Chemins de Dialogue - Institut Catholique de la Méditerranée

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Chemins de Dialogue – 16
Traditions bouddhistes et Occident
Chemins de Dialogue, 2000
Marseille
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© 2000, Chemins de Dialogue
11, impasse Flammarion – 13001 Marseille
✆ 04 91 50 35 43 – Fax 04 91 50 35 55
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I.S.S.N. 1244-8869
Publié avec le concours du CNL
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Chemins de Dialogue
Revue théologique et pastorale sur le dialogue interreligieux,
fondée par l’Institut de sciences et théologie des religions de Marseille,
éditée par l’association « Chemins de Dialogue ».
publiée avec le concours du Centre National du Livre
NUMÉRO 16 – DÉCEMBRE 2000
DIRECTEUR DE L’ÉDITION
Christian Salenson
COORDINATION DU COMITÉ DE RÉDACTION
Jean-Marc Aveline, Jacques Lefur,
Roger Michel, Christian Salenson
COMPOSITION
Olivier Passelac
COUVERTURE
Peinture d’André Gence
REVUE BISANNUELLE
Numéro 16 : 80 FF
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SOMMAIRE
L’engagement de Dieu et la mission de l’Église ................... 15
L’engagement de Dieu et la mission de l’Église ....................................... 17
Jean-Marc Aveline
Annexe - Quelques textes de référence ...................................................... 37
Traditions bouddhistes et Occident ............................................. 55
L’énigme de la vie du Bouddha .................................................................. 61
André Couture
Le bouddhisme en France ............................................................................ 83
Paul Magnin
Amour et compassion selon le christianisme et le bouddhisme .......... 101
Henri Bourgeois
La présence du bouddhisme en Europe ................................................... 117
Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux (C.P.D.I.)
et Conseil des conférences épiscopales d’Europe (C.C.E.E.)
Études ......................................................................................................... 123
Aspects de la réception de Nostra ætate dans l’Église de France .......... 125
Joseph Doré
La montagne, symbole sacré ...................................................................... 145
Christian Salenson
Expériences .............................................................................................. 165
Le sacrement de l’amitié - Compagnon de route de l’Islam ................. 167
Christian Delorme
Vivre la rencontre au quotidien ................................................................. 185
Frères et prêtres du diocèse de Rabat
Allocution lors de la visite du Dalaï Lama .............................................. 193
Jean-Pierre Ricard
Repères bibliographiques ............................................................... 199
Rencontre du bouddhisme et de l’Occident. Bibliographie .................... 201
Maurice Pivot
À propos d’un livre de Tariq Ramadan ................................................... 215
Jean-Luc Brunin
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Jean-Marc Aveline
LIMINAIRE
À la rencontre du bouddhisme
Il y a longtemps que notre revue n’avait pas consacré l’un de ses
dossiers aux questions relatives à la rencontre du bouddhisme avec
l’Occident. Certes, nous avions bénéficié des lumineuses réflexions
de Dennis Gira1, des récits instructifs de Pierre-François de
Béthune2 et de Daniel Pont3 sur les échanges monastiques entre
chrétiens et bouddhistes, et de la suggestive évocation de Thomas
Merton4, mais il manquait une prise en compte plus résolue des
questions suscitées par la présence du bouddhisme en Occident.
C’est sur ce passionnant chantier, dont l’ampleur dépasse
largement le champ d’une revue, que le présent numéro voudrait
apporter une contribution, en ayant à l’esprit deux types de préoccupation, l’une théologique, l’autre pastorale, selon l’optique de
Chemins de dialogue.
La question théologique est tout autant séduisante que redoutable.
Bien que l’on trouve déjà mention du Bouddha dans les écrits de
1. Cf. Dennis Gira, « Peut-on parler d’“expérience religieuse” dans le
bouddhisme ? », Chemins de dialogue 3 (1994), p. 89-97 ; « Une mystique
bouddhique des pauvres », Chemins de dialogue 6 (1995), p. 109-127.
2. Pierre-François de Béthune, « Le silence, chemin de dialogue », Chemins de
dialogue 6 (1995), p. 201-207 ; « Le dialogue des spiritualités », Chemins de
dialogue 13 (1999), p. 67-79.
3. Daniel Pont, « Dans les monastères zen du Japon », Chemins de dialogue 13
(1999), p. 53-65.
4. Patrick Hart, « Thomas Merton : un moine œcuménique », Chemins de dialogue
13 (1999), p. 81-92 ; Thomas Merton, « L’expérience intérieure. Notes sur la
contemplation » [1959], Chemins de dialogue 15 (2000), p. 17-75.
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Clément d’Alexandrie au début du troisième siècle, et même si les
expéditions des grands siècles missionnaires avaient attisé la
curiosité des chrétiens d’Occident à l’égard des sagesses de
l’Orient, c’est surtout avec l’expansion des travaux en histoire des
religions, au dix-neuvième siècle, qu’ont grandi, au sein même de
la théologie chrétienne, l’ouverture aux traditions spirituelles
d’Orient et l’interrogation sur leur signification dans le dessein de
Dieu. Stimulés par la constitution apostolique Deus scientiarum
Dominus, promulguée en 1931, qui encourageait l’enseignement de
l’histoire des religions dans les Facultés de théologie, de nombreux
théologiens se mirent à étudier le bouddhisme, le découvrant, avec
Romano Guardini ou Henri de Lubac, dont le fameux ouvrage sur
La rencontre du bouddhisme et de l’Occident vient d’être réédité5,
comme l’un des plus grands faits spirituels de l’histoire humaine.
Que cet engouement n’ait rien perdu de son actualité, c’est ce que
m o n t rera au lecteur la précieuse bibliographie préparée par
Maurice Pivot.
Et cependant, à mesure que se manifeste la richesse insondable
des traditions bouddhistes, richesse dont l’article de l’historien des
religions André Couture sur l’énigme de la vie du Bouddha
donnera un petit aperçu, s’accuse également le contraste avec le
fait chrétien. L’article que signe Henri Bourgeois, sur la compassion
et la charité, donne une idée du travail qu’il conviendrait de faire
de manière bien plus ample. La voie avait été tracée par Guardini,
pressentant que l’examen de ce contraste pourrait également
susciter une meilleure intelligence de la foi chrétienne :
Un seul a essayé sérieusement de mettre la main sur l’être luimême et c’est Bouddha. Il n’a pas seulement voulu devenir
meilleur ni trouver la paix à partir du monde. Il a entrepris cette
chose incompréhensible de mettre hors de ses gonds l’existence
humaine tout en y demeurant ; ce qu’il entend par nirvana, par le
réveil suprême, par l’anéantissement de l’illusion et de l’être, n’a
encore été compris et apprécié chrétiennement par personne. Celui
qui voudrait le faire devrait avoir été parfaitement affranchi par
5. Henri de Lubac, La rencontre du bouddhisme et de l’Occident [1952], Paris,
Éditions du Cerf, Œuvres complètes XXII, Sixième section : Bouddhisme, 2000.
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l’amour du Christ et en même temps être uni très respectueusement à cet homme mystérieux du sixième siècle avant Jésus
Christ […].6
Laissant à de futurs dossiers le soin d’explorer ces pistes
p rometteuses, le présent numéro de notre revue s’intére s s e
également à la question pastorale posée par la présence de diverses
traditions bouddhistes en Occident. Le document élaboré en 1999
par le Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux et par le
Conseil des conférences épiscopales d’Europe, sur La présence du
bouddhisme en Europe, est de ce point de vue extrêmement
intéressant. On y remarquera la mise en œuvre d’une attitude de
profond respect envers le bouddhisme, attitude préconisée par le
concile Vatican II : « en raison de sa propre préoccupation à
demeurer éveillée à la présence du Seigneur, l’Église ne peut que
montrer du respect pour une tradition qui attire l’attention sur le
potentiel salvifique du moment présent » (n° 3). Prenant acte du
fait que la présence bouddhiste en Europe ne se réduit pas à celle
de communautés d’immigrés et de réfugiés, le document entend
considérer pastoralement ces « nombreuses personnes en Europe »,
pour lesquelles le bouddhisme « offre une alternative à la religion
et à la culture dans lesquelles elles ont été élevées » (n° 2) :
[Ces personnes] ont souvent le sentiment que l’Église est trop
institutionnalisée et emploie un langage démodé et incompréhensible. Nombreux sont ceux qui se plaignent du fait qu’ils n’ont pas
reçu une initiation adéquate à la prière personnelle, à la méditation
et à une expérience de salut intégral (n° 6).
En encourageant la formation, l’information et la coordination
des efforts pastoraux en ce domaine, en suggérant même un
« ministère de l’accueil interreligieux » à dimension œcuménique
(n° 8), ce document est un solide point d’appui pour envisager les
questions pastorales qui sont soulevées par l’importance que prend
en Occident la présence du bouddhisme. L’article fort documenté
de Paul Magnin, chercheur au Centre national de la recherche scienti 6. Romano Guardini, Le Seigneur, Paris, Éd. Aslatia, 1946, t. I, p. 347.
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fique, et la brève mais suggestive allocution de Jean-Pierre Ricard,
évêque de Montpellier, à l’occasion de la venue du Dalaï-lama dans
la région héraultaise, témoignent de l’importance et de l’enjeu de
cette préoccupation pastorale. À n’en pas douter, nous sommes
parvenus à l’aube d’une nouvelle étape, tout aussi délicate que
prometteuse, sur le chemin de la rencontre interreligieuse.
Une nouvelle étape sur le chemin du dialogue interreligieux
En effet, la pratique théologique et la réflexion pastorale ne se
trouvent plus, face à la pluralité des religions, comme devant une
question facultative qu’elles pourraient sans dommage laisser aux
prétendus spécialistes, mais bien devant un défi qui concerne toute
l’Église, sa façon de vivre l’apostolat, sa manière de comprendre et
de proposer la foi. Dans ce contexte, la publication, en septembre
2000, de la Déclaration Dominus Jesus, sur l’unicité et l’universalité
salvifique de Jésus Christ et de l’Église, a suscité de nombreuses
réactions, parfois hostiles et souvent interrogatives : l’Église auraitelle renoncé à son engagement dans le dialogue interreligieux ?
Pour se garder de la tentation du relativisme, ne risquerait-elle pas
de succomber à celle de l’absolutisme ? L’emploi de certaines
formules n’allait-il pas éteindre la fragile petite flamme de l’œcuménisme ? Lors de la rentrée universitaire de l’Institut de sciences et
théologie des religions de Marseille, en septembre 2000, il fut
demandé au signataire de ces lignes de donner une conférence sur
les fondements théologiques du dialogue interreligieux. C’est cette
conférence, intitulée L’engagement de Dieu et la mission de l’Église,
que l’on trouvera au début de ce numéro, assortie d’une annexe
comprenant quelques extraits de textes de référence, à savoir les
deux lettres encycliques du pape Jean-Paul II, Redemptoris missio
(1990) et Ut unum sint (1985), ainsi que la déclaration Dominus Jesus.
Loin d’être à recevoir comme un frein, cette déclaration est à
considérer, nous semble-t-il, comme l’indice d’une nouvelle étape
sur la voie du dialogue interreligieux. Celui-ci n’est plus
simplement l’affaire de spécialistes, il devient peu à peu un
élément commun de la mission de l’Église. Ce qui n’était qu’une
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orientation particulière de certains lieux d’Église devient une
réalité à laquelle se trouvent confrontées des communautés
chrétiennes de plus en plus nombreuses :
De la pratique et de la théorisation du dialogue entre la foi
chrétienne et les autres traditions religieuses, naissent de nouvelles
questions ; il faut les affronter en parcourant de nouvelles pistes
d’investigation, en avançant des propositions et en suggérant des
comportements, qui doivent être soumis à un discernement
attentif. La présente Déclaration intervient dans cette recherche
pour rappeler aux évêques, aux théologiens et à tous les fidèles
catholiques certains contenus doctrinaux essentiels qui puissent
aider la réflexion théologique à découvrir peu à peu des solutions
conformes aux données de la foi et aptes à répondre aux défis de la
culture contemporaine (n° 3).
Une double nécessité est alors éprouvée, à laquelle le présent
numéro s’efforce de répondre : celle de l’analyse théologique et
celle du discernement pastoral. Du côté de l’analyse théologique, le
texte sur L’engagement de Dieu et la mission de l’Église, dont le soustitre annonce l’intention, à savoir mettre « l’identité chrétienne à
l’épreuve de la pluralité des religions », devrait apporter de solides
éléments de réflexion. S’attachant à préciser ce qui est au
fondement de la foi chrétienne, à savoir l’engagement de Dieu en
Jésus Christ pour le salut du monde, ce texte énonce les caractéristiques fondamentales de la mission de l’Église, telles qu’elles
apparaissent à partir de l’engagement de Dieu, avant d’analyser la
signification et l’enjeu du dialogue interreligieux dans la mission
de l’Église ainsi comprise et redéfinie. On pourra en accompagner
la lecture par l’examen du vaste panorama proposé par Joseph
Doré, archevêque de Strasbourg, sur la réception de la déclaration
conciliaire Nostra ætate dans l’Église de France.
Du côté du discernement pastoral, deux textes mériteront une
lecture attentive. Le p remier, le plus étoffé, est celui que signe
Christian Delorme, dont le titre évoque le programme de cette
nouvelle étape dont nous parlions à l’instant : Le sacrement de
l’amitié. Compagnon de route de l’islam. Sans complaisance ni
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amertume, le récit puise dans l’expérience de l’amitié l’exigence
coûteuse d’un discernement aguerri, concernant non seulement les
courants internes à l’islam et notamment le défi d’un islam
militant, mais aussi les attitudes fluctuantes, passant de l’ouverture
à la crispation, des chrétiens vis-à-vis de l’islam.
D’une part, écrit l’auteur, « remarquant que les groupes et les
personnes qui sont les plus actifs dans cette volonté de donner des
structures à prétention de représentation des musulmans de France
appartiennent presque tous à des courants soit conservateurs, soit
totalitaires de l’islam, je crains désormais de venir en aide à des
gens qui demain feront peut-être le malheur des familles musulmanes de notre pays et pourront mettre en péril la paix sociale. »
La recension, par Jean-Luc Brunin, du livre de Tariq Ramadan, Être
musulman européen, témoigne de la même prudence perspicace
dans le discernement. D’autre part, explique Christian Delorme,
« les Églises, un temps très enclines au dialogue interreligieux, ont
tendance à présent à se crisper et à freiner les démarc h e s
d’ouverture. » Néanmoins, confiant en la solidité de l’engagement
conciliaire de l’Église dans l’aventure de la rencontre interreligieuse, l’auteur en appelle, faisant écho à Tibhirine, au sacrement
de l’amitié :
Je ne sais si le « dialogue théologique » avec l’islam constitue
une urgence. Je sais, en revanche, que la rencontre amicale, voire
fraternelle, entre chrétiens et musulmans s’avère une nécessité
absolue dans ce monde qui est le nôtre, où nous vivons dans une
immense proximité et où nous ne pouvons plus nous ignorer. Je
suis également convaincu - pour la connaître - qu’une grande
connivence spirituelle peut être expérimentée entre des chrétiens et
des musulmans qui sont parvenus à tisser entre eux des relations
fortes.
Ces « relations fortes », ces « rencontres amicales », sont
également le lot de l’Église du Maroc, dont on pourra lire à la fois
- c’est le deuxième texte annoncé - l’expérience et l’intention : Vivre
la re n c o n t re au quotidien. La brièveté du texte dissimule
pudiquement la longue patience dont il est le fruit. Mais c’est entre
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les lignes qu’il faut lire ! Témoin engagé de la rencontre entre une
culture et l’Évangile, rencontre qui mûrit lentement et n’a certes
pas encore donné tous ses fruits, l’Église qui est au Maroc exprime
ici, pour la mettre en partage, son expérience et son espérance.
Enfin, l’on pourra terminer agréablement la lecture de ce
numéro déjà fort riche par le texte d’une conférence donnée par
Christian Salenson dans le cadre des premières Journées culturelles
de Vars, au cours de l’été 2000, sur le thème : La montagne, symbole
sacré. En montrant que le lieu de l’expérience religieuse est celui de
la vie dans la simplicité de son quotidien et en expliquant comment
la vie humaine est pétrie de symboles, dont certains comme la
montagne sont des symboles sacrés, non seulement parce que des
religions, pourtant fort diverses, les utilisent comme tels, mais
aussi et surtout parce qu’ils permettent à tous, croyants ou
incroyants, de faire une certaine expérience du sacré, cette réflexion
stimulante révèle un autre aspect de cette « nouvelle étape » que
nous évoquions tout à l’heure : il ne s’agit plus seulement de
travailler sur les relations entre les croyants de différentes religions,
mais aussi de prendre en compte l’élan spirituel de ceux qui, déçus
par l’ambiguïté des religions, n’ont cependant pas renoncé à
accueillir dans leur vie l’irruption du sacré.
À l’heure où j’écris ces lignes, l’ambiguïté des religions
contribue à ensanglanter la Terre sainte, semant la mort au nom de
Dieu. Au milieu de tant de violences, de haines et de mépris, il y a
quelques signes à ne pas oublier, comme l’accueil à l’hôpital Ichilov
de Tel Aviv de jeunes palestiniens trop gravement atteints pour être
soignés à Gaza, ou encore l’intervention d’une ambulance palestinienne, la semaine dernière, pour porter secours à des israéliens
victimes d’un accident de la route… Dans un monde rendu fou par
l’annexion de Dieu, ils sont le germe puissant du sacrement du
frère. Puissent-ils hâter le temps de la paix !
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L’engagement de Dieu
et la mission de l’Église
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Catéchèse
Revue trimestrielle de pastorale catéchétique publiée sous le
p a t ronage de la Commission nationale de l’Enseignement
religieux, avec le concours de l’Institut supérieur de pastorale
catéchétique.
Parmi les religions
Comment annoncer le Christ ?
160 (3/2000)
Jésus et la foi des autres
Joseph Stricher
Panorama succinct d’un religieux confus
Yvon Le Mince
Transmettre la foi chrétienne
dans le contexte pluri-religieux
Michel Guillaud
La catéchèse au défi de l’islam
Christian Delorme
Le fruit d’un vrai dialogue avec le bouddhisme
Juifs et chrétiens : un avenir différent
Dennis Gira
Jean-Louis Schlegel
Attentes spirituelles et recherches de sagesses
D’Assise à la cour de récréation
À la rencontre des autres religions
Marseille
Marie-Élise
Amiel
A.-B. de Saint Amand
et G. Caffin
Roger Wilhelm
Jean-Marc Aveline
Le Forum Vaugirard
François Drouilly
Marseille Espérance
Jacques Ouaknin
Réislamisation en milieu populaire
Marie-Ghislaine Chassine
Sélection bibliographique
Dennis Gira
Qu’est-ce que croire ?
L’Évangile d’Egbert
Joseph Doré
Marie-Bernard Chicaud
6, avenue Vavin - 75006 Paris
Tél : 01 43 25 23 75 - fax : 01 40 46 80 69
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Jean-Marc Aveline
Institut de sciences et théologie des religions (Marseille)
L’ENGAGEMENT DE DIEU ET LA MISSION DE L’ÉGLISE
L’identité chrétienne à l’épreuve de la pluralité des religions
Conférence prononcée le 23 septembre 2000, à l’occasion de la session de
rentrée de l’ISTR de Marseille, et de son installation dans les locaux du Centre
diocésain « Le Mistral ».
Je ferai trois remarques préliminaires.
1. L’objectif de cette conférence est d’ouvrir notre année universitaire en précisant à nouveau, à la faveur de sa nouvelle implantation au Centre diocésain « Le Mistral », les objectifs de notre
Institut. Je rappelle que l’ISTR de Marseille a vu le jour dans la
mouvance du synode de l’Église catholique, célébré en 1991, et
qu’il travaille en relation privilégiée avec la Faculté de théologie de
l’Université catholique de Lyon, le Centre de La Baume-lès-Aix et
l’Institut supérieur de théologie de Nice Sophia-Antipolis. Notre
Institut a donc jailli de la vie même de notre Église, recevant mission
de prendre en charge, théologiquement et avec le concours des
sciences religieuses, les questions que posent à la foi chrétienne les
diverses caractéristiques de la société dans laquelle cette foi a à être
proposée, en particulier la pluralité des religions, l’émergence de
nouvelles formes de religieux, la présence des sectes et la croissance de l’indifférence religieuse. Cette première remarque fait tout
de suite comprendre ce qu’est la théologie que nous voulons
pratiquer ici : non pas une activité d’érudition intellectuelle pour la
satisfaction de quelques-uns, mais un service des communautés
chrétiennes, par un long et minutieux travail d’écoute, de réflexion,
de discernement et de recherche.
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2. La deuxième remarque concerne la délimitation de la tâche
qui revient à la théologie, ainsi comprise comme service des
communautés chrétiennes pour l’intelligence et la proposition de la
foi, lorsqu’elle entreprend de considérer les questions que pose aux
chrétiens l’expérience concrète de la pluralité des religions et des
rencontres vécues avec des croyants cheminant sur d’autres voies
religieuses. S’il est vrai que, depuis ses origines, le christianisme
s’est maintes fois trouvé en position de relation, voire de conflit,
avec d’autres religions, force est de reconnaître que l’époque
contemporaine, plus que toute autre à ce jour, lui impose l’obligation d’avoir à préciser sa position, son attitude, son jugement, à
l’égard, et même vis-à-vis des autres religions.
La tâche la plus décisive est alors, me semble-t-il, de chercher à
bien comprendre l’identité et l’originalité de la foi chrétienne. En
effet, on ne peut pas prétendre œuvrer sérieusement en vue du
dialogue interreligieux si l’on ne prend pas le temps d’une connaissance approfondie de ce qui caractérise la foi au nom de laquelle on
entreprend ce dialogue. Certes, une connaissance des autres
religions sera requise (et c’est l’un des secteurs de l’activité de
l’ISTR). Certes, une étude du phénomène religieux à l’aide des
diverses sciences humaines sera également utile et même nécessaire (et nous sommes heureux de pouvoir le proposer aussi, dans
le cadre du Département d’études interreligieuses). Mais le plus
important, si la théologie n’est pas érudition mais service de la foi,
est de s’attacher à bien comprendre, de l’intérieur même de notre
foi, quelle en est la cohérence, enracinée dans l’Écriture et
développée dans la Tradition. Ce n’est qu’en étant pétri de cette
cohérence et en ayant assumé l’héritage de sa propre Tradition,
considérée dans son entier et non pas de manière sélective, que l’on
pourra discerner ce que la foi chrétienne a à dire, ce dont elle a à
témoigner, dans le monde d’aujourd’hui, et notamment vis-à-vis
des religions. C’est cela qui constitue le sens du travail de notre
Institut, que ce soit dans le cadre du Département d’études interreli gieuses ou même pour celui de la licence de théologie. Il s’agit de
travailler à mieux comprendre l’identité chrétienne en la mettant à
l’épreuve de la pluralité des religions.
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L’engagement de Dieu et la mission de l’Église
3. Or (troisième remarque par laquelle je viens au titre même de
ma conférence), je crois que pour comprendre ce qui caractérise la
foi chrétienne parmi toutes les croyances religieuses, et pour
pouvoir proposer cette foi au débat et au dialogue, il faut réfléchir
sur ce qu’est l’Église elle-même, sur la conscience qu’elle a et l’interprétation qu’elle donne de son identité, de sa vocation, de sa
mission. Car Dieu, personne ne l’a jamais vu (Jn 1,18). Ce que l’on
voit, c’est l’Église, ou plutôt ce que l’Église donne à voir de ce qui
la fait vivre. Et là encore, force est de constater que nos contemporains ont souvent l’impression que l’Église n’est qu’une institution
avec une multitude de règles, de lois, de prescriptions, indiquant ce
qu’on doit croire et comment on doit vivre, et ils perdent de vue la
substance vivante de cette institution, substance qu’ils croient
d’ailleurs pouvoir trouver, peut-être même de façon plus fraîche et
plus vraie, dans d’autres lieux que l’Église instituée. Ces remises en
question, qui ne sauraient être négligées, ne sont cependant pas
nouvelles. Déjà en 1938, dans son livre programmatique intitulé
Catholicisme, le futur cardinal Henri de Lubac, qui aimait à parler
du « paradoxe » et du « Mystère » de l’Église, soulevait l’interrogation : « pourquoi cette Église ? Son rôle serait-il donc seulement
de procurer un salut meilleur ou plus assuré à un petit nombre de
privilégiés ? »1 Pourquoi l’Église ? Qu’a-t-elle donc de spécifique ?
Que dit-elle de l’homme, à partir de sa foi en Dieu ? Quel est donc
son message ? Et comment se fait-il que, depuis ses origines, elle se
soit toujours « reconnu la charge du genre humain tout entier »,
comme le remarquait le même de Lubac ?2 Quelle est donc sa
mission propre, et comment pense-t-elle, à partir de là, sa relation
et sa différence par rapport aux grandes religions du monde ?
C’est à ces questions que je voudrais réfléchir avec vous ce
matin, au seuil de notre année universitaire. Nous aurons, lors des
différents cours et conférences qui jalonneront cette année, de
multiples occasions de les approfondir. Ce matin, pour vous mettre
en appétit, je vous propose un « exposé apéritif » en trois étapes.
1. Henri de Lubac, Catholicisme. Aspects sociaux du dogme, Paris, Les Éditions du
Cerf, 1941 (deuxième édition), p. 162.
2. Ibid., p. 168.
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Tout d’abord, je chercherai à préciser le fondement de notre foi, à
savoir l’engagement de Dieu en Jésus Christ. J’ai choisi le mot
« engagement », parce que ce mot dit bien ce qu’est, en christianisme, la révélation : non pas une information que Dieu aurait, de
loin, donnée sur lui-même, pour que nous puissions croire en lui,
mais une action, une parole qui est action (c’est le sens du mot
hébreu davar), une parole qui est engagement, dans une vie
humaine concrète, jusqu’à la mort sur la croix. Hans Urs von
Balthasar, qui est l’auteur d’un livre intitulé précisément
L’engagement de Dieu3, écrivait, dans un autre ouvrage : « Le dévoilement du “cœur de Dieu”, l’acte qui nous dit réellement qui il est,
ne s’opère que dans le déroulement de son histoire avec les
hommes. »4
Je déduirai ensuite, dans un deuxième temps, plus bref, les
caractéristiques fondamentales de la mission de l’Église, telles
qu’elles apparaissent à partir de l’engagement de Dieu et en
fonction de la réalité du monde d’aujourd’hui, avant d’analyser
enfin, dans un troisième temps, la place particulière du dialogue
interreligieux dans la mission de l’Église ainsi comprise et redéfinie.
1. L’engagement de Dieu
Pour cette première étape, je voudrais vous inviter brièvement à
trois prises de conscience. La première à propos de celui qui prend
l’engagement, à savoir Dieu, le mot « Dieu » ayant en christianisme
3. Hans Urs von Balthasar, L’engagement de Dieu, Paris, Desclée, 1971.
4. Hans Urs von Balthasar, La Dramatique divine, II-1, Paris, Lethielleux, 1988,
p. 10. Et ailleurs : « La révélation de Dieu n’est pas seulement un objet à
regarder : elle est son action dans et sur le monde, à laquelle le monde ne peut
répondre (et qu’il ne peut comprendre) que par l’action » (Hans Urs von
Balthasar, La Dramatique divine, I, Paris, Lethielleux, 1984, p. 10).
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un sens très précis qu’il faut apprendre à distinguer de celui que lui
donnent les autres religions ; la deuxième à propos de l’acte central
et décisif de cet engagement, à savoir la vie, la mort et la résurrection
de Jésus Christ ; la troisième à propos du destinataire de cet
engagement, qui n’est pas l’Église mais le monde lui-même, c’est-àdire non seulement l’humanité, dans la diversité de ses cultures et
de ses religions, humanité à laquelle est proposée une alliance,
mais aussi le cosmos et toute la création.
Prenons tout d’abord conscience qu’il ne suffit pas de croire en
Dieu pour s’identifier comme chrétien, car il y a bien d’autres
personnes qui croient en Dieu, d’une manière profonde, honnête et
respectable, et qui n’en sont pas pour autant chrétiennes. On doit
donc chercher à préciser quelle est la manière chrétienne de croire
en Dieu. Qu’est-ce qui différencie les chrétiens parmi, d’une part,
tous ceux qui croient aussi en Dieu, qu’ils soient juifs ou
musulmans, et, d’autre part, tous ceux qui pratiquent une sagesse,
qu’ils soient hindous, bouddhistes, ou qu’ils suivent une autre
voie ?5 Et même lorsque l’on parle de Dieu, parle-t-on vraiment du
même Dieu ?
Il faut nous souvenir que pour les chrétiens l’identité de Dieu est
déterminée par la relation que la foi professe entre Dieu et Jésus le
Christ. En rigueur de termes, nous ne savons rien de Dieu qui ne
nous ait été révélé par et en Jésus Christ, le Verbe incarné. Plus
précisément, la singularité et la personnalité de Dieu sont
désignées par sa relation de paternité envers Jésus le Christ, son
Fils, dans la communion de l’Esprit. Il ne faut donc pas trop vite
identifier notre manière de concevoir Dieu avec celle des croyants
d’autres religions, sous peine de tenir cette relation trinitaire pour
inessentielle. Il faut donc résister à la tentation d’une assimilation
hâtive entre la compréhension chrétienne de Dieu et celle qui
prévaut en d’autres religions. La foi chrétienne est réponse à un
Dieu qui s’est révélé dans un événement de salut, qui est un
5. Cf. Joseph Doré, « Foi en Dieu et identité chrétienne. L’articulation entre
théologie et christologie », dans : Joseph Doré (dir.), Sur l’identité chrétienne,
Paris, Desclée (« Relais-Études » 8), 1990, p. 171-216.
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événement historique, singulier, l’événement de la vie, de la mort
et de la résurrection de Jésus Christ. C’est à partir de cet événement
que cette foi affirme que « Dieu veut que tous les hommes soient
sauvés » (1Tm 2,4) et qu’« il n’y a qu’un seul médiateur de salut, un
homme, Christ Jésus, qui s’est livré en rançon pour la multitude »
(1Tm 2,5). Et c’est la raison pour laquelle cette foi s’exprime avant
tout dans la célébration eucharistique du mémorial de la passion et
de la résurrection de Jésus.
Lorsque les chrétiens affirment que Jésus le Christ est « à la fois
le médiateur et la plénitude de toute la révélation » (Dei Verbum
§ 2), ils attestent qu’en l’homme Jésus, confessé comme le Christ, le
Fils de Dieu fait homme, a habité « corporellement toute la
plénitude de la divinité » (Col 2,9). Même si cette affirmation pose
à la raison humaine de redoutables questions, elle est cependant
très importante pour comprendre la singularité du christianisme
parmi les religions. Cette singularité est fondée sur une certaine
idée de la révélation, qui diffère radicalement de celle que l’on
trouve dans d’autres traditions religieuses et dont il nous faut bien
prendre conscience, car elle a d’importantes conséquences pour la
compréhension des enjeux théologiques de la rencontre du christianisme avec les religions.
En effet, si la révélation n’était qu’un ensemble de vérités qui
tomberaient du ciel et auxquelles il faudrait adhérer, alors on
pourrait se demander s’il ne serait pas opportun de chercher à
enrichir ces informations sur Dieu par d’autres vérités que Dieu
aurait données ailleurs, notamment, ce qui semble logique, dans
les religions, les vérités des uns étant complémentaires des vérités
des autres. On en arriverait alors à concevoir une pluralité de voies
de salut, qui au fond se vaudraient toutes. Voilà précisément ce
qu’est le relativisme que vise la récente déclaration de la
Congrégation pour la doctrine de la foi, déclaration intitulée Dominus
Jesus.
Car la révélation telle que la reçoit la foi chrétienne n’est pas
communication de vérités, si grandes et si subtiles soient-elles. Elle
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est autocommunication de Dieu (pour reprendre une expression
chère à Karl Rahner), de sa vie trinitaire, de son être divin,
autocommunication qui est précisément un engagement, un don,
une invitation de la part de Dieu, pour que tout homme et toute
femme qui répondra librement à cette invitation puisse vivre de la
vie même de Dieu et communier à la joie et à la liberté des enfants
de Dieu. Certes, Dieu ne s’est pas fait connaître que des chrétiens
et la foi chrétienne ne prétend pas que l’on ne pourrait pas être
sauvé en dehors d’elle. Mais elle affirme que l’Esprit qui est présent
et agissant partout dans le monde est l’Esprit du Christ, l’Esprit de
Jésus Christ, et que dès lors, tout salut vient du Christ, quelle que
soit la conscience que l’on a de l’origine de ce salut. Comme
l’affirme le concile Vatican II en parlant de l’offre du salut :
Et cela ne vaut pas seulement pour ceux qui croient au Christ,
mais bien pour tous les hommes de bonne volonté, dans le cœur
desquels, invisiblement, agit la grâce. En effet, puisque le Christ est
mort pour tous et que la vocation dernière de l’homme est
réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l’EspritSaint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être
associés au mystère pascal.6
Nous comprenons ainsi pourquoi le christianisme ne saurait se
satisfaire d’être dénommé « religion du livre ». Car pour lui, c’est
une personne, Jésus le Christ, et non un livre, fût-ce le Nouveau
Testament, qui est la plénitude de la révélation.7 Et encore, ce n’est
pas seulement Jésus, mais Jésus crucifié (1Co 2,2)8 et ressuscité
(1Co 15,17)9 qui est au cœur de la foi des chrétiens. Tout ce que Dieu
avait à nous dire, il nous l’a dit en cet homme-là, son Fils bien-aimé.
Il faut bien mesurer l’audace de cette affirmation et son caractère
quasi scandaleux pour la raison humaine. Dieu nous a tout donné
de lui dans l’existence toute simple de cet homme-là. « Et cela, écrit
6. Gaudium et spes 22, § 5.
7. Cf. Nostra ætate, § 2.
8. « Non, je n’ai rien voulu savoir parmi vous, sinon Jésus Christ, et Jésus Christ
crucifié. »
9. « Et si le Christ n’est pas ressuscité, votre foi est vaine ; vous êtes encore dans
vos péchés. »
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Balthasar, par une humble vie humaine que rien d’extraordinaire
ne distingue sinon l’amour ardent du Père et des hommes, une vie
d’ouvrier et de prédicateur, qui veut s’achever dans la pauvreté et
l’ignominie. Sa glorification après la mort n’est attestée que par de
rares témoins. Rien dont la grande histoire eût pris connaissance.
Un homme seulement, le Fils de l’homme. »10
Dans toute rencontre interreligieuse, il importe donc de se
souvenir que lorsque les chrétiens parlent de Dieu ils parlent de
Celui qui s’est communiqué lui-même, qui s’est donné, qui s’est
engagé, qui s’est livré pour nous (pro nobis) en Jésus Christ, un Dieu
trinitaire qui s’est révélé à travers son action dans l’histoire des
hommes et dont l’engagement culmine en son Fils Jésus Christ,
notre Seigneur, mort et ressuscité, afin d’ouvrir à tout homme la
Voie de la Vie et de la Vérité, l’invitant à communier à sa propre vie
trinitaire et à coopérer à son œuvre de salut. Ce n’est qu’en prenant
acte de cela que l’on pourra comprendre l’originalité de l’Église et
de sa mission.
En effet, aucune autre religion, à ma connaissance, ne confesse
une telle chose.11 Aucune autre ne prétend que son fondateur historique n’est pas seulement un homme, si parfait soit-il, mais Dieu
lui-même, Dieu réellement engagé et véritablement présent dans
notre histoire. Et il faut bien reconnaître que cette affirmation tient
soit du scandale, soit de la folie. Et pourtant, c’est cela que l’Église
confesse, c’est de cet événement qu’elle se reçoit sans cesse dans la
célébration eucharistique, et ce n’est pas en relativisant cette foi que
l’on facilitera le dialogue interreligieux. Bien au contraire, ceux qui
sont réellement engagés dans la rencontre interreligieuse savent
qu’un vrai dialogue suppose le respect de la foi de chacun des
partenaires, dans sa cohérence pro p re, fût-elle diff i c i l e m e n t
compréhensible à l’autre interlocuteur.
10. Hans Urs von Balthasar, La foi du Christ, Paris, Aubier, Éditions Montaigne,
1968, p. 176-177.
11. Je mets à part le judaïsme. Ce n’est pas, pour l’Église, une religion comme une
autre. C’est « l’olivier franc ». Et tout ce que je viens de dire plonge ses racines
dans la foi d’Israël.
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J’ajoute qu’on comprend mieux, dès lors, les deux autres prises
de conscience auxquelles je vous invitais tout à l’heure.
Tout d’abord, celle concernant l’acte décisif et central de l’enga gement de Dieu, à savoir la vie, la mort et la résurrection de Jésus
Christ. En effet, c’est la logique de l’incarnation qui fonde la
cohérence chrétienne et l’on ne saurait réduire cette logique à une
métaphore12 prétendant que le Verbe de Dieu, qui s’est incarné en
Jésus, pourrait bien aussi s’incarner ailleurs, pour d’autres cultures
et d’autres religions, Jésus n’étant le sauveur que des chrétiens,
c’est-à-dire de la religion de la culture occidentale. De telles
manières de penser nuisent gravement à ce qui constitue la foi
chrétienne dans son originalité la plus profonde. Sur la croix, Dieu
est pleinement engagé, totalement, sans retour, et pas « juste un
peu », en « se gardant des réserves » pour d’autres révélations ou
d’autres incarnations ou réincarnations ailleurs ! Comme l’écrit
Joseph Doré dans un article publié dans Chemins de dialogue 9 :
Ce qui rend possible au Verbe-Fils de Dieu de rejoindre effectivement l’universalité des hommes dans les conditions de leur
histoire (à chaque fois particulière) est aussi ce qui l’inscrit, et
jusqu’à un certain point le circonscrit, dans un point déterminé de
cette histoire ! De sorte que ce que la foi dit de la portée universelle
du Mystère du Christ ne tient qu’à condition qu’on tienne aussi :
d’une part, que Jésus n’a finalement d’importance ici que parce
qu’il est indissolublement lié au Christ, et d’autre part que le Christ
ne peut effectivement nous rejoindre que dans la mesure où il s’est
véritablement lié, sans l’absorber en lui, à cet homme de notre
histoire qu’est Jésus.13
Si l’effectivité du salut pour tous passe par la réalité de
l’humanité du Christ, alors plus Dieu s’incarne réellement, plus le
salut est réellement universel. Donc, paradoxalement, c’est pour
autant que j’affirme la singularité historique de Jésus en tant que
12. Cf. John Hick, The Metaphor of God Incarnate. Christology in a Pluralistic Age,
Kentucky, Westminster / John Knox Press, 1993.
13. Joseph Doré, « La présence du Christ dans les religions non-chrétiennes »,
Chemins de dialogue 9 (1997), p. 42.
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Verbe incarné, que j’affirme également l’universalité du salut que
sa vie, sa mort et sa résurrection réalisent pour l’humanité tout
entière.
On ne peut donc pas théologiquement limiter la signification et
la portée de la croix du Christ en disant du christianisme qu’il est
la religion de la culture occidentale, comme l’affirment aujourd’hui
certains courants relativistes. Non pas que le christianisme soit la
religion absolue ni même la meilleure des religions. Mais parce que
le don que Dieu a fait de lui-même en son Fils, don qui demande à
être reçu dans la foi, concerne tout homme, toute culture, toute
religion. C’est pour cela que l’Église a reçu une mission universelle
et que sa catholicité, toujours en devenir, la pousse à annoncer
l’Évangile à tous les peuples, sans pouvoir elle-même déterminer à
l’avance les fruits que l’Évangile donnera lorsqu’il aura été authentiquement reçu et qu’il aura mûri en différentes cultures.
Enfin, on comprend également (troisième prise de conscience),
que c’est bien le monde qui est le destinataire de cet engagement de
Dieu et que l’Église n’est que la servante de l’action de Dieu,
appelée à coopérer à la mission de l’Esprit-Saint. Le concile
Vatican II a fortement rappelé cette dimension de la foi et n’a
envisagé le problème spécifique de la rencontre des religions que
sur la base de cet engagement de l’Église appelée à emboîter le pas
de l’engagement de Dieu pour le monde. « Oui, Dieu a tant aimé le
monde qu’il a donné son Fils unique pour que tout homme qui
croit en lui ne périsse pas mais ait la vie éternelle. Car Dieu n’a pas
envoyé son Fils dans le monde pour condamner le monde mais
pour que le monde soit sauvé par lui » (Jn 3,16-17). Comme
l’exprimait le pape Paul VI dans sa première encyclique, Ecclesiam
suam, en 1964 :
Voilà, vénérables frères, l’origine transcendante du dialogue.
Elle se trouve dans l’intention même de Dieu. […] La révélation,
qui est la relation surnaturelle que Dieu lui-même a pris l’initiative
d’instaurer avec l’humanité, peut être représentée comme un
dialogue dans lequel le Verbe de Dieu s’exprime par l’incarnation
et ensuite par l’Évangile. […] L’histoire du salut raconte préci26
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sément ce dialogue long et divers qui part de Dieu et noue avec
l’homme une conversation variée et étonnante. […] Il faut que nous
ayons toujours présent à l’esprit cet ineffable et réel rapport de
dialogue offert et établi avec nous par Dieu le Père, par la
médiation du Christ dans l’Esprit-Saint, pour comprendre quel
rapport nous, c’est-à-dire l’Église, devons chercher à instaurer et à
promouvoir avec l’humanité.14
C’est en ce sens qu’il nous faut comprendre, à partir de l’engagement de Dieu, quelle est la mission de l’Église. J’arrive ainsi à la
deuxième étape, que j’ai annoncée plus brève, de mon exposé.
2. La mission de l’Église
L’ardeur missionnaire de l’Église a longtemps été soutenue par
la certitude de travailler au salut des peuples qui iraient irrémédiablement à la damnation s’ils ne connaissaient pas les principaux
mystères du christianisme et ne bénéficiaient pas de ses sacrements. Nous avons davantage conscience aujourd’hui que Dieu ne
veut la perte d’aucun homme qui le cherche avec droiture et
pratique la justice et la charité. Il ne s’ensuit aucunement que la
mission soit moins nécessaire ni son action moins salutaire. Encore
faut-il préciser le lien qui existe entre Jésus Christ et l’Église, entre
l’unique médiateur du salut et la communauté de ceux et celles qui
sont ses disciples. Ce n’est qu’à ce prix que l’on comprendra la
valeur et le sens de l’engagement de l’Église en faveur de la
rencontre et de la coopération avec les religions. Je ferai à ce sujet
trois remarques.
1. La foi chrétienne confesse, comme on vient de le voir, non
seulement que Jésus est l’unique médiateur du salut (1Tm 2,5),
14. Ecclesiam suam, § 72-73.
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mais aussi que ce Jésus a voulu s’associer un peuple, qu’il a
constitué une Église appelée à se recevoir de lui comme son propre
Corps, et qu’il a voulu associer cette Église à l’œuvre du salut du
monde, c’est-à-dire au dynamisme de la communication au monde
de la vie même de Dieu. C’est cela que l’Église célèbre dans ses
sacrements.
En conséquence, l’Église se trouve associée, par pure grâce et
non pas en fonction de ses mérites, à l’acte par lequel Dieu a voulu
sauver le monde. Si elle est « nécessaire au salut »15, c’est parce que
le salut vient du Christ, non seulement en tant que Tête, mais aussi
par son Corps qui est l’Église16. En conséquence, l’Église ne se
comprend pas comme étant une voie de salut parmi d’autres. Elle a
conscience d’avoir reçu mission d’être, dans le Christ, le sacrement
universel du salut17. Elle est appelée à être le signe du salut de la
famille humaine, elle-même invitée à donner corps au Christ, à se
laisser conformer au Christ, et l’Église est le moyen par lequel le
corps de l’humanité est façonné par le corps du Christ. Tel est le
sens de sa vie et de son apostolat. Il importe de remarquer que dans
aucune autre religion, à ma connaissance, on ne trouve un tel lien
entre les disciples et le maître, un lien tel que ceux qui le suivent
participent à l’identité de celui qu’ils suivent. Il n’est pas le « Christ
total », pour parler comme saint Augustin, tant qu’ils ne vivent pas
tous in Christo, pour parler comme saint Paul.
2. Un tel lien si étroit entre le Christ et l’Église n’a jamais garanti
l’Église contre la tentation de l’absoluité, c’est-à-dire contre le
risque de se prendre elle-même pour la source du salut et pour la
15. Henri de Lubac, Catholicisme. Aspects sociaux du dogme, op. cit., p. 159.
Également Lumen gentium 14.
16. « Nous pouvons donc le conclure : Juifs ou Gentils, de même qu’ayant vécu
avant la venue visible du Christ, ils doivent être dits cependant sauvés par le
Christ et non pas seulement par le Verbe, ainsi, ayant vécu avant la venue de
l’Église visible auprès d’eux, ce n’est pourtant pas par une appartenance
purement spirituelle et intemporelle à l’“âme” de l’Église qu’ils sont sauvés,
mais par l’effet d’un lien très réel, quoiqu’indirect et le plus souvent caché, à
son “corps” » (ibid., p. 179).
17. Cf. Lumen Gentium 1 et 48.
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religion absolue. L’histoire nous montre que la tentation est toujours
renaissante. Or l’Église n’est pas la religion absolue, elle est le
germe et le commencement du Royaume de Dieu sur terre18. À ce
titre, elle est comparable au levain dans la pâte, à la fois indispensable puisque sans lui la pâte ne lève pas, et cependant provisoire
puisque ce qui compte en définitive ce n’est pas qu’à la fin on
retrouve le levain, mais plutôt que le pain soit cuit et prêt à être
partagé. Comme l’écrit Balthasar :
Le levain doit être enfoui dans la pâte. Il doit s’y enfoncer et y
disparaître pour manifester sa force et transformer la pâte en pain.
En lui-même il n’est rien ; dans l’autre il est tout. […] [Et] qu’est-ce
qui fait du chrétien le levain qui acquiert la force de faire lever le
monde ? Qu’est-ce qui lui donne le caractère spécial, qui ne peut
être remplacé par rien ? Le mot « donner » indique déjà un point
décisif : ce qui fait de l’homme un chrétien, l’homme ne peut pas le
prendre lui-même. Cela doit lui être donné. C’est une grâce. Mais
ce qui lui est donné, il doit le recevoir et se l’approprier. Lui aussi,
il est originellement simple pâte qui doit se laisser pénétrer pour
devenir levain.19
3. La mission de l’Église ne se comprend que si elle est conçue
comme un service. Même si elle n’est pas, loin s’en faut, constituée
de tous, l’Église est là pour tous. C’est là le sens de sa catholicité
toujours en devenir : être au service du salut du monde, au service
de la rencontre entre tout homme, toute femme, et le Verbe de vie.
C’est la mission de l’Église que de favoriser la rencontre entre
l’Évangile et les cultures et c’est pour cela qu’elle s’intéresse avec
respect aux religions qui animent ces cultures et en lesquelles elle
sait que sont déposées des semences du Verbe, qui ne demandent
qu’à éclore davantage. Et l’Église sait aussi qu’en vivant cette
aventure de la rencontre, elle comprendra mieux elle-même ce
qu’elle est chargée d’annoncer et qui s’éclairera davantage encore à
la lumière de ce que les autres cultures et religions contiennent de
semences du Verbe20.
18. Cf. Lumen Gentium 5.
19. Hans Urs von Balthasar, L’engagement de Dieu, op. cit., p. 16.
20. Cf. Michel de Certeau, « La conversion du missionnaire », Christus (1963),
p. 514-533.
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Lorsqu’elle travaille ainsi à la rencontre, l’Église ne se situe pas
dans la perspective d’une simple fécondation réciproque entre
religions équivalentes. Elle sait, même si elle est elle-même dans
une position de minorité et de danger, qu’elle est « l’épouse du
Verbe » (sponsa Verbi), et qu’elle coopère à la mission de l’EspritSaint, qui souffle où il veut, mais qui est toujours l’Esprit du Christ,
l’Esprit qui la constitue, elle, comme « Église de Jésus Christ ».
Ces trois remarques nous permettent déjà non seulement de
comprendre pour quelle raison l’Église considère que le dialogue
interreligieux fait partie de sa mission, mais aussi de discerner à
quelles conditions ce dialogue s’inscrit dans la continuité de l’engagement de Dieu pour le monde et constitue réellement un
« dialogue de salut ». C’est ce qu’il nous faut maintenant
développer quelque peu, dans la troisième et dernière partie de
notre réflexion.
3. Le dialogue interreligieux
La perspective du dialogue interreligieux suscite actuellement
en théologie chrétienne, aussi bien catholique que protestante et
même orthodoxe, de nombreux débats qu’il serait trop long
d’évoquer ici21. Je me contenterai de préciser la position du
magistère catholique sur cette question22, et d’énoncer quelquesunes des questions que la théologie se doit de prendre en charge.
21. Pour une présentation de ces débats, je renvoie au dossier « Jésus Christ,
unique sauveur » dans Théophilyon II-2, 1997, p. 237-408, et notamment à ma
contribution p. 321-357.
22. On pourra utilement consulter le document produit en 1996 par la
Commission théologique internationale, Le christianisme et les religions, Paris,
Cerf/Bayard-Éditions/Centurion, 1997.
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L’engagement de Dieu et la mission de l’Église
La position actuelle du magistère catholique sur les fondements
théologiques de l’engagement de l’Église dans le dialogue interreligieux peut être synthétisée en trois points.
