Figures de la rationalité
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Néokantisme et phénoménologie
Texte de travail – Olivier Feron
18-19 Janvier 2007 Université d’Évora
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Mon corps comme "intégrale de l'expérience"? Une approche de
l'antéprédicatif chez Merleau-Ponty et du phénomène d'expression
chez Cassirer
Olivier Feron
1. Délimitation du champ.
Lorsque Merleau-Ponty aborde le problème de la spatialité et du corps propre
dans la Phénoménologie de la perception, toute sa réflexion représente un long effort
pour dégager la chair de ce qu’il appelle l’ « intellectualisme ». Dans sa volonté de faire
droit à ce qui va être son parcours en philosophie, et que l’on peut décrire comme un
dépassement de tout idéalisme (quelque soit la signification de ce terme) comme du
réalisme réductionniste, Merleau-Ponty va largement s’inspirer des travaux que Cassirer
développe, notamment dans le troisième tome de la Philosophie des formes
symboliques. Cette inspiration n’est pourtant pas pacifique : Merleau-Ponty ne cesse
d’accumuler les références aux travaux cassirériens visant à intégrer une des dimensions
les plus innovatrices de la réflexion cassirérienne, qui porte sur ce que Merleau-Ponty
appelle le « monde pré-objectif » qui est en fait une réflexion sur l’anté-prédicatif.
Pourtant cette convergence des analyses est aussitôt contrebalancée par une accusation
systématique à l’encontre de Cassirer, qui est précisément de ne pas parvenir à échapper
à un idéalisme de principe, malgré la pertinence et l’originalité de ses analyses.
La question ici en discussion est d’évaluer la justesse de cette suspicion d’un
reste « idéaliste » chez le dernier marbourgeois, lorsqu’il cherche à élaborer une
généalogie des premières formes de constitution du sens à même le sensible, avant toute
intervention catégoriale. Le parcours que nous nous proposons de faire est en fait
croisé : en effet, ce n’est que par une méthode d’empiètement qu’il sera possible
d’évaluer les éventuelles limitations du projet cassirérien, au même titre qu’il sera
possible de lire en creux dans les critiques merleau-pontiennes la portée du
« dépassement » que se propose le phénoménologue français. Ceci nous amènera à
apprécier au sein même de l’œuvre pontienne si la tension qu’il détecte chez Cassirer ne
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constitue pas le motif qui va le mener toujours plus loin vers une ontologie du sensible
(comme dans les derniers textes du Visible et l’invisible).
2. La référence commune : Descartes
Le point d’ancrage commun à Merleau-Ponty et Cassirer pour accéder à un
sensible détaché de toute déterminations strictement conceptuelle peut se décrire comme
la critique à l’éternel dualisme cartésien. C’est sur le sort fait à Descartes que se décide
en fait le rapport que Merleau-Ponty entretient avec Kant via sa critique à Cassirer. Les
pièces du dossier :
L’analyse de la conscience perceptive que Cassirer développe au début de
PFSIII à partir de la notion fondamentale d’ « expression », se fonde sur la
traditionnelle opposition « intérieur-extérieur » et sur la tentative de la philosophie
contemporaine de réussir à penser en deçà de cette distinction, par exemple dans les
expériences limites de la « conscience » animale. Or ici, Cassirer déclare que ces
tentatives, en partant de l’animal comme garantie contre tout idéalisme, sont vouées à
l’échec car il leur manque une dimension essentielle qui se trouve manifeste dès la
perception humaine, qui est celle de la réflexivité de la conscience: “Les diverses
tentatives pour saisir et décrire « conscience » animale ont déjà montré qu’on
s’engageait dans une impasse si on essayait d’une façon ou d’autre d’appliquer et
d’imposer immédiatement au monde de l’animal l’ordre complexe qui structure la
perception humaine."1. Cette réflexivité du cogito, dont Descartes assume la paternité
symbolique, est également le fondement à partir duquel la question de l'être se pose2,
mais se pose désormais en tant que sens. Cette constitution n'est pas le fait d'une
conscience théorique souveraine, mais bien une expérience originaire pour une
conscience. Cette expérience originaire expressive, antérieure à tout distinguo du bios
theorêtikos, Cassirer le pose non comme fondant, mais comme fait (quid facti) en deçà
1 Cassirer, PFSIII, p. 78, je souligne en pointant ici un hégélianisme assumé de Cassirer qui, aussi loin
qu'il pousse sa recherche sur l'antéprédicatif, ne renoncera jamais à la nécessité de la médiation de la
détermination. L'ascèse méthodologique du behaviourisme qui élimine toute conscience aussi bien de
l'animal que d'autrui résout le problème en l'éliminant. C'est la raison pour laquelle il distingue
métaphysique/théorie de la connaissance qui achoppent sur l'expérience de la réalité du sujet vivant, et "la
pure phénoménologie de la perception [Phänomenologie der Wahrnemung], qui n'a affaire qu'à elle qu'à
l'état de fait, au quid facti, et elle ne elle ne saurait donc lui prescrire sa voie."
