Cheminement théorique
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IV – L’harmonie homme-nature : conservation… et gouvernance ?
Nature n’endure mutations soudaines sans grande violence
Rabelais, Gargantua
Reste l’harmonie homme – nature, second volet du développement durable socio-
centré. Ce rapport à la nature est cette fois observé au travers des politiques de
gestion des milieux naturels, et plus particulièrement des politiques
conservationnistes, qui assurent le respect des acteurs absents en orientant leurs
efforts essentiellement sur la nature, parfois au détriment des acteurs locaux. Nous
posons l’hypothèse suivante : certaines pratiques conservationnistes entraînent des
conflits sociaux. Face aux lacunes des politiques de conservation, la notion de
gouvernance, environnementale cette fois, permet-elle de répondre aux
problématiques soulevées par la crise écologique ? La notion de gouvernance s’avère-
t-elle aussi pertinente pour aborder les problématiques environnementales ?
1. La conservation : une harmonie homme-nature ?
1.1. Ecologue et écologiste de parti pris
L’acte de naissance de l’écologie (oecologie du grec oikos, maison, habitat et logos, discours) serait
daté de 1866 et attribué au biologiste allemand, Ernst Haeckel, un adepte des idées de Darwin
(Lévêque, 2001). L’écologie s’est constituée en science depuis le début du siècle, et se définit
comme « l’étude des interactions entre les organismes vivants et le milieu, et des organismes
vivants entre eux dans les conditions naturelles » (Frontier & Picod-Viale, 1998). Un langage, des
méthodes et des procédures de validation scientifiques, des institutions universitaires
transmettant, contrôlant et actualisant le savoir se sont progressivement mis en place autour de ce
nouvel objet scientifique que sont les milieux vivants. Comme le souligne Lévêque (2001),
l’écologie est une science de la connaissance. Elle ne doit en aucun cas être assimilée aux sciences
de l’environnement qui se rapprochent des sciences de la gestion. En outre, la confusion faite entre
science de l’écologie et mouvements idéologiques politiques est courante du fait de la forte
médiatisation des problématiques dites écologiques. Il est à noter que le langage scientifique utilisé
par cette nouvelle discipline qu’est l’écologie ouvre implicitement la voie vers une pratique sociale
visant une stricte protection de la nature et donne à percevoir l’homme uniquement comme un
destructeur (Barouch, 1989).
Les discours de protection de la nature de certains écologistes ont également pour représentation
dominante que la nature est en danger. D’autres vont plus loin dans cette analyse et estiment
qu’au travers de la nature c’est l’homme qui se trouve menacé dans son intégrité par le
productivisme, un discours souvent efficace à défaut d’être toujours objectif (Arnould, 2004). Le
but visé est la protection de la nature et l’outil principal de cette politique est l’interdiction qui
permet de protéger durablement les milieux naturels menacés. Les politiques de conservation de
l’environnement reposent souvent sur des instruments économiques, sociaux ou politiques (Weber,
1999), qui visent à réglementer les pratiques environnementales par des taxes ou des normes
(Bontemps & Rotillon, 1998). Mais en voulant ainsi conditionner les interactions entre société et
nature, le paradigme de la conservation peut renforcer les inégalités sociales et perturber le
fonctionnement de l’environnement (Descola & Palsson, 1996).
La conservation considérée comme la protection de zones sous forme de réserve est aussi ébranlée
par les connaissances démontrant la nécessité de la connectivité entre les milieux. Par exemple, la
Partie 1…
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problématique des changements climatiques rend illusoire la conservation de mêmes équilibres,
sous des conditions constantes. Il s’agit de raisonner en termes de réseau plutôt que de préconiser
la mise sous cloche d’éléments isolés. Il convient tout de même de nuancer nos propos, dans la
jungle des appellations mal contrôlées, et définir précisément ce qu’on appelle communément
l’écolo. Eloignons l’écologie scientifique du débat autour des terminologies de la notion
d’écologisme. Rappelons-le, l’écologie représente une branche de la biologie qui s’intéresse aux
relations de l’organisme avec son milieu, qu’on appelle aussi science des écosystèmes.
L’écologisme, lui, va plus loin en s’inscrivant contre l’anthropocentrisme. Autrement dit, c’est la
nature et non plus l’être humain qui est au centre de l’univers ; il existe une diversité de types
d’écologismes, dont quatre tendances principales (Bozonnet, 2005). D’un côté, l’écologie
profonde
25
et le conservationnisme représentent les tendances lourdes du mouvement écologiste,
souvent représentés par un monde associatif qui n’hésite pas à mener des actions sur le terrain ;
de l’autre l’écologie sociale et l’environnementalisme sont davantage portés par des institutionnels
ou des politiques, ouverts au compromis (Figure 16). Si les premiers placent au cœur de leur
préoccupation la protection de la nature stricto senso et organisent des actions choc, les seconds
abordent l’environnement dans sa globalité et organisent des débats entre parties concernées.
