Dissection de la voix... aptisée phonation, la production de la voix met en œuvre un système complexe dont les cordes vocales, au nombre de deux, constituent la clé de voûte. Structures de petite taille situées à la hauteur de la pomme d'Adam, elles apparaissent sous la forme de replis de la muqueuse du larynx. D'où la terminologie scientifique de «plis vocaux» qui souligne bien qu'elles ne sont en rien comparables aux cordes d'une guitare ou d'un violon. B D'une épaisseur de l'ordre de 0,4 mm et d'une longueur moyenne de 20 à 25 mm chez l'homme et de 16 à 20 mm chez la femme, elles sont écartées lorsque le sujet respire et se rapprochent quand il sonorise. Dans un article en ligne intitulé Physiologie de la phonation, Antoine Giovanni, Maurice Ouaknine et Renaud Garrel, du Laboratoire d'audiophonologie expérimentale et clinique de l'Université de la Méditerranée, à Marseille, résument cette «mécanique»: «Lors de la phase préphonatoire préparatoire, les muscles et les cartilages du larynx rapprochent les cordes vocales les unes des autres (position phonatoire), ce qui a pour effet de rétrécir la filière respiratoire. L'air contenu dans les poumons est ensuite propulsé par une expiration active à travers les cordes vocales. Les caractéristiques anatomiques de celles-ci permettent, grâce à leur surface feuilletée (1), une vibration passive de la muqueuse du bord libre sous l'influence de l'air phonatoire.» Si les cordes vocales (le «vibrateur») représentent l'élément cardinal du système phonatoire, ce dernier comprend aussi la «soufflerie» (abdomen et thorax), en amont, et les «résonateurs», en aval, lesquels sont composés de la cavité buccale, du pharynx, du cavum (2), des fosses nasales, de l'espace entre les lèvres et du vestibule laryngé. Ainsi que le précise le professeur Dominique Morsomme, spécialiste de la logopédie des troubles de la voix à l'Université et au Centre hospitalier universitaire (CHU) de Liège, le son que livrerait les plis vocaux, sans intervention des résonateurs, serait comparable à un bourdonnement. Une étape de modulation est donc indispensable à la production de ce qu'il est convenu d'appeler le langage articulé, qu'il soit parlé ou chanté. 23 (Photo: Hoong Wei Long) Deux cordes vocales qui n'ont de cordes que le nom, un système de soufflerie, des résonateurs: la production de la voix relève d'un système sophistiqué. Les troubles qui l'affectent peuvent être de différents ordres et leur diagnostic n'est pas toujours aisé s'ils sont discrets. L'utilisation d'échelles d'évaluation en permet une approche plus rigoureuse. Quant à la rééducation de la voix, il n'est pas rare qu'elle requière une prise en charge multidisciplinaire (1) Chez l'adulte, selon Hirano et collaborateurs (1983), la corde vocale est composée de cinq couches fines: la couche superficielle, la couche intermédiaire, la couche profonde, les couches intermédiaires et profondes de la lamina propria qui forme le ligament vocal. (2) Le cavum désigne le rhinopharynx, partie du pharynx située derrière les fosses nasales. Athena 258 / Février 2010 Logopédie ILLU Échelles perceptives (3) Oto-rhinolaryngologiste spécialisé dans les pathologies de la phonation. Le terme «phoniatre» est peu usité en Belgique. (4) Le grade se réfère à l'évaluation générale de la dysphonie. La production vocale étant un phénomène multidimensionnel, l'évaluation et la rééducation des troubles de la voix parlée (dysphonie) ou chantée (dysodie) peut atteindre un haut degré de complexité. La logopédie ne peut en aucun cas faire l'économie d'une collaboration avec un phoniatre (3). Ce dernier examine en premier le larynx et pose son diagnostic. L'examen des plis vocaux est riche en enseignements par la mise en évidence de diverses pathologies tels des nodules, un granulome, des polypes, une tumeur maligne ou encore une inflammation résultant de la consommation de tabac, d'un reflux gastro-œsophagien ou d'un excès de sollicitation (surmenage vocal des enseignants, des chanteurs, etc.). L'examen médical spécialisé permet également de déceler un éventuel déficit de la tension musculaire indispensable aux mouvements idoines d'écartement et de rapprochement des cordes vocales. Toutefois, le tableau se complique quand on sait que des patients chez qui une cause de dysfonctionnement a été diagnostiquée ne semblent connaître aucun trouble de la voix et que, à l'inverse, l'origine d'une dysphonie ou d'une dysodie demeure obscure chez d'autres. Dans ce contexte, le recours à des échelles perceptives d'évaluation de la voix est très prisé aujourd'hui pour favoriser une plus grande justesse du diagnostic. En effet, la perception qu'a le thérapeute de la production vocale de son patient dépend de multiples facteurs: son