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LE SYMBOLISME AU THÉÂTRE
Eugenia ENACHE
Abstract
The paper attempts to present the situation of theatre at the end of the 19th century, a moment
when two tendencies are felt: that of the naturalists, in the vision of which theatre should present “slices of life” and
that of the symbolists for which the exaltation of the dream and emotion prevail in dramatic plays. In their opinion,
theatre must be essentially poetical, released from the everyday existence and action, an motionless theatre having its
sources in mysticism and the supernatural.
Le théâtre du XIX-e siècle a changé les conceptions artistiques anciennes pour en
inaugurer de nouvelles. Dans le contexte d’une époque les écrivains hésitent entre la
fascination pour le réel et la passion du spirituel et de l’essentiel qui allait se manifester
dans tous les genres littéraires, les symbolistes belges Charles Van Lerberghe, Maurice
Maeterlinck, Georges Rodenbach- ont abordé le théâtre dont les situations, les caractères
et le langage échappent à la trivialité du quotidien. Leur but était d’associer les modalités
d’expression de tous les arts la poésie, la musique, la peinture, la danse pour créer un
monde ineffable, au-delà du monde réel.
Si l’on considérait le nombre de ses pièces, l’audience et l’appréciation de la
critique de l’époque et des années qui ont suivi, on ne pourrait pas ranger Georges
Rodenbach parmi les dramaturges proprement-dits. Et pourtant l’écrivain a apporté sa
pierre au développement de la dramaturgie symboliste, d’autant plus qu’il a été très
difficile pour lui de se faire remarquer à l’ombre de celui qui a été considéré le créateur du
drame symboliste, Maurice Maeterlinck.
Notre recherche se propose de passer en revue la situation du théâtre au XIX-e
siècle, pour faire le point sur les tendances qui existaient à l’époque –présenter des
«tranches de vie», dans la vision des naturalistes, ou exalter le rêve et l’émotion, si chères
aux symbolistes.
À la fin du XIXe siècle le théâtre se constitue en un enjeu pour les symbolistes qui
ont tenté d’aborder tous les genres : lyrique, épique, dramatique. En accord avec les goûts
artistiques et le climat spirituel de leur temps, Van Lerberghe, Maeterlinck, et, dans leur
sillage, Rodenbach ont essayé d’imposer au théâtre un modèle d’irréalité et d’impressions.
Les écrivains concevaient un théâtre essentiellement poétique, livré de l’anecdote et de
la réalité quotidienne, restaurant les droits du rêve et de la suggestion, un théâtre immobile
et silencieux. Ils ont créé un drame idéaliste et spiritualiste, puisant aux sources du
mysticisme et du surnaturel.
Né d’une réaction naturelle contre le théâtre réaliste et naturaliste, le théâtre
symboliste(1) se définira par son écriture floue, par l’atmosphère de l’imprécis et de
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l’anonymat, par l’ambiance mystérieuse. Le symbolisme au théâtre continuait les
aspirations des âmes éprises de poésie et de mystique, en utilisant une langue élaborée,
imagée, lyrique et parfois hermétique. La théorie du théâtre symboliste voulait que le
poème fût multiple, qu’il offrît au public, sous une fable superficielle, des zones obscures
chacun s’avancerait selon ses forces, les regards les plus pénétrants découvriraient
l’autre monde dont les phénomènes concrets ne sont que les apparences sensibles.
Albert Mockel, le théoricien du symbolisme belge, ne pouvait pas rester loin des
préoccupations pour le théâtre. Il sume les tendances dramatiques des symbolistes dans
des articles sur Van Lerberghe, Villiers de l’Isle-Adam, Maeterlinck, publiés dans La
Wallonie entre 1889-1890 et réunis plus tard dans Propos de littérature.Vers un théâtre
symboliste(2). Mockel parle d’un théâtre comme fusion entre poésie et action dramatique,
réalisée sur le plan du cosmique et du métaphorique. Il envisageait un théâtre qui t « un
miroir » de la vie, mais le miroir d’un monde éloigné du concret, «[une] recréation
artificielle de nous hors de nous, mais en notre immédiate et quasi semblable
présence.»(3), un monde d’idées pures. Dans sa conception, il s’agit d’un monde distinct
qui a son atmosphère, sa lumière et sa vie. Mais il est tout à fait conscient qu’un tel théâtre
sera plus difficile à la représentation qu’à la lecture.
