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ACADEMIE DE LOUVAIN
Questions de philosophie de l’histoire
FILO 2290
Année académique 2007-2008
La philosophie de l’histoire
dans la dernière philosophie de Schelling
Prof. Marc Maesschalck
Note de synthèse à l’usage de étudiants
Ces notes ont pour objectif de fournir un support didactique par rapport au
cours oral et formulent de manière directe les thèses discutées plus longuement
au cours (et défendues techniquement dans les articles de la farde de lecture).
© M. Maesschalck, 2007-2008, FILO 2290
Introduction générale
1. Thème et question du cours
Notre réflexion portera sur l’émergence de la conscience de l’objet en tant
qu’elle est constitutive du corps et du rapport à l’histoire. Autrement dit, la thèse
que nous défendrons est qu’il y aurait une certaine relation entre la conscience
de la formation de l’objet et la représentation du corps propre dans son rapport à
l’histoire.
Nous insistons sur cette clé de lecture pour une raison heuristique : les textes que
nous traverserons (la Philosophie de la Mythologie et la Philosophie de la
Révélation) sont marqués au plan symbolique - ils traitent de la mythologie et du
christianisme. Par conséquent, une première attitude consisterait à seulement
travailler la conscience religieuse. Or, en posant cette question du rapport entre
le corps et l’histoire, nous tentons de résister à la tentation de ne voir que la
question religieuse dans ces textes.
Schelling confirme d’ailleurs la clé de lecture que nous proposons lorsque, dans
la Leçon de 1842, il définit en ces termes le projet de sa philosophie de la
Mythologie :
« La philosophie de la Mythologie a pour objet de comprendre la possibilité d’un
procès théogonique de la conscience et sa nécessité sous quelque condition. Il faudra
dès lors : établir la possibilité d’un tel procès pour ensuite le diagnostiquer dans la
mythologie en tant qu’effectivité d’un tel mouvement1».
L’objectif que se fixe Schelling ne se réduit donc nullement à la compréhension
du phénomène de la Mythologie. Ce qui est plus radicalement en jeu, c’est de
comprendre à la fois la possibilité d’une conscience qui se projette sur un
processus théogonique et la nécessité qu’elle s’effectue sur ce mode là. La
question fondamentale qu’il pose est donc de savoir comment la conscience en
vient à s’historiciser sous la modalité théogonique ?
Schelling crée un verbe allemand pour désigner ce processus : « intranscendieren », que nous pourrions traduire par « in-transcendantalisation ».
Ce verbe a pour fonction de rendre compte du mouvement par lequel l’extérieur
s’intériorise ou, pour le dire plus précisément, de la possibilité qu’un rapport à
soi-même s’institue par la modalité de l’extérieur dans une effectuation
théogonique. Il y a donc tant un rapport au possible extérieur qu’au nécessaire
intérieur que nous pouvons schématiser suivant deux séquences :
1
F. D.W. SCHELLING, Sämtliche Werke, Bd. XI, p. 266.
2
1/ Possibilité – Extérieur – Théogonique → corps
2/ Nécessité – Intérieur – Histoire
→ Histoire
D’où le thème annoncé de notre réflexion : y a-t-il chez Schelling une thèse qui
poserait, par l’intermédiaire d’un processus théogonique, un lien entre le corps
propre et la nécessité de s’historiciser, comme deux moments constitutifs de la
conscience comprise en tant que liberté historique ?
2. Contexte de la question
Une hypothèse exégétique que nous formulons est que la solution que cherche
Schelling dans la dernière philosophie provient d’une insatisfaction
philosophique qu’il s’adresse à lui-même. Cette insatisfaction résulte de
l’incapacité dans laquelle se trouve sa philosophie pour penser le corps et pour
traiter de l’histoire - alors que c’était précisément ce qui l’avait conduit à rompre
avec les philosophies de Kant et Fichte.
La philosophie de Schelling est en effet en crise en 1807-1815. Toute la dernière
philosophie est la volonté d’utiliser des expériences ‘‘cliniques’’ universelles
qu’il analyse phénoménologiquement - tel que la religion chrétienne, la religion
mythologique… - comme lieux à partir desquels il peut répondre aux impasses
que sa philosophie rencontre.
Pourquoi est-il arrivé à ces impasses ?
2.1. Une impasse de la pensée du corps
Le premier problème est lié à la manière dont Schelling interprète le
christianisme, comme si sa philosophie avait été influencée par un certain type
de christianisme qui rate l’incarnation ; ce qui reflète finalement la trace de
l’incapacité de sa propre philosophie à penser le corps.
Pour le Schelling de cette époque, le christianisme est une religion qui explique
tout ce qu’il faut pour être un Dieu, et tout ce qu’il faut pour le redevenir. Pour
être Dieu, il faut être plus qu’un dieu, il faut être l’Absolu. C’est dans ces
réflexions que l’on trouve le thème romantique, hölderlinien et schellingien, de
la mise à mort des autres dieux par le Dieu chrétien. Le christianisme est ici
compris par Schelling, même s’il ne le thématise pas explicitement, comme la
religion de la sortie des religions.
Pour être le Dieu au-dessus des dieux, il faut participer à la destruction du Veau
d’or. Ce qui élimine les autres dieux, ce n’est pas seulement la loi, c’est la raison
3
de la loi selon la tradition mosaïque. Cependant, le christianisme va encore plus
loin : Dieu doit être au-delà de la loi. La gnose au fondement de la pensée
johannique insiste sur cette dimension nécessaire pour avoir un Dieu : en finir
avec la loi, les sacrifices et les temples qui règlent l’espace public. On ne peut
honorer Dieu, dit Schelling, qu’en lui soumettant notre raison.
C’est dans cette perspective que Schelling comprend l’Incarnation. Dieu ne
survient qu’en incarnant la mise à mort de tous les dieux et de toutes les
religions. L’Incarnation est donc ici entendue à partir d’une représentation
négative, à partir d’un processus kénotique. Un corps ne peut pas enfermer Dieu.
Pourtant, ce corps a en même temps un statut. Le corps du Christ est un corps
transcendantal puisqu’il est la condition de possibilité de la destruction de tous
les dieux et de tous les corps. Le Vendredi Saint représente en ce sens
l’expulsion dans un dernier cri de la vie, c’est-à-dire l’ultime moment de la
sortie de soi du corps. Le Vendredi Saint marquerait la fin de toutes les
représentations des dieux dans un corps.
Du fait de cette conception du Vendredi Saint, Schelling possède une pensée du
corps exclusivement transcendantal si bien qu’il est incapable de penser le corps
vivant.
2.2. Une impasse de la pensée de l’histoire
Qu’advient-il de ce Dieu sans corps ? C’est ce à quoi tente de répondre le
deuxième versant de l’histoire du christianisme tel que l’explique alors
Schelling. Le Dieu chrétien va tout traverser pour redevenir un Dieu. La
décorporisation ne conduit pas à une réincarnation (dans le corps perdu) mais
cette fois-ci l’histoire du Dieu chrétien est de redevenir Dieu, de revenir d’où il
vient. Il doit redevenir le Premier de tous les vivants. Ce Premier de tous les
vivants n’a plus le corps qu’il a perdu mais son histoire devient celle de la
restitution de son passé. Le Dieu désincarné doit redevenir Dieu en Dieu. Ce
problème, explique Schelling, nous renvoie à l’origine : qui était Dieu pour que
ce Dieu qui a vaincu tous les dieux redevienne le Dieu qu’il était à l’origine.
Nous voyons que Schelling se concentre sur une question qui concerne
essentiellement le passé, un avant l’histoire des dieux. Dès lors, la vie intradivine devient pour lui une question plus importante que le devenir de l’Eglise.
On a en effet de son point de vue plus besoin d’une trinitologie que d’une
histoire de la communauté des croyants. Schelling va dès lors passer de
nombreuses années à écrire les Weltalter, le livre du passé. De surcroît, il est
‘‘contaminé’’ en plus du christianisme par les mystiques sur le passé de Dieu
avant les dieux qui constitue sa ‘‘clinique’’ d’alors (Boehme, Oetinger…).
4
Cette conception de l’histoire implique chez Schelling une seconde impasse : un
déficit dans la pensée du futur.
2.3. Vers un dépassement des impasses
Ces deux apories, l’incapacité de penser le corps et l’incapacité de penser le
futur, vont amener Schelling à élargir sa clinique à la fois transculturellement en s’intéressant entre autres à la Chine, l’Inde, l’Egypte, la Grèce… -, mais aussi
en élargissant son interrogation de la conscience théogonique par une méthode
qui puisse faire droit à l’articulation du corps vivant et de son inscription
historique.
Qu’est-ce que « in-transcendieren », demandions-nous ? C’est justement la
tentative schellingienne pour répondre à la double aporie dans laquelle s’est
fourvoyée sa philosophie. Avec ce concept, Schelling veut dépasser sa
philosophie du corps transcendantal par une philosophie du corps vivant et sa
philosophie de l’histoire, qui est exclusivement une philosophie du passé, par
une philosophie du futur, que l’on appelle aussi Philosophie de la Providence.
3. Textes étudiés
Nous allons utiliser principalement deux cours inédits du vivant de Schelling qui
résultent d’une prise de note faite par deux étudiants : la Leçon de 1837 (Eberz)
et celle de 1842 (Chovátz).
On distingue trois grandes périodes dans la dernière philosophie :
1/ Erlangen (1821-1829)
2/ Munich (1827-1841)
3/ Berlin (1841-1856)
Nous allons nous pencher tout particulièrement sur la philosophie positive
développée à Munich2. Cette dernière se divise elle-même en deux grandes
parties :
1/ la Philosophie der Mythologie
2/ la Philosophie der Offenbarung.
Nous nous concentrerons sur Munich en ciblant la partie de la philosophie de la
mythologie où se joue la transculturalité3. La Leçon de 1842 est, quant à elle, la
2
La toute dernière philosophie, à Berlin, est la relecture d’une philosophie négative à partir de la philosophie
positive, une « reinrationale Philosophie ».
5
Philosophie du Monothéisme qui sert d’introduction à la Philosophie de la
Révélation. Le fondement épistémologique général de cette période est le texte
Grundlegung der Positiven Philosophie4 de 1832 qui est complété par la reprise,
du point de vue positif, de la philosophie restreinte aux conditions rationnelles
de l’activité de penser, la reinrationale Philosophie5, une logique
transcendantale ou philosophie négative (1848-1856).
3
Notons que c’est dans le cadre de ses réflexions transculturelles que la Nouvelle Revue de Bruxelles s’est
intéressée dès 1843 aux relations entre Schelling et Lao-Tseu.
4
F. W. SCHELLING, Grundlegung der positiven Philosophie (München, Vorlesung VS 1823-33 und SS 1833)
hrg. VON HORST FUHRMANS, Turin, Bottega d’Erasme, 1972, 413 p.
5
F.W.J. SCHELLING, Philosophische Entwürfe und Tagebücher 1846. Philosophie der Mythologie und
reinrationale Philosophie. Aus dem Berlin Nachlaß, hrsg. von H.-J. Sandkühler - L. Knatz - M. Schraven , Bd.
12, Felix Meiner Verlag, Hamburg 1998, Introduction à la philosophie de la mythologie, trad. du GDR
Schellingiana, J.-F. COURTINE et J.-F. MARQUEt (dir.), Paris, Gallimard, 1998.
6
1.
La Philosophie de la Mythologie comme méthode
Dès les premiers pas du cours de 1837, Schelling élabore strictement son cadre
d’interrogation de la Mythologie. Selon ce cadre, la Mythologie ne peut prendre
sens pour une conscience philosophique que si elle est conçue en tant que
phénomène universelle, totalement posé en son origine.
Totalité
Origine
Unité
de la conscience
Phénomène universel
1. Trois clés d’intelligibilité
Ces trois dimensions sont indicatives d’un cadre épistémologique strict pour
Schelling, que l’on pourrait formuler de la manière suivante :
1/ La Mythologie est compréhensible pour une conscience philosophique
si et seulement si elle est appréhendée comme la structure possible
d’un procès génétique universellement transposable (donc susceptible
de nous parler aujourd’hui ; doté d’un potentiel de productivité
sémantique).
2/ La Mythologie est compréhensible pour une conscience philosophique
si et seulement si elle réalise son concept dans une existence objective
totale, c’est-à-dire comme un mouvement d’auto-réalisation de soi
dans l’être-au-monde. On passe alors de la mythologie potentia (selon
son concept possible) à la mythologie in actu (totalement objet).
3/ La Mythologie est compréhensible pour une conscience philosophique
si et seulement son existence peut devenir réflexivement la
manifestation d’une structure nécessaire de la conscience se saisissant
elle-même par ce miroir extérieur (et ce moment clinique) en sa
7
constitution archaïque comme modalité incorporée d’une existence
mythologique.
Ces trois réquisits épistémologiques renvoient à une organisation fondamentale
de l’intelligence réflexive chez Schelling.
Pour être saisie dans sa signification transcendantale radicale en tant que mode
d’être de l’auto-affection de la conscience vivante, la Mythologie doit être
posée :
1/ dans son extériorité – hétéronomie
2/ dans son altérité – autonomie
3/ dans sa tercéité – homonomie
L’intériorisation du moment mythologique de la conscience en tant que procès
théogonique ne porte pas sur le concept possible d’un tel procès, mais bien sur
son effectuation vécue et autonome dans l’histoire du monde qui ne peut être
surmontée que par son identification progressive à l’auto-genèse de la
conscience comme forme de corps propre et devenir de soi de la chair du monde
(individuation).