Variante radicale du
conservationnisme.
L’homme est considéré comme un
envahisseur illégitime de la planète.
Ex : Earth Fist !
Héritier des anciennes associations
naturalistes, protège la faune sauvage et
les paysages, place la nature au centre
de tout. Robert Hainard (1906-1999),
Ex : WWF
Privilégie la nature dans ses
valeurs centrales, mais y ajoute
l’environnement et la justice
sociale. Murray Boochkin Privilégie l’environnement
et touche une population
large
Environnementalisme
Ecologie sociale
Conservationnisme
Ecologie
profonde
Figure 16 : Présentation de différents courants d’ « écologisme »
« Ce contre quoi je me suis insurgé, et dont je ressens profondément la nocivité, c’est cette
espèce d’humanisme dévergondé issu, d’une part de la tradition judéo-chrétienne, et, d’autre part,
plus près de nous, de la Renaissance et du cartésianisme, qui fait de l’homme un maître, un
seigneur absolu de la création » (Claude Lévi-Strauss, Le Monde, 21-22 janvier 1979). Les
premiers mouvements environnementaux naissent aux Etats-Unis en réaction aux phénomènes de
surexploitation des ressources naturelles, lorsque le progrès devient synonyme de conquête de la
nature. Cette vulgate anti-progressiste s’est mise en place au cours du XXè siècle, fondée sur l’idée
simple d’un décalage inévitable entre le temps court et accéléré du progrès scientifico-techno-
industriel et le temps long des évolutions culturelles et psychiques du genre humain. Les
réfractaires à l’idée de progrès à tous prix sont alors contredits par économistes ou ingénieurs.
C’est le cas de l’appel de Heidelberg, lancé par des prix Nobel et autres sommités scientifiques en
1992, l’année même où se tient le sommet de la terre à Rio : « Nous nous inquiétons d’assister à
l’aube du XXè siècle à l’émergence d’une idéologie irrationnelle qui s’oppose au progrès scientifique
et industriel et nuit au développement économique et social ».
25
Traduction française du mouvement deep ecology
Cheminement théorique
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L’idée de progrès est désormais remise en cause: depuis le début des années’70 se multiplient les
mobilisations écologistes contre les méfaits du progrès techno-scientifique ou industriel, au nom de
la préservation de l’environnement. C’est le paradigme de la conservation de la nature, basé sur
une idéologie préservationniste d’une relation entre homme et nature forcément néfaste (Nash,
1989). On voit apparaître des mouvements dits d’écologie profonde, dont l’orientation dominante
est définie par le rejet de la modernité techno-scientifique et industrielle dans son ensemble,
conçue comme une impasse.
1.2. Une dictature des « acteurs absents » ?
Lévêque (2001) définit la conservation comme : « une démarche qui consiste à prendre en compte
la viabilité à long terme des écosystèmes dans les projets de gestion des ressources et des milieux.
Dans le sens anglo-saxon du terme, c’est une protection qui n’interdit pas que l’homme intervienne
dans les processus naturels ; c’est une philosophie de la gestion de l’environnement qui n’entraîne
ni son gaspillage, ni son épuisement ». Selon lui, le terme protection prend un sens différent car
« il est réservé aux opérations visant explicitement à sauvegarder des espèces ou des milieux
menacés par des activités humaines. Il s’agit de mettre en défense des écosystèmes particuliers ».
Les conservationnistes ou protectionnistes traditionnels voient alors d’une part la valeur esthétique,
biologique et écologique d’un territoire, et d’autre part les populations locales comme des obstacles
à l’harmonie naturelle.