Mais la grande contribution au développement du théâtre symboliste revient à
Maurice Maeterlinck, le fondateur de la dramaturgie symboliste, pour lequel le théâtre
devient un exercice intellectuel, une modalité d’explorer les mystères troublants de
l’inconscient. Sous la plume de l’écrivain, un espace nouveau est ouvert à la littérature :
l’homme intérieur et sa complexité :
Et si nous sommes étonnés par moments, il ne faut pas
perdre de vue que notre âme est souvent, à nos pauvres
yeux, une puissance très folle, et qu’il y a en l’homme bien
des régions plus fécondes et plus intéressantes que celle de
la raison ou de l’intelligence[...](4)
Son ambition était de monter sur la scène l’existence elle-même, de représenter ce qui ne
se voit pas et qui n’a pas de nom : la destinée humaine mystérieuse et incomprise :
Il s’agirait plutôt de faire voir ce qu’il y a d’étonnant dans
le fait seul de vivre. Il s’agirait plutôt de faire voir
l’existence d’une âme en elle-même, au milieu d’une
immensité qui n’est jamais inactive. Il s’agirait plutôt de
faire entendre, par-dessus les dialogues ordinaires de la
raison et des sentiments, le dialogue plus solennel et
ininterrompu de l’être et de sa destinée.(5)
Ce que Maeterlinck attend de la scène c’est de voir les jours « rattachés à leurs sources et
à leurs mystères [...] entrevoir un instant la beauté, la grandeur et la gravité de [son]
humble existence»(6), de voir ce qu’il y a de tragique et d’exaltant, aussi, dans la vie
quotidienne. Maeterlinck ne s’est pas contenté de théoriser sur le théâtre, il a essayé
d’illustrer ses idées théoriques par des pièces dont L’Intruse, La Princesse Maleine, Pelléas et
Mélisande. Elles révèlent un théâtre de l’angoisse et apportent une conception nouvelle par
l’utilisation du symbole et du mystère.
Les tentatives de renouveler l’art dramatique à l’époque symboliste visaient à la fois
le texte, le personnage et son interprétation, le décor et l’atmosphère irréelle et
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vaporeuse des pièces. Et tout cela dans le but de retenir et suggérer la «quintessence des
caractères et des événements»(7), le drame de l’âme qui franchit le temps et l’espace.
Pour les dramaturges symbolistes le dialogue ou le non-dialogue théâtral est
important, car le centre de gravité de l’action théâtrale se déplace de la scène et du
dialogue pour se stabiliser «dans un espace de l’entre-deux se rejoignent le visible et
l’invisible, le dit et le non-dit, le en scène et le hors scène»(8). Le dialogue extérieur est
présent, non seulement pour faire progresser l’action, pour expliquer les actes, mais aussi,
pour suggérer l’indéfinissable, l’ambiguïté et l’indétermination sémantique. Il y a aussi un
dialogue intérieur, qui montre ce que le spectateur doit surprendre, mais tout en l’incitant
à faire travailler son imagination, car, par elle, seulement, on peut accéder à la révélation
de l’invisible : Il n’y a guère que les paroles qui semblent d’abord inutiles
qui comptent dans une œuvre. C’est en elles que se cache
son âme. À côté du dialogue indispensable, il y a presque
toujours un autre dialogue qui semble superflu. Examinez
attentivement et vous verrez que c’est le seul que l’âme
écoute profondément, parce que c’est en cet endroit
seulement qu’on lui parle.(9)
Le langage s’efforce de suggérer les angoisses et les joies de l’humain dans sa
rencontre avec les forces surnaturelles, le mystère caché derrière les mots ; ainsi, la parole
des personnages rompt avec le verbe quotidien et devient incantation.
Le silence qu’on «entend» au théâtre donne naissance à un autre théâtre,
un théâtre du silence et de ses «incarnations» : la peur, l’inquiétude, l’angoisse, la mort.
Le texte de théâtre symboliste a de sens par le non-dit et par le sous-entendu dans une
harmonie de mouvements, gestes, sons, couleurs.
Antonin Artaud(10) appréciait que le théâtre est une branche de la littérature, une
sorte de variété sonore du langage d’où cette suprématie de la parole ; le théâtre
apparaîtra, ainsi, comme le simple reflet acoustique du texte, mais l’on voit bien que, pour
les symbolistes, la parole ne se trouve plus au premier plan, mais plutôt le silence, le
silence qui laisse beaucoup entendre et qui rend le temps sensible.