1. La foi chrétienne reconnaît le rôle positif des autres religions, en
tant qu’institutions historico-sociales23, dans l’économie générale
du salut. L’Église affirme que les rites et les doctrines des autres
religions peuvent avoir une réelle efficacité pour le salut de leurs
adeptes24. Par là se trouve écartée une position exclusiviste qui, au
nom d’un ecclésiocentrisme étroit, refuserait aux religions nonchrétiennes toute valeur salvatrice et révélatrice, en s’appuyant sur
une interprétation durcie, et donc faussée, de l’antique adage
patristique : « hors de l’Église, point de salut »25. Puisque Dieu veut
que « tous les hommes soient sauvés » (1Tm 2,4), il est possible
d’affirmer que se trouvent déposées, dans les religions ellesmêmes, des « semences du Verbe »26, des « rayons de la vérité qui
illumine tout homme »27, et que « l’Esprit-Saint offre à tous, d’une
façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associés au mystère
pascal. »28
2. À cette première affirmation s’ajoute une deuxième, que le
magistère entend tenir avec la même détermination, à savoir
l’unicité et l’universalité de la médiation christique dans l’économie
générale du salut. Jésus le Christ est « l’unique médiateur du salut »
(1Tm 2,5) et « il n’y a aucun salut ailleurs qu’en lui, car il n’y a sous
le ciel aucun autre nom offert aux hommes, qui soit nécessaire à
23. « La présence et l’activité de l’Esprit ne concernent pas seulement les
individus, mais la société et l’histoire, les peuples, les cultures, les religions »
(Redemptoris missio, 28). C’est la raison pour laquelle, à l’ancienne « théologie
du salut des infidèles », dont l’objet était les conditions du salut des personnes
non-chrétiennes, doit succéder une « théologie des religions », qui s’interroge
sur le rôle des religions, en tant que réalités socio-historiques, pour le salut.
24. Nostra ætate 2.
25. Sur cet adage et son utilisation dans le contexte interreligieux, voir Jacques
Dupuis, Vers une théologie chrétienne du pluralisme religieux, Paris, Cerf
(« Cogitatio fidei » 200), 1997, chapitre III, p. 131-166.
26. Redemptor hominis 11.
27. Nostra ætate 2 (cf. Jn 1,9).
28. Gaudium et spes 22, § 5.
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notre salut » (Ac 4,11-12). En conséquence, pour conjuguer les deux
affirmations, on doit dire que ce n’est que de leurs relations au Christ
que les religions détiennent, aux yeux des chrétiens, leur valeur
positive dans l’ordre du salut : « le concours de médiations de
types et d’ordres divers n’est pas exclu, mais celles-ci tirent leur
sens et leur valeur uniquement de celle du Christ et elles ne peuvent
être considérées comme parallèles ou complémentaires. »29 Par là se
trouve cette fois-ci écartée une position relativiste, qui tiendrait que
toutes les religions peuvent conduire au salut d’une manière
totalement indépendante de l’histoire concrète du salut accomplie
en Jésus Christ et, qu’au fond, tout se vaut. C’est là l’objectif
principal de la déclaration Dominus Jesus.
Le problème christologique est donc, on le voit, au centre du
débat, ce qui n’a rien d’étonnant étant donnée la configuration
générale de la confession de foi chrétienne. La théologie doit tout
d ’ a b o rd montrer comment l’événement historique, particulier,
c o n c ret, de l’incarnation salvifique de Dieu en Jésus Christ
concerne de manière universelle l’ensemble de l’humanité.30 Elle
doit ensuite expliquer comment, selon la foi des chrétiens, les
autres religions possèdent également une valeur salvifique qui
procède du Christ. C’est l’un des points les plus délicats dans le
dialogue du christianisme avec les deux autres grands
monothéismes. Il y a là, en christologie, un chantier très important
pour la réflexion contemporaine. Je cite la déclaration Dominus
Jesus :
Compte tenu de cette donnée de foi, la théologie d’aujourd’hui,
lorsqu’elle médite sur la présence d’autres expériences religieuses
et sur leur signification dans le plan salvifique de Dieu, est invitée
à examiner les aspects et les éléments positifs de ces religions :
entrent-ils dans le plan divin de salut ? Comment ? La recherche
théologique trouve dans cette réflexion un vaste champ de travail
29. Redemptoris missio 5.
30. Dans cette perspective, voir Claude Geffré, « La singularité du christianisme à
l’âge du pluralisme religieux », dans J. Doré et Christoph Theobald (dir.),
Penser la foi. Mélanges offerts à Joseph Moingt, Paris, Cerf/Assas éditions, 1993,
p. 351-369.
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L’engagement de Dieu et la mission de l’Église
sous la direction du Magistère de l’Église. […] Il faut élucider le
contenu de cette médiation participée, qui doit rester guidée par le
principe de l’unique médiation du Christ.31
3. Compte tenu des deux affirmations précédentes, le magistère
de l’Église catholique affirme que la mission de l’Église, en tant que
« sacrement universel du salut » apporté par le Christ32, a elle-même un
fondement dialogal. C’est parce que Dieu, dans sa révélation, a pris
l’initiative, comme le disait Paul VI, d’instaurer avec l’humanité un
« dialogue »33, que l’Église est tenue d’engager avec tout homme, y
compris mais pas exclusivement, avec les croyants d’autres
religions, un authentique « dialogue de salut »34. Le dialogue interreligieux n’est en définitive que l’un des aspects de ce dialogue de
salut qui caractérise la mission évangélisatrice de l’Église dans le
monde. Néanmoins, et c’est cela surtout que la théologie se doit
d’expliciter, l’Église confesse que l’Esprit du Christ, qui l’anime et la
constitue en tant qu’Église du Christ, est également présent et
efficace dans les autres religions en tant qu’institutions socio-historiques, de sorte que ces religions peuvent être considérées par le
chrétien comme ayant part à l’unique médiation salvifique du
Christ.
La théologie doit donc tenir à la fois deux choses. D’une part,
l’Église a un rôle spécifique à jouer dans le plan divin. Elle, et elle
seule, est « l’épouse du Verbe ». Elle a donc avec lui un lien spécial
et, de ce point de vue, toutes les religions ne se valent pas. D’autre
part cependant les autres religions jouent un rôle positif dans l’histoire du salut. Elles préparent elles aussi l’avènement de ce que les
chrétiens appellent le Royaume de Dieu. Elles aussi sont habitées,
travaillées, et transformées par l’Esprit de Dieu. Ces deux affirmations ne sont pas contradictoires mais appellent à un long et
exigeant travail de discernement (tout n’est pas « vrai » et « saint »
dans toutes les religions et chacune d’elles doit être examinée selon
le critère de l’Évangile qui doit, du reste, être appliqué avec la
31.
32.
33.
34.
Dominus Jesus § 14.
Lumen gentium I, 1 ; II, 9 ; VII, 48 ; également Gaudium et spes 42, § 3.
Ecclesiam suam 72.
Dialogue et annonce 38.
33
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Chemins de Dialogue
même exigence, à l’histoire de l’Église elle-même et entraîner son
propre effort de repentance) et surtout à une conversion du regard.
En effet, le rôle spécifique de l’Église ne consiste pas en un
privilège qui devrait se traduire par une prétention hégémonique
d’absoluité. Son rôle spécifique, c’est d’être appelée à accompagner
les pas de Jésus Christ dans l’humanité, à le suivre dans sa kénose
jusqu’à la croix, à partager l’espérance de sa Résurrection, en
scrutant dans les cultures et dans les religions les traces du
Royaume en travail d’enfantement. L’Église de Jésus Christ est
l’Église des martyrs, selon le titre d’une belle conférence du
cardinal Etchegaray.35 Sa seule universalité est donc celle du
service, de la diaconie, au nom de Jésus Christ. Pour manifester la
grâce qui lui a été faite d’être témoin de l’Évangile du Christ, il lui
faut en accomplir la tâche, au service de l’humanité, dans l’esprit à
la fois paradoxal et passionnant des Béatitudes.
On le voit, tout cela ouvre à la recherche théologique de vastes
et passionnants chantiers. C’est la vocation d’un Institut comme le
nôtre que de contribuer à cette recherche. Mais l’on aura bien perçu
l’esprit dans lequel nous souhaitons travailler : à la fois une fidélité
sans faille à la Tradition et une ouverture sans crainte à la rencontre et
au dialogue, sachant que le défi de notre époque n’est pas
seulement celui de la rencontre des religions mais aussi celui de la
sécularisation, de l’indifférence et de l’athéisme. Une théologie des
religions qui s’enfermerait dans la rencontre entre croyants ne
serait plus tout à fait une théologie chrétienne, tant il est vrai que
Dieu n’est pas plus proche de l’homme religieux que de l’homme
séculier et qu’un front commun des religions pour la défense de la
religion contre la sécularisation est un programme tout aussi
hasardeux que dangereux.
35. Cf. Roger Etchegaray, « Sommes-nous l’Église des martyrs ? » (conférence
donnée à Lyon et à Vienne en 1977), J’avance comme un âne… « À temps et à
contretemps », Paris, Fayard, 1984, p. 181-195.
34
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L’engagement de Dieu et la mission de l’Église
Conclusion
« Malheur à moi si je n’annonce pas l’Évangile », s’écriait saint
Paul36. Telle est bien, aujourd’hui encore, la mission de l’Église. Et
le dialogue interreligieux fait partie de cette mission. L’Évangile,
qui doit être annoncé, n’est pas d’abord un contenu doctrinal ni un
programme d’action, comme le faisait souvent re m a rquer le
cardinal Coffy. Il est l’accueil d’une grande joie (Lc 2,10) :
« Aujourd’hui vous est né un Sauveur ». Et lorsqu’à la fin du même
Évangile, Jésus apparaît aux disciples rassemblés à Jérusalem dans
la crainte, Luc note que « dans leur joie, ils se refusaient à croire et
demeuraient ébahis » (Lc 24,41). Et cette joie profonde, bien plus
forte que l’engouement passager, devrait être la caractéristique de
toute vie chrétienne. Annoncer l’Évangile, c’est partager cette joie
et cette espérance, fût-ce dans les pires épreuves de la vie. Cette joie
vient de ce que Dieu a accepté d’être lui-même exposé à l’agression
du monde et que son amour patient et miséricordieux a triomphé
de la haine et de la mort.
Que Dieu ait ouvert en son Fils un chemin de salut, qui est aussi
un chemin de croix et de résurrection, et que ce chemin soit ouvert
à tout homme et à toute femme de bonne volonté, voilà la Bonne
Nouvelle du salut, voilà l’Évangile que l’Église est charg é e
d’annoncer, de proposer et surtout de vivre elle-même. La
re n c o n t re avec des croyants d’autres religions est l’une des
modalités par lesquelles l’Église, aujourd’hui, est appelée à vivre sa
mission.
Puisse cette mission rester toujours pour elle une grande joie,
considérant tous ceux que le Père lui confie comme des frères pour
qui le Christ est mort et ressuscité, qu’ils le sachent ou non, qu’ils
l’accueillent ou qu’ils le refusent. Elle sait bien, elle, petit troupeau
à la nuque raide, que « la vérité ne s’impose que par la force de la
36. 1Co, 9,16.
35
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Chemins de Dialogue
vérité elle-même qui pénètre l’esprit avec autant de douceur que de
puissance »37. Et puisse notre Institut être au service de cette vérité,
pour aider les communautés chrétiennes à « rendre raison de
l’espérance » (1P 3,8) qui est en elles, à scruter sans irénisme naïf
l’action de l’Esprit du Christ dans les cultures et les religions
présentes dans notre région, et à emboîter le pas de l’engagement
de Dieu pour le salut du monde.
37. Dignitatis humanæ, § 1.
36
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ANNEXE
QUELQUES TEXTES DE RÉFÉRENCE
En annexe à la conférence de Jean-Marc Aveline, nous proposons des extraits
de trois textes de référence : l'encyclique Redemptoris missio, publiée par JeanPaul II en 1990, l'encyclique Ut unum sint, publiée par Jean-Paul II en 1985 et la
déclaration de la Congrégation pour la doctrine de la foi, Dominus Jesus, publiée
par le cardinal Ratzinger en 2000.
Redemptoris missio
Lettre encyclique de Jean-Paul II
sur la valeur permanente du précepte missionnaire
Chapitre 1
Jésus Christ, l'unique sauveur
[…]
« Nul ne vient au Père que par moi » (Jn 14,6)
5
[…] Le Christ est l'unique médiateur entre Dieu et les
hommes : « Car Dieu est unique, unique aussi le médiateur
entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus, homme lui-même, qui
37
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Chemins de Dialogue
s'est livré en rançon pour tous. Tel est le témoignage rendu aux
temps marqués et dont j'ai été établi, moi, héraut et apôtre – je dis
vrai, je ne mens pas –, docteur des païens, dans la foi et la vérité »
(1Tm 2,5-7 ; cf. He 4,14-16). Les hommes ne peuvent donc entrer en
communion avec Dieu que par le Christ, sous l'action de l'Esprit. Sa
médiation unique et universelle, loin d'être un obstacle sur le
chemin qui conduit à Dieu, est la voie tracée par Dieu lui-même, et
le Christ en a pleine conscience. Le concours de médiations de
types et d'ordres divers n'est pas exclu, mais celles-ci tirent leur
sens et leur valeur uniquement de celle du Christ, et elles ne
peuvent être considérées comme parallèles ou complémentaires.
6
[…] L'Église connaît et confesse Jésus comme « le Christ, le Fils
du Dieu vivant » (Mt 16,16). Le Christ n'est autre que Jésus de
Nazareth, et celui-ci est le Verbe de Dieu fait homme pour le salut
de tous. Dans le Christ « habite corporellement toute la Plénitude
de la Divinité » (Col 2,9) et « de sa plénitude nous avons tous reçu »
(Jn 1,16). Le « Fils unique qui est dans le sein du Père » (Jn 1,18) est
« le Fils bien-aimé, en qui nous avons la rédemption… Dieu s'est
plu à faire habiter en lui toute la Plénitude et, par lui, à réconcilier
tous les êtres pour lui, aussi bien sur la terre que dans les cieux, en
faisant la paix par le sang de sa Croix » (Col 1,13-14.19-20). C'est
précisément ce caractère unique du Christ qui lui confère une
portée absolue et universelle par laquelle, étant dans l'histoire, il
est le centre et la fin de l'histoire elle-même : « Je suis l'Alpha et
l'Oméga, le Premier et le Dernier, le Principe et la Fin » (Ap 22,13).
S'il est donc normal et utile de prendre en considération les
divers aspects du mystère du Christ, il ne faut jamais perdre de vue
son unité. Alors que nous découvrons peu à peu et que nous
mettons en valeur les dons de toutes sortes, surtout les richesses
spirituelles, dont Dieu a fait bénéficier tous les peuples, il ne faut
pas les disjoindre de Jésus Christ qui est au centre du plan divin de
salut. Comme, « par son Incarnation, le Fils de Dieu s'est en
quelque sorte uni lui-même à tout homme », « nous devons tenir
que l'Esprit-Saint offre à tous, d'une façon que Dieu connaît, la
possibilité d'être associés au Mystère pascal » (Gaudium et spes
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Annexe - Quelques textes de référence
22, 5). Le plan de Dieu est de « ramener toutes choses sous un seul
Chef, le Christ, les êtres célestes comme les terrestres » (Ep 1,10).
[…]
L'Église, signe et instrument du salut
[…]
[…] Le Concile a amplement souligné le rôle de l'Église pour
le salut de l'humanité. Tout en reconnaissant que Dieu aime
tous les hommes et leur accorde la possibilité d'être sauvés (cf. 1Tm
2,4), l'Église professe que Dieu a constitué le Christ comme unique
médiateur et qu'elle-même est établie comme sacrement universel
de salut : « Ainsi donc, à cette unité catholique du peuple de Dieu,
tous les hommes sont appelés ; à cette unité appartiennent sous
diverses formes, ou sont ordonnés, et les fidèles catholiques et ceux
qui, par ailleurs, ont foi dans le Christ, et finalement tous les
hommes sans exception que la grâce de Dieu appelle au salut »
(Lumen gentium 13). Il est nécessaire de tenir ensemble ces deux
vérités, à savoir la possibilité réelle du salut dans le Christ pour
tous les hommes et la nécessité de l'Église pour le salut. L'une et
l'autre nous aident à comprendre l'unique mystère salvifique et
nous permettent ainsi de faire l'expérience de la miséricorde de
Dieu et de prendre conscience de notre responsabilité. Le salut, qui
est toujours un don de l'Esprit, requiert la coopération de l'homme
à son propre salut comme à celui des autres. Telle est la volonté de
Dieu, et c'est pour cela qu'il a fondé l'Église et l'a incluse dans le
plan du salut : ce peuple messianique, dit le Concile, « établi par le
Christ pour communier à la vie, à la charité et à la vérité, est entre
ses mains l'instrument de la Rédemption de tous les hommes ; au
monde entier il est envoyé comme lumière du monde et sel de la
terre » (Lumen gentium 9).
9
Le salut est offert à tous les hommes
10
L'universalité du salut ne signifie pas qu'il n'est accordé
qu'à ceux qui croient au Christ explicitement et qui sont
entrés dans l'Église. Si le salut est destiné à tous, il doit être offert
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Chemins de Dialogue
concrètement à tous. Mais il est évident, aujourd'hui comme dans
le passé, que de nombreux hommes n'ont pas la possibilité de
connaître ou d'accueillir la révélation de l'Évangile, ni d'entrer dans
l'Église. Ils vivent dans des conditions sociales et culturelles qui ne
le permettent pas, et ils ont souvent été éduqués dans d'autres
traditions religieuses. Pour eux, le salut du Christ est accessible en
vertu d'une grâce qui, tout en ayant une relation mystérieuse avec
l'Église, ne les y introduit pas formellement mais les éclaire d'une
manière adaptée à leur état d'esprit et à leur cadre de vie. Cette
grâce vient du Christ, elle est le fruit de son sacrifice et elle est
communiquée par l'Esprit-Saint : elle permet à chacun de parvenir
au salut avec sa libre coopération.
[…]
Chapitre 2
Le Royaume de Dieu
[…]
Le Royaume en rapport avec le Christ et l'Église
[…]
18
[…] Comme il a été dit, non seulement le Christ a annoncé
le Royaume, mais c'est en lui que le Royaume lui-même
s'est rendu présent et s'est accompli, et pas seulement par ses
paroles et par ses actes : « Avant tout, le Royaume se manifeste
dans la personne même du Christ, Fils de Dieu et Fils de l'homme,
venu “pour servir et donner sa vie en rançon d'une multitude” (Mc
10,45) » (Lumen gentium 5). Le Royaume de Dieu n'est pas un
concept, une doctrine, un programme que l'on puisse librement
élaborer, mais il est avant tout une Personne qui a le visage et le
nom de Jésus de Nazareth, image du Dieu invisible. Si l'on détache
le Royaume de Jésus, on ne prend plus en considération le
Royaume de Dieu qu'il a révélé, et l'on finit par altérer le sens du
Royaume, qui risque de se transformer en un objectif purement
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Annexe - Quelques textes de référence
humain ou idéologique, et altérer aussi l'identité du Christ, qui
n'apparaît plus comme le Seigneur à qui tout doit être soumis (cf.
1Co 15,27).
De même, on ne peut disjoindre le Royaume et l'Église. Certes,
l'Église n'est pas à elle-même sa propre fin, car elle est ordonnée au
Royaume de Dieu dont elle est germe, signe et instrument. Mais,
alors qu'elle est distincte du Christ et du Royaume, l'Église est unie
indissolublement à l'un et à l'autre. Le Christ a doté l'Église, son
corps, de la plénitude des biens et des moyens de salut ; l'EspritSaint demeure en elle, la vivifie de ses dons et de ses charismes, il
la sanctifie, la guide et la renouvelle sans cesse. Il en résulte une
relation singulière et unique qui, sans exclure l'action du Christ et
de l'Esprit-Saint hors des limites visibles de l'Église, confère à celleci un rôle spécifique et nécessaire. D'où aussi le lien spécial de
l'Église avec le Royaume de Dieu et du Christ qu'elle a « la mission
d'annoncer et d'instaurer dans toutes les nations » (Lumen
gentium 5).
[…]
L'Esprit est présent et agissant en tout temps et en tout lieu
28
L'Esprit se manifeste d'une manière particulière dans
l'Église et dans ses membres ; cependant sa présence et son
action sont universelles, sans limites d'espace ou de temps. Le
Concile Vatican II rappelle l'œuvre de l'Esprit dans le cœur de tout
homme, par les « semences du Verbe », dans les actions même
religieuses, dans les efforts de l'activité humaine qui tendent vers
la vérité, vers le bien, vers Dieu.
L'Esprit offre à l'homme « lumière et forces pour lui permettre
de répondre à sa très haute vocation » ; par l'Esprit, « l'homme
parvient, dans la foi, à contempler et à goûter le mystère de la
volonté divine » ; et « nous devons tenir que l'Esprit-Saint offre à
tous, d'une façon que Dieu connaît, la possibilité d'être associés au
Mystère pascal » (Gaudium et spes 10. 15. 22). Dans tous les cas,
l'Église sait que « l'homme, sans cesse sollicité par l'Esprit de Dieu,
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Chemins de Dialogue
ne sera jamais tout à fait indifférent au problème religieux » et qu'il
« voudra toujours connaître, ne serait-ce que confusément, la signification de sa vie, de ses activités et de sa mort » (Gaudium et
spes 41). L'Esprit est donc à l'origine même de l'interrogation
existentielle et religieuse de l'homme qui ne naît pas seulement de
conditions contingentes mais aussi de la structure même de son
être.
La présence et l'activité de l'Esprit ne concernent pas seulement
les individus, mais la société et l'histoire, les peuples, les cultures,
les religions.
[…]
Chapitre 5
Les voies de la mission
[…]
Le dialogue avec les frères d'autres religions
55
Le dialogue interreligieux fait partie de la mission évangélisatrice de l'Église. Entendu comme méthode et comme
moyen en vue d'une connaissance et d'un enrichissement
réciproques, il ne s'oppose pas à la mission ad gentes, au contraire il
lui est spécialement lié et il en est une expression. Car cette mission
a pour destinataires les hommes qui ne connaissent pas le Christ ni
son Évangile et qui, en grande majorité, appartiennent à d'autres
religions. Dieu appelle à lui toutes les nations dans le Christ, il veut
leur communiquer la plénitude de sa révélation et de son amour, il
ne manque pas non plus de manifester sa présence de beaucoup de
manières, non seulement aux individus mais encore aux peuples,
par leurs richesses spirituelles dont les religions sont une
expression principale et essentielle, bien qu'elles comportent « des
lacunes, des insuffisances et des erreurs » (Paul VI, Discours à
l’ouverture de la deuxième session du Concile de Vatican II, AAS 55
42
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Annexe - Quelques textes de référence
[1963], p. 858). Le Concile et les enseignements ultérieurs du
magistère ont amplement souligné tout cela, maintenant toujours
avec fermeté que le salut vient du Christ et que le dialogue ne
dispense pas de l'évangélisation.
[…]
56
Le dialogue n'est pas la conséquence d'une stratégie ou
d'un intérêt, mais c'est une activité qui a ses motivations,
ses exigences et sa dignité propres : il est demandé par le profond
respect qu'on doit avoir envers tout ce que l'Esprit, qui « souffle où
il veut », a opéré en l'homme. Grâce au dialogue, l'Église entend
découvrir les « semences du Verbe », les « rayons de la vérité qui
illumine tous les hommes », semences et rayons qui se trouvent
dans les personnes et dans les traditions religieuses de l'humanité.
Le dialogue est fondé sur l'espérance et la charité, et il portera des
fruits dans l'Esprit. Les autres religions constituent un défi positif
pour l'Église d'aujourd'hui ; en effet, elles l'incitent à découvrir et à
reconnaître les signes de la présence du Christ et de l'action de
l'Esprit, et aussi à approfondir son identité et à témoigner de l'intégrité de la Révélation dont elle est dépositaire pour le bien de tous.
On voit par là quel esprit doit animer ce dialogue dans le
contexte de la mission. L'interlocuteur doit être cohérent avec ses
traditions et ses convictions religieuses et ouvert à celles de l'autre
pour les comprendre, sans dissimulation ni fermeture, mais dans la
vérité, l'humilité, la loyauté, en sachant bien que le dialogue peut
être une source d'enrichissement pour chacun. Il ne doit y avoir ni
capitulation, ni irénisme, mais témoignage réciproque en vue d'un
progrès des uns et des autres sur le chemin de la recherche et de
l'expérience religieuses et aussi en vue de surmonter les préjugés,
l'intolérance et les malentendus. Le dialogue tend à la purification
et à la conversion intérieure qui, si elles se font dans la docilité à
l'Esprit, seront spirituellement fructueuses.
[…]
43
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Chemins de Dialogue
Ut unum sint
Lettre encyclique de Jean-Paul II
sur l'engagement œcuménique
1. L'engagement œcuménique de l'Église catholique
[…]
11
[…] Évoquant la division des chrétiens, le décret sur l'œcuménisme n'ignore pas « la faute des hommes de l'une et
l'autre partie » (Unitatis redintegratio 3), en reconnaissant que la
responsabilité ne peut être attribuée uniquement « aux autres ». Par
la grâce de Dieu, ce qui appartient à la structure de l'Église du
Christ n'a pourtant pas été détruit, ni la communion qui demeure
avec les autres Églises et Communautés ecclésiales.
En effet, les éléments de sanctification et de vérité présents dans
les autres Communautés chrétiennes, à des degrés différents dans
les unes et les autres, constituent la base objective de la communion
qui existe, même imparfaitement, entre elles et l'Église catholique.
Dans la mesure où ces éléments se trouvent dans les autres
Communautés chrétiennes, il y a une présence active de l'unique
Église du Christ en elles. C'est pourquoi le Concile Vatican II parle
d'une communion réelle, même si elle est imparfaite. La constitution Lumen gentium souligne que l'Église catholique « se sait unie
pour plusieurs raisons » (Lumen gentium 15) avec ces
Communautés, par une certaine et réelle union, dans l'Esprit-Saint.
12
La même constitution a longuement explicité « les éléments
de sanctification et de vérité » qui, de diverses manières, se
trouvent et agissent au-delà des frontières visibles de l'Église catholique :
44
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Annexe - Quelques textes de référence
« Nombreux sont en effet ceux qui tiennent en honneur la sainte
Écriture en tant que règle de foi et de vie, manifestent un zèle
religieux sincère, croient avec amour en Dieu, Père tout-puissant, et
dans le Christ, Fils de Dieu et Sauveur, sont marqués du Baptême
qui les unit au Christ, bien plus, reconnaissent et reçoivent d'autres
sacrements dans leurs propres Églises ou Communautés ecclésiales. Plusieurs parmi eux possèdent même l'épiscopat, célèbrent
la sainte Eucharistie et favorisent la piété envers la Vierge, Mère de
Dieu. À cela s'ajoutent la communion dans la prière et les autres
biens spirituels, bien mieux, en quelque sorte, une véritable union
dans l'Esprit-Saint, puisque c'est lui qui, par ses dons et ses grâces,
opère en eux aussi par sa puissance sanctifiante et a fortifié certains
jusqu'à l'effusion du sang. Ainsi l'Esprit suscite dans tous les
disciples du Christ un désir et une action qui tendent à l'union
pacifique de tous en un seul troupeau sous un seul Pasteur, selon le
mode décidé par le Christ » (Lumen gentium 15).
Au sujet des Églises orthodoxes, le décret conciliaire sur l'œcuménisme a pu déclarer en particulier que, « par la célébration de
l'Eucharistie du Seigneur en chacune de ces Églises, l'Église de
Dieu s'édifie et s'accroît » (Unitatis redintegratio 15). Reconnaître
tout cela répond à une exigence de vérité.
13
Le même document fait ressortir avec sobriété les implications doctrinales de cette situation. Au sujet des membres
de ces Communautés, il déclare : « Justifiés par la foi dans le
Baptême, ils sont incorporés au Christ, ont à bon droit l'honneur de
porter le nom de chrétiens et sont reconnus avec raison comme
frères dans le Christ par les fils de l'Église catholique » (Unitatis
redintegratio 3).
Évoquant les nombreux biens présents dans les autres Églises et
Communautés ecclésiales, le décret ajoute :
« Tout cela, provenant du Christ et conduisant à lui, appartient
de droit à l'unique Église du Christ. Chez nos frères séparés
s'accomplissent aussi de nombreuses actions sacrées de la religion
chrétienne qui, de diverses manières selon les différentes conditions de chacune des Églises ou Communautés, peuvent sans nul
45
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Chemins de Dialogue
doute produire effectivement la vie de grâce, et il faut dire qu'elles
sont aptes à donner accès à la communion du salut » (Unitatis
redintegratio 3).
Il s'agit là de textes œcuméniques de la plus haute importance.
En dehors des limites de la communauté catholique, il n'y pas un
vide ecclésial. De nombreux éléments de grande valeur (eximia)
qui, dans l'Église catholique, s'intègrent dans la plénitude des
moyens de salut et des dons de grâce qui font l'Église, se trouvent
aussi dans les autres Communautés chrétiennes.
14
Tous ces éléments constituent par eux-mêmes un appel à
l'unité pour qu'ils trouvent en elle leur plénitude. Il ne
s'agit pas de faire la somme de toutes les richesses disséminées
dans les Communautés chrétiennes, afin de parvenir à une Église
que Dieu désirerait pour l'avenir. Suivant la grande Tradition
attestée par les Pères d'Orient et d'Occident, l'Église catholique
croit que, dans l'événement de la Pentecôte, Dieu a déjà manifesté
l'Église dans sa réalité eschatologique qu'il préparait « depuis le
temps d'Abel le Juste » (Lumen gentium 2). Elle est déjà donnée.
C'est pourquoi nous sommes déjà dans les derniers temps. Les
éléments de cette Église déjà donnée existent, unis dans toute leur
plénitude, dans l'Église catholique et, sans cette plénitude, dans les
autres Communautés, où certains aspects du mystère chrétien ont
parfois été mieux mis en lumière. L'œcuménisme vise précisément
à faire pro g resser la communion partielle existant entre les
chrétiens, pour arriver à la pleine communion dans la vérité et la
charité.
[…]
Le dialogue comme examen de conscience
33
Dans l'intention du Concile, le dialogue œcuménique a le
caractère d'une recherche commune de la vérité, en particulier en ce qui concerne l'Église. En effet, la vérité forme les
consciences et oriente leur action en faveur de l'unité. En même
temps, elle demande que soient confrontées à la prière du Christ
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Annexe - Quelques textes de référence
pour l'unité la conscience et les œuvres des chrétiens, frères
séparés. Il y a synergie entre la prière et le dialogue. Une prière
plus profonde et plus lucide permet au dialogue de donner des
fruits plus abondants. Si, d'une part, la prière est la condition du
dialogue, d'autre part, elle en devient le fruit, d'une manière
toujours plus accomplie.
34
Grâce au dialogue œcuménique, nous pouvons parler
d'une plus grande maturité de notre prière œcuménique
commune les uns pour les autres. Cela est rendu possible dans la
mesure où le dialogue remplit en même temps le rôle d'un examen
de conscience. Comment ne pas se rappeler à ce propos les paroles
de la première Lettre de Jean ? « Si nous disons : “Nous n'avons pas
de péché”, nous nous abusons, la vérité n'est pas en nous. Si nous
confessons nos péchés, lui, fidèle et juste, pardonnera nos péchés et
nous purifiera de toute iniquité » (1Jn 1,8-9). Jean nous conduit
encore plus loin quand il affirme : « Si nous disons : “Nous n'avons
pas péché”, nous faisons de lui un menteur, et sa parole n'est pas
en nous » (1Jn 1,10). Un appel tout aussi radical à reconnaître notre
condition de pécheurs doit être également l'un des traits caractéristiques de l'esprit dans lequel on aborde le dialogue œcuménique. Si
celui-ci ne devenait pas un examen de conscience, en quelque sorte
un « dialogue des consciences », pourrions-nous compter sur
l'assurance que nous communique la même Lettre ?
[…]
47
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Chemins de Dialogue
Dominus Iesus
Déclaration de la Congrégation pour la doctrine de la foi
Sur l'unicité et l'universalité salvifique de Jésus Christ et de l'Église
[…]
De la pratique et de la théorisation du dialogue entre la foi
chrétienne et les autres traditions religieuses, naissent de
nouvelles questions ; il faut les affronter en parcourant de nouvelles
pistes d'investigation, en avançant des propositions et en
suggérant des comportements, qui doivent être soumis à un discernement attentif.
[…]
3
1. La révélation de Jésus Christ complète et définitive
[…]
[…] Aussi, les mots, les œuvres et toute l'existence historique
de Jésus, quoique limités en tant que réalités humaines, ont
cependant comme sujet la Personne divine du Verbe incarné,
« vraiment Dieu et vraiment homme » ; ils portent donc en eux le
caractère complet et définitif de la révélation des voies salvifiques
de Dieu, même si la profondeur du mystère divin en lui-même
demeure transcendante et inépuisable. La vérité sur Dieu n'est pas
abolie ou réduite quand elle est exprimée dans un langage humain.
Elle demeure en revanche unique, complète et définitive car celui
qui parle et qui agit est le Fils de Dieu incarné. Dès lors la foi exige
qu'on professe que dans tout son mystère, de l'incarnation à la
glorification, le Verbe fait chair est la source, participée mais réelle,
et l'accomplissement de toute révélation salvifique de Dieu à
l'humanité, et que l'Esprit-Saint, qui est l'Esprit du Christ, enseigne
cette « vérité tout entière » (Jn 16,13) aux apôtres et à travers eux à
l'Église de tous les temps.
6
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Annexe - Quelques textes de référence
7
La réponse adéquate à la révélation divine est « “l'obéissance
de la foi” (Rm 1,5 ; cf. Rm 16,26 ; 2 Co 10,5-6), par laquelle
l'homme s'en remet tout entier et librement à Dieu dans un
“complet hommage d'intelligence et de volonté à Dieu qui révèle”
et dans un assentiment volontaire à la révélation qu'il fait » (Dei
Verbum 5). La foi est un don de grâce : « Pour exister, cette foi
requiert la grâce prévenante et aidante de Dieu, ainsi que les
secours intérieurs du Saint-Esprit qui touche le cœur et le tourne
vers Dieu, ouvre les yeux de l'esprit et donne “à tous la douceur de
consentir et de croire à la vérité” » (Catéchisme de l’Église catholique,
n° 144).
[…]
2. Le logos incarné et le Saint-Esprit dans l'œuvre du salut
9
Dans la réflexion théologique contemporaine, apparaît
souvent la conception de Jésus de Nazareth comme une figure
historique particulière, finie, révélatrice du divin mais sans
exclusive, comme complément d'autres présences révélatrices et
salvifiques. L'Infini, l'Absolu, le Mystère ultime de Dieu se
manifesterait ainsi à l'humanité sous maintes formes et par maintes
figures historiques : Jésus de Nazareth serait l'une d'entre elles.
Plus concrètement, il serait pour certains l'un des multiples visages
que le Logos aurait pris au cours du temps pour communiquer
salvifiquement avec l'humanité.
En outre, pour justifier d'une part l'universalité du salut chrétien
et d'autre part le fait du pluralisme religieux, on propose une
économie du Verbe éternel, également valide en dehors de l'Église
et sans rapport avec elle, et une économie du Verbe incarné. La
première aurait une valeur ajoutée d'universalité vis-à-vis de la
seconde, limitée aux seuls chrétiens, mais où la présence de Dieu
serait plus complète. […] Ces thèses contrastent vivement avec la
foi chrétienne.
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Chemins de Dialogue
[…]
12
[…] En outre, l'action salvifique de Jésus Christ, avec et par
son Esprit, s'étend à toute l'humanité, au-delà des
frontières visibles de l'Église. Traitant du mystère pascal, où le
Christ associe déjà maintenant le croyant à sa vie dans l'Esprit et lui
donne l'espérance de la résurrection, le Concile affirme : « Et cela
ne vaut pas seulement pour ceux qui croient au Christ, mais bien
pour tous les hommes de bonne volonté, dans le cœur desquels,
invisiblement, agit la grâce. En effet, puisque le Christ est mort
pour tous et que la vocation dernière de l'homme est réellement
unique, à savoir divine, nous devons tenir que l'Esprit-Saint offre à
tous, d'une façon que Dieu connaît, la possibilité d'être associé au
mystère pascal » (Gaudium et spes 22).
Le lien entre le mystère salvifique du Verbe fait chair et celui de
l'Esprit est donc clair, qui en fin de compte introduit la vertu salvifique du Fils incarné dans la vie de tous les hommes, appelés par
Dieu à une même fin, qu'ils aient précédé historiquement le Verbe
fait homme ou qu'ils vivent après sa venue dans l'histoire : l'Esprit
du Père, que le Fils donne sans mesure (cf. Jn 3,34) les anime tous.
Pour cette raison le Magistère récent de l'Église a fermement et
clairement rappelé la vérité sur l'unique économie divine : « La
présence et l'activité de l'Esprit ne concernent pas seulement les
individus, mais la société et l'histoire, les peuples, les cultures, les
religions […]. Le Christ ressuscité agit désormais dans le cœur des
hommes par la puissance de son Esprit […]. C'est encore l'Esprit
qui répand les “semences du Verbe”, présentes dans les rites et les
c u l t u res, et les prépare à leur maturation dans le Christ »
(Redemptoris missio 28). Tout en reconnaissant le rôle historico-salvifique de l'Esprit dans l'univers entier et dans toute l'histoire, le
Magistère précise cependant : « Ce même Esprit a agi dans l'incarnation, dans la vie, la mort et la résurrection de Jésus, et il agit dans
l'Église. Il ne se substitue donc pas au Christ, et il ne remplit pas
une sorte de vide, comme, suivant une hypothèse parfois avancée,
il en existerait entre le Christ et le Logos. Ce que l'Esprit fait dans
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Annexe - Quelques textes de référence
le cœur des hommes et dans l'histoire des peuples, dans les
cultures et les religions, remplit une fonction de préparation
évangélique et cela ne peut pas être sans relation au Christ, le Verbe
fait chair par l'action de l'Esprit, “afin que, homme parfait, il sauve
tous les hommes et récapitule toutes choses en lui” » (Redemptoris
missio 29).
En conclusion, l'Esprit n'agit pas à côté ou en dehors du Christ.
Il n'y a qu'une seule économie salvifique du Dieu Un et Trine,
réalisée dans le mystère de l'incarnation, mort et résurrection du
Fils de Dieu, mise en œuvre avec la coopération du Saint-Esprit et
élargie dans sa portée salvifique à l'humanité entière et à l'univers :
« Les hommes ne peuvent donc entrer en communion avec Dieu
que par le Christ, sous l'action de l'Esprit » (Redemptoris missio 5).
3. Unicité et universalité du mystère salvifique de Jésus Christ
[…]
14
[…] La théologie d'aujourd'hui, lorsqu'elle médite sur la
présence d'autres expériences religieuses et sur leur signification dans le plan salvifique de Dieu, est invitée à examiner les
aspects et les éléments positifs de ces religions : entrent-ils dans le
plan divin de salut ? Comment ? La recherche théologique trouve
dans cette réflexion un vaste champ de travail sous la direction du
Magistère de l'Église. Le Concile Vatican II a d'ailleurs affirmé que
« l'unique médiation du Rédempteur n'exclut pas, mais suscite au
contraire une coopération variée de la part des créatures, en dépendance de l'unique source » (Lumen gentium 62). Il faut élucider le
contenu de cette médiation participée, qui doit rester guidée par le
principe de l'unique médiation du Christ : « Le concours de médiations de types et d'ordres divers n'est pas exclu, mais celles-ci tirent
leur sens et leur valeur uniquement de celle du Christ, et elles ne
peuvent être considérées comme parallèles ou complémentaires »
(Redemptoris missio 5).
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Chemins de Dialogue
[…]
4. Unicité et unité de l'Église
16
Le Seigneur Jésus, unique sauveur, n'a pas simplement
établi une communauté de disciples mais il a constitué
l'Église comme mystère de salut : il est lui-même dans l'Église et
l'Église est en lui (cf. Jn 15,1s. ; Ga 3,28 ; Ep 4,15-16 ; Ac 9,5) ; c'est
pourquoi la plénitude du mystère salvifique du Christ appartient
aussi à l'Église, inséparablement unie à son Seigneur. La présence
et l'œuvre de salut de Jésus Christ continuent en effet dans l'Église
et à travers l'Église (cf. Col 1,24-27), qui est son Corps (cf. 1Co
12,12-13.27 ; Col 1,18). Et comme la tête et les membres d'un corps
vivant sont inséparables mais distincts, le Christ et l'Église ne
peuvent être ni confondus ni séparés et forment un seul « Christ
total ». Cette non-séparation est aussi exprimée dans le Nouveau
Testament par l'analogie de l'Église comme Épouse du Christ
(cf. 2Co 11,2 ; Ep 5,25-29 ; Ap 21,2.9).
[…]
5. Église, Royaume de Dieu et Royaume du Christ
18
[…] Le « Royaume de Dieu tel que nous le connaissons par
la Révélation “ne peut être séparé” ni du Christ ni de
l'Église […]. Si l'on détache le Royaume de Jésus, on ne prend plus
en considération le Royaume de Dieu qu'il a révélé, et l'on finit par
altérer le sens du Royaume, qui risque de se transformer en un
objectif purement humain ou idéologique, et altérer aussi l'identité
du Christ, qui n'apparaît plus comme le Seigneur à qui tout doit
être soumis (cf. 1 Co 15,27). De même, on ne peut disjoindre le
Royaume et l'Église. Certes, l'Église n'est pas à elle-même sa propre
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Annexe - Quelques textes de référence
fin, car elle est ordonnée au Royaume de Dieu dont elle est germe,
signe et instrument. Mais, alors qu'elle est distincte du Christ et du
Royaume, l'Église est unie indissolublement à l'un et à l'autre »
(Redemptoris missio 18).
19
Affirmer l'union inséparable entre Église et Royaume ne
signifie cependant pas que le Royaume de Dieu – même
considéré dans sa phase historique – s'identifie avec l'Église dans
sa réalité visible et sociale. On ne doit pas oublier « l'action du
Christ et de l'Esprit-Saint hors des limites visibles de l'Église »
(Redemptoris missio 18). On doit donc garder en mémoire que « le
Royaume concerne les personnes humaines, la société, le monde
entier. Travailler pour le Royaume signifie reconnaître et favoriser
le dynamisme divin qui est présent dans l'histoire humaine et la
transforme. Constru i re le Royaume signifie travailler pour la
libération du mal dans toutes ses formes. En un mot, le Royaume
de Dieu est la manifestation et la réalisation de son dessein de salut
dans sa plénitude » (Redemptoris missio 15).
[…]
6. L'Église et les religions face au salut
[…]
21
Sur la modalité de transmission aux non-chrétiens de la
grâce salvifique de Dieu, toujours donnée par le Christ en
l'Esprit et dans un rapport mystérieux avec l'Église, le Concile
Vatican II s'est contenté d'affirmer que Dieu la donne « par des
voies connues de lui » (Ad gentes 7). La théologie cherche à approfondir cette idée. Ce travail théologique doit être encouragé parce
qu'il sert sans aucun doute à une meilleure compréhension des
desseins salvifiques de Dieu et des formes de leur réalisation.
Cependant, d'après ce qui a été rappelé jusqu'ici sur la médiation
de Jésus-Christ et sur la « relation singulière et unique »
(Redemptoris missio 18) entre l'Église et le Royaume de Dieu parmi
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Chemins de Dialogue
les hommes – qui est en substance le Royaume du Christ sauveur
universel –, il serait clairement contraire à la foi catholique de
considérer l'Église comme un chemin de salut parmi d'autres. Les
autres religions seraient complémentaires à l'Église, lui seraient
même substantiellement équivalentes, bien que convergeant avec
elle vers le Royaume eschatologique de Dieu.
Certes, les différentes traditions religieuses contiennent et
proposent des éléments de religiosité qui procèdent de Dieu, et
font partie de « ce que l'Esprit fait dans le cœur des hommes et
dans l'histoire des peuples, dans les cultures et les religions »
(Redemptoris missio 29).
[…]
22
[…] La mission ad gentes, dans le dialogue interreligieux
aussi, « garde dans leur intégrité, aujourd’hui comme
toujours, sa force et sa nécessité » (Ad gentes 7). En effet, « “Dieu
veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la
connaissance de la vérité” (1Tm 2,4). Dieu veut le salut de tous par
la connaissance de la vérité. Le salut se trouve dans la vérité. Ceux
qui obéissent à la motion de l’Esprit de vérité sont déjà sur le
chemin du salut ; mais l’Église, à qui cette vérité a été confiée, doit
aller à la rencontre de leur désir pour la leur apporter. C’est parce
qu’elle croit au dessein universel de salut qu’elle doit être missionnaire » (Catéchisme de l’Église catholique, n° 851).
[…]
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Traditions bouddhistes et Occident
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Centre d’Études des Religions
Dans le contexte actuel de pluralité des religions, le christianisme
est conduit à une connaissance approfondie des autres traditions religieuses. Cette connaissance est la condition pour un
dialogue fructueux. Elle favorise aussi le développement d’une
théologie chrétienne du pluralisme religieux. Il s’agit en effet de
répondre aux interrogations suscitées par cette nouvelle donne,
à savoir : le statut de la vérité et le contenu même du dogme
(par exemple : universalité de salut en Jésus Christ).
Le Centre d’études des religions, intégré à la Faculté de
théologie de Lyon et relié à l’Institut de sciences et théologie des
religions de Marseille propose :
❑ Un enseignement visant à la connaissance des différentes
religions
❑ L’étude de thématiques transversales
❑ Un centre de recherche spécialisé dans l’étude du
Judaïsme : le Centre chrétien pour l’étude du Judaïsme
Le Centre d’étude des religions offre également des possibilités
de validation en lien avec l’ISTR de Marseille.
❑ Un accueil réciproque d’étudiantes et d’étudiants est assuré
❑ Des procédures de reconnaissance entre les enseignements
des cursus des deux instances sont possibles
Formation permanente
L’Université catholique est agréée comme organisme de
formation permanente. Faire la démarche auprès de
l’employeur afin d’obtenir les dossiers qui seront remplis par le
secrétariat.
Renseignements et inscriptions
Secrétariat de la Faculté de théologie
25, rue du Plat - 69288 Lyon Cedex 02
Tél : 04 72 32 50 23 - Fax : 04 72 32 51 51
e-mail : [email protected]
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Christian Salenson
PRÉSENTATION
« Peut-être le Bouddha est-il le dernier génie religieux avec
lequel le christianisme aura à s’expliquer. Ce qu’il entend par
Nirvana, par Réveil suprême, par l’anéantissement… n’a encore
été compris et apprécié chrétiennement par personne… » Ces mots
datent de 1945. Ils sont du grand théologien Romano Guardini
dans son ouvrage sur « Le Seigneur »1. Avait-il envisagé alors que
le bouddhisme trouverait en Occident l’accueil qui lui est réservé ?
Toutefois le dialogue interreligieux suppose et engage à une
vraie connaissance de son interlocuteur, à la fois par respect pour
lui et pour que le dialogue soit rendu possible. La question se pose :
que connaissons-nous réellement du bouddhisme ? Quel accès
avons-nous à la vie de son fondateur ? Que connaissons-nous des
notions si souvent employées ? Les trois articles qui suivent
voudraient contribuer à cet effort pour une meilleure connaissance.
Que connaissons-nous de son fondateur : le Bouddha ? Peut-on
d’ailleurs connaître sa vie ? André Couture nous présente l’énigme
de la vie du Bouddha. Certes, des biographies existent mais elles
datent souvent de plusieurs siècles après la mort du Bouddha. Les
tentatives de reconstitution d’une biographie se heurtent à bien des
difficultés. Même la date de sa naissance varie de près de deux
siècles… Faut-il se contenter des biographies hagiographiques ?
Faut-il rechercher un « Bouddha minimal » en partant à la
recherche d’un « noyau historique » ?
Si un certain nombre de Français - nombre plus réduit qu’on ne
le dit habituellement - se déclarent bouddhistes, que connaissons1. Romano Guardini, Le Seigneur, tome I, p. 346.
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Chemins de Dialogue
nous des différentes traditions bouddhistes ? En présentant l e
bouddhisme en France, Paul Magnin décrit son incro y a b l e
diversité, alors même que trop souvent elle se trouve ramenée au
seul bouddhisme tibétain. D’autre part, il s’interroge sur les raisons
fondamentales de l’attrait du bouddhisme en France, y compris en
questionnant les déviations et les incohérences que l’on inflige à
cette tradition religieuse en Occident.
Quelles ressemblances et quelles dissemblances y a-t-il entre la
charité que l’on qualifie de chrétienne et la compassion qualifiée
elle, de bouddhiste ? Si la comparaison est spontanée, on sait le
danger qu’il y a à faire du comparatisme entre les notions théologiques des différentes religions. Chaque notion ne se comprend
que dans la cohérence propre de la tradition qui la porte et le risque
est grand d’évaluer une notion en regard de sa culture native sans
même se rendre compte des déformations qu’on lui fait subir.
Henri Bourgeois analyse l’amour et la compassion selon le chris tianisme et le bouddhisme, et si l’exercice est délicat, il s’attache à
montrer chacune de ces notions théologiques selon son enracinement dans chaque tradition, avant de se risquer à dire comment
« amour et compassion se rencontrent ».
Au mois de mai 1999, à l’initiative du Conseil pontifical pour le
dialogue interreligieux, se sont réunis des délégués de douze pays
européen sur la présence du bouddhisme en Europe. Ils ont élaboré
un document final que nous joignons à ce dossier. La présence du
bouddhisme en France et en Europe pose des questions pastorales
et théologiques à l’Église. Elle reconnaît dans ces traditions
religieuses « une voie sérieuse qui conduit à une conversion radicale du
cœur de l’homme ». Elle se sait aussi appelée à un « renouvellement de
sa responsabilité évangélique » qui implique des choix et des priorités
pastorales.
On pourra compléter la lecture de ce dossier par deux textes
figurant dans ce numéro : d’une part, le texte de l’allocution
prononcée par Jean Pierre Ricard, évêque de Montpellier et vice
président de la conférence épiscopale, au cours d’une rencontre
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Présentation
interreligieuse organisée à Lodève lors de la venue du Dalaï Lama
en France ; d’autre part, le bulletin bibliographique réalisé par
Maurice Pivot sur la rencontre du bouddhisme et de l’Occident.
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Voies de l’Orient
« La vérité est voyage et découverte
Voie qui conduit et appelle sans répit
Ni forteresse ni refuge
Mais bivouac où les pèlerins se retrouvent
Pour se restaurer de leur présence mutuelle »
Voies de l’Orient
❑
❑
❑
❑
Une équipe
Un bulletin trimestriel
Une bibliothèque
Un programme
Rue du Midi
69-100 Bruxelles
Tél : 32 2 511 79 60 - Fax : 32 2 511 14 38
e-mail : [email protected]
n° 76 - Juillet 2000
Jetez un pont entre chrétiens et bouddhistes :
pistes de réflexion
Élizabeth Harris
La première évangélisation de la Chine
par des moines « nestoriens »
Yves Raguin
L’agir, l’être et la parole en yoga
Ysé Tardan-Masquelier
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André Couture
Professeur d’histoire des religions à la Faculté de théologie et de sciences
religieuses de l’Université Laval au Québec.