2. Trois interprétations erronées de la Mythologie
Il résulte de cette structure triadique des conditions de signification de la
Mythologie un programme méthodologique bien défini qui va tracer son chemin
en évitant trois types de réduction, déjà opérantes à l’époque, de la signification
mythologique.
1/ La réduction naturaliste. La mythologie n’est qu’un discours réaliste
qui décrit les forces de la nature dans un langage encore maladroit ;
nommer consiste à apprivoiser, à familiariser l’univers environnant. La
mythologie peut se comprendre à partir des états de chose qu’elle tente
de refléter.
2/ La réduction poétique. La Mythologie est un objet total en tant que
création artistique générale, émergence d’une pensée de l’existence qui
se réfléchit par ses symboles, ses métaphores et leur mise en ordre
narrative.
3/ La réduction philosophique. La Mythologie est une philosophie
déguisée plutôt qu’une poésie déguisée. Elle livre une science de la
conscience dans un langage codé, ésotérique, de manière à respecter la
culture religieuse et mystique de la masse, tout en l’éduquant
progressivement aux mystères que recèlent, pour la compréhension de
la liberté, ces projections mythologiques.
8
Tout d’abord, ces trois réductions ont un point commun : elles réduisent toutes
les trois la Mythologie à une production discursive contingente, accidentelle. Il
s’agit d’un artifice pour dire la matière, le Beau ou le Vrai, de manière
pédagogique et approximative. Ensuite, ces trois réductions mettent chacune
l’accent sur une partie de la signification mythologique et l’isole de manière à
l’assimiler au tout in actu. Elles empêchent donc de considérer une autre
hypothèse de travail qui consisterait à reconnaître chacune de ces parties comme
des parties in potentia de la signification mythologique, comme des
composantes de la synthèse, intelligibles uniquement du point de vue général du
mouvement théogonique de la Mythologie.
3. L’intranscendance
À l’inverse de ces trois réductions, la Philosophie de la Mythologie comme
méthode dit saisir l’intranscendance de la poésie et de la philosophie dans la
réalisation du moment mythologique de la conscience, c’est-à-dire cette
indécision du poétique et du philosophique dans l’archaicité de la conscience de
soi ; son « monothéisme originaire » (l’idéal du « je » qui n’est pas encore une
identité).
Pour mettre en œuvre une telle méthode, il n’y a d’autre choix que de prendre le
risque d’une plongée dans l’expérience archaïque en tant que moment constitutif
de l’identité actuelle et future. Une telle ‘‘plongée’’ dans la ‘‘clinique
mythologique’’ suppose la reconnaissance de son existence possible, la
confrontation critique avec son « altérisation » et la réconciliation
(recomposition) de l’identité de la conscience en fonction du savoir de
l’archaicité qui se manifeste ainsi en elle (ce que l’on pourrait nommer un
« monothéisme réfléchi » au sens d’une identité qui aurait compris le rôle joué
par le stade du miroir).
La mise en œuvre concrète de cette méthode devrait nous permettre de mieux
comprendre certaines propositions de l’anthropologie culturelle contemporaine,
notamment quand elle s’interroge sur les relations entre réciprocité et tercéité ou
quand elle tente de mieux identifier les crises culturelles qui ont amené les
peuples à transformer radicalement leurs « ontologies ». Ces anthropologies ne
sont en aucun cas à réduire aux curiosités de l’épistémologie historique. Comme
pour Schelling, l’intelligence qu’elles proposent de l’historicité, de l’autocompréhension de la conscience comme vie effective et sociale, ne se réduit pas
à des thèses historicistes sur les âges dépassés de la raison. Il s’agit, au contraire,
de mieux saisir qui nous sommes à travers le processus génétique de la
formation identitaire du corps et du devenir soi. C’est bien l’actualité et la
potentialité de l’archaicité de la conscience qui sont alors en cause. De la même
9
manière, nous semble-t-il, tant pour Marcel Hénaff que pour Philippe Descola, il
y a des structures de variations constitutives des formes de l’être-au-monde en
général, des structures qui peuvent être interrogées aussi en fonction de leur
oblitération ou de leur aliénation volontaire dans des modes d’être tentant de
refouler les exigences pourtant archaïques de la réciprocité ou du don.
4. La méthode schellingienne de la déconstruction
La question qui se pose donc est de savoir comment construire une clinique de la
Mythologie comme archaïcité de la conscience ?
4.1. La méthode inclusive
Schelling adopte la méthode de la déconstruction pour retrouver la vérité de la
Mythologie comme telle. Pour comprendre son universalité, il faut partir de son
essence : l’histoire des dieux. Il faut donc ouvrir un regard sur la dimension
religieuse de la Mythologie qui est son « versant idéal », une expérience
successive des figures du divin ; ce qui est corrélativement un regard sur
l’archaïcité de la conscience.
En effet, le point de vue religieux n’est pas en soi un point de vue absolu comme
s’il s’agissait d’un point de vue doctrinal. La Mythologie n’est pas une
philosophie supérieure, une théologie ou un discours sur les dieux. La
Mythologie est une histoire des dieux vécue en tant qu’histoire des dieux. La
particularité de ce que raconte le mythe, c’est que la conscience est affectée par
le discours sur les dieux. Le point de vue religieux accepte ainsi que la
conscience voyage avec les dieux6.
Un fois ce point de vue établi, Schelling n’est plus obligé de recourir à
l’exclusion comme le fait le poète ou le philosophe qui lit la Mythologie7. La
nature peut-être décrite en ce sens que la Mythologie nous parle de la nature. Il
n’est pas nécessaire de rejeter un point de vue culturel sur la Mythologie comme
représentation vécue en un lieu et un temps donné, car la Mythologie nous parle
aussi d’elle-même. On accepte désormais la Mythologie pour ce qu’elle est ; la
conscience s’embarque dans un voyage sur les vérités de la nature et sur
l’histoire en tant qu’elles sont parties prenantes du voyage avec les dieux. On
s’ouvre sur les vérités universelles en étant attentif à l’origine de la Mythologie
dans son contexte socio-culturel, à ses dimensions originante et universalisante.
6
Vladimir Jankélévitch a écrit sur ce sujet un livre qui porte le très beau titre L’odyssée de la conscience, dans la
dernière philosophie de Schelling (Librairie Félix Alcan, Paris, 1933).
7
L’adage schellingien bien connu est : « L’erreur est dans le geste de rejeter ».
10
En fait la déconstruction, loin de conduire Schelling dans une méthode
exclusive, se fonde sur une méthode inclusive qui ouvre les trois dimensions
philosophiques qui parcourent la philosophie schellingienne : philosophie de la
nature, philosophie de l’histoire et philosophie de la religion.
Comment alors comprendre ce qu’il y a de naturel, d’historique et de religieux
dans la Mythologie ? Comment la méthode originarité-totalité-universalité
interroge les trois moments de la temporalité et combine entre elles les
philosophies de la nature, de l’histoire et de la religion ?
4.2. La dimension naturelle
La dimension naturelle, c’est la dimension du procès. La Mythologie est un
procès (Bewegung), celui de la constitution de la conscience dans la mesure
même où la nature est d’abord le procès de son auto-réalisation. Dès que l’on
parle de la Mythologie en tant que procès théogonique, on parle de la
Mythologie en tant que procès organique8 de potentialité (Potenz), elle se
8
Cette conception est étroitement liée au contexte historique dans lequel la philosophie de schelling s’inscrit. De
1797 à 1801, Schelling s’est intéressé aux avancées scientifiques de son temps, particulièrement dans le domaine
des sciences de la vie : chimie, magnétisme…. L’Allemagne, qui accusait un retard économique important, va
11
découvre comme puissance d’être (das Seinkönnende). À travers la Mythologie,
les dieux sont vivants, ils interagissent avec les hommes par le biais d’union,
d’interdit, de lutte ou de don... Cette dimension du procès est la dimension de la
φύσις dans la nature. Cette dimension naturelle permet de coller au tout de la
Mythologie.
4.3. La dimension historique
C’est alors une dimension spécifiquement historique qui surgit. En effet, ce
procès n’est pas seulement un mouvement, il est aussi une succession (Ereignis).
La Mythologie est ce phénomène fondamental où les dieux se succèdent, se
combattent. Le monothéisme est dans cette perspective toujours un
monothéisme relatif ; même le vrai Dieu doit se positionner par rapport aux
guerres de succession entre les dieux. Cette événementialité de la Mythologie
constitue sa dimension spécifiquement historique. Dans la Mythologie, il y a des
périodes, - le temps d’Ouranos, de Chronos, d’Athéna -, où des dieux règnent, se
succèdent par engendrement, filiation ou héritage9… La Mythologie construit
donc non seulement une auto-génétisation mais aussi une structure de
dépassement. La loi de devenir des dieux est certes un mouvement mais, dans
leur successivité, les dieux se plient à une loi (das Seinmüsseden). Le
Seinkönnende se déploie par conséquent sous la modalité du Seinmüssende.
4.4. La dimension religieuse
Dire que la Mythologie est religieuse, c’est dire qu’elle concerne une relation
(Beziehung), celle de la conscience avec l’Absolu. La Mythologie est un passage
pour la conscience dans lequel elle réalise un destin ; elle rencontre une
destination (Bestimmung), qui est un devoir être pour elle (das Seinsollende), un
Fiat. La conscience est embarquée avec les dieux dans un voyage qui va au-delà
de son histoire avec les dieux. Dans sa dimension religieuse, la Mythologie est
un passage (Übergang). Le procès théogonique est une traversée dans laquelle
la conscience s’embarque avec les dieux. La clinique est le passé de la
conscience. Mais l’archaïcité est son pouvoir de passer, de sorte que la clinique
de l’archaïcité est le pouvoir de surmonter (überwinden).
vivre à cette époque un essor de sa croissance, mais cette dernière n’aura pas à son fondement le mécanisme
comme en Angleterre mais l’organisme qui résulte précisément des recherches menées en sciences de la nature.
9
Schelling (avec Creuzer) parle de « polythéolâtrie » (le déplacement d’une figure à l’autre du divin) et de
« polythéologie ».
12
Déconstruction
Religieux
Totalité
Seinsollende
N ature
Universalité
Seinkönnende
Histoire
Originarité
Seinmüssende
5. La structure ternaire : l’ « entre-deux »
Nous avons vu que Schelling s’intéresse à la relationnalité et pas seulement à
l’organicité et la successivité, car c’est là que se joue le point spécifique de la
constitution de la conscience dans son rapport aux dieux. Concevoir la
Mythologie comme phénomène de l’archaïcité de la conscience, c’est pour lui se
rendre attentif aux trois dimensions présentes dans la Mythologie : pouvoir être,
devoir être, falloir être.
La structure ternaire est particulièrement importante à relever. En effet,
Schelling utilise le terme d’« intranscendance ». Il développe une philosophie de
l’immanence de la conscience dans la clinique de son archaïcité qui se pose la
question de savoir comment la conscience dans son immanence se génétise dans
l’histoire des dieux. Or, l’intranscendance suppose la mise en place d’un entredeux où se rend possible la génétisation de la conscience, son autoengendrement conditionné par un mouvement ternaire lui-même conditionné par
l’entre deux. L’entre-deux est la mise en perspective entre la processualité et la
successivité ; ce qui va relier deux termes pensés dans leur connexion. L’entredeux intranscende donc les termes mis en relation10. Le point de vue de l’entre
deux peut construire une tension entre le polythéisme archaïque de la conscience
et le monothéisme constitué. Avec la seule successivité on perd ce qui est
commun au polythéisme et au monothéisme. Avec sa méthode, au contraire,
Schelling ne perd pas l’archaïcité de la conscience11.
10
Dans l’anthropologie de 1810 (cf. Stuttgarter Privatvorlesungen, S. W. VII 465-474 ), le schéma est similaire.
La volonté met en tension la nostalgie du cœur et la vérité de l’âme. cf. M. MAESSCHALCK, « Essai sur
l’anthropologie schellingienne », in Revue Philosophique de Louvain, 85, 1987, pp. 475-498.
11
Cette notion de tiers conduit Schelling à dire que la conscience devrait construire une religion tierce, une
religion autonome, la religion philosophique qui mettrait en tension la naturalité de la religion mythologique et la
révélation de la religion monothéiste.(cf. Manuscrit Eberz, p. 111).
13
2.
Qu’est-ce qu’un procès théogonique de la conscience ?
C’est un processus d’engendrement de la liberté dans la conscience, un
processus d’intranscendance d’une absoluité qui exprime à la fois :
- une forme d’antécédance absolue /originarité
- une forme de survenance / successivité
- une forme de devancement / relationalité
Il y a « surjection » ou « suripséisation » de l’existence à partir d’ellemême et de manière inconditionnée.
La thèse schellingienne sur le procès théogonique de la conscience est qu’il y a
une dimension particulière de la conscience où se joue la naissance du divin ; ce
que traduit précisément le terme « théogonique » (θεο-γόνος signifie la genèse
des dieux, dimension dont rend compte le néologisme allemand
d’intranscendance). Ce procès est à entendre comme un mouvement d’autogénétisation de la conscience12.
1. Le procès théogonique d’un point de vue formel
Construire une science de la Mythologie, c’est pour Schelling construire le
procès d’auto-génétisation de la conscience à travers le procès de la naissance
des dieux à partir d’une expérience fondamentale de la conscience dont il
distingue trois moments qui suivent la structure (originarité – successivité –
relationnalité) qu’il a mis en évidence.
