CdD-16 3/07/06 15:56 Page 1 Chemins de Dialogue – 16 Traditions bouddhistes et Occident Chemins de Dialogue, 2000 Marseille CdD-16 3/07/06 15:56 Page 2 © 2000, Chemins de Dialogue 11, impasse Flammarion – 13001 Marseille ✆ 04 91 50 35 43 – Fax 04 91 50 35 55 [email protected] I.S.S.N. 1244-8869 Publié avec le concours du CNL CdD-16 3/07/06 15:56 Page 3 Chemins de Dialogue Revue théologique et pastorale sur le dialogue interreligieux, fondée par l’Institut de sciences et théologie des religions de Marseille, éditée par l’association « Chemins de Dialogue ». publiée avec le concours du Centre National du Livre NUMÉRO 16 – DÉCEMBRE 2000 DIRECTEUR DE L’ÉDITION Christian Salenson COORDINATION DU COMITÉ DE RÉDACTION Jean-Marc Aveline, Jacques Lefur, Roger Michel, Christian Salenson COMPOSITION Olivier Passelac COUVERTURE Peinture d’André Gence REVUE BISANNUELLE Numéro 16 : 80 FF CdD-16 3/07/06 15:56 Page 4 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 5 SOMMAIRE L’engagement de Dieu et la mission de l’Église ................... 15 L’engagement de Dieu et la mission de l’Église ....................................... 17 Jean-Marc Aveline Annexe - Quelques textes de référence ...................................................... 37 Traditions bouddhistes et Occident ............................................. 55 L’énigme de la vie du Bouddha .................................................................. 61 André Couture Le bouddhisme en France ............................................................................ 83 Paul Magnin Amour et compassion selon le christianisme et le bouddhisme .......... 101 Henri Bourgeois La présence du bouddhisme en Europe ................................................... 117 Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux (C.P.D.I.) et Conseil des conférences épiscopales d’Europe (C.C.E.E.) Études ......................................................................................................... 123 Aspects de la réception de Nostra ætate dans l’Église de France .......... 125 Joseph Doré La montagne, symbole sacré ...................................................................... 145 Christian Salenson Expériences .............................................................................................. 165 Le sacrement de l’amitié - Compagnon de route de l’Islam ................. 167 Christian Delorme Vivre la rencontre au quotidien ................................................................. 185 Frères et prêtres du diocèse de Rabat Allocution lors de la visite du Dalaï Lama .............................................. 193 Jean-Pierre Ricard Repères bibliographiques ............................................................... 199 Rencontre du bouddhisme et de l’Occident. Bibliographie .................... 201 Maurice Pivot À propos d’un livre de Tariq Ramadan ................................................... 215 Jean-Luc Brunin CdD-16 3/07/06 15:56 Page 6 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 7 Jean-Marc Aveline LIMINAIRE À la rencontre du bouddhisme Il y a longtemps que notre revue n’avait pas consacré l’un de ses dossiers aux questions relatives à la rencontre du bouddhisme avec l’Occident. Certes, nous avions bénéficié des lumineuses réflexions de Dennis Gira1, des récits instructifs de Pierre-François de Béthune2 et de Daniel Pont3 sur les échanges monastiques entre chrétiens et bouddhistes, et de la suggestive évocation de Thomas Merton4, mais il manquait une prise en compte plus résolue des questions suscitées par la présence du bouddhisme en Occident. C’est sur ce passionnant chantier, dont l’ampleur dépasse largement le champ d’une revue, que le présent numéro voudrait apporter une contribution, en ayant à l’esprit deux types de préoccupation, l’une théologique, l’autre pastorale, selon l’optique de Chemins de dialogue. La question théologique est tout autant séduisante que redoutable. Bien que l’on trouve déjà mention du Bouddha dans les écrits de 1. Cf. Dennis Gira, « Peut-on parler d’“expérience religieuse” dans le bouddhisme ? », Chemins de dialogue 3 (1994), p. 89-97 ; « Une mystique bouddhique des pauvres », Chemins de dialogue 6 (1995), p. 109-127. 2. Pierre-François de Béthune, « Le silence, chemin de dialogue », Chemins de dialogue 6 (1995), p. 201-207 ; « Le dialogue des spiritualités », Chemins de dialogue 13 (1999), p. 67-79. 3. Daniel Pont, « Dans les monastères zen du Japon », Chemins de dialogue 13 (1999), p. 53-65. 4. Patrick Hart, « Thomas Merton : un moine œcuménique », Chemins de dialogue 13 (1999), p. 81-92 ; Thomas Merton, « L’expérience intérieure. Notes sur la contemplation » [1959], Chemins de dialogue 15 (2000), p. 17-75. 