L’ÉNIGME DE LA VIE DU BOUDDHA
Nous n’avons pas de témoignages anciens indépendants qui
nous permettraient un regard critique extérieur sur la biographie
du Bouddha. Les récits qui nous ont été transmis sont des hagiographies que des bouddhistes convaincus ont lentement élaborées.
Ces récits, qui nous apparaissent plus près de la légende que de
l’histoire, restent au cœur du bouddhisme. Le Bouddha est en effet
l’un des trois joyaux du bouddhisme avec l’enseignement (le
dharma) et la communauté (le sangha). Quelqu’un a fait l’expérience
de l’Éveil (bodhi), il a enseigné une voie pour y parvenir et a
regroupé autour de lui des disciples. Chacun des épisodes de la vie
traditionnelle du Bouddha contient un message optimiste. En
redisant ces récits encore aujourd’hui, les bouddhistes proclament
qu’ils ont découvert un enseignement qui dépasse celui de toutes
les religions et qu’il est possible de se libérer de ce monde de
douleur. Même s’il lui paraît évident qu’écrire une vie du Bouddha
est « une entreprise désespérée », Étienne Lamotte reste convaincu
de l’existence historique de cet être fascinant : « Il n’en demeure pas
moins que le bouddhisme serait inexplicable si l’on ne posait pas à
sa base une personnalité suffisamment puissante pour lui avoir
donné le branle et l’avoir marqué de ses traits essentiels qui persisteront à travers toute l’histoire »1. Les pages qui suivent n’ajouteront rien de nouveau à ce que savent déjà les spécialistes. Elles se
proposent simplement de fournir à ceux et celles qui veulent
1. Étienne Lamotte, Histoire du bouddhisme indien, Louvain, Institut orientaliste,
1958, réimpr. 1967, p. 16.
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Chemins de Dialogue
s’initier au bouddhisme quelques balises pour se retrouver dans la
jungle des écrits portant sur la vie du Bouddha.
1. Un exemple ancien de vie du Bouddha :
le Buddhacarita d’Açvaghosha
Plutôt que de recomposer à ma façon une vie du Bouddha à
partir de bribes prises çà et là, ou de simplifier les multiples traditions existantes pour en déduire ce qui pourrait être historiquement vraisemblable, il me semble préférable de commencer par
présenter une biographie réelle. Le Lalitavistara est peut-être la plus
connue de ces anciennes vies du Bouddha qui nous sont
parvenues. Philippe Édouard Foucaux en a réalisé une double
traduction française, l’une à partir de la version tibétaine et l’autre
à partir de l’original sanskrit2. Il existe une autre vie du Bouddha
moins connue, et plus complète, composée par Açvaghosha vers la
fin du premier siècle de notre ère. Les quatorze premiers chapitres
nous ont été conservés en sanskrit ; pour les quatorze derniers
chapitres, à défaut de l’original, il faut se fier aux anciennes traductions tibétaines et chinoises. E. H. Johnston a donné une traduction
2. Philippe Édouard Foucaux, Rgya tch’er rol pa, ou Développement des Jeux,
contenant l’histoire du Bouddha Çâkya Mouni, traduit sur la version tibétaine du
Bkah hgyour, et revu sur l’original sanscrit (Lalitavistara), 2 vol., Paris,
Imprimerie Nationale, 1847-48 [réimpr. dans Les livres sacrés de toutes les
religions, sauf la Bible, éd. par MM. Pauthier et G. Brunet, Paris, J.-P. Migne,
1858, p. 574-714 ; c’est cette édition de Migne qui a récemment été publiée sous
le titre : Lalitâvistara. Vie et doctrine du Bouddha tibétain, Présentation et notes de
Guy Rachet (traduction de MM. Pauthier et G. Brunet, J.-P. Migne Éditeur,
1866), Coll. « Sagesse et spiritualité », Paris, Sand, 1996] ; Le Lalita Vistara :
Développement des Jeux, contenant l’histoire du Bouddha Çakya-Mouni, depuis sa
naissance jusqu’à sa prédication, traduit du sanscrit, 2 vol., Paris, Ernest Leroux,
1884 et 1892, coll. « Annales du Musée Guimet », 6 et 19 [réimpr. Le
Lalitavistara. L’histoire traditionnelle de la vie du Bouddha Çakyamuni, traduit du
sanscrit par P.E. de Foucaux (sic), Paris, Les Deux Océans, 1988].
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L’énigme de la vie du Bouddha
anglaise de l’ensemble du texte3. Précisons que ce poème ne fait pas
partie du canon bouddhique mais donne néanmoins une excellente
idée de la façon dont les bouddhistes se représentaient la vie de
leur fondateur à date ancienne. En parcourant chapitre par chapitre
ce récit, on jugera mieux de son originalité et de son équilibre.
1. Çuddhodana est le roi de la ville de Kapilavastu et un
descendant de la lignée solaire d’Ikshvâku. Ce roi, aussi fameux
qu’Indra le roi des dieux, a une épouse du nom de Mahâmâyâ qui
ressemble à la déesse Mâyâ. Au moment de concevoir, elle aperçoit
un grand éléphant blanc qui entre dans son corps. Elle passe sa
période de grossesse dans le jardin de Lumbinî et c’est là qu’elle
donne naissance à un fils. À l’exemple d’autres sages qui ont connu
des naissances extraordinaires, le fils de Çuddhodana naît de son
côté droit. À peine né que l’enfant brille plus encore que le soleil. Il
fait sept pas dans les quatre directions et proclame à chaque fois :
« Je suis né pour l’éveil, et pour le bien de l’univers, voici arrivée
ma dernière existence ». Son corps est purifié par deux jets l’un
d’eau fraîche l’autre d’eau tiède. Les dieux du ciel, les puissants
serpents, les divinités Çuddhâdhivâsa lui rendent hommage. La
terre tremble et le ciel répand une pluie de lotus. Même une source
jaillit du sol. Toute la nature rend hommage au futur Bouddha. Les
brahmanes le célébrent en disant qu’il deviendra soit un bouddha
soit un souverain universel (cakravartin). Le roi voit déjà en cet
enfant le plus grand des rois. Le sage Asita est d’un avis contraire :
une voix divine l’a averti que ce garçon est destiné à l’éveil.
Heureux d’avoir un tel fils, le roi ouvre toutes les prisons et fait
célébrer dans la plus grande liesse les rites de la naissance.
2. Le royaume de Çuddhodana jouit d’un lustre extraordinaire. Se
rendant compte que c’est son fils qui est la cause de tant de
prospérité, le roi le nomme Sarvârthasiddha (« celui qui a atteint
tous ses buts »). Sa mère la reine Mâyâ s’avère incapable de
3. E. H. Johnston, Asvaghosa’s Buddhacarita or Acts of the Buddha, Delhi, Varanasi,
Patna, Motilal Banarsidass, 1972 (1re éd. Lahore, 1936) ; « The Buddha’s Mission
and Last Journey : Buddhacarita, XV to XXVIII », Acta Orientalia 15.1 (1936),
26-62 ; 15.2 (1936), 85-111 ; 15.3 (1936) 231-252 ; 15.4 (1937), 253-292.
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Chemins de Dialogue
supporter un si grand bonheur et hâte son départ pour le ciel.
Gautamî, la sœur de la reine, s’occupe de l’enfant. Celui-ci reçoit les
rites d’initiation et maîtrise en quelques jours toutes les sciences.
Craignant que ne se réalise la prédiction d’Asita, le roi fait en sorte
que le prince jouisse de tous les plaisirs. Il lui trouve une épouse,
véritable incarnation de la Prospérité, et lui assigne une
merveilleuse résidence au haut du palais, entouré de danseuses et
de musique. De cette épouse qui porte le nom de Yaçodharâ, le
prince obtient un fils qui reçoit le nom de Râhula, pour la plus
grande satisfaction du souverain qui désirait un héritier. Le roi
pense alors que son fils, ainsi lié par la paternité, ne sera plus tenté
de quitter la vie de famille. C’est méconnaître la règle selon laquelle
tous les bodhisattva connaissent d’abord les plaisirs mondains avant
de tout quitter pour l’Éveil.
Bodhi / Bodhisattva
3. Comme un éléphant
Bodhi : Littéralement Éveil
forcé de vivre dans
Bodhisattva : Littéralement « être éveillé ».
l’enceinte du palais, le
Le bodhisattva est celui qui, parvenu à
prince sent un jour réaliser toutes les qualités de l’éveil, renonce
l’attraction des jardins. Le par esprit de compassion à sa pro p re
délivrance finale (nirvana) afin d’aider tous les
roi prépare soignement la êtres à se libérer. Ses actions, ses paroles, ses
promenade, fait décorer pensées sont donc consacrées au bien
les rues, interdit même d’autrui.
aux malades et aux
infirmes de paraître sur la voie publique. Le prince monte sur un
char doré tiré par quatre chevaux, conduit par un habile cocher et
entouré d’une suite royale. Tous, hommes et femmes, regardent le
spectacle avec étonnement. Mais voilà que, pour inciter le prince à
quitter la vie de famille, les dieux Çuddhâdhivâsa créent l’illusion
d’un vieillard qu’ils placent sur la route. Le prince interroge le
cocher qui, sous l’emprise des mêmes dieux, explique
éloquemment ce que représente la vieillesse pour les mortels.
Prenant soudain conscience qu’il va lui aussi devenir vieux, le
prince demande au cocher de rebrousser chemin. Le palais lui
semblant de plus en plus vide, le prince décide de sortir à nouveau
et aperçoit cette fois un malade amaigri et haletant. Le cocher lui
explique ce qu’est la maladie et lui apprend qu’il va lui aussi être
malade. Comment les humains peuvent-ils être aussi peu
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conscients de leur situation ? songe le fils de Çuddhodana. Le roi
réprimande l’officier censé avoir éliminé de la vue du prince tout
malade et ordonne de multiplier les plaisirs. S’efforçant de divertir
son fils, le roi le confie à un autre cocher qui s’avance dans des rues
complètement redécorées. Les mêmes dieux sont au rendez-vous et
font surgir un cortège funèbre. Le nouveau cocher explique au
prince ce qu’est la mort. Au lieu de retourner de suite au palais, le
cocher poursuit sa route jusqu’au jardin Padmashanda où
l’attendent des milliers d’habiles courtisanes.
4. En voyant s’avancer le prince qui est aussi beau que le dieu
Amour, ces femmes sont comme paralysées. Udâyin, le fils du
chapelain royal, leur rappelle leurs devoirs et chacune à sa façon
tente de conquérir le cœur du prince. Lui s’étonne qu’aucune
d’elles ne se préoccupe de la vieillesse, de la maladie et de la mort.
Au nom de l’amitié, Udâyin rappelle au prince qu’il se doit
d’honorer ces femmes et lui cite les exemples éloquents de tant de
dieux et de grands héros. Je ne dédaigne pas les plaisirs, répond en
substance le prince, je dois pourtant reconnaître qu’ils sont
éphémères (anitya). Le soir venu, le prince retourne au palais,
tandis que le roi s’interroge sur l’étrange comportement de son fils.
5. Assoiffé de calme, le prince reçoit encore du roi la permission
d’aller admirer la forêt. En chemin, il aperçoit des champs labourés
et ressent de la compassion pour toutes ces créatures écrasées par
le soc et pour des laboureurs condamnés à une aussi vile besogne.
Il se repose sous un jambosier et se met à réfléchir à l’apparition et
la disparition des êtres. Parvenu à l’apaisement, il entre dans le
premier état de méditation (dhyâna). Un homme s’approche de lui
en tenue de mendiant, qu’il est le seul à apercevoir. À peine s’est-il
révélé à lui qu’il disparaît. C’est en fait un être céleste qui a connu
bien d’autres Bouddhas et qui lui indique la voie à suivre. Sa
décision est désormais prise. De retour au palais, le prince
demande à son père la permission d’adopter le mode de vie des
ascètes. Incapable de raisonner son fils, le roi se contente d’augmenter le nombre des gardiens. Le prince se retire alors dans ses
appartements. Les dieux Akanishtha font crouler dans un profond
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sommeil ces femmes censées le divertir et les immobilisent dans les
positions les plus inconvenantes. En observant ce spectacle
incongru, le prince ressent au plus profond de son être l’inanité de
ce monde de désir et décide de quitter le palais. Encore une fois,
des divinités surgissent pour lui en ouvrir les portes. Lui-même
éveille le cocher et le convainc d’atteler le cheval. D’autre s
divinités, des Yaksha, soulèvent les sabots du cheval pour que
personne n’entende le bruit des pas. Puis les portes de la cité
s’ouvrent d’elles-mêmes. Le prince pousse alors un rugissement de
lion et jure, au plus grand plaisir des dieux, qu’il ne reviendra pas
à Kapilavastu avant d’avoir gagné l’autre rive de la vie et de la
mort.
6. Aussitôt arrivé à l’ermitage de l’ascète Bhârgava, le prince
descend de cheval, quitte ses ornements et les remet à Chanda son
cocher. Il tente en vain de consoler le pauvre homme, ainsi que le
cheval qui hennit de tristesse. D’un coup d’épée, il tranche sa
chevelure coiffée d’un riche diadème : des divinités la saisissent
avant qu’elle ne touche le sol. Un dieu s’approche en vêtement ocre
de chasseur et le prince échange sa robe de soie contre cette tenue.
Le cocher retourne au palais avec le cheval, tandis que le prince
entre à l’ermitage.
7. Loin de passer inaperçu, le nouvel ascète qui ressemble à un dieu
suscite d’emblée l’étonnement général. Curieux du nouveau mode
de vie qui l’attend, il questionne l’un des ermites. La réponse qu’il
reçoit le décontenance. Après avoir bien observé ces ascètes, il
décide pourtant que cette vie ne lui convient pas et il s’en va. Le
prince s’arrête sous un arbre et explique aux ascètes qui l’ont suivi
de loin que les mérites de leur ascèse leur donnent seulement accès
au ciel. Ce qu’il souhaite, c’est plutôt de se libérer de toute renaissance (punarbhava). Ces ascètes ne sont pas prêts à entendre un tel
discours. Un vieil anachorète conseille alors au prince d’aller
trouver Ârâda, un maître de philosophie Sâmkhya.
8. Le cocher Chanda s’en est retourné péniblement au palais,
profondément éprouvé par le départ de son maître. Au palais, c’est
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la consternation : les femmes qui espéraient enfin revoir le prince
fondent en larmes ; également sa seconde mère Gautamî, son
épouse Yaçodharâ et le roi Çuddhodana. Chanda explique que des
forces divines supérieures sont intervenues et que le prince s’en est
allé comme un dieu. Finalement, le roi envoie son ministre et le
vieux chapelain auprès de son fils pour tenter une dernière fois de
le dissuader.
9. Ces émissaires découvrent le prince assis sous un arbre, lui
rappellent ses devoirs ainsi que l’amour des siens. Mais en vain.
Incapables d’ébranler sa résolution, ils s’éloignent à regret, se
contentant de le faire suivre par des espions.
10. En passant par Râjagriha la capitale du pays des Magadha, le
nouvel ascète attire l’attention du roi Çrenya. Celui-ci s’informe de
l’endroit où le prince a décidé de passer la nuit et s’y rend. Encore
une fois, ce grand roi fait devant le prince l’éloge des plaisirs
propres à son âge et va jusqu’à lui offrir la moitié de son propre
royaume. Le prince demeure inébranlable en sa résolution.
11. Avant de se rendre auprès du maître Ârâda, le prince prend le
temps d’expliquer longuement à ce roi les motifs de sa décision. Il
lui rappelle entre autres que les passions sont les pires ennemis de
l’homme et que c’est pour échapper à ces ennemis qu’il a décidé de
tout quitter.
12. Le prince atteint finalement l’ermitage d’Ârâda. Ce maître lui
explique les bases du Sâmkhya. En se rendant compte que cette
doctrine repose sur l’opposition d’un principe matériel et d’un
principe spirituel, le prince la juge incomplète et la rejette. Il se rend
sans tarder auprès du yogin Udraka dont l’enseignement ne le
satisfait pas non plus. Il poursuit alors sa route jusqu’à l’ermitage
du sage Gaya sur le bord de la rivière Nairañjanâ. C’est là qu’il fait
la connaissance de cinq ascètes qui deviennent ses compagnons
d’ascèse (Kaundinya, Vâshpa, Bhadrika, Mahânâman et Açvajit).
Ensemble, ils rivalisent de pratiques extrêmes. Mais le prince finit
par refuser cette forme d’ascèse. Se rendant compte qu’un esprit
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affaibli par un corps déjà faible n’a plus la force nécessaire pour se
concentrer et se remémorant de l’état de méditation qu’il a jadis
expérimenté sous le jambosier, le prince abandonne les jeûnes qui
l’ont exténué. Une bouvière lui apporte à manger. S’imaginant
avoir été trahis, ses cinq compagnons partent. Le prince, lui,
s’arrête sous un arbre pippal, et avec les encouragements du
serpent Kâla (c’est-à-dire le Temps), il s’assied en posture de lotus.
Sa résolution est prise : il restera dans cette posture jusqu’à ce que
son but soit atteint.
13. Convaincu que la découverte qu’est sur le point de faire le futur
Bouddha risque d’ébranler les fondations mêmes de son royaume,
Mâra le dieu de la mort s’approche et menace le sage de ses flèches.
Il le prie de retourner à ses devoirs princiers, et lance contre lui une
armée de démons grimaçants. La sérénité et la stabilité de l’ascète
viennent finalement à bout de la détermination du dieu de la mort.
14. Le futur Bouddha médite toute une nuit. Pendant la première
partie de cette nuit, il se rappelle ses existences passées. Pendant la
deuxième veille, il prend conscience que ces existences dépendent
de la qualité des actions qu’il a lui-même posées. Pendant la
troisième veille, il découvre la loi de la production en dépendance
et arrive à la conviction d’avoir supprimé en lui l’ignorance et
d’être parvenu au suprême éveil. À l’aurore, il a atteint, avec
l’omniscience, l’état de parfait Bouddha. Il reste là immobile
pendant sept jours. Par compassion pour les créatures, et avec
l’approbation des plus grands dieux, il prend la résolution de
répandre ce nouvel enseignement. Les divinités des directions
cardinales lui offrent chacune un bol à aumônes qu’il fond en un
seul. Deux marchands passant par là sont les premiers laïcs à offrir
au Bouddha l’aumône de nourriture. Le Bouddha se dit d’abord
que ses anciens maîtres Ârâda et Udraka doivent être les premiers
à recevoir cet enseignement. Mais en apprenant qu’ils sont tous les
deux décédés, il part pour Vârânasî dans le but d’y rencontrer ses
cinq anciens compagnons.
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15. Gautama se met donc en route. Un mendiant l’aborde et
s’étonne de la clarté qui illumine son visage. Il lui demande le nom
de son gourou. Gautama répond qu’il n’a pas de maître. « J’ai
obtenu par moi-même le nirvâna et la sagesse qui y conduit,
poursuit-il. Ce n’est pas par vanité personnelle que je me rends à
Vârânasî, mais pour soulager ceux qui souffrent et éclairer ceux qui
sont dans l’obscurité ». Le nouveau Bouddha atteint Vârânasî et
entre, brillant comme un soleil, dans le Parc des Gazelles. Ses cinq
anciens compagnons se gaussent d’un ascète qui a rompu ses vœux
et décident de ne pas lui adresser la parole. Mais arrivés en face de
Gautama, ils ne peuvent s’empêcher de l’honorer et de le considérer comme un gourou. Leur recommandant de ne plus utiliser
son nom de lignée par respect pour son nouveau statut, celui-ci
leur explique pourquoi il est impossible à force d’ascèse d’acquérir
le nirvâna. Les moyens doivent être proportionnés à la fin visée. Ce
n’est pas en brûlant son corps par les macérations ou en versant de
l’eau que l’on supprime les ténèbres de l’ignorance, mais bien en
allumant une lampe. Poursuivant une voie médiane, Gautama a
donc découvert les quatre grandes vérités concernant la douleur. Il
faut reconnaître la présence de la douleur, découvrir la cause de la
douleur, supprimer cette douleur et cultiver l’octuple sentier. C’est
après avoir maîtrisé ces quatre nobles vérités qu’il se rend compte
qu’il a atteint son but. En entendant cela, Kaundinya, et cent
divinités avec lui, obtient l’œil de la sagesse. C’est lui qui est le
premier en ce monde à suivre le Bouddha sur le chemin de la
connaissance.
16. Tout de suite après Kaundinya, ce fut au tour des quatre autres
anciens compagnons de Gautama d’expérimenter l’état d’éveil (ils
deviennent des arhant). Yaças, un fils de bonne famille, devient lui
aussi arhant. Il l’a fait sans quitter la vie de famille, et c’est pour le
Bouddha l’occasion de dire qu’il ne suffit pas de changer d’état de
vie, ou de vêtement, pour arriver à l’éveil. Il faut d’abord changer
d’état d’esprit. Quand il part pour Gayâ, Gautama est déjà entouré
d’une soixantaine d’arhant à qui il rappelle l’importance de prêcher
la Loi pour aider les humains à traverser le monde de douleur. Il
rencontre à Gayâ un brahmane du nom de Kâçyapa et lui demande
l’hospitalité. Dans le but de se débarrasser d’un concurrent gênant,
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Kâçyapa installe son hôte dans une hutte infestée par un serpent.
La nuit, le serpent fixe de ses yeux de feu le Sage qui demeure
imperturbable. Le serpent est étonné et se soumet. Le matin venu,
Gautama met le serpent dans son bol à aumônes et le montre à
Kâçyapa. Le Bouddha exhibe ses pouvoirs sur les éléments en se
présentant sous des formes diverses et réussit finalement à venir à
bout de l’orgueil du brahmane. Les cinq cents sectateurs de
Kâçyapa se convertissent, ainsi que ses deux frères. Le Bienheureux
fait ensuite un sermon qui convertit mille mendiants. Se souvenant
de la promesse qu’il avait faite à Çrenya le roi des Magadha, il se
rend à Râjagriha en compagnie de ses nouveaux disciples. Comme
les gens s’étonnent de sa présence auprès du Bouddha, le grand
Kâçyapa explique lui-même qu’il a abandonné l’hommage au feu
parce que les oblations et les formules rituelles ne font pas sortir du
cycle des renaissances. Encouragé par le Bouddha, il appuie ses
dires sur des manifestations de pouvoirs extraordinaires (siddhi) et
se soumet publiquement au Bouddha. Le Bouddha fait ensuite une
prédication au roi des Magadha et fait croître en lui l’œil de la Loi.
17. Changé par sa compréhension de la vérité, Çrenya offre au Sage
le jardin du Venuvana. Le Bouddha s’y installe en compagnie de
Brahmâ, des dieux et d’autres nobles êtres. Sur les entrefaites arrive
Açvajit. Celui-ci fait la rencontre d’Upatishya (ou Çâriputra), un
mendiant adhérant à la secte de Kapila. Upatishya s’informe des
raisons de la merveilleuse apparence d’Açvajit. En apprenant la
vérité, il se convertit et découvre les limites de la philosophie
Sâmkhya à laquelle il avait jusque-là adhéré. Arrive encore un
autre brahmane du clan des Kâçyapa qui a abondonné toutes ses
richesses. Une brève prédication de la Loi suffit à le convertir. C’est
lui qu’on appellera Mahâkâçyapa.
18. Un riche maître de maison du nom de Sudatta vient du pays
des Koçala (dans le Nord). Une nuit, il aborde le Bouddha et reçoit
de lui un long enseignement. Il retourne ensuite dans son pays en
compagnie d’Upatishya, cherche un lieu pour établir un monastère
et achète le jardin du Jetavana. Upatishya y fait construire une
magnifique résidence pour les moines.
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19. Le Buddha décide avec ses mille disciples de retourner chez son
père. En apprenant la nouvelle du retour de son fils, le roi et toute
la population arrivent en cortège. Sachant que son père est
incapable de le voir autrement que comme un fils, le Bouddha
commence par manifester devant lui tous ses extraordinaires
pouvoirs sur les éléments. Puis siégeant dans le firmament, il
l’exhorte à accepter la Loi. Le déploiement de ces pouvoirs ayant
attendri le cœur du roi, celui-ci loue la conduite de son fils et
abandonne sur le champ la royauté. Beaucoup d’autres personnes
de ce pays acceptent alors de suivre le maître, notamment Ânanda,
Nanda, Devadatta et Upâli. Des femmes aussi accourent du palais
et contemplent le fils du roi devenu mendiant.
20. Sur le chemin du retour, le Bouddha s’arrête à Çrâvastî, la ville
du roi Prasenajit du pays des Koçala. Le maître de maison Sudatta
présente au Bouddha la résidence du Jetavana et écoute son enseignement. Plusieurs maîtres présents à cet endroit s’affrontent et
c’est encore l’occasion pour le Bouddha de manifester l’étendue de
ses pouvoirs magiques. Depuis cette ville, le Bouddha se rend audessus du triple monde prêcher la Loi à sa mère. Il passe la saison
des pluies dans le ciel, reçoit l’aumône d’Indra le roi des dieux et
redescend sur terre en un lieu appelé Samkâçya. Beaucoup de
divinités se convertissent.
21. La renommée du Bouddha grandit dans tout le nord-ouest de
l’Inde. Devadatta nourrit de la jalousie à l’endroit du Bouddha et
tente de le faire mourir. Il fait rouler du sommet du mont
Gridhrakûta un rocher qui se divise avant d’atteindre le Bouddha.
Il lâche contre lui un éléphant furieux en pleine rue royale de
Râjagriha. Mais l’éléphant abandonne toute méchanceté et se
soumet, à la stupéfaction du roi Ajâtaçatru.
22. Poursuivant son chemin de ville en ville, le Bienheureux arrive
à Vaiçâlî et entre dans le jardin de la courtisane Amrapâlî. Le
Bouddha met en garde ses disciples contre le pouvoir des femmes.
La courtisane se laisse convaincre par ces paroles, rejette sa vie de
plaisirs et décide de suivre le Bouddha.
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23. Une ambassade du peuple des Licchavi vient rencontrer le
Bouddha qui enjoint ces gens de cultiver la bienveillance et la
compassion plutôt que la colère. Le Bouddha passe la saison des
pluies dans le village de Venumatî. De retour à Vaiçâlî, Mâra
l’aborde, comme jadis sur la rive de la Nairañjanâ, et essaie de le
convaincre qu’il est temps pour lui de traverser la mort. « Dans
trois mois », répond le Bouddha, et il entre dans une telle transe
qu’il se produit un tremblement de terre et d’autres merveilles
analogues.
24. Ânanda est bouleversé d’apprendre que le Bouddha n’a plus
que trois mois à vivre. Pour le consoler, le Bouddha lui rappelle
l’essentiel de son enseignement sur l’instabilité des choses ainsi
que la voie qui mène au nirvâna. Devant les Licchavi qui accourent
vers lui, il insiste sur la non-permanence de l’existence.
25. Le Bouddha fait ses adieux à la ville de Vaiçâlî. À Bhaganagara,
il prévient ses auditeurs des doctrines fausses qui seront prêchées
en son nom. Puis il se rend à Pâpâ où il reçoit les hommages des
Malla. Il prend un dernier repas chez l’excellent Cunda, lui prêche
la Loi et parvint finalement à Kuçinagara. Il demande alors à
Ânanda de lui préparer une couche entre deux arbres çâla
jumeaux. C’est là qu’il s’éteindra, dès la fin de la nuit. En présence
de ses disciples il s’étend et console les Malla accourus pour être
témoins de ses derniers moments.
26. Arrive l’ascète Subhadra à qui le Bouddha, par compassion,
prêche une dernière fois l’enseignement. Celui-ci abandonne ses
vues antérieures et atteint sur le champ l’ultime paix. Le Bouddha
donne à ses disciples ses dernières instructions. Puis il passe
successivement par les quatre états de méditation (dhyâna) et
s’éteint. Des signes variés secouent la terre et le ciel. Les dieux, y
compris les Çuddhâdhivâsa, sont confondus.
27. Toutes sortes d’êtres célestes et d’êtres humains viennent rendre
leurs derniers hommages au Bouddha. Les Malla préparent le
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bûcher et le corps du Bouddha est brûlé. Ses os résistent au feu et
sont conservés comme reliques.
Stûpa
28. Arrivent sept rois du voisinage
Monument symbolisant l’Éveil
prêts à attaquer les Malla. Le de l’esprit et parfois utilisé comme
brahmane Drona s’interpose. Il se monument funéraire pour les
rend compte que ces rois ne lama de haut rang.
d é s i rent en fait que re n d re
hommage aux restes du Bouddha. Alors il est décidé de diviser ces
reliques en huit parts et tous ces rois élèveront des stûpa pour les y
conserver. Drona retourne en son pays avec le vase qui a servi à
verser les restes, et d’autres gens avec seulement quelques cendres.
Peu de temps après, cinq cents arhant s’assemblent dans la ville de
Râjagriha et réunissent les enseignements du Bouddha. Par la
suite, le grand roi Açoka contribuera au développement de l’enseignement bouddhique en multipliant les stûpa dans toute la région.
Le Buddhacarita d’Açvaghosha me semble caractéristique de ce
que pouvait être une biographie du Bouddha au début de notre
ère. Même en parcourant rapidement le résumé que je viens d’en
donner, on aura saisi que le bouddhisme que reflète un texte
comme celui-ci n’a rien d’un athéisme. Des dieux de toutes sortes
y sont partout présents, des dieux prêts à reconnaître la validité de
l’expérience bouddhique et qui se soumettent peu à peu à la toutepuissance du Bouddha. La plupart des êtres surnature l s
mentionnés ici sont communs à toutes les religions de l’Inde ;
certains (en particulier, les Çuddhâdhivâsa et les Akanishtha)
appartiennent à des nomenclatures savantes et ne sont connus que
des bouddhistes. Mais l’omniprésence des divinités n’est pas la
moindre des difficultés auxquelles se heurte l’historien dans un tel
récit. Les travaux de spécialistes du bouddhisme comme Étienne
Lamotte ou A. Bareau ont bien mis en relief les problèmes que
recèle ces biographies et il suffira maintenant d’en évoquer
quelques-uns.
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2. De l’hagiographie à la biographie
Il paraît certain que celui que l’on a qualifié de buddha, c’est-àdire d’« éveillé » a appartenu à la lignée des Gautama (en pâli :
Gotama) et à la catégorie sociale (varna) des kshatriya, c’est-à-dire
des guerriers. On dit de ce prince qu’il est issu des Çâkya, un
peuple du teraï népalais, que la tradition bouddhique a magnifié,
mais qui n’était pas encore connu de la tradition brahmanique
avant que les bouddhistes le fassent connaître. En fait, nous savons
bien peu de choses de certain à propos de cet homme, sauf qu’on
en parle toujours avec une grande vénération. Le futur Bouddha
(c’est-à-dire le bodhisattva, ou l’être destiné à l’éveil) a un jour tout
quitté, sa famille, sa lignée, son nom. Pour ceux qui l’estiment, il
n’est désormais que le Bhagavant, à savoir le Bienheureux, un titre
commun à tous les grands dieux de l’hindouisme. Il est le
Çâkyamuni, l’ascète silencieux (muni) de la tribu des Çâkya. Il est
le Sugata (Celui qui s’en est bien allé), le Tathâgata (Celui qui s’en
est ainsi allé) ou encore le Jina (le Vainqueur). Le nom de
Siddhârtha (ou la variante Sarvârthasiddha) signifie « Celui qui a
accompli ses objectifs », et pourrait bien n’être qu’un titre parmi
d’autres. Les bouddhistes n’ont cessé d’honorer leur maître. Les
histoires merveilleuses qu’on raconte à son sujet servent à établir sa
renommée, à certifier la valeur de l’expérience qu’il a faite et du
message qu’il a proclamé.
Nous faisons commencer la vie des saints à leur naissance ; tout
au plus loue-t-on le milieu familial qui a favorisé l’éclosion de leur
sainteté. Bien qu’Açvaghosha n’en parle pas ici directement, la
tradition bouddhique est unamime : la carrière du Bodhisattva a
commencé il y a fort longtemps, tout au début de la présente ère
cosmique (ou kalpa). La tradition bouddhique connaît des dizaines,
voire des centaines de vies antérieures de l’actuel Bouddha. Les
plus célèbres ont été réunies dans un recueil que l’on appelle les
Jâtaka4. Pendant toutes ces existences passées, le futur Bouddha a
4. Voir A. Foucher, Les vies antérieures du Bouddha d’après les textes et les monuments
de l’Inde, Paris, P.U.F., 1955 ; Ginette Terral, Choix de Jâtaka, Paris, Gallimard,
1958.
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pratiqué les vertus de générosité, de compassion, de bienveillance,
de non-violence, etc. qui seront exaltées dans le Grand Véhicule et
finiront par faire partie de l’idéal de vie de tout bouddhiste. Ces
vies sont importantes pour comprendre l’immensité du Bouddha
et ne pas réduire son existence à quelques années de vie terrestre.
Les plus anciens monuments bouddhiques en fournissent de
nombreuses illustrations. Impossible de comprendre le Bouddha
sans tenir compte de cette dimension de sa biographie.
Il faut ajouter que d’autres Bouddhas semblables au Bouddha
Gautama ont illustré les ères cosmiques antérieures à la nôtre. La
tradition connaît les noms des Bouddha Vipaçyin, Çikhin,
Viçvabhû, Krakacchanda, Kanakamuni et Kâçyapa. C’est une règle
qu’il n’existe par kalpa (ère cosmique) qu’un seul Bouddha parfaitement et totalement éveillé (samyaksambuddha) et capable
d’enseigner la voie qui conduit à l’Éveil. En fait, de kalpa en kalpa,
tous les Bouddhas connaissent des vies similaires, de sorte que la
connaissance des unes permet de déduire celle des autres. Les
pieux biographes ne se rappelaient vraisemblablement plus des
détails de l’enfance de Gautama. A. Bareau, qui a étudié ces récits
en détail, fait remarquer que les premiers textes à relater les
épisodes de l’enfance du Bouddha Gautama les attribuent non pas
à ce Bouddha, mais à l’un de ses légendaires prédécesseurs,
Vipaçyin ou Kâçyapa. Après avoir vraisemblablement imaginé
certains épisodes de la vie intra-utérine ou de la naissance d’un de
ces Bouddha ayant vécu dans des périodes cosmiques révolues, ces
biographes ont émis comme principe que tous les Bouddhas
devaient se conformer au même modèle de vie et ils se sont alors
c ru justifiés de reporter sur l’actuel Bouddha Gautama des
épisodes d’abord destinés à d’autres personnages. On devine le
caractère complexe et même composite d’une biographie dont on
s’autorise à combler les lacunes à partir des connaissances que l’on
prétend détenir de la vie de Bouddhas ayant vécu des myriades
d’années plus tôt5.
5. A. Bareau, Recherches sur la biographie du Buddha dans les Sûtrapitaka et les
Vinayapitaka anciens, Volume III, Articles complémentaires, Paris, École
française d’Extrême-Orient, 1995, p. 15-42.
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La vie de l’actuel Bouddha s’est de toute évidence construite
lentement, sur une dizaine de siècles, note Lamotte6. Il faut
a t t e n d re les premier et deuxième siècles de notre ère pour
découvrir des biographies à peu près complètes. Devenues plus
sages, les études historiques ne pensent plus pouvoir, même
approximativement, reconstituer ce qui s’est réellement passé ;
elles entendent plutôt déceler les états successifs d’une légende
complexe qui s’est peu à peu imposée. Lamotte a proposé de
distinguer dans la création de cette légende cinq grands paliers
qu’il suffira ici d’évoquer. (1) Des fragments de biographie disséminés dans les textes doctrinaux ou sûtra : ils touchent surtout la
recherche de l’éveil et la mort. (2) Des fragments de biographie
incorporés dans les textes disciplinaires (vinaya) : surtout des
histoires ayant servi à illustrer tel ou tel point de la discipline,
également quelques autres histoires jugées dignes d’intérêt. (3)
Quelques vies autonomes, mais incomplètes, comme celle du
Lalitavistara (sanskrit) ou du Mahâvastu (pâli) qui datent du début
de notre ère ; elles connaissent beaucoup de choses concernant les
miracles de la conception et de la naissance, mais parlent moins des
activités de diffusion du dharma. (4) Des récits hagiographiques à
peu près complets comme le Buddhacarita d’Açvaghosha (fin du
premier siècle de notre ère), également une biographie complète
insérée dans le Vinaya des Mûlasarvâstivâdins et datant du
quatrième siècle. (5) En dernier lieu, et datant du cinquième siècle
de notre ère, des compilations d’auteurs singhalais comme la
Nidânakathâ7. Le poème d’Açvaghosha qui vient d’être présenté
recoupe évidemment les récits qui nous sont parvenus dans les
textes canoniques (sûtra et vinaya), mais avec des originalités qui
témoignent de la liberté qu’avaient en fait les bouddhistes dans le
traitement qu’ils faisaient de la vie de leur maître. Le but que se
proposaient ces hagiographes n’était pas celui des historiens
modernes : étaient jugés valables les épisodes qui rendaient le
mieux compte de l’expérience spirituelle unique du Bouddha et
dont l’audition suscitait le plus de conversions.
6. Ibid., p. 16.
7. Voir É. Lamotte, « La légende du Buddha », Revue de l’histoire des religions 134
(1947-1948), p. 49-71 ; Histoire du bouddhisme indien, p. 718-733.
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L’énigme de la vie du Bouddha
Depuis le milieu du dix-neuvième siècle, des historiens
occidentaux se sont en effet penchés sur les documents de la vie du
Bouddha. Ils ont essayé d’expliquer ces écrits et de cerner l’identité
de cet être hors du commun. En 1875, en se fondant surtout sur les
textes découverts dans le nord de l’Inde, Émile Senart faisait
paraître un Essai sur la légende du Buddha, qui réduisait toute cette
biographie à une série de variations mythologiques, entre autres,
sur les luttes entre le soleil et l’orage. Hermann Oldenberg rétorquait en 1881 par une image plus sobre d’ascète empruntée au
canon des Theravâdins conservé en langue pâlie. L’introduction de
la Vie du Bouddha d’Alfred Foucher publiée en 1949 manifeste
plutôt une sorte de pragmatisme. « Dans le Bouddha d’É. Senart
c’est l’homme qui manque ; dans celui de H. Oldenberg, ce qui fait
défaut, c’est le dieu. Or, ne nous lassons pas de le répéter, bien que
Çâkya-mouni ait lui-même pris soin de nous avertir qu’il n’était
qu’un homme, il est non moins certain que l’Inde en a fait un
dieu »8. Et pour réaliser son étude qui demeure l’une des plus
importantes à ce jour, il se sert autant des sources du nord que de
celles du sud de l’Inde, autant des textes que des monuments. Dans
une série d’analyses minutieuses, André Bareau compare systématiquement, épisode par épisode, les différentes versions qui nous
sont parvenues. Il tente ainsi de retrouver les traits qui auraient pu
faire l’unanimité des sectes, et qui pourraient par conséquent
constituer une sorte de noyau ancien. Cet exercice l’amène à
montrer le plus souvent le caractère tardif des récits qui nous sont
parvenus. Ces textes à la gloire du Bouddha témoignent des soucis
d’une communauté qui s’est rapidement étendue à tout le souscontinent indien. Ils illustrent clairement les grands axes de la
réflexion spirituelle de ce Sage, sans arriver à satisfaire l’historien à
la recherche de faits concrets lui permettant de situer dans son
contexte socio-historique la révolution spirituelle qui est en train
de s’accomplir9.
8. A. Foucher, La vie du Bouddha d’après les textes et les monuments de l’Inde, Paris,
Payot, 1949, p. 13.
9. Biographie du Buddha dans les Sûtrapitaka et les Vinayapitaka anciens, Volume I,
« De la quête de l’éveil à la conversion de Sâriputra et de Maudgalyâyana » ;
Volume II, « Les derniers mois, le parinirvâna et les funérailles », Tomes 1 et 2,
Paris, École française d’Extrême-Orient, 1963 et 1971. Également du même
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Chemins de Dialogue
Même s’il n’hésite pas à parler « du manque d’intérêt manifesté
par les milieux monastiques à l’égard de la vie du Bienheureux »10,
A. Bareau n’en soutient pas moins que l’Éveil a dû très vite être
considéré par ces mêmes milieux comme un événement capital
dont on aimait se souvenir. Les auteurs des sûtra ont insisté sur
l’Éveil et sur tout ce qui a pu y conduire parce qu’ils voyaient là la
justification des méthodes qu’ils enseignaient, cette préoccupation
se retrouve également chez Açvaghosha. En fait, l’idée même de
réunir des éléments de biographie du Bouddha n’est peut-être
apparue qu’une centaine d’années après sa mort. A. Bareau note en
e ffet que « ces fragments biographiques apparaissent plutôt
comme des reconstitutions basées sur des éléments doctrinaux que
comme des souvenirs pieusement conservés »11. Même si la quête
de l’Éveil est apparue si importante aux anciens moines, des
épisodes apparemment aussi cruciaux que la première méditation
et les quatre rencontres n’en demeurent pas moins sujets à caution.
En effet, ce ne sont pas les récits canoniques de la vie du Bouddha
Gautama, mais plutôt les récits relatant l’histoire du Bouddha
Vipaçyin qui contiennent dans le plus grand nombre de cas le récit
de la première méditation, ou encore dans certains cas le récit des
q u a t re re n c o n t res. Autrement dit, quand on fait méditer ce
Bouddha sur la vieillesse, la maladie et la mort, on ne sent pas le
besoin d’évoquer ensuite le thème des quatre rencontres qui ne fait
que reprendre le même thème sous un autre mode. L’analyse paraît
m o n t rer que ces récits ont été transférés tardivement à la
biographie de l’actuel Bouddha Gautama. Il arrive aussi que ces
épisodes finissent par se combiner, comme c’est le cas dans le
poème d’Açvaghosha. Au terme d’une démonstration complexe,
Bareau montre que le récit des quatre rencontres a dû avoir été
inventé plus tardivement que le récit de la première méditation. En
faisant revivre chacun à leur façon les réflexions qui étaient de
auteur, un ouvrage de vulgarisation : En suivant Bouddha, Paris, Philippe
Lebaud, 1985.
10. A. Bareau, Recherches sur la biographie du Buddha dans les Sûtrapitaka et les
Vinayapitaka anciens, Volume I, « De la quête de l’éveil à la conversion de
Çâriputra et de Maudgalyâyana », Paris, École française d’Extrême-Orient,
1963, p. 364.
11. Ibid., p. 372.
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L’énigme de la vie du Bouddha
nature à conduire le futur Bouddha à quitter la vie de famille, l’un
et l’autre de ces récits jouent pourtant une fonction de première
importance : ils font comprendre les raisons de sa décision12. Quant
au fameux sermon que le Bouddha aurait prononcé à Vârânasî
immédiatement après sa rencontre avec ses anciens compagnons
d’ascèse, l’analyse de l’ensemble des versions anciennes conduit
également Bareau à des conclusions surprenantes. La comparaison
minutieuse de ces versions paraît en effet montrer qu’il s’agit selon
toute vraisemblance d’un récit dont les différentes parties ont été
composées séparément et rassemblées assez tardivement. Malgré
son grand intérêt, il y a peu de chances que ce sermon ait été
prononcé tel quel par le Bouddha13.
La question de la date de la mort du Bouddha est également une
question très difficile et qui est discutée même dans le monde
bouddhique. Deux chronologies s’affrontent, fondées toutes les
deux sur la date du sacre du roi Açoka (268 av. J.C.). Selon la
chronologie dite « longue », il se serait écoulé deux cent dix-huit
années entre le parinirvâna du Bouddha (sa mort et son extinction
définitive) et la consécration de ce souverain. Cette chronologie,
calculée à partir de textes compilés par des auteurs du Srilanka du
quatrième au sixième siècle de notre ère, place le parinirvâna en
544/543 av. J.C. Cette date, qui est celle qu’acceptent les
Theravâdins (Petit Véhicule) a été corrigée d’environ soixante ans
en 1837 par G. Turnour dans sa traduction du Mahâvamsa, une
ancienne chronique cingalaise. C’est cette correction qui a fourni la
base de la date ordinairement retenue pour la mort du Bouddha,
soit une date oscillant entre 486 et 47714. Mais il existe une autre
12. A. Bareau, Recherches sur la biographie du Buddha dans les Sûtrapitaka et les
Vinayapitaka anciens, Volume III, « Articles complémentaires », p. 43 s.
13. A. Bareau, Recherches sur la biographie du Buddha dans les Sûtrapitaka et les
Vinayapitaka anciens, Volume I, « De la quête de l’éveil à la conversion de
Çâriputra et de Maudgalyâyana », p. 172-182.
14. Cf. Heinz Bechert (Éd.), The Dating of the Historical Buddha. Die Datierung des
historischen Buddha., Part I, Göttingen, Vandenhoeck and Ruprecht, 1991, p. 23, 222-228 ; également A. Bareau, Recherches sur la biographie du Buddha dans les
Sûtrapitaka et les Vinayapitaka anciens, Volume III, « Articles complémentaires »,
p. 445-491.
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chronologie dite « courte » selon laquelle cent années séparent le
parinirvâna du sacre d’Açoka. Cette chronologie est celle des textes
bouddhiques en sanskrit et se retrouve à l’état de traces dans les
textes du sud15. Ce chiffre n’est pas précis et il semble bien que nous
ne saurons jamais la date exacte de ce parinirvâna. Sans accepter la
chronologie courte comme historique, Heinz Bechert cherche dans
cette direction. Il suggère que cette mort a dû avoir lieu quelque
temps avant la campagne d’Alexandre (327-325), peut-être dans les
premières décades du quatrième siècle, soit entre 400 et 350. Au vu
des travaux actuels, la chronologie ordinairement évoquée dans les
livres populaires est donc insoutenable et la tendance générale des
meilleurs chercheurs est de rajeunir le Bouddha d’environ quatrevingt ou cent années.
Conclusion
Aucun spécialiste du bouddhisme n’oserait aujourd’hui faire du
Bouddha un personnage de pure fiction. On devine cependant
qu’on ne peut non plus sans naïveté prétendre découvrir au sein
des traditions bouddhiques un « noyau » soi-disant historique. Les
biographies que nous ont transmises les bouddhistes se sont
construites lentement au fil des siècles. Elles reflètent un
bouddhisme en plein développement qui s’efforçait de convaincre
le plus d’adeptes possible et qui avait aussi à polémiquer avec des
concurrents hindous ou jaina. Les a rhant bouddhiques ont
évidemment des pouvoirs sur les éléments équivalents à ceux de
leurs adversaires. Ils possèdent en plus un savoir spirituel qui
démontre leur supériorité. L’historien a bien sûr le droit de s’interroger sur la protohistoire du Bouddha et c’est ce qu’un grand
spécialiste comme A. Bareau s’est appliqué à faire avec beaucoup
15. Cf. Dîpavamsa 1, 24-27 et 5, 55-59 ; voir Bechert, Part I, p. 6, 332-338.
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L’énigme de la vie du Bouddha
d’intelligence. Cela dit, il est peut-être utile de rappeler aussi ce
que Bernard Faure disait récemment de ces prétentions à retrouver
la véritable histoire du Bouddha.
Les premiers historiens européens ont cherché à retrouver le
Buddha historique sous les embellissements de la tradition. Mais
ce Buddha « minimal » n’est qu’une fiction, occidentale de surcroît,
qui n’a même pas la légitimité des fictions autochtones et affiche à
leur égard une arrogance typiquement orientaliste. Il faut sortir
d’une certaine tradition érudite qui prétend remonter aux sources,
croyant de ce fait en savoir plus long que les bouddhistes euxmêmes sur la personnalité réelle du Buddha et sur ce que le
bouddhisme serait vraiment. En reconstruisant la vie du fondateur
et sa doctrine originelle, les orientalistes du [dix-neuvième] siècle
faisaient d’une pierre deux coups : d’une part ils montraient à quel
point les peuples bouddhiques qu’ils venaient de coloniser avaient
déchu, dans leurs grossières superstitions, de leur philosophie
première, à quel point donc ils avaient maintenant besoin des
Lumières européennes ; dans le cas de l’Inde, ils établissaient par
exemple un contraste entre le rationalisme bouddhique et le ritualisme hindou. D’autre part, ils trouvaient dans l’éthique rationnelle
du bouddhisme une religion selon leur cœur : le Buddha devenait
le modèle du libre-penseur qui n’hésite pas à s’opposer aux traditions séculaires, rejetant tous les déterminismes sociaux, et le
bouddhisme une religion de l’individu, dont le rationalisme
formait un contraste éclairant avec le christianisme (en particulier,
le catholicisme ritualiste)16.
16. Bernard Faure, Bouddhismes, philosophies et religions, Paris, Flammarion, 1998,
p. 108.
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Paul Magnin
Chercheur au Centre National de la recherche scientifique (CNRS), professeur au
Centre Sèvre (Paris).
LE BOUDDHISME EN FRANCE
En France, que connaissons-nous du bouddhisme ? Tout
d’abord un homme, le Dalaï lama, quatorzième du nom, prix
Nobel de la paix en 1989, considéré par beaucoup comme le chef
spirituel de tout le bouddhisme. Si on retient les informations
données par les medias, on sait aussi qu’il existe « une bataille des
petits bouddhas », c’est-à-dire des corps d’émanation (tulku) ou
réincarnation de la personne du karmapa, c’est-à-dire du 3e dignitaire du bouddhisme tibétain. En effet deux enfants de 11 et 14 ans
sont l’un et l’autre reconnus comme l’incarnation de ce « buddha
vivant » du XIIe siècle, considéré comme le maître des « bonnets
rouges », Karma kagyu, l’une des grandes écoles du bouddhisme
tibétain. Un grand nombre de Français connaissent également
quelques termes qui sont passés dans le langage courant, non sans
déformation : je suis né avec un bon karma, on m’a fait remonter les
sakra, je suis zen, c’est le nirvana. Ajoutons à cela que, sous
l’influence du New Age empruntant au bouddhisme, certains
a ffirment connaître leur précédente incarnation ; ils espère n t
renaître dans un état où ils réussiront mieux dans leur future
existence ce qu’ils n’ont pas su ou eu la possibilité d’accomplir en
cette vie présente. En un mot, le bouddhisme ne laisse pas indifférent.