1.1. Le passé : Erlebnis (le vécu)
L’expérience clinique permet de se rapporter à une expérience où le vécu de la
conscience sous la modalité de la Mythologie n’est pas remis en question, il est
au contraire vécu en tant que tel, comme toujours-déjà-donné. Il s’agit d’un
auto-apprentissage de la conscience, c’est-à-dire la conscience se vit dans un
vivre évident et constitutif sous la modalité mythologique.
12
L’auto-génétisation traduit le terme allemand Selbsterzeugung.
14
Avant de pouvoir nommer ce que je suis comme conscience, je suis donc
toujours déjà dans la Mythologie qui me précède. La Mythologie se présente
dans cette perspective comme une « Antécédence absolue »13. On naît avec les
dieux. Mieux, on naît des dieux (Geburt). Dans ce premier moment, on est dans
l’immédiateté, l’originarité. La conscience n’est pas encore embarquée avec les
dieux ; le divin est encore partiellement indifférencié, astral. C’est pourquoi
nous pouvons parler d’un monothéisme relatif (il y a du divin, du dieu) avant de
parler d’un polythéisme différencié en tant que tel qui apparaîtra avec la
successivité.
1.2. Le présent : Erscheinung (la manifestation)
Dans un second moment, Schelling remarque que les dieux naissent les uns avec
les autres, se mélangent avec les humains provoquant des unions et des conflits.
Dans ce processus d’engendrement, la successivité, le devenir (Werdung)
devient un principe d’ipséisation des dieux. Les dieux se déclinent par rapport à
leur propre généalogie. Le nom d’un dieu est plus que le nom du divin, il est
porteur d’une personnalité propre, il est le nom d’une histoire, d’une filiation, ou
encore d’une alliance. Bref il est porteur de la successivité.
On peut alors parler de la Mythologie comme « Survenance »14 des dieux. La
Mythologie se donne comme processus du devenir de la conscience qui suit et
accompagne la Survenance d’un destin des dieux. L’ipséisation du divin se
corrèle à l’histoire d’un peuple au fur et à mesure qu’elle se particularise.
Autrement dit, la conscience s’historicise à mesure qu’elle se charge de
l’histoire particularisée de ses dieux.
13
Selon A. N. Whitehead, le concept de Dieu est plus exactement le concept du « devenir Dieu » en tant que
synthèse d’une concrescence réalisée et d’un pouvoir réalisant cette concrescence. Ainsi, le concept de Dieu
infère plus qu’une nature antécédente de Dieu contenant toutes les potentialités du monde dans la forme de son
actualité (l’Esprit de Dieu planant sur les eaux ou le jeu immémorial de la Sagesse). Le concept de Dieu infère
une activité qui est le passage en Dieu de sa nature antécédente à sa nature conséquente, c’est-à-dire passage à
son propre devenir, lui-même immanent à l’actualisation des potentialités du monde dont sa nature antécédente
était la matrice rationnelle. Mais en plus, il s’agit d’un passage en Dieu, car ce devenir de Dieu dans le monde
fait encore retour vers le monde lui-même (Process and Reality, p. 351 ; trad. française, p. 539) et l’ouvre à un
au-delà de son procès de réalisation qui est sa récapitulation toujours donnée à nouveau dans l’actualité qui le
rend possible, le devancement créateur de Dieu comme acte de destination. Dans la mesure où le concept de
Dieu correspond à l’inférence du devenir-Dieu, cette structure d’action prend la forme analogique d’une
destination s’auto-formant, s’auto-réalisant et s’auto-devançant, mais dont chaque moment exprime en réalité
une condition ontologique pour l’existence d’un passé, d’un présent et d’un avenir. La filiation ici de Whitehead
avec toute la tradition mystique qui conduit de la kabbale au piétisme protestant, puis au spiritualisme russe n’a
pas échappé au théologien Moltmann qui consacre quelques belles pages à ce sujet intitulées La « tragédie en
Dieu » où Whitehead se retrouve en compagnie de Böhme, de Schelling et de Berdiaeff. Cf. J. MOLTMANN,
Trinité et Royaume de Dieu, trad. par M. KLEIBER, Cerf, Paris, 1984, pp. 62-66. Nous suivons également pour
cette note, J. LADRIÈRE, « Aperçu sur la philosophie de A. N. Whitehead », in Etudes d’anthropologie
philosophique, G. FLORIVAL (éd.), Tome 2, Institut Supérieur de Philosophie, Louvain-la-Neuve, 1984, pp.
156-183.
14
Toujours en reprenant les categories de Whitehead.
15
1.3. Le futur : Vorsehung (la Relationnalité)
Ce qui advient alors, c’est la promesse. Un horizon est ouvert, celui de la
Providence. Les dieux nous précèdent mais, de surcroît, il nous devance. Le
devenir de la conscience se traduit maintenant par une anticipation par rapport à
ce qu’elle est en train de devenir.
On appelle aussi cette anticipation la « Super-jection »15, c’est-à-dire la
projection anticipée d’un devenir de soi dans les dieux, la promesse de pouvoir
s’accomplir (Vollendung), de pouvoir se transformer soi-même dans le devenir
des dieux. Selon un thème cher au romantisme, l’incarnation des dieux est la
divinisation de l’homme. C’est cette dimension d’absolu devancement de soi
inhérent à la constitution de la conscience qui permet sa « suripséisation », son
retour réflexif sur l’ipséité reçue.
2. Le procès théogonique d’un point de vue concret
Les trois moments que nous venons d’expliquer travaillent le devenir de la
conscience. Mais nous étions dans une description formelle. Comment passer du
formel au concret afin de montrer l’intérêt propre de chacune de ces
expériences ?
2.1. Archaïcité et modernité
Le monde archaïque peut être un monde complet. On peut vivre sous la modalité
de la conscience archaïque. Il ne faut donc pas sortir du mythe pour que
commence l’histoire. Il y a, pour Schelling, des civilisations archaïques qui
n’attendent ni la Grèce ni Rome. Schelling part donc de l’intuition qu’il faut
reculer les limites de l’histoire des peuples. Il n’y a aucun sens de limiter
l’humanité à la loi mosaïque. Schelling fournit dans cette perspective un travail
philologique et historique afin de corriger les préjugés portés par une histoire
des civilisations commençant avec les sources du christianisme.
Cette expérience archaïque complète de la conscience existe pleinement en tant
qu’expérience historique, mais elle a aussi quelque chose à nous apprendre car
ce mode de l’archaïcité nous met en jeu dans notre modernité. Il ne s’agit pas de
construire l’histoire sur les critères du vrai et du faux. L’histoire dogmatique du
Dieu contre l’histoire des dieux est une aliénation de la culture moderne qui se
rend inaccessible le vécu de l’archaïcité de la conscience. Cette histoire ne
15
Ibid.
16
comprend pas son propre passé, elle peut encore moins se comprendre sous le
mode de la relationnalité. Les Lumières considérant l’originarité comme une
gangue métaphysique autour de la vérité (Lessing) est tout aussi coupée de cette
dimension et tout autant incapable de penser la relationnalité.
2.2. Le procès de constitution de la conscience
L’expérience originaire que la conscience fait de soi est d’être une « naturation »
(natura naturans), d’être un surgissement de soi. Trouver l’origine, c’est donc
trouver le surgissement que l’on ne possède pas car, le surgissement de
l’histoire du divin, je ne le produis pas moi-même puisqu’il m’engendre. Je suis
donc dans un surgissement mais un surgissement que je reçois et qui me donne à
moi-même (Ur-Geburt). Je réalise et j’accompagne ce devenir qui me rend
possible. Mais, dans l’expérience de l’archaïcité, il y a aussi celle de la
succession. L’image est ici clairement organique : la propulsion de soi est un
engendrement qui se reçoit, la conscience se reçoit sans se donner la vie ; ce qui
ouvre la voie à l’anticipation.
En effet, c’est dans cette tension que se construit l’ipséité de la conscience. Dans
l’originaire, l’origine se donne comme originante et devançante. Ne maîtrisant
pas son origine, la conscience est dans l’acte de devancer sa propre réalisation
comme s’il y avait une finalité intérieure au processus, comme si la nature de la
conscience était d’être entéléchie, c’est-à-dire ce qui se construit intérieurement
comme finalité. L’activité entéléchique de la conscience signifie que la
conscience en acte se rapporte à une conscience en puissance ; l’activité naît de
la passivité et elle s’accomplit dans une super-activité qui est sa réflexivité. Sa
réflexivité ouvre le processus de son advenir parce que ce qui conduit la
réalisation de la conscience, c’est le processus de reprendre réflexivement le lieu
où l’ipséité est donnée à elle-même.
Être autonome, en ce sens, c’est se réfléchir à partir d’une origine que je ne
maîtrise pas. Être inconditionné ne concerne pas une indépendance matérielle
mais le fait de se ressaisir comme condition de sa propre ipséisation, comme
étant pensée de la pensée, étant réflexif. D’un point de vue théogonique, la
conscience est libre parce qu’elle se réfléchit sur son origine, elle se
« suripséise ».
3. Les moments de crise comme nécessité de passage
Nous pourrions seulement faire droit à ces trois moments, mais Schelling va
s’imposer de penser plus radicalement les passages qui conduisent de l’un à
17
l’autre. En effet, la signification des trois moments ne suffit pas, il faut
comprendre pourquoi chaque moment ne se suffit à pas lui-même et appelle un
passage vers le moment suivant. Il s’agit donc pour comprendre pleinement le
processus d’auto-réalisation de la conscience de repérer les tensions (Streben)
pour savoir comment se réalise la successivité. Montrer la nécessité des passages
permet de comprendre pourquoi le procès ne se résorbe pas dans son premier
moment mais est bien lancé comme procès évolutif16.
Cela nous donne d’un point de vue méthodologique une synthèse quintuple :
trois moments de la conscience théogonique et deux temps de crise qui
permettent de construire l’expérience dialectique de la conscience. Le point de
vue scientifique de Schelling consiste pour sa part dans une synthèse quintuple :
à partir de deux temps critiques mis en évidence dans le moment originaire de la
conscience, il peut redéployer les trois temps du processus théogonique.
16
D’un point de vue méthodologique, Schelling pose une question puissante. Il veut détecter dans le matériel
mythologique un moment de crise de l’antécédence et un moment de crise de l’ipséité qui détermineront les
moments de passage. C’est l’hypothèse de travail sur base de laquelle il va relire les grands textes de la
Mythologie.
18
3.1. La crise de l’Antécédence
Pourquoi la conscience ne peut-elle pas vivre seulement sous la modalité de
l’Antécédence ? La conscience a d’abord un rapport avec son passé qui se vit
sous la modalité de l’indistinction, de l’indifférenciation ouvrant la possibilité de
l’apparition d’une tension qui n’est pas encore identifiée ni même vécue comme
tension. Originairement, dans l’expérience de l’antécédence, la conscience est
dans le vécu de l’identité, le rapport du même au même. Il n’y a pas de soi sans
l’expérience de dieu et pas de dieu sans l’expérience du soi
Nous sommes à ce moment dans l’Ur-stand ou état d’innocence. L’être humain
dans l’état d’innocence se vit dans l’indistinction entre les vivants. Dans l’état
d’innocence, je suis élément de la vie, je suis la vie. Il y a aussi une indistinction
ontique de l’un et du multiple, c’est l’un et le tout. Dans l’Ur-stand, l’humain vit
donc dans une identité ontique et relationnelle avec l’antécédence absolue17.
Comment sont les dieux ? Ils sont comme nous, il y a identité. Les dieux nous
donnent à nous-mêmes, et en même temps, ils sont nous-mêmes.
Mais dans ce rapport d’antécédence, il y a en puissance une crise de la
conscience. Schelling va essayer de comprendre la conscience à partir d’une
crise de la distinction par rapport à l’antécédence. La conscience, c’est la fusion
des termes qui s’identifient pour exister comme fusion. L’innocence admet la
fusion pour ce qu’elle est, sans l’interroger, elle l’admet comme mode d’être,
comme un existential. C’est là que la possibilité d’une distinction est d’abord
expérimentée. Se pose en effet la possibilité d’une crise vécue sous le mode de
la dissociation. C’est le passage de l’Ur-stand à l’Unter-stand (chute), l’être
humain est projeté à l’extérieur de lui-même mais en même temps, cette
projection est le fondement de l’ipséité qui sera la condition de la liberté18.
3.2. La crise de l’ipséité
De l’expérience originaire d’une différenciation possible au sein même de
l’archaïcité naît une nouvelle tension, celle de la multiplicité ou de la pluralité.
Le divin indifférent est le miroir de l’unité spontanée de l’existence consciente
en tant que vie pulsionnelle ou natura naturans. Par contre, la différenciation
obscurcit ce miroir où tous les possibles sont logés dans la même indécision.
C’est la naissance d’une inquiétude originaire à l’égard de la réalisation des
17
Nous retrouvons une description proche de la substance spinoziste : je suis l’idée par laquelle Dieu me pense.