expérience dans le domaine, ce qu'il a entendu juste avant l'évaluation, la fréquence avec laquelle il entraîne son oreille, sa forme physique du jour, etc. «La question de la stratégie à mettre en œuvre pour rendre l'oreille experte n'a jamais été résolue jusqu'à présent», indique Dominique Morsomme. Les échelles d'évaluation ont donc été conçues pour fournir au phoniatre et au logopède des outils standardisés autorisant une analyse plus rigoureuse. Néanmoins, elles se heurtent à divers écueils. Un des objectifs de Dominique Morsomme et de son équipe est d'ailleurs de contribuer à les rendre plus fiables. Athena 258 / Février 2010 24 Ces échelles sont subjectives. Les deux principales (les plus employées dans le monde clinique) sont la GRBAS, qui est perceptive, et le VHI, axé sur l'autoévaluation vocale. Élaborée en 1981 par M. Hirano, l'échelle GRBAS se réfère à cinq paramètres: le grade (4), la raucité, le souffle, la sensation de forçage et la sensation de faiblesse vocale. Philippe Dejonckere, de l'Université d'Utrecht, a introduit ultérieurement un sixième paramètre: l'irrégularité ou instabilité vocale. Aussi parle-t-on désormais de l'échelle GRBASI. Définir des balises Comment s'opère l'évaluation ? Simplement. Le clinicien attribue à chaque paramètre une cote de 0, 1, 2 ou 3, le 0 symbolisant l'état normal et le 3, un problème sévère. «Nous demandons au patient de lire des textes phonétiquement équilibrés, de produire des A tenus (AAAAA...), etc., explique Dominique Morsomme. La question est de savoir si nous sommes fiables et cohérents, si, en réécoutant l'enregistrement d'un test après une semaine, nous arrivons aux mêmes conclusions que lors de la première audition. En fait, on observe une grande variabilité dans les résultats que ce soit dans le temps ou entre examinateurs. Dès lors, dans notre centre, les évaluations sont confiées indépendamment à un phoniatre, à un logopède et éventuellement à une troisième personne, puis soumises au jeu de la confrontation.» Bien qu'il existe une littérature foisonnante sur le sujet, la fiabilité des évaluations perceptives demeure sujette à caution. Sous l'impulsion du phoniatre français Antoine Giovanni, directeur du Laboratoire d'audiophonologie expérimentale et clinique de l'Université de la Méditerranée, des travaux regroupant de nombreux experts internationaux vont être initiés en 2010 avec l'ambition de définir des balises permettant, si possible, des évaluations vocales plus uniformes et plus fiables. De façon générale, l'enregistrement de la voix constitue un élément essentiel de la prise en charge des patients dysphoniques ou dysodiques, car il permet d'apprécier l'évolution de leurs troubles au cours ou au terme du traitement qui leur est prescrit. Malgré ses «défauts», l'échelle GRBASI reste l’apanage des cliniciens, qui soulignent sa facilité d’emploi dans un environnement clinique journalier et l’avantage qu’elle a de fournir une description de la qualité vocale relativement cohérente. Cependant, pour les troubles vocaux du chanteur, elle s’avère peu efficace. En effet, la voix parlée de certains patients dysodiques est souvent évaluée comme étant «normale», alors qu’en voix chantée le clinicien pourra percevoir du souffle, de la raucité ou encore de l’irrégularité vibratoire. «De plus, entre phoniatres, logo- Logopédie pèdes, psycho-acousticiens, phonéticiens, musiciens, chanteurs..., un même vocabulaire ne recouvre pas toujours une même réalité perceptive, rapporte le professeur Morsomme. L'élaboration d'une échelle pour la voix chantée est donc particulièrement importante et répond à un besoin clinique. Dans nos études, nous avons proposé une échelle composée de six paramètres (non gênant, harmonieux, agréable, régulier, stable, timbré) pour l'analyse du vibrato, une des caractéristique de la voix chantée. Sa fiabilité a été éprouvée par dix experts, qui ont évalué le vibrato de cinquante-quatre échantillons vocaux. Une analyse factorielle nous a permis de dégager trois facteurs: esthétique, physico-acoustique et global. Pour l'heure, nous poursuivons nos travaux afin de peaufiner notre approche.» Rester à l'écoute Une autre échelle d'évaluation subjective de la voix est le Voice Handicap Index (VHI), élaboré par B.H. Jakobson en 1997. Elle est née de la nécessité de quantifier l'aspect «invalidant» qu'un trouble vocal peut provoquer sur la qualité de vie, et de mesurer les conséquences psychosociales des troubles vocaux. Sur la base de trente items, le patient est appelé à décrire l'impact de sa dysphonie ou de sa dysodie dans sa vie de tous les jours, ce qui permet au praticien de mieux cibler les objectifs de la thérapie par rapport à ses desiderata. Cette échelle d'autoévaluation se révèle