Quelles sont les réactions les plus ord i n a i res face au
bouddhisme ? On rencontre deux groupes distincts, les inconditionnels d’un côté, les allergiques de l’autre. Pour les premiers, le
bouddhisme est une chance, car ils le considèrent comme une
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religion à la carte qui permet un véritable épanouissement de la
personne sans être assujetti à des règles et à des dogmes. Le
bouddhisme devient alors synonyme d’une double liberté : liberté
par rapport au carcan imposé par le christianisme, liberté de
construire son propre chemin éthique et religieux. Pour beaucoup
le bouddhisme fournit, par ses techniques de méditation et la place
accordée au corps, le moyen de se retrouver soi-même dans sa
pureté originelle et sans masque, de s’éprouver dans sa personne et
sa conscience comme un homme libre et respectueux des autres et
des choses. En effet selon eux le bouddhisme est tolérant et non
violent ; il protège tous les êtres et la nature ; il devrait être adopté
par tous les écologistes de la Planète. Pour ceux qui sont allergiques au bouddhisme, celui-ci est une espèce de secte mal définie
qui rejette le monde. Le bouddhisme serait pessimiste, janséniste et
athée. De surcroît, disent ses détracteurs, il est fondé sur la notion
de néant et de vide auquel il voue un véritable culte. Il va même
jusqu’à prétendre que la personne, le Soi, n’existe pas. C’est donc
un non-sens pour l’Occidental. Par ailleurs il se livre à un prosélytisme par trop envahissant ; il saisit toutes les occasions pour
occuper les medias. En vertu d’un privilège exagéré par rapport à
sa représentativité réelle, il dispose notamment d’un quart heure
d’antenne sur France 2 tous les dimanches matins ; chaque voyage
du dalaï lama est commenté et fournit également le prétexte pour
des émissions spéciales. Il n’est donc pas étonnant qu’on nous fasse
croire (cf. enquête SOFRES déc. 1994) que 6 millions de Français s’y
intéressent, que 2 millions le préfèrent à toute autre religion et que
500 000 d’entre eux se sont convertis, alors que le chiffre le plus
raisonnable et probable ne dépasse pas 150 000.
L’ensemble de ces idées toutes faites sur le bouddhisme en
déforme l’image. Mais les bouddhistes eux-mêmes ne se prêtent-ils
pas au jeu des illusions en laissant se détériorer la cohérence
interne de chacune de leurs traditions séculaires ? Peut-on par
exemple emprunter à la fois aux courants Zen et au tantrisme un
vocabulaire qui traduit en réalité deux approches différentes de la
réalité et de l’expérience spirituelle ? Peut-on oublier que le
bouddhisme compte deux-mille cinq cents ans d’une histoire qui
est tout sauf monolithique ? En effet toutes les traditions
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Le bouddhisme en France
bouddhiques se réfèrent à l’expérience fondatrice de celui qui est
reconnu comme le Buddha, mais, apparues à des époques bien
distinctes dans des cultures très différentes entre l’Inde et le Japon,
elles ont chacune élaboré un discours original pour répondre aux
interrogations existentielles des peuples convertis à la doctrine du
« Vénéré du monde » (Bhagavat). Or, pour la première fois dans la
longue histoire du bouddhisme, ces différentes traditions
cohabitent en France, dans une unité de lieu et de temps. Le
bouddhisme se trouve ainsi confronté à une situation nouvelle : il
doit apprendre en même temps à vivre sa diversité au quotidien, à
la développer dans une société imprégnée de christianisme, à
répondre aux besoins de ses nouveaux fidèles sans risquer le
syncrétisme. Sans entrer dans le détail, nous pensons nécessaire de
faire un bref inventaire des courants et des traditions bouddhiques
présentes aujourd’hui en France.
1. Les différents courants du
bouddhisme présents en France
Dans sa forme et une partie de son fond, le bouddhisme qui a
été introduit en France n’est pas identique à celui qui fut initié par
son fondateur connu sous le nom de « sage du clan des Sakya »,
Sakyamuni. À la suite de nombreuses recherches historiques et
linguistiques, il est communément admis que cet homme qui
devint buddha, c’est-à-dire Éveillé, vécut dans le Téraï népalais au
nord de l’Inde aux environs de 560 - 480 av. J.C. Celui-ci connut
l’éveil et fit l’expérience du nirvana vers l’âge de trente ans. Il fit
part aussitôt de son expérience de libération et des moyens pour y
parvenir, au cours du fameux Sermon de Bénarès dans lequel il livra
l’essentiel des Quatre nobles Vérités. Faite à cinq ascètes qui l’avaient
d ’ a b o rd accompagné puis abandonné lorsqu’il renonça aux
pratiques ascétiques très contraignantes et aux questions relatives
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Chemins de Dialogue
à l’origine de l’être, cette prédication marque le début du
bouddhisme. Voilà pourquoi les bouddhistes définissent cet
événement comme la mise en mouvement de la roue de la Loi, un
mouvement qui ne s’arrêtera plus, puisque cet enseignement se
transmettra toujours, malgré les dégénérescences, les infidélités et
les persécutions. Cet enseignement originel du Buddha s’est
transmis et développé en Inde dans une première période. Peu à
peu, en fonction des événements et des préoccupations spirituelles
de la communauté bouddhique, on vit apparaître en Inde une
trentaine d’écoles qui se réclamaient toutes du Buddha puisque les
Quatre nobles Vérités constituaient le cœur de leur doctrine ; elles
différaient entre elles par leurs interprétations souvent dictées par
une adaptation aux cultures locales.
L’ensemble de ces courants appartient au bouddhisme ancien,
connu sous le nom de Theravada qui signifie « Voie des Anciens »,
ou plus encore à travers l’appellation très restrictive et péjorative
de Hinayana le « Petit Véhicule », par comparaison avec le
Mahayana ou « Grand Véhicule ». Ce dernier s’est formé dans le
nord-ouest de l’Inde au cours des deux premiers siècles de notre
ère, d’une part à la faveur de l’expansion commerciale et urbaine
qui a entraîné la formation de très grands monastères au détriment
des ermitages forestiers, d’autre part dans le cadre de la littérature
de sagesse et de sapience qui s’y développait alors. Le Petit
Véhicule est le plus proche des origines du bouddhisme ; en tous
cas il s’y rattache plus directement. C’est ce bouddhisme qui est
encore pratiqué en Inde, mais ses fidèles représentent moins de 3 %
de la population, donc une infime minorité, sachant que cette
religion a été balayée au XIIe siècle à la suite notamment de
l’implantation de l’islam, lequel ne fit qu’accélérer un processus de
déclin déjà largement amorcé en raison du développement de
l’hindouisme. Le bouddhisme du Petit Véhicule est pratiqué par
tous les pays du sud-est asiatique, depuis le Sri-lanka (ancienne
Ceylan) jusqu’au Vietnam. Quant au bouddhisme du Grand
Véhicule, apparu cinq siècles après le Buddha, il s’est développé en
Asie Centrale, en Chine, en Corée et au Japon. À l’origine le Grand
Véhicule comportait deux grands courants, le Madyamika ou « Voie
Moyenne » et le Vijnanavada « Rien que conscience » également
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Le bouddhisme en France
appelé Yogacara « pratique du yoga ». Ces deux courants ont
parfois influencé les courants du Petit Véhicule qui s’étaient introduits en Chine. Ils ont surtout servi à la formation d’un
bouddhisme chinois. On compta ainsi onze écoles principales de
pensée boudhhique en Chine.
En fait partie le Zen, « École de la méditation », prononciation
japonaise du caractère chan traduction chinoise du terme dhyana
« méditation ». Il s’est développé en France où il compte de
nombreux dojo « salle de méditation ». Il se divise lui-même en
deux courants distincts, d’une part le Rinzai fondé en Chine au IXe
siècle et introduit au Japon au XIIe siècle par Myôan Eisai (11451215), d’autre part le Soto également fondé en Chine au IXe siècle et
introduit au Japon au XIIIe par Dôgen Kigen (1200-1253). Pour
comprendre le Zen, il faut savoir qu’il est le fruit d’une rencontre
entre le bouddhisme du Grand Véhicule et la pensée chinoise, tout
particulièrement celle qui s’est exprimée dans le taoïsme. Après
avoir été introduit au Japon, le Zen a été réformé au XVIIIe siècle.
En outre la secte Soto, la plus importante des sectes Zen avec ses 8
millions de fidèles et ses 15 000 temples au Japon, diffuse aujourd’hui une abondante littérature orientée vers le réarmement moral
et le thème de la pollution de la culture japonaise par le matérialisme occidental. Quoi qu’il en soit, le Zen enseigné en France est
un bouddhisme d’influence japonaise centré sur un certain type de
méditation visant le satori, c’est-à-dire l’illumination et la compréhension directe par l’homme de sa véritable nature de buddha.
Pour faciliter cette compréhension, on recourt aux kôan (sorte
d’énigmes dont la solution n’est pas d’ordre intellectuel) ou on
pratique la méditation assise zazen qui favorise l’unité de l’esprit et
qui est devenu une attitude rituelle identifiant le pratiquant au
Buddha. Par la simple posture correctement prise sous l’œil du
maître, le fidèle opère en lui son unité, c’est-à-dire qu’il rejoint sa
nature de buddha. La méditation zazen devient rite et non pas
quête de l’éveil. Les salles de méditation (dojo) représentent un
phénomène particulier, au travers duquel se vérifie la fameuse
formule anglaise « believing without belonging », autrement dit
croyance sans appartenance : on pratique le zen, parfois durant une
semaine de retraite (seshin), sans être obligatoirement bouddhiste.
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Du Japon nous vient également la Nichiren shoshu, « secte
orthodoxe de Nichiren », une secte tardive, fondée par Nichiren
(1222-1282), un moine très contestataire et dissident de l’école
Tendai établie sur le mont Hiei qui domine la ville impériale de
Kyoto. Nichiren s’appuie sur le Sutra du Lotus selon lequel tout
homme porte en lui la nature de buddha. Pour découvrir cette
nature de buddha en lui et l’actualiser (en d’autres termes réaliser
sa propre bouddhéité), le fidèle doit s’imprégner de la doctrine du
sutra du Lotus en invoquant simplement le nom du sutra, dans la
formule namu myohorenge-kyo qui signifie « Vénération envers le
sutra de la Loi merveilleuse ». La récitation de ce mantra opère la
purification de la pensée de l’adepte. Nichiren pense que le fidèle
peut atteindre tous ses désirs par la connaissance du principe de
toute chose. Aussi l’invite-t-il à répéter cette autre formule « je suis
la puissance suprême » qui l’assurera de ne faire qu’un avec
Buddha. Pour Nichiren reprenant la théorie des Trois périodes de la
Loi, le monde est entré dans une période de déclin et de décadence.
Les fidèles ne seront sauvés que s’ils s’ouvrent à l’enseignement du
sutra du Lotus. Selon Nichiren le Japon était appelé à devenir le
centre sacré d’un nouvel ordre mondial fondé sur la doctrine du
Lotus et animé par la foi qui en jaillit. Le problème est que Nichiren
demanda au gouvernement de supprimer toutes les autres traditions bouddhiques, parce qu’il estimait être le seul détenteur de la
vérité.
Dans la mouvance de la Nichiren shoshu est née la Soka Gakkaï,
une association de laïcs créée en 1930 au Japon. Il s’agit d’une
société occupée à redonner aux valeurs leur fondement traditionnel. Elle a pris un essor considérable après la seconde guerre
mondiale pour atteindre plusieurs dizaines de millions de
membres dans le seul Japon ; elle s’est développée également à
travers le monde avec une efficacité redoutable. La Soka Gakkaï
qui prône le réarmement moral, est connue pour sa dévotion
envers le gohonzon. C’est un parchemin remis à chaque membre
pour sa pratique personnelle dès qu’il est admis dans la communauté. Ce gohonzon personnel est une reproduction, le plus souvent
partielle, du daï gohonzon, le parchemin original sur lequel Nichiren
inscrivit la loi véritable du bouddhisme orthodoxe. Cette
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Le bouddhisme en France
association, entrée en politique par la conquête de sièges à la Diète
lors des élections de 1954 et 1959, a fondé en 1960 une Ligue des
politiciens probes, laquelle s’est transformée en 1964 en Parti de la
probité Komeito, également connu sous l’appellation anglaise de
Clean Government Party. Les objectifs de la Soka Gakkaï et du
Komeito se résument ainsi : 1) paix mondiale permanente par
l’unité du bouddhisme et du pouvoir d’État et par l’universalisme ;
2) réalisation du bien-être matériel des masses par le socialisme
humaniste ; 3) établissement d’un parti politique de masse fondé
sur une démocratie de caractère bouddhiste ; 4) établissement d’un
système de gouvernement authentiquement parlementaire et
démocratique. En 1970, officiellement du moins, la Soka Gakkaï et
le Komeito ont affirmé leur volonté de se séparer afin de distinguer
politique et religion. Ils pensaient échapper ainsi aux critiques bien
informées dénonçant une emprise sectaire sur les leviers de la
société japonaise. Mais cette séparation ne semble qu’apparente. La
Soka Gakkaï continue à agir en sous main, y compris en France où
elle n’hésite pas à appuyer certains candidats aux élections. Un fait
incontournable doit être admis : ni la Nichiren shoshu ni la Soka
Gakkaï ne sont admises comme membres de l’Union bouddhiste
de France, fondée le 28 juin 1986, dans le but « d’obtenir pour les
bouddhistes de toutes obédiences une réelle représentativité
auprès des pouvoirs publics et d’œuvrer à présenter le
bouddhisme comme l’un des grands courants spirituels de
l’humanité dans le respect de la diversité de ses traditions ».
Venons-en maintenant au bouddhisme tibétain. Son développement en France tient à la conjonction de deux éléments indépendants l’un de l’autre : d’une part l’intérêt des Français pour un pays
qui jusqu’en 1950 demeurait mystérieux et attirant, fascination
entretenue par la lecture des récits d’Alexandra David Neel,
notamment son Mystiques et magiciens au Tibet paru en 1929 ;
d’autre part l’invasion du Tibet par la Chine en 1959, ce qui
entraîna la fuite du Dalaï lama le 30 mars de la même année, son
installation à Dharamsala dans le nord de l’Inde et la dispersion
des lamas qui se réfugièrent alors dans de nombreux pays et particulièrement en France. Pour comprendre quelle est la place du
Dalaï lama et la nature des courants tibétains qui nous sont
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Chemins de Dialogue
présentés, non sans quelques mélanges appropriés pour nous
attirer, un peu d’histoire est nécessaire. Tournons-nous vers la
vallée de la Vézère, dans la région de Montignac et de Périgueux.
Au cœur de la Dordogne s’est implanté le Jardin de la transmission
orale, en tibétain Dhagpo Kagyu Ling. Ce monastère se rattache à
l’école Kagyupa, « Tenant de la transmission orale directe », qui se
réclame de l’enseignement originel du Buddha par le biais de
Naropa, un célèbre moine indien qui enseignait à l’université
bouddhique de Nalanda. Il fut le maître de Marpa (1012-1096) qui
transmit à son tour la doctrine à Milarepa (1040-1123). L’école née
de leurs enseignements prit son essor lors de la seconde diffusion
du bouddhisme au Tibet ; l’un de ses premiers monastères fut
fondé en 1121 à Dakla Gampo. Son enseignement serait une sorte
de prolongement du chan chinois augmenté des pratiques du yoga
tantrique. Pour mémoire, rappelons que la première diffusion du
bouddhisme eut lieu à l’instigation de la royauté durant le VIIe et le
VIIIe siècle. La période intermédiaire entre les deux diffusions fut
marquée par d’âpres luttes religieuses se déroulant sur un arrière
plan de crise politique. Comme dans le bouddhisme indien, les
écoles qui se formèrent au Tibet, durent leur existence à des
facteurs historiques plutôt que doctrinaux ; les distinctions et subtilités doctrinales furent trouvées par la suite. La plus ancienne école
du bouddhisme tibétain est celle des « Anciens », Nyingmapa, qui
se réclame des maîtres indiens Padmasambhava et Vimalamitra,
lesquels se réfèrent aux tantras anciens traduits avant la seconde
diffusion du bouddhisme. Les Nyingmapa développèrent à ce
point la figure de Padmasambhava qu’ils en firent le second
Buddha. Une autre école se nomme celle des « Tenants du Grand
achèvement », Dzogs-tchen. Elle se rattache à Vairocana, disciple de
Padmasambhava, à ne pas confondre avec le buddha du même
nom qui siège au centre des grands mandalas classiques. Cette
école fonderait sa doctrine sur des tantras que les autres considèrent comme apocryphes. Ces grandes écoles se référaient avant
tout au bouddhisme indien, ce qui eut pour conséquence d’occulter
l’influence du bouddhisme chinois au Tibet, alors qu’il fut vraisemblablement à l’origine de la première diffusion. Le concile de Lhasa
qui se tint vers 782 avait déjà marqué l’ouverture aux influences
indiennes au détriment des conceptions chinoises.
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Le bouddhisme en France
Par ailleurs il faut savoir que le bouddhisme a d’abord été
imposé par l’autorité royale, ce qui entraîna des résistances et un
antagonisme entre les principes bouddhiques et l’ancienne religion
des Tibétains. Cette dernière fut en quelque sorte assimilée dans le
Bon connu pour ses spécialistes de rituels, bon-po, et apparu aux XeXIe siècles comme un corps doctrinal fortement imprégné de
bouddhisme mais néanmoins distinct. Pour mettre fin aux
pratiques déviantes et restaurer la pureté de la doctrine, le roi de
Guge, descendant d’une ancienne dynastie déchue, envoya des
étudiants en Inde, au Nepal et au Cachemire. L’un d’eux, Rinchen
bZangpo (958-1055), fut à l’initiative d’un grand courant de traductions et de révisions des textes bouddhiques. Ce mouvement allait
se concrétiser par l’établissement des deux collections qui constituent le canon tibétain : les paroles du Buddha bKa’-’gyur (Kanjur)
et les traités et commentaires bsTan-’gyur (Tanjur). Certaines collections de textes trouvèrent leur forme quasi définitive au XIVe siècle
sous l’influence de Buston Rinchen grub. Un autre réformateur fut
Atisa (982-1054) qui réserva ses enseignements tantriques à ses
disciples directs, prêcha le bouddhisme du Grand Véhicule et
restaura la vie monastique. Il plaça le Tibet sous le patronage
d’Avalokitesvara, le bodhisattva de grande compassion connu des
Chinois et des Japonais sous le nom de Guanyin ou Kannon, représenté sous des traits féminins et considéré par les Occidentaux
comme la déesse de miséricorde. Il répandit également le fameux
mantra : om mani padme hüm « Hommage au joyau dans le Lotus »,
symbole de l’enseignement suprême du Buddha révélé aux seuls
grands maîtres. Ainsi le bouddhisme tibétain, dans son aspect
tantrique, le Vajrayana (Véhicule du diamant), sera considéré
comme le troisième Véhicule, supérieur aux deux autres, parce
qu’il est la révélation suprême de la doctrine profonde du Buddha.
Il est destiné aux êtres de capacités spirituelles et intellectuelles
supérieures. Un disciple d’Atisa, Bromstonpa (1003-1063 ou 1064),
forma l’école des bKa’gdams-pa « Transmission directe des
Écritures » qui joua un rôle prééminent dans la constitution du
clergé et l’organisation monastique.
Enfin pour clarifier l’approche du bouddhisme tibétain,
mention doit être faite de l’école des « Vertueux », Dge-lugs-pa,
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Chemins de Dialogue
fondée par Tsong-kha-pa (1357-1419) lequel accentua encore la
classification de l’enseignement du Buddha selon Atisa : aux êtres
de capacité moyenne est proposé le Petit Véhicule, aux êtres de
bonnes capacités on enseignera le Grand Véhicule ou Véhicule des
bodhisattva ; enfin les êtres de capacités supérieures seront initiés
au Véhicule du diamant, vajrayana. Au XVIIe siècle, sous la
conduite de la cinquième réincarnation du maître Tsong-kha-pa,
l’école des Vertueux également connue sous le nom des
« Nouveaux Bka’gdams-pa », œuvra pour l’unité du pays et se vit
confier la direction de toutes les affaires en la personne de son chef
spirituel. C’est ainsi que le Tibet connut une véritable hiérocratie
qui dura sans interruption jusqu’en 1959, date à laquelle le 14e dalaï
lama, Tenzin Gyatso, dut fuir le pays. Le titre de Dalaï lama,
« maître grand océan de sagesse », fut donné en 1578 au 3e
successeur de Tsong-kha-pa. Le Dalaï lama cumule donc les
fonctions de chef temporel du Tibet et de chef spirituel d’un
courant bouddhique tibétain à fort caractère tantrique où le maître,
lama, joue un très grand rôle puisqu’il initie le disciple aux
techniques et doctrines qui lui permettront de trouver son identité
de buddha. Les gestes rituels, mudra, les formules mysticomagiques, mantra, et les mandala, cercles servant à organiser
l’espace spirituel et la cohérence entre les cinq buddha régnant
dans les quatre directions ainsi qu’au centre, sont autant d’éléments qui servent à la réalisation de la bouddhéité. Le Dalaï lama
n’est pas pour le bouddhisme l’équivalent du Pape. Toutefois sa
profonde sagesse et son authentique rayonnement spirituel
reconnus par tous, font de lui un témoin privilégié du bouddhisme
tibétain, et par voie de conséquence de tout le bouddhisme. Mais
nous sommes loin du bouddhisme originel tel qu’il fut enseigné
par le Buddha. En outre la notion de réincarnation utilisée pour
expliquer le caractère quelque peu sacré de la personne du Dalaï
lama complique la perception que les Occidentaux ont du
bouddhisme en général, du cycle des renaissances en particulier.
Ce bref aperçu des courants bouddhiques présents en France
nous montre déjà toute leur diversité, parfois même leurs contradictions. Il n’est donc pas étonnant que nombre de Français ne le
comprennent pas ou se l’imaginent comme une « religion à la
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carte ». C’est malheureusement sous cet aspect alléchant qu’il est
souvent présenté. En réalité que cherchent les Français qui
adhèrent directement ou indirectement à son enseignement ?
2. Le bouddhisme en Occident :
une réponse à une quête de sens ?
Nous avons évoqué brièvement quelle était la nature de l’expérience fondatrice du Buddha à laquelle se réfèrent explicitement
toutes les grandes traditions bouddhiques. Elle est résumée dans
l’enseignement des Quatre nobles Vérités par lesquelles le Buddha
constate en premier l’impermanence de toutes choses et le refus
par l’homme d’accepter cette réalité sous l’emprise de l’ignorance
et de la soif d’appropriation d’une part, propose ensuite un
« chemin à huit branches » pour échapper au cycle des renaissances
et ainsi faire l’expérience du nirvana, expérience de type mystique,
d’autre part. Énoncer l’essence des Quatre nobles Vérités, c’est
aussitôt souligner la radicalité de l’expérience qu’elles traduisent et
proposent ; c’est aussi mettre en garde contre le prétendu menu à la
carte permanent autorisé par les bouddhistes pour permettre aux
Occidentaux de sélectionner ce qui convient le mieux à leurs
besoins, à leurs déficiences passagères ou à leurs phantasmes. Il
serait certes naïf de croire que, dans certains cas, ceci soit étranger
à la démarche qui conduit vers le bouddhisme, mais n’oublions pas
que, selon de récentes études, parmi les Français qui soit adhèrent
soit se sont convertis au bouddhisme, la moitié d’entre eux n’ont
aucun problème d’ordre affectif, relationnel ou intellectuel, et ne
recourent pas à une mixture qui leur tiendrait lieu de voie spirituelle. Pour évidente que la chose paraisse, elle mérite d’être
soulignée. Si telle est bien la réalité, il y a tout lieu de penser que
ceux qui se tournent vers le bouddhisme, vivent avec leur temps et
sont en quête de sens comme tout un chacun. Précisons toutefois
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que cette quête de sens concerne le seul plan existentiel ; il ne s’agit
pas de rechercher un sens à l’Histoire pour introduire une nouvelle
eschatologie, perspective absente par nature de tous les courants
bouddhistes, bien que l’on en trouve parfois certains épiphénomènes dont nous parlerons.
Quels sont aujourd’hui les différents aspects de cette quête dans
la société française ? Les sociologues retiennent en général trois
axes principaux qui orientent cette recherche. Il y a d’abord le désir
d’une expérience intérieure et de la réalisation de soi-même ; cette
expérience s’accompagne ensuite de la communion avec un
maître ; elle est enfin liée à une nouvelle vision du rapport de
l’homme au cosmos. On peut y ajouter deux autres éléments : le
choix d’une autre tradition d’une part, une meilleure compréhension des questions du mal, de la souffrance et des fins dernières
d’autre part1. Passons rapidement ces cinq points en revue.
2.1. Le choix d’une autre tradition
Ce choix d’une autre tradition s’inscrit dans une démarche de
liberté individuelle, ce qui en fait l’attrait principal. Il est également
le signe d’une ouverture à un autre univers culturel et religieux.
L’individu affirme à travers sa démarche personnelle que les civilisations gréco-romaine et judéo-chrétienne dans lesquelles il baigne
depuis son enfance, ne sont pas seules porteuses de sens. Le
bouddhisme lui fournit un nouvel univers mental et spirituel pour
s’exprimer et affirmer sa différence. De surcroît il s’enracine dans
une tradition religieuse qui peut à juste titre se réclamer de vingtcinq siècles d’existence et qui a montré sa dynamique interne en
s’adaptant et en intégrant de multiples cultures, en passant de
1. Un tableau simple des aspirations des adeptes qui adhèrent au bouddhisme
peut être dressé. Nous nous référons, pour les axes principaux, à l’article de
Frédéric Lenoir, « Les spiritualités orientales en Occident », Encyclopédie des
religions, Paris, Éd. Bayard, 1997, p. 2371-2390.
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l’Inde au Japon par l’Asie Centrale et la Chine, sans oublier le Tibet
et tous les pays du sud-est asiatique. Le bouddhisme permet de
découvrir, à défaut de redécouvrir, le sens des mots et des concepts
spirituels et religieux. Cette ouverture à une autre tradition apporte
un véritable enrichissement personnel. Ce choix permet également
d’affirmer son identité et son originalité par rapport à une masse
d’individus qui vivent sans trop savoir pour qui et pour quoi. Il est
intéressant de noter sur ce point l’évolution qui s’est faite entre les
années 1970 et 1990. Au cours des premières, il était de bon ton de
se rendre au Népal, au Ladakh ou au Boutan pour vivre autrement
une expérience imprégnée d’exotisme et de spiritualité dans une
mouvance hippie. Durant les secondes, il n’est plus besoin de
voyager : la quête de sens ne se poursuit plus dans l’extériorité et
la nouveauté mais dans l’intériorité. Les maîtres rejoignent les
disciples au sein de leur propre culture pour leur faire découvrir un
mode d’exister et de penser autrement.
2.2. La place de l’expérience et de l’intériorité
Dès ses origines le bouddhisme repose sur l’expérience de la
réalité humaine. Il est fondamentalement existentiel et ne se réfère
pas à une révélation faite à l’homme, au Buddha. Or on sait
combien en Occident, à travers l’histoire, cette notion de révélation
et d’alliance entre Dieu et l’homme a entraîné de questions et de
révoltes, y compris chez les Grecs qui l’ont traduit à travers le
mythe de Prométhée qui osa voler le feu céleste pour animer un
être d’argile devenu homme. Aujourd’hui nos contemporains
privilégient l’expérience personnelle ; ils placent la notion
d’individu au centre de toute relation : il importe de s’éprouver soimême, de sentir les choses par soi-même et non pas d’adhérer à
une vérité toute faite. Il est évident que le bouddhisme exerce là un
attrait considérable, puisque le Buddha a très vite souligné que son
enseignement, sa Loi ou dharma, était l’explicitation d’une
expérience de libération et d’éveil faite personnellement et dont il
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avait la certitude qu’elle était la voie correcte en raison des fruits
qu’elle produisait en lui. Il invitait chacun à suivre cette voie, pour
l’expérimenter par lui-même et refaire personnellement l’expérience de liberté et d’éveil que traduisent les Quatre nobles Vérités.
Ce chemin de libération, explicité dans la quatrième Vérité sous
l’appellation de « chemin à huit branches » expose non pas une
orthodoxie mais une orthopraxie, c’est-à-dire une conduite et une
pensée correctes. Cette rectitude ne signifie pas la conformité à un
principe abstrait, mais l’unité interne et naturelle entre la véritable
nature des choses et de soi-même. C’est d’ailleurs ce que traduisent
les adeptes du bouddhisme, quand ils disent avoir retrouvé leur
vrai Soi.
Nous touchons là à deux questions fondamentales : n’y a-t-il pas
détournement du sens bouddhique dans cette affirmation de la
découverte du Soi, et, peut-on réduire cette expérience à une
simple démarche d’ordre philosophique ? À la première question,
nous pouvons répondre que la découverte du Soi, l’expérience de
subjectivation, c’est-à-dire de retour au sujet, n’est pas contradict o i re avec le bouddhisme. Quand celui-ci affirme l’anatman,
l’absence d’un principe en soi absolu et totalement indépendant
qui animerait l’individu, il décrit une double réalité. En premier
l’homme ne peut se prétendre un être permanent, pleinement
conscient et maître de tout comme de lui-même : par nature il est
formé de cinq éléments mais sous l’effet de l’un d’entre eux, la
conscience, il s’affirme autonome, doué d’un principe absolu ; il
tend à s’approprier toute chose, ou du moins à privilégier son Soi
au détriment des autres qui ne sont plus perçus que comme objets.
Il convient donc d’appre n d re à se désapproprier de ce Soi
trompeur pour re t rouver sa véritable unité. Ceci s’opère
notamment par la méditation. Dans le bouddhisme ancien,
communément appelé Petit Véhicule, la méditation est décrite
comme une expérience de simplification, d’unification au terme
d’un processus décrit comme les « neuf demeures de l’esprit ».
Dans un premier temps correspondant aux quatre degrés de
concentration, le méditant ordonne sa propre nature et sa propre
histoire, toutes deux sources d’erreur et d’ignorance. Le deuxième
temps, également de quatre degrés, agit sur ses représentations
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mentales fondées sur les notions d’espace et de temps qui ont pour
effet de faire objectiver les autres et de les distancier. Or nous
répètent les bouddhistes chinois, nous partageons tous une même
nature fondamentale de vacuité, et par extension une même nature
de buddha. La dernière étape, la neuvième, est celle de l’éveil, de
la pleine intuition des Quatre nobles Vérités. Le champ de la
méditation est certainement celui qui est le plus soumis à
contresens et à suspicion. La place prépondérante donnée à la
méditation fait croire que le bouddhisme est une méthode psychologique ou un simple processus philosophique. Cette méprise vient
de notre habitude occidentale de dissocier l’âme et le corps, le
spirituel et le matériel. Il faut aussi reconnaître que, lors de l’invitation à la pratique de la méditation, l’accent est trop souvent mis
sur les techniques mises en œuvre. Voilà pourquoi dans une lettre
du cardinal Ratzinguer écrite en 1990, la méditation bouddhique,
et plus particulièrement le zen, sont réduits à des « techniques
orientales de méditation » au détriment d’une cohérence interne et
d’une dynamique spirituelle irréductible à cet aspect second. Dans
un article intitulé Le vrai défi du bouddhisme à l’Occident chrétien,
paru dans la revue Études en mai 1992, nous avons souligné à la fois
le danger d’une telle réduction d’autant plus pernicieuse qu’elle
s’enracine dans une certaine peur récurrente de l’Orient, et la
nécessité pour les bouddhistes d’oser affirmer qu’ils font par la
méditation une authentique expérience mystique qui les entraînent
vers celle du nirvana.
2.3. Le rôle du maître
Les Occidentaux recherchent aujourd’hui des témoins directs.
Voilà pourquoi, le maître, le lama souvent honoré du titre tibétain
de rinpoché, c’est-à-dire « très précieux », joue un rôle fondamental
pour accompagner l’expérience de chacun. Il est celui qui a déjà fait
l’expérience de la méditation et de ses fruits. Il peut non seulement
en transmettre les modalités, mais en outre il discerne les signes
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authentiques de l’expérience spirituelle. À travers le maître
spirituel, le disciple s’enracine dans une tradition. Cette notion de
tradition n’est pas un vain mot. Dans le bouddhisme zen japonais
issu du chan chinois, l’accent est mis sur la transmission de la
lampe, sur l’investiture par laquelle le maître pose son manteau sur
les épaules de celui qu’il choisit comme son fidèle successeur. Nous
touchons aux questions d’autorité et aussi d’orthodoxie, c’est-àdire de fidélité à une lignée et à l’esprit d’une expérience de
libération. Dans ce contexte, on préférera parler de Tradition. Les
écoles ou courants bouddhiques ont chacun leur lignée qu’ils font
souvent remonter jusqu’au Buddha.
2.4. Le lien avec le cosmos
Nombreux sont ceux qui éprouvent le besoin d’une harmonie
avec le cosmos. Ils veulent retrouver un système qui prenne en
compte l’ensemble du rapport entre le Tout et le particulier, en
évitant toute rupture entre l’un et l’autre de ces deux plans. Il
aspirent à une vision holiste de l’homme dans l’univers. Or le
bouddhisme tibétain, tout spécialement, propose une doctrine où
l’individu est inséparable de toutes les forces visibles et invisibles
qui agissent dans le monde. Le cosmos est en effet conçu comme le
corps du Buddha suprême Mahavairocana « le grand illuminant »
en qui se concentrent les grands éléments. Parallèlement est
affirmée l’identité de nature entre l’homme et le Buddha. La
conclusion s’impose d’elle-même : tout individu demeure indissociable du Tout. Chaque être est une miniaturisation de l’ensemble.
Par voie de conséquence, par l’union avec le Buddha principe
d’identité et d’unité, il échappe tant aux limites du particulier qu’à
la loi de la production conditionnée. En faisant retour sur lui-même
et grâce au pouvoir enveloppant du Buddha, il peut atteindre
l’Éveil en une seule vie. Il gagne ainsi la bouddhéité et toutes sortes
de félicités terrestres. Cette nouvelle dimension est également
rendue possible par les trois « mystères » du corps, de la parole et
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de l’esprit. Ce sont en fait, pour le bouddhisme, les trois modes de
réalisation d’un acte. Ainsi l’homme devient à travers toute sa
conduite la manifestation du Buddha.
Cette vision holiste de l’homme recouvre les trois principes
suivants : 1) tout ce qu’on voit est la manifestation du mystère du
corps du Buddha (le corps devient le « sceau », mudra, du Buddha) ;
2) tous les sons de l’univers sont le mystère de la parole du
Buddha, parole efficace, mantra, qui opère ce qu’elle signifie ; 3)
toutes formes de pensée sont le mystère de la pensée du Buddha
dont le sommet réside dans la concentration souveraine, samadhi.
En outre l’homme est appelé à découvrir qu’il est habité par le
corps cosmique du Buddha. Ce corps se compose de quatre plans
ayant leur correspondance dans un point précis chez le disciple :
dans le nombril réside le corps de métamorphose ; dans la bouche,
le corps de fruition ; dans le cœur, le corps de la Loi ; dans la tête, le
corps inné ou subtil. Reconnaissons que le bouddhisme offre une
vision très attrayante de l’homme, puisqu’il refuse la dichotomie
de l’âme et du corps si souvent reprochée au christianisme, mais
souvent à tort. Pour un grand nombre, le bouddhisme est le seul à
réconcilier, par sa théorie de l’immanence, le spirituel et le charnel,
l’Absolu et le contingent, le Tout et le particulier.
2.5. Une autre compréhension des questions du mal,
de la souffrance et des fins dernières
En renvoyant l’homme à sa seule responsabilité et expérience, le
bouddhisme lui ôte toute tentation d’attribuer à une divinité
l’origine du mal et de la souffrance. Cette dernière n’est plus
assimilée à une sanction divine. Le mal se définit par son inutilité
par rapport à la cessation du cycle des renaissances, c’est-à-dire au
nirvana. La mort, quant à elle, perd son caractère dramatique,
puisque la renaissance, souvent confondue avec la réincarnation,
lui ôte son aspect inéluctable. Dans l’imaginaire occidental,
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contraire à toute la pensée bouddhique, la renaissance offre la
chance d’une nouvelle vie où la personne pourra accomplir les
meilleurs de ses désirs. C’est aussi une manière de maintenir toute
forme de transcendance dans les seules limites de la condition
humaine. En outre, la théorie du voyage intermédiaire de l’âme,
entre l’instant de la mort et la nouvelle conception dans une
matrice, apporte à nos contemporains la consolation d’un accompagnement. En effet les vivants, selon une doctrine développée
dans le Livre tibétain des morts tibétain (Bardo Thödol), gardent la
possibilité d’orienter, par leurs bonnes actions et leurs prières, le
chemin de l’âme vers une renaissance meilleure. Ils ont aussi le
sentiment de n’être pas séparés de celui qui s’éloigne pour un
temps et trouvent là un remède à la solitude tant redoutée à
l’instant de la mort par notre société. L’homme garde en quelque
sorte l’initiative du retour à la vie.
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Henri Bourgeois
Théologien, professeur honoraire à l’Université catholique de Lyon.
AMOUR ET COMPASSION
SELON LE CHRISTIANISME ET LE BOUDDHISME
Assez souvent, dans le monde chrétien, on a tendance à considérer la compassion comme une vertu des pratiquants du Dharma
tandis que l’amour serait caractéristique des fidèles de l’Évangile.
Dharma
De fait, le vénérable thaï
La loi cosmique, l’Ord re
Buddhadasa considère qu’« aimer
universel qui contient et régit tous
ne fait pas partie du vocabulaire les êtres. Par extension, la doctrine
spirituel
bouddhiste
tradi- du Buddha.
tionnel ». Et il est par ailleurs exact
que le christianisme parle plus d’amour ou de charité que de
miséricorde ou de compassion.
Toutefois, me semble-t-il, il ne faut pas durcir ou systématiser à
l’excès l’expérience des uns et des autres. La charité ou l’amour
n’est pas, loin de là, une attitude exclusivement chrétienne et la
compassion n’est pas uniquement bouddhiste. Entre les deux spiritualités, il n’y a pas stricte équivalence mais il y a un espace
commun. Simplement, les deux traditions, chrétienne et
bouddhiste, qualifient et l’amour et la compassion selon leur fond
propre.
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1. Une expérience commune
Pour l’Évangile comme pour le Dharma, la compassion est une
attention portée à autrui quand celui-ci souffre ou est malheureux.
C’est donc une attitude fortement contextualisée. En français, l’étymologie du mot « compatir » est d’ailleurs très expressive : il s’agit
de pâtir avec quelqu’un, en le rejoignant dans ce qui l’éprouve.
Quant à l’amour, je dirai que le rapport à autrui n’est pas
toujours et a priori défini, compte tenu de l’illusion ou du malheur.
Il est possible, certes, que la souffrance de celle ou de celui que l’on
aime tienne une place notable. Mais ce n’est pas forcément le cas.
Aimer, c’est se tourner vers l’autre, étant donné ce qu’il est, sa
personnalité, sa façon d’exister. Tout cela déborde de beaucoup ses
insuffisances et éventuellement sa souffrance. L’amour ne se limite
donc pas à la compassion. Son champ est plus large.
1. Dans les deux cas, toutefois, l’attitude n’est pas seulement d’ordre
sentimental.
Si l’on envisage tout d’abord la compassion, on dira avec la
tradition bouddhiste que la perspective consiste à supprimer les
causes de la souffrance qu’éprouve quelqu’un avec qui on entre en
relation. Il y a donc dans la compassion, dans sa générosité,
quelque chose de vigilant et de réaliste, ce qui implique méditation
et compréhension de l’existence.
Pour ce qui est de l’amour, une remarque analogue s’impose.
Aimer, ce n’est pas seulement une spontanéité sensible, un attrait,
une séduction ou une passion. Cette relation à l’autre incorpore en
outre de la volonté et de la réflexion. C’est donc une attitude spirituelle qui se structure au-delà de la sensibilité et qui débouche
assez normalement dans un désir de communication profonde et
dans le souhait d’un avenir commun.
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Amour et compassion selon le christianisme et le bouddhisme
Aussi bien faut-il reconnaître que la compassion et l’amour sont
souvent vécus et interprétés de manière insuffisante ou, en tout cas,
trop restreinte.
Le bouddhiste Matthieu Ricard note, par exemple, pour le
regretter, qu’en Occident le mot compassion « évoque parfois une
notion de pitié condescendante, de commisération »1. De son côté,
le philosophe français Jean-Luc Nancy écrit, toujours à propos de
la compassion : « ce n’est pas une pitié qui s’attendrit sur ellemême et se nourrit de soi. Compassion : c’est la contagion, le
contact d’être les uns avec les autres, dans ce tumulte du monde.
Ni altruisme ni identification : l’ébranlement de la contiguïté
brutale »2.
Quant à l’amour, ce n’est pas non plus un simple attrait superficiel et finalement égocentrique. C’est en raison de cette signification ambiguë que l’on perçoit dans la tradition bouddhiste une
certaine prudence à son égard. L’Occident, sous l’influence
chrétienne, n’a pas cette réserve. Il est, au contraire, fasciné par
l’expérience amoureuse. Mais, bien évidemment, celle-ci est
souvent prisonnière de l’immédiat sensible.
La différence entre sensibilité et attitude spirituelle constitue
donc un premier éclairage commun au bouddhisme et au christianisme sur la compassion et l’amour.
2. Une autre vigilance, plus sujette à caution d’ailleurs, inspire, me
semble-t-il, les deux traditions, tant à propos de la compassion qu’à
propos de l’amour. Il s’agit de la différence entre les sujets en présence.
Parlons d’abord de la compassion. Compatir, ce n’est pas
exactement se mettre à la place d’autrui et, encore moins, prendre
sur soi la souffrance de l’autre. Si on le fait, on cède à l’illusion de
la sensibilité ou de la bonne volonté empathique.
1. Le moine et le philosophe, en collaboration avec J.F. Revel, Nil éditions, 1997,
p. 230.
2. Être singulier pluriel, Galilée, 1996, p. 12.
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Sur ce point, la spiritualité du Dharma est insistante. La
compassion bouscule et remanie les schémas habituels de la différence entre les humains et récuse, en particulier, toute fusion naïve
entre les êtres. Cela, du moins, dans l’ordre relatif qui est celui de
l’expérience courante. À l’horizon, il est vrai, se tient la possibilité
de la « grande compassion » qui va au-delà de la différence
habituelle. Mais cette possibilité est ultime et se réalise dans un
ordre propre, celui de l’accomplissement. Dans le quotidien, par
conséquent, la différence demeure. Il ne faut pas la survaloriser
mais il ne faut pas non plus la confondre avec l’indistinction
fusionnelle, celle-ci étant d’ailleurs une des astuces de l’ego à
l’égard d’autrui.
En christianisme, la prudence est apparemment moindre. La
tradition chrétienne use parfois d’expressions pour le moins
ambiguës, notamment à propos du rôle salutaire de Jésus. Non
seulement la liturgie implore la pitié de Dieu et de son Fils mais elle
parle du Christ comme de celui qui « porte le péché du monde »,
ce qui, en rigueur de termes, peut donner l’impression d’une christologie de la substitution dépossédant les humains de leur responsabilité et aussi de leur avenir. À mon sens, ce langage d’ordre
messianique n’exprime pas la vérité ultime de la foi évangélique.
Les chrétiens participent, certes, au Christ dont ils sont appelés à
constituer le corps. Mais le mystère de résurrection qui qualifie
cette union ne va pas du côté de la fusion ou de la substitution. Il
confirme chaque être humain dans son identité propre. Ici encore,
s’opère le dévoilement d’un ordre ultime, celui de l’accomplissement.
Venons-en maintenant à l’amour, toujours sous l’angle de la
différence entre les sujets impliqués. « Aimez-vous les uns les
autres », disait Jésus (Jn 13,34 et 15,12). Pour le bouddhiste
Matthieu Ricard, l’amour porte « le souhait que tous les êtres
trouvent le bonheur et les causes du bonheur »3.
3. op. cit., p. 231.
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Amour et compassion selon le christianisme et le bouddhisme
Mais l’ambiguïté est à nouveau au rendez-vous. Aimer, ce n’est
pas prendre la place d’autrui, pas plus que compatir ne revient à
prendre sur soi sa souffrance. C’est appeler sur l’autre que l’on
aime la joie ou le salut et c’est contribuer, pour sa part et autant que
possible, à son bonheur. Cependant, dans l’expérience fréquente,
ce peut être aussi et d’abord manifester sous la bienveillance qui se
réalise non seulement un attachement excessif et illusoire à soimême mais aussi une prétention sur autrui. Comme si l’on voulait
se l’approprier.
Cela, le Dharma le sait très bien. Mais, de son côté, la tradition
chrétienne ne l’ignore pas. La pensée européenne, à la suite de A.
Nygren et en écho à l’Écriture biblique, distingue d’ailleurs l’eros
(un amour plus ou moins possessif) et l’agapè (un amour purifié et
non captatif).
3. J’aimerais ajouter à ce qui me semble constituer le commun
spirituel du bouddhisme et du christianisme dans les domaines de
la compassion et de l’amour, une autre observation, elle aussi
relative aux déficits possibles de ces attitudes. Il s’agit de leur concentration excessive sur certains de leurs aspects, au détriment de leur
dynamique.
On peut en effet compatir au malheur de quelqu’un ou de
quelques-uns sans prendre aussi en compte la souffrance multiple
de l’humanité. D’une façon analogue, il est possible d’aimer
quelqu’un ou quelques-uns sans universalité suffisante ou, comme
le dit le langage chrétien, sans action de grâce pour le monde et
l’histoire.
Dans une perspective semblable, il arrive que la compassion et
l’amour se réalisent dans un domaine interpersonnel mais
manquent d’expression institutionnelle.
Le fait est bien connu pour ce qui est de l’amour. On peut aimer
quelqu’un pour lui-même, quelques-uns pour eux-mêmes, en
oubliant que leur bonheur dépend en partie des structures globales
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Chemins de Dialogue
de l’existence. De même, la véritable miséricorde ou compassion
suppose, comme y insiste le bouddhisme, que l’on connaisse les
causes de la détresse d’autrui et que l’on cherche à agir sur elles. À
sa manière, Jésus a la même conviction : sa miséricorde pour les
malades, les exclus ou les pécheurs est liée à l’évangile du
Royaume de Dieu et à la lutte qu’il mène contre le mal et l’injustice.
2. La compassion et l’amour
selon le bouddhisme
Tout compte fait, la compassion n’est pas pro p re au
bouddhisme et l’amour n’est pas le monopole spécifique du christianisme. Je crois qu’il faut bien percevoir ce genre de réalité si l’on
veut aller vers une compréhension réciproque entre les deux spiritualités.
Cela dit, chacune d’entre elles a ses propres accents. Je voudrais
le montrer en fonction du bouddhisme d’abord puis du point de
vue du christianisme.
1. Selon le Dharma, la compassion est une forme du don q u i
constitue la vertu principielle de l’existence. Le don peut être
matériel. Il peut aussi prendre la forme d’une transmission, celle de
l’enseignement traditionnel et de la pratique. Il peut encore être
communication de la sérénité, de la paix, de la non-peur. C’est dire
que les modalités de la compassion sont susceptibles de beaucoup
varier.
2. Ce qui est, en tout cas, caractéristique dans la vie selon le
Dharma, c’est que la compassion n’est pas une attitude isolée. Elle
fait partie d’un ensemble spirituel, celui que composent les quatre
attitudes « illimitées » ou « incommensurables ». Elle prend place
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Amour et compassion selon le christianisme et le bouddhisme
parmi les qualités majeures de l’être humain et singulièrement des
êtres éveillés ou en voie d’éveil.
La première de ces attitudes illimitées, c’est la bienveillance
(Maitri) qui est bonté et amour désintéressé. Puis vient la
compassion proprement dite (Karuna) qui se spécifie en raison de
la souffrance d’autrui. Se manifeste aussi une sympathie joyeuse
(Muditã) en face des qualités et du bonheur des autres, ce qui exclut
aussi bien l’envie que la jalousie et qui déborde évidemment le
champ propre de la compassion. Enfin une dernière vertu vient
achever cette genèse, celle que l’on nomme en français l’équanimité
(Upekkha), c’est-à-dire l’indifférence à l’égard des louanges ou des
offenses, de l’agréable ou du désagréable et donc la disponibilité en
face des êtres et des événements, quels qu’ils soient, dans l’égalité
de l’humeur et des sentiments.
3. On l’aura remarqué, cet ensemble a son origine dans l’amourbienveillance. Ce même amour fondamental demeure présent, sous
diverses modulations, dans la compassion, la sympathie joyeuse et
finalement dans l’ouverture inconditionnelle à autrui.
Compassion et amour sont donc en rapports étroits. La première
est motivée par la souffrance des autres ; le second salue le bonheur
(effectif ou possible) de quelqu’un ou de quelques-uns et s’en
félicite, souhaitant que chacun trouve le bien-être et en découvre
les causes.
4. Pratiquement, l’amour et la compassion résultent d’un devenir.
Avoir de la bienveillance, compatir, être en cordiale sympathie et
vivre en état d’équanimité, cela s’acquiert. On comprend de ce
point de vue qu’il soit normal d’expérimenter la bienveillance
avant de pratiquer la compassion proprement dite. De même, il
s’entend que l’équanimité s’instaure en ce qu’elle a d’universel et
d’inconditionnel quand on a une expérience assez réelle de la
bienveillance pour ses proches puis quand on élargit cette attitude
à celles et ceux qui sont de plus en plus loin.
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Cette spiritualité concrète n’est pas d’abord liée à un renoncement et à un effort. Elle procède de la sagesse à laquelle le
Dharma initie par la méditation et le désillusionnement de l’ego,
sur le chemin de l’éveil. Amour et compassion vont donc de pair
avec un sens sapientiel de l’existence, c’est-à-dire une compréhension et une intériorité. Comme le dit souvent le Dalaï Lama, « le
Dharma est l’union de la sagesse et de la compassion ». Celle-ci,
ajoute équivalemment Matthieu Ricard, se réfère « d’une part aux
êtres qui souffrent et d’autre part à la connaissance »4.