7 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 8 Chemins de Dialogue Clément d’Alexandrie au début du troisième siècle, et même si les expéditions des grands siècles missionnaires avaient attisé la curiosité des chrétiens d’Occident à l’égard des sagesses de l’Orient, c’est surtout avec l’expansion des travaux en histoire des religions, au dix-neuvième siècle, qu’ont grandi, au sein même de la théologie chrétienne, l’ouverture aux traditions spirituelles d’Orient et l’interrogation sur leur signification dans le dessein de Dieu. Stimulés par la constitution apostolique Deus scientiarum Dominus, promulguée en 1931, qui encourageait l’enseignement de l’histoire des religions dans les Facultés de théologie, de nombreux théologiens se mirent à étudier le bouddhisme, le découvrant, avec Romano Guardini ou Henri de Lubac, dont le fameux ouvrage sur La rencontre du bouddhisme et de l’Occident vient d’être réédité5, comme l’un des plus grands faits spirituels de l’histoire humaine. Que cet engouement n’ait rien perdu de son actualité, c’est ce que m o n t rera au lecteur la précieuse bibliographie préparée par Maurice Pivot. Et cependant, à mesure que se manifeste la richesse insondable des traditions bouddhistes, richesse dont l’article de l’historien des religions André Couture sur l’énigme de la vie du Bouddha donnera un petit aperçu, s’accuse également le contraste avec le fait chrétien. L’article que signe Henri Bourgeois, sur la compassion et la charité, donne une idée du travail qu’il conviendrait de faire de manière bien plus ample. La voie avait été tracée par Guardini, pressentant que l’examen de ce contraste pourrait également susciter une meilleure intelligence de la foi chrétienne : Un seul a essayé sérieusement de mettre la main sur l’être luimême et c’est Bouddha. Il n’a pas seulement voulu devenir meilleur ni trouver la paix à partir du monde. Il a entrepris cette chose incompréhensible de mettre hors de ses gonds l’existence humaine tout en y demeurant ; ce qu’il entend par nirvana, par le réveil suprême, par l’anéantissement de l’illusion et de l’être, n’a encore été compris et apprécié chrétiennement par personne. Celui qui voudrait le faire devrait avoir été parfaitement affranchi par 5. Henri de Lubac, La rencontre du bouddhisme et de l’Occident [1952], Paris, Éditions du Cerf, Œuvres complètes XXII, Sixième section : Bouddhisme, 2000. 8 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 9 Liminaire l’amour du Christ et en même temps être uni très respectueusement à cet homme mystérieux du sixième siècle avant Jésus Christ […].6 Laissant à de futurs dossiers le soin d’explorer ces pistes p rometteuses, le présent numéro de notre revue s’intére s s e également à la question pastorale posée par la présence de diverses traditions bouddhistes en Occident. Le document élaboré en 1999 par le Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux et par le Conseil des conférences épiscopales d’Europe, sur La présence du bouddhisme en Europe, est de ce point de vue extrêmement intéressant. On y remarquera la mise en œuvre d’une attitude de profond respect envers le bouddhisme, attitude préconisée par le concile Vatican II : « en raison de sa propre préoccupation à demeurer éveillée à la présence du Seigneur, l’Église ne peut que montrer du respect pour une tradition qui attire l’attention sur le potentiel salvifique du moment présent » (n° 3). Prenant acte du fait que la présence bouddhiste en Europe ne se réduit pas à celle de communautés d’immigrés et de réfugiés, le document entend considérer pastoralement ces « nombreuses personnes en Europe », pour lesquelles le bouddhisme « offre une alternative à la religion et à la culture dans lesquelles elles ont été élevées » (n° 2) : [Ces personnes] ont souvent le sentiment que l’Église est trop institutionnalisée et emploie un langage démodé et incompréhensible. Nombreux sont ceux qui se plaignent du fait qu’ils n’ont pas reçu une initiation adéquate à la prière personnelle, à la méditation et à une expérience de salut intégral (n° 6). En encourageant la formation, l’information et la coordination des efforts pastoraux en ce domaine, en suggérant même un « ministère de l’accueil interreligieux » à dimension œcuménique (n° 8), ce document est un solide point d’appui pour envisager les questions pastorales qui sont soulevées par l’importance que prend en Occident la présence du bouddhisme. L’article fort documenté de Paul Magnin, chercheur au Centre national de la recherche scienti 6. Romano Guardini, Le Seigneur, Paris, Éd. Aslatia, 1946, t. I, p. 347. 9 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 10 Chemins de Dialogue fique, et la brève mais suggestive allocution de Jean-Pierre Ricard, évêque de Montpellier, à l’occasion de la venue du Dalaï-lama dans la région héraultaise, témoignent de l’importance et de l’enjeu de cette préoccupation pastorale. À n’en pas douter, nous sommes parvenus à l’aube d’une nouvelle étape, tout aussi délicate que prometteuse, sur le chemin de la rencontre interreligieuse. Une nouvelle étape sur le chemin du dialogue interreligieux En effet, la pratique théologique et la réflexion pastorale ne se trouvent plus, face à la pluralité des religions, comme devant une question facultative qu’elles pourraient sans dommage laisser aux prétendus spécialistes, mais bien devant un défi qui concerne toute l’Église, sa façon de vivre l’apostolat, sa manière de comprendre et de proposer la foi. Dans ce contexte, la publication, en septembre 2000, de la Déclaration Dominus Jesus, sur l’unicité et l’universalité salvifique de Jésus Christ et de l’Église, a suscité de nombreuses réactions, parfois hostiles et souvent interrogatives : l’Église auraitelle renoncé à son engagement dans le dialogue interreligieux ? Pour se garder de la tentation du relativisme, ne risquerait-elle pas de succomber à celle de l’absolutisme ? L’emploi de certaines formules n’allait-il pas éteindre la fragile petite flamme de l’œcuménisme ? Lors de la rentrée universitaire de l’Institut de sciences et théologie des religions de Marseille, en septembre 2000, il fut demandé au signataire de ces lignes de donner une conférence sur les fondements théologiques du dialogue interreligieux. C’est cette conférence, intitulée L’engagement de Dieu et la mission de l’Église, que l’on trouvera