2 "Car la «conscience» signifie pour lui [Descartes], dans son essence, l'acte premier de la saisie réflexive
du Je par lui-même – l'acte dans lequel l'être du Je s'appréhende et se constitue comme être de la pensée",
Cassirer, PFSIII, 79.
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duquel la conscience théorique ne trouve aucune possibilité de remonter, car cette
expérience n'est pas une expérience d'objet, mais de la modalité première et originaire
d'apparition d'un sens d'être: "Elle [la perception] ne consiste pas dans les «éléments» de
l'impression sensible, mais dans les caractères expressifs originels et immédiats. (…)
Elle ne se résout jamais en un simple complexe de qualités sensibles mais s'accorde
chaque fois à une tonalité d'expression déterminée et spécifique; elle n'est jamais réglée
exclusivement sur le «quoi» de l'objet, mais saisit le mode de son apparition globale
(…) indépendamment de son interprétation objective"3. Cette pré-objectivité de
l'expérience d'expression est plongée dans le sens, mais antérieure à toute interprétation
du fait que dans "les pures expériences vécues d'expression nous ne pouvons prendre
pour guide ni la connaissance par concepts ni même le simple langage. Car tous deux
sont principalement au service de l'objectivation purement théorique: ils édifient le
monde du logos en tant que logos pensé et parlé", c'est à dire antérieure à tous les
dualismes qui structurent la théorie de la connaissance: intérieur - extérieur, réel - irréel,
réalité - apparence, et évidemment "présence authentique – représentation substitutive"4.
L'intention cassirérienne est donc bien de renouer avec le "tissu solide" que le el est
pour Merleau-Ponty lorsqu'il déclare que la "perception n'est pas une science du monde,
ce n'est pas même un acte, une prise de position délibérée, elle est le fond sur lequel
tous les actes se détachent et elle est présupposée par eux"5. Ce réel n'est donc pas le
produit d'aucun acte d'une conscience souveraine qui procèderait par reconstruction de
ce qui aurait été préalablement donné, mais négligé. Car les "éléments" originaires qui
constitueraient le matériau de la perception ne seraient eux-mêmes que le produit d'une
activité théorique et jamais un donné originaire (ce que semble négliger l'empirisme
dans son "ascèse" visant à purifier sa recherche de tout élément "idéaliste"). Le
scepticisme envers toute illusion d'atomisation de la perception, toute ve de tamiser la
perception afin d'en recueillir les petites ultimes, constitue un principe commun assumé
par les deux philosophes, qui se rejoignent ici dans une attitude partagée aussi bien par
le néokantisme que par la phénoménologie6.
L'adhésion à la présence réelle à même son apparaître repose sur une
communauté de sym-pathie qui ne présuppose aucun acte fondateur, mais
3 Cassirer, PFSIII, 82-3.
4 Cassirer, PFSIII, 83.
5 Merleau-Ponty, PP, p.V.
6 Inutile ici de rappeler l'importance qu'a eu pour Husserl l'article de Natorp sur Fondation objective et
fondation subjective de la connaissance pour le dépassement de tout psychologisme en phénoménologie.
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nécessairement une conscience "adhérente", dont le proto-phénomène se trouve dans la
relation que l'âme entretient avec le corps. C'est dans l'épaisseur du corps propre (autant
que celui d'autrui) que se produit la première relation symbolique qui ne peut jamais
être duite à la catégorie causale entendue comme processus de production de sens par
inférence. Ici, il s'agit bien d'une vie toujours déjà dans le sens tel qu'il se manifeste
dans le phénomène originaire d'expression7, Urphänomen d'unité concrète et réelle qui
s'enracine dans l'incarnation.
Cette détermination de la chair comme vie primitive dans le sens n'a
évidemment pas échappé à Merleau-Ponty qui s'inspire largement des analyses
cassirériennes dans sa propre Phénoménologie de la perception (dont le titre, rappelons
le, se trouve déjà chez Cassirer, et caractérise toute la première partie de PFSIII).
Néanmoins, Merleau-Ponty ne cesse de faire peser une suspicion sur l'intention qui
guide la philosophie des formes symboliques, et qui pourrait se resserrer autour de la
question du statut de la conscience. Cette question que Merleau-Ponty ne cesse de lier
au destin de l'intellectualisme supposé de Cassirer, se situe à un niveau qui n'a jamais
cessé de préoccuper les propres interprètes de l'œuvre du philosophe de Hambourg:
celui de la détermination d'une hypothétique unité de la conscience symbolique, qui
survolerait la variété des modalités de manifestation du sens (Ausdruck, Vortellung,
reine Bedeutung) au travers des multiples formes symboliques (art, mythe, religion,
science, langage, …). Merleau-Ponty reconnaît la justesse du diagnostique de Cassirer
lorsque celui-ci fait de l'application universelle de la catégorie de causalité à la
résolution de l'origine de l'apparition du sens et d'autrui le principal écueil à la correcte
énonciation de la thématique.