5. La compassion pour autrui suppose, dit le bouddhisme, non
seulement une attention active portée à la souffrance d’autrui mais
aussi la perception de sa propre souffrance personnelle. Souhaiter que
se réduise le malheur de quelqu’un, c’est aspirer à ce que diminue
le malheur ou l’illusion dont on est soi-même porteur et c’est
souhaiter que la libération advienne en soi-même comme en
autrui.
On peut dire en ce sens que l’attention à sa propre souffrance ou
à sa propre limite rend compatissant pour les autres. Inversement,
la compassion a de quoi diminuer la souffrance que nous
éprouvons en nous-mêmes, tandis que la violence et la méconnaissance d’autrui augmentent notre propre état souffrant ou illusoire.
6. La compassion, telle que l’envisage la tradition bouddhique, a
des degrés. À un premier plan, celui de l’expérience courante ou des
vérités relatives, elle a toujours plus ou moins quelque chose de
duel : l’autre qui souffre n’est pas moi et je m’approche de lui dans
la bienveillance et le respect. À un deuxième plan, la compréhension dharmique ou sapientielle donne à la compassion un sens
nouveau et tend à la rendre non duelle. Enfin il y a, troisième
niveau, ce que les bouddhistes nomment la « grande compassion »,
c’est-à-dire le dépassement de la dualité. Compatir, ce n’est plus
alors se rapporter à autrui comme autre que soi mais réaliser que
les sujets en présence ont une unité radicale. Il y a là une empathie
4. op. cit., 230-231.
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Amour et compassion selon le christianisme et le bouddhisme
non duelle ou encore un accomplissement qui va au-delà de la
différence spontanément impliquée par la compassion. Le sujet
s’efface devant l’autre sujet et se tient par-delà leur relation.
7. Dans l’expérience du Dharma, telle que le Mahayana (grand
véhicule) la pratique, la compassion a des figures.
L’une des figures les plus fameuses dans le Mahayana tantrique
a les traits du Bouddha de la compassion que l’on nomme
Tchenrézi. Ce Bouddha est d’abord visualisé par celui ou celle qui
médite. Sa représentation détaille les états douloureux que la
compassion souhaite soulager. Mais la méditation se clôt par
l’expérience d’une non dualité entre le méditant et la nature de
Bouddha ainsi actualisée.
Une autre figure de la compassion se rencontre sous les traits
des Bodhisattva, c’est-à-dire de ces êtres en voie d’accomplissement qui demeurent volontairement en deçà du nirvana (l’état
de complète cessation des illusions) pour rester proches des
humains et vivre en solidarité avec eux. La compassion trouve ici
son expression la plus sublime. Les Bodhisattva dansent au-dessus
du samsara (le déroulement largement illusoire de la vie) et du
nirvana. Par compassion et non par logique karmique, ils reportent
leur achèvement pour pouvoir manifester leur présence auprès de
celles et ceux qui souffrent dans la vie actuelle.
3. La compassion et l’amour
selon le christianisme
Dans la tradition chrétienne, le vocabulaire de l’amour est
évidemment d’usage fréquent. Beaucoup plus que celui de la
compassion. Mais celui-ci n’est pourtant pas absent.
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1. Ce qui est toutefois notable d’emblée, c’est l’emploi préférentiel du
terme miséricorde.
La différence entre compassion et miséricorde est, à vrai dire,
assez mince. Peut-être se réduit-elle, finalement, à des harmoniques qui ne sont pas tout-à-fait identiques. La miséricorde
évangélique est une attitude spirituelle dont témoignent dans l’histoire des êtres proches de Dieu, tandis que la compassion, sans
mettre entre parenthèses ce « vécu », se réfère à une réflexion
anthropologique, souvent très affinée, qui déborde de beaucoup la
pauvreté du cœur et de l’esprit ou la disponibilité à autrui.
Toujours est-il que Jésus est présenté comme compatissant. Il
pleure sur Jérusalem (Lc 19,41), il est bouleversé à la vue d’une
veuve qui enterrait son fils (Lc 7,13) ou à l’approche des aveugles
de Jéricho (Mat 20,34). Ses miracles expriment sa manière de réagir
à la souffrance dont il est témoin. Ses paraboles mettent souvent en
scène des personnes « apitoyées » (Mt 18,27 ; Lc 10,33 ; 15,20).
De leur côté, les chrétiens sont invités à ne pas tenir tête aux
violents (Mt 5,38-48), à être « bons et compatissants les uns pour les
autres » (Ép 4,32), à « porter les fardeaux les uns des autres »
(Ga 6,2). Il leur est même parfois suggéré d’avoir de la compassion
pour Jésus, étant donné ce qu’il a enduré pendant sa passion
(Ignace de Loyola, Exercices spirituels, 3e semaine).
2. La miséricorde-compassion appartient, en christianisme, à un
ensemble d’attitudes spirituelles qui est analogue à celui qu’analyse
le Dharma, sans lui être pour autant identique et sans être organisé
au même degré. En évitant le syncrétisme mais en cherchant à
re p é rer des proximités, je voudrais manifester cette relative
ressemblance.
Dans l’expérience chrétienne, priorité est donnée à l’amour
(agapè). En tant que bienveillance, celui-ci peut se rapprocher de la
bonté désintéressée (Maitri). Mais l’amour dont parle Jésus est un
don de Dieu. Il a une origine, une inspiration et une forme divines.
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Amour et compassion selon le christianisme et le bouddhisme
Autrement dit, la miséricorde salutaire que Dieu a pour les
humains s’inscrit en eux dans et par son Esprit (Ph 2,13) et suscite
en leur vie à la fois l’amour d’action de grâce pour le salut reçu et
la compassion pour les autres : « qui n’aime pas son frère qu’il voit
ne saurait aimer Dieu qu’il ne voit pas » (1Jn 4,20). La compassion
ou la miséricorde, plus largement l’amour, ont donc en christianisme un sens théiste : Dieu est le « père des miséricordes »
(2Co 1,3).
Dans ce même ensemble spirituel que déploie le christianisme
on peut encore faire figurer la paix qui est, comme la miséricorde,
une béatitude pour qui répond activement à son appel (Lc 5,9). La
paix, on la pratique, on la reçoit (Jn 16,33), on la souhaite (Jn 20,1921). C’est donc l’une des expressions marquantes de l’amour.
Celui-ci se décline par conséquent comme miséricorde et
comme paix. Il peut également se manifester à travers l’admiration,
une attitude voisine de la Muditã (sympathie joyeuse) bouddhiste.
C’est ainsi que Jésus déclare être admiratif devant un militaire de
l’armée d’occupation qui demande la guérison de son serviteur (Mt
8,10). Il s’adresse à une femme cananéenne en la félicitant : « ô
femme, ta foi est grande » (Lc 15,28). Il est sensible au geste de don
que fait « une pauvre veuve » (Mc 12,41-44).
Enfin, dans la pratique évangélique, prend place à proximité de
la miséricorde ce qu’on appelle le pardon (Mt 18,24-35) et la réconciliation (Mt 5,24). Deux comportements qu’oriente la compassion.
Il serait assurément possible de relever d’autres indications. Par
exemple, le fameux adage du sermon sur la montagne : « aimez vos
ennemis, faites du bien et prêtez sans rien attendre en retour » (Lc
6,35) rejoint partiellement l’équanimité du bouddhisme. Mais sans
doute ne faut-il pas systématiser à l’excès un schéma spirituel qui
n’a pas, au moins dans l’évangile, une forme très organisée comme
c’est le cas dans les textes originaires du Dharma.
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Chemins de Dialogue
3. Ce qui est clair en tout cas dans le message de Jésus, c’est que
l’amour est premier. Non seulement dans le mouvement spirituel qui
sous-tend la miséricorde et l’action de grâce mais dans la valeur de
principe divin dont il est porteur.
Cette anthropologie chrétienne fait apparaître une évidente
différence entre le christianisme et le bouddhisme. Je la formulerai
ainsi : dans la spiritualité chrétienne, c’est l’amour qui implique et
fonde la compassion, tandis que, dans le Dharma, c’est la
compassion qui manifeste l’amour et se développe à partir de lui.
4. Dans les deux cas, qu’il s’agisse du chemin de la conversion ou
de la voie vers l’éveil, la spiritualité advient. Elle se réalise de part et
d’autre par la sortie de l’illusion immédiate, par la compréhension
réaliste des causes de nos insuffisances, par la lucidité sur nos
intentions profondes (Mt 5,27-28), bref par un traitement de l’ego.
Ces opérations – qui sont analogues sans être exactement superposables – supposent, comme dans le Dharma, une sagesse. Ce
terme que le Nouveau Testament n’ignore assurément pas n’a pas
dans le langage chrétien la fréquence et l’importance qu’il a dans le
vocabulaire bouddhiste. Mais on peut sans difficulté en percevoir
le contenu et la portée.
La sagesse chrétienne qui fonde dans la connaissance l’amour et
la compassion-miséricorde, c’est d’abord la découverte et l’acceptation d’une bonne nouvelle, celle reçue de Dieu à travers Jésus et
dans l’Esprit divin. Si bien que ce que l’on cherche à être par
rapport à autrui exprime ce que l’on essaie d’être vis-à-vis de Dieu
(1Jn 4,20). L’amour mutuel en ses diverses formes actualise l’amour
que Dieu communique aux êtres humains (Jn 13,34 et 14,23). En ce
sens, la miséricorde est l’une des béatitudes (Lc 5,7).
Cette sagesse évangélique articule plus précisément l’amour et
la compassion à deux points de repère conjoints et tenus pour
essentiels. D’une part la référence à Dieu qui se communique à
travers une Alliance, la figure salvifique du Christ et la vie commu112
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Amour et compassion selon le christianisme et le bouddhisme
nautaire ou ecclésiale. D’autre part l’amour que l’on peut légitimement avoir pour soi-même, l’appel biblique invitant à aimer son
prochain « comme soi-même » (Lv 19,8 ; Mt 22,39 ; Ep 5,33), étant
entendu que l’amour de soi est alors dépouillé de l’égocentrisme
illusoire.
Pour un bouddhiste, cette logique de la foi évangélique
présente, bien entendu, deux traits étonnants : son aspect théiste
considéré comme indépassable, même s’il doit être purifié sans
cesse ; la place qu’elle donne au moi, à l’amour de soi, quand bien
même cet amour doit être en permanence décanté dans et par la
conversion.
5. Je voudrais m’arrêter un instant sur ce second point. Ce sera
sous la forme d’une question : peut-on considérer qu’en christianisme le rapport à soi-même est impliqué dans l’amour ou la
miséricorde par une sorte d’effet second, analogue à celui qu’exerce la
compassion bouddhiste sur l’état de celle ou de celui qui compatit
et qui se trouve amené à voir diminuer sa souffrance ?
Je serai, quant à moi, prudent par rapport à un tel rapprochement. Certes l’amour et la compassion sont en principe des
attitudes de lucidité vis-à-vis d’autrui qui ne peuvent manquer de
développer en soi-même le dépassement des illusions. Il y a donc
bien par là une intuition commune au christianisme et au
bouddhisme. Mais, cela reconnu, l’accent chrétien est autre, pour
l’essentiel. Il tient compte de Dieu. L’amour de soi-même, aussi
non illusoire soit-il, est référé en priorité à l’espérance que fonde
l’amour libérateur de Dieu (Mt 5,11-12) et au pardon divin qui
empêche, en dernier ressort, de se mésestimer soi-même. Parler
d’une miséricorde ou d’une compassion pour soi-même à
l’occasion d’un amour ou d’une compassion pour autrui serait sans
doute trop dire, du point de vue chrétien, si de telles formules
étaient comprises indépendamment de la relation à Dieu.
Pour les pratiquants du Dharma, ce qui pose question dans cette
conception de l’existence humaine, c’est, on s’en doute, non
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Chemins de Dialogue
seulement l’affirmation décidée relative à Dieu mais aussi l’interprétation du sujet humain qu’adopte le christianisme. Le je, pour la
tradition chrétienne, n’est pas considéré comme pleinement et
définitivement dépassable, car il n’est pas seulement illusion dualisante. L’expérience mystique tend sans doute vers un au-delà des
relations duelles et habituelles. Mais elle touche à la limite de
l’humain, elle n’est pas comme telle durable et elle continue à
ratifier les différences que la foi chrétienne tient pour structurantes.
Est-ce à dire que nous soyons prisonniers des dualismes ? Se peutil qu’un régime généralisé de non-dualité, comme celui qu’instaure
la grande compassion bouddhiste soit impossible selon le christianisme ? À nouveau, je serai ici réservé. Car l’eschatologie
chrétienne envisage un ordre d’expérience fondamentalement
renouvelé où les dualités courantes n’ont plus de raison d’être. Et,
dit la foi évangélique, cette mutation peut s’inscrire dès maintenant
dans notre existence historique.
Il y a là, on le sait, un point permanent d’approfondissement
dans la rencontre du christianisme et du bouddhisme. Comme le
théisme et la dualité, l’amour de soi-même apparaît aux
bouddhistes comme une vérité relative qui n’a pas le dernier mot
sur le sens de la vie. Ils en perçoivent les dérives possibles et, en
l’occurrence, le danger d’un amour intéressé (la règle d’or : Mt 7,12
et Lc 6,31). Les chrétiens, quant à eux, valident les trois affirmations
que je viens d’énoncer. Ils leur donnent une portée ultime, quelles
que soient les transformations à opérer sur l’existence courante.
6. Fameux pour son goût des distinctions, le bouddhisme énumère
diverses formes de compassion, depuis la réaction habituelle mais
duelle jusqu’à la grande compassion qui accomplit et universalise
le sens de la non-dualité.
Qu’en est-il en christianisme ? De telles identifications de la
compassion ne sont pas d’ord i n a i re l’objet de la méditation
chrétienne. C’est plutôt l’amour que la tradition chrétienne et
européenne, théologique et surtout mystique, a analysé. Cette
tradition distingue volontiers l’amour intéressé pour Dieu où
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Amour et compassion selon le christianisme et le bouddhisme
l’attachement au moi demeure très notable et « l’amour pur » qui
aime Dieu pour lui-même, sans espérance ni même désir pour soimême (ce que l’on peut désigner également par le terme biblique
d’agapè).
Au minimum, ce genre de repérage atteste que le christianisme
est conscient du problème et de la difficulté que porte l’amour
évangélique de soi-même.
7. En christianisme, comme dans le Dharma, l’amour et la miséricorde ont une expression figurative et pas seulement une signification sapientielle.
C’est évidemment Jésus qui, pour les chrétiens, incarne ce que
c’est qu’aimer (Jn 13,1) ou ce que c’est qu’être miséricordieux et
compatissant (Mt 9,36 ; 14,14 ; 15,32). Il exprime l’origine et la
teneur divines de ces attitudes. Il en communique l’Esprit.
Mais il est aussi d’autres figures de référence, à un titre second
ou dérivé. C’est celle de certains défunts, des saints ou des maîtres
spirituels. Ces êtres ne sont pas des médiateurs. Mais ils sont
témoins de Jésus et de son évangile. Leur expérience peut donc être
objet de méditation pour les croyants.
4. Amour et compassion se rencontrent
Comme je l’ai relevé dès le départ de ces réflexions, je ne pense
pas qu’il faille parler d’une compassion purement bouddhiste et
d’un amour spécifiquement chrétien. Les deux manières d’être et
de vivre existent dans les deux traditions.
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Chemins de Dialogue
Mais il est exact que le Dharma insiste prioritairement sur la
compassion, une forme d’amour qui se propose de résorber
l’illusion et la souffrance qu’elle suscite, tandis que le christianisme
met en exergue l’amour, étant donné les dons divins de l’Alliance
et de l’incarnation.
Ces deux accentuations différentes n’en laissent pas moins
apparaître des proximités très fortes que je vais recenser pour finir :
❑ amour et compassion sont susceptibles d’être marqués
d’ambiguïtés et appellent donc des vigilances multiples. Par
exemple, pour ne pas confondre compassion et pitié ou amour et
sensibilité.
❑ les deux attitudes s’inscrivent dans des schémas spirituels,
ceux-ci pouvant prendre des modulations variées : bienveillance,
joie, paix, admiration, pardon et réconciliation, équanimité et
disponibilité sans réserve, etc.
❑ par ailleurs, comme le suggèrent la grande compassion et le
pur amour, ces deux attitudes ont des degrés variables, selon le
chemin parcouru vers l’éveil ou selon l’intensité de la conversion.
❑ pour le bouddhisme comme pour le christianisme, aimer et
être compatissant ou miséricordieux relèvent d’une sagesse et
d’une compréhension de l’existence. Cela ne signifie pas
simplement que le sentiment, à lui seul, ne saurait fonder leur
réalité. Cela veut dire que ces deux attitudes supposent la
méditation et se réfèrent à des figures en lesquelles s’actualise leur
sens. Il est clair toutefois que ce sens n’est pas identique dans les
deux traditions. Christianisme et bouddhisme se séparent (d’une
manière spirituelle et non abstraite ou théorique) à propos de la
relation à Dieu, de la dualité et de la non-dualité, de la valeur que
peut avoir l’amour de soi-même.
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Conseil pontifical pour le Dialogue interreligieux (CPDI)
Conseil des Conférences épiscopales d'Europe (CCEE)
LA PRÉSENCE DU BOUDDHISME EN EUROPE
Du 19 au 22 mai, à la Domus Aurea, dans la région de Rome, le Conseil pontifical pour le Dialogue interreligieux (CPDI) et le Conseil des Conférences épiscopales d'Europe (CCEE) ont réuni des délégués provenant de douze pays d'Europe
pour une rencontre de réflexion sur la présence du bouddhisme sur le continent
européen. Voici le texte du document final de cette rencontre.*
1
À l'invitation du CPDI et du CCEE, un groupe d'évêques, de
théologiens et de spécialistes du dialogue interreligieux, se
sont réunis à la Domus Aurea (Magliana, Rome), pour réfléchir sur
la présence bouddhiste en Europe. Les participants, venant d'une
douzaine de pays européens, de l'Espagne à la Russie, de la Suède
à l'Italie, ont apporté chacun leur expérience du bouddhisme et de
la rencontre entre bouddhistes et chrétiens. La réunion qui eut lieu
du 19 au 22 mai 1999, quelques mois seulement avant le Synode
pour l'Europe, est la première sur ce thème à être organisée
conjointement par le CCEE et le CPDI.
2
Les participants se sont donné comme première tâche de
regarder de près la situation actuelle des relations entre
bouddhistes et chrétiens dans leurs pays respectifs. Aujourd'hui, il
existe un large éventail de présences bouddhistes en Europe, allant
des groupes déjà établis depuis longtemps jusqu'aux commu-
*
Texte en français du Conseil pontifical pour le Dialogue interreligieux (CPDI)
et du Conseil des Conférences épiscopales d'Europe (CCEE). Publié dans la
Documentation catholique, n° 2211, 3 octobre 1999, p. 858s.
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Chemins de Dialogue
nautés d'immigrés et de réfugiés. Mais la préoccupation principale
du groupe était le nombre croissant de chrétiens européens qui
sont attirés par la pensée et la pratique bouddhiques. Ce
phénomène est bien différent de la présence des communautés
musulmanes qui ont un sens très fort de leur identité et affirment
une foi en un Dieu créateur et personnel. Il se distingue également
de la situation de ceux qui adhèrent aux nouveaux mouvements
religieux avec leur grande diversité. Pour de nombre u s e s
personnes en Europe aujourd'hui, le bouddhisme apparaît comme
une tradition ancienne de sagesse spirituelle et en tant que telle
offre une alternative à la religion et à la culture dans lesquelles elles
ont été élevées.
3
Le groupe des participants a commencé ses réflexions sur cette
nouvelle situation en notant comment l'Église reconnaît avec
respect et affirme les vérités et les valeurs contenues dans une
tradition qui offre des réponses cohérentes « aux énigmes cachées
de la condition humaine qui, hier comme aujourd'hui, troublent
profondément le cœur humain » (Nostra ætate, 1). En particulier,
comme le déclare le Deuxième Concile du Vatican : « Dans le
bouddhisme, selon ses formes variées, l'insuffisance radicale de ce
monde changeant est reconnue » (Nostra ætate, 2). L'Église voit
donc dans le bouddhisme une voie sérieuse qui conduit à une
conversion radicale du cœur de l'homme. En raison de sa propre
préoccupation à demeurer éveillée à la présence du Seigneur,
l'Église ne peut que montrer du respect pour une tradition qui
attire l'attention sur le potentiel salvifique du moment présent. La
pratique de l'attention crée le sens d'un silence plus grand qui
nourrit l'attitude de compassion envers autrui, une attitude qui se
déploie souvent dans l'engagement et l'action. Cette pratique
bouddhique, et bien d'autres, encouragent ces fruits spirituels paix intérieure, joie, égalité d'âme, etc. - qui accompagnent toute
discipline spirituelle intense.
4
De tels aspects du bouddhisme font que cette tradition trouve
facilement une réponse chez des personnes en quête d'un sens
spirituel de la vie. Elles sont impressionnées par l'enseignement
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La présence du bouddhisme en Europe
bouddhique de l'interdépendance de toute réalité créée et de tous
les êtres vivants. Parfois il en résulte une forte poussée vers une
attention à l'écologie. Mais l'adhésion à une vision bouddhiste du
monde soulève pour l'Église de sérieuses questions théologiques et
pastorales. Du point de vue théologique, le dialogue avec les
bouddhistes soulève des questions sur les thèmes centraux de la
théologie chrétienne, en particulier sur la nature du Créateur et sur
le mystère unique de la création et du salut. Dans le domaine de la
pastorale, le dialogue questionne l'Église sur la façon de répondre
à ces « post-chrétiens » qui ont adopté une conception toute autre
de ce mystère.
5
Fidèle à la révélation chrétienne du Dieu qui accueille tous les
hommes, l'Église est avant tout appelée à pratiquer l'hospitalité envers les bouddhistes. Cela doit se faire à plusieurs niveaux
- il s'agit des quatre types de dialogue : échanges théologiques,
échanges au niveau de l'expérience spirituelle, dialogue de la vie et
dialogue de l'action commune (cf. Dialogue et annonce, 42). Pour les
catholiques, accueillir les bouddhistes veut dire tout d'abord reconnaître que l'Église est elle-même une communauté qui existe
seulement à cause du dialogue établi avec l'homme par le Dieu
d'amour. Elle est donc appelée à faire vivre ce dialogue dans ses
relations avec tous les hommes, partenaires dans un pèlerinage
commun.
6
À ce moment critique de la transformation de la société
européenne en cette fin du millénaire (cf. Redemptoris missio,
38 ; Tertio millennio adveniente, 52-53), un tel accueil implique un
renouvellement de la responsabilité évangélique de l'Église vis-àvis de tous ceux qui, pour quelque raison que ce soit, recherchent
l'illumination spirituelle en dehors des fro n t i è res visibles de
l'Église. Par cette quête, ils prétendent chercher une alternative à ce
qu'ils perçoivent souvent comme un dogmatisme stérile. Ils ont
souvent le sentiment que l'Église est trop institutionnalisée et
emploie un langage démodé et incompréhensible. Nombreux sont
ceux qui se plaignent du fait qu'ils n'ont pas reçu une initiation
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Chemins de Dialogue
adéquate à la prière personnelle, à la méditation et à une
expérience de salut intégral.
7
Cette responsabilité évangélique a des dimensions diverses.
D'un côté, l'Église, dans son souci pastoral envers tous ceux
qui ont choisi de vivre en recherche, continue à proposer JésusChrist comme le Chemin, la Vérité et la Vie (cf. Jn 14,6) et elle se
présente elle-même comme une vivante communauté de foi qui les
accompagne dans l'Esprit du Christ (cf. Lumen gentium, 13). D'autre
part, l'Église cherche à engager le dialogue et, par un renouvellement de l'ancienne discipline du « discernement des esprits », elle
les invite à être pleinement fidèles à eux-mêmes et à ce que l'Esprit
est en train d'enseigner (cf. Redemptoris missio, 56). Un tel discernement met en garde contre un éclectisme facile et attire l'attention
sur les problèmes inhérents au phénomène d'une double appartenance qui risquerait de minimiser la signification des différences
religieuses.
8
Nous recommandons comme priorités pastorales de donner
les ressources nécessaires pour la formation, l'information et la
coordination des efforts pastoraux dans ce domaine :
1. Formation
Les centres pastoraux ayant la responsabilité pour la catéchèse
devraient tenir compte des besoins créés par la présence croissante
en Europe de ces « nouveaux » bouddhistes. L'éventail d'activités
de ces centres requiert la formation de spécialistes et de personnes
capables de donner des points de repère pour un discernement
théologique et spirituel et d'exercer une diakonia veritatis (cf. Fides et
ratio, 49-50) pour le bien de l'Église.
2. Information
Il faut trouver le moyen de rassembler les ressources nécessaires
et les matériaux valables pour l'éducation, tant dans les écoles
qu'au niveau des adultes, pour des célébrations interreligieuses
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La présence du bouddhisme en Europe
dans le contexte de la rencontre entre bouddhistes et chrétiens et
pour diverses questions pastorales délicates, comme l'accompagnement de ceux qui s'engagent dans des mariages mixtes,
l'accompagnement des malades, les aumôneries de prisons, etc.
3. Coordination
Il semblerait opportun que chaque Conférence épiscopale
désigne une personne pour coordonner les demandes soulevées
par ce ministère de l'accueil interreligieux. Une telle personne
serait chargée de représenter l'évêque et/ou la Confére n c e
épiscopale dans les rapports avec les groupes bouddhistes du pays
et de maintenir le lien avec des centres - en particulier avec les
communautés monastiques, les institutions académiques et les
organisations interreligieuses. Selon les possibilités, ce ministère
devrait revêtir une dimension œcuménique.
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Études
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Lumière
&
Vie
n° 247 - juillet-septembre 2000 - tome XLIX-3
Une autorité affaiblie
L’épiscopat
Vatican II et l’épiscopat : une déception programmée
Christian Duquoc
L’autorité épiscopale : témoignage
Hippolyte Simon
Pouvoir, autorité et liberté dans l’Église
Yves Cattin
Quelle autorité pour les évêques ?
J.-P. Manigne
Des mésaventures d’une conférence épiscopale
Donna Singles
Les rapports entre l’épiscopat brésilien et le Saint Siège
Charles Antoine
Autorité épiscopale et primatiale dans l’Église catholique
allemande
Peter Hünermann
Autorité et pratiques dans l’Église anglicane
Suzanne Martineau
Chronique : le rôle social d’une faculté de théologie
Ch. Boureux
2, place Gailleton - 69002 Lyon
Tél : 04 78 42 66 83 - Fax : 04 78 37 23 82
e-mail : [email protected]
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Joseph Doré
Archevêque de Strasbourg.
ASPECTS DE LA RÉCEPTION DE NOSTRA ÆTATE
DANS L’ÉGLISE DE FRANCE
Dans la préparation de cette communication, je m'en suis très
directement tenu aux consignes données par Mgr R. Fisichella dans
les « linee fondamentale » par lesquelles il présentait ce
« Convegno sull'attuazione del Concilio ecumenico Vaticano II » :
« Queste [communicazioni], précisait-il, intendono considerare
l'accoglienza dell'insegnamento conciliare nelle diverse regioni
ecclesiali ».
Puisqu'il nous était ainsi demandé un écho par régions, j'ai retenu
ma propre « région », à savoir la France ; puisqu'on parlait globa lement d'accueil fait au Concile, je ne me suis pas limité à la seule
théologie prise comme telle, mais j'ai plutôt considéré la situation
ecclésiale dans son ensemble. Telle est bien d'ailleurs précisément
la raison pour laquelle j'ai donné à ma communication ce titre très
général : « Aspects de la réception de Nostra ætate dans l'Église de
France ».
Pour présenter au mieux les aspects en cause, j'aurai cinq points,
d'inégale longueur d'ailleurs :
• Des fondations de type universitaire (1),
• La création de plusieurs organismes officiels (2),
• Les travaux de la Conférence épiscopale (3),
• Un ensemble de réalisations diocésaines (4),
• Éléments d'une évaluation provisoire (5).
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1. Des fondations de type universitaire
1. La première donnée à enregistrer concernant la réception de
Nostra ætate (N.A.) par l'Église catholique en France est sans
conteste celle-ci : un peu plus d'un an seulement après la clôture du
Concile, « dans l'euphorie et l'optimisme que son œuvre avait
engendrés au sein de l'Église », fut envisagée, à l'Institut Catholique
de Paris (ICP), la création d'un Institut de Science et de Théologie des
Religions (ISTR). Son projet, « mis en forme et organisé par le
P. Daniélou » (qui avait été lui-même expert au Concile), fut
« discuté, précisé, approuvé d'un commun accord » dès le 9 mai
1967, et la « mise à exécution fut décidée pour le mois d'octobre
suivant » (Henri Bouillard1).
Dès le 13 décembre 1966, Mgr Veuillot, alors Archevêque de
Paris, transmettait à Mgr Haubtmann, Recteur de l'ICP, une
demande venue des Supérieurs majeurs (français) d'Ord re s
missionnaires et du Comité permanent des Religieux, concernant
la création d'un Institut de missiologie « qui formerait des “cadres”
pour la pastorale des missions ». Au cours des discussions qui s'ensuivirent au sein de ce qui devait devenir le Comité fondateur de
l'organisme ainsi souhaité, il fut entendu que la missiologie aurait
certes sa place, « mais à l'intérieur d'un ensemble plus vaste que
l'on désigna d'abord du titre, cher au P. Daniélou, de “théologie des
religions” ». Le programme général devant, cependant, nécessairement impliquer par ailleurs « une étude des grandes religions
non-chrétiennes », le P. Bouillard demanda et obtint que le titre de
la nouvelle fondation fût effectivement celui-ci : « Institut de
Sciences et de Théologie des Religions ». Et le théologien de
préciser : « En somme, l'Institut aurait pour but l'étude du fait
religieux et des religions non-chrétiennes dans une perspective
missionnaire ; il conjuguerait l'analyse scientifique et la réflexion
1. H. Bouillard, « Naissance et développement de l'Institut de Sciences et de
Théologie des Religions », Nouvelles de l'Institut Catholique de Paris n° 4, 1978,
p. 42-48.
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Aspects de la réception de Nostra ætate dans l’Église de France
théologique ; il établirait la rencontre et le dialogue de la foi
chrétienne et des religions non-chrétiennes ».
Au fil des années, le projet primitif s'élargit d'une part à l'étude
de l'athéisme moderne et de l'attitude du marxisme à l'égard de la
religion, d'autre part à l'enseignement des diverses « sciences
humaines de la religion et de son environnement », en attendant
que vienne encore à se développer de diverses manières une
recherche spécialisée sur « l'expression de la foi dans la diversité
des cultures », et qu'ainsi la théologie finisse par étendre son débat,
au-delà même des religions, aux cultures et civilisations du monde.
Intégré en 1973 à l'« Unité d'Enseignement et de Recherche
[UER = Faculté] de Théologie et de Sciences Religieuses » de l'ICP,
l'ISTR ainsi constitué devait y prendre jusqu'à ces dernières années
une place de plus en plus significative, avec même la possibilité de
conférer une licence canonique spécialisée. Accueillant au départ
surtout des « missionnaires », prêtres, religieuses, et laïcs (en
formation avant leur envoi ou en congé de recyclage), il s'est ouvert
de plus en plus : aux étudiants en théologie venus des autres
Instituts spécialisés de la même Faculté de Théologie ; aux prêtres
et laïcs attentifs à la nécessité de faire de mieux en mieux place au
dialogue interreligieux dans la société civile et dans la pastorale
ecclésiale ; aux hommes et femmes, y compris universitaires,
intéressés, à titre personnel, apostolique, ou même professionnel, à
la découverte des autres religions et à la rencontre et au dialogue
avec leurs membres…
2. Outre celle de l'ICP, il y a sept autres Facultés de théologie
catholique en France : d'une part, Angers, Lille, Lyon et Toulouse,
toutes liées à des Instituts (= Universités) catholiques, et d'autre
part Strasbourg (Université d'État), le Centre-Sèvres (jésuites) et Le
Saulchoir (dominicains). Même si je ne puis ici entrer dans le détail
de la programmation de chacune de ces Facultés, je dois au moins
signaler que toutes en sont venues, plus ou moins tôt selon les cas,
à faire une place aux religions (théologie des religions partout,
sciences humaines des religions quelquefois) : il suffit de s'en
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Chemins de Dialogue
rapporter aux Brochures présentant les programmes annuels. Et
une mention spéciale s'impose tant pour le Centre-Sèvres à cause
de son lien avec l'Institut Ricci, spécialisé pour la Chine comme son
nom l'indique, que pour Lyon à cause de la grande tradition
missiologique (et œcuménique) locale.
Mais, au-delà de ces réalisations restées malgré tout assez
limitées – du moins dans le domaine qui nous occupe ici – on peut
et doit bel et bien faire état de deux autres ISTR proprement dits.
Venus s'ajouter à celui de Paris, ils ont d'ailleurs avec lui des
rapports réguliers et organisent des rencontres auxquelles sont
aussi invités les enseignants en théologie ou en sciences des
religions des autres facultés, lors même qu'elles n'ont pas – encore ?
– fondé elles-mêmes d'ISTR.
a) Tout d'abord, Marseille. En 1991 était créé dans cette ville
l'Institut Saint-Jean, annexe de l'Université catholique de Lyon
pour le service des diocèses de la région apostolique ProvenceMéditerranée. La même année, à la faveur d'un synode diocésain,
l'Église catholique de Marseille exprimait « son désir de s'engager
davantage dans le dialogue interreligieux »2. Elle entendait ainsi
prendre acte des exigences apostoliques liées à la grande pluralité
locale au plan religieux. Sur un total de quelque 800 000 habitants,
Marseille compte en effet environ : 150 000 musulmans, 80 000 juifs,
et plusieurs milliers de bouddhistes ; s'y ajoutent de grandes diversités également parmi les chrétiens, puisqu'existent d'importantes
communautés d'arméniens, de maronites, de grec-catholiques, etc. ;
et le tout est naturellement vécu à la fois dans le climat général de
la laïcité française et dans un contexte global marqué, comme
partout dans notre pays, par une forte indifférence religieuse voire
par un certain athéisme militant.
C'est précisément pour organiser et accompagner l'engagement
dans le dialogue interreligieux dès lors, et ainsi, estimé décisif déjà
2. Je me réfère ici à une intervention de J.-M. Aveline, Directeur de l'ISTR de
Marseille à la Huitième Assemblée Générale de la Conference of Catholic
Theological Institutions (COCTI) de Louvain, des 5-10 août 1999.
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Aspects de la réception de Nostra ætate dans l’Église de France
au plan pastoral le plus immédiat, que le diocèse de Marseille
fondait en octobre 1992 son propre ISTR, rattaché à l'Université
catholique de Lyon par le biais de l'Institut Saint-Jean. Ouvert en
priorité aux laïcs intéressés tant à titre personnel qu'à titre ecclésial,
cet ISTR accueille, selon leur désir, prêtres aussi bien que laïcs ; et la
présence de juifs et de musulmans (ces derniers en augmentation)
y est « régulière ».
P roposant des enseignements à visée pastorale (pour les
diocèses de la Région) ou professionnelle (secteurs de l'éducation,
de la santé, de la communication), acheminant à un certificat puis
à un diplôme en « sciences et théologie des religions », l'Institut est
également habilité à préparer – à des conditions précises – à une
licence canonique spécialisée en théologie. S'ajoute un
Département de recherche et de publication qui a lancé, dès 1993 et
au rythme de deux numéros par an, la revue Chemins de dialogue,
consacrée à la rencontre des religions et dès maintenant parvenue
à son quinzième numéro3.
L'absence sur place d'une Faculté de théologie a obligé à
développer dans le cadre même de la nouvelle institution tout un
cursus de théologie chrétienne remise en chantier par la problématique interreligieuse qui vient d'être évoquée. Et, corrélativement,
la fermeture du Séminaire (interdiocésain) local en même temps
que les exigences de la pastorale diocésaine ont contribué à donner
à ce second ISTR de France, au-delà de son intérêt directement
théologique et spécialisé, des caractéristiques étroitement liées aux
besoins concrets des diocèses méditerranéens et de plusieurs
catégories socio-professionnelles de la région.
b) Ensuite, Toulouse. Deuxième ville universitaire de France,
Toulouse compte plus de 100 000 étudiants, parmi lesquels un
nombre important de maghrébins et, plus globalement, d'africains ;
la spécialisation de la ville en aéronautique attire par ailleurs vers
elle une population que de nombreux voyages ouvrent aux
3. Chemins de Dialogue. Revue théologique et pastorale sur le dialogue interreligieux : 11, impasse Flammarion / F-13001 Marseille.
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Chemins de Dialogue
religions du monde et aux questionnements qu'entraîne leur
découverte. Enfin, « la grande région du Sud-Ouest a vu se multiplier les monastères bouddhistes, avec celui de Lavaur dans le Tarn
et ceux de Saint-Léon-sur-Vézère en Périgord, “terre de l'homme”,
comme aiment à le souligner les organisateurs de tourisme en ce
pays de Lascaux et des Eyzies, et comme ne manquent pas de le
compre n d re bon nombre de personnes qui vivent dans la
mouvance du New-Age » (Gérard Raynal4).
Dès 1979, René Coste avait fondé sur place un Centre d'Études
Africaines et Arabes qui organisait tous les deux ans, depuis 1984,
un grand « Colloque interreligions […] faisant intervenir des conférenciers musulmans, juifs et chrétiens dans un esprit de respect
mutuel [désireux de] donner libre cours à la franchise et à
l'ouverture à l'autre ». Jean Vernette, de longue date à l'œuvre dans
le vaste champ des sectes et des Nouveaux Mouvements Religieux,
en avait fait l'objet d'une recherche effectuée et d'enseignements
donnés tant à la Faculté de Théologie qu'à l'Institut d'Études
Religieuses et Pastorales de la ville rose. Enfin, Joseph Levesque
(décédé en 1995) avait dirigé dès 1987 un Département d'Histoire
et de Théologie des Religions fondé à l'intérieur de la Faculté de
Théologie locale, en particulier à la demande des Pères Blancs (qui
ont justement établi à Toulouse la maison de formation de leurs
étudiants de deuxième cycle).
C'est sur la lancée de cet ensemble d'institutions déjà performantes qu'était créé, en septembre 1994, le troisième ISTR de
France, « comme un organisme à part entière de l'Université
Catholique du Sud-Ouest ». Conçus dans une perspective « très
interreligieuse », les formations proposées, les enseignements et la
recherche programmés y portent « sur le fait religieux dans
l'humanité, sur la connaissance des religions et des cultures du
monde, et aussi sur la théologie des religions ». À côté d'un public
d'étudiants préparant soit certificat soit diplôme, un large public
4. Directeur actuel de l'ISTR de Toulouse, dont j'utilise ici-même une brochure de
« présentation » que peut fournir le Secrétariat : 8, place du Parlement F–31000 Toulouse.
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intéressé par les cultures et les religions de l'humanité se mêle à des
personnes professionnellement confrontées à l'interculturalité
(entreprises, organismes de formation, etc.). Il est significatif que le
« Conseil d'orientation et de recherche » de l'Institut en question
comporte, à côté bien sûr de membres de l'Institut Catholique de
Toulouse lui-même, des personnes qui y siègent soit « au titre de
leur compétence universitaire ou professionnelle » (École des
Hautes Études en Sciences Sociales, École Supérieure de
Commerce, Institut d'Études Politiques de Toulouse, Universités
locales, etc.) soit « au titre de leur appartenance religieuse » (Église
Réformée, Église Orthodoxe, Judaïsme, Islam, Bouddhisme).
•••
On le voit : d'assise universitaire et de type académique, ce
premier aspect de la « réception » de Nostra ætate dans l'Église de
France mérite grande considération. Directement inspirées par des
besoins et portées par des intentions d'ordre ecclésial, les réalisations dont on peut faire état à ce premier titre portent du fruit à
tous les plans de la pastorale. On peut ajouter que, fédérant treize
Congrégations missionnaires et recourant elle-même à la collaboration d'universitaires, la revue Spiritus apporte pour sa part en ce
domaine une contribution importante, qui s'est en particulier
traduite par l'organisation de colloques de bon niveau et largement
suivis5.
5. Revue d'études trimestrielle fondée en 1959 et gérée en commun par treize
instituts missionnaires, masculins et féminins : 12, rue du P. Mazurié/F-94669
Chevilly-La-Rue Cédex.
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2. La création de plusieurs organismes officiels
Un deuxième aspect, plus institutionnel encore – si possible –
que celui qui vient d'être évoqué, doit être mentionné au titre de la
réception de Nostra ætate par et dans l'Église de France, à savoir la
création, sur l'initiative des instances qualifiées de l'Épiscopat, de
plusieurs organismes officiels de relations, de rencontre et de
dialogue.
1. Vient ici en tout premier lieu, car il remonte à 1969, le Comité
Épiscopal pour les Relations avec le Judaïsme. Après tout juste
trente ans de vie, il pouvait tenir le 31 janvier 2000 sa 63e rencontre,
et le P. Dujardin, Secrétaire en fin de mandat, pouvait y faire « l'historique du travail [accompli] depuis les origines ».
Si les réunions tenues ont été nombreuses, les débats ouverts et
les contacts pris l'ont été tout autant. Même si le Comité, qui en a
lui-même bien conscience, est loin d'assurer à lui seul tout ce qui se
fait en notre pays au titre des relations des catholiques avec le
Judaïsme, il remplit néanmoins bel et bien son rôle, qui est « de
susciter, d'animer, de soutenir, d'éclairer »6. Nombreuses ont été,
par exemple, les sessions de sensibilisation et de formation
organisées, chaque année dans une région apostolique différente,
en particulier avec les Sœurs de Sion ; et nombreuses aussi, les
initiatives pour l'étude de l'hébreu ou pour la formation au
dialogue judéo-chrétien (sessions Israël, session Davar, etc.).
Le souci a par ailleurs été constant de suivre les « questions
d'actualité » et, en conséquence, d'informer et de former, à chaque
fois, les chrétiens sur la « sensibilité juive » en la matière
concernée : affaire Waldheim, affaire Touvier, profanation du
cimetière de Carpentras, établissement de relations diplomatiques
6. Documentation disponible à l'adresse du Comité : Maison Pierre de Bérulle,
17, rue des Lyonnais/F-75005 Paris. J'ai d'autre part utilisé des éléments
aimablement fournis par Mgr Poulain, Président en exercice du Comité.
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Aspects de la réception de Nostra ætate dans l’Église de France
entre le Saint-Siège et Israël, Carmel d'Auschwitz, béatification
d'Édith Stein, etc.
De grands dossiers ont été ouverts (ou entrouverts) :
• sur la vocation permanente d'Israël et sur le lien fondateur et
constitutif entre Israël et l'Église ;
• sur la manière de lire l'Ancien Testament « pour permettre le
dialogue entre Juifs et Chrétiens » ;
• sur la façon dont la Shoah peut interroger la pratique ecclésiale
de la mission et la théologie catholique de la Rédemption ;
• sur le problème des mariages mixtes et des conversions ;
• sur les relations organiques à établir et à entretenir tant avec le
Centre National de l'Enseignement Religieux et avec les commissions de la Pastorale catéchétique et de la Pastorale sacramentelle
et liturgique qu'avec le Secrétariat pour les Relations avec l'Islam
(et avec leurs correspondants dans les différents diocèses), etc.
Enfin, non seulement un soutien a été apporté à la création d'un
Centre Chrétien d'Études Juives lié à la Faculté de théologie catholique de Lyon, mais le nombre des interventions dans les diocèses
(et les séminaires) est allé se multipliant. De substantielles publications sont parues dans différentes revues de théologie, de pastorale
ou d'œcuménisme. Une « journée d'éveil » située le dimanche entre
Rosh Hashana et Kippour a été mise en place en plusieurs diocèses.
Enfin une contribution importante a été apportée à la préparation
de la démarche de repentance des Évêques de France à Drancy le
30 septembre 19977.
Dans une communication récente au Conseil permanent de
l'Épiscopat, une relecture du chemin parcouru proposait l'analyse
suivante : du « temps de l'enseignement » (appropriation de
Vatican II), on serait passé à celui des « questionnements » (voire
du doute) puis à celui de l'« ouverture » (manifestations de repen-
7. La Déclaration du 30 septembre 1997 est parue dans la Documentation
Catholique n° 2168 du 19 octobre 1997, p. 870-872.
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Chemins de Dialogue
tance) ; on en serait maintenant vraiment parvenu au « temps de
l'engagement chrétien » pour un dialogue vrai et fraternel.
2. À peine quatre ans après l'organisme épiscopal spécialisé
dans les relations avec le Judaïsme que je viens de présenter, était
fondé, corrélativement en quelque sorte, un Secrétariat pour les
Relations avec l'Islam (SRI). À ce qui paraît, l'Épiscopat de France fut
même le premier de tous à procéder à une telle création. La
décision fut prise, au cours du Conseil permanent du 19 mars 1971,
de confier « à Mgr Huygue, Évêque d'Arras, le soin de coordonner,
en son nom, les initiatives concernant les problèmes que posent à
l'Église la présence de nombreux musulmans en France, et
d'animer un groupe d'études composé de quelques évêques et de
théologiens spécialisés dans ces questions »8.
Dès ce moment, un groupe de travail se constitua, qui permit la
création officielle, le 30 janvier 1973, de l'organisme souhaité.
Celui-ci commença d'accomplir sa mission en relation avec d'une
part une « Pastorale des migrants » alors naissante et d'autre part
le « Relais Maghreb » datant de la guerre d'Algérie. Ses activités et
son climat n'ont pas cessé d'évoluer depuis sa création. On peut
dire que le point où la différence se marque principalement depuis
les commencements est la suivante : en notre pays du moins, ce ne
sont plus seulement des personnes de tradition musulmane que les
chrétiens sont appelés à rencontrer, mais bien l'Islam lui-même, à
savoir une grande religion avec son organisation, ses publications,
ses institutions, etc.
Les activités du Secrétariat se déploient en fonction de plusieurs
orientations fondamentales, dont les suivantes :
• susciter des groupes de découverte, d'échange et de dialogue
entre chrétiens et musulmans ;
8. Documentation disponible à l'adresse du Secrétariat : 71, rue de Grenelle F–75007 Paris. Quelques indications précieuses sous la signature de Michel
Lelong, dans Islamochristiana n° 4/1978, p. 166-174.
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Aspects de la réception de Nostra ætate dans l’Église de France
• organiser une formation des chrétiens sur la connaissance tant de
l'Islam que des populations qui s'en réclament, et des possibilités
du dialogue avec elles ;
• favoriser les rencontres entre responsables chrétiens et responsables musulmans ;
• animer un réseau de personnes compétentes dans les diocèses où
la présence musulmane est importante.
La poursuite de ces objectifs est assurée d'abord par l'organisation de sessions de formation (une chaque année en juillet),
d'approfondissement puis de formation permanente, mais aussi
par l'entretien d'un service de documentation, par l'incitation à une
recherche théologique soutenue, et par l'entretien d'une collaboration régulière avec divers services de l'épiscopat (Service de la
Pastorale des Migrants, Commission Justice et Paix, Coopération
missionnaire, Mouvements d'Action Catholique concernés, Comité
pour les Relations avec le Judaïsme, etc.) et avec les organismes
correspondants des autres Églises.
Enfin, des publications régulières relancent opportunément
l'attention et travaillent à élargir la conscientisation. La Lettre du
SRI, qui paraît trois fois l'an, informe sur l'actualité, apporte des
témoignages et fait connaître ouvrages, sessions et cycles de conférences ; les Documents du SRI, destinés à une grande diffusion,
présentent synthèses brèves et informations à la fois rapides et
précises ; les Dossiers du SRI proposent une réflexion approfondie
sur des thèmes choisis tant pour leur importance que pour leur
actualité.
3. Est en outre à signaler la constitution d'un Comité Épiscopal
pour les Relations interreligieuses. Le principe de sa création ayant été
adopté lors de l'Assemblée plénière de novembre 1994 dans le
cadre de la « réforme des structures » de la Conférence épiscopale,
sa direction a été récemment confiée à Mgr Panafieu, Archevêque
de Marseille et par ailleurs Président du SRI. Il a tenu sa première
réunion le 31 janvier 2000.
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Chemins de Dialogue
Son rôle est en train de se préciser, en articulation avec les tâches
accomplies et les orientations prises aussi bien par le Comité pour
les Relations avec le Judaïsme que par le Secrétariat pour les
Relations avec l'Islam. Il est clair qu'il est appelé à développer
attention et contacts tant avec les religions asiatiques, Bouddhisme
surtout, qu'avec les « Nouveaux Mouvements Religieux », en particulier de type sectaire.
Service de la Conférence des Évêques de France, « il se veut une
instance d'information, de réflexion et de proposition à partir des
réalités interreligieuses et de leurs incidences sur la pastorale de
notre pays ». Il est en lien étroit avec le Conseil pontifical romain
pour le Dialogue interreligieux.
3. Les travaux de la conférence épiscopale
Déjà les fondations de type universitaire évoquées en un
premier temps, et plus encore sans doute la création des
organismes officiels qui viennent d'être en un deuxième temps
mentionnés, sont un signe manifeste de l'engagement de l'Épiscopat français dans la réception du message que les Pères de
Vatican II voulurent faire passer aux Églises avec l'adoption de
Nostra ætate. À cela ne se limite cependant pas l'implication
épiscopale en la matière : on doit encore faire état de ce que
révèlent les travaux de la Conférence des Évêques de France ellemême, en particulier à l'occasion de ses sessions plénières de
chaque année.
1. Pour cadrer globalement les choses, on peut commencer par
se donner ici trois grands repères.
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Aspects de la réception de Nostra ætate dans l’Église de France
❑ Tout d'abord on peut citer le « Rapport Coffy » (1971) intitulé
« Église-Sacrement ». Sans qu'une insistance particulière y soit mise
sur le pluralisme religieux, il est tout de même significativement
relevé, dans le « contexte culturel » de l'époque, que l'Église catholique « entre dans un régime de concurrence », et que « par le fait
même la foi catholique se trouve relativisée en fait ». La question
est dès lors posée, estime-t-on, de savoir « comment faire
apparaître et percevoir l'universalité du christianisme »9.