au début de ce numéro, assortie d’une annexe comprenant quelques extraits de textes de référence, à savoir les deux lettres encycliques du pape Jean-Paul II, Redemptoris missio (1990) et Ut unum sint (1985), ainsi que la déclaration Dominus Jesus. Loin d’être à recevoir comme un frein, cette déclaration est à considérer, nous semble-t-il, comme l’indice d’une nouvelle étape sur la voie du dialogue interreligieux. Celui-ci n’est plus simplement l’affaire de spécialistes, il devient peu à peu un élément commun de la mission de l’Église. Ce qui n’était qu’une 10 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 11 Liminaire orientation particulière de certains lieux d’Église devient une réalité à laquelle se trouvent confrontées des communautés chrétiennes de plus en plus nombreuses : De la pratique et de la théorisation du dialogue entre la foi chrétienne et les autres traditions religieuses, naissent de nouvelles questions ; il faut les affronter en parcourant de nouvelles pistes d’investigation, en avançant des propositions et en suggérant des comportements, qui doivent être soumis à un discernement attentif. La présente Déclaration intervient dans cette recherche pour rappeler aux évêques, aux théologiens et à tous les fidèles catholiques certains contenus doctrinaux essentiels qui puissent aider la réflexion théologique à découvrir peu à peu des solutions conformes aux données de la foi et aptes à répondre aux défis de la culture contemporaine (n° 3). Une double nécessité est alors éprouvée, à laquelle le présent numéro s’efforce de répondre : celle de l’analyse théologique et celle du discernement pastoral. Du côté de l’analyse théologique, le texte sur L’engagement de Dieu et la mission de l’Église, dont le soustitre annonce l’intention, à savoir mettre « l’identité chrétienne à l’épreuve de la pluralité des religions », devrait apporter de solides éléments de réflexion. S’attachant à préciser ce qui est au fondement de la foi chrétienne, à savoir l’engagement de Dieu en Jésus Christ pour le salut du monde, ce texte énonce les caractéristiques fondamentales de la mission de l’Église, telles qu’elles apparaissent à partir de l’engagement de Dieu, avant d’analyser la signification et l’enjeu du dialogue interreligieux dans la mission de l’Église ainsi comprise et redéfinie. On pourra en accompagner la lecture par l’examen du vaste panorama proposé par Joseph Doré, archevêque de Strasbourg, sur la réception de la déclaration conciliaire Nostra ætate dans l’Église de France. Du côté du discernement pastoral, deux textes mériteront une lecture attentive. Le p remier, le plus étoffé, est celui que signe Christian Delorme, dont le titre évoque le programme de cette nouvelle étape dont nous parlions à l’instant : Le sacrement de l’amitié. Compagnon de route de l’islam. Sans complaisance ni 11 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 12 Chemins de Dialogue amertume, le récit puise dans l’expérience de l’amitié l’exigence coûteuse d’un discernement aguerri, concernant non seulement les courants internes à l’islam et notamment le défi d’un islam militant, mais aussi les attitudes fluctuantes, passant de l’ouverture à la crispation, des chrétiens vis-à-vis de l’islam. D’une part, écrit l’auteur, « remarquant que les groupes et les personnes qui sont les plus actifs dans cette volonté de donner des structures à prétention de représentation des musulmans de France appartiennent presque tous à des courants soit conservateurs, soit totalitaires de l’islam, je crains désormais de venir en aide à des gens qui demain feront peut-être le malheur des familles musulmanes de notre pays et pourront mettre en péril la paix sociale. » La recension, par Jean-Luc Brunin, du livre de Tariq Ramadan, Être musulman européen, témoigne de la même prudence perspicace dans le discernement. D’autre part, explique Christian Delorme, « les Églises, un temps très enclines au dialogue interreligieux, ont tendance à présent à se crisper et à freiner les démarc h e s d’ouverture. » Néanmoins, confiant en la solidité de l’engagement conciliaire de l’Église dans l’aventure de la rencontre interreligieuse, l’auteur en appelle, faisant écho à Tibhirine, au sacrement de l’amitié : Je ne sais si le « dialogue théologique » avec l’islam constitue une urgence. Je sais, en revanche, que la rencontre amicale, voire fraternelle, entre chrétiens et musulmans s’avère une nécessité absolue dans ce monde qui est le nôtre, où nous vivons dans une immense proximité et où nous ne pouvons plus nous ignorer. Je suis également convaincu - pour la connaître - qu’une grande connivence spirituelle peut être expérimentée entre des chrétiens et des musulmans qui sont parvenus à tisser entre eux des relations fortes. Ces « relations fortes », ces « rencontres amicales », sont également le lot de l’Église du Maroc, dont on pourra lire à la fois - c’est le deuxième texte annoncé - l’expérience et l’intention : Vivre la re n c o n t re au quotidien. La brièveté du texte dissimule pudiquement la longue patience dont il est le fruit. Mais c’est entre 12 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 13 Liminaire les lignes qu’il faut lire ! Témoin engagé de la rencontre entre une culture et l’Évangile, rencontre qui mûrit lentement et n’a certes pas encore donné tous ses fruits, l’Église qui est au Maroc exprime ici, pour la mettre en partage, son expérience et son espérance. Enfin, l’on pourra terminer agréablement la lecture de ce numéro déjà fort riche par le texte d’une conférence