performante face aux troubles vocaux les plus fréquents, mais moins lorsque les perturbations sont discrètes, comme cela peut notamment être le cas chez des sujets dysodiques. Par ailleurs, son efficacité est faible pour les voix a-laryngées (5) ou les voix d'enfants. En 2008, lorsqu'elle travaillait à l'Université catholique de Louvain (UCL), Dominique Morsomme a adapté, avec l'aide de différents professionnels, le VHI au chant. Les demandes des chanteurs professionnels peuvent être extrêmement pointues et se référer à des troubles presque imperceptibles lors d'une évaluation perceptive. D'où l'intérêt d'une échelle d'autoévaluation adaptée aux chanteurs dysodiques et non dysodiques. L'échelle susmentionnée, issue du VHI, a fait son entrée en clinique tant en Belgique qu'en France. Elle a également été traduite en suédois, tandis que d'autres traductions et validations sont en cours, en particulier en anglais et en néerlandais. Bien que l'échelle perceptuelle GRBASI et l'échelle d'autoévaluation VHI soient relativement bien corrélées, spécialement pour les paramètres G (grade), R (raucité) et B (souffle breath en anglais), des discordances peuvent apparaître. Elles se manifestent rarement lorsque le patient rapporte un problème vocal conséquent, tel un souffle prononcé, mais se rencontrent parfois quand, échappant à l'autoévaluation (une voix un tantinet rauque, par exemple), une légère anomalie est néanmoins perçue par le thérapeute. Ou alors - c'est assez fréquent avec les chanteurs - quand la plainte du patient n'est pas corroborée par l'évaluation perceptive du phoniatre ou du logopède. En clinique, que faire s'il y a discordance ? «Ne pas trancher le problème avant d'avoir discuté avec le patient, répond Dominique Morsomme. Tout dépend de sa motivation. Certains opteront pour le statu quo à partir du moment où ils sauront qu'ils ne souffrent pas d'une pathologie grave comme un cancer du larynx. Toutefois, il convient de rester à l'écoute des patients qui se plaignent, même si aucune pathologie n'est décelée et que l'évaluation perceptive n'a rien révélé d'anormal non plus. Ainsi, chez les professionnels du chant, les plaintes touchent souvent à la sphère de la proprioception, ont trait à un "ressenti", à une gène. Il faut alors se demander ce qu'attend précisément le sujet d'une éventuelle rééducation et si les techniques logopédiques à notre disposition nous permettent de satisfaire à sa demande.» Une affaire de pression... À côté des échelles subjectives ont été développées des mesures qualifiées d'objectives. Sur la base de la production d’une voyelle tenue, d’un texte phonétiquement équilibré ou de listes de mots ou de phrases, une série de mesures acoustiques peuvent être relevées, comme la fréquence fondamentale, les niveaux de pression sonore ou encore la répartition des formants dans le spectre. De même, des mesures aérodynamiques telles que le débit d’air buccal, le flux d’air, la fuite glottique, le temps maximum phonatoire, la pression sous-glottique estimée (6) seront effectuées lors du bilan vocal. (5) Voix sans larynx, par exemple à la suite d'un cancer laryngé. (6) Cet examen porte le nom de PSGE (pression sous-glottique estimée). (7) Ensemble d'organes constituant un appareil – tractus urogénital, tractus vocal... Le professeur Dominique Morsomme, spécialiste de la logopédie des troubles de la voix à l'Ulg et au Centre hospitalier universitaire (CHU) de Liège. Courriel: Dominique.Morsomme @ulg.ac.be La pression sous-glottique estimée suscite un intérêt croissant car, comme l'ont montré plusieurs auteurs, elle est un bon indice de forçage vocal. Selon Dominique Morsomme, cette approche devrait s'affiner et pourrait déboucher sur la définition de valeurs de référence pour diverses pathologies, tels les nodules, lésions survenant de manière typique lors du 25 Athena 258 / Février 2010 Logopédie Les cordes en action 'observation de la vibration des plis vocaux est un examen ORL qui se réalise par vidéostroboscopie (stroboscopie avec visualisation sur un écran vidéo et couplage à un microphone) ou par cinématographie à haute vitesse. À l'œil nu, cette observation est impossible, les cordes vocales ayant 100 à 250 cycles vibratoires par seconde chez l'adulte. Les outils précités sont destinés à étudier différents paramètres: la symétrie de vibration en amplitude et en phase, la périodicité ou la régularité des cycles, la qualité de la fermeture des plis vocaux – les «fuites» génèrent du souffle -, la durée de fermeture glottique, la position de la fermeture et l'ondulation de la muqueuse. L La stroboscopie a pour principe d'utiliser une source de lumière pulsée ou interrompue périodiquement pour étudier les phases d'un mouvement. Elle ne donne pas accès