Selon la note de Schelling au début de la neuvième Leçon : « Dans la limpidité originelle, comme simple
pouvoir-être, il était sujet au sens d’Urstand – d’enchantement qui attire tout à soi ; dès qu’il sort de cette
limpidité, il ne peut plus être sujet (…) au sens où sujet signifie être maître de soi-même ; posé hors de son
originalité, il ne peut plus être sujet qu’au sens selon lequel il est assujetti au principe supérieur, non pas Urstand,
mais Unterstand, soubassement, matière de son effectivisation » (trad. PERNET, Millon, 1994, p. 113)
18
19
possibles. Potentiellement, le trouble qu’induit leur possible distinction fait
naître une nouvelle tension dans l’archaïcité de la conscience : il y a un drame
possible de la divinisation de la conscience, un prix à payer, une extériorité à
assumer pour surmonter cette double crise (c’est-à-dire parvenir à « suripséiser »
son existence : Verstand).
20
3.
La relation entre protologie et archaïcité de la conscience
Nous allons lire la Leçon XIII des Leçons de Munich qui est particulièrement
bien structurée, et permet donc de bien comprendre le procès théogonique de la
conscience dans son surgissement.
1. Plan de la Leçon XIII
L XIII
Principe pur Compossibilité
Équipollence
Providence
Dieux
Digression
Conscience
[124-131]
[131-138]
[139-149]
↓
- Puissance
Possession
Altération
Réconciliation
↓
Histoire de la philosophie
[149-150]
Dans la Leçon XIII, Schelling construit deux points en miroir. D’une part, le
versant réel objectif vécu de la conscience (son contenu, son retour sur ellemême) et, d’autre part, le versant idéal (l’expérience du pâtir de son histoire
avec les dieux en regard de l’histoire des dieux). Entre ses deux versants,
Schelling opère une digression, ou une explication (la clé de l’interprétation) qui
le processus lui-même. La Leçon se termine par une comparaison entre ce
processus vécu dans la conscience par rapport à l’histoire de la philosophie en
son commencement éléatique (Anaximandre, Héraclite, Zénon d’Elée…), afin
21
de réaffirmer que c’est la conscience philosophique qui regarde la dimension
mythique de sa propre histoire.
Cette structure a pour objectif de mettre en évidence que c’est la conscience qui
permet le passage de la conscience objective du mythe à la conscience
subjective de l’archaïcité. Autrement dit, Schelling travaille la relation
protologie/archaïcité de la conscience.
2. Le versant réel
La thèse de Schelling est que le pré-mythologique est une expérience des dieux
sans mélange, le dieu pur, le pur divin ou encore le dieu purement universel
comme pur principe. C’est le feu par exemple, ce sont plus généralement tous
les φυσικοι éléatiques.
Pour Schelling, la mythologie n’est donc possible que si elle renvoie à une
expérience originaire fondamentale de la puissance du divin sans mélange, ce
que nous pouvons aussi appeler le proto-théologique19, le principe ou l’archè.
L’expérience archaïque de la conscience est cette expérience principielle de
l’absolu sans mélange, c’est-à-dire avant qu’un dieu puisse être nommé. Le
schéma de la corporéité précède le corps comme dans les métaphores
linguistiques mobilisées par Schelling où le consonantique précède le vocal. Dit
philosophiquement, la forme précède la matière, le principe sans mélange l’est à
tire protologique20.
Schelling veut découvrir à quelle condition la conscience est disposée à faire un
voyage avec les dieux. Cette disposition est liée à un principe pur qui est, au
niveau de la conscience, un rapport introverti, une déchirure intérieure, une
« turgescence », bref un tourment. Le tourment est le moment de la pure
potentialité qui précède tout devenir21.
Nous voyons que la phénoménologie schellingienne de la protologie de la
conscience va plus loin que les phénoménologues contemporains, car Schelling
recherche la condition absolue de toute possibilité de l’expérience. Qu’est-ce qui
atteste de cette expérience du divin sans mélange en tant qu’il est encore présent
de manière latente dans l’expérience de la conscience, se demande Schelling ?
19
Rappelons qu’avant le XIIème siècle, la théologia est la science des dieux polythéistes par opposition à la
science du Dieu unique qui est la Doctrina Sacra.
20
L’hylémorphisme de ce point de vue est une dérivation de ce protologique, elle est post éléatique, post
socratique.
21
La vie qui se ramasse sur elle-même ; ce qui correspond au moment de la description mystique de la
contraction divine (turgens-contractio/expansion). Voir Weltalter, S. W. VIII 310.
22
2.1. La compossibilité
Schelling introduit d’abord le concept de « compossibilité » de la vie, c’est-àdire la juxtaposition des possibles dans leur indétermination. L’indétermination,
c’est la présence d’une pluralité de possibles dans leur indétermination les uns
par rapport aux autres, comme si tout pouvait en soi être possible. Tout peut être
écrit mais rien ne l’est encore, les différents possibles fonctionnant comme
différents miroirs qui tous répètent « qui ? ».
2.2. L’équipollence
Schelling amène alors un deuxième terme, celui d’« équipollence », c’est-à-dire
autant de possibles qui se renvoient mais aucun n’a plus de force que l’autre, ils
peuvent tous devenir autant les uns que les autres. La protologie manifeste ainsi
qu’il y a des possibles qui coexistent dans un mouvement de la vie. C’est là que
tout peut arriver, c’est là que la vie peut se déterminer. La pure déterminabilité
de la vie, dit Schelling, c’est le moment où cohabite une multitude de possibles
dans une égalité de puissance.
2.3. La Providence
Le troisième moment correspond à l’expression de « Ruhe in Unruhe », la paix
dans le tourment. Tout est possible, sans restriction de possibilité. Schelling
renvoie ici à l’image biblique de l’Esprit qui plane au-dessus des eaux ou celle
qu’il avait déjà utilisée dans les Weltalter22 : la sagesse est un enfant qui joue
devant Dieu avec les possibles du monde lui montrant ce qui pourrait être mais
n’est pas encore. Ce que l’on peut voir anticipativement, cette capacité infinie de
procédure, c’est la Providence.
2.4. Vers l’archéologie de la conscience
Ces trois temps rendent compte du schéma ternaire que nous avons déjà
analysé : originarité – succession – devancement. La protologie se présente
véritablement comme la condition de l’archéologie de la conscience. Se
remémorer son commencement, c’est se remémorer ce qui la précède et est en
pouvoir de la dépasser. À la question « d’où je viens ? », la réponse n’est pas
« telle heure, telle endroit » mais provient d’un avant qui dépasse cet événement
22
Cf. Livre des Proverbes, chap. 8, 22 à 31. Urfassungen du Weltalter, pp. 165-168. M. MAESSCHALCK,
Philosophie et révélation dans l'itinéraire de Schelling, Bibliothèque Philosophique de Louvain (33),
Vrin/Peeters, Paris/Leuven, 1989, p. 261.
23
de la conscience une « pré-natalité ». Autrement dit, il y a une pré-matérialité de
l’archéologie de la conscience. À la naissance de la conscience se rapporte une
proto-naissance. L’heure matérielle est un survenu qui n’est en fait que le point
de départ de l’archéologie de la conscience.
3. Le versant idéal de la conscience
Mais comment Schelling utilise-t-il ces trois dimensions pour revenir à
l’expérience que la conscience fait d’elle-même dans sa relation au divin, de la
proto-naissance par rapport à la naissance ? Qu’est-ce donc pour la conscience
d’être un être turgescent qui provient d’un pouvoir sans mélange ? Quelle trace
la conscience conserve-t-elle d’un vécu de la proto-conscience ?
3.1. La possession
L’idée de possession n’est pas démoniaque. Elle renvoie plus fondamentalement
à la compossibilité. Comme dans les religions animistes, la possession est le
signe de l’intranscendance, de la présence de l’Esprit comme autre que soi en
soi ; c’est l’expérience du pouvoir-être-autre. L’expérience de la
démultiplication de soi atteste la présence de l’Esprit en soi, c’est un don. Une
des manières d’éprouver la proto-naissance est donc l’expérience de
l’inhabitation, un désir qui vient avant la présence du pouvoir de la conscience23.
La conscience peut retrouver ses envies comme des compossibles, elle en est
habitée avant même d’en faire une identité. On est ici dans une précaractériologie.
L’expérience de dieux qui sont compossibles, c’est l’expérience de dieux en
pouvoir de posséder parce qu’ils sont indéterminables, c’est seulement au
moment où un dieu possède la personne et se manifeste que l’on peut savoir quel
dieu l’inhabite.
3.2. L’altération
L’altération, c’est le fait que le pouvoir de la vie est aussi susceptible d’être
autre que soi. La conscience n’est pas en concurrence avec le divin, elle est au
contraire en face d’un miroir d’une puissance égale à soi, puissance de qui tout
peut arriver mais sans que cela se passe sans le moi. L’altération révèle par
conséquent la propre puissance de la conscience. L’équipollence révèle à travers
23
Un « caprice » alimentaire en est par exemple une trace en tant qu’il est l’expression d’un désir plus profond
que la conscience elle-même, une détermination de la conscience elle-même.
24
le dieu sa propre puissance de vie qui est une altérité dans la conscience. Cette
puissance peut être moi sans être moi. C’est une identité immédiate de la
conscience par rapport à la puissance de la vie.
3.3. La réconciliation
Le moment de la réconciliation renvoie à la Providence, c’est l’acceptation de
ce moment d’égalité des puissances comme étant le point de départ de
l’archéologie de la conscience. C’est « la paix dans le tourment » die Ruhe in
der Unruhe , parce que cette conscience, face à un pouvoir de la vie qui la
possède, fait l’expérience d’une identité de son pouvoir avec ce pouvoir de telle
façon qu’elle fait l’expérience d’elle-même comme pouvoir-être dans
l’immédiateté. La réconciliation n’est donc pas le fait de se posséder soi-même,
mais d’être dans un pur équilibre de son pouvoir-être. La première image de la
conscience est ainsi une puissance de la vie qui s’équilibre en elle-même. L’idée
de la conscience comme déterminabilité.
25
4.
Le contenu des Mythologies
Nous allons nous intéresser aux contenus des mythologies de la Chine, de l’Inde,
l’Egypte et de la Grèce afin de répondre à deux questions laissées en suspens
dans la première philosophie de Schelling : la phénoménologie du corps et la
phénoménologie du temps. La première philosophie de Schelling échoue en
effet à concevoir tant le corps concret (en n’envisageant que la condition de
possibilité d’un corps) qu’une conception du temps intégrant le futur (en se
tournant vers le passé, la réminiscence). Pour reprendre ces questions, Schelling
analyse la mythologie.
Tous les exégètes24 de la Philosophie de la Mythologie de Schelling s’accordent
pour dire qu’il fait l’effort de comprendre l’expérience religieuse de la
Mythologie et non la réduction de la Mythologie à son concept. Cette démarche
est aux antipodes de la démarche hégélienne d’interprétation intellectuelle du
contenu de la religion. Pour Schelling, la Mythologie25 est en effet une
expérience de la conscience qui la décentre, en étant extérieure à son propre
savoir sur elle-même. La mythologie enseigne à la conscience quelque chose
qu’elle n’est pas capable de dire ni de connaître autrement sur elle-même. Pour
Schelling, la réalité mythologique n’est donc ni historique ni archéologique,
mais elle enseigne quelque chose qui est toujours radicalement présent dans la
conscience. Cette démarche de Schelling est très peu commentée ; prendre au
sérieux le donné mythologique est encore à faire.
1. L’apport de la Chine dans l’analyse de la mythologie
Comme nous l’avons vu dans l’exposé proposé par deux étudiants sur l’Inde26,
la séquence mise en place par Schelling passe de l’Egypte à l’Inde puis à la
Grèce. La Chine n’y figure pas. La raison de cette absence est que, pour
Schelling, la Chine a une conscience a-mythologique. Le procès théogonique de
la conscience n’y est pas encore en route. Autrement dit, en Chine, le processus
d’engendrement successif des dieux n’a pas encore pris consistance.
24
Cf. les textes de la farde de lecture rattachés au cours.
Notons que si Schelling s’intéresse à cette expérience de la conscience dans la mythologie, il ne nie pas ses
autres dimensions (notamment son rôle dans la constitution historique des peuples).
26
Cf. annexe.
25
26
La raison de cette structure a-mythologique de la conscience chinoise est que,
pour Schelling, la Chine n’est pas un peuple, elle est une humanité27. La Chine
est fondamentalement une humanité dans son amplitude comme groupe humain.
L’idée de l’extériorité y est donc problématique. Or, le début du processus
mythogonique est l’extériorité (les guerres, la rencontre avec d’autres peuples).
La Chine joue son humanité en elle-même.
La Chine a deux faces : Confucius et Lao Tseu.
Une humanité comme groupe humain existe selon le principe de l’ordre, sa
représentation du monde donne la priorité à l’ordre. Schelling dit de cette
rationalité chinoise qu’elle équivaut à l’Aufklärung allemande. Confucius est
l’incarnation de la rationalité chinoise dans la conception de l’ordre social.
L’extériorité n’y a pas de sens. L’humanité chinoise est son rationalisme.
Le deuxième point que Schelling énonce est que le rationalisme chinois a intégré
en lui-même sa propre intériorité. Le monde est la trace du véritable monde. Il
est la porte ouverte sur la vraie vie. Au sommet est l’empereur qui lie le monde
actuel à l’empire céleste. L’éternité de la rationalité chinoise est dans l’ordre.
Lao Tseu énonce la théorie de la Grande Porte (empereur). Si l’intériorité
orientale n’a pas besoin d’une extériorité28. Le lien avec l’empire céleste passe
par l’empereur.
Bref, parce que l’extériorité n’est pas la condition de sa connaissance de
l’intériorité, la Chine est donc une humanité sans extériorité (Confucius) dont
l’intériorité de l’ordre est son éternité (Lao Tseu).