❑ Tout proche de nous, on peut, en second lieu, relever que le
récent « Rapport Dagens » (1996), officiellement présenté comme
une « Lettre aux Catholiques de France » sous le titre Présenter la foi
dans la société actuelle, se fait une obligation d'enregistrer l'évolution
de la situation française au plan des religions et du religieux, et ne
manque pas d'en réclamer une prise en compte judicieuse : « Le
dialogue avec des croyants qui se réclament des autres traditions
religieuses n'est donc pas facultatif pour nous. Il permet de reconn a î t re comment la re c h e rche de Dieu et la relation à Dieu
façonnent, quoique différemment, une existence humaine »10.
❑ Enfin, entre ces deux « extrêmes » chronologiques – qui
délimitent 25 ans de la vie de l'Église en France : (1971 et 1996) –,
on peut re m a rquer qu'il est arrivé au moins une fois à la
Conférence épiscopale de se préoccuper des religions. Elle le fit en
son assemblée plénière de Lourdes 1986, sous le titre « L'Islam et
les chrétiens » et avec le concours du Père Maurice Borrmans et du
Professeur Rémy Leveau11. Mais « à l'époque, la présence de l'islam
dans sa forme institutionnelle était moins sensible qu'aujourd'hui.
[Par ailleurs], les intervenants étaient de qualité, mais le débat était
resté quelque peu académique ». Autant dire qu'il conviendrait d'y
revenir !
9. Robert Coffy/Roger Varro, Église, signe du salut au milieu des hommes. Rapports
présentés à l'Assemblée plénière de l'Épiscopat français, Lourdes 1971, p. 25.
10. Proposer la foi dans la Société actuelle. Rapport rédigé par Mgr Dagens, Cerf,
Paris, 1996, p. 30.
11. Pour que le monde croie. Assemblée plénière, Lourdes 1986, p. 109-148.
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Chemins de Dialogue
2. Tout ce qui précède, et qui n'est certes pas négligeable, étant
dit, il reste que l'on doit bien reconnaître ceci : pendant les trente
années au moins qui ont suivi la fin du Concile Vatican II et donc
la publication de sa Déclaration sur les religions, la Conférence
épiscopale s’est, comme telle, relativement peu préoccupée des
thèmes abordés par Nostra ætate. Pour qu'elle y vienne de manière
effectivement significative, il a de fait fallu attendre les toutes
dernières années… quitte à préciser qu'alors elle a voulu et su
accorder à la question une place effectivement importante. On peut
faire ici état d'au mois trois éléments qui le font bien apparaître :
❑ En 1997 et 1998, l'Assemblée consacra un long moment au
thème « Dialogue interreligieux et Islam », la première de ces
années étant davantage « de l'ordre du regard et de l'analyse », et
la seconde devant permettre d'élaborer « quelques ouvertures et
orientations pour [le] gouvernement pastoral »12.
Comportant deux temps, la journée entière du 7 novembre 1997
fut effectivement vouée à l'Islam. D'une part, la matinée comporta
deux « interventions magistrales ». La première, de Mgr Michaël
Fitzgerald, s'attacha à présenter « les enjeux de la présence des
musulmans en Europe de l'Ouest et les conséquences sur le
dialogue interreligieux, compte tenu des évolutions qui marquent
l'Islam dans ses diverses composantes ». Sous le titre « Foi
islamique et théologie chrétienne », la seconde, du P. Joseph Doré,
présentait successivement l'autocompréhension traditionnelle de
la foi islamique chez les musulmans d'aujourd'hui puis, corrélativement, la vision islamique du christianisme, après avoir relevé, en
introduction, l'importance du facteur religieux dans la réalité
musulmane de France aujourd'hui, et avant de proposer, pour
c o n c l u re, « quelques indications théologiques et suggestions
pratiques » en vue de la rencontre pastorale. L'après-midi était
voué à des assemblées partielles travaillant sur les consignes
suivantes : repérer les quelques points sensibles dans lesquels notre
mission pastorale est engagée (des mariages mixtes à la
12. Un rendez-vous pour la foi. Assemblée plénière, Lourdes 1997, p. 73-129.
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Aspects de la réception de Nostra ætate dans l’Église de France
construction de mosquées) ; préciser quelques orientations pastorales à mettre au point.
❑ 1998. Tous les deux ans, la Commission doctrinale
programme, à l'intention des évêques qui le désirent, une session
de formation permanente. La onzième (« Montana XI »), qui se tint
à Luxembourg du 5 au 9 janvier 1998, porta sur le dialogue interreligieux en général, mais avec une attention plus particulière au
Bouddhisme. Après un survol historique du P. Joseph Doré et un
exposé par le P. Damien Sicard des prises de position du magistère
depuis Vatican II, Dennis Gira et Dom Massein proposèrent de
« partir à la découverte du Bouddhisme ». Dans une troisième
étape, J. Doré proposait une réflexion sur « le mystère du Christ et
les religions du monde », et P. Massein sur « le statut de la vérité
dans le dialogue interreligieux ». Des débats et des carrefours
vinrent compléter ce programme dense, que Mgr Panafieu devait
encore prolonger par une « réflexion critique sur l'interprétation
qu'on donne de ce dialogue, sur les groupes qui se forment à son
propos, le message qu'ils adressent, les institutions qui travaillent
cette question, etc. »
Si l'on précise que 36 évêques de France participèrent à ladite
session – et si l'on tient compte du fait qu'un certain nombre de
diocèses ne sont pas affrontés « avec intensité » (Mgr Panafieu) au
problème soulevé –, on mesure l'importance du chemin accompli
en quelques années !
❑ 1999. L'Assemblée de 1998 ayant de fait, comme c'était
annoncé, poursuivi l'examen du dossier Islam, ses travaux
aboutirent l'année suivante à la publication d'un ensemble de 19
« fiches pratiques » préparées par le Secrétariat pour les Relations
avec l'Islam et mises au point après leur examen par les évêques.
Intitulées Catholiques et Musulmans, ces « fiches pastorales » sont
consacrées tant à la coexistence et à la relation entre chrétiens et
musulmans « dans les quartiers » (fiches I) qu'à la « demande de
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mosquées » (III), aux « couples islamo-chrétiens » (VII), à la
pastorale de santé (XI) ou des aumôneries de prison (XII), etc.13
Certes, l'Islam n'épuise pas le champ à couvrir par la pastorale
ecclésiale au titre des chemins ouverts par Nostra ætate. Mais, avec
l'attention qui lui est désormais effectivement portée par l'Épiscopat français, la preuve est en tout cas faite que la réception du
document conciliaire qui nous occupe a largement débordé les
cercles spécialisés pour entrer durablement dans les préoccupation
des diocèses et, d'abord, de leurs pasteurs.
4. Un ensemble de réalisations diocésaines
Afin de vérifier qu'en effet prises de conscience et engagements
ont maintenant dépassé les milieux par définition intéressés pour
concerner, au-delà même des évêques, une bonne part de la
pastorale qu'ils conduisent dans leurs diocèses respectifs, je m'en
suis rapporté à l'organe de la Conférence épiscopale qui recense
systématiquement deux fois par mois les thèmes abordés dans les
publications officielles (« Semaines religieuses », Bulletins diocésains et autres) de tous les diocèses de France14. Pour ne pas disproportionner les choses, je m'en suis tenu à la dernière année
complète, soit 1999, qui présentait, en outre et entre autres,
l'avantage de venir juste après celles où, comme nous venons de le
relever, la Conférence épiscopale française en est venue à s'intéresser de plus près à la rencontre et au dialogue interreligieux.
13. Documents-Épiscopat n° 67, avril 1999. « Catholiques et Musulmans. Fiches
pastorales ».
14. SNOP. Lettre d'information bimensuelle de la Conférence des Évêques de France : 106,
rue du Bac/F-75341a Paris Cedex 07.
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Aspects de la réception de Nostra ætate dans l’Église de France
Aussi rapide qu'il ait été, le relevé que j'ai pu effectuer est, une
nouvelle fois, assez significatif. J'en retiens au moins quelques
éléments, qui suffiront à refléter avec justesse la tendance de
l'ensemble. Sur les 19 numéros qu'a de fait comportés la publication bimensuelle de la Conférence des Évêques de France, deux
seulement ne mentionnaient aucune activité d'ordre interreligieux
ayant fait l'objet d'un écho dans un bulletin diocésain.
En revanche, la rubrique « Islam » était documentée dans 9
numéros (pour 17 diocèses) ; la rubrique « Judaïsme » dans 5
numéros (pour autant de diocèses) ; la rubrique « Bouddhisme »
dans 2 numéros (pour autant de diocèses). Une rubrique « Sectes.
Nouveaux Mouvements Religieux » apparaissait dans 5 numéros.
Une rubrique « Dialogue interreligieux » figurait enfin dans 6
numéros (pour 9 diocèses). Dans tous les cas étaient évoqués
principalement : soit des messages de vœux et de bienveillance à
l'occasion de fêtes ; soit des conférences, journées ou sessions
d'information ou de formation ; soit des rencontres (de différents
niveaux) entre partenaires de plusieurs religions, quoique toujours,
semble-t-il, sur l'initiative de catholiques.
Bien entendu, les bulletins diocésains ainsi examinés sont très
loin de répercuter tout ce qui a de fait été vécu et réalisé dans les
diocèses durant l'année retenue ! On conviendra cependant sans
difficulté que la récolte est significative.
5. Éléments provisoires d'évaluation
Sans vouloir allonger trop ce survol, il me paraît indiqué de
regrouper pour finir, et par mode de conclusion, quelques éléments
susceptibles de permettre une évaluation déjà un peu précise de
l'accueil à ce jour fait, par et dans l'Église de France, à notre
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Chemins de Dialogue
Déclaration conciliaire Nostra ætate et aux appels dont elle était
porteuse.
1. Une prise en compte est d'ores et déjà largement effectuée en un
grand nombre de lieux (des Facultés aux Églises diocésaines), et
cela pratiquement à tous les niveaux de responsabilité (des
évêques aux catéchistes).
On a enregistré ce que l'on doit bien désormais considérer
comme une évolution historico-sociale irréversible, qui aboutit à une
situation jusqu'à maintenant inédite : même en France, le débat
théologique et l'action pastorale ne seront plus à conduire
seulement avec d'une part les autres confessions chrétiennes et
d'autre part l'incroyance ou l'indifférence, mais également avec les
autres religions. Cela étant, il est de mieux en mieux perçu : d'abord,
que ces dernières sont et seront à traiter, au-delà des relations
individuelles, au niveau également des institutions en lesquelles
elles ont commencé à s'organiser, et des instances qui sont susceptibles de les représenter ; et, ensuite, qu'il n'y a pas seulement,
pourtant, à se préoccuper des religions instituées mais également
d'un « phénomène de religiosité » assez diffuse, sans négliger, de
surcroît, les aspects sectaires qu'il peut comporter.
2. Une prise de conscience est en cours et se développe concernant
l'importance « anthropologique » du fait religieux. Et cela, du point de
vue tant de la conduite de l'existence individuelle que de l'organisation de la vie en société.
D'un côté, les mentalités courantes et les pouvoirs publics sont
bien obligés d'admettre que « la religion » ou « les croyances » en
général, et les diverses religions en particulier, ne peuvent plus être
tenues pour n'avoir de pertinence que dans la sphère du privé. Les
évolutions récentes (du côté de l'Islam et des sectes surtout)
montrent bien que, quoi qu'on dise ou fasse, il y a bel et bien une
dimension sociale dans le phénomène religieux. D'un autre côté, les
catholiques et, plus largement, les chrétiens, doivent bien reconnaître qu'ils ne sont pas les seuls à être croyants et religieux ; et cela
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ne peut que les inciter à se « conscientiser » sur plusieurs plans :
1) il est donc possible d'être croyant, mais il y a plusieurs manières
de l'être ; 2) il convient de savoir à la fois pourquoi, à quelles conditions et sous quelle forme on pourrait (ou l'on ne pourra pas) l'être
soi-même ; 3) quel que soit le choix que l'on fera (ou refera), on
devra – corrélativement – respecter celui des autres.
3. Une prise de responsabilité nous attend dans le domaine pastoral
et institutionnel. En fonction de ce qui précède, on peut estimer que,
s'ils veulent poursuivre la réception déjà bien engagée de Nostra
ætate dont on vient de faire état, les responsables de l'Église sont
appelés à ouvrir ou à développer plusieurs chantiers. En somme, il
leur revient, dans le domaine qui nous a ici occupés :
❑ d'intégrer régulièrement la préoccupation de la dimension
interreligieuse à l'annonce habituelle de la foi ; non pas, certes, pour
relativiser cette dernière, mais à la fois pour en mieux mettre en
valeur la teneur et la spécificité, et pour équiper les fidèles en vue
de la rencontre avec des croyants d'autres religions ;
❑ de programmer des formations systématiques dans les facultés et
dans les séminaires et, pourquoi pas, dans les diocèses eux-mêmes,
étant bien entendu que celles-ci devront permettre aux chrétiens
qui les fréquentent d'approfondir d'autant plus sérieusement leur
propre foi qu'ils seront conduits à découvrir et apprécier celle des
« autres » ;
❑ d'instituer dans chaque diocèse des instances de dialogue inter religieux, d'ailleurs liées aussi bien à la pastorale des migrants qu'à
celle du tourisme.
Par quoi il apparaît évident que la « réception » de Nostra ætate
n'a pu s'accomplir et ne pourra se poursuivre authentiquement
sans la « réception » corrélative des autres documents du Concile
Vatican II – avant tout, bien sûr, de ses grandes Constitutions : non
seulement Gaudium et spes et Lumen gentium, mais également
Sacrosanctum concilium et Dei Verbum.
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Cahiers de Meylan
Des femmes en mouvement :
catholiques et protestantes au XXe siècle
Avec ce nouveau Cahier de Meylan, Mathilde Dubesset, historienne et collaboratrice du Centre théologique de Meylan Grenoble, offre une approche historique très stimulante de la
manière dont les femmes chrétiennes, catholiques et protestantes, ont été à leur manière actives dans la dynamique de
transformation du statut des femmes et des relations entre
hommes et femmes au XXe siècle… un regard renouvelé sur des
femmes en mouvement !
Sommaire
❑ Retour sur les modèles hérités du XIXe siècle
❑ Des femmes engagées dans leur siècle, des années 1900 aux
années 1960
❑ Des années 1970 à aujourd’hui, contestations, mutations et
perspectives
Mathilde Dubesset, historienne, IEP de Grenoble
Cahiers de Meylan 2000-2
80 pages - 60 f
15, chemin de la Carronnerie - 38246 Meylan Cedex
Tél : 04 76 41 62 70 - Fax : 04 76 41 62 97
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Journées Culturelles de Vars
16, 17,18,19 Juillet 2000
Située à l’est du département des Hautes-Alpes, la commune de Vars occupe une
position privilégiée entre Dauphiné, Provence et Italie.
Elle domine trois vallées réputées : l’Ubaye, le Guil et la Durance et bénéficie de
la proximité du parc national des Écrins et du parc régional du Queyras.
Quatre villages se sont regroupés :
- Saint-Marcellin, 1600 m, le village le plus ancien, qui est la mémoire de la
commune, avec l’église (XIIIe) et le temple (fin XVIIIe).
- Sainte-Marie, 1650 m, où furent installées les premières remontées mécaniques et
les premiers hôtels créés pour la plupart dans d’anciennes bâtisses à l’architecture
locale traditionnelle, dans les années 1960.
- Sainte-Catherine, 1800 m, hameau à flanc de montagne exposé au sud, où la vie
pastorale est toujours très présente.
- Les Claux, 1850 m, cœur de la station, pourvu de tous les équipements modernes
pour des activités hivernales et estivales.
Au fil des années, la station s’est beaucoup développée et a gagné un grand rayonnement, tant par la beauté des paysages, la qualité de ses pistes et sentiers que par
la dimension familiale et la chaleur de son accueil.
L’histoire de Vars est marquée par le brassage de nombreuses cultures et religions.
Les premières populations se sont implantées à l’âge de bronze, puis à l’époque
romaine. Saint Marcellin, évangélisateur des Alpes, s’est installé à Embrun vers
350 ap. JC. Suivirent les invasions des Goths et des Sarrazins entre 726 et 993
(bataille du col de Vars). Puis plusieurs Fondations de différents Ordres choisirent
la région :
- L’abbaye de Boscodon (1132)
- Laverc, Lure
Les routes des pèlerinages furent jalonnées de refuges dont l’hôpital MarieMadeleine à Vars.
Après le massacre des Vaudois du Lubéron en 1545, les protestants, persécutés, se
réfugièrent dans les montagnes où ils s’installèrent ; les temples, construits aux
villages de Sainte-Marie et Sainte-Catherine furent détruits au mois de janvier
1685 et les deux cimetières insérés dans les cimetières catholiques.
La tradition veut que les catholiques ayant refusé de détruire les temples, l’armée
fut envoyée pour le faire.
Au début du XIXe siècle, la liberté de culte ayant été rétablie, le temple de SaintMarcellin fut reconstruit.
À Noël 1970, fut inauguré le Centre Œcuménique de Vars, créé à l’initiative du
père Philippe, curé de Vars et du pasteur Poulain.
Ce projet avait été encouragé par le père Coffy, alors évêque du diocèse de Gap,
qui en avait saisi le sens et compris l’espérance.
Ce centre œcuménique, outre un magnifique lieu de culte, sorte de grand navire
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Chemins de Dialogue
de bois et de lumière, dispose de salles attenantes de différentes tailles donnant
des espaces appropriés aux rencontres.
C’est en 1999, qu’à l’occasion de la restauration du temple de Saint-Marcellin, la
municipalité, la communauté œcuménique et l’office du tourisme ont souhaité
trouver une idée originale,
- qui honorerait la dimension historique et religieuse de la région autant que la
pratique cultuelle ;
- qui favoriserait les échanges entre les varsincs originaires de la montagne, les
saisonniers (jeune public de passage…) et les touristes nombreux en période de
vacances ;
- qui développerait la dimension culturelle de la station ouverte aux échanges
européens par le partage de la vie en zone montagneuse avec des populations
venant de cultures variées.
Contact fut pris avec l’Institut de sciences et théologie des religions de Mareille afin de
solliciter son aide et son soutien.
Jean-Marc Aveline alla sur place rencontrer l’équipe qui s’était constituée et eut la
joie de trouver des personnes dynamiques et motivées.
Ce choix de l’ISTR allait dans le sens de :
- sa vocation de porter attention aux demandes et besoins de formation jusqu’aux
confins de la région provençale ;
- sa dimension universitaire qui est le garant d’interventions de qualité ;
- l’intuition pertinente que la compétence de communication développée dans le
dialogue interreligieux pouvait servir une nécessité de dialogue interculturel et
interpersonnel dans un tissu social complexe. Ce tourisme de montagne
développe en effet une problématique d’écartèlement entre tradition et
modernité, entre outil de travail et outil de consommation.
Une petite équipe de l’ISTR s’intéressa au projet et la coopération active débuta
par une séance de projection du film « Himalaya » à laquelle furent conviés les
varsincs d’hiver, les moniteurs de ski, les responsables de la station et de l’UCPA.
Une discussion passionnante s’ensuivit, où nombre de points de réflexion furent
évoqués et interrogés : la dimension spirituelle de l’expérience de montagne, le
poids des traditions et le pouvoir des Anciens, un milieu difficile qui forge le
caractère et un contexte qui favorise les croyances religieuses ou superstitieuses.
Une deuxième projection eut lieu pendant les vacances de février, s’adressant au
public fréquentant la station.
Environ cinquante personnes assistèrent au débat et partagèrent leurs opinions et
leurs questions sur la vie dans les montagnes du Tibet, l’héritage et la transmission des savoirs, la place des religions et des croyances, le rôle des femmes…
Un sherpa, installé dans le village voisin put témoigner de l’authenticité de ce
film-reportage.
L’équipe ISTR, attentive aux thèmes abordés, élabora un programme pour l’été
suivant, dont le thème fut : « La montagne et le sacré ».
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La montagne, symbole sacré
Le déroulement de ces journées culturelles se déclina sur six axes principaux :
- des conférences : la première donnée par le père Christian Salenson avait pour
titre : « La montagne, symbole sacré ». C’est cette intervention que nous
proposons à votre lecture. La deuxième, par Jean-Paul Roux, historien des
religions « La montagne, les hommes et les dieux ». La troisième, sous la houlette
du père Jean-Marc Aveline : « La montagne, lieu de rencontres » ;
- des ateliers de peinture, d’écriture, de contes pour enfants ;
- des rencontres festives, promenades, pique-nique et repas ;
- des célébrations : lectures de textes sacrés dans les différentes traditions
religieuses et proclamation de la Parole ;
- une exposition de peinture, et des textes lus, disposés dans le temple de SaintMarcellin ;
- un concert de musique sacrée africaine.
L’évaluation fut très positive.
Chaque jour, quatre-vingts personnes venant de toute la France, ont participé aux
différentes activités.
La commune de Vars souhaite continuer et développer la collaboration avec
l’ISTR. Un projet 2001 prend forme, en s’ajustant au thème annuel de l’ONU,
repris par l’UNESCO : « Dialogue des civilisations, dialogue interreligieux ».
L’originalité d’un tel projet réside dans cette collaboration entre un institut universitaire et une municipalité.
La contribution de l’ISTR à l’élaboration de journées culturelles en lien avec une
communauté territoriale est une entreprise de nature à développer le contact avec
un nouveau public.
C’est une tâche signifiante que d’aller à la rencontre de ceux, élus et responsables,
qui considèrent qu’une dimension culturelle s’intègre dans une proposition d’animation plus générale et que la prise en compte du phénomène religieux et des
différentes traditions dans lesquelles il s’inscrit, est possible et pertinente pour la
compréhension d’une société à la fois laïque, sécularisée et pluraliste.
Marie Marx
ISTR de Marseille
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Chemins de Dialogue
Christian Salenson
Enseignant à l’ISTR de Marseille, vicaire général du diocèse de Nîmes.
LA MONTAGNE, SYMBOLE SACRÉ
La montagne est un symbole sacré. Elle est aussi un espace
géographique, un lieu d’habitat pour les hommes, un espace
économique, un lieu de loisir. Elle ne serait pas le lieu de loisirs et
de sport qu’elle est devenue si elle n’était aussi un symbole sacré.
Symbole cosmique
La montagne est un élément du cosmos. De nombreux éléments
de la nature sont susceptibles de devenir des symboles du sacré : la
lune ou le soleil, la mer ou les fleuves, les arbres ou les sources. La
valeur symbolique de l’eau est utilisée depuis longtemps. Déjà
dans l’antiquité, les eaux du Nil étaient distribuées sur le pourtour
méditerranéen. À en croire les publicités, les eaux n’ont rien perdu
de leur vertu symbolique, peut-être même sacrale. Leurs propriétés
naturelles n’ont d’égales que leurs vertus symboliques. Quand
elles ont longuement parcouru les montagnes et acquis de telles
propriétés dans leur circuit alpin, elles donnent à celui qui les boit
purification et santé, force et dynamisme : toute boisson devient
ainsi un lait symbolique, disait Bachelard. Il en va jusqu’aux
bouteilles elles-mêmes qui aujourd’hui ne dissimulent même plus
leur fonction de sein maternel ou de biberon, inscrivant leur
symbolique jusque dans la forme des bouchons eux mêmes !
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La montagne, symbole sacré
Beaucoup d’éléments cosmiques, tous peut-être, sont susceptibles et aptes à devenir les symboles du sacré, surpassant en cela
leurs seules propriétés naturelles ou chimiques pour entraîner pardelà leurs formes et leurs apparences dans des univers de sens et
de signification, d’émotions et de fascination, de séductions et de
craintes dans l’ambivalence même dont les symboles sont capables.
Beaucoup d’éléments peuvent ainsi devenir des symboles. Les
religions utiliseront souvent ces symboles, qu’ils soient cosmiques
ou qu’ils soient élaborés, pour être vecteur de l’expérience
religieuse.
La montagne est un symbole cosmique apte à devenir un
symbole sacré. Ce qui peut s’entendre en un double sens : d’une
part, elle peut permettre à des hommes de faire l’expérience du
sacré. D’autre part, telles ou telles montagnes deviendront, dans
diverses religions, des symboles sacrés, reconnus comme tels.
Ambivalence du symbole de la montagne
Le mot « montagne » vient du latin « mons », lequel a son
origine dans une racine indo-européenne : « mens » qui a donné
mont, montagne mais aussi éminence et menacer. On se plaît à
re m a rquer l’ambivalence de cette racine, ambivalence qui
marquera le mot lui même et la symbolique de la montagne. La
montagne séduit et appelle mais aussi menace et fait peur. Il en va
ainsi de tout symbole ! Il est capable de porter des significations et
d’évoquer des sens contradictoires. La montagne a du charme,
invite à gravir ses sommets, à goûter le silence ou à contempler le
caractère altier de ses cimes. Elle menace aussi, intrigue et fait peur
par son immensité et son altitude, par ses brusques changements
de comportements et par le tribut que, chaque année, les hommes
lui versent. Cette double polarité se retrouve en tout grand
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Chemins de Dialogue
symbole : les eaux, elles aussi, sont capables de symboliser la mort
et de symboliser la vie. Le symbole est ambivalent et le sacré se
nourrit de la force de séduction et de la fascination qu’il suscite
tout autant que de la peur qu’il ne cesse d’inspirer aux hommes. Le
sacré se nourrit de cette ambivalence et contribue à la renforcer.
L’ambivalence du symbole n’est pas accidentelle. L’étymologie du
mot la désigne comme une de ses caractéristiques fondamentales :
En grec : sun-ballein : jeter ensemble. Dans un symbole sont jetés
ensemble des éléments contradictoires : blanc et noir, mort et vie,
séduction et menace… On ne peut jamais choisir une signification
au détriment d’une autre. Le caractère paradoxal est constitutif du
symbole.
Les éléments signifiants
La montagne est un symbole parce que ses éléments matériels
sont signifiants. L’eau est un symbole en vertu de sa capacité à
dissoudre, à changer de forme selon le récipient dans lequel elle se
trouve, en vertu de sa capacité à être le cours d’eau ou l’eau qui
dort. Plus la matérialité du signifiant est riche, plus sa symbolique
le sera aussi.
La matérialité sera reprise dans l’ordre de l’imaginaire. Le terme
de « montagne » déclenche un imaginaire. Souvent la réalité de
telle montagne précise sera bien loin de l’imaginaire suscité. Bien
des montagnes sacrées ne méritent pas le titre de montagne pour
de vrais Alpins ! Le Mont Thabor est qualifié par les évangiles de
« haute montagne » ! Cette montagne est une colline ! Et sa hauteur
est dans l’imaginaire. Lieu de la transfiguration de Jésus, l’événement transfigure la montagne elle-même. La signification prend
appui sur la matérialité des divers éléments du symbole mais
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transforme ces éléments pour en faire les vecteurs de la symbolique
qu’ils déploient.
La représentation schématique de la montagne est celle d’un
triangle isocèle. Les représentations des symboles sont toujours
extrêmement simplifiées. Il importe peu d’avoir une exacte configuration. La représentation d’un triangle dont le sommet est en
haut fournit quelques éléments essentiels de la symbolique : un
sommet ; des côtés ; des plans inclinés ; une verticalité : un axe bashaut ; une base ; une assise.
La verticalité
La montagne est verticale. Elle va du bas vers le haut. Elle est
faite pour être gravie. La montagne met dans une représentation
fondamentale de verticalité, verticalité qu’elle partage avec
d’autres symboles comme l’arbre. Il y a des arbres dans les
cimetières pour faire relever la tête. Dans le sud de la France, on
met des cyprès qui sont « des index pointés vers le ciel ».
Sur cet axe, il y aurait un autre symbole mais inversé : le puits.
Le puits fait descendre vers le bas, vers le centre de la terre.
Descendre dans le puits c’est prendre de la profondeur. C’est aussi
le risque de se perdre dans les profondeurs de la terre. On ne sait
pas quand on touchera le fond.
La verticalité est la station de l’homme debout. Quand l’homme
prend la position debout il libère ses mains et transforme le monde
mais il peut aussi regarder le ciel. Il peut contempler la voûte
céleste. Il est lui-même dans la position terre/ciel. Il participe de la
verticalité et cette symbolique le façonne, façonne sa culture et son
culte.
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Le symbole est souvent en corrélation avec le corps, symbole
fondamental. L’homme se tient debout comme la montagne qui est
en face de lui. Il participe ainsi de la montagne, de sa force, de sa
puissance. Il est en harmonie avec le cosmos. Cette harmonie avec
la nature est facteur d’équilibre. Peut-être est-ce une des raisons
pour lesquelles les citadins ont un besoin vital de retrouver la
nature par les sports d’hiver ou les vacances d’été. L’homme
élabore la symbolique à partir de ce qu’il est lui-même et en se
percevant lui-même dans sa dimension symbolique. La symbolique est une manière de se rapporter aux choses et de se
comprendre soi-même comme faisant partie d’un tout.
La montagne amène du bas vers le haut. Elle élève. Elle fait
monter. Elle fait relever la tête. Elle fait sortir de la banalité du
quotidien. Elle élève celui qui la regarde, celui qui y habite, celui
qui escalade ses sommets.
Vers le ciel
La montagne indique le ciel. Le ciel est lourd de symbolique ! Il
est l’infini dans lequel habitent les dieux et les âmes de ceux qui
sont morts avant nous. À l’enfant qui demande où se trouve son
grand père décédé, on répond : « Au ciel », ce qui ne dit rien et qui
dit tout. On ouvre pour lui un espace symbolique dans lequel
souvent il est plus à l’aise que les adultes. Le ciel est très sacralisé :
il est en haut, immense, intemporel, immatériel, insondable,
inaccessible. Dans le ciel se trouvent les astres et la source de
chaleur et de lumière qu’est le soleil, sans parler de tous les phénomènes merveilleux qui peuvent s’y dérouler. Aussi, dans les
diverses mythologies, il est peuplé de nombreux dieux et il est,
avec les monothéismes, le « lieu » où habite symboliquement le
principe unique et transcendant de toutes choses.
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La montagne capte le regard de celui qui l’observe. Les crêtes
conduisent le regard vers le sommet. Elles touchent le ciel, se
perdent même dans le ciel. Quand les sommets sont dans les
nuages, on ne sait plus si la montagne crève le ciel ou si le ciel
baigne la montagne. Ciel et terre se touchent et se confondent
jusqu’à se perdre l’un en l’autre.
La montagne conduit le regard vers le haut et appelle à monter
et à en faire l’ascension. « Toute verticalisation est une valorisation » disait Bachelard. Celui qui contemple les sommets depuis
le bas de la montagne, n’analyse pas tout cela en termes rationnels.
Nous savons bien que le soleil ne se lève pas le matin mais que
nous continuons à le dire de cette façon. Nous savons que ce n’est
pas de l’ordre de la rationalité.
Une idée d’ascension
Irrésistiblement la vue des sommets attire l’homme et lui donne
envie de gravir cette montagne. L’ascension est une montée vers le
ciel.
Les ascensions sont fréquentes dans les religions : Élie,
Mahomet, Jésus ont quitté cette condition pour s’élever vers en
haut, au ciel. Qui fait une ascension fait comme Mahomet ou Jésus.
Qui fait une ascension quitte la terre et va vers le ciel. Il vit une
expérience personnelle, une expérience spirituelle même. L’homme
qui fait une ascension s’élève. Il s’élève en altitude. Il prend de
l’altitude par rapport au quotidien et par rapport à lui même. Si
bien que gravir un sommet - et peu importe la hauteur du sommet
- c’est jouer, mettre en scène cette prise d’altitude.
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Certes on peut faire une ascension avec un ascenseur mais estce encore une ascension ? Pour faire une ascension, il faut quitter,
dépasser, se dépasser pour atteindre l’inaccessible, ce à quoi on n’a
pas immédiatement accès. La démarche ascensionnelle comporte
une idée de détachement. De ce point de vue, la marche vers un
sommet est comme une promenade en plaine : on quitte un lieu
pour aller dans un autre. Le pèlerinage, dans les démarches
religieuses, développe cette symbolique de marche, de
détachement, de chemin parcouru, de but à atteindre. Mais dans
l’ascension d’un sommet, cette symbolique se double de celle de
dépassement, d’altitude, d’élévation. L’homme qui gravit ainsi une
montagne non seulement quitte, s’en va et se déplace vers un but
fixé mais encore il prend de la hauteur.
Comme dans le pèlerinage, le chemin parcouru à l’extérieur est
symbolique du chemin intérieur. Celui qui part à Saint Jacques de
Compostelle, qu’il se dise ou non croyant, va parcourir un espace
intérieur en parcourant un espace extérieur. C’est le sens de tous les
pèlerinages ! Il en va de même dans une démarche ascensionnelle,
à part que l’on ajoute à la démarche une montée, une élévation vers
le ciel qui va de pair avec une prise de distance vis-à-vis de la
plaine, de la vie ordinaire, du quotidien.
L’ascension comme le pèlerinage est un vrai parcours initiatique. Le terme d’initiation convient bien. L’initiation signifie être
mis en chemin, ou sur un chemin. Celui qui est initié à un groupe,
une confrérie sera introduit par une série de rites et d’épreuves.
Toute initiation comporte des épreuves. Ainsi les adolescents qui
sont initiés pour faire partie du groupe des hommes sont emmenés
dans la forêt et subissent un certain nombre d’épreuves avant de
pouvoir être admis dans le groupe des hommes et des chasseurs. Il
en va de même dans les religions ou l’admission se fait après une
période pro b a t o i re et des rites initiatiques. L’ascension d’un
sommet relève d’un parcours initiatique. Il y a d’abord un chemin
à parcourir. On ne parvient pas au sommet d’un seul coup, sans
parcourir de chemin. C’est la raison pour laquelle il est préférable
de monter à pied que par la télécabine ! Ce chemin comporte des
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épreuves : la dure montée, la soif, la végétation. Le parcours initiatique est nécessaire pour faire l’expérience du sommet.
L’ascension est parfois précédée par le tour de la montagne. En
de nombreux endroits on fait le tour de… Le tour de l’Etna, le tour
du Mont Blanc etc. Ce tour détermine un périmètre sacré. On trace
en quelque sorte un périmètre autour de la montagne et on se tient
sur cette lisière. À la fois on participe du sacré de la montagne et
d’une certaine manière on est au seuil.
La base
Le point que l’on quitte est la base de la montagne. De retour on
sera ramené à la base. Peu importe la hauteur de la base ! Le
principal est qu’il y ait une base pour pouvoir la quitter et y être
ramené. La symbolique de la base évoque la stabilité, le solide, la
sécurité. La montagne est stable sur sa base. Quand on est à la base,
on est stable soi-même. De retour au camp de base, on aura
retrouvé la sécurité inhérente à toute base. La base est aussi ce sur
quoi on peut se reposer, ce que ne manque pas de faire tout
marcheur quand il revient à la base… !
En même temps la base évoque le banal et le quotidien.
Évidemment la base est ce qui est en bas. Et ce qui est en bas est
souvent moins élevé que ce qui est en haut ! Revenir à la base c’est
redevenir comme tout le monde. Car, pendant un temps, on n’a pas
été comme tout le monde. On a été même au-dessus de tout le
monde… !
La base est un mot latin transcrit directement du grec qui
signifie « ce sur quoi on marche » et donc l’assise d’une chose. La
base de la montagne est aussi son assise ! Autant dire que la
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montagne elle, elle est debout ! dressée de bas en haut. La
montagne a besoin d’avoir une assise pour pouvoir être debout.
Les racines
Pour pouvoir être debout, on lui prête des racines. Ses racines
vont dans les profondeurs de la terre. Les montagnes sont indéracinables. Pour indiquer que la foi permet de réaliser même l’impossible, l’Évangile dit de celui qui a la foi qu’il pourrait donner l’ordre
à une montagne d’aller se jeter dans la mer et elle le ferait. La
montagne est stable car elle a de puissantes et profondes racines
dans la terre. Là encore, elle participe de la même symbolique que
l’arbre. Ses racines sont tellement profondes qu’elles vont puiser au
cœur même de la terre. Elles descendent jusque dans les enfers.
Rien de tel qu’un volcan pour comprendre cela ! et s’il est une
montagne qui attire et qui repousse c’est bien le volcan… même
quand il est éteint !
La cime
L’étymologie du mot cime : de l’ancien français, le mot signifie
bourgeon, et en particulier bourgeon terminal d’une plante ou d’un
légume. La cime est le lieu ou se concentre la vie de la montagne,
le lieu vers lequel toute la montagne est tendue et ou elle éclôt. On
parle aussi de sommet, le summum. La cime est le point de convergence de toutes les lignes de crête et de toutes les forces qui
convergent en ce point unique. Par le sommet, la montagne touche
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les cieux. En ce point se rencontrent symboliquement le ciel et la
terre. Aussi ce point est-il désirable à atteindre. Il fait bon s’y
t ro u v e r. Le marcheur qui parvient au sommet éprouve un
sentiment de puissance et de légèreté à la fois. Il tutoie le ciel.
La vision
Il voit l’horizon se dégager devant lui. Il a une large vue. Il
surplombe le monde. Le monde est à ses pieds. Nombreux sont les
hommes qui, sur les hauteurs ont eu des visions. Mahomet a ses
visions au mont Hira. Sur la montagne, ses disciples voient Jésus
transfiguré… Lieu de vision et lieu de communication entre les
dieux et les hommes, Moïse reçoit les tables de la Loi sur le mont
Sinaï. Peut-être est-ce un lieu de Parole parce qu’elle est le lieu du
silence. Les bruits de la plaine se sont tus. Le silence n’est troublé
par rien. La végétation a disparu et avec elle les derniers bruits des
végétaux. Le silence du monde minéral est un silence plein et
dense. Le silence ouvre la possibilité d’une parole venue de ces
espaces infinis ou venue du fond de soi, une parole venue tout à la
fois de ces grands espaces et du fond de soi, une parole souvent
inarticulée, sans mots et sans phrases… mais une parole pleine.
Le sacré
Tout cela contribue à l’expérience du sacré. Le sacré se donne à
connaître d’abord comme une expérience, expérience d’une force,
d’une puissance religieuse extérieure à l’homme. Cette expérience
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est celle d’un infini en regard du caractère fini qu’il éprouve de luimême. L’homme qui fait cette expérience se perçoit dépendant
d’un univers plus grand que lui. Ce sacré le fascine et l’attire. Il
peut faire l’expérience de la peur et de la crainte, de l’effroi même.
Il éprouve le sacré comme une force et une puissance très grande
qui appelle son respect et sa considération.
L’homme qui est sur le sommet de la montagne peut éprouver
ce sentiment de finitude par rapport à un infini qui le dépasse de
toute part. Il peut se sentir saisi, subjugué, envahi et souvent il
reviendra sur les sommets pour tenter de revivre cette expérience,
pour s’éprouver comme sujet fini et faire l’expérience de cet audelà des choses.
Il pourra être saisi et profondément ému devant la beauté et la
force magnifique du paysage et faire là une expérience religieuse
très forte. Il n’est pas nécessaire de croire pour faire des expériences
religieuses. En revanche, ces expériences-là sont éventuellement
fondatrices d’expériences croyantes. Celui qui a déjà vécu cette
expérience de ravissement éprouve le désir de recommencer. Il
découvrira alors qu’il ne peut jamais provoquer cette expérience.
Certes il peut rechercher et désirer éprouver ou renouveler une
expérience religieuse forte qu’il a vécue mais l’expérience du sacré
ne se maîtrise pas. Le sacré fait irruption. Le sujet est saisi mais ce
n’est pas lui qui saisit le sacré…
L’axe du monde
La montagne est un axe du monde. La représentation symbolique du monde est souvent constituée de trois niveaux : le ciel, la
terre et les enfers. Ces trois niveaux superposés ne communiquent
pas entre eux. Il faut donc trouver des moyens pour les faire
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communiquer. La sacralisation d’un arbre, ou d’une montagne
constitue en quelque sorte comme un « trou » fait dans ces différents niveaux et par lequel pourront communiquer les différents
domaines. La montagne, en sa verticalité, est apte à remplir ce rôle
et à faire communiquer ces différents niveaux ; ce sera donc un lieu
sacré privilégié pour se situer sur l’axe du monde. Elle trace une
verticalité qui va des profondeurs de la terre, touche et se perd
dans les nuages. Si en plus cette montagne est un volcan en activité,
on imagine sans peine sa sacralisation.
Elle partage cette symbolique avec l’arbre mais aussi avec les
piliers dans les maisons ou les mats dans les tentes. On enduisait
au moment de l’inauguration de la tente, et plusieurs fois par la
suite, les piquets avec du sang. Ainsi quand les hébreux sont en
Égypte au moment de leur libération, ils doivent marquer les
piquets des tentes. En plusieurs religions on connaît cette symbolique : le long des piliers montent et descendent les esprits, sur cet
axe de verticalité, ils peuvent se déplacer. Pour se protéger, il faut
faire des rites apotropaïques. Dans les maisons aussi les esprits
peuvent passer par la cheminée… y compris le père Noël ! Quand
on achève une maison, dans certaines régions, on met sur le toit,
tout en haut de la cheminée, une branche d’arbre.
L’autel du sacrifice est aussi l’axe du monde. Dans une église,
l’autel doit se trouver à l’aplomb de la voûte ou de l’arc triomphal.
Il est ainsi dans l’axe car lui-même est l’axe du monde dans sa
symbolique. En faisant un sacrifice sur l’autel on fait communiquer
le ciel et la terre. Il n’y a pas mieux pour faire communiquer les
hommes et les dieux que de faire des sacrifices dont les bonnes
odeurs montent jusqu’aux cieux et apaisent la divinité. Si en plus
le sacrifice est un sacrifice de communion, les hommes peuvent
manger de la même victime que les dieux qui sont nourris, eux, des
odeurs agréables. L’autel est le point principal de relation entre les
dieux et les hommes. Il est l’axe du monde. Il développe aussi une
verticalité non pas dans sa forme géométrique mais par sa place
dans l’espace et par sa fonction.
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La montagne est l’axe du monde. Elle fait communiquer la terre
et le ciel par sa verticalité même. Nombreux sont les sommets qui
comportent ainsi une basilique, une chapelle, un lieu de culte ou de
pèlerinage ou plus souvent encore une croix. Ces lieux de culte sur
les sommets soulignent cette symbolique. La croix est évidemment
un symbole très riche. Il accentue la verticalité par sa forme même
et la prolonge mais il combine et croise, comme son nom l’indique,
une horizontale qui embrasse l’horizon. La montagne, axe du
monde, fait communiquer les enfers, la terre et le ciel. Elle est victorieuse de la séparation entre le ciel et la terre, entre les hommes et
les dieux. Comme le sacrifice, elle fait communiquer les dieux et les
hommes. Elle est un trait d’union entre terre et ciel.
Le lieu des héros et des saints
Certains hommes voudront vivre sur la montagne ou s’y
rendront pour des moments décisifs de leur vie… Ils y feront
l’expérience du sacré et de Dieu. Certaines de ces expériences
bouleverseront le cours de l’histoire. Le Bouddha parvient en sept
pas à la cime du monde. Moïse reçoit les tables de la Loi sur le
Sinaï. Élie fait la rencontre de Dieu à l’Horeb. Jésus est transfiguré
sur la Thabor, meurt sur le Golgotha. Mahomet reçoit sa révélation
sur le mont Hira. Dans toutes les religions, saints et ermites,
ascètes, mystiques rechercheront ces lieux pour y vivre ou pour s’y
ressourcer. Beaucoup logeront dans des grottes.
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La grotte
Il n’est pas rare que dans les montagnes se trouvent des grottes
et que l’on conjoigne alors deux symboliques : celle de la grotte et
celle de la montagne : Élie à l’Horeb ; Il est dans une grotte lorsque
se déclenche l’orage mais Dieu n’était pas dans l’orage puis vient
la tempête mais Dieu n’est pas dans la tempête, puis vient le
murmure d’une brise légère et Dieu est dans la brise légère…
La grotte est un lieu à forte tonalité symbolique que l’on
retrouve souvent dans la littérature, dans les contes, dans les
religions. La grotte développe une symbolique féminine de germination, fécondation, fécondité. Elle est un ventre maternel. Elle
partage cette symbolique avec le chaudron des Celtes. Il est un lieu
de fécondation, de macération, d’alchimie qui produit de la force,
de la vie, de la puissance. La crypte des églises procède de cette
symbolique. La grotte est un lieu de naissance, de mise au monde,
d’alchimie, de refondation ou de renaissance. Elle est un lieu
obscur. Elle recueille des énergies infraterrestres et elle peut mettre
en relation avec les profondeurs de la terre : la Pythie de Delphes.
La grotte a un caractère sacré. Est-ce un hasard si on a retrouvé de
nombreuses représentations religieuses au fond des grottes ? Ce
sera aussi le lieu de résidence de nombreux ermites ou « hommes
de dieux ». N’est ce pas pour eux un lieu de nouvelle naissance, de
réengendrement ?
Quand cette grotte est dans la montagne, non seulement elle
engendre ou réengendre mais encore elle y associe le caractère
altier de la montagne, sa puissance, sa relation avec les cieux. Ce
qu’elle engendre sera marqué d’un caractère divin. Elle associe le
caractère sacré du haut et le caractère sacré du bas. Ce sera un lieu
de révélation.
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Chemins de Dialogue
La conscience du symbole
Nous n’avons pas une conscience claire de la symbolique de la
montagne et l’homme qui escalade un sommet ou fait une
randonnée sur les crêtes, ne raisonne pas sur les symboliques mises
en œuvre. Le symbole ne s’adresse pas d’abord à la raison. Certes,
le symbole est un langage et il parle mais il ne parle pas à la
conscience. L’homme l’expérimente plus qu’il ne le réfléchit. Il
éprouve des sentiments forts, des impressions, des émotions, au
niveau de son être, de son corps mais sans qu’il lui soit donné de
dire le pourquoi, ignorant les mécanismes et les processus que cela
met en œuvre.
Par ailleurs, si le symbole est un langage, il ne parle pas à tout
le monde de la même manière et il ne dit pas la même chose. Dans
son ambivalence, un orage en montagne pourra susciter chez l’un
effroi et crainte, chez l’autre enthousiasme et émerveillement
devant les éléments déchaînés. Telle est la richesse de ce langage. Il
n’est pas univoque. S’il parle d’une seule voix, il n’évoque pas à
chacun exactement la même chose. Les variations peuvent être très
grandes. Il est impossible d’expliquer le symbole. Il demande à être
interprété mais il faut laisser à chacun le soin de dire ce qu’il a
envie de dire. Le symbole donne la parole plus qu’il ne dit ce qu’il
faut penser ou croire.
Le symbole travaille le sujet. Un symbole unifie. Il est souvent
unificateur du sujet, du sujet avec le groupe auquel il appartient.
Les symboles cosmiques réunissent le sujet avec son environnement naturel. Dire que le soleil se lève le matin est une manière
de marquer l’unité profonde entre le rythme de la nature et son
propre rythme. Sans vie symbolique l’homme ne pourrait pas
vivre. Celui qui mange se nourrit autant de ce que la nourriture
signifie que de ce qui la constitue organiquement. Que serait une
famille sans aucun repas familial ? Quel apprentissage pour les
enfants, comme pour les adultes que de devoir partager la
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nourriture ! Si le sujet met en œuvre des symboles, les symboles
constituent le sujet qui les met en scène.
La montagne a ses rites et ses mythes
Nous organisons les symboles en des séquences rituelles. La
nourriture, grand symbole, est séquencée dans le rite du repas,
l’eau dans le rite de la toilette ou du bain. À côté des grands rites
religieux - les obsèques ou la finale de l’Euro 2000 - se trouvent tous
ces rites au quotidien, qui ne sont pas dénués de sens religieux
d’ailleurs, effectués sans même s’en rendre compte, qui façonnent
le sujet ou le groupe. De même des symboles organisés en
séquences verbales donnent naissance à des mythes, des contes,
des légendes. Ces récits transmettent une vision du monde, de
l’homme, des rôles sociaux, de la représentation de la nature, une
sagesse, des savoir-faire, des savoir-vivre etc. Celui qui s’arrêterait
à la littéralité et qui jugerait la pertinence du récit en fonction de
son caractère historique s’interdirait toute compréhension. Mais à
celui qui sait lire, il est donné de comprendre peu à peu toute
l’anthropologie qui le sous-tend. Celui qui se laisse faire par ce récit
intégrera peu à peu la sagesse sous-jacente.
La montagne a ses rites : Celui qui parvient au sommet plantera
un drapeau. On organisera une fête de la montagne. On fera une
procession vers un sanctuaire ou vers un sommet sur lequel se
trouve une croix ou une chapelle. Elle a aussi des récits et des
légendes. Le soir, à la veillée, les anciens racontent les histoires
qu’ils ont eux-mêmes entendues des anciens. Ces récits finissent
par être connus de tous mais on a plaisir à les réentendre. La
montagne a suscité ses conteurs. Elle leur donne la parole et ils
pourront dire la fascination et la crainte qu’elle exerce, sa beauté et
sa cruauté. Ils parleront de ses charmes comme l’on parle de ceux
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d’une femme que l’on aime. Ils épingleront ses vices comme s’il
s’agissait d’une sorcière ensorceleuse. Ils ne pourront jamais en
parler sans parler en même temps de ses habitants, de ceux qui
l’affrontent et qui rusent avec elle, qui la défient et qui l’admirent,
qui ne peuvent la quitter sans être irrésistiblement rappelés car
c’est comme une alliance qui les unit à elle.
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Expériences
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Christian Delorme
Prêtre du Diocèse de Lyon, de la famille du Prado, Christian Delorme est engagé
depuis longtemps sur les « terrains » de l’immigration et de la rencontre interreligieuse, il est aussi membre du Haut conseil à l’intégration.
Auteur de plusieurs livres, il a notamment publié avec son ami Rachid Benzine :
Chrétiens et musulmans : Nous avons tant de choses à nous dire…, Paris, Éditions
Albin-Michel 1997 et 1999 ; Les banlieues de Dieu, Paris, Bayard-Éditions 1998.
LE SACREMENT DE L’AMITIÉ
COMPAGNON DE ROUTE DE L’ISLAM
Me voici installé depuis le 1er septembre 2000 au cœur même du
quartier de Gerland, quartier de la mémoire ouvrière lyonnaise,
mais aussi site prioritaire du développement de Lyon pour le
troisième millénaire. En face de mon logement, juste de l’autre côté
de l’avenue Jean-Jaurès, à quelques encablures du grand stade : les
« maisons de la ville », appelées encore « Cité Jardin », un ensemble
d’immeubles populaires construits dans les années vingt. À l’heure
où j’écris (il est huit heures un quart), les enfants, souvent accompagnés de leur mère, se rendent de manière plus ou moins enthousiaste à leur école, le groupe scolaire Aristide-Briand. Les visages
« caramélisés » des Maghrébins et ceux « bleutés » des Noirs
supplantent largement les faces roses des enfants européens.