donnée par Christian Salenson dans le cadre des premières Journées culturelles de Vars, au cours de l’été 2000, sur le thème : La montagne, symbole sacré. En montrant que le lieu de l’expérience religieuse est celui de la vie dans la simplicité de son quotidien et en expliquant comment la vie humaine est pétrie de symboles, dont certains comme la montagne sont des symboles sacrés, non seulement parce que des religions, pourtant fort diverses, les utilisent comme tels, mais aussi et surtout parce qu’ils permettent à tous, croyants ou incroyants, de faire une certaine expérience du sacré, cette réflexion stimulante révèle un autre aspect de cette « nouvelle étape » que nous évoquions tout à l’heure : il ne s’agit plus seulement de travailler sur les relations entre les croyants de différentes religions, mais aussi de prendre en compte l’élan spirituel de ceux qui, déçus par l’ambiguïté des religions, n’ont cependant pas renoncé à accueillir dans leur vie l’irruption du sacré. À l’heure où j’écris ces lignes, l’ambiguïté des religions contribue à ensanglanter la Terre sainte, semant la mort au nom de Dieu. Au milieu de tant de violences, de haines et de mépris, il y a quelques signes à ne pas oublier, comme l’accueil à l’hôpital Ichilov de Tel Aviv de jeunes palestiniens trop gravement atteints pour être soignés à Gaza, ou encore l’intervention d’une ambulance palestinienne, la semaine dernière, pour porter secours à des israéliens victimes d’un accident de la route… Dans un monde rendu fou par l’annexion de Dieu, ils sont le germe puissant du sacrement du frère. Puissent-ils hâter le temps de la paix ! 13 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 14 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 15 L’engagement de Dieu et la mission de l’Église CdD-16 3/07/06 15:56 Page 16 Catéchèse Revue trimestrielle de pastorale catéchétique publiée sous le p a t ronage de la Commission nationale de l’Enseignement religieux, avec le concours de l’Institut supérieur de pastorale catéchétique. Parmi les religions Comment annoncer le Christ ? 160 (3/2000) Jésus et la foi des autres Joseph Stricher Panorama succinct d’un religieux confus Yvon Le Mince Transmettre la foi chrétienne dans le contexte pluri-religieux Michel Guillaud La catéchèse au défi de l’islam Christian Delorme Le fruit d’un vrai dialogue avec le bouddhisme Juifs et chrétiens : un avenir différent Dennis Gira Jean-Louis Schlegel Attentes spirituelles et recherches de sagesses D’Assise à la cour de récréation À la rencontre des autres religions Marseille Marie-Élise Amiel A.-B. de Saint Amand et G. Caffin Roger Wilhelm Jean-Marc Aveline Le Forum Vaugirard François Drouilly Marseille Espérance Jacques Ouaknin Réislamisation en milieu populaire Marie-Ghislaine Chassine Sélection bibliographique Dennis Gira Qu’est-ce que croire ? L’Évangile d’Egbert Joseph Doré Marie-Bernard Chicaud 6, avenue Vavin - 75006 Paris Tél : 01 43 25 23 75 - fax : 01 40 46 80 69 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 17 Jean-Marc Aveline Institut de sciences et théologie des religions (Marseille) L’ENGAGEMENT DE DIEU ET LA MISSION DE L’ÉGLISE L’identité chrétienne à l’épreuve de la pluralité des religions Conférence prononcée le 23 septembre 2000, à l’occasion de la session de rentrée de l’ISTR de Marseille, et de son installation dans les locaux du Centre diocésain « Le Mistral ». Je ferai trois remarques préliminaires. 1. L’objectif de cette conférence est d’ouvrir notre année universitaire en précisant à nouveau, à la faveur de sa nouvelle implantation au Centre diocésain « Le Mistral », les objectifs de notre Institut. Je rappelle que l’ISTR de Marseille a vu le jour dans la mouvance du synode de l’Église catholique, célébré en 1991, et qu’il travaille en relation privilégiée avec la Faculté de théologie de l’Université catholique de Lyon, le Centre de La Baume-lès-Aix et l’Institut supérieur de théologie de Nice Sophia-Antipolis. Notre Institut a donc jailli de la vie même de notre Église, recevant mission de prendre en charge, théologiquement et avec le concours des sciences religieuses, les questions que posent à la foi chrétienne les diverses caractéristiques de la société dans laquelle cette foi a à être proposée, en particulier la pluralité des religions, l’émergence de nouvelles formes de religieux, la présence des sectes et la croissance de l’indifférence religieuse. Cette première remarque fait tout de suite comprendre ce qu’est la théologie que nous voulons pratiquer ici : non pas une activité d’érudition intellectuelle pour la satisfaction de quelques-uns, mais un service des communautés chrétiennes, par un long et minutieux travail d’écoute, de réflexion, de discernement et de recherche. 