Comme nous l’avons vu pour la mythologie de l’Inde, Schelling est en accord
avec cette théorie de la puissance originaire (Lao Tseu, Vishnou) qui est
nécessaire du point de vue de la phénoménologie de la conscience. Il tente de
retrouver en Occident une Grande Porte (le non-étant de la vie par rapport à
l’éternité de la puissance) contre la pauvreté d’une pensée coupée d’une
signification primaire de l’intériorité29.
Il est intéressant pour Schelling que la montée du Bouddhisme correspond à
l’arrivée du Christianisme en Chine (les Nestoriens qui arrivent en Inde et en
Chine). Le contact avec l’extériorité occidentale aboutit à une augmentation du
27
Schelling appuie sa Philosophie de la Mythologie sur des considérations géopolitiques concrètes : il s’informe
sur la population chinoise, sa démographie, etc…
28
Schelling s’oppose aux théories qui veulent que Lao Tseu ait voyager en Europe pour énoncer la théorie de la
Grande Porte. Il dénonce l’influence jésuite sur cette théorie de l’extériorisation de la pensée chinoise. Pour
Schelling, la pensée chinoise se construit sur sa propre intériorité.
29
Cf. surpra 2.2. Le schéma anthropologique.
27
Bouddhisme (issu de la mythologie indienne de l’extériorité). Ce fait montre
comment une humanité sans extériorité dont sa propre intériorité s’appuie sur
l’éternité peut se déployer hors d’elle-même vers une croyance en une autre
spiritualité au contact de l’extériorité.
Il ressort que la Chine est donc en elle-même une puissance, la forme la plus
radicale d’un pouvoir être.
2. La structure schellingienne analysée selon trois modes
Schelling développe sa structure de plusieurs façons, selon les modes
théologique, ontologique et anthropologique. Ces trois structurations sont
caractérisées par la non-hiérarchie de ses composants. Chaque moment n’est pas
un élément à dépasser mais une dimension constitutive de l’existence sans
laquelle elle s’autodétruit.
2.1 Le schéma théologique
Le nœud du mystère théologique est la Trinité. Cette structure implique une
règle implicite, théologique de la tercéité : aucun élément n’est supérieur à
l’autre.
PÈRE
FILS
ESPRIT
3 dimensions de l’Un
dont aucune n’est supérieure ou inférieure aux autres
égalité fondamentale
Cette égalité fondamentale se dédouble d’une identité de substance et d’une
différence de forme. Or, sans forme, la substance n’est pas. Chaque forme
participe à la même substance tout en étant irréductible à la substance. Cette
structure ternaire dont la coopération est constituée dans une unité et dont aucun
des moments ne s’efface dans l’unité est la Trinité. Ta trinité est donc une
identité dont les formes sont irréductibles à la substance et dont les moments
sont égaux les uns aux autres30.
L’Occident moderne n’est pas un moment qui supplante d’autres moments de
l’humanité car la structure ternaire est constitutive de la conscience humaine,
elle n’est pas seulement la Trinité. Cette conception de l’égalité des moments ne
30
Schelling appuie aussi sa structure anthropologique sur le De Trinitate d’Augustin. Cf. Cours de philosophie
de l’histoire de M. MAESSCHALCK, 2006-2007.
28
permet pas de survaloriser un moment (une civilisation) au détriment d’un autre.
Ce qui est donné est donné à un moment comme une dimension indépassable et
a égale valeur par rapport aux autres (contrairement à la théorie du progrès
hégélien). Fondamentalement, Schelling tente de penser la relationalité de la
structure ternaire comme condition de possibilité de l’unité de la vie.
Penchons-nous sur cette structure non-hiérarchique de la Trinité par rapport à la
question de la création du monde. La création doit être reprise dans une
dimension triple (elle ne peut être le fait du seul Père).
La création implique donc une action triple :
Schöpfer
Producteur
Macher
Fabricateur
Bildner
Formateur
Cette conception de la création est issue de la patrologie grecque. Basile de
Césarée dit qu’en Dieu agissent trois causes : l’aitia demiurgike (cause qui crée),
l’aitia cathartike (cause qui transforme) et l’aitia téléotiké (cause qui finalise).
Ces trois causes sont insubstituables les unes aux autres et non-hiérarchiques.
2.2 Le schéma ontologique
Nichte-Seyend31
Non-étant
Seyend
Étant
Überseyend
Sur-étant
Cette théorie n’est pas une théorie de l’être mais de l’étance. Les trois moments
de la structure sont :
- le pouvoir-être de l’étance (le pouvoir exister),
- l’exister (crise de l’affirmation de l’existence),
- la surétance (la vie réconciliée entre le pouvoir et sa réalisation).
Il s’agit d’une théorie de l’activité. Dans le procès théogonique de la conscience,
l’étance est toujours aveugle à la source de l’étance dans le non-étant. La vie se
constitue dans sa dimension à partir de ce qui n’est pas encore (le pouvoir être)
L’unité de la vie chez Schelling lie ces trois dimensions.
La Chine, par exemple, montre le non-étant dans son existence. Elle apprend de
l’origine de notre conscience ce que l’étant met à distance de lui-même.
31
Comme dans la théorie de Lao Tseu de la grande porte, le non-étant ouvre la porte vers le démiurgique.
29
2.3 La structure anthropologique
Urstand
Etat d’innocence
Compossibilité
Equipollence
Unterstand
Conscience déchue
projetée dans l’existence
Verstand
Entendement
La Mythologie concerne l’Urstand mais on retrouve aussi en elle les autres
dimensions qui sont constitutives de l’humanité.
La théologie de la chute (Unterstand), du péché est le drame de la conscience
occidentale : la conscience est aliénée, séparée de son état d’innocence.
Schelling rompt avec cette théologie en reliant la conscience déchue à l’état
d’innocence et à la possibilité de la Verstand.
Cette troisième dimension s’oppose à la théorie de l’entendement basée sur la
thèse du mal radical chez Kant. Chez Schelling, il s’agit de l’accomplissement
spirituel qui ne peut se comprendre sans la crise du démembrement de la
conscience. Il n’y a pas de purification sans innocence ni de science sans
purification ni innocence.
La philosophie n’est pas l’aboutissement du processus, elle est la crise où se
démembre la capacité de penser et de savoir. Schelling montre que ce moment
est critique. La science n’est pas l’accomplissement mais la crise de l’histoire
humaine. Ce que la science occidentale nie, c’est l’au-delà d’elle-même autant
que son passé. Elle est pleinement dans le plaisir de son démembrement. Cette
structure pose donc l’entendement comme à venir.
Le christianisme fait entrer la conscience en crise sans avoir une réponse à cette
crise qu’il provoque. Il est une transition. Il oblige à penser un avenir32.
2.4. Conclusion
Le schéma ternaire est en arrière-plan des analyses des mythologies qui viennent
le nourrir. Elles montrent le procès théogonique de la conscience même si elles
ne peuvent y être réduites. Ce schéma est heuristique car il aide à penser ce qui
est en jeu dans l’époque où il s’applique pour vivre la crise et le démembrement
à travers la conscience du temps. Il permet de passer d’un état d’innocence vers
un au-delà de la crise.
32
Cf. M. MAESSCHALCK, « La philosophie de la religion de Schelling », in Les Carnets du Centre de
Philosophie du Droit, 136 (2008), 18 pp.
30
5.
La Philosophie de la Mythologie
au prisme des sciences sociales actuelles
Quelle signification et quel enjeu la Philosophie de la Mythologie schellingienne
peut-elle avoir pour la construction d’une philosophie des sciences sociales
actuelles ? Nous interrogerons le bien fondé des intuitions épistémologiques de
Schelling en regard de la fondation et du développement de l’ethnologie et la
paléoanthropologie, et singulièrement en passant par des auteurs tels que LévyBruhl, Leroy-Gourrand ou Philippe Descola.
1. La réflexion transcendantale
Nous avons mis en évidence trois caractéristiques méthodologiques de la
Philosophie de la Mythologie :
1/ Schelling se confronte au matériau mythologique. Schelling n’opère
donc pas un travail purement spéculatif.
2/ Il y a une exigence épistémologique par rapport à ce matériau.
3/ L’hypothèse est progressive et non pas régressive. Il s’agit moins de
savoir si Shiva anticipe Jésus, mais plutôt de voir que Jésus est une figure
shivaïque. Schelling n’exclut pas la progressivité, mais sur base d’une
régressivité.
Dans un échange épistolaire entre Schelling et Fichte33, Fichte rappelle la
matrice de la réflexion transcendantale sur laquelle ils s’accordent tous les deux.
La métaphysique traditionnelle repose sur la causalité, le passage du déterminant
au déterminé. Fichte y voit une erreur. Ce lien causaliste présuppose un schéma
métaphysique renvoyant à une ontologie causaliste. Au contraire, selon la
réflexion transcendantale, il faut partir du déterminé et se demander comment le
déterminé est possible renvoyant à un déterminable. Dans la relation
transcendantale, il y a donc une tercéisation.
En quoi la Mythologie n’est pas seulement une étape révolue de l’histoire de
l’humanité mais représente une sphère de déterminabilité, voilà la question de la
réflexion transcendantale.
33
Lettre du 18 janvier 1802,
31
Matériau
Déterminable
Epistémologie
Tiers
Progression
Déterminé
Le défi, pour la réflexion transcendantale, est de montrer que notre conscience
se comprend sous la modalité de l’histoire, qu’elle est déjà historique. La
philosophie de l’histoire est dans cette perspective co-naturelle à la naissance de
la philosophie moderne. C’est pourquoi il faut disjoindre la Mythologie d’une
représentation du destin des peuples en ne l’historicisant pas a postériori, c’està-dire en ne la modernisant pas sous une logique qui n’est pas la sienne à partir
du présent. La réflexion transcendantale refuse ainsi de lire la Mythologie
comme un passé qu’une vision historiciste couperait radicalement du présent.
N’y a-t-il pourtant pas que la collecte historique effectuée par les philologues et
les archéologues qui puisse nous donner accès au passé ? Pour la réflexion
transcendantale, la réponse est non. On accède aussi au passé en prenant comme
point de départ la conscience ou, pour le dire plus exactement, le procès
théogonique de la conscience. La réflexion transcendantale pose en effet que la
Mythologie est le matériau de la déterminabilité de la conscience, différent du
déterminé actuel. La théogonie met ainsi des figures des dieux les unes à côté
des autres, non pour arriver progressivement à la vraie idée du vrai dieu, mais
plutôt à l’idée nietzschéenne de perspectivité où les figures du divin sont nonsubsumables sous la modalité historiciste. La Philosophie de la Mythologie
n’historicise donc pas, mais montre par la régressivité l’actualité du matériau, le
déterminable, dans la conscience, le déterminé. C’est bien la signification des
concepts d’antécédence, de succession et de devancement que de référer à un
concept non-historique de l’histoire en tant que le passé est coextensif du
présent34. La Philosophie de la Mythologie annonce et privilégie par conséquent
la naissance des sciences sociales qui sera critiquée au XXème siècle par le
modèle historiciste ou le modèle relativiste qui n’est au fond que l’envers d’une
même pièce puisque ce modèle relativiste avec son hypothèse
d’incommensurabilité perd aussi la coextensivité.
34
Whitehead chez qui ces concepts d’antécédence, de succession, et de devancement sont empruntés avait
justement pour but de sortir du geste historiciste qui perd la coextensivité du passé dans les sciences modernes.
32
2. La première génération : de Schelling à Lévy-Bruhl
Schelling est un philosophe. Toute critique à son égard doit être prononcée en
fonction de sa position épistémologique. En adoptant une position critique par
rapport aux sciences sociales actuelles et en réinterrogeant leurs fondements et
leurs développements en particulier chez Lévy-Bruhl, Leroy-Gourrand et
Descola, nous gagnerons non seulement le lieu d’un questionnement sur
l’actualité épistémologie de Schelling mais aussi la possibilité de vérifier ses
résultats.
2.1. L’affectibilité de la conscience
Schelling relie la conscience et la Mythologie. En rapprochant les mythologies
par la régressivité, il écrase les perspectives, non pour les ramener à la
construction d’un passé historiciste, mais pour montrer que la diachronie ne se
comprend qu’à partir de la synchronie. La déterminabilité de la conscience est
ce moment synchronique.
Comment comprendre un processus génétique sans progressivité ? Les concepts
d’antécédence, de succession et de devancement sont des catégories
synchroniques. Il y a bien l’avant, l’après et une succession mais celle-ci ne se
comprend que sur la base d’une superjection. Ce qui donne ainsi la synchronie,
c’est la naissance d’une ipséité dans son antécédence, sa succession et son
devancement. Dans l’immédiateté se joue ainsi la réflexibilité du soi.
Lévy-Bruhl reprend le bien fondé de la position schellingienne. Son projet est de
retrouver comment la culture se réalise synchroniquement par les conditions de
son affectibilité qui est la condition d’une ipséité qui se réfléchit sur elle-même.
Le défi qu’il partage avec Schelling est donc d’étudier le matériau mythologique
à partir de la déterminabilité de la conscience sans projeter l’historicisme.
Autrement dit, la question commune à Lévy-Bruhl et Schelling est de savoir en
quoi une conscience philosophique peut être affectée par le matériau
mythologique. Il s’agira pour Lévy-Bruhl à l’instar de Schelling d’interroger la
réflexivité de la conscience35.