Il y a vingt-cinq ans, alors séminariste du Prado, j’habitais déjà
cet immeuble ! Sans doute n’imaginais-je pas, à cette époque, que
j’y reviendrais un quart de siècle plus tard comme curé ! Regardant
par la fenêtre, je retrouve presque le même paysage urbain qu’autrefois, et je revois dans ma mémoire les adolescents de cette
époque, devenus depuis des hommes et des femmes, qui venaient
à notre rencontre dans notre communauté du Centre paroissial
Saint-Antoine. Chibob, Abdenabi, Mocef, Nordine, Amoudi,
Nacer, Nora, Leïla… Ils avaient quinze, seize ou dix-sept ans, et
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Chemins de Dialogue
j’avais huit ou dix années de plus qu’eux. Répondant à leur
demande de considération, j’avais entrepris de les aider dans leur
scolarité ou leur apprentissage, et de les détourner des chemins
tentants de la délinquance. « Tu as sorti mon fils de prison : tu
resteras maintenant pour toujours un fils pour moi ! », s’est écriée
un jour Yamina K., mère d’Abdenabi. Vingt-quatre ans plus tard, je
suis toujours considéré, en effet, comme un fils par cette femme qui
a l’âge de ma propre mère, et ses onze enfants me traîtent eux aussi
comme un frère d’adoption. Quant aux deux enfants d’Abdenabi,
qui arrivent progressivement à l’âge adulte (presque dix-huit ans
pour Heidi, et seize pour Sofia), j’ai été pour eux toutes ces années
un vrai parrain, et j’ai sans doute été, dans la famille, le plus fier de
la note de 16 sur 20 qu’a obtenue Heidi à l’écrit de l’épreuve de
français du baccalauréat !
Cette rapide évocation de mes amitiés les plus anciennes avec
des familles maghrébines de l’immigration, me permet de dire que
la réalité de ce vaste univers que constitue l’Islam, est d’abord faite
pour moi de visages multiples. Des visages aimés. Des visages à
travers lesquels je me suis moi-même miré et qui se sont aussi
reflétés dans mon regard. Des visages complices, mais également
des visages qui ont pu se dérober ou qui sont restés pour moi
comme des mystères insondables. Oui, j’ai rencontré l’Islam. Oui,
l’Islam fait partie depuis vingt-cinq ans de mon « paysage »
humain et spirituel. Mais cet Islam est d’abord fait de gens et
d’amitié partagée, avant d’être l’entité politico-religieuse perçue
par tant de nos compatriotes, ou le « système » dogmatique rival
du Christianisme que dissèquent les théologiens. L’Islam des gens,
avant « l’Islam-religion »…
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1. L’Islam est une table ouverte
Un de mes initiateurs (et maître spirituel) dans le partage de vie
avec les familles maghrébines, le Père Henri Le Masne (en charge
depuis cinquante ans, dans le Diocèse de Lyon, de l’attention aux
migrants du Maghreb), dit souvent que « l’Islam est politesse » ou
encore que « l’Islam est courtoisie ». Car il existe une façon particulière, chez les musulmans, d’être en relation les uns avec les
autres dans une naturelle référence à Dieu, Seigneur des mondes.
Sans doute y a-t-il là, en effet, une dimension de l’Islam qui m’a très
vite séduit. Ce pain que l’on rompt en disant « Au nom de Dieu ! »
Ces salutations où l’on se donne les uns aux autres des « – La paix
soit avec vous – Et avec toi aussi ». Cette main que l’on pose sur son
cœur, quand ce n’est pas sur sa bouche, après avoir touché celle de
l’autre. Ces baisers d’hommes où l’on s’appelle « Mon frère ». Cette
manière religieuse de servir le thé qui manifeste que l’hospitalité
est un devoir dû à Dieu à travers ses créatures. Ce respect témoigné
aux vieillards qui ont effectué le grand pèlerinage à La Mecque en
leur reconnaissant désormais le beau titre de « pèlerin ». Ces au
revoir que l’on confie au Tout-Miséricordieux : « à demain, si Dieu
veut ! »
Un frère dominicain qui vécut plusieurs années à Kaboul avant
la catastrophe qui s’est abattue sur l’Afghanistan, Serge de
Beaurecueil, a publié naguère un très beau petit livre auquel j’aime
me ressourcer : Nous avons partagé le pain et le sel. La nourriture prise
ensemble qui vous permet d’être en communion les uns avec les
autres, quelle que soit votre appartenance nationale ou religieuse.
La nourriture mangée ensemble qui vous fait frères. Extraordinaire
place accordée au repas dans l’Islam. Non point des festins qui
durent interminablement et où on se goinfre. Mais ces repas
souvent très simples où l’on goûte le plaisir de plonger sa main
droite dans un même plat et de boire au même pot d’eau. Je ne
compte plus les couscous et les tajins ainsi partagés, dans des
familles algériennes ou marocaines de Lyon ou d’ailleurs, tous ces
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mets rustres ou raffinés mangés avec bonheur en France et dans
plusieurs pays musulmans. Oui, j’ai partagé le pain et le sel, le
couscous et le thé, et très souvent j’ai vécu ces repas comme des
reflets de nos eucharisties. L’on entend régulièrement dire que si,
en Islam, l’hospitalité est sacrée, cela provient des nécessités de
l’existence au désert où il en va de la survie de tous que les
nomades sachent s’accueillir quand l’un ou l’autre a soif ou faim.
Cette hospitalité sacrée s’observe sans faillir dans tous les pays
musulmans. Elle est vraiment acte de fidélité à Dieu, mais aussi
plaisir de la rencontre. C’est l’hospitalité d’Abraham accueillant au
chêne de Mambré les trois visiteurs mystérieux qui se révéleront
comme venant de Dieu. Mais c’est peut-être aussi une manière plus
ou moins consciente, chez les musulmans, de s’associer au « festin
de Jésus », ce surprenant événement rapporté dans la sourate
coranique appelée justement « Le festin ». À la demande des
apôtres, Jésus en appelle à Dieu, et Celui-ci, en réponse, fait
descendre une « table servie » à laquelle va bientôt se restaurer une
foule de miséreux (Coran 5, 112). L’Islam que je connais est
vraiment « table ouverte »… Il y a une dimension eucharistique
dans l’Islam…
2. L’hommage inattendu de Cheikh Benzzine
Dans ma collection de photos, celle-ci, qui date de 1982 : Cheikh
Derradji et moi nous sommes assis côte à côte sur les sièges rouges
du salon des mariages de la mairie du VIIe arrondissement de
Lyon. Tous les deux nous sommes les témoins du mariage que
viennent de contracter Abdenabi et Malika. Cheikh Derradji Louar
est le père de Malika. Orphelin, élevé dans une zaouia de la région
de Sétif, il a été quelques années ouvrier à Lyon avant de devenir
un imam aimé et respecté dans le quartier lyonnais de la CroixRousse. C’est un homme très simple, au français malhabile, que sa
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gentillesse, son honnêteté et sa piété valent d’être consulté par de
multiples personnes en recherche de conseils. Cheikh Derradji n’a
pas la prétention d’être un savant de l’Islam, mais il sait guider les
gens sur le chemin de Dieu. À présent, l’imam est bien malade et il
ne sort plus de chez lui. Régulièrement il se soucie de ce que je
deviens et je vais le visiter. Il s’est toujours réjoui de ce que j’ai le
souci de ses petits-enfants Heidi et Sofia, et il n’a jamais craint que
je cherche à les détourner de l’Islam pour en faire des chrétiens.
Cheikh Derradji connaît depuis son enfance le Coran par cœur.
Aucun verset du Livre saint de l’Islam ne lui est étranger. Il peut
citer les versets qui bénissent les chrétiens comme ceux qui les
maudissent, mais depuis longtemps s’est imposée à son cœur la
certitude que les versets qu’il convient de cultiver sont ceux qui
appellent au respect des « gens du Livre ». Je me souviens d’une
fois où, ensemble, à la demande d’un principal ouvert et
courageux, nous étions allés parler de nos deux religions à des
élèves du collège Colette de la ville de Saint-Priest, une banlieue de
l’est-Lyonnais. Les jeunes musulmans n’en revenaient pas de la
délicatesse des rapports qui existait entre nous !
Exemple unique ou « atypique » que cette relation respectueuse
et amicale entre un « imam-ouvrier » et un prêtre ? Je puis répondre
que non, à cause de cas semblables rencontrés à travers la France,
mais aussi en fonction de ma propre histoire.
Au foyer de la SONACOTRA planté justement dans le quartier
de Gerland, vit depuis plus de quinze ans, au treizième ou quatorzième étage, Cheikh Mamadou Diallo, imam de la salle de prière
de cette résidence de travailleurs et représentant dans l’agglomération lyonnaise de la confrérie soufie Tijania. Une sorte de « moine
musulman ». En dehors des trois ou quatre mois qu’il va passer
chaque année dans sa famille aux bords du fleuve Sénégal, Cheikh
Diallo vit seul dans sa chambre, dont la pauvreté peut rivaliser
facilement avec la cellule d’un moine chartreux. Là il reçoit inlassablement tous ceux – Sénégalais de sa confrérie mais aussi jeunes
Maghrébins « de la deuxième génération » – qui ont besoin du
secours de sa parole d’homme de Dieu. Il se trouve que, lorsque
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Cheikh Diallo est arrivé en France, je travaillais dans l’organisme
œcuménique d’aide aux étrangers CIMADE, et que j’ai pu l’assister
alors dans ses démarches administratives. Le religieux tijani m’en
a gardé une reconnaissance qu’il ne cesse de proclamer autour de
lui. Souvent, l’amitié de Cheikh Diallo a été pour moi une sorte de
« Sésame » pour ouvrir les portes de la confiance chez de jeunes
musulmans retrouvant la foi islamique et tentés de regarder dès
lors les chrétiens comme des mécréants et des associateurs…
Autre « moine musulman » désormais très présent à ma vie :
Cheikh Benzzine, le père de mon ami Rachid et de ses frères et
sœurs devenus également des proches. Notre amitié avec Rachid a
maintenant presque six ans, et l’on sait qu’elle nous a notamment
permis d’écrire ensemble ce livre de dialogue : Nous avons tant de
choses à nous dire… Rachid et ses frères et sœurs ont une immense
admiration pour leur père, ancien instituteur au Maroc devenu
ferrailleur sur les chantiers de la région parisienne pour permettre
à ses enfants d’obtenir une vie plus heureuse que celle dévolue aux
enfants des bidonvilles de Kénitra. L’homme est un véritable
savant religieux, un « alim ». Mais il est avant tout un homme de la
prière. Lorsqu’il partait sur les chantiers, il y avait toujours dans sa
musette le Coran et un livre de méditation pour les temps de
pause. Depuis qu’il a été mis à une retraite anticipée, quand il ne se
trouve pas au Maroc avec son épouse, hiver comme été il passe ses
journées sur son balcon de sa cité de Trappes (Yvelines),
« s’abîmant » dans la prière, la récitation du Coran, la méditation
d’ouvrages de piété, l’étude de commentaires. Par humilité et pour
ne pas entrer dans des rapports de pouvoir, Cheikh Benzzine n’a
jamais voulu accepter la fonction d’imam qui lui a été maintes fois
proposée par ses coreligionnaires. Mais dans le département des
Yvelines, lorsqu’il est besoin de l’avis d’un homme sage et pieux,
ou d’un priant authentique pour réciter les prières qui accompagnent divers moments importants de la vie, les musulmans sont
nombreux à venir le trouver. À diverses reprises j’ai été le témoin
du respect dont il est entouré, particulièrement à l’occasion de ses
retours du pèlerinage à La Mecque qu’il a effectué déjà plusieurs
fois. J’étais ainsi de passage un jour où de nombreuses personnes
étaient venues recevoir sa bénédiction à son retour des Lieux saints
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de l’Islam. J’allai le saluer sur son balcon. Or quelle ne fut pas ma
stupéfaction de le voir me prendre la main que je lui tendais et me
l’embrasser. Ainsi m’accordait-il le geste de respect et d’affection
que les autres lui prodiguaient. À mon tour je lui ai baisé le front,
bouleversé par cet hommage qu’il m’avait rendu, moi l’ami de ses
fils en qui il avait voulu honorer aussi le prêtre catholique. Cheikh
Benzzine ne parle presque pas le français et c’est, de surcroît, un
homme de silence, essentiellement en dialogue intérieur avec Dieu.
Mais ce grand bel homme s’exprime d’abord avec son être. Il n’y a
pas normalement de monachisme en Islam, en ce sens que la
vocation de tout homme pour l’Islam est de créer une famille et de
vivre avec la communauté des croyants. Néanmoins, l’Islam a ainsi
suscité dans toute son histoire des êtres qui se sont consacrés plus
spécialement à Celui qui est à l’origine et à l’achèvement de tout.
J’ai connu et je connais plusieurs autres imams ou personnalités
religieuses musulmanes. Un certain nombre parmi eux m’ont
gratifié d’une politesse très conventionnelle, parfois obséquieuse,
qui masquait un non-désir de partage spirituel. D’autres ont fait
preuve d’une grande réserve qui pouvait parfois traduire un
sentiment de supériorité ou une grande méfiance pour le « roumi »
ou « gaouri » s’intéressant de trop près (selon eux) aux réalités de
l’Islam. Mais mes liens avec Cheikh Derradji Louar, Cheikh Diallo
et Cheikh Benzzine me disent que les hommes de foi qui constituent l’Islam authentique, peuvent être véritablement des amis
pour les « gens du Livre » que, chrétiens et juifs, nous sommes pour
la meilleure tradition coranique.
3. Le défi de l’Islam militant
Sans doute suis-je d’ailleurs, aujourd’hui, plus sensible qu’hier
à l’attitude des « hommes de religion » de l’Islam de France à
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l’égard des chrétiens. Voici un quart de siècle, déjà, que ma vie a
croisé l’Islam à travers les familles de l’immigration maghrébine.
J’ai été ainsi un des témoins privilégiés de cette évolution que la
France n’a guère su voir venir et accueillir : l’installation définitive
et massive de la religion musulmane dans notre République laïque.
En trente ans, nous sommes passés de quelque cinq cent mille
personnes de confession islamique à près de cinq millions de
musulmans dont la moitié environ est de nationalité française ! Une
espèce de révolution démographique et religieuse, révolution
finalement effectuée en douceur mais qui ne peut pas ne pas
entraîner certains bouleversements pour la société… et pour
l’Église.
Longtemps, en effet, les musulmans qui ont « pris pied » en
France à la faveur des phénomènes migratoires, se sont sentis
religieusement comme « en exil » et n’ont pas eu le souci de « transplanter » l’Islam en Europe occidentale. Ils étaient musulmans dans
leur cœur et dans l’espace de leur intimité familiale, attendant
seulement de la société d’accueil qu’elle les laisse vivre sans difficulté leur mois du jeûne de Ramadan et leurs principales fêtes.
Chez la plupart d’entre eux – les originaires d’Algérie – qui étaient
(et restent !) très marqués par une colonisation française porteuse
des valeurs laïques, il n’y avait pas de désir d’imposer un Islam
plus ou moins triomphant à la France en voie de déchristianisation
avancée. Les revendications de lieux de culte et les demandes de
reconnaissance de l’Islam comme religion ayant droit à être traitée
à l’égal des autres cultes religieux du pays, ont été longues à être
formulées.
Comme beaucoup d’autres chrétiens engagés dans la solidarité
avec les migrants du Maghreb, de la Turquie ou de l’Afrique Noire,
j’ai été attentif aux premières demandes qui ont surgi, et j’ai
contribué avec d’autres amis de notre Église à ce que, dans un
certain nombre de circonstances, elles soient prises en compte.
Dans les années quatre-vingt-dix, après avoir été un actif « grandfrère » du mouvement associatif « beur » (la « Marche pour
l’égalité » de 1983, les initiatives menées en coopération avec SOS-
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Racisme ou avec les Jeunes Arabes de Lyon…), j’ai accordé une
attention toute particulière au tout nouveau développement d’un
mouvement associatif de « jeunes musulmans » qui est notamment
apparu en région lyonnaise avec l’Union des jeunes musulmans
(U.J.M.). Faisant valoir mon expérience, mais aussi ma présence
dans des instances officielles comme le Conseil national des villes ou
le Haut conseil à l’intégration, j’ai défendu ces jeunes quand certains
services de police ou certains responsables publics les ont accusés
arbitrairement d’être des relais du terrorisme islamique mondial.
Non seulement j’ai été de ceux qui ont agi pour que soit enfin
érigée et inaugurée la grande-mosquée de Lyon, mais encore me
suis-je engagé pour que soient rapportées des mesures d’expulsion
ou d’interdiction du territoire visant des personnalités musulmanes comme le Docteur Larbi Kechat, recteur algérien du centre
islamique de la rue de Tanger à Paris, ou Tariq Ramadan, président
du Mouvement des musulmans et musulmanes de Suisse et surtout
personnalité très charismatique attendue et applaudie dans de
n o m b reuses banlieues de France. Ainsi ai-je le privilège de
connaître actuellement encore une grande partie de ceux qui, à la
tête de fédérations d’associations ou de grandes mosquées, se
sentent la vocation de prendre en charge l’organisation de l’Islam
en France.
Or aujourd’hui, je dois reconnaître que je me tiens sur une plus
grande réserve concernant cette solidarité avec les musulmans
« militants » qui tentent d’organiser l’Islam de France. Remarquant
que les groupes et les personnes qui sont les plus actifs dans cette
volonté de donner des structures à prétention de représentation
des musulmans de France appartiennent presque tous à des
courants soit conservateurs, soit totalitaires de l’Islam, je crains
désormais de venir en aide à des gens qui demain feront peut-être
le malheur des familles musulmanes de notre pays et pourront
mettre en péril la paix sociale. Je ne puis, en effet, cautionner des
fédérations, des groupes (et notamment des associations de jeunes
qui crient bien fort leur républicanisme et leur attachement à la
laïcité française comme espace de liberté), ou encore des personnalités tout aussi charismatiques et séduisantes soient-elles, qui
aspirent à voiler des centaines de milliers de jeunes filles et de
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femmes, qui veulent instaurer des régimes de séparation dans les
écoles entre ceux qui se mettent en maillot de bain pour la piscine,
mangent de la viande « halal », et les autres, et qui rappellent sans
cesse à leurs auditoires de fidèles que le monde se partage en
croyants (les musulmans) et infidèles (les autres…). J’ai cru
quelques années que plusieurs de ces groupes ou personnalités
étaient « en recherche » et que nous pouvions faire confiance dans
leur évolution. J’avoue en être bien moins convaincu aujourd’hui,
et je tremble de voir certains qui appartiennent aux courants les
plus ouverts de nos Églises… se faire encore les « marchepieds »,
voire les « porteurs de valises » de militants musulmans qui ne
s’inscrivent pas dans de véritables relations de fraternité, fraternité
des croyants au Dieu d’Abraham mais aussi fraternité républicaine.
Mises à part quelques rares exceptions, nous devons prendre
acte de ce que « l’Islam officiel », celui des pouvoirs religieux, des
oulémas, des grandes institutions de transmission du savoir
islamique, n’est pas intéressé au dialogue fraternel et spirituel avec
les chrétiens, même dans les pays musulmans où existe une
certaine concorde entre chrétiens et musulmans. Cela tient à
plusieurs facteurs qu’il serait trop long d’examiner ici. Mais, plus
inquiétant, les courants fondamentalistes à l’œuvre dans tout le
monde musulman, qu’il s’agisse des courants les plus conservateurs (comme le wahabisme saoudien qui parvient à modeler à son
image toute une partie du monde musulman grâce à l’argent du
pétrole), ou des courants se proclamant réformistes comme les
diverses branches des Frères musulmans égyptiens, font presque
tous preuve d’attitudes anti-chrétiennes et anti-juives. En France,
ces groupes sont très minoritaires parmi le « peuple musulman ».
Ils sont même craints par la majorité des familles qui ont peur de
devoir vivre un jour sous leur dictature (ce qui peut déjà se
produire dans quelques quartiers de France). Mais, encore une fois,
ils sont les plus présents dans ce qui essaye de s’organiser, à côté,
ou même à l’intérieur de « l’Islam officiel » des pays d’origine dont
l’influence demeure réelle dans l’immigration pour quelques
années encore sans doute. Pour s’en convaincre, il suffit d’aller
consulter les ouvrages et le matériel audio et vidéo en vente dans
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les librairies musulmanes de nos grandes villes ou à l’occasion de
certains rassemblements. Toute une littérature polémique antichrétienne, aux arguments la plupart du temps extrêmement
sommaires, y est proposée et diffusée, instaurant chez un certain
nombre de jeunes musulmans en recherche des doutes générateurs
de « prises de distance » à l’égard des chrétiens. Tout un discours,
également, qui s’appuie quelquefois sur le refus de la mondialisation sous férule américaine et attire donc des sympathies « tiersmondistes », s’avère extrêmement pernicieux quand, dénonçant la
décadence inévitable de l’Occident, il sous-entend et se veut
annonciateur de la décadence du Christianisme associé à cet
Occident libéral et impérial…
Je ne sais pas quel avenir peut avoir en France cet « Islam
militant ». L’État et l’Église, me semble-t-il, doivent se montrer très
vigilants quant à ce qui s’exprime et se met en place. Il ne nous
appartient pas, à nous non-musulmans, de définir ce que doit être
l’Islam, comment il doit choisir entre telle ou telle interprétation
actuelle du Coran et de la tradition, mais il est de notre devoir de
préserver les valeurs et les institutions qui ont fait (parfois contre
les résistances de l’Église !) la France démocratique et tolérante que
nous connaissons aujourd’hui. Au vrai, j’ai confiance dans « l’Islam
des gens », celui de « la table ouverte » que j’évoquais précédemment et qui me paraît représenter la réalité dominante de
l’Islam partout dans le monde. Mais cet Islam ouvert et
bienveillant, libéral et fraternel, ne pourra rayonner que s’il n’est
pas victime d’un « hold-up » de la part des fondamentalistes, et
que s’il est mis en valeur et soutenu par les pouvoirs publics.
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4. Crispations chrétiennes
Un regard porté sur l’histoire nous oblige à constater qu’Islam et
christianisme, prétendant chacun à l’universalité, et étant chacun
certain d’être seul dépositaire de l’unique Vérité, ont presque
toujours été en conflit au long des siècles depuis l’apparition de la
religion musulmane à la surface de la terre. Ces conflits ont eu des
causes théologiques (le rejet virulent, par l’Islam, de la divinité de
Jésus Christ, de son incarnation, de sa crucifixion et de sa résurrection ; la dénonciation tout aussi virulente, par le Christianisme,
de la dimension révélée du message coranique et de l’authenticité
de la vocation prophétique de Muhammad). Mais ces motifs de
défense « de la vraie foi » ont aussi été presque toujours liés à des
conflits politiques (le conflit avec Byzance puis avec la chrétienté
latine dans les débuts de l’Islam, les croisades, la reconquête catholique en Espagne au XVe siècle, le conflit avec les Turcs aux
frontières de l’Europe de l’Ouest, la colonisation de la presque
totalité du monde musulman par les puissances occidentales aux
XIXe et XXe siècles, l’imposition de la renaissance de l’État hébreu
par l’Europe aux jeunes États arabes, la deuxième « guerre du
Golfe »…). À notre époque, le même mélange de ressentiments
d’ordre politique, économique, social ou culturel vient accentuer
les divergences théologiques entre Islam et Christianisme et peut
leur donner une dimension tragique. Il convient donc de tout faire
pour bien dénoncer et refuser tout ce qui peut être humiliation,
exploitation, destruction des populations musulmanes et de leurs
civilisations. Il convient, en même temps, d’en appeler très fort et
très activement au dialogue courtois et amical des hommes de
bonne volonté, et à leur solidarité dans l’engagement pour la
justice. Quand des non-musulmans demandent qu’il soit mis fin à
ce criminel embargo imposé par l’Amérique qui étrangle le peuple
irakien, quand ils se mobilisent en faveur des populations
meurtries de Bosnie ou du Kosovo… ils sauvent la paix. De même
lorsque, ici, des hommes et des femmes se battent pour l’intégration dans la nation française, pour le refus de l’exclusion des
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personnes issues de l’immigration, ils construisent la France fraternelle contre les racismes et les intégrismes.
Une actualité internationale douloureuse, où un Islam militant
violent et fondamentaliste a surgi du cœur des malheurs des
masses musulmanes, a « braqué » depuis maintenant vingt-cinq
ans les opinions publiques européennes contre l’Islam, même si les
principales victimes de ce mouvement islamiste sont les populations musulmanes elles-mêmes. Ajoutés à des difficultés d’intégration qui se sont multipliées dans les quartiers populaires de nos
villes du fait du développement du chômage, ces événements de la
révolution iranienne, de la guerre au Liban, de la tragédie
algérienne ou de l’affreux déchirement de l’Afghanistan, n’ont pas
créé les conditions nécessaires à un vrai dialogue des peuples, des
hommes et des fois. Dans la plupart des pays musulmans soumis à
des pouvoirs dictatoriaux, totalitaires ou corrompus, les minorités
chrétiennes souvent accusées d’être trop liées aux Occidentaux,
cherchent de plus en plus à prendre les routes de l’exode. Et les
Églises, un temps très enclines au dialogue interreligieux, ont
tendance à présent à se crisper et à freiner les démarc h e s
d’ouverture. Des hommes qui, hier, prônaient avec confiance et
talent le dialogue, se mettent à ne plus y croire et en viennent
même parfois à écrire des horreurs sur l’Islam après avoir publié
des ouvrages le mettant au contraire en valeur. Des mouvements
chrétiens regardés comme « modernes », charismatiques ou néocatéchuménaux, ne se sentent pas liés par les appels au respect des
musulmans contenus dans les textes du Concile Vatican II ou dans
de nombreux discours du pape Jean-Paul II, et enseignent même
parmi leurs ouailles que l’Islam est d’origine diabolique. Des voix
de plus en plus nombreuses se font entendre, jusqu’au sein des
synodes continentaux, qui proclament que chrétiens et musulmans
« nous n’avons pas le même Dieu » et que l’appellation « religion
abrahamique » n’est pas applicable à l’Islam… Ceux qui veulent,
coûte que coûte, continuer à explorer les voies de la rencontre spirituelle risquent, de ce fait, de se trouver marginalisés si ce n’est pas
interdits d’expression…
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5. Quelle place pour l’islam dans l’histoire du salut ?
Le signe de Tibhirine
Lors des débats conciliaires qui donnèrent naissance à la
Constitution Gaudium et Spes, il fut envisagé de tenter de « donner
du sens » à l’existence de l’Islam comme religion se réclamant de la
postérité d’Abraham aux côtés du Judaïsme et du Christianisme.
Le projet fut abandonné, parce que trop risqué et sans doute
prématuré, au profit d’un texte représentant déjà une belle avancée
car invitant à un regard positif sur les musulmans.
Cependant, pour qui fréquente quotidiennement des
musulmans et, à travers eux, l’Islam ; pour qui a noué des alliances
d’amitié profonde avec des frères et sœurs nourris de la Parole
coranique, se pose inévitablement cette question du sens à reconnaître à la présence de l’Islam.
D’aucuns, bien entendu, ont déjà « résolu » la question en
déclarant définitivement que l’Islam est une religion qui provient
totalement des hommes et qu’elle ne comporte rien de surnaturel,
quand ils ne prétendent pas savoir que l’Islam, détournant les
hommes du Christ-Sauveur, est, en réalité, une œuvre diabolique…
Mais si, au lieu de regarder l’Islam uniquement comme message
de contestation de la foi chrétienne (ce qu’il est pour partie), on
choisit de l’accueillir comme une aventure religieuse porteuse de
promesses… Si, au lieu de ne retenir du Coran que ce qui nous
apparaît « réduire » la révélation judéo-chrétienne, on le lit
davantage comme provocation à attendre et à préparer le retour de
Jésus-Messie… Si, au lieu de ne voir en Muhammad qu’un
combattant, on s’attarde davantage sur sa dimension d’homme
saisi par Dieu… Si, surtout, au lieu de n’appréhender l’Islam que
comme un système figé, on l’approche d’abord comme une formidable floraison d’hommes, de femmes et de jeunes qui se tournent
vers Dieu de tout leur cœur et en deviennent meilleurs… alors
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l’Islam peut trouver sa place dans notre appréhension de l’histoire
du Salut.
L’Islam, certes, apparaît comme contestation radicale et inacceptable du Christianisme en ce sens que le Coran réfute la divinité de
Jésus… en faisant parler Jésus lui-même. Mais le Coran est aussi
reprise de toute une partie du patrimoine biblique. Il place Jésus et
Marie à des rangs nulle part égalés par d’autres messagers et
envoyés, y compris par Muhammad pourtant présenté comme
« sceau des prophètes ». Il est prière, adoration, vision apocalyptique, rappel… toutes choses qui nous sont familières. Pour des
centaines de millions d’hommes et de femmes, il est « le médium »
qui fait entrer en relation avec le Dieu qui a parlé à Abraham, à
Moïse, à David… et par Jésus. Dans la perception courante de
l’Islam comme « Judéo-Christianisme dévoyé », on considère
toujours que les masses musulmanes auraient pu être chrétiennes
si l’Islam ne les avait pas comme « capturées »… Mais on pourrait
aussi songer que, sans l’Islam, ces masses musulmanes ignoreraient peut-être complètement que Dieu a parlé à Abraham et aux
p rophètes suivants que nous connaissons, et qu’Il est le
Compatissant en qui chacun peut faire confiance…
Hier des hommes remarquables comme le Professeur Louis
Massignon, professeur au Collège de France, ou le prêtre lyonnais
Jules Monchanin, cofondateur, avec le bénédictin Henri Le Saux, de
l’ashram de Saccidânanda en Inde du Sud, se sont efforcés de
percer la signification de l’Islam au regard du Christianisme, de
comprendre sa vocation et sa mission. S’étant suffisamment
plongés dans les textes du Coran et de la mystique musulmane
(surtout Massignon), étant rentrés en amitié profonde avec des
musulmans pleins de piété et de miséricorde, ils savaient que
l’Islam était incontestablement de nature spirituelle et ils étaient
certains que cette aventure religieuse s’insérait dans l’histoire du
Salut. Les premières réponses qu’ils ont apportées mériteraient
aujourd’hui d’être reprises, réévaluées, reconsidérées en lien avec
les évolutions du monde et les progrès accomplis par les sciences
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des religions. Les brâcehs qu’ils ont commencé à ouvrir demandent
à être élargies…
Ces dernières années, cependant, le témoignage jusqu’au don
de leur vie des moines de Tibhirine, est venu enrichir l’Église
comme l’Islam d’une attitude nouvelle qui, certainement, n’a pas
fini de porter du fruit. Se voulant, ensemble avec leurs amis
musulmans, des chercheurs de Vérité et des quêteurs d’unité, ils
ont crié à la face du monde que priants chrétiens et priants
musulmans pouvaient s’épauler les uns les autres, que leurs différences avaient du sens pour les uns et pour les autres et donnaient
de la consistance à leurs relations mutuelles. Les écrits du prieur
Christian de Chergé, mais aussi ceux de Frère Christophe, représentent une eau vive dont nous ne boirons jamais assez. Un signe a
été posé par Dieu à Tibhirine.
Je ne sais pas si le « dialogue théologique » avec l’Islam
constitue une urgence. Je sais, en revanche, que la rencontre
amicale, voire fraternelle, entre chrétiens et musulmans s’avère une
nécessité absolue dans ce monde qui est le nôtre, où nous vivons
dans une immense proximité et où nous ne pouvons plus nous
ignorer. Je suis également convaincu – pour la connaître – qu’une
grande connivence spirituelle peut être expérimentée entre des
chrétiens et des musulmans qui sont parvenus à tisser entre eux
des relations fortes. Avec mon ami Rachid Benzine, mais aussi avec
un homme comme le Cheikh Khaled Bentounes, maître spirituel de
la Tariqa Alawyia, qui m’honore également d’une vraie amitié, je
vis quelque chose que je définirais bien comme « le sacrement de
l’amitié ». Dans un rapport présenté en 1971 à Lourdes, devant
l’Assemblée plénière de l’épiscopat français, Monseigneur Coffy
proposait cette définition : « Un sacrement est une réalité du
monde qui révèle le mystère du Salut parce qu’elle en est la réalisation ». L’entente interreligieuse comme sacrement…
Devenu grâce aux événements et re n c o n t res de la vie
« compagnon de route » de l’Islam, mon Christianisme se nourrit
inévitablement de mes amitiés musulmanes, mais aussi du
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Le sacrement de l’amitié - Compagnon de route de l’Islam
message coranique et des traditions islamiques. L’Islam est une
table ouverte, disais-je. L’Islam est aussi une source…
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Questions actuelles
Le point de vue de l’Église
Numéro 15 - septembre-octobre 2000
L’Église et l’Islam en France
Un chemin de rencontre et de dialogue
Les évêques de France
L’accueil des enfants et des jeunes musulmans
Secrétariat pour les relations avec l’islam (SRI)
Les mariages islamo-chrétiens
SRI
La mosquée : lieu de culte des musulmans
Les représentants des cultes reconnus d’Alsace et de Moselle
et le SRI
Catéchumènes venant de la tradition musulmane
SRI
et Service national du catéchuménat
La formation des jeunes dans l’Europe pluraliste
Le Comité islam en Europe
Orientations générales pour un dialogue en vérité
Groupe de recherche islamo-chrétien (GRIC)
Entretien avec Mgr Bernard Panafieu
président du Comité épiscopal des relations interreligieuses
Bayard-Presse
Questions actuelles
3-5 rue Bayard - 75008 Paris
Tél : 01 44 35 60 60
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Les Églises du Maghreb, par leur histoire, leur situation géographique et
politique, le fait d’être très minoritaires dans des sociétés musulmanes occupent
une place particulière.
L’Église du Maroc a son histoire propre et son expérience est précieuse pour
l’ensemble de l’Église. Le document « Vivre la rencontre au quotidien » est le fruit
de la réflexion « des prêtres et des frères » sur leur collaboration avec les
Marocains musulmans. Vincent Féroldi, secrétaire du conseil du presbytérium a
accepté de présenter cette réflexion qui s’inscrit dans le prolongement du synode
diocésain.
L’ÉGLISE DU MAROC
4 juin 1995 : le diocèse de Rabat célèbre à Mohammédia dix-huit mois
de démarche synodale durant lesquels il s’est interrogé sur quelle Église
il faut, aujourd’hui, au Maroc. Il publie alors ses Actes synodaux où sont
rassemblées des convictions communes comme : s’apprendre mutuellement à vivre au Maroc, se mettre à l’écoute du cri des pauvres, servir au
développement intégral des personnes, être une Église accueillante, lieu
de communication et de rencontre, attentive à n’exclure personne - en
particulier les couples mixtes et leurs enfants.
Quatre ans plus tard, en novembre 1999, c’est-à-dire à la veille de
l’ouverture du Grand Jubilé de l’Église catholique, l’ensemble des frères
et des prêtres du diocèse de Rabat rédige un texte : Vivre la rencontre au
quotidien. Il est le fruit de toute une réflexion commencée un an
auparavant dans différentes régions du Maroc et centrée sur une prise en
compte et une évaluation de la réalité originale de l’Église au Maroc. En
effet, dans un pays de vingt-neuf millions d’habitants où tous sont
musulmans à l’exception d’une minorité juive marocaine estimée à quatre
ou cinq mille personnes, les chrétiens, tous étrangers, sont au nombre de
trente mille et, parmi eux, quelque deux cent soixante-dix religieuses, un
peu plus de soixante-dix frères et prêtres, quelques pasteurs protestants et
un prêtre orthodoxe.
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Chemins de Dialogue
Pour élaborer ce document, s’instaure à partir de l’été 1998 un partage
en profondeur entre prêtres et frères, les uns et les autres n’hésitant pas à
échanger sur leur ministère, à témoigner de leur spiritualité, à faire part
de leurs joies, de leurs souffrances et de leurs questions. En évoquant
leurs collaborations avec des Marocains musulmans et en analysant leurs
expériences, frères et prêtres prennent alors conscience non seulement de
l’extrême diversité des rencontres vécues par les uns et les autres mais
encore de la multiplicité des significations données à ces rencontres. Selon
les personnes, il s’agit de vivre l’expérience de la complémentarité, de
témoigner de l’expérience de la fraternité, de vivre la tolérance et la reconnaissance mutuelle, de manifester une expression de l’universalité entre
les hommes, de vivre un temps d’émerveillement devant la foi, le courage
et la dignité des pauvres, de vivre entre croyants différents et de
manifester que le pluralisme religieux est signe du don de Dieu… Ils se
font aussi l’écho de la manière dont les Marocains eux-mêmes qualifient
ces rencontres, en y reconnaissant un témoignage de gratuité, d’amitié, de
désintéressement, de reconnaissance, d’une fidélité dans la présence, d’un
soutien, d’une prise au sérieux des actions menées, d’une recherche
commune de la vérité, d’une soif de spiritualité, de la présence de Dieu
dans le partage…
Quand il est question de réfléchir à la façon dont une Église est
engagée dans le dialogue interreligieux, beaucoup de frères et prêtres
s’interrogent : « Est-ce possible, aujourd’hui, au Maroc ? » En effet, plus d’un
souligne qu’avant de parler de « dialogue interreligieux », il faut parler de
« dialogue de la vie quotidienne ». D’autres font remarquer que, dans les
lieux de rencontre, ils ne se situent pas tant sur un plan religieux que selon
une certaine idée de l’Homme. D’où cette réflexion de l’un d’entre eux :
Nous ne sommes pas dans un dialogue interreligieux mais bien
plutôt dans un dialogue interhumain sur les grandes questions de
l’Homme. Nous pourrions parler de « spiritualité humaine ».
Allant plus loin dans la recherche, frères et prêtres reconnaissent en
eux l’existence d’un travail de dépouillement ainsi formulé :
Vivre parmi les Marocains transforme notre manière d’adhérer
au Christ et de le célébrer… Notre foi se purifie, relativisant nos
certitudes et nous appelant à contempler le travail de l’Esprit chez
les autres, chez tout autre… Accepter ou se réjouir d’être évangélisés par les Marocains… Il y a comme une nécessité à approfondir
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Vivre la rencontre au quotidien
une théologie de l’hospitalité : « Nous sommes les hôtes de ceux qui
sont nos hôtes ».
Ils constatent également des transformations les obligeant à s’ouvrir
au mystère de Dieu empruntant des chemins connus de Lui seul pour
convertir le cœur de l’homme. Ils se sentent invités à accueillir d’une
manière neuve la parole de Jésus en Jn 10,16 : « J’ai d’autres brebis qui ne
sont pas de cet enclos et celles-là aussi, il faut que je les mène ; elles écouteront ma
voix, et il y aura un seul troupeau et un seul berger ».
C’est ainsi qu’en novembre 1999 est proposé à l’Assemblée des frères
et prêtres du diocèse un premier texte, dit « texte-cible ». Il porte comme
intitulé : « Vivre l’interreligieux au quotidien », le thème de la session
annuelle étant : Comment l’Église est-elle engagée dans un dialogue interreli gieux ? Au fil des séances plénières, des amendements sont apportés au
texte initial. Ainsi, dès la première séance de travail, le titre est modifié et
il est décidé de situer les réalités humaines énoncées dans leur rapport
aux personnes et dans une certaine dynamique. Le texte ici publié est la
résultante des quatre rédactions successives.
Cette version finale prend le temps de dire comment la foi chrétienne
se purifie dans la foi en l’Esprit-Saint et dans la relativisation des modes
d’expression… Elle souligne également combien l’Eucharistie est le
creuset où la vie est transformée dans l’offrande du Christ. Mais la force
de la version finale tient peut-être bien dans le déplacement suivant. La
notation : « Nous considérer les uns les autres comme membres d’une unique
famille humaine », absente de la première version, est à la première place
dans les déplacements cités (§ 9). Elle souligne ainsi que l’unité du genre
humain est ce qui fonde l’unité même de la finalité et de l’accomplissement du Royaume. Comme l’écrivait le Père Christian Salenson qui
accompagna cette recherche, « on ne peut penser une théologie de la révélation
et du salut sans une théologie de la création ».
Il en résulte également une modification dans l’approche même du
mystère de l’Église qui se définit dorénavant dans sa relation au
Royaume. Aussi Christian Salenson ajoutait : « C’est assurément un point où
le dialogue interreligieux apporte le plus à la théologie. Il bouleverse les questions
ecclésiologiques et permet sans doute d’entrer dans une appréhension plus juste
du mystère de l’Église et de sa mission. »
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Chemins de Dialogue
C’est la raison pour laquelle il est intéressant de lire également le texte
produit quelques mois plus tard, selon une méthode de travail similaire,
par les Conseils pastoraux du diocèse de Rabat, composés de laïcs,
prêtres, religieux et religieuses. Il se veut « Bonne Nouvelle » et révélation
que le Royaume de Dieu est déjà là, au cœur même de la vie du peuple
marocain et d’une Église appelée à être guetteur de l’aube et porteur
d’espérance. Il s’agit ainsi pour les chrétiens de s’inscrire dans une forte
dynamique d’ouverture et de confiance, prêts à passer par un chemin de
mort et de résurrection, marchant - dans un même mouvement - au pas
de Dieu et au pas des hommes.
Entrevoir ainsi le mystère de l’Église comme un sacrement dans la
perpective du Royaume de Dieu amène aujourd’hui l’Église au Maroc à
un ministère de service et de gratuité, ouvert par la prière et la contemplation au mystère de Dieu qui emprunte des chemins connus de Lui seul
pour convertir le cœur de l’homme.
Vincent Feroldi
Secrétaire du Conseil presbytéral
VIVRE LA RENCONTRE AU QUOTIDIEN
Des regards renouvelés
1
Frères et prêtres vivant ici depuis un, cinq, dix, trente ou
cinquante ans, nous essayons de communier aux joies et aux
souffrances du peuple marocain et, quand nous analysons la réalité
de ce pays, nous sommes sensibles en particulier à :
• l’espoir de transformations socioculturelles et politiques profondes
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Vivre la rencontre au quotidien
•
•
•
•
•
l'essor de la vie associative, notamment dans le monde rural
le fléau de la pauvreté et des inégalités sociales croissantes
le fort taux de chômage entrainant une désespérance chez les jeunes
les efforts des handicapés pour trouver toute leur place
l'analphabétisme contre lequel des hommes et des femmes se
mobilisent
• le défi persistant d'un système éducatif en cours de rénovation
• l'évolution du statut de la femme et du code de statut personnel
2
Essayant ensemble de lire les signes des temps, nous découvrons qu'à nos propres yeux comme aux yeux de ceux qui
nous entourent, nos rencontres avec les personnes de cultures et de
religions différentes peuvent parfois manifester :
•
•
•
•
•
•
•
•
une gratuité et une amitié
une fidélité dans la présence
une prise au sérieux des actions menées
une recherche de vérité
un accord autour de multiples valeurs humaines
une soif de spiritualité
un désir de dialogue interreligieux
une présence de Dieu dans le partage
3
Nous faisons ainsi l’expérience que, dans nos rencontres au
quotidien, à travers des événements, des échanges et des
confrontations, se tissent des liens entre les personnes vivant en ce
pays : marocains, étrangers, musulmans, juifs, chrétiens des différentes confessions, incroyants, indifférents…
4
Aussi pouvons-nous faire nôtre la conviction de Jésus telle
qu'elle transparaît dans ses paroles adressées au centurion
romain, au chapitre 8, verset 11. de l'Évangile de Matthieu : « Aussi,
je vous le dis, beaucoup viendront du levant et du couchant,
prendre place au festin avec Ahraham, Isaac et Jacob dons le
Royaume des cieux ».
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Chemins de Dialogue
Des orientations à suivre
5
À Pentecôte 1995, à Mohammedia, les catholiques du diocèse
de Rabat accueillaient les Actes du Synode qui portaient
comme titre cette question : « Quelle Église aujourd'hui au
Maroc ? » Aussi, pour mieux mettre en œuvre tout au long de cette
année 1999 les orientations du Synode, nous avons pris comme
thème de recherche : « Comment l'Église est-elle engagée dans le
dialogue interreligieux ? » et lors de notre rencontre annuelle, nous
nous sommes interrogés sur les manières dont notre Église au
Maroc vit aujourd’hui la rencontre.
6
Conscients de nos limites, mais habités par une espérance
trouvant sa source dans le mystère du Dieu-Amour, nous
sommes désireux de vivre de l’Esprit qui parle au plus intime de
tout être. Celui-ci nous pousse à :
• vivre avec des hommes et des femmes nourris par d'autres traditions
religieuses
• croire à la rencontre
• être à l’écoute des autres et particulièrement des plus pauvres
• nous engager ensemble au développement intégral des personnes
• vivre le pluralisme religieux comme un appel et une grâce de Dieu
7
Au seuil du troisième millénaire, nous nous sentons appelés à
une conversion intérieure, à un travail de dépouillement, à un
renouvellement de nos manières d’être et d’agir.
8
En effet, vivre parmi les Marocains transforme notre manière
d'adhérer au Christ et de le célébrer. Notre foi se purifie ; nous
relativisons certains de ses modes d'expression et nous sommes
appelés a contempler le travail de l'Esprit présent chez les autres,
chez tout autre. Chaque jour, au cœur de l'Eucharistie, nous tenons
à être rassemblés dans la prière même du Christ qui rejoint toute la
vie partagée et la présente à son père dans une offrande d'amour.
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Vivre la rencontre au quotidien
Aussi, pour mieux vivre la communion, il y a pour nous comme
une nécessité à approfondir une pratique de l'hospitalité où nous
pouvons nous dire les uns aux autres : « Nous sommes vos hôtes et
vous êtes nos hôtes ».
Des appels à vivre
9
Des déplacements s'opèrent en nous. Ainsi sommes-nous
invités, personnellement et avec toute la communauté
chrétienne, à :
• nous considérer les uns les autres comme membres d’une unique
famille humaine
• nous ouvrir, par la prière et la contemplation, au mystère de Dieu qui
emprunte des chemins connus de Lui seul pour convertir le cœur de
l'homme
• accepter de recevoir d'une manière neuve la Bonne Nouvelle de la part
de ceux au milieu desquels nous vivons
• témoigner qu'être chrétien, c'est adhérer à une personne vivante, Jésus
Christ, beaucoup plus qu'être adepte d'une doctrine ou d'une morale
• situer chaque personne et chaque communauté dans son rapport au
Royaume de Dieu
• e n t revoir le mystère de l'Église comme un sacrement dans la
perspective de ce même Royaume
10
Demandant à l'Esprit d'Amour de nous éclairer, nous
voulons donner à notre vie le sens d'une présence gratuite.
Nous souhaitons poursuivre avec modestie mais ténacité nos différents ministères et services, témoignant ainsi pour notre temps de
l’urgence d’une collaboration entre toutes les personnes afin de
promouvoir une humanité réconciliée et de construire un monde
juste et fraternel.
Frères et prêtres du diocèse de Rabat
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Jean-Pierre Ricard
Évêque de Montpellier et vice-président de la conférence épiscopale des évêques
de France.
À l’occasion de la visite de Sa sainteté le Dalaï Lama en France, une rencontre
interreligieuse a eu lieu à Lodève dans l’Hérault le 25 septembre 2000, à l’initiative
du maire de Lodève. Elle faisait suite à un stage de formation de cinq jours donné
par le Dalaï Lama sur le plateau du Larzac. Nous publions le texte de l’allocution
prononcée par Jean-Pierre Ricard, évêque de Montpellier. Ce texte a été aussi
publié dans le Snop.
Mesdames, Messieurs,
Qu'il me soit permis en premier lieu de dire ma grande joie de
participer ce matin à cette rencontre interreligieuse. Elle me donne
l'occasion de vous présenter à tous, au nom de la communauté
catholique implantée depuis des siècles dans cette antique cite de
Lodève, mes vœux sincères et fraternels de bienvenue, à Votre
Sainteté tout d'abord, Monsieur le Dalaï Lama, en qui nous
accueillons une autorité spirituelle importante, un ard e n t
défenseur de la cause tibétaine et un infatigable artisan de la paix
et de la concorde entre les hommes, mais à vous aussi Monsieur
Dalil Boubakeur, recteur de la Mosquée de Paris et à vous, Madame
Françoise Cassou, Présidente du Conseil Régional de l'Église
Reformée de France. Je remercie vivement Monsieur le Maire et la
Municipalité de Lodève d'avoir pris l'initiative et d’avoir assuré
l'organisation de cette rencontre.
Cette rencontre me paraît, en effet, particulièrement expressive
de la pluralité religieuse qui marque aujourd'hui notre société.
L’expérience d'une diversité religieuse me semble acquérir, dans ce
troisième millénaire qui s'ouvre devant nous, une dimension
mondiale et familière. Mondiale, dans la mesure où, par l'évolution
des moyens de communication, la rapidité des transports, et les
flux migratoires, la plupart des grandes religions ont quitté l’ère
géographique qui les avait vues naître et sont ainsi implantées
dans les différents continents. Vues au point de départ comme des
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religions en transit, exotiques où étrangères, elles sont en voie de
devenir autochtones et c'est en ce sens que l'expérience de la
rencontre des autres religions prend de plus en plus aujourd'hui un
aspect familier. Par exemple, un jeune héraultais catholique peut
ainsi rencontrer dans sa vie de tous les jours, au cours de ses
études, un camarade protestant, orthodoxe ou arménien, un ami
juif, musulman ou bouddhiste.
La question qui peut alors se poser est justement de savoir
comment va se vivre cette pluralité religieuse ? Quelle incidence
va-t-elle avoir sur la vie sociale ? Nous sommes, en effet, dans une
société où un nombre non négligeable de nos contemporains
portent sur les religions un certain soupçon : les religions ne sontelles pas facteurs d'intolérance, de violence ou d'absolutisation des
conflits ? La question mérite d'être entendue d'autant plus que l'histoire de la plupart des traditions religieuses, comme d'autres
courants culturels d'ailleurs, a été marquée par ces dangers.
