y a deux équilibres possibles quand un débiteur solvable se place en
situation de risque de liquidité : le « bon » où chacun prête en pensant que les autres en feront
autant, le « mauvais » où chacun des prêteurs a peur d’être le seul à prêter et réagit en coupant
ses lignes de crédit, au risque de précipiter la crise qu’il redoute. Ainsi, un pays en situation
de risque de liquidité peut subir une fuite des capitaux particulièrement violente, car en
complément des mécanismes habituels dans une crise de change - comportements de
précaution et de spéculation - on voit alors apparaître un rationnement du crédit de la part des
créanciers internationaux.
Ces crises de liquidité auto-réalisatrices constituent-elles une simple possibili
théorique ou décrivent-elles la réalité de certaines crises monétaires récentes ? Le débat est
ouvert. Dans le cas du Mexique, les lignes de crédit ont certainement été coupées brutalement
en décembre 1994, mais les prêteurs n’ont réagi ainsi que quand ils ont appris le niveau
exceptionnellement bas auquel les réserves de change étaient tombées relativement aux
engagements à court terme du pays. La crise de liquidi est ainsi venue couronner une crise
de change plus traditionnelle et une fuite des capitaux qui avaient commen plusieurs mois
auparavant. On peut par ailleurs soutenir que, sauf cas exceptionnel, les banques ne coupent
véritablement leurs lignes de crédit, au risque de détériorer durablement leurs relations
d’affaires, que dans la mesure elles ont des doutes sur la solvabilité de leurs débiteurs.
Dans le cas de la Corée en 1997, par exemple, il est probable que la fragilité des banques a
contribué à la fuite des capitaux. Il est alors assez tentant de parler, comme Michel Aglietta et
Christian de Boissieu (1999), de crises de troisième génération, même si le vocable n’est pas
encore devenu usuel. Les crises de troisième génération ont des caractéristiques mixtes :
comme les crises de première génération, elles sont rendues possibles par des faiblesses
structurelles bien réelles (ici les fragilités du secteur financier) mais, comme dans les crises
de deuxième génération, le « mauvais équilibre » n’intervient qu’en réponse à une crise de
confiance auto-réalisatrice qui aurait pu être évitée, notamment si les agents avaient su mieux
gérer leur risque de liquidité.
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Crises monétaires dans un système de changes flottants
Les mécanismes décrits précédemment sont à l’œuvre dans les systèmes de changes
fixes. Les pays laissant flotter leur monnaie semblent moins vulnérables : on observe
d’ailleurs très peu de crises monétaires dans des systèmes de changes flottants. Pour être
honnête, il faut dire que jusqu’aux crises récentes, très peu de pays en développement
laissaient flotter leurs devises. Il est donc difficile de juger de la vulnérabilité des changes
flottants aux crises monétaires sur un échantillon suffisamment large de pays. Il est cependant
intéressant d’observer que le Mexique, qui avait décidé de laisser flotter sa monnaie après la
crise de 1994-1995, a considérablement limité les conséquences négatives des crises
asiatiques, russes et brésiliennes depuis deux ans.
Ceci étant dit, la question de l’occurrence des crises en changes flottants est assez
largement sémantique. Si on appelle crises monétaires, les situations le taux de change
bouge de 10% en quelques semaines, elles sont très fréquentes pour les devises flottantes
compte tenu de l’instabilité observée sur le marché des changes. Notons par exemple que la
parité dollar/yen a bougé de 13% en deux jours, les 7 et 8 octobre 1998. Mais, doit-on parler
de crise monétaire ? Ce vocable ne doit-il pas être réservé à des situations les mouvements
de change sont beaucoup plus importants (20%, 30% ou plus), à des situations les taux
d’intérêt montent à des niveaux très pénalisants pour l’activité économique ou à des
situations nécessitant l’intervention du FMI ? Vues sous cet angle, les crises monétaires
apparaissent remarquablement absentes dans les pays dont le change flotte. Sous réserve
d’inventaire, la Grande-Bretagne dans les années 70 fournit un des seuls exemples de
véritable crise monétaire dans un pays laissant flotter sa monnaie. Il s’agissait clairement
d’une crise de première génération, liée à des fondamentaux macro-économiques très
dégradés et ayant nécessité l’intervention du FMI.
Il nous semble que la raison principale de la robustesse des changes flottants est la
suivante : si le flottement n’interdit pas les crises de première génération, liées à de profonds
déséquilibres économiques, il rend très peu probables, voire impossibles, les crises de
deuxième ou troisième génération.
Les crises de deuxième génération, c’est-à-dire celles qui sont dues à des anticipations
de dévaluation peu justifiées par les fondamentaux économiques mais qui prennent malgré
tout un caractère auto-réalisateur, sont très largement désamorcées par le flottement de la
devise. En effet, celui-ci permet au taux de change de rejoindre sans drame le niveau jugé par
le marché comme cohérent avec les fondamentaux économiques ”. Le flottement permet
d’éviter le piège des taux fixes où la banque centrale est contrainte à monter ses taux d’intérêt
à des niveaux très élevés et/ou à utiliser toutes ses réserves de change pour défendre son
objectif de change face aux sorties de capitaux. La remontée des taux d’intérêt est déjà
pénalisante, mais il y a pire : en cas d’échec de cette politique, les autorités se retrouvent dans
une situation très périlleuse pour gérer l’ajustement rendu nécessaire du taux de change. La
hausse des taux d’intérêt a dégradé les fondamentaux économiques et, comme nous l’avons
déjà souligné, la perte des réserves rend difficile de s’opposer à une spirale baissière de la
devise, une fois rompue l’ancre qui l’unissait à une autre monnaie. L’hémorragie des réserves
de change contribue d’ailleurs grandement à la possibilité d’une crise de me génération,
c’est-à-dire qu’elle peut provoquer une crise de liquidité et une suspension des lignes de
crédit à court terme accordées au pays considéré.
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