Comment, par exemple, comparer la monarchie thaïlandaise à la monarchie
française ? Le commun dénominateur n’est pas la factualité historique mais
l’engagement de deux consciences dans le pouvoir. Ces deux structures posent
l’affectibilité de la conscience par la participation à l’ordre du pouvoir. Il s’agit
35
Cf. M. MAESSCHALCK, « Philosophie et mythologie dans la dernière philosophie de Schelling », in I.D.,
L’anthropologie politique et religieuse de Schelling, Peeters, Leuven/Paris, 1991, pp. 219-220.
33
de recourir à l’intuition spontanée qu’a la conscience de son contexte, en
l’occurrence à l’intuition de ce que signifie participer à un système de pouvoir36.
2.2. La théorie noétique
La préoccupation de Lévy-Bruhl est un travail épistémologique qui rend
possible une construction de l’ethnologie qui ne fasse pas de l’expérience
mythologique des peuples une figure préalable d’une existence logique des
peuples modernes. Au concept du prélogique, Lévy-Bruhl oppose une
catégorialisation affective de l’expérience des systèmes de croyance. Sur base
du matériau, Lévy-Bruhl propose trois grandes catégories affectives37 :
- le surnaturel
- le mystique
- la participation
Ces trois catégories sont proches des catégories de l’antécédence, de la
succession et du devancement.
La synchronie d’une expérience du système de croyance se base ici sur
l’affectibilité de la conscience. Le problème, nous l’avons dit, est de savoir
comment la conscience est dans un rapport d’affectibilité par rapport à son
expérience mythologique. Cela se traduit dans un langage du surnaturel, qui
n’est pas un concept théologique mais métahistorique, l’extratemporel : le
surnaturel comme immanence naturelle. Le lien à l’immanence naturelle est
dans une épreuve mystique qui est l’expérience immédiate du surnaturel. La vie
se réalise ici sous la modalité de la participation.
2.3. Transition : vers les seconde et la troisième génération
Toute la critique du XXème siècle va se concentrer sur ce point. Elle reproche à
Lévy-Bruhl, et donc implicitement à Schelling, d’opérer une surnoétisation,
c’est-à-dire de surintellectualiser le matériau à partir d’une affectibilité de la
conscience, et ce au détriment de la transcendance de l’objet, son noème.
Autrement dit, la critique est d’être une intellectualisation du matériau
mythologique ; la recherche de l’hypothèse théorique serait si importante qu’elle
intellectualiserait un donné qu’on ne laisserait pas s’exprimer.
D’où la théorie noématique qui va répondre à cette théorie noétique en
accentuant les contenus « transcendantaux », le donné. La volonté est de
36
Cette méthode réflexive est aussi présente chez le premier Dilthey pour qui la réflexivité se fonde sur la
capacité de l’être humain à s’inscrire dans des systèmes intersubjectifs
37
Cf. LEVY-BRUHL, L’expérience mystique et les symboles chez les primitifs, Alcan, Paris, 1938.
34
retrouver l’objet dans son autonomie, sa transcendance, par rapport au projet
constructiviste de l’intelligence. Il faut, dans cette perspective, reconstruire des
structures objectives du réel afin d’éviter la projection intellectuelle. Ainsi par
exemple, on écarte le concept de praxis au profit de celui de poïésis, pour
finalement préférer celui de technique plus « transcendant »38. Tout le savoir de
l’anthropologie culturelle dominée par l’empirisme est dans cette visée
noématique. L’objet dans sa transcendance noématique est la source du savoir et
non la visée noématique de la conscience. Sur ce point, empirisme et
structuralisme ne diffèrent pas. La solution empiriste est donc négative dans le
sens où elle suspend l’hypothèse noétisante au profit de l’objet. La source du
savoir pour Schelling et Lévy-Bruhl est au contraire l’immanence de la
conscience à la totalité représentative.
Cependant cette critique liée à la naissance noétique des sciences sociales chez
Lévy-Bruhl va progressivement s’épuiser dans les hypothèses contemporaines
qui vont nous ramener à Schelling en renoétisant par le biais du cognitivisme
l’interrogation de l’objet et en posant une symétrie entre la conscience
interrogée et la conscience interrogeante. C’est le cas, nous semble-t-il, de la
position défendue par Descola.
1890
Lévy-Bruhl
Noétisation
Synchronie
1930 Empirisme / Levy-Strauss
2000 Descola
Noématisation
Empirisme diachronique
/
Renoétisation
Cognitivisme
Synchronique
Structuralisme synchronique
3. La seconde génération : l’empirisme et le structuralisme
Nous allons d’abord montrer plus en détails comment la critique empiriste et
structuraliste de la naissance des sciences sociales, et particulièrement de
l’ethnologie chez Lévy-Bruhl, participe à un même mouvement de
noématisation en subordonnant le synchronique au diachronique.
38
Au sens noématique.
35
3.1. L’empirisme
L’empirisme, de l’empirisme anglais à Leroy-Gourrand, donne priorité à la
diachronie. La diachronie interprète le processus de la genèse de la construction
de l’objet en se donnant pour tâche d’apprendre de l’objet lui-même en excluant
la projection. La méthode de l’empirisme est ainsi de partir du simple pour
expliquer le complexe. Ce sont les objets qui révèlent leur pouvoir de
succession.
Cependant, la diachronie amène elle aussi de la projection face à la complexité
de l’objet. Dans le cas des peintures rupestres de Lascaux, par exemple, elle
réintroduit une raison magique précédant la raison utilitaire suivant un point de
vue historiciste selon lequel l’être humain est magique avant d’être utilitariste.
En procédant de la sorte, elle pose une raison magique avant même d’interroger
le magique en tant que tel. En effet, elle construit la raison magique en fonction
de la notion d’utilité de sorte qu’elle projette une raison magique à partir de la
raison utilitaire.
3.2. Le structuralisme
Le structuralisme, en refusant la priorité de l’utilité sur le symbolique, remet ce
type de construction en question tout en restant dans le cadre de la noématique.
La pensée magique est intégrée à la pensée utilitaire allant du déterminant au
déterminé. Levy-Strauss a donc bien la volonté de montrer la contemporanéité
du magique, de l’utilitaire et du symbolique comme cadre présent
synchroniquement affectant la conscience.
Cependant, la synchronie est posée par l’intermédiaire de l’objet, c’est-à-dire le
noématique, qui joue – pour reprendre l’exemple des peintures de Lascaux - le
rôle du facteur de reconnaissance magique (l’emprise sur l’animal), utile
(schéma de chasse), symbolique (lien social). On est devant une structure qui se
répercute sur plusieurs niveaux de significations en même temps. La synchronie
se fait donc par rapport à un nouveau noème qu’est la structure.
Levy-Strauss est révolutionnaire en critiquant le diachronique, mais en même
temps il répète le geste noématique. S’il articule le noématique à la structure,
c’est pour se défendre de toute projection intellectuelle. Or, tout en se défendant
d’être un intellectualiste, il ne perçoit pas qu’en subordonnant le diachronique au
synchronique, il se place entre deux cadres épistémologiques dont le premier,
36
celui de Lévy-Bruhl et implicitement celui de Schelling, n’a pas été reçu
rigoureusement, mais trop rapidement écarté par la seconde génération.
4. La troisième génération : l’héritage
La gageure de la troisième génération est dès lors de sortir aussi bien du
noétique pure que du noématique pure, en posant cette fois explicitement la
réintroduction du postulat intellectuel.
Avec Descola, nous sommes en face d’une nouvelle révolution
épistémologique : il opère une renoétisation cognitive. Son principe
épistémologique est de mettre en symétrie la conscience interrogée et la
conscience interrogeante afin de voir si la catégorialisation cognitive se
manifeste dans les objets.
Il hérite en fait de toute la tradition39. D’abord de la comparaison qu’il reçoit de
Lévy-Bruhl et qu’il applique à des ontologies (qui sont en l’occurrence des
structures cognitives, ce que Descola appelle plus précisément des « modes ou
matrices d’identification »). Ensuite, il reçoit les objets dans leur usage cognitif,
c’est-à-dire ce en quoi ils sont les vecteurs du rapport de la conscience à la
réalité. Autrement dit, pour Descola, la conscience reconnaît des structures
qu’elle essaie d’apprendre pour elle-même. C’est, par exemple, l’usage du
totémisme comme catégorie cognitive qui doit nous permettre de comprendre ce
qu’est le totémisme, et ainsi de suite pour l’animisme, le naturalisme ou encore
l’analogisme.
5. Synthèse
Nous proposons une schématisation
épistémologiques présentés.
récapitulative
des
5.1. Première génération
conscience interrogée
=
conscience interrogeante
égalité grâce à la projection
39
Cf. DESCOLA, Par-delà la nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
37
trois
cadres
Dans le premier cadre épistémologique, la conscience interrogée est égale à la
conscience interrogeante grâce à la projection ou auto-réflexion. La noétisation
ne postule par de différence entre la conscience interrogeante et la conscience
interrogée. Elle présuppose au contraire que la conscience déterminée
aujourd’hui renvoie à du déterminable. La noétisation pose donc un passage
entre la conscience interrogeante et la conscience interrogée, entre le déterminé
et le déterminable à travers un rapport transcendantal de condition de possibilité
d’un déterminable par rapport à un déterminé.
5.2. Deuxième génération
conscience interrogée
≠
conscience interrogeante
(Savoir supérieur)
≤ asymétrie par la synchronie
≤ asymétrie diachronique
(empirisme)
(structuralisme)
Dans le second cadre épistémologique, il y a une asymétrie. Cette asymétrie
apparaît dans l’empirisme parce qu’il y a une diachronie qui historicise la
conscience interrogée par rapport à la conscience interrogeante de sorte que l’on
pose une chaîne causale qui nous a conduit à un savoir supérieur. Dans le
structuralisme, il y a aussi une asymétrie produite par la synchronie liée à une
structure et non à la conscience. Le noématique utilise ici l’objet pour mettre en
évidence la médiation entre la conscience interrogeante et la conscience
interrogée. On évite certes la projection de la conscience interrogeante sur la
conscience interrogée mais la causalité resurgit en supposant qu’on ne peut
traiter le rapport entre ces deux consciences sans la succession extérieure de
l’objet.
5.3. Troisième génération
conscience interrogée
//
conscience interrogeante
symètrisation
6. Schelling et Descola
Nous voudrions maintenant comparer les quatre critères de Descola aux
moments de la Philosophie de la Mythologie schellingienne.
38
6.1. Lecture épistémologique du schéma de Descola
Un passage de Par-delà nature et culture où est précisé le choix
épistémologique de Descola commence comme ceci : « […] face à un autrui
[…], je peux supposer »40. Le « Je » est donc présupposé par Descola à la
construction du système mais ce « Je » n’est pas défini comme identité à soimême. Si nous nous penchons maintenant plus avant sur le schéma41, nous
remarquons que Descola ne peut faire fonctionner des binômes
extériorité/intériorité et physicalité/aphysicalité, sans présupposer une catégorie
du même opposée à une autre catégorie, celle de l’autre ou de l’être-autre et sans
présupposer aussi la « relationalité ».
Cependant, il faut aussi remarquer qu’avec ce schéma Descola élimine la
catégorie vide. Il manque une catégorie qui ferait exploser cette dualité : celle
dans laquelle on ne peut dire ce qu’il en est de l’intériorité et de la physicalité. Il
faudrait, en tout cas si l’on prend au sérieux la Philosophie de la Mythologie
schellingienne, inaugurer une situation où le « ça » ne peut pas supporter des
propriétés, où l’on ne peut déterminer l’intériorité et la physicalité. On pourrait
penser des sous-catégories possibles : la connaissance de la physicalité mais pas
de l’intériorité (l’ange, par exemple), la connaissance de l’intériorité mais pas de
la physicalité (le Ressuscité).
40
41
Ibid., p. 176.
Ibid., p. 176 et p. 382.
39
Relecture du Schéma de Descola :
Relation
Intériorité
Physicalité
Intériorité
projection
=
Physicalité
continuité
≠
=
=
TOTEMISME
COSMO-GENISME
ANIMISME
ANTRHOPO-GENISME
Intériorité
Physicalité
Intériorité
Physicalité
≠
=
≠
≠
NATURALISME
ANTROPO-MORPHISME
ANALOGISME
COSMO-MORPHISME
Même
Autre
La « catégorie vide » que nous proposons d’ajouter :
Intériorité
Physicalité
Ø
Intériorité
Ø
Ø
Physicalité
Intériorité
=
Ø
40
Physicalité
≠
L’analogisme est par excellence le concept pour penser le Tout-autre à partir du
déterminable. La métaphysique traditionnelle en tant que philosophie première
de l’analogie est justement cette tentative de penser la catégorie que nous avons
ajoutée42. Or, nous voyons bien que l’analogisme est considérablement réduit
chez Descola par rapport à la tradition. Il ne donne qu’explicitement la clé de la
binarité. L’analogisme est ici au service d’un cosmo-morphisme qui place dans
un vis-à-vis organiciste société humaine et vie animale pour en montrer la
continuité. Schelling au contraire pose cette dernière catégorie de l’ensemble
vide par le biais du Super-étant. Le divin dans la Mythologie est dans cette
catégorie.
L’animisme est quant à lui la source de l’anthropo-génisme ou, pour le dire
suivant l’étymologie grecque, anthropo-gonique. Il y a une même intériorité
mais une différence d’extériorité qui est la condition de la projection de
l’intérieur vers l’extérieur.