Quant au personnage du théâtre symboliste, il est formé d’une partie discursive
plus réduite et d’une autre scénique ; il incarne un rêve innaccessible et irréel et dont le
discours est infiniment simple et répétitif ; il évolue sans individualité, parfois éloigné de la
réalité, comme un fantôme, presque. Figure passive de la fatalité, le personnage est un être
fragile et silencieux, énigmatique, «un personnage sublime», selon Maeterlinck. Le
personnage est un être qui pourrait manquer, ou devenir une marionnette, (c’est ce que
préfère Maeterlinck) car, dans la conception des auteurs symbolistes, l’acteur est un intrus
qui rompt le charme dans l’âme du spectateur.
Ce que le théâtre symboliste apporte de nouveau est l’atmosphère qui remplace
l’absence d’action, d’individualité, et d’épaisseur des personnages. L’ambiance créée
devient dans le théâtre symboliste un autre personnage, car, en effet, c’est le climat
d’angoisse et d’inquiétude qui oriente la vie et la mort des êtres. Le décor, imprécis
autant que possible, est un accord de nuances et de dessin avec le poème. Et c’est
justement à la poésie de suggérer, à la parole de susciter un décor imaginaire. Pour
répondre aux besoins de suggestion et d’imagination, les auteurs ont fait appel à des
peintres –les Nabis ( Bonnard, Vuillard), Gauguin-, pour construire, par leurs toiles
peintes, l’atmosphère favorable à l’élévation spirituelle.
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Tous les auteurs et théoriciens symbolistes se sont préoccupés de réaliser l’union
des arts dans le but d’attirer sur la scène une réalité qui se définit par son éloignement et
son mystère. Ils demandent aux lecteurs-spectateurs de rêver sur des phrases
insignifiantes, sur les personnages en action, sur le décor en leur proposant une jouissance
intellectuelle et esthétique.
Le propre de l’écriture symboliste est qu’elle implique une complicité lecteur-
auditeur qui doit compléter les sens qui manquent. Le théâtre symboliste se veut un
théâtre du mental, épuré des artifices grossiers du décor naturaliste, de l’intrigue ; il se veut
une dramaturgie de la suggestion. Il privilégie le texte poétique, les mots évocateurs ou
baignés de silence qui ouvrent au mystère ou au rêve.
La question qui se pose est si le théâtre a réussi pour le symbolisme. Une réponse
serait difficile car la poétique symboliste, cette poétique de l’imprécis, de la nuance et de la
suggestion soulève des difficultés au moment de la représentation quand, sur la scène, il
faut faire voir et sentir le mystère de l’être. Le drame ne se fonde plus sur l’événement,
mais sur le sentiment et l’état d’âme, le théâtre symboliste devient, ainsi, un «théâtre de
l’âme», selon Edouard Schuré(11).
Deux théâtres entendront faire triompher la nouvelle esthétique dramatique.
D’abord le Théâtre d’Art de Paul Fort(1890), qui associe tous les procédés d’expression
des autres arts. Dans sa conception le théâtre devait être un endroit susceptible
d’engendrer le ve et, en même temps, une réaction contre les cruautés naturalistes
portées sur la scène au Théâtre Libre d’Antoine qui voyait dans le théâtre «une tranche de
vie». Ensuite, le Théâtre de l’Œuvre de Lugné-Poe(1893) qui le crée pour y faire «œuvre
d’art», y remuer les idées et, en tant que metteur en scène, valoriser au maximum le texte
dramatique. Il a été le serviteur le plus efficace de la cause symboliste, mais il a considéré
qu’à l’époque, on ne pouvait pas parler d’un théâtre symboliste ; à ses yeux, à l’exception
de Maeterlinck, le théâtre symboliste n’avait produit aucune œuvre de valeur.
Célèbre par son roman Bruges-la-Morte, Georges Rodenbach est dramaturge aussi,
dans la mesure il a coulé ses propres œuvres narratives dans des œuvres spécifiques au
genre dramatique.
La tentative de Rodenbach d’adapter ses écrits n’est pas une simple démarche pour
appliquer les principes du symbolisme dans tous les genres littéraires qu’ils avait abordés.
Avec ses pièces l’auteur ne veut que continuer ses réussites littéraires. Il aborde le genre
dramatique et offre au lecteur une scène en vers, inspirée des Nuits de Musset, qui a pour
titre Le Pour et le Contre(12) et puis une saynète en prose, La Petite Veuve(13), écrite en
collaboration avec Max Waller.