Mais il ne reconnaît pas á la distinction que Cassirer établit entre la communauté
dans l'être Vs communauté dans le sens une portée suffisante pour le libérer du poids de
l'intellectualisme, car il interprète le sens comme valeur, mélangeant Marburg et Bade,
et fait de cette distinction un retrait de la conscience hors de l'ordre de l'être8. Se faisant,
7 "Le pur phénomène d'expression, le fait qu'une certaine apparition [Erscheinung] se donne en même
temps à reconnaître, dans la simple «donnée» de sa visibilité, comme un être animé de l'intérieur nous
montre d'abord et immédiatement comment la conscience saisit une autre réalité sans sortir de soi. (..)
Comment pourrait-on aussi concevoir et dériver le phénomène naïf de l'expression à partir de quelque
chose qui lui serait transcendant, lors qu'il est le premier véhicule à nous conduire jusqu'à toute espèce de
«transcendance», de conscience du réel ?". Cassirer, PFSIII, p. 111.
8 "Le passage conscient de l'ordre de l'existence à l'ordre de la valeur et le renversement qui permet
d'affirmer comme autonomes le sens et la valeur équivalent pratiquement à une abstraction, puisque, du
point de vue l'on finit par se placer, la variété des phénomènes devient insignifiante et
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Merleau-Ponty néglige le fait qu'il ne peut véritablement avoir de "sortie de l'ordre de
l'être" car le fait de l'incarnation expressive fait que l'existence ainsi que la vie dans le
sens sont des phénomènes synchroniques, originaires et indépassables. Toutes les
analyses conceptuelles et théoriques qui portent sur les développements ultérieurs qui
s'appuient sur ce sol originaire, "l'analyse des formes conceptuelles en tant que telles ne
peut éclairer totalement la différence entre science de la nature et science de la culture.
Nous devons au contraire nous résoudre à chercher un point d'appui encore plus profond
et nous en remettre à une phénoménologie de la perception en nous demandant ce
qu'elle est susceptible d'apporter à la solution de notre problème". Face au pôle objet, du
ça, de l' aliud qui est réglée par la catégorie de causalité, se situe le pôle «moi», ego, qui
englobe aussi l'alter ego, le «toi», différence qui se manifeste au niveau de la variation
de l'intentionnalité et nous fait accéder à deux modalités de monde complètement
distinctes, mais pourtant commune à la même conscience. "Il est incontestable et
incontesté que l'homme vit la réalité sous ce double aspect. Il s'agit ici tout simplement
d'un fait qu'aucune théorie ne peut ébranler ni supprimer. Pourquoi la théorie a-t-elle
tant de mal à l'admettre ?"9. L'évocation ici encore du quid facti du phénomène
originaire d'expression fait de la vie dans le sens un horizon indépassable sur lequel
viennent s'inscrire et se développer les multiples variétés de modulation, de mise en
forme (Formung, Formgebung) de cette même vie, sans qu'il soit possible de s'en retirer
pour une considération sub specie aeternitatis. En ce sens, il n'y a pas et ne peut y avoir
de position de surplomb de l'homme face à ses propres mises en forme, car il lui
faudrait dès lors se retirer de son propre corps, c'est-à-dire, se retirer de l'horizon même
de l'expérience, celui-là même qui lui permet un accès à l'être (avant même de pouvoir
poser la question de l'être, qui n'est qu'une des multiples modalités d'accès à l'être). En
séparant sens et être, ou vie dans l'être et produit culturel, Merleau-Ponty ne fait que
réintroduire au sein du symbolique ce que Cassirer coulait à tout prix éviter, qui est de
faire d'une distinctio rationis le point de départ d'une philosophie de la culture10. En
deçà de toute artificialité sémiotique qui risque de faire basculer le symbolique dans un
incompréhensible. Si la conscience est placée hors de l'être, elle ne saurait se laisser entamer par lui, la
variété empirique des consciences ne peut pas être prise au sérieux". Merleau-Ponty, PP, p. 145, nous
soulignons.
9 Cassirer, Logique des sciences de la culture, Paris, CERF, 1991, p. 119.
10 Cf. la critique qu'il dirige à Windelband et Rickert lorsqu'il accuse ceux-ci de s'emmêler dans un cercle
vicieux quand ils postulent un système général des valeurs pour pouvoir analyser les conditions de
possibilités des différentes sciences. Cf. Logique des sciences de la culture, pp. 115-7.
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