17 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 18 Chemins de Dialogue 2. La deuxième remarque concerne la délimitation de la tâche qui revient à la théologie, ainsi comprise comme service des communautés chrétiennes pour l’intelligence et la proposition de la foi, lorsqu’elle entreprend de considérer les questions que pose aux chrétiens l’expérience concrète de la pluralité des religions et des rencontres vécues avec des croyants cheminant sur d’autres voies religieuses. S’il est vrai que, depuis ses origines, le christianisme s’est maintes fois trouvé en position de relation, voire de conflit, avec d’autres religions, force est de reconnaître que l’époque contemporaine, plus que toute autre à ce jour, lui impose l’obligation d’avoir à préciser sa position, son attitude, son jugement, à l’égard, et même vis-à-vis des autres religions. La tâche la plus décisive est alors, me semble-t-il, de chercher à bien comprendre l’identité et l’originalité de la foi chrétienne. En effet, on ne peut pas prétendre œuvrer sérieusement en vue du dialogue interreligieux si l’on ne prend pas le temps d’une connaissance approfondie de ce qui caractérise la foi au nom de laquelle on entreprend ce dialogue. Certes, une connaissance des autres religions sera requise (et c’est l’un des secteurs de l’activité de l’ISTR). Certes, une étude du phénomène religieux à l’aide des diverses sciences humaines sera également utile et même nécessaire (et nous sommes heureux de pouvoir le proposer aussi, dans le cadre du Département d’études interreligieuses). Mais le plus important, si la théologie n’est pas érudition mais service de la foi, est de s’attacher à bien comprendre, de l’intérieur même de notre foi, quelle en est la cohérence, enracinée dans l’Écriture et développée dans la Tradition. Ce n’est qu’en étant pétri de cette cohérence et en ayant assumé l’héritage de sa propre Tradition, considérée dans son entier et non pas de manière sélective, que l’on pourra discerner ce que la foi chrétienne a à dire, ce dont elle a à témoigner, dans le monde d’aujourd’hui, et notamment vis-à-vis des religions. C’est cela qui constitue le sens du travail de notre Institut, que ce soit dans le cadre du Département d’études interreli gieuses ou même pour celui de la licence de théologie. Il s’agit de travailler à mieux comprendre l’identité chrétienne en la mettant à l’épreuve de la pluralité des religions. 18 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 19 L’engagement de Dieu et la mission de l’Église 3. Or (troisième remarque par laquelle je viens au titre même de ma conférence), je crois que pour comprendre ce qui caractérise la foi chrétienne parmi toutes les croyances religieuses, et pour pouvoir proposer cette foi au débat et au dialogue, il faut réfléchir sur ce qu’est l’Église elle-même, sur la conscience qu’elle a et l’interprétation qu’elle donne de son identité, de sa vocation, de sa mission. Car Dieu, personne ne l’a jamais vu (Jn 1,18). Ce que l’on voit, c’est l’Église, ou plutôt ce que l’Église donne à voir de ce qui la fait vivre. Et là encore, force est de constater que nos contemporains ont souvent l’impression que l’Église n’est qu’une institution avec une multitude de règles, de lois, de prescriptions, indiquant ce qu’on doit croire et comment on doit vivre, et ils perdent de vue la substance vivante de cette institution, substance qu’ils croient d’ailleurs pouvoir trouver, peut-être même de façon plus fraîche et plus vraie, dans d’autres lieux que l’Église instituée. Ces remises en question, qui ne sauraient être négligées, ne sont cependant pas nouvelles. Déjà en 1938, dans son livre programmatique intitulé Catholicisme, le futur cardinal Henri de Lubac, qui aimait à parler du « paradoxe » et du « Mystère » de l’Église, soulevait l’interrogation : « pourquoi cette Église ? Son rôle serait-il donc seulement de procurer un salut meilleur ou plus assuré à un petit nombre de privilégiés ? »1 Pourquoi l’Église ? Qu’a-t-elle donc de spécifique ? Que dit-elle de l’homme, à partir de sa foi en Dieu ? Quel est donc son message ? Et comment se fait-il que, depuis ses origines, elle se soit toujours « reconnu la charge du genre humain tout entier », comme le remarquait le même de Lubac ?2 Quelle est donc sa mission propre, et comment pense-t-elle, à partir de là, sa relation et sa différence par rapport aux grandes religions du monde ? C’est à ces questions que je voudrais réfléchir avec vous ce matin, au seuil de notre année universitaire. Nous aurons, lors des différents cours et conférences qui jalonneront cette année, de multiples occasions de les approfondir. Ce matin, pour vous mettre en appétit, je vous propose un « exposé apéritif » en trois étapes. 1. Henri de Lubac, Catholicisme. Aspects sociaux du dogme, Paris, Les Éditions du Cerf, 1941 (deuxième édition), p. 162. 2. Ibid., p. 168. 19 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 20 Chemins de Dialogue Tout d’abord, je chercherai à préciser le fondement de notre foi, à savoir l’engagement de Dieu en Jésus Christ. J’ai choisi le mot « engagement », parce que ce mot dit bien ce qu’est, en christianisme, la révélation : non pas une information que Dieu aurait, de loin, donnée sur lui-même, pour que nous puissions croire en lui, mais une action, une parole qui est action (c’est le sens du mot hébreu davar), une parole qui est engagement, dans une vie humaine concrète, jusqu’à la mort sur la croix. Hans Urs von Balthasar, qui est l’auteur d’un livre intitulé précisément L’engagement de Dieu3, écrivait, dans un autre ouvrage : « Le dévoilement du “cœur de Dieu”, l’acte qui nous dit réellement qui il est, ne s’opère que dans le déroulement de son histoire avec les hommes. »4 Je déduirai ensuite, dans un deuxième temps, plus bref, les caractéristiques fondamentales de la mission de l’Église, telles qu’elles apparaissent à partir de l’engagement de Dieu et en fonction de la réalité du monde d’aujourd’hui, avant d’analyser enfin, dans un troisième temps, la place particulière du dialogue interreligieux dans la mission de l’Église ainsi comprise et redéfinie. 1. L’engagement de Dieu Pour cette première étape, je voudrais vous inviter brièvement à trois prises de conscience. La première à propos de celui qui prend l’engagement, à savoir Dieu, le mot « Dieu » ayant en christianisme 3. Hans Urs von Balthasar, L’engagement de Dieu, Paris, Desclée, 1971. 