Dans le naturalisme se joue la naissance de l’anthropo-morphisme. Il y a une
modification de la relation qui permet de penser la différence ontologique avec
la nature et l’autre de sorte que le monde et la société sont mis en parallèle.
Nous reviendrons plus loin sur le totémisme et le cosmo-gonique. Notons pour
l’instant le choix par Descola du suffise γένος plutôt que du suffise γόνος.
6.2. Une insuffisance par rapport à Schelling : le morphogonique
La mise en page du schéma, telle qu’on la trouve dans l’ouvrage43 de Descola,
fait croire à une synchronie, mais en fait de synchronie il n’y en a pas. Chez
Descola, on passe de l’animisme au totémisme, du naturalisme à l’analogisme. Il
y a ainsi une seconde opposition entre génétisme et morphisme qui complète la
première entre le moi et l’autre ainsi que le principe de « relationalité ». Il y a en
effet deux autres catégories qui s’ajoutent à celle du même et de l’autre : une
catégorie de reconnaissance ou d’identification et une catégorie de constitution
(qui n’est pas pensée par Descola) selon laquelle la relationalité est constitutive
d’un engendrement. Mais on ne pourrait que difficilement discuter avec Descola
sur ce moment constitutif du monde puisque, à l’inverse de Schelling, il ne dit
rien sur le rapport génétique au monde.
Chez Schelling, le rapport à un processus morphologique est au contraire au
centre de la Philosophie de la Mythologie. La théorie schellingienne apporte une
42
Dans le premier cas : Ø et = par la ratio essendi, c’est-à-dire la participation par la causalité. Dans le second
cas : Ø et ≠ par la ratio cognoscendi, c’est-à-dire la participation par la rationalité.
43
Réf. Ibid., pp. 382-383.
41
réponse immédiate à ce qui est opposé sans plus chez Descola. Le présupposé de
Descola est l’affectibilité de la relation du même et de l’autre. C’est le point de
vue morphogénétique de la catégorialisation affective (Lévy-Bruhl). Mais il y a
chez Schelling une deuxième possibilité qui consiste à mettre en évidence en
quoi il y a un engendrement dans la relation, le gonique, comme condition d’une
alliance avec l’autre. C’est le morphogonique (Schelling), selon la différence
des termes γένος et γόνος.
7. Γένος et γόνος
L’élément qui pose problème dans le schéma de Descola est la relation entre
génétisme et centrisme. En en faisant la lecture à partir des présupposés
épistémologiques, nous avons montré la différence entre le théogonique et
l’antrhopo-cosmo-génique de Descola. Nous allons reprendre ici cette différence
importante à partir d’un choix fondamental de vocabulaire de la part de
Schelling.
Lorsque Schelling parle de théo-gonique, il utilise le mot grec γόνος. Le mot
γόνος signifie l’engendrement au sens physique, au sens matériel. C’est
pourquoi γόνος signifie également la génération des enfants (la première
génération, la dernière génération…). Il signifie plus précisément encore la
semence qui rend possible la génération. Dans γόνος, il y a donc l’acte
d’engendrer, l’acte de produire autrui par la relation.
Au mot γόνος, Schelling oppose le terme γένος. Le mot γένος ne comprend pas
l’idée d’engendrement mais il signifie la naissance en tant que telle. C’est l’acte
même de naître, non pas donc la génération des enfants mais les enfants nés. Le
verbe γενvάω signifie d’ailleurs l’accouchement (enfanter). Dans γένος, il y a
ainsi une idée de temps qui n’est pas présente dans le mot γόνος, l’idée du
résultat d’un processus44.
Chez Schelling, la différence entre ces deux termes est fondamentale car
l’archaïcité de la conscience est gonologique, c’est-à-dire qu’il y a une autoconstitution de la conscience dans son immédiateté. Dans le γόνος se joue le
processus, la pré-histoire de la conscience. On pourrait encore parler de protomorphisme, c’est-à-dire de la préparation des formes de la conscience. Dans le
gonologique se joue ainsi le principe même de la factualité d’une conscience.
Chez Descola, nous avions mis en évidence un processus philogénétique de
succession des quatre formes. Or, Schelling pose lui une constructibilité de la
conscience grâce à ses formes proto-archaïques de sorte qu’il est possible pour
44
Notons que la différence entre γόνος et γένος renvoie à la différence entre Schöpfer (qui pose l’acte) et Macher
(qui fabrique) que Schelling utilise aussi.
42
la conscience interrogeante de retrouver un temps proprement originaire de la
conscience. La Philosophie de la Mythologie est en elle-même en tant que
philosophie de la Mythologie livrée au lecteur comme une expérience clinique
de l’archaïcité de la conscience qu’il est lui-même susceptible d’expérimenter de
manière auto-réflexive. Cette méthode a donc une actualité pour toute
conscience qui tente le voyage de l’archaïcité de la conscience. La Philosophie
de la Mythologie est à ce titre la dernière grande œuvre de la philosophie
moderne inaugurée par le Discours de la méthode de Descartes en étant une
exploration de la conscience à partir d’une méthode auto-réflexive.
8. La question d’une philosophie du corps et du futur
Nous avions évoqué au début du cours le problème que rencontrait Schelling
pour relier sa première philosophie (de l’Identité) à une philosophie du corps et
du futur. Le corps et le temps sont mis en œuvre chez Descola dans un système
binaire. Pour prolonger notre lecture entrecroisée de Schelling et Descola, nous
allons donc relier l’analyse du procès théogonique sous les modalités d’une
structure binaire où la relation corps/temps se donne sous la modalité de
l’intériorité (temps) et de la physicalité (corps).
8.1. La temporalité
Chez Schelling tout le procès théogonique se réfère au divin. La relation aux
Immortels prend deux formes. La première est la forme panenthéiste (ce que
nous avions aussi appelé un monothéisme originaire) qui indique une différence
qualitative sans différence quantitative. L’ensemble des êtres participe de la vie
du dieu ou, pour le dire phénoménologiquement, il y a une immanence radicale
de la Vie en chaque vivant. Le divin est ici dans une totale présence immédiate à
soi, il est le Tout qui rend possible l’esprit. Mais il n’est ni identique du point de
vue de la corporéité ni du point de vue de la temporalité à la conscience.
L’antécédance absolue est le monde de l’analogie de la dissemblance du point
de vue temporelle. La conscience est renvoyée à une origine absolue avant sa
naissance. Le panenthéisme ne peut donc se constituer que sur le monde de
l’analogie si l’on se réfère au schéma de Descola.
8.2. La corporéité (la succession)
Au-delà de ce divin originaite et indifférencié, il y a la succession du dieu corps,
du dieu combattant, du dieu libérateur… La représentation du dieu perd de plus
en plus d’importance même si du point de vue de la temporalité, les dieux
43
demeurent dissemblables. Ils demeurent immortels, hors de la temporalité donc,
pouvant rejouer sans cesse le moment de la naissance et de la mort. Mais par la
succession, ils s’incarnent de sorte qu’ils apparaissent dans une corporéité que
les humains peuvent reconnaître. Ce sont les dieux de la succession. C’est le
polythéisme (ou le monothéisme relatif qui se pose par rapport aux autres dieux).
On passe ici d’une physicalité qui se joue dans le face à face à une relation que
Descola aurait appelée naturaliste. Le polythéisme ne se constitue donc que sur
le mode du naturalisme.
8.3. Le Dieu fait homme (le devancement)
La Mythologie chez Schelling se situe dans le passage génétique du divin au
polythéisme. Mais à la Mythologie succède la religion du Livre qui tourne
autour de la problématique de l’Incarnation ou du Dieu fait homme. C’est
pourquoi la deuxième grande partie de la philosophie de la religion de Schelling
est une philosophie du christianisme. C’est une philosophie du Dieu fait homme
dirigée par un processus inverse à la philosophie des Immortels puisqu’elle
cherche la possibilité d’une identité de la conscience et de l’expérience
théogonique (ou de l’ « intranscendance »).
L’expérience première du Dieu fait homme, c’est bien le problème de la
corporéité. Rappelons-nous le discours et les réactions qui s’en suivirent lorsque
Paul parla du Ressuscité sur l’Aréopage. La corporéité du Ressuscité est de
l’ordre de l’impensable. C’est pourquoi le christianisme primitif, selon
Schelling, est d’abord un christianisme de la non-identification au corps du
ressuscité. La tradition primitive de l’Eglise est, ajoute-t-il de manière
polémique, crypto-nestorienne en ce sens qu’elle affirme d’abord que le Dieu
incarné est un Dieu plutôt qu’un homme (dissemblance), qu’elle privilégie la
divinité dans l’identification à l’expérience du Dieu. Il est devenu « comme »
l’un de nous, oui mais donc pas tout à fait « comme nous ». Cette dimension
amène une forme d’expérience que Descola dénommerait comme animiste : une
physicalité différente mais une temporalité semblable parce que le Dieu fait
homme a vécu et est mort comme nous (temporalité semblable), mais Il est
ressuscité (corporalité dissemblable)45.
Ce n’est que progressivement que le christianisme posera une identité tant au
plan du temps qu’au plan du corps, suivant l’histoire des Conciles sur la
question de la double nature du Christ. Schelling est favorable en ce qui le
concerne à la position monophysite. Pour les crypto-monophysites, il n’y a
qu’une seule nature dans le Christ, et ce à l’encontre d’une pensée chrétienne
45
Cf.la Première lettre de Paul aux Corinthiens, chap. 15.
44
matinée de platonisme suivant laquelle dans le Christ il y aurait deux natures qui
coexistent46. Cette unité de nature fait que l’on peut s’identifier entièrement à
l’existence du Dieu fait homme. Si l’on utilise les concepts de Descola, nous
pouvons dire que ce christianisme qui pose une corporalité et temporalité
semblable renvoie au mode du totémisme47.
Seulement, il faut bien insister sur le fait qu’alors que Descola pose une tension
de l’ordre du morphique, Schelling pense le rapport de l’animisme et du
totémisme sur base d’un principe génétique fondé sur deux axes qui vont du
dissemblable au semblable et du semblable au dissemblable48. C’est ainsi que la
Philosophie de la religion léguée par Schelling va de l’antécédence au
devancement après avoir fait une première philosophie de la succession. Cette
approche morphogénétique complète reste partiellement impensée chez Descola.
Axe de la Spät-philosophie
Axe de la première philosophie
Protologie
Zerstörung
Corporéité
LES IMM ORTELS
Temporalité
Corporéité
Antécédence
≠
Temporalité
Succession
≠
≠
=
ANALOGISME
PAN-EN-THEISME
Corporéité
NATURALISME
POLY-THEISME
[Mythologie]
[Christianisme]
LE DIEU FA IT HOMME
Temporalité
Corporéité
Temporalité
Pierre / Matthieu
≠
Paul
=
ANIMISME
CRYPTO-NESTORIANISME
[Philosophie rationnelle]
Wiedergeburt
=
=
TOTEMISME
CRYPTO-MONOPHYSIME
[Philosophie positive]
Eschatologie
46
Schelling soupçonné d’être un crypto-monophysite rétorquait que les théologiens de son temps en maintenant
la dualité reproduisaient en fait sans l’avouer le nestorianisme qui avait été condamné comme hérésie ; ce qui ne
fut jamais le cas du monophysisme.
47
Il serait sans doute intéressant d’interroger la critique de Freud à partir de ce schéma.
48
Cf. M. MAESSCHALCK, « La philosophie de la religion de Schelling », op. cit..
45
Conclusion
De la Philosophie de la Mythologie
à la Philosophie de l’histoire
Notre conclusion visera à saisir en quoi la Philosophie de la Mythologie est la
possibilité d’une philosophie de l’histoire pour Schelling.
Hegel est considéré comme le philosophe qui a fondé la Philosophie de l’histoire
dans les années 1822-1831. Or, les textes de la dernière philosophie de Schelling
que nous avons étudiés s’étendent de 1821 à 1856, c’est dire qu’ils sont
contemporains ou juste postérieurs à la fondation hégélienne. Ce que nous
considèrerons comme la possibilité d’une Philosophie de l’histoire
schellingienne est en fait très différente de ce qu’a produit Hegel ou de ce qu’on
entend habituellement au XXème siècle sous la dénomination de Philosophie de
l’histoire. Nous reprendrons la thèse de notre lecture qui consistait à montrer que
la Philosophie de la Mythologie, trop souvent rapportée à une simple
Philosophie de la religion, n’est pourtant pas une philosophie de l’objet religieux
mais bien une théogonie de la conscience qui renvoie celle-ci à son archaïcité de
telle façon qu’elle rend possible une véritable Philosophie de l’histoire. En effet,
si l’on n’a pas résolu cette question de l’archaïcité de la conscience, toute
tentative de construction d’une Philosophie de l’histoire se limiterait à une
collection de faits empiriques sélectionnés qui ne répondrait en rien au devenir
de la conscience interrogeante et partant de l’humanité en devenir qui se
construit.
En quoi la Philosophie de la Mythologie est-elle bien le portique de la
philosophie de l’histoire ? Qu’est-ce que Schelling en tant que philosophe
(γόνος) lègue-t-il aux générations futurs (γένος) ?
1. Le divin originaire (l’idéalisme de l’antécédence)
L’expérience des Immortels est une expérience dont la caractéristique est
l’absence de temporalité. On se réfère à une expérience qui ne présuppose pas
l’existence de la temporalité mais qui, en revanche, présuppose le corps. En
mettant en suspens la temporalité, on pose donc une expérience réflexive qui fait
passer d’une différence corporelle à une identité corporelle. Le divin est présent
en toute corporéité, c’est un panenthéisme (ou monothéisme originaire). Parce
qu’il est présent en toute corporéité, il ne peut être identifié à aucune corporéité.
