Or, bien qu’elle fasse souvent usage du terme de « chair », la réflexion sur le post-
humain s’est jusqu’à présent référée de manière superficielle à la pensée développée par
Merleau-Ponty. Pour ma part, je soutiens au contraire qu’en approfondissant justement cette
pensée, la référence que la littérature sur le post-humain fait au terme de « chair » pourra
trouver son sens philosophique le plus pertinent et le plus fécond. Comme je viens de
l’expliquer, le dernier Merleau-Ponty pense en effet l’expérience corporelle comme se
constituant à partir de l’horizon relationnel de la chair, se situant de ce fait sur la même
longueur d’onde que la réflexion sur le post-humain, dans la mesure où ce dernier tend à
abandonner l’humain – et par conséquent le corps humain lui-même – en tant que modèle à
imiter.
Dans cette perspective, la chair se manifeste alors comme un tissu de différences
enveloppant et traversant même les écarts produits par la technique, qui ne peuvent être
considérés comme extérieurs ou étrangers à ce tissu, puisque l’expérience humaine est par
essence entremêlée à la technique elle-même. Plutôt que l’imitation du corps, c’est donc
l’horizon de la chair qui fournit la condition de possibilité de la prothèse en apparentant
l’organique à l’inorganique.
Il me semble que la fécondité de cette approche merleau-pontienne transparaît
notamment dans une lignée de réflexions qui s’est déployée en Italie précisément à partir de
l’interprétation de la chair comme tissu de différences, telle que je l’ai définie auparavant.
Cette direction de pensée a été développée ensuite par Roberto Esposito, dont le livre
le plus significatif à cet égard, intitulé Bios,7 a été traduit en anglais, mais pas encore en
français. Esposito a précisé d’une manière à mon avis particulièrement éclairante ses propres
développements de la direction de pensée dont on est en train de parler lors d’un « dialogue
sur la philosophie à venir » avec Jean-Luc Nancy.8 Malgré ce qu’on avait pu lire, dans le livre
intitulé Corpus, concernant les critiques de celui-ci à l’égard de la notion phénoménologique
de « corps propre » 9, au cours de ce dialogue Nancy affirme sa préférence pour une pensée du
corps plutôt que de la chair, qu’il qualifie de « mot d’épaisseur, tandis que corps est un mot
léger »10. Face à ces raisons, Esposito oppose des réflexions qu’il me paraît utile de citer, du
moins dans leur articulations principales :
relation perceptive : le seul pas franchi vis-à-vis de Husserl consiste à partir d’un sujet incarné plutôt que d’un
pur sujet transcendantal » (R. Barbaras, Vie et intentionnalité. Recherches phénoménologiques, Paris, Vrin,
2003, p. 156).
7 R. Esposito, Bíos. Biopolitica e filosofia, Torino, Einaudi, 2004.
8 Cf. R. Esposito et J.-L. Nancy, Dialogo sulla filosofia a venire, introduction à l’édition italienne de J.-L.
Nancy, Être singulier pluriel, Paris, Galilée, 1996, trad. it. de D. Tarizzo, Essere singolare plurale, Torino,
Einaudi, 2001, pp. VII-XXIX.
9 J.-L. Nancy, Corpus, Paris, Éd. Métailié, 1992, 20002, p. 66.
10 R. Esposito et J.-L. Nancy, Dialogo sulla filosofia a venire , introduction à J.-L. Nancy, Essere singolare
plurale,, op. cit., p. XXVIII.