4. Hans Urs von Balthasar, La Dramatique divine, II-1, Paris, Lethielleux, 1988, p. 10. Et ailleurs : « La révélation de Dieu n’est pas seulement un objet à regarder : elle est son action dans et sur le monde, à laquelle le monde ne peut répondre (et qu’il ne peut comprendre) que par l’action » (Hans Urs von Balthasar, La Dramatique divine, I, Paris, Lethielleux, 1984, p. 10). 20 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 21 L’engagement de Dieu et la mission de l’Église un sens très précis qu’il faut apprendre à distinguer de celui que lui donnent les autres religions ; la deuxième à propos de l’acte central et décisif de cet engagement, à savoir la vie, la mort et la résurrection de Jésus Christ ; la troisième à propos du destinataire de cet engagement, qui n’est pas l’Église mais le monde lui-même, c’est-àdire non seulement l’humanité, dans la diversité de ses cultures et de ses religions, humanité à laquelle est proposée une alliance, mais aussi le cosmos et toute la création. Prenons tout d’abord conscience qu’il ne suffit pas de croire en Dieu pour s’identifier comme chrétien, car il y a bien d’autres personnes qui croient en Dieu, d’une manière profonde, honnête et respectable, et qui n’en sont pas pour autant chrétiennes. On doit donc chercher à préciser quelle est la manière chrétienne de croire en Dieu. Qu’est-ce qui différencie les chrétiens parmi, d’une part, tous ceux qui croient aussi en Dieu, qu’ils soient juifs ou musulmans, et, d’autre part, tous ceux qui pratiquent une sagesse, qu’ils soient hindous, bouddhistes, ou qu’ils suivent une autre voie ?5 Et même lorsque l’on parle de Dieu, parle-t-on vraiment du même Dieu ? Il faut nous souvenir que pour les chrétiens l’identité de Dieu est déterminée par la relation que la foi professe entre Dieu et Jésus le Christ. En rigueur de termes, nous ne savons rien de Dieu qui ne nous ait été révélé par et en Jésus Christ, le Verbe incarné. Plus précisément, la singularité et la personnalité de Dieu sont désignées par sa relation de paternité envers Jésus le Christ, son Fils, dans la communion de l’Esprit. Il ne faut donc pas trop vite identifier notre manière de concevoir Dieu avec celle des croyants d’autres religions, sous peine de tenir cette relation trinitaire pour inessentielle. Il faut donc résister à la tentation d’une assimilation hâtive entre la compréhension chrétienne de Dieu et celle qui prévaut en d’autres religions. La foi chrétienne est réponse à un Dieu qui s’est révélé dans un événement de salut, qui est un 5. Cf. Joseph Doré, « Foi en Dieu et identité chrétienne. L’articulation entre théologie et christologie », dans : Joseph Doré (dir.), Sur l’identité chrétienne, Paris, Desclée (« Relais-Études » 8), 1990, p. 171-216. 21 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 22 Chemins de Dialogue événement historique, singulier, l’événement de la vie, de la mort et de la résurrection de Jésus Christ. C’est à partir de cet événement que cette foi affirme que « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés » (1Tm 2,4) et qu’« il n’y a qu’un seul médiateur de salut, un homme, Christ Jésus, qui s’est livré en rançon pour la multitude » (1Tm 2,5). Et c’est la raison pour laquelle cette foi s’exprime avant tout dans la célébration eucharistique du mémorial de la passion et de la résurrection de Jésus. Lorsque les chrétiens affirment que Jésus le Christ est « à la fois le médiateur et la plénitude de toute la révélation » (Dei Verbum § 2), ils attestent qu’en l’homme Jésus, confessé comme le Christ, le Fils de Dieu fait homme, a habité « corporellement toute la plénitude de la divinité » (Col 2,9). Même si cette affirmation pose à la raison humaine de redoutables questions, elle est cependant très importante pour comprendre la singularité du christianisme parmi les religions. Cette singularité est fondée sur une certaine idée de la révélation, qui diffère radicalement de celle que l’on trouve dans d’autres traditions religieuses et dont il nous faut bien prendre conscience, car elle a d’importantes conséquences pour la compréhension des enjeux théologiques de la rencontre du christianisme avec les religions. En effet, si la révélation n’était qu’un ensemble de vérités qui tomberaient du ciel et auxquelles il faudrait adhérer, alors on pourrait se demander s’il ne serait pas opportun de chercher à enrichir ces informations sur Dieu par d’autres vérités que Dieu aurait données ailleurs, notamment, ce qui semble logique, dans les religions, les vérités des uns étant complémentaires des vérités des autres. On en arriverait alors à concevoir une pluralité de voies de salut, qui au fond se vaudraient toutes. Voilà précisément ce qu’est le relativisme que vise la récente déclaration de la Congrégation pour la doctrine de la foi, déclaration intitulée Dominus Jesus. Car la révélation telle que la reçoit la foi chrétienne n’est pas communication de vérités, si grandes et si subtiles soient-elles. Elle 22 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 23 L’engagement de Dieu et la mission de l’Église est autocommunication de Dieu (pour reprendre une expression chère à Karl Rahner), de sa vie trinitaire, de son être divin, autocommunication qui est précisément un engagement, un don, une invitation de la part de Dieu, pour que tout homme et toute femme qui répondra librement à cette invitation puisse vivre de la vie même de Dieu et communier à la joie et à la liberté des enfants de Dieu. Certes, Dieu