Mais les pièces qui vont lui assurer un certain succès auprès du public seront Le
Voile, d’après Amour en nuances,(14) pièce jouée à la Comédie Française, en 1894 et Le
Mirage, d’après Bruges-la-Morte,(15) qui paraîtra en 1901, après la mort de l’auteur, et ne sera
jouée qu’en 1903 à Berlin.
Dans le cas de Rodenbach le théâtre, fondé moins sur l’action et plus sur le
sentiment, n’est pas seulement une illustration des tendances symbolistes ; il est aussi un
miroir déformant des textes narratifs. Mais cette déformation n’est nullement nuisible,
puisque l’on parle d’une autre valorisation des textes non seulement du point de vue de la
langue. Il s’agit d’une valorisation qui met en jeu la spécificité théâtrale et les techniques
artistiques le visuel et le textuel se complètent, le choix esthétique et la mise en scène
étant définitoires. Dans le théâtre tout est langage, les mots, les gestes, les objets, car tout
sert à l’expression, à la signification.
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Pour Rodenbach la virtualité théâtrale est marquée dans son imaginaire. L’acte
théâtral est mimétique et répétitif ; l’affirmation est recevable pour le roman Bruges-la-Morte
où l’âme de Hugues copie la tristesse de la ville, les promenades, ses dévotions se répètent
chaque jour, deviennent presque des rituels. Une autre liaison avec le théâtre est cette
similitude entre la modalité de voir, d’envisager l’intrigue : dans le roman l’intrigue se
passe devant les yeux des habitants de Bruges et dans la pièce, elle est représentée devant
les spectateurs, en raison du caractère de l’œuvre dramatique.
Mais, il n’est pas facile de se prononcer sur la valeur de ces pièces étant donné le
fait qu’elles proviennent de deux textes narratifs dont le succès a été plus ou moins grand
et qui ont subi des transformations formelles et/ou thématiques, des changements qui
sont intervenus au niveau des textes mis «en miroir» et qui ont rendu possible leur
transformation d’un texte narratif en un texte dramatique en prose et en vers et, aussi, sur
les différences engendrées par l’écriture théâtrale.
Si le théâtre symboliste n’a pas laissé d’œuvres majeures, dans le sens de leur
perdurance à travers les siècles, il a essayé pourtant d’apporter quelque chose de nouveau
dans l’évolution du genre dramatique, en se réclamant d’une pensée qui procède par
suggestion, images et analogies. Il tente de traduire sur scène la fluidide la réalité, la
relativité du temps, les affres de l’inconscient, les couches sombres de la conscience. La
logique du théâtre symboliste est de supprimer la scène, le corps de l’acteur, la matérialité
du décor, au profit de l’esprit, des passions universelles et immémoriales. L’univers
dramatique est imaginaire et obéit aux seules lois de la fantaisie créatrice d’une
dramaturgie tournée vers les conflits essentiels de la vie humaine, qui illustre un destin
l’amour et la mort sont privilégiés.
Le théâtre symboliste a ses sources dans nos inquiétudes éternelles. C’est un
théâtre où l’invisible devient visible. Dans l’ensemble le théâtre symboliste n’arrive pas à
renouveler tout à fait l’art dramatique car il fait, trop exclusivement, appel à la poésie. On
fait de la réalité extérieure pour la réalité intérieure, le monde quotidien pour l’imaginaire,
l’expression directe pour la suggestion et le symbole. Le théâtre symboliste libère l’œuvre
de ses liens avec le temps et l’espace réel. Il n’y a pas de traces biographiques, historiques,
géographiques, mais seulement l’évocation des passions universelles. L’importance de
l’intrigue et de la psychologie des personnages diminue au profit de l’intérêt porté au
message métaphysique.
Les écrivains de théâtre ont essayé de aliser le grand rêve des symbolistes : une
création qui soit, à la fois, drame, peinture, musique et la parole, le rythme, la couleur,
l’image se fondent en un tout et s’orientent vers l’union symbolique qui existe entre l’âme
et l’univers.
NOTES :
1. Cf. Jacques Robichez, Le symbolisme au théâtre, Paris, L’Arche Éditeur, coll. «Références»,
1957.
2. Albert Mockel, Esthétique du Symbolisme, Bruxelles, Palais des Académies, 1962.
3. Ibid., p. 235.
4. Maurice Maeterlinck, Le trésor des humbles, Paris, Mercure de France, MCMXXXI, p.
180.
5. Ibid., p. 162.
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