Portés par des acteurs souvent extérieurs au territoire, les projets de conservation de la nature
peuvent ignorer les dynamiques socio-économiques locales, les pratiques de gestion des ressources
naturelles en place, les différents types d’usage associés à une ressource et les connaissances des
acteurs locaux (Gomez-Pompa, 1992). En découlent des conflits liés à l’accès aux ressources
naturelles et des perturbations des rapports homme-nature, premiers effets conduisant à des
phénomènes d’exclusion sociale et de dégradation environnementale (Diegues, 1992). Pourtant,
l’histoire nous a montré que nombreuses sont les communautés traditionnelles dont l’existence
repose sur un système durable de gestion des ressources naturelles. A partir de l’établissement
collectif d’une série de règles sociales, un régime de propriété commune est mis en place, système
particulier de propriété qui assure la disponibilité sur le long terme des ressources collectives. A
titre d’exemples, le pastoralisme traditionnel de groupes en Mongolie a permis le maintien de la
richesse des sols ; le système local d’irrigation au Népal a été le garant d’une alimentation en eau
efficace et équitable (Ostrom et al., 1999). Les comportements individuels liés à la gestion des
ressources communes peuvent être régulés, ce qui assure la survie des communautés et la
préservation des ressources (Ostrom, 1990). Il ne s’agit pas de défendre l’idée selon laquelle les
acteurs locaux ont toujours évolué en harmonie avec la nature, mais simplement de souligner le
fossé existant entre les bases théoriques de la conservation et ses résultats sur le terrain, un fossé
qui pourrait se résorber si les conservationnistes prenaient davantage en compte les humains
vivant sur ou à proximité du territoire en question (Abakerli, 2001). Car plutôt que d’intégrer
l’ensemble des parties prenantes aux politiques de conservation, les porteurs du projet proposent
aux acteurs locaux des compensations afin qu’ils se détournent peu à peu des ressources
naturelles ; et si en apparence ces mesures semblent positives, elles ont souvent été proposées
sans aucune étude des conséquences sur les stratégies des acteurs en question (Iied, 1994)
26
.
26
La critique vis-à-vis des approches conservationnistes vaut aussi pour les approches économistes. Il existe en
effet une variété de régulations culturelles et sociales qui permettent de gérer la rareté sans la mise en place
de mécanisme de marché.
Partie 1…
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1.3. L’implication des acteurs locaux, une vieille idée
Le mode de gestion actuel des milieux naturels se caractérise notamment par la parcellisation de la
gestion en entités cloisonnées, par la prépondérance de décision de type mono-acteur, par la faible
importance accordée à l’analyse des besoins et des pratiques effectives, l’accent étant mis sur le
déploiement des modèles et des outils disponibles (économiques, techniques, réglementaires),
enfin par l’éloignement des centres de décision par rapport à l’objet de la gestion (Barouch, 1989).
L’organisation moderne de gestion des milieux biophysiques se caractérise principalement par le
développement auto-renforçant de trois types de logiques :
- une logique économique qui envisage et utilise le milieu comme une ressource
- une logique technique qui concourt activement à transformer ce milieu
- une logique administrative qui se traduit par le renforcement de l’intervention publique
dans la gestion des milieux par voie réglementaire
Cette organisation s’est imposée progressivement au cours des deux siècles derniers comme la
solution rationnelle à la gestion des milieux. Elle paraît désormais si naturelle qu’on en oublierait
presque qu’une organisation différente ait pu exister avant elle : une étude fondée sur des
documents d’archives, montre au contraire qu’avant le Révolution française « il existait dans les
communautés montagnardes une organisation de gestion des milieux biophysiques consciente et
rationnelle » (Ollagnon, 1981). La légende, telle qu’on l’avait transmise à bon nombre d’ingénieurs,
voulait que l’intervention étatique ait répondu à l’incapacité des sociétés locales à se gérer elles-
mêmes : or, cette étude montrait au contraire que, par exemple, les inondations dévastatrices qui
avaient obligé l’Etat à intervenir dans la gestion du risque naturel en montagne n’étaient pas tant
dues à l’impéritie des populations locales qu’aux bouleversements provoqués par la Révolution
française dans l’ancienne organisation de la gestion des milieux, conjugués aux transformations
brutales introduites dans les communautés montagnardes par le développement économique et
technique. Au début du XIXè siècle, l’entretien du milieu physique, la protection contre les risques
naturels sont au cœur de la vie et de l’organisation locales. La nécessité de maintenir la qualité
écologique du potentiel économique est absolue. Un véritable phénomène de coévolution se
déroule dans chaque vallée de montagne : nature et société s’organisent mutuellement. Ceci se
traduit par une véritable culture de la vie en montagne, une pratique d’intégration de l’entretien et
de la sécurité au quotidien propre à chaque vallée. L’importance de l’activité agropastorale,
l’ouverture économique, les explosions démographiques imposent l’entretien du milieu naturel
(conservation des sols, drainage, etc...). Une telle pratique n’est ni spontanée ni naturelle. Mais la
mobilisation des acteurs repose d’abord sur la proximité des phénomènes réels et sur une
légitimité relativement aisée à fonder de la part des institutions qui la mettent en œuvre. « Ainsi
les besoins de sécurité et d’entretien du milieu suscitent-ils, dans la société traditionnelle, une
réponse globale unitaire conçue selon un modèle autarcique comme relevant de la responsabilité
directe et unique du groupe humain local, organisatrice tout autant des activités humaines que du
territoire » (Ollagnon, 1981). Les changements économiques, techniques et juridiques qui
marquent l’émergence de la société industrielle transforment cette organisation locale. Tandis que
les droits de la personne, de la propriété et de l’Etat se trouvent consacrés, les pratiques
territoriales qui ont permis de prendre en compte le risque naturel semblent se figer. Leur effet
protecteur du long terme régresse.