ne s’est pas fait connaître que des chrétiens et la foi chrétienne ne prétend pas que l’on ne pourrait pas être sauvé en dehors d’elle. Mais elle affirme que l’Esprit qui est présent et agissant partout dans le monde est l’Esprit du Christ, l’Esprit de Jésus Christ, et que dès lors, tout salut vient du Christ, quelle que soit la conscience que l’on a de l’origine de ce salut. Comme l’affirme le concile Vatican II en parlant de l’offre du salut : Et cela ne vaut pas seulement pour ceux qui croient au Christ, mais bien pour tous les hommes de bonne volonté, dans le cœur desquels, invisiblement, agit la grâce. En effet, puisque le Christ est mort pour tous et que la vocation dernière de l’homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l’EspritSaint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associés au mystère pascal.6 Nous comprenons ainsi pourquoi le christianisme ne saurait se satisfaire d’être dénommé « religion du livre ». Car pour lui, c’est une personne, Jésus le Christ, et non un livre, fût-ce le Nouveau Testament, qui est la plénitude de la révélation.7 Et encore, ce n’est pas seulement Jésus, mais Jésus crucifié (1Co 2,2)8 et ressuscité (1Co 15,17)9 qui est au cœur de la foi des chrétiens. Tout ce que Dieu avait à nous dire, il nous l’a dit en cet homme-là, son Fils bien-aimé. Il faut bien mesurer l’audace de cette affirmation et son caractère quasi scandaleux pour la raison humaine. Dieu nous a tout donné de lui dans l’existence toute simple de cet homme-là. « Et cela, écrit 6. Gaudium et spes 22, § 5. 7. Cf. Nostra ætate, § 2. 8. « Non, je n’ai rien voulu savoir parmi vous, sinon Jésus Christ, et Jésus Christ crucifié. » 9. « Et si le Christ n’est pas ressuscité, votre foi est vaine ; vous êtes encore dans vos péchés. » 23 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 24 Chemins de Dialogue Balthasar, par une humble vie humaine que rien d’extraordinaire ne distingue sinon l’amour ardent du Père et des hommes, une vie d’ouvrier et de prédicateur, qui veut s’achever dans la pauvreté et l’ignominie. Sa glorification après la mort n’est attestée que par de rares témoins. Rien dont la grande histoire eût pris connaissance. Un homme seulement, le Fils de l’homme. »10 Dans toute rencontre interreligieuse, il importe donc de se souvenir que lorsque les chrétiens parlent de Dieu ils parlent de Celui qui s’est communiqué lui-même, qui s’est donné, qui s’est engagé, qui s’est livré pour nous (pro nobis) en Jésus Christ, un Dieu trinitaire qui s’est révélé à travers son action dans l’histoire des hommes et dont l’engagement culmine en son Fils Jésus Christ, notre Seigneur, mort et ressuscité, afin d’ouvrir à tout homme la Voie de la Vie et de la Vérité, l’invitant à communier à sa propre vie trinitaire et à coopérer à son œuvre de salut. Ce n’est qu’en prenant acte de cela que l’on pourra comprendre l’originalité de l’Église et de sa mission. En effet, aucune autre religion, à ma connaissance, ne confesse une telle chose.11 Aucune autre ne prétend que son fondateur historique n’est pas seulement un homme, si parfait soit-il, mais Dieu lui-même, Dieu réellement engagé et véritablement présent dans notre histoire. Et il faut bien reconnaître que cette affirmation tient soit du scandale, soit de la folie. Et pourtant, c’est cela que l’Église confesse, c’est de cet événement qu’elle se reçoit sans cesse dans la célébration eucharistique, et ce n’est pas en relativisant cette foi que l’on facilitera le dialogue interreligieux. Bien au contraire, ceux qui sont réellement engagés dans la rencontre interreligieuse savent qu’un vrai dialogue suppose le respect de la foi de chacun des partenaires, dans sa cohérence pro p re, fût-elle diff i c i l e m e n t compréhensible à l’autre interlocuteur. 10. Hans Urs von Balthasar, La foi du Christ, Paris, Aubier, Éditions Montaigne, 1968, p. 176-177. 11. Je mets à part le judaïsme. Ce n’est pas, pour l’Église, une religion comme une autre. C’est « l’olivier franc ». Et tout ce que je viens de dire plonge ses racines dans la foi d’Israël. 24 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 25 L’engagement de Dieu et la mission de l’Église J’ajoute qu’on comprend mieux, dès lors, les deux autres prises de conscience auxquelles je vous invitais tout à l’heure. Tout d’abord, celle concernant l’acte décisif et central de l’enga gement de Dieu, à savoir la vie, la mort et la résurrection de Jésus Christ. En effet, c’est la logique de l’incarnation qui fonde la cohérence chrétienne et l’on ne saurait réduire cette logique à une métaphore12 prétendant que le Verbe de Dieu, qui s’est incarné en Jésus, pourrait bien aussi s’incarner ailleurs, pour d’autres cultures et d’autres religions, Jésus n’étant le sauveur que des chrétiens, c’est-à-dire de la religion de la culture occidentale. De telles manières de penser nuisent gravement à ce qui constitue la foi chrétienne dans son originalité la plus profonde. Sur la croix, Dieu est pleinement engagé, totalement, sans retour, et pas « juste un peu », en « se gardant des réserves » pour d’autres révélations ou d’autres incarnations ou réincarnations ailleurs ! Comme l’écrit Joseph Doré dans un article publié dans Chemins de dialogue 9 : Ce qui rend possible au Verbe-Fils de Dieu de rejoindre effectivement l’universalité des hommes dans les conditions de leur histoire (à chaque fois particulière) est aussi ce qui l’inscrit, et jusqu’à un certain point le circonscrit, dans un point déterminé de cette histoire ! De sorte que ce que la foi dit de la portée universelle du Mystère du Christ ne tient qu’à condition qu’on tienne aussi : d’une part, que Jésus n’a finalement d’importance ici que parce qu’il est indissolublement lié au Christ, et d’autre part que le Christ ne peut effectivement nous rejoindre que dans la mesure où il s’est véritablement lié, sans l’absorber en lui, à cet homme de notre histoire qu’est Jésus.13 Si l’effectivité du salut pour tous passe par la réalité de l’humanité du Christ, alors plus Dieu s’incarne réellement, plus le salut est réellement universel. Donc, paradoxalement, c’est pour autant que j’affirme la singularité historique de Jésus en tant que 12. Cf. John Hick, The Metaphor of God Incarnate. Christology in a Pluralistic Age, Kentucky, Westminster / John Knox Press, 1993. 