a difficulté n’est pas tant de comprendre les
idées nouvelles que d’échapper aux idées
anciennes.” Ainsi Keynes s’exprime-t-il dans la
préface à l’édition anglaise de sa « Théorie
générale ». Comment, en effet, accueillir des
idées nouvelles puis les mettre en application, sans d’abord renoncer
aux idées anciennes et à l’ordre caduc qu’elles régissaient. Toute
l’histoire du progrès technique montre cependant à quel point un tel
renoncement peut se révéler malaisé et retarder ou réduire les béné-
fices escomptés d’une grappe d’innovations technologiques. Tels
ces personnages de dessin animé qui ont dépassé le bord de la
falaise et continuent à courir, en suspension et sur place, sans
accepter de tomber puis de rebondir sur un sol nouveau, les acteurs
économiques et sociaux cherchent vainement, dans un premier
temps, à protéger leurs acquis passés contre les méfaits pressentis
d’une innovation au visage menaçant, avant que de se résoudre à
l’inéluctable changement et de finalement convertir, au bénéfice de
tous, les menaces en opportunités.
La révolution numérique, précisément parce qu’elle oblige à
repenser en profondeur les modèles d’affaire et les schèmes socié-
taux, suscite de vifs mouvements de contre-réaction, entretenus par
l’illusoire désir, que d’aucuns nourrissent, d’un maintien des règles de
l’ère pré-numérique. Mais quelles sont ces règles d’un passé révolu,
quelles sont les dix idées anciennes qu’un hypothétique nouveau
Keynes, auteur imaginaire d’une « Théorie générale de l’économie
numérique », nous prierait instamment d’abandonner aujourd’hui, afin
de leur mieux substituer, par contraposition, dix idées neuves ?
Les bits sont
captifs des atomes
Tout comme « boire un verre », « lire un livre »,
« écouter un CD » ou « visionner un DVD », sont autant de
métonymies, désignant un contenu sous le couvert de son contenant.
Il ne s’agit pas là de simples figures de style, qui n’auraient d’autre
portée que linguistique. Si, en réalité, nous lisons un roman, écoutons
une chanson ou visionnons un film, les industries cultu-
relles, quant à elles, produisent et vendent bel et bien
des livres, des CD et des DVD ! Du moins, tel était le
cas dans un univers pré-numérique, où les bits d’infor-
mation étaient univoquement attachés aux seuls atomes de leur
support matériel « naturel ». Avec la numérisation, lier le bien culturel
« roman » à la marchandise « livre » perd toute signification, car les bits
de la Chartreuse de Parme peuvent
indifféremment être lus, certes encore sur du papier, mais également
sur l’écran d’un ordinateur, d’un smartphone, d’une tablette tactile ou
d’un téléviseur connecté. Dans l’économie numérique, le minerai s’est
libéré de sa gangue, les bits se sont émancipé des atomes !
Le coût de production
est sensible aux volumes
Dans la mine d’un apologue fameux, dû à Maurice Allais,
les dernières tonnes de charbon, gisant au fond de gale-
ries reculées, sont plus coûteuses à extraire que les premières,
accessibles à ciel ouvert. Là réside la loi des rendements décrois-
sants, expression même de la rareté : produire davantage revient à
l’unité de plus en plus cher. La règle de tarification au coût de la
dernière unité, au « coût marginal », en découle très naturellement.
Qu’en est-il dans la mine numérique? Construire un réseau de commu-
nication électronique mobilise un investissement initial important ;
créer des contenus, originaux et riches, égale-
ment. En revanche, une fois un réseau déployé, le
coût marginal d’y écouler un bit supplémentaire
est négligeable ; de même, une fois créé le
« moule » originel d’un contenu, les coûts de sa duplication et de sa
distribution numériques sont très faibles. Ainsi, les bits d’information
diffèrent-ils sensiblement des tonnes de charbon : en fournir des
unités supplémentaires, loin de coûter de plus en plus, ne coûte
quasiment rien. Plate est la courbe qui relie le coût au volume, fixe
est le coût total, nul est le coût marginal.
L’utilité de consommation
dépend des quantités
La théorie néoclassique repose sur l’idéal-
type d’un consommateur dont l’utilité s’ac-
croît, d’une manière ralentie par la satiété, avec les
quantités qu’il acquiert des différents biens et services.
Cette épure est le reflet en miroir, dans le champ de la
consommation, de la loi des rendements de production
décroissants: tout se passe comme si le consommateur
« produisait » son utilité à partir d’unités dont l’accumulation lui
apporte à la marge de moins en moins de satisfac-
tion. Un tel modèle, s’il rend convenablement
compte de la consommation de la plupart des biens
matériels, entre en conflit avec la réalité de l’économie
numérique. À son opérateur fixe ou mobile, le consommateur
n’adresse pas en effet une demande de «x» minutes de communi-
cation ou de « y » mégaoctets de données, mais une demande
d’accès universel à tous les contenus disponibles sur l’internet.
Autrement dit, la demande numérique ne porte pas tant sur un
volume d’usage mesuré, que sur une option d’usage « illimité » ou,
plus exactement, « indéfini ». À l’instar du coût, l’utilité est plate,
indépendante des quantités : l’utilité marginale est nulle. Qualité et
diversité d’une offre d’abondance sont désormais les principaux
déterminants de la satisfaction du consommateur.
L
Nicolas Curien, ancien membre du collège de l’ARCEP
32x
N° SPÉCIAL DES CAHIERS DE L’ARCEP
●JANVIER 2012
Dans l’économie numérique, puisque « coût marginal =
utilité marginale = 0 », il en résulte que « prix = 0 » !
Cette équation « choc » ne doit être prise que
pour ce qu’elle signifie, c’est-à-dire « gratuité à
l’unité », « gratuité marginale », ce qui n’est
évidemment pas synonyme de « gratuité totale ».
Comprendre
et faciliter
la révolution
numérique
Place aux idées
Du monopole des télécoms
à la révolution numérique
2012
1997