46
Le divin est par conséquent d’abord donné avant toute expérience monothéiste49.
La protologie renvoie ainsi à un originaire sans corps de sorte que l’on ne peut
avoir matériellement accès à ce qui précède. Méthodologiquement, cela signifie
que la réflexivité qui s’opère dans la conscience interrogeante – qui est
évidemment déjà incarnée - ne peut être saisie qu’à cette condition fondamentale
d’être un idéalisme de l’antécédence50.
Toutes ces formules présupposent en effet une idéalisation du rapport à la
conscience : la conscience se rapporte à un toujours-déjà-là. Le toujours-déjà-là
est ce qui rend possible pour la conscience religieuse une première expérience
du divin, une expérience de ce qui est toujours-déjà-avant-nous ou toujoursdéjà-avant-ça, sans que cette expérience ne puisse se comprendre à partir d’une
cause première identifiable matériellement51. Le toujours-déjà-là est une protoprésence. C’est ainsi qu’il est possible pour la conscience de se saisir sur le
mode d’une proto-présence en idéalisant l’antécédence en tant que l’antécédence
est la condition de possibilité de tout ce qui est en présence (le mode de la
déterminabilité).
Epistémologiquement, c’est ce qui permet de comprendre l’expérience
religieuse originaire (la Weltfrömmigkeit, une sorte de mystique cosmique
panenthéiste). La Mythologie réside en effet dans le passage qu’effectue la
conscience archaïque depuis cette position idéale de la non-corporéité du divin à
la succession des figures des dieux qui l’embarque dans un voyage avec les
dieux.
2. L’expérience des Immortels (le réalisme de la succession)
La succession dans l’a-temporalité est le passage du monothéisme originaire au
monothéisme relatif, du panenthéisme au polythéisme. A quelle condition est-ce
pensable ? Pour Schelling, c’est possible à condition de développer un réalisme
de la succession. Les Immortels deviennent corps dans la réalité de leur
succession (ils peuvent se reproduire, se quereller…). Les dieux se jouent aussi
dans la succession des corps. La Mythologie est donc tendue entre deux pôles :
l’idéalisme de l’antécédence et le réalisme de la succession. Nous parlons de
tension car il n’y a pas un moment après l’autre mais une a-temporalité.
49
Schelling rejoint ici les propositions mystiques de Jacob Boehme ou de Maître Eckart sur la Déité.
Heidegger, qui était un lecteur de Schelling, est marqué par cet idéalisme de l’antécédence ; pensons à son
concept d’ « immer-schon-da », ou à l’« Ur-phénoménalisation ». On peut encore y associer un phénoménologue
tel que Michel Henry qui se donne pour objet la « phénoménalisation originaire », ce qu’il nomme aussi
l’« Archi-phénoménalisation ».
51
Le toujours-déjà-donné est lui dans l’ordre de la succession.
50
47
Schelling construit par sa méthode réflexive de l’archaïcité une expérience de ce
qui est proto-intentionnel. Que signifie en effet ce moment de la Mythologie ?
Que la conscience qui naît à elle-même se donne dans une proto-présence et une
corporéité spatialement différenciée. La conscience théogonique est protophénoménale, elle dispose réflexivement d’un horizon et d’une différence
spatiale. La conscience archaïque est encore proto-intentionnelle car elle ne
choisit pas les dieux ; elle est indifférente par rapport à ses différents dieux si
bien que, comme le remarque Schelling, elle en arrive parfois à les confondre.
Schelling reconstruit ici la tension archaïque de la conscience qui est
fondamentalement de nature proto-phénoménale et proto-intentionnelle. Il est
évident que génétiquement la conscience est intentionnelle mais la condition de
possibilité de la conscience, explique Schelling, est une conscience
morphogonique, proto-phénoménale et proto-intentionnelle52.
La Philosophie de la religion nous apprend donc quelque chose sur la structure
phénoménologique de la conscience (si tel n’était pas le cas, nous ne
disposerions corrélativement que de l’intentionnalisme pour comprendre la
conscience religieuse). Ce n’est pas le génétique mais le morphogonétique qui
apporte le fait que la conscience ne s’est pas donnée à elle-même
intentionnellement.
3. Le christianisme de Pierre (l’idéalisme de la succession)
La philosophie du christianisme qui succède à la Philosophie de la Mythologie
considère le christianisme comme religion porteuse de l’univers comme histoire.
Elle se construit sur la modalité du génétique (γένος). Ce qui est déterminant
dans le christianisme primitif selon Schelling, c’est l’expérience d’une identité
corporelle qui revient au thème de l’intranscendance. Aux immortels s’oppose
une religion du Dieu fait homme, du Dieu vécu dans la corporéité ; ce qui,
méthodologiquement, rend possible pour la conscience la possibilité de se
comprendre sous ce mode corporel. La condition de possibilité de la conscience
du christianisme est alors le passage de la différence temporelle à l’identité
temporelle.
La différence temporelle est essentiellement liée à la Résurrection. Le Dieu
incarné est mortel par la corporéité. Mais, avec la croyance en la Résurrection, il
y a l’affirmation d’une différence temporelle dans une identité corporelle53.
52
La conscience ne naît pas intentionnelle pour Schelling. Cela va à l’encontre de la philosophie contemporaine
pour qui la conscience intentionnelle est immédiatement donnée. En ce sens Descola a raison de dire que nous
sommes aujourd’hui des naturalistes. On naturalise en fonction d’un donné et non d’une présence.
53
La dimension de renaissance ou de réincarnation n’a ici aucun sens puisque la mortalité est dans la corporéité
et la différence dans la temporalité, alors que l’incarnation vise l’identité temporelle.
48
Comment la conscience peut-elle comprendre une identité corporelle dans une
différence temporelle ?
Pour Schelling, il faut penser un idéalisme de la succession, c’est-à-dire penser
sur un mode idéal ce qui nécessite la position d’un premier, le début d’une série.
Lorsque le christianisme primitif annonce le « Premier né d’entre les morts », il
produit une idéalisation pour que la conscience puisse se concevoir sur le mode
d’une identité corporelle tout en maintenant une différence temporelle. La
succession devient ici une fonction idéale et non plus réelle, mentale et non plus
spatiale. C’est en ce sens que, pour Schelling, l’histoire du christianisme est un
mouvement de la conscience qui passe par la successivité et abouti grâce à elle.
Seule une succession idéale est en effet apte à comprendre la théologie
médiévale, la papauté de la renaissance, ou la volonté de la Réforme qui tente
revenir à un christianisme plus originaire près de quinze siècles après la mort du
Christ. Comment comprendre un tel projet si ce n’est par le biais d’une
succession idéale ? C’est cette succession idéale qui inaugure la dimension du
temps comme identité de la réalisation d’un devenir social, histoire et monde du
christianisme.
4. Le christianisme de Paul (le réalisme du devancement)
Pour se réaliser en fonction de la succession idéale, la conscience doit croire au
réalisme du devancement en posant que ce qui se réalise dans l’histoire est dans
le futur et non dans le passé. La philosophie du futur est fondée non sur
l’idéalement donné mais sur ce que nous pouvons réellement devancer de ce qui
doit devenir. C’est un processus génélogique.
Ce qui rend possible un tel processus génélogique (γένος), c’est la semence
(γόνος) de la Mythologie qui ouvre la possibilité d’un horizon et la possibilité
d’une succession. Nous retrouvons ici le jeu entre le généré gonique et le résultat
génétique. L’histoire va se réaliser par un processus d’intentionnalisation de la
conscience.
Comment la conscience devient-elle intentionnelle ? Elle devient intentionnelle
de deux façons : (1) en idéalisant la succession en se donnant une loi nouvelle et
(2) en réalisant projectivement ce qui était son origine, l’horizon de la présence.
Elle déréalise la succession et elle désidéalise l’antécédence ; elle idéalise la
succession et elle réalise le devancement. Elle peut désormais s’auto-dépasser.
49
Γόνος
Idéalisme
de l’antécédence
Réalisme
de la succession
≠ corporelle
= corporelle
Mythologie
Christianisme
≠ temporelle
= temporelle
Idéalisme
de la succession
Réalisme
du devancement
Γένος
5. La sortie du christianisme (la Philosophie positive)
La philosophie moderne de schelling ne prévoit pas de construire sa Philosophie
de l’histoire parce qu’elle n’est pas en mesure de le faire. Elle n’est Philosophie
de l’histoire qu’à titre proto-intentionnel. Autrement dit, la méthode réflexive est
une philosophie de l’archaïcité de la conscience qui est arrivée à l’extrême de sa
méthode, presque à saturation, pour annoncer l’intentionnalisation de la
conscience comme Philosophie de l’histoire.
C’est pour cette raison que Schelling achève la dernière philosophie en disant
qu’il faut deux philosophies : l’une négative, l’autre positive. La philosophie
négative est celle qui s’est construite comme théorie proto-intentionnelle de la
50
conscience. Elle se met en œuvre dans la déréalisation de la succession. La
philosophie positive à venir doit faire le travail de sortie de la Philosophie du
christianisme qui n’est, en fait, que le mythe de la philosophie positive. Mais la
philosophie positive est à venir, elle n’a pas encore dépassé la Philosophie du
christianisme ; ce que n’ont pas manqué de remarquer les jeunes hégéliens en
disant que toute la philosophie moderne est une théologie qui s’ignore. Schelling
est en réalité conscient que sa philosophie est une semence (γόνος) qu’il
appartient aux générations futures (γένος) de réaliser.
Il reste qu’avec Schelling, la Philosophie de l’histoire va désormais pouvoir
sortir de la mystique pour aller au-delà d’une conscience de l’événement
chrétien. Il faudrait, pour accomplir cette Philosophie de l’histoire voulue par
Schelling, penser la conscience comme s’intentionnalisant. Une philosophie de
l’histoire ne devrait donc jamais se penser avec un avant et un après le
christianisme ce qui reviendrait à continuer d’idéaliser la succession. Ce qui
importe pour Schelling, c’est de réaliser le devancement.
Au christianisme primitif (Pierre) et au christianisme actuel (Paul) doit succéder
l’Eglise de Jean qui est l’Eglise du futur. Une Eglise qui, en fait, n’est plus
l’Eglise du christianisme mais qui porte et réalise l’universel en tant que tel. Au
tétragramme de la philosophie négative répond le tétragramme de la philosophie
positive de la sortie du christianisme. Dans ce tétragramme, on passe (1) du
réalisme du devancement à (2) l’idéalisme de la Super-Jection (la Sur-ipséité).
On pense la liberté comme (3) réalisation éthique de l’humanité qui n’est plus
comprise comme mythe de la réalité mais (4) qui est porteuse d’une forme
idéale qui doit se réaliser dans le devancement. On retrouvera la tension entre
idéalisme et réalisme en tant que fonction de la possibilité à la réalisation.
Cette idée, nous la retrouvons semble-t-il chez Mounier lorsqu’il propose de
« penser l’histoire comme volonté sur l’homme ». Ce que nous relevons ici,
c’est moins la volonté au sens nietzschéen que le concept inférentiel de l’histoire
que propose Mounier en subordonnant une succession idéale en fonction d’un
devancement qui se réalise.
6. Résumé
La question essentielle de la Philosophie de la Mythologie est en définitive celle
de la potentation de la vie tant dans la conscience que dans l’histoire des
peuples, c’est-à-dire dans la conscience comme expérience d’un devenir soi
réellement inscrit dans les vécus de son histoire.
51
Cette question implique d’abord de revoir la forme du lien causal dans la
protologie de la conscience. La causalité oblige à considérer le lien d’un
déterminant avec un déterminé, alors que la productivité transcendantale amène
plutôt à poser le déterminable d’un déterminé.
Cette position du déterminable amène ensuite à concevoir l’origine selon une
forme de variabilité dans laquelle le jeu des possibles se déploie et constitue le
pouvoir même d’essayer, de créer, d’engendrer (pluralité des substances).
La crise du déterminé surgit par rapport à ce déterminable dans la limitation qui
pose une règle qui sépare, qui dissocie, c’est-à-dire détermine en annulant, par
négativité (unité de la personne).
Cette crise ne se résout que par un dépassement dans une forme pluralisante
(pluralité des personnes dans une unité substantielle).
« Schelling, however, never accepted the Hegelian interpretation of religious content.
In particular, he objected to a central principle of the absolute idealist position : the
thesis that myths are but pictorial representations (Vorstellungen) of a content that
only philosophical reason can adequately grasp. This assumption about the nature of
religion, which Hegel shared with most the spiritual allegorist, Schelling undertook to
oppose with a full arsenal of arguments. In the process, he also came to distance
himself increasingly from all interpretations of religion as standing for something else,
something which in itself would (supposedly) be without a divine nature »54.
54
BEACH Edward Allen, The potencies of God. Schelling’s Philosophy of Mythology, New York, State
University of New York Press, 1994, pp. 231-248, p. 42
52
Bibliographie
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- Leçon neuf
Leçon vingt et une
- Leçon treize
Leçon vingt-deux
- Leçon dix-sept
Leçon vingt-trois
- Leçon dix-huit
Leçon vingt-quatre
- Leçon dix-neuf
Leçon vingt-cinq
- Leçon vingt
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53
DESCOLA Philippe, « Rapport à soi, rapport à l’autre, in ID., Par-delà nature et culture, Paris,
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54
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