à la réalité, mais génère au contraire une illusion d'optique comme le veulent la loi de Talbot et le phénomène dit de correspondance. Autrement dit, tel qu'il est perçu par l'observateur, le cycle vibratoire est reconstitué à partir de plusieurs cycles et donne l'impression de se dérouler au ralenti. Aussi la stroboscopie s'avère-t-elle performante pour l'observation de phénomènes réguliers, mais non de phénomènes irréguliers. La cinématographie à haute vitesse, elle, permet de flirter avec le temps réel, d'autant que les caméras les plus récentes atteignent une vitesse de 25 000 images par seconde. Nonobstant, cette technique demeure actuellement l'apanage des laboratoires de recherche. Elle se heurte à un écueil majeur: son coût relativement élevé. Le professeur Philippe Lefèbvre, chef du service ORL du CHU de Liège, vient néanmoins d'acquérir ce matériel pour la consultation du professeur Camille Finck, ORL phoniatre. C'est assurément la «technique de demain». «malmenage» vocal, ou l'œdème de Reinke, affection chronique du larynx dont la cause principale est le tabac. ILLU Ainsi que le rappelle Dominique Morsomme, la pression sous-glottique est un élément clé dans le phénomène de la phonation, l'émission sonore étant le résultat d'une utilisation soignée et précise de la pression d'air produite par le système respiratoire. «Pendant la phonation, l'accolement des cordes vocales crée un obstacle, explique-t-elle. Celui-ci entraîne une élévation de la pression en amont de la glotte, la pression sous-glottique. C'est elle qui donne l'impulsion nécessaire à la vibration des cordes vocales.» Et d'ajouter: «Il est utile de comprendre comment s'opère la régulation des processus aérodynamiques mis en jeu lorsqu'on parle, chante ou crie. Le changement des valeurs de pression résultant de ces activités permet de comprendre la structure et le fonctionnement du tractus vocal (7). Il permet aussi au clinicien de déduire un certain nombre d'informations concernant la nature des troubles laryngés et d'affiner son plan thérapeutique.» Le poids de émotions La production vocale est influencée par de multiples facteurs, dont beaucoup ne sont pas Athena 258 / Février 2010 26 pathologiques: la fatigue ou le stress, par exemple. On rencontre également des aphonies psychogènes, lesquelles constituent souvent un mécanisme de défense après un choc émotionnel (deuil, scène de crime, tentative de strangulation, etc.) - ne dit-on pas «Je reste sans voix» ? L'état émotionnel joue un rôle sur la respiration et les tensions musculaires globales. Et, partant, sur le processus vocal. Par ailleurs, de nombreux auteurs ont établi une corrélation entre les états émotionnels et la pathologie. «Par exemple, dit Dominique Morsomme, ils mentionnent, chez des adultes porteurs de nodules, certains états psychologiques tels que de la tension, de la colère ou de la dépression, et, chez des enfants, porteurs de nodules également, certains traits de personnalité caractéristiques suscitant de la frustration, des tensions ou encore des troubles émotionnels. Bien que ces observations se fondent sur des bases empiriques, le clinicien garde à l'esprit le lien éventuel entre certains traits de caractère du patient et la propension à développer des lésions consécutives au malmenage vocal, comme les nodules ou le polype, ou des troubles vocaux résultant d'un déséquilibre dans les tensions musculaires appelé dysphonie dysfonctionnelle.» On comprend mieux pourquoi la rééducation de la voix requiert quelquefois une prise en charge multidisciplinaire et une bonne communication entre les différents partenaires impliqués dans le suivi du patient. Même si ses techniques propres peuvent souvent suffire à rendre à ce dernier une phonation adéquate pour ses activités courantes - par exemple, lorsqu'il s'agit d'éliminer précocement un nodule né d'une surcharge vocale -, la logopédie ne peut se passer de l'oto-rhino-laryngologie et, plus particulièrement de la phoniatrie, qui la «pilotent» ou l'épaulent par un diagnostic précis et ensuite par une thérapie chirurgicale ou médicamenteuse. En outre, d'autres interventions peuvent être indiquées. Spécialement, celles d'un psychologue, d'un gastro-entérologue (les reflux gastro-œsophagien et laryngopharyngé peuvent jouer un rôle important sur la dégradation vocale), d'un kinésithérapeute ou d'un ostéopathe (afin de réharmoniser le fonctionnement musculaire et de rendre de la mobilité aux structures entrant en jeu dans le geste vocal). «Au-delà des aspects techniques, les variables psychologiques et motivationnelles, tant chez le patient que chez le thérapeute, sont des éléments clés dans la réussite de toute logopédie», conclut Dominique Morsomme. Philippe LAMBERT [email protected]