Ma conviction fondamentale, c'est qu'il y a, au cœur même de
chaque grande tradition religieuse, dans ce qu'elle a de meilleur, un
message de fraternité et de paix et que cette pluralité religieuse
peut être un facteur de paix sociale, d'accueil de l'autre et de
fraternité ouverte sur l’universel. Mais à certaines conditions
cependant. À condition que nos communautés religieuses mettent
en pratique une attitude de service, de respect et de dialogue.
1. Le service de l'homme
Je n'oublie pas que je suis le disciple d'un Maître qui s'est
agenouillé devant ses disciples et leur a lavé les pieds en signe de
service en leur disant : « Si je vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur
et le Maître, vous devez vous aussi vous laver les pieds les uns aux
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Allocution lors de la visite du Dalaï Lama
autres » (Jn 13,14). Cela m'invite à dire que le service de l'homme,
de l'homme concret, de tous les hommes, doit être au cœur de la
préoccupation des grandes traditions religieuses. Les religions sont
attendues là. Sont-elles surtout préoccupées de trouver des adeptes
et d'organiser leurs activités internes ou bien sont-elles capables
d'un réel service désintéressé de l'homme ? Les défis aujourd'hui ne
manquent pas : exclusion sociale, faim dans le monde, dette des
pays du Sud, inégalité dans le traitement des épidémies (je pense
au sida en Afrique), conflits locaux ou guerres entre peuples,
promotion d'une économie plus solidaire, souci de l’environnement et du cadre de vie que nous allons laisser aux générations
qui viennent, avenir de la famille et de la cellule familiale… Il y a
là de vastes champs d'engagement et j'ai pu constater combien ce
coude à coude de croyants de différentes religions, engagés
ensemble au service de l’homme, pouvait être facteur de rapprochement et de relations harmonieuses entre communautés
religieuses différentes.
Ce service de l'homme ne saurait cependant se réduire à celui de
son corps ou de son bien-être matériel. Il doit aussi répondre à sa
recherche de sens, à sa quête de paix intérieure, à ce que, comme
chrétien, je nommerai son désir de Dieu. L’homme ne vit pas
seulement de pain. Il y a dans notre société un besoin de spiritualité et de transcendance. Les religions sont tout particulièrement
attendues là aussi.
2. Le respect mutuel
Les religions ne peuvent être facteurs de paix sociale, de réconciliation, de rapprochement des esprits que si, entre elles, elles
entrent dans cette dynamique et invitent les croyants à vivre un
respect mutuel. Ce respect a plusieurs facettes :
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• C'est tout d'abord le dialogue fraternel de croyants qui se
croisent tous les jours, dans un village, dans un quartier, au travail,
a p p rennent à se connaître, s’invitent, s'informent sur leurs
religions respectives.
• C'est le désir de s'informer sérieusement sur la religion de
l'autre, pour éviter les préjugés, les caricatures ou les jugements
erronés.
• C'est la purification de la mémoire vis-à-vis de contentieux
historiques qui marquent les confessions ou les religions. Nous
savons tous que ce qui n'a pas été guéri risque parfois de resurgir
avec une violence inattendue.
• C'est la défense de la liberté religieuse pour tous avec ce
qu'elle implique dans sa dimension communautaire de moyens
d'expression et de possibilités de réunion et de culte.
• C’est enfin la vigilance interne qui permet aux religions de ne
pas se laisser instrumentaliser par des courants politiques qui utiliseraient la caution religieuse pour absolutiser des causes qui, elles,
n’ont rien de religieux.
3. Le dialogue interreligieux
Cette coexistence pacifique entre les religions n’est pas rien,
surtout si elle s’accompagne de respect et d’estime pour des traditions spirituelles qui font vivre en profondeur des milliers et des
millions d'hommes. Pourtant je pense qu'il faut dépasser la simple
coexistence pour entrer dans un réel dialogue interreligieux. Je
crois que seul ce dialogue pourra soutenir dans la durée et affermir
cette rencontre pacifique entre religions. L’Église catholique depuis
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Allocution lors de la visite du Dalaï Lama
le Concile Vatican II avec sa déclaration sur la Liberté Religieuse et
celle sur Les Relations de l’Église avec les religions non-chrétiennes
(Nostra ætate), s’est engagée résolument sur cette route du dialogue.
Le pape Jean-Paul II, tout particulièrement depuis la rencontre
d’Assise de 1986, s'en est voulu un promoteur résolu.
Le dialogue pourtant n'est pas facile car il implique deux
convictions qui sont comme en tension et que j'illustrerai par deux
phrases de l’Évangile de saint Jean, deux paroles du Christ : d'une
part, « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie » (Jn 14,6) et de l'autre :
« L’Esprit vous conduira vers la Vérité tout entière » (Jn 16,13).
« Je suis la Voie, la Vérité et la Vie », chaque religion expérimente
un chemin qui est vie, a des convictions internes qui la structurent.
Pour moi chrétien par exemple, c'est cette conviction que l'homme
ne se réalise qu'en se recevant d'un autre, de Dieu en Jésus Christ,
et en se donnant aux autres. Dans le dialogue, il ne s’agit donc pas
de renoncer à ses convictions, car sans cela, il n’y aurait plus
dialogue mais simple relativisme. Et pourtant, en même temps, il
faut affirmer : « L’Esprit vous conduira vers la Vérité tout entière ».
Cette phrase vient me rappeler que mon approche du chemin de
vérité et de Vie sur lequel je marche et qui me fait vivre n’est pas
encore la Vérité tout entière. Cela veut dire que je peux recevoir des
autres, me laisser enrichir par eux. Sans cette conviction d'un
enrichissement mutuel dans l’échange, le dialogue interreligieux
n’est pas possible. Il se transforme vite en monologue, en simples
relations de courtoisie ou en en prosélytisme masqué. Et parfois, le
fanatisme risque de n’être pas loin…
Je disais que le dialogue n'est pas facile. Mais il est vital aujourd'hui. Il le sera plus encore dans ce siècle qui s’ouvre. Puisse cette
rencontre de ce matin nous en donner comme un avant-goût.
Merci.
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Repères bibliographiques
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Maurice Pivot (p.s.s.)
Professeur de théologie au séminaire d’Issy-les-Moulineaux.
RENCONTRE DU BOUDDHISME ET DE L’OCCIDENT
Bibliographie
Cette bibliographie présente non pas des livres se proposant de
nous faire connaître le bouddhisme, mais des livres qui rendent
compte de la rencontre du bouddhisme et de l’Occident, et plus
spécifiquement de la rencontre de la tradition bouddhiste et de la
tradition chrétienne. Cette rencontre aujourd’hui ne fait que
commencer, et nous chercherons à l’aborder sous diverses facettes :
nous regrouperons quelques livres sous diverses rubriques qui
voudraient évoquer la diversité de ces facettes.
R e n c o n t re du bouddhisme, ou plus précisément des
bouddhismes, bouddhisme tibétain ou bouddhisme zen,
bouddhisme de l’école de Kyoto ou bouddhisme de Soka Gakkaï
etc. Et rencontre du bouddhisme qu’il est parfois difficile de
séparer de la rencontre d’autres traditions spirituelles intimement
mêlées à la tradition bouddhiste, sagesse chinoise ou hindouisme.
1. Ambiguïtés d’une rencontre
La rencontre du bouddhisme et de l’Occident, la découverte par
des hommes et des femmes de culture européenne et de tradition
chrétienne de la tradition bouddhiste est souvent source d’ambi201
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Chemins de Dialogue
guïtés. Ceci sera manifeste tout au long de cette présentation
bibliographique : les études que nous allons présenter comporteront presque toujours ce souci de discernement, d’interprétations, de mises en garde sur les sources possibles d’incompréhensions, d’ajustements progressifs des échanges. Nous choisissons
d’entrer dans cette présentation par les interprétations qu’une
sociologue nous donne de ces ambiguïtés.
F. Lenoir
Le Bouddhisme en France
Paris, Fayard, 1999
La rencontre du Bouddhisme et de l’Occident
Paris, Fayard, 1999
Ce double ouvrage est le fruit d’une thèse élaborée dans les
années quatre-vingt-dix. L’auteur a par ailleurs codirigé la publication de « L’encyclopédie des religions », chez Bayard-Presse,
dont nous aurons à reparler. Il est déjà intéressant de découvrir la
démarche suivie : l’auteur, sociologue, s’intéresse au premier chef à
ce phénomène d’un développement très rapide de lieux de
méditation zen et de monastères tibétains en Occident, donnant
naissance à un bouddhisme qui se veut occidental ; et dans le
même temps, la médiatisation du phénomène ne se ralentit pas.
D’où la question de l’auteur : « Peut-on parler de l’émergence possible
d’un bouddhisme français ? » C’est à cette question que veut répondre
le premier livre, fondé en particulier sur une enquête menée auprès
d’un million de français concernés par le phénomène. Et c’est cette
enquête qui mène au second livre : l’auteur s’aperçoit en effet que
ce phénomène récent est précédé par tout un imaginaire de
l’Occident sur le bouddhisme, et c’est cela qu’il travaille dans le
second livre. Ce sera une constante des deux livres : tout autant que
de rencontre du bouddhisme, ils dégageront l’image d’un Occident
renvoyé à lui-même par cette rencontre.
Le second livre nous expose les diverses étapes de l’arrivée de
l’image du bouddhisme en Occident. Quelles sont-elles ?
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En premier lieu, l’Occident ne découvre le bouddhisme comme
véritable tradition historique qu’au XIXe siècle seulement ; le mot
lui-même apparaît vers 1820 environ. Auparavant, le bouddhisme
n’est découvert qu’à partir de rencontres individuelles (Marco
Polo, moines franciscains, etc.) sans que la jonction ne soit faite
entre ces multiples découvertes.
En second lieu, très longtemps, le bouddhisme n’est pas
reconnu pour lui-même : les occidentaux se façonnent une idée du
bouddhisme en fonction de leur itinéraire religieux, de leurs
convictions ou de leurs attentes. Et ceci est mis en relief par l’auteur
à partir de ce qui se passe au XIXe siècle. Et tout d’abord une découverte intellectuelle : le bouddhisme n’intéresse qu’en tant qu’il peut
être comparé au christianisme, souvent dans une perspective
polémique. Nous y rencontrons les noms de Proudhon, J. Ferry,
Schopenhauer, Nietzsche. L’image du bouddhisme qui s’en dégage
est celle d’une tradition pessimiste ayant saveur de néant, pétri de
nihilisme.
Autre perspective, une découverte ésotérique, qui se situe dans
la ligne du romantisme, dans sa phase de réaction à la philosophie
des lumières, puis au positivisme ambiant : c’est la découverte
d’un bouddhisme populaire et dévotionnel, souvent lié au mythe
d’un Tibet magique, lieu d’autant plus mythique qu’il est un lieu
inaccessible, une « cité interdite ».
Au milieu du XXe siècle, c’est la réalité du bouddhisme qui
arrive en Occident. Des événements précurseurs (le Parlement des
religions à Chicago en 1893), des convertis précurseurs (telle
Alexandra David Neel) préparent l’arrivée du bouddhisme zen
puis du bouddhisme tibétain des années 1960 et suivantes. C’est un
bouddhisme sans cesse interprété qui a été présenté à l’Occident
des derniers siècles… « Nous avons vu comment, dans une société qui
valorise la raison, il est interprété en termes rationalistes ; dans une
société qui redécouvre le sentiment religieux et la pensée magique, il est
interprété en termes dévotionnels et ésotériques ; dans une société qui met
l’accent sur l’expérience individuelle, la psychologie et le corps (années
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60), il est assumé comme pratique méditative psychocorporelle ; enfin,
dans une société en quête de sens et de nouveaux repères éthiques (fin XXe
siècle), il est valorisé comme sagesse laïque aux valeurs universelles »
(p. 347). La conclusion du livre met en relief ce qui semble à
l’auteur la raison déterminante de la séduction du bouddhisme :
« Les cruelles lacunes des religions traditionnelles de l’Occident, à
commencer par le christianisme qui… avait perdu la plupart des clefs de
l’initiation spirituelle et de la vie contemplative, au profit d’un dévelop pement de la dévotion sentimentale et d’une rigidité dogmatique, du côté
catholique ; d’une rationalisation et d’une suprématie de l’éthique, du côté
protestant » (p. 353). Réservé par rapport au phénomène de
« conversion » au bouddhisme, l’auteur semble se présenter
d’abord comme un humaniste soucieux de réconcilier les « deux
polarités essentielles de l’individu… le pôle logique, abstrait, analy tique… et le pôle analogique, intuitif, global… » (p. 353).
Le premier livre nous situe aujourd’hui : sa matière principale
lui est donc fournie par une enquête faite auprès de français
touchés par le bouddhisme. Ce livre permet de clarifier la situation
actuelle, au-delà du flou médiatique, et déjà dans la distinction
qu’il nous propose entre les « sympathisants » (les cinq millions de
français qui ont une image positive du bouddhisme, voient en lui
une religion moderne), les « proches » (les cent ou cent cinquante
mille français qui s’intéressent activement à l’une des formes du
bouddhisme) et les « pratiquants » (les douze mille français
engagés dans la voie bouddhiste).
L’intérêt de l’enquête faite auprès des pratiquants est de nous
fournir un certain nombre de récits d’itinéraires de ces hommes et
femmes : ils appartiennent essentiellement à des couches sociales
privilégiées, ayant un niveau culturel et une formation professionnelle élevés. Profondément enracinés dans le monde moderne et
façonnés par lui, ils sont attirés par la proximité qu’ils perçoivent
entre bouddhisme et modernité ; critiquant certains aspects de cette
modernité, ils trouvent dans le bouddhisme un point d’appui pour
une expérience spirituelle authentique. La plupart d’origine
chrétienne, un grand nombre éprouve le besoin de mieux
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découvrir leur religion d’origine, sans que cela ne les détourne de
leur voie bouddhique.
Que dégage l’auteur de l’ensemble de cette enquête ? Il nous fait
assister à la naissance d’un bouddhisme occidental essentiellement
métissé, « réinterprété en termes parfois contradictoires avec le message
fondamental du Bouddha » (p. 389) ; et, semble-t-il, la pointe de cette
ré-interprétation nous est donnée autour de la question de
l’individu ; « d’un côté, le bonheur s’obtient par le détachement de soi ; de
l’autre, par le développement de soi » (p. 387) ; l’accomplissement de
l’individu, de soi par soi-même, attire ainsi le bouddhisme vers la
modernité occidentale, en même temps que le bouddhisme
développe chez un certain nombre de ses adeptes un sentiment de
responsabilité et d’attention à autrui, en même temps qu’une
sagesse et un art de vivre.
2. Aller habiter au pays de l’autre
Quelques ouvrages témoignent de l’effectivité d’une rencontre
et de ce qui peut germer dans cette rencontre.
Bernard Sénécal
Jésus Christ à la rencontre de Gautama le Bouddha
Identité chrétienne et bouddhisme
Paris, Cerf, 1998
Ce livre d’un jésuite vivant en Corée rend un témoignage
suggestif des transformations opérées dans une rencontre. Le pays
de l’autre rencontré est divers. Il est tout d’abord celui de la Corée,
présentée culturellement comme le fruit d’un long processus
d’assimilation mutuelle d’un horizon chamanique, d’une
empreinte bouddhiste et d’une sagesse et morale confucéenne. Et il
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est aussi celui d’une tradition bouddhiste accueillie à l’état pur,
sous la forme d’une initiation à la pratique du zazen, avec toute sa
charge symbolique et la vision du monde qu’elle véhicule,
tradition bouddhiste accueillie en Inde, puis en Occident.
La richesse de ce livre est liée à la diversité des portes d’entrée
qu’il nous propose. Ce livre peut être lu comme le fruit d’une
expérience, le récit d’un itinéraire : un jésuite, profondément
enraciné dans sa tradition ignatienne, celle des « Exercices », entre
dans une crise christologique provoquée par la découverte de ce
que véhiculent tant la langue et la culture coréennes, qu’une
tradition bouddhiste. Le récit qu’il nous en donne ne se présente
pas cependant comme le simple fruit de cette expérience ; il se fait
acte théologique relié au donné d’une tradition fondée dans
l’Évangile de Jésus Christ ; il est sous tendu par le souci constant
d’interpréter l’expérience.
De là, naît une double interprétation, interprétation de la crise
christologique et interprétation de la rencontre de la tradition
extrême-orientale qui l’a provoquée. La crise christologique porte
en particulier sur l’imaginaire ecclésial auquel avait donné
naissance l’expérience spirituelle ignatienne vécue dans un
contexte social, culturel et ecclésial déterminé ; l’épreuve fait sortir
l’auteur de ce qu’il appelle un imaginaire catholique romain :
« Organisation déductive, autour de l’événement Jésus Christ défini
comme vérité centrale, d’un univers hautement centralisé, à dominante
masculine, et couvrant pratiquement tout le champ social » (p. 41) ; et
cette même épreuve lui fait découvrir « jusqu’à quel point ce type
d’affirmation de la Vérité avait pu, pendant longtemps, alimenter toute la
violence conquérante de l’Occident chrétien » (p. 67). Qu’est ce qui naît
alors au sein de cette crise ? L’auteur interprète ce qui y germe
comme le fruit de l’introduction de la méditation zazen à l’intérieur
de la contemplation de la Passion de Jésus Christ : « la méditation
faisait de nous un corps comme celui du Christ en croix : tout de vulné rabilité, nu, mort pour la multitude… Cette humble offrande de soi, sans
la moindre réserve et n’excluant rien ni personne, nous mettait en
plénitude de communion avec la totalité du réel… Le mystère du Christ,
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qui depuis un an s’était estompé, nous était ainsi nouvellement donné »
(p. 69).
Au cœur de l’expérience de la rencontre, l’auteur situe ainsi
l’engendrement de l’être disciple du Christ, disciple demeurant
semblable au Christ dans sa relation au Père et dans sa mission.
L’auteur déploie alors dans des pages suggestives ce qui en
résulte : une relation nouvelle à l’Évangile qui le contraint à
prendre de la distance par rapport à sa première pratique des
Exercices et à entrer dans une nouvelle pratique de ces mêmes
exercices, et d’autre part, un rapport au Christ moins ecclésiocentrique ; le Christ n’est pas enfermé dans la forme et le visage de
l’Église que nous connaissons ; c’est le Christ lui-même qui ne cesse
d’engendrer aussi bien l’être disciple du chrétien que l’être ecclésial
de l’Église.
Cette première interprétation ne prend tout son relief qu’à l’intérieur de la seconde, liée à un dialogue soutenu tant avec le contexte
culturel coréen, principalement confucianiste, qu’avec la tradition
bouddhique du zazen. Ce dialogue ne se fait pas dans la facilité :
l’auteur avance en dégageant constamment tant ce que l’autre
coréen ou bouddhiste dit de lui-même que ce que le chrétien peut
en donner comme interprétation ou en recueillir lui-même dans sa
propre expérience. Confrontation avec une identité coréenne très
forte, qui donne aux coréens une grande cohésion nationale et
culturelle et forme alors la pratique d’une multiappartenance.
Confrontation avec une pratique bouddhiste du zazen, avec la
question longuement et subtilement travaillée : est-il possible à un
chrétien de s’engager dans cette pratique ?
Autre intérêt de ce livre enfin : à la lumière de cette expérience,
l’auteur revisite la théologie des religions. Entrant dans une classification usuelle des positions théologiques, il en déplace les
données, en particulier par sa manière de critiquer un christocentrisme statique, et l’idée de la médiation du Christ qui en découle
et d’introduire un christocentrisme dynamique, une médiation
d’engendrement, un univers trinitaire inclusif dans lequel « la foi en
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devenir peut éviter deux écueils : d’une part l’administration statique de
la vérité du Christ que l’on aurait enchâssée… dans la structure d’un
temple de prière ou de savoir absolu ; d’autre part, la relativisation de
l’événement de Jésus Christ » (p. 206). Il critique alors certaines
théologies (Knitter, Pannikar), en déplace d’autres par la manière
dont il les interprète (J. Dupuis…).
Ce dont témoigne ce livre, en définitive, c’est de l’Évangile
comme « porteur d’une extraordinaire dynamique de rencontre de
l’autre, hors de qui il ne saurait être question de parler de disciple de
Jésus » (p. 143), dynamique qui entraîne tant le respect et la reconnaissance de l’autre que l’accueil des fruits de cette rencontre dans
une conversion renouvelée au mystère de Jésus Christ.
Dennis Gira
Le bouddhisme à l’usage de mes filles
Paris, Le Seuil, 2000
Voici ce nouveau livre d’un auteur bien connu de tous ceux qui
sont attentifs à l’arrivée de la tradition bouddhiste en France, et qui
a tout fait pour que cette tradition soit accueillie avec respect et
lucidité, pour que la rencontre ne se passe pas dans la facilité, mais
dans un travail de discernement et de transformation réciproque.
Ce livre profond dans sa simplicité n’est pas une simple introduction au bouddhisme ; il offre une pédagogie de la rencontre.
Ce livre peut être lu comme une présentation du bouddhisme,
ou plus exactement de la complexité des traditions bouddhiques.
C’est la complexité du bouddhisme tel qu’il s’inscrit dans le
paysage français, bouddhisme qui attire les euro p é e n s ,
bouddhisme tibétain, bouddhisme zen, soka gakkaï, et
bouddhisme des communautés asiatiques du Laos, du Cambodge,
du Vietnam. C’est la complexité d’une tradition enracinée sur le sol
indien et se déployant dans les contextes aussi variés que ceux de
la Chine, de la Corée et du Japon. Le livre nous conduit à reconnaître l’étrangeté profonde de cette tradition, en débusquant tous
les risques d’incompréhensions naissant de comparaisons ou
d’oppositions faciles avec le christianisme.
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Mais plus encore que d’une présentation, c’est de la mise en
œuvre d’une rencontre et d’un dialogue qu’il s’agit dans ce livre.
La conclusion s’exprime explicitement en termes de dialogue d’un
chrétien avec cette tradition bouddhique, porteuse d’une « partie
importante du patrimoine spirituel de l’humanité » ; ceci est présent dès
l’ouverture du livre : dans la manière même de rendre compte de
cette tradition, se manifeste le souci de faire apparaître tout ce que
cette sagesse peut atteindre et bousculer dans notre vision du
monde, dans notre art de vivre ou de mal vivre occidental et
chrétien. Comment faire en sorte que les différences des traditions
soient un appel adressé à notre liberté ?… « Qu’elles obligent à aller
plus loin dans la recherche spirituelle ? »
Ce livre s’adresse à ceux qui sont entrés dans une démarche de
réflexion sur les énigmes de notre condition humaine et qui ainsi
accueillent cette tradition bouddhique comme celle qui interroge
notre vision du monde anthropocentrique, notre rapport au temps
et à l’histoire, qui peut nous déloger de ces « cages dorées » que
notre culture a construites autour de la vieillesse, de la mort et de
la maladie, qui rend attentif à cette tentation occidentale de
chercher les causes de la souffrance et du mal à l’extérieur de nousmêmes. Ce livre nous demande d’accueillir cette tradition
bouddhique dans sa cohérence profonde, en nous laissant interroger dans notre liberté par cette sagesse de l’humanité ; et c’est
alors que la tradition chrétienne peut être accueillie dans la
nouveauté qui lui vient du Christ vivant aujourd’hui.
S. Breton
L’avenir du christianisme
Paris, DDB, 1999
À l’aube du troisième millénaire, le christianisme peut-il
répondre à l’accusation de fatigue et de vieillissement que les
religions et les spiritualités de l’Extrême-Orient lui adressent en
sourdine ? C’est la question à laquelle ce livre cherche à répondre ;
ce livre, profondément argumenté philosophiquement, et plus
encore parcouru par une démarche spirituelle qui lui permet de
faire résonner sans confusion ni artifice l’approche husserlienne,
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l’âme intellective de Thomas d’Aquin, la neutralité de la laïcité, le
néant par excès des mystiques, le nirvana bouddhique, la Kénose
divine et la parole de la croix.
Fruit d’une méditation commencée depuis longtemps, ce livre
p ropose la re n c o n t re des spiritualités orientales à partir du
bouddhisme ; sa compréhension du bouddhisme doit beaucoup
aux livres de D. Gira, d’autant plus que la découverte directe de
cette tradition à laquelle il se réfère lui a été donnée par l’école
japonaise de Kyoto.
Quel parcours nous est proposé ? Dans un premier temps,
l’auteur a le souci de nous indiquer sa « configuration du christianisme », cette « parole de la croix » que ce passioniste n’a cessé de
chercher à entendre tout au long de ses livres ; mais déjà, cette
présentation est tout entière tendue vers ce qui va permettre à la
re n c o n t re avec le bouddhisme d’être bien située. Dans un
deuxième temps, l’auteur rend compte de sa lecture tant de la
laïcité et sécularisation occidentales que des religions et spiritualités orientales ; s’il privilégie le bouddhisme, il ne peut le séparer
de l’hindouisme et du brahmanisme dans lequel il a pris racine, pas
plus que de la sagesse chinoise et de la relation mutuelle entre
sagesse et tradition bouddhique.
Son argumentation pourrait donner lieu à confrontation et à
débat, en particulier son interprétation de la distinction entre
religion et foi, et la manière dont il traite la question de la
Révélation et du monothéisme. Ce n’est pas cela qui retiendra
notre attention, mais bien plutôt la force de la démarche proposée,
en particulier ce travail sur le christianisme, pour en déraciner tout
ce qui y est encore violence ou tentations d’une mauvaise
puissance.
« On peut toujours craindre que l’absolu dont se réclament les
religions ne devienne, tacitement, mais en acte, le dieu des guerres de
religion » (p. 54). Comment interpréter les différences qui se sont
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constituées historiquement pour « qu’elles deviennent, si possible,
bénéfiques pour tous ? » (p. 55).
Et déjà la méditation sur le « je » du Christ qui traverse tout
l’ouvrage ; loin d’être le point d’appui possible d’une prétention
chrétienne face aux autres traditions, « le “je” du Christ, en ses affir mations les plus tranchées, témoigne d’un difficile équilibre entre les deux
populations adverses que, depuis toujours, le chrétien devrait faire
siennes. En disant “je”, et il faut bien le dire, avec la modestie d’une diffé rence qui se sait en dette à perpétuité, nous continuons de confesser, dans
notre fragile existence, un irréductible qui porte notre nom, et qui refuse
d’abdiquer » (p. 32). La dignité de ce « je » est moins un ensemble de
droits, qu’une tâche qui le fait aller vers le service « des plus petits
de ses frères », « c’est parce qu’il est l’unité d’une force dans une
enveloppe de faiblesses, que le “je” peut entrer en communion, par cet être
“pour et vers” dont il est le lieu et le dynamisme » (p. 83). Nous
entendons déjà ce que l’auteur peut attendre de la rencontre de la
tradition bouddhiste pour travailler sur notre tradition
occidentale : l’affirmation du moi y demeure « une des caractéris tiques de notre histoire faite de conquêtes, de dominations, d’appropria tions. Plus que l’idée de personne,… c’est plutôt le ressaut d’individua lités puissantes… qui retient l’attention quand nous parlons du “je” ou
du “moi” » (p. 188). Et l’auteur nous entraîne là où le Christ est
reconnu comme chemin, où la question qui lui est posée est la
question du « où », du « vers où » ; « Maître, où demeures-tu ? », où
la vérité est d’abord d’ordre odologique, qui concerne le problème
de la voie, de la vraie voie, là où la foi « ne peut, à son écoute, que se
remémorer l’indispensable référence à la croix du Christ et à ses multiples
implications : la kénose au service des autres, le serviteur et l’ami, le
service et l’amitié comme amour, et l’amour jusqu’à la mort » (p. 145).
Méditation sur la vie selon l’esprit qui dépossède l’inspiré de
lui-même et l’habilite ainsi par cette désappropriation, par « une
souffrance altérante qui vous diminue… une ouverture à une éventualité
transfigurante » (p. 39), ouvre le chemin de la pleine reconnaissance
de l’autre en tant qu’autre. C’est là que se prépare l’espace interreligieux « tel qu’il se profile aux abords du siècle prochain » (p. 171).
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Cette perspective qui ouvre l’espace du dialogue est mise en vis-àvis de la sagesse chinoise, dont l’auteur parle en terme d’échec là
où cette sagesse récuse toute idée de dialogue ou discussion ; elle
est mise en vis-à-vis du bouddhisme, là où l’auteur croit pouvoir
reconnaître dans l’une ou l’autre de ses traditions une énergie de
distanciation, d’active distance qu’il rapproche de la théologie de la
croix, là où elle fonde l’altérité.
Kénose, absolue dépossession de soi du Christ, en son être et en
son avoir, kénose qui est « de la part de Dieu, la condition pour qu’il y
ait quelque chose plutôt que rien » (p. 21), pauvreté en esprit qui
évoque cette kénose, c’est là le cœur de la démarche de ce livre :
découvrir dans la voie bouddhique et la sagesse chinoise tout ce
qui peut permettre d’ouvrir de nouvelles voies de conversion vers
cette pauvreté, vanité de soi bouddhique ou transformation du
rapport à l’absolu du sage chinois. Et la voie chrétienne dont
témoigne l’auteur se dit en termes de joie, de gratitude, « joie si rare
qui consiste à être heureux que l’autre soit », « exultante gratitude qui
rend grâce de l’être d’autrui parce qu’il mérite de l’être ».
S’il se situe ainsi dans la ligne de ceux qui ont accueilli le
bouddhisme selon sa dimension philosophique, dimension de
sagesse, aiguisant ainsi leur propre réflexion au contact de la
doctrine du bouddhisme, bien loin d’en faire un prétexte comme
tant d’autres études, ce livre s’est voulu respectueux de cette
sagesse autre.
3. Rencontres théologiques
Une autre manière d’aborder cette rencontre du bouddhisme et
de l’Occident est de se mettre à l’écoute de ces théologies qui s’élaborent en contexte asiatique. Il y a un double versant dans ce
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travail théologique : il y a tout d’abord ces théologies qui s’élaborent à l’intérieur même de la tradition culturelle et religieuse
asiatique ; il y a d’autre part ces théologies occidentales qui tentent
d’entrer dans la confrontation avec les théologies asiatiques, travail
qui aujourd’hui commence à porter des fruits. Nous y reviendrons
dans une autre chronique mais déjà nous pouvons citer ces deux
livres :
M. Fédou
Regards asiatiques sur le Christ
Paris, Desclée, 1998
Sous la direction de B. Vermander
Le Christ Chinois
Paris, DDB, 1998
4. Rencontres monastiques
Autre forme de rencontre qui porte des fruits aujourd’hui, la
patiente approche monastique, véritable travail de « bénédiction »,
sur laquelle nous reviendrons. Mais nous pouvons déjà citer les
deux bulletins conjoints qui rendent compte de ce travail :
Commission pour le dialogue interreligieux monastique
Bulletin international
Bulletin de la Commission francophone
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Jean-Luc Brunin
Évêque auxiliaire de Lille.
À PROPOS DU LIVRE DE TARIQ RAMADAN :
Être musulman européen
Étude des sources islamiques
à la lumière du contexte européen1
Auteur de plusieurs ouvrages sur l’islam, Tariq Ramadan
participe activement à la formation de nombreux jeunes
musulmans à travers plusieurs villes de France. Ses séminaires
re g roupent un nombre important d’auditeurs re g roupés en
réseaux d’associations très présentes et très actives au cœur de la
vie des quartiers. Cet ouvrage se situe dans la continuité de ses
recherches et de ses enseignements. Cela situe l’importance de son
étude à laquelle cette recension critique voudrait donner l’envie
autant que manifester l’intérêt dans la perspective du dialogue
entre chrétiens et musulmans.
Une vraie question
La question de la représentativité de la communauté
musulmane de France semble occuper aujourd’hui tout l’espace du
débat et mobiliser les pouvoirs publics autant que certains leaders
musulmans. Voilà un ouvrage de Tariq Ramadan qui permet de
nous dégager de cette question lancinante pour la relativiser. Il
nous entraîne dans une problématique qui, me semble-t-il, est bien
plus essentielle pour l’islam de France et son avenir, à savoir si et
comment il est possible d’être musulman européen. L’islam, dans
l’Europe, est devenu une réalité importante, avec laquelle nous
1. Être musulman européen. Étude des sources islamiques à la lumière du contexte
européen, Lyon, Éditions Tawhid, 1999, 455 pages.
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devons désormais compter. Une fois passés les premiers scénarios
assimilationnistes dans lesquels on pouvait rêver une dissolution
de cette tradition religieuse ou, au moins, sa réduction folklorique,
nous voici conduits à nous intéresser à l’affirmation, de la part des
musulmans, de leur propre spécificité. C’est en ce sens que l’arbre
de la représentativité officielle ne doit pas cacher aujourd’hui la
forêt de l’insertion de la communauté musulmane dans les sociétés
et les cultures occidentales. Cette insertion passe par la réouverture
de l’ijtihâd, c’est-à-dire l’interprétation contextuelle des traditions
islamiques. Beaucoup en invoquent la nécessité, mais Tariq
Ramadan s’y applique. Il examine systématiquement les ressources
de la tradition islamique pour mettre à jour leur pertinence dans
l’environnement culturel européen. Ceci n’est pas le moindre
intérêt de cet ouvrage !
Revisiter les sources de l’islam
Dans une première partie, Tariq Ramadan entreprend l’investigation des enseignements de l’islam, attentif à leur enracinement et
à leur dimension universelle. De façon très pédagogique, il offre
une utile initiation aux méthodes des sciences islamiques. C’est
pourquoi il ouvre au lecteur l’accès à des notions essentielles et
qu’il redéfinit, telles que ash-shahâda, ash-sharî‘a, maslaha, ijtihâd ou
fatwâ. Il est très difficile de définir d’un mot tout ce que ces notions
complexes portent. Avec précision et de façon documentée,
l’auteur analyse chacune d’entre elles. Citons un seul exemple pour
percevoir la complexité de ces notions. Lorsqu’en Europe, nous
parlons d’ash-sharî‘a, nous traduisons spontanément ce terme par
loi islamique, lequel terme véhiculant souvent des préjugés
négatifs. L’auteur nous fait découvrir que cette notion riche a été
souvent confisquée unilatéralement par les spécialistes du droit
(fiqh). Pourtant, ce que la tradition islamique définit par le terme
ash-sharî‘a concerne trois domaines : al-‘aqîda (la science de la foi),
fiqh (le droit et la jurisprudence) et tasawwuf (la mystique). Foi,
spiritualité et application participent ainsi de la même démarche.
Comment être musulman - écrit Tariq Ramadan - recouvre
l’ensemble des dimensions de l’agir qui nous permettent de rester
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À propos d’un livre de Tariq Ramadan
fidèles à l’attestation de la foi [...] ; c’est la sharî‘a, la voie, le chemin
du « comment rester fidèle à la source » (page 92).
Cette entreprise menée avec rigueur et précision, permet de
mesurer la complexité des approches traditionnelles et de sortir
des simplismes qui nourrissent et entretiennent tous les
intégrismes religieux.
Cerner l’identité musulmane dans le contexte européen
Grâce à une telle compréhension des sources, l’auteur peut
engager une réflexion constructive et dynamique, sur le
« musulman européen », par-delà mises en accusation et justifications. En effet, la reprise sereine des données de la tradition
islamique conduit à formuler de façon positive les éléments d’un
« être musulman européen ». Les musulmans trouvent ainsi les
moyens de se dégager de cette conviction que leur présence en
Europe constitue forcément un problème pour les sociétés occidentales, ou encore que l’islam soulève naturellement des difficultés
énormes face au progrès, à la démocratie ou à la modernité. Tariq
Ramadan appuie sa vision optimiste sur les jeunes générations de
musulmans qui, refusant de « s’intégrer en désintégrant leur
islam » - comme ils le disent souvent -, cherchent à affirmer leur
identité islamique pour renaître à une spiritualité et à une pratique
religieuse renouvelée.
La réflexion se meut dans un espace ouvert, prenant en compte
le fait que les musulmans sont présents désormais dans le monde
entier. Cela vient donc fragiliser et contester la distinction traditionnelle, encore mise en avant par certains oulémas, entre dâr alislâm et dâr al-harb, expressions traduites par demeure de l’islam et
demeure de la guerre. En s’attachant à réévaluer ces notions au
regard de la situation actuelle des sociétés européennes, l’auteur
suggère à ses lecteurs musulmans de définir l’espace européen
comme dâr ad-da‘wa, c’est-à-dire espace pour appeler à Dieu (page
235), ou mieux encore, comme dâr ash-shahâda, espace du témoignage (page 245).
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Chemins de Dialogue
Avec la notion de shahâda, de témoignage, écrit-il, nous
réunissons deux éléments essentiels de la foi musulmane : un
rappel clair de l’axe fondamental de notre identité à travers la foi en
l’unicité de Dieu (tawhîd) et Sa dernière révélation au Prophète
Muhammad ; une conscience élevée que nous portons la responsabilité de rappeler aux hommes la présence de Dieu et d’agir de telle
manière que notre présence parmi eux et avec eux soit, en ellemême, un rappel du Créateur, de la spiritualité et de l’éthique
(page 239).
Selon lui, ce concept de shahâda semble le plus approprié pour
exprimer en même temps et lier l’identité musulmane et la responsabilité sociale des musulmans en Europe.
Dépasser le face-à-face
Cette réflexion permet de sortir d’une vision binaire qui imaginerait encore une ligne de démarcation, en Europe, entre les
musulmans et les non-musulmans. Il ne peut plus être question de
relations entre deux « demeures » distinctes. Il s’agit de penser des
relations entre des êtres humains appartenant à des civilisations,
des cultures et des religions différentes, mais dont le destin est lié.
Ou encore « entre des citoyens en interaction continue avec le cadre
social, juridique, économique ou politique qui structure et oriente l’espace
dans lequel ils vivent » (page 243).
À noter aussi des considérations intéressantes sur la mondialisation. Le monde ne se sépare pas en territoires musulmans et
espaces non-musulmans, mais dans une perspective globalisante
d’occidentalisation du monde, en centre (Occident et ses capitalesrelais du Sud) et périphérie (le reste de la planète). Cela confère aux
musulmans établis au centre, une responsabilité particulière, celle
de témoigner au cœur du système occidental, de ce qu’ils sont et
des valeurs qui leur sont transmises par l’islam. Être citoyen
européen prend alors une dimension nouvelle pour les musulmans
(pages 262-290).
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À propos d’un livre de Tariq Ramadan
Assumer activement l’identité musulmane
Cela conduit à la troisième partie qui cherche à cerner l’identité
musulmane, sur la base des sources islamiques revisitées et du
contexte particulier de l’Europe redéfinie comme dâr ash-shahâda.
Tariq Ramadan invite pour cela à une réappropriation responsable
de la foi, de la pratique et de la spiritualité musulmanes. Il dit
l’urgence d’une intelligence renouvelée des textes du Coran et de
la Sunna pour une transmission et une éducation de la foi dans un
contexte de société sécularisée. Il souligne enfin l’importance d’un
engagement des musulmans dans la société.
Cette action, quel que soit le pays ou l’environnement, est
fondée sur quatre aspects majeurs de la vie humaine : développer
et protéger la vie spirituelle dans la société, diffuser l’éducation
religieuse aussi bien que séculière parmi les gens, agir pour plus de
justice dans chaque sphère de la vie sociale, économique et
politique et, enfin, promouvoir la solidarité envers toutes les
catégories de nécessiteux qui sont l’objet d’oubli ou de négligence
coupable (page 319).
Le défi principal pour les musulmans européens, c’est de
devenir capable de vivre ensemble et de participer de façon
collective à la vie des sociétés en Occident. Les musulmans en
Europe sont des citoyens sous l’autorité d’un pacte qu’ils doivent
remplir vis-à-vis de la société qui les accueille, aussi longtemps
qu’ils ne sont pas obligés d’agir contre leur conscience. L’auteur
souligne justement que cette objection de conscience est d’ailleurs
reconnue par les diverses constitutions des États. Mais cela ne
saurait en aucun cas dispenser les musulmans euro p é e n s
d’assumer la responsabilité liée à leur identité islamique et de
relever ensemble quatre défis qui sont évoqués à la fin de
l’ouvrage : réapprendre la nuance, valoriser et sauver la spiritualité, assurer l’éducation et travailler à réduire les fractures
sociales.
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Chemins de Dialogue
Une approche à accueillir sereinement…
Cette étude rend manifeste, si besoin était, le fait que la réflexion
et les recherches de Tariq Ramadan ne sont pas à « diaboliser ».
Dans les jugements portés sur ses enseignements, il importe de
savoir raison garder. Ce dernier livre n’est pas un appel mobilisateur en vue d’islamiser l‘Europe. En plusieurs endroits l’auteur
prend acte de la pluralité culturelle et religieuse de nos sociétés
occidentales. Il a conscience que c’est bien dans cette situation de
pluralisme qu’il s’agit d’être musulman européen. Son travail
régulier avec la Ligue française de l’enseignement l’atteste
largement.
… mais questionnante et invitant au débat
Cela dit, une série de questions mérite d’être posée et de donner
lieu à un débat serein et amical. Je ne puis qu’évoquer ces questions
sans pouvoir les développer.
Tout d’abord, on peut être gêné par le réquisitoire sévère que
l’auteur prononce face aux sociétés occidentales. Elles ne sont pas
irréprochables, loin de là. Mais faut-il pour autant rejeter systématiquement la modernité ? N’a-t-elle pas été source de progrès,
notamment dans le domaine des sciences, des techniques ou
encore de la médecine. S’il faut dénoncer l’hégémonie de la rationalité froide, nous ne pouvons pas la rejeter. La vocation des
religions en Europe n’est pas de fournir un système alternatif aux
systèmes politiques, économiques, juridiques ou sociaux en place,
même si beaucoup doit être fait pour atténuer les effets de leurs
dysfonctionnements. Par ailleurs, la sécularisation dont parle Tariq
Ramadan, n’est peut-être pas unilatéralement perverse. Même si ce
processus a entretenu l’illusion d’évacuer le religieux et mis en
péril la dimension spirituelle de l’homme, il a permis de dégager la
société de l’hégémonie du religieux, de rendre possible le pluralisme et de situer de façon plus juste la démarche croyante. La
condamnation ne peut pas se faire sans nuance. De façon
paradoxale, ne peut-on se demander si l’insertion de l’islam en
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À propos d’un livre de Tariq Ramadan
Europe n’a pas été rendue possible par le processus de sécularisation ?
Dans un souci d’affirmer la spécificité de l’islam, l’auteur
accentue l’aspect étranger des musulmans. Or, il faut bien considérer que la plupart des musulmans européens, même s’ils
conservent la mémoire blessée de l’immigration de leurs parents et
que celle-ci travaille leur appartenance sociale autant que
religieuse, sont des citoyens des pays occidentaux. Leur insertion
culturelle, sinon socio-professionnelle, est désormais assurée.
L’insistance de Tariq Ramadan pour souligner la spécificité des
musulmans sur ce fond d’étrangeté, mérite d’être interrogée et
discutée.
Je me suis interrogé sur le silence de l’ouvrage à propos des
autres croyants en Europe, qui œuvrent pour redonner une âme à
une société marquée par le matérialisme réducteur de l’homme.
Les catholiques, comme d’autres croyants, ont conscience du
déficit spirituel d’une Europe prise toute entière dans un matérialisme pratique. On ne peut les accuser ni de passivité, ni de désintérêt, ni même de démission en ce domaine. Pensons à toutes les
réflexions et initiatives autour de la nouvelle évangélisation. Par
ailleurs, dans un souci d’ouverture et de réciprocité, l’Église catholique cherche à repérer parmi les femmes et les hommes de bonne
volonté, des partenaires dans la défense de la dignité de l’homme
et la promotion de sa dimension spirituelle. Le silence gardé sur ces
partenariats possibles avec d’autres croyants ou d’autres personnes
militant pour un sens de l’homme qui ne le réduise pas à n’être
qu’un producteur/consommateur, demeure étonnant. L’islam ne
peut prétendre être la seule force de résistance à la réduction
productiviste de l’homme. Même si Tariq Ramadan affirme
timidement la collaboration avec des chrétiens (page 346), on peut
souhaiter qu’il soit plus explicite sur cette question essentielle pour
le dialogue interreligieux.
Enfin, une dernière question qui soulève un point de débat,
concerne la perception de la différence. On se demande, au fil des
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pages (et il nous faut reconnaître que celles-ci ne permettent pas de
fournir une réponse claire), si le légitime souci de cerner la spécificité musulmane s’inscrit dans une perspective d’ouverture à
l’autre ou dans la seule fin de se démarquer. Dans une société
pluraliste, l’affirmation nécessaire de son identité croyante doit
pouvoir se vivre sur fond de solidarité universelle, sinon le risque
de la dérive communautariste devient réel. Pour nous, chrétiens,
nous croyons que l’humanité est une, appelée par Dieu à se
rassembler dans une fraternité dont la source est en Dieu luimême. L’islam, religion à visée universelle, détient-il dans sa
tradition croyante, l’idée que l’unité de l’humanité est un avenir
garanti par Dieu ? Et si tel est le cas, quelle est la mission spécifique
de la communauté musulmane dans la réalisation de ce dessein
universel de Dieu ? Cette question théologique mériterait d’être
débattue entre chrétiens et musulmans. En tout cas, les réponses
apportées ne seront pas sans incidence sur la façon de se penser et
de vivre comme croyants en Dieu dans une société éclatée et
plurielle. Pouvons-nous cro i re ensemble, comme le Concile
Vatican II le redisait aux catholiques en 19652, qu’il est encore
possible de parvenir entre chrétiens et musulmans à une compréhension mutuelle ainsi qu’à la protection et la promotion, pour
tous les hommes, de la justice sociale, des valeurs morales, de la
paix et de la liberté ?
2. Nostra ætate, n° 3.
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TABLE DES MATIÈRES
Sommaire
5
Liminaire
[Jean-Marc Aveline]
7
L’engagement de Dieu et la mission de l’Église
15
L’engagement de Dieu et la mission de l’Église
[Jean-Marc Aveline]
1. L’engagement de Dieu
2. La mission de l’Église
3. Le dialogue interreligieux
Conclusion
17
20
27
30
35
Annexe - Quelques textes de référence
Redemptoris missio (extraits)
Ut unum sint (extraits)
Dominus Iesus (extraits)
37
37
44
48
Traditions bouddhistes et Occident
55
Présentation
[Christian Salenson]
L’énigme de la vie du Bouddha
[André Couture]
1. Un exemple ancien de vie du Bouddha :
le Buddhacarita d’Açvaghosha
2. De l’hagiographie à la biographie
Conclusion
224
57
61
62
74
80
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Le bouddhisme en France
[Paul Magnin]
1. Les différents courants du bouddhisme présents en France
2. Le bouddhisme en Occident : une réponse à une quête de sens ?
2.1. Le choix d’une autre tradition
2.2. La place de l’expérience et de l’intériorité
2.3. Le rôle du maître
2.4. Le lien avec le cosmos
2.5. Une autre compréhension des questions du mal,
de la souffrance et des fins dernières
Amour et compassion selon le christianisme et le bouddhisme
[Henri Bourgeois]
1. Une expérience commune
2. La compassion et l’amour selon le bouddhisme
3. La compassion et l’amour selon le christianisme
4. Amour et compassion se rencontrent
La présence du bouddhisme en Europe
[Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux (C.P.D.I.)
et Conseil des conférences épiscopales d’Europe (C.C.E.E.)]
Études
Aspects de la réception de Nostra ætate dans l’Église de France
[Joseph Doré]
1. Des fondations de type universitaire
2. La création de plusieurs organismes officiels
3. Les travaux de la conférence épiscopale
4. Un ensemble de réalisations diocésaines
5. Éléments provisoires d'évaluation
83
85
93
94
95
97
98
99
101
102
106
109
115
117
123
125
126
132
136
140
141
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Présentation des journée culturelles de Vars [Marie Marx]
La montagne, symbole sacré
[Christian Salenson]
Symbole cosmique
Ambivalence du symbole de la montagne
Les éléments signifiants
La verticalité
Vers le ciel
Une idée d’ascension
La base
Les racines
La cime
La vision
Le sacré
L’axe du monde
Le lieu des héros et des saints
La grotte
La conscience du symbole
La montagne a ses rites et ses mythes
Expériences
Le sacrement de l’amitié - Compagnon de route de l’Islam
[Christian Delorme]
1. L’Islam est une table ouverte
2. L’hommage inattendu de Cheikh Benzzine
3. Le défi de l’Islam militant
4. Crispations chrétiennes
5. Quelle place pour l’islam dans l’histoire du salut ?
Le signe de Tibhirine
226
145
148
148
149
150
151
152
153
155
156
156
157
157
158
160
161
162
163
165
167
169
170
173
178
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L’Église du Maroc
Présentation
[Vincent Feroldi]
Vivre la rencontre au quotidien
[Frères et prêtres du diocèse de Rabat]
Des regards renouvelés
Des orientations à suivre
Des appels à vivre
Allocution lors de la visite du Dalaï Lama
[Jean-Pierre Ricard]
1. Le service de l'homme
2. Le respect mutuel
3. Le dialogue interreligieux
Repères bibliographiques
185
185
188
188
190
191
193
194
195
196
199
Rencontre du bouddhisme et de l’Occident - Bibliographie
[Maurice Pivot]
1. Ambiguïtés d’une rencontre
2. Aller habiter au pays de l’autre
3. Rencontres théologiques
4. Rencontres monastiques
201
201
205
212
213
À propos du livre de Tariq Ramadan :
Être musulman européen. Étude des sources islamiques
à la lumière du contexte européen
[Jean-Luc Brunin]
Une vraie question
Revisiter les sources de l’islam
Cerner l’identité musulmane dans le contexte européen
Dépasser le face-à-face
Assumer activement l’identité musulmane
Une approche à accueillir sereinement…
… mais questionnante et invitant au débat
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215
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218
219
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Chemins de Dialogue
Revue théologique et pastorale sur le dialogue interreligieux,
fondée par l’Institut de sciences et théologie des religions de Marseille,
éditée par l’association « Chemins de Dialogue »
publiée avec le concours du Centre National du Livre
ABONNEMENTS & COMMANDES
Chemins de Dialogue
Service diffusion
11, impasse Flammarion
13001 Marseille
[email protected]
Tél. : 04 91 50 35 43
Fax : 04 91 50 35 55
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Achevé d’imprimer en décembre 2000
sur les presses de l’imprimerie Robert
Groupe Horizon
Parc d’activités de la plaine de Jouques
200, avenue de Coulins – 13420 Gémenos
Dépôt légal décembre 2000
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