1.4. La prise en compte des « acteurs faibles »
Un problème environnemental ne peut être abordé indépendamment des contextes économiques,
sociaux et politiques dans lesquels il est ancré (Norton, 1991). De nombreux sociologues défendent
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la position selon laquelle une problématique socio-environnementale se construit, se définit et se
négocie en fonction des acteurs impliqués (Hannigan, 1995). Il s’agit alors d’aller vers un
conservatisme alternatif : un projet qui ne fasse violence ni au passé de l’humanité ni à l’inscription
de celle-ci dans la nature. Car l’insaisissable et pourtant existante nature humaine est tissée de
nature et d’histoire.
Sur un territoire, un projet de gestion ne peut fonctionner que si les acteurs du territoire se
l’approprient. Par exemple, la préconisation de bonnes pratiques, considérées comme légitimes au
niveau réglementaire et institutionnel, peut être rejetée a priori par les acteurs du territoire si
ceux-ci les considèrent illégitimes. Une démarche participative peut constituer un bon moyen
d’appropriation et de légitimation d’un projet territorial au niveau local. On sait que la conservation
concerne en France 1% du territoire, et pourtant, que d’histoires autour de ces zones, que de
litiges entre acteurs. Il s’agirait alors de considérer la valeur humaine d’un territoire au sein des
politiques environnementales ; autrement dit, humaniser la conservation de la nature et intégrer
les acteurs faibles aux projets environnementaux.
Nous définissons les acteurs faibles comme ceux qui ne disposent pas des meilleurs atouts dans la
négociation (charisme, pouvoir, relations…) pour imposer leur choix, leur valeur morale et défendre
leurs intérêts (Sébastien & Paran, 2004). Leur présence à la table des négociations dans une
démarche participative conduit à se poser deux questions : (1) comment éviter les recours (même
non délibérés) à la loi du plus fort pour prendre les décisions? Et (2) comment éviter les
phénomènes qui freinent le processus de décision? (Villeneuve & Huybens, 2002). Ces deux
questions n’ont bien évidemment pas la même portée dans des processus à décideur unique,
comme la consultation qui n’implique pas de négociation, ou comme la concertation qui implique
une négociation limitée. Seule la démarche participative se traduit par une implication positive des
acteurs dans la durée tout au long de l’élaboration d’un projet commun, dont ils ont eux mêmes la
responsabilité (Agence de l’eau RMC, 2002). Si l’approche participative fait actuellement l’objet de
nombreuses réflexions théoriques (Roche, 2002 ; Fiorino, 1996), les réalisations pratiques restent
peu nombreuses et les expériences comme les SAGE ou les Agenda 21 locaux progressent
lentement. Cette analyse nous conduit à poser l’hypothèse suivante : certaines pratiques
conservationnistes engendrent des conflits sociaux.
2. Quand la gouvernance s’attèle aux problématiques environnementales
2.1. L’environnement en manque de statut
a. la nature, capital anthropique
L’environnement représente « un bien ou service pour lequel les droits de propriété ne sont pas
définis » (Brodhag & Husseini, 2000). Pourtant, la définition des droits de propriété détermine la
manière dont les ressources seront exploitées (Stevenson, 1991). On distingue trois régimes de
propriété différents (Bromley, 1991 ; Ostrom, 1990) : (1) le régime de la propriété privée, où un
agent économique a un contrôle absolu sur la ressource, droit d’usus, de fructus et d’abusus, (2) le
régime de propriété publique, où l’Etat a le contrôle absolu sur la ressource et définit les conditions
d’usage de celle-ci et (3) le régime de propriété commune, où un ensemble d’individus engagés
contractuellement a le contrôle absolu sur la ressource et peut nommer un arbitre extérieur qui
fasse respecter le contrat.
Figure 17 : Environnement, la tragédie des biens communs ?
On a longtemps considéré les ressources naturelles comme intarissables, qui ne faisaient ni l’objet
d’une quelconque rivalité, ni d’une exclusivité…ni d’un quelconque intérêt pour la recherche. Un
idéal (pour certains) qui s’assombrit quand sa confrontation au réel révèle une « tragédie des biens
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