13. Joseph Doré, « La présence du Christ dans les religions non-chrétiennes », Chemins de dialogue 9 (1997), p. 42. 25 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 26 Chemins de Dialogue Verbe incarné, que j’affirme également l’universalité du salut que sa vie, sa mort et sa résurrection réalisent pour l’humanité tout entière. On ne peut donc pas théologiquement limiter la signification et la portée de la croix du Christ en disant du christianisme qu’il est la religion de la culture occidentale, comme l’affirment aujourd’hui certains courants relativistes. Non pas que le christianisme soit la religion absolue ni même la meilleure des religions. Mais parce que le don que Dieu a fait de lui-même en son Fils, don qui demande à être reçu dans la foi, concerne tout homme, toute culture, toute religion. C’est pour cela que l’Église a reçu une mission universelle et que sa catholicité, toujours en devenir, la pousse à annoncer l’Évangile à tous les peuples, sans pouvoir elle-même déterminer à l’avance les fruits que l’Évangile donnera lorsqu’il aura été authentiquement reçu et qu’il aura mûri en différentes cultures. Enfin, on comprend également (troisième prise de conscience), que c’est bien le monde qui est le destinataire de cet engagement de Dieu et que l’Église n’est que la servante de l’action de Dieu, appelée à coopérer à la mission de l’Esprit-Saint. Le concile Vatican II a fortement rappelé cette dimension de la foi et n’a envisagé le problème spécifique de la rencontre des religions que sur la base de cet engagement de l’Église appelée à emboîter le pas de l’engagement de Dieu pour le monde. « Oui, Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas mais ait la vie éternelle. Car Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour condamner le monde mais pour que le monde soit sauvé par lui » (Jn 3,16-17). Comme l’exprimait le pape Paul VI dans sa première encyclique, Ecclesiam suam, en 1964 : Voilà, vénérables frères, l’origine transcendante du dialogue. Elle se trouve dans l’intention même de Dieu. […] La révélation, qui est la relation surnaturelle que Dieu lui-même a pris l’initiative d’instaurer avec l’humanité, peut être représentée comme un dialogue dans lequel le Verbe de Dieu s’exprime par l’incarnation et ensuite par l’Évangile. […] L’histoire du salut raconte préci26 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 27 L’engagement de Dieu et la mission de l’Église sément ce dialogue long et divers qui part de Dieu et noue avec l’homme une conversation variée et étonnante. […] Il faut que nous ayons toujours présent à l’esprit cet ineffable et réel rapport de dialogue offert et établi avec nous par Dieu le Père, par la médiation du Christ dans l’Esprit-Saint, pour comprendre quel rapport nous, c’est-à-dire l’Église, devons chercher à instaurer et à promouvoir avec l’humanité.14 C’est en ce sens qu’il nous faut comprendre, à partir de l’engagement de Dieu, quelle est la mission de l’Église. J’arrive ainsi à la deuxième étape, que j’ai annoncée plus brève, de mon exposé. 2. La mission de l’Église L’ardeur missionnaire de l’Église a longtemps été soutenue par la certitude de travailler au salut des peuples qui iraient irrémédiablement à la damnation s’ils ne connaissaient pas les principaux mystères du christianisme et ne bénéficiaient pas de ses sacrements. Nous avons davantage conscience aujourd’hui que Dieu ne veut la perte d’aucun homme qui le cherche avec droiture et pratique la justice et la charité. Il ne s’ensuit aucunement que la mission soit moins nécessaire ni son action moins salutaire. Encore faut-il préciser le lien qui existe entre Jésus Christ et l’Église, entre l’unique médiateur du salut et la communauté de ceux et celles qui sont ses disciples. Ce n’est qu’à ce prix que l’on comprendra la valeur et le sens de l’engagement de l’Église en faveur de la rencontre et de la coopération avec les religions. Je ferai à ce sujet trois remarques. 1. La foi chrétienne confesse, comme on vient de le voir, non seulement que Jésus est l’unique médiateur du salut (1Tm 2,5), 14. Ecclesiam suam, § 72-73. 27 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 28 Chemins de Dialogue mais aussi que ce Jésus a voulu s’associer un peuple, qu’il a constitué une Église appelée à se recevoir de lui comme son propre Corps, et qu’il a voulu associer cette Église à l’œuvre du salut du monde, c’est-à-dire au dynamisme de la communication au monde de la vie même de Dieu. C’est cela que l’Église célèbre dans ses sacrements. En conséquence, l’Église se trouve associée, par pure grâce et non pas en fonction de ses mérites, à l’acte par lequel Dieu a voulu sauver le monde. Si elle est « nécessaire au salut »15, c’est parce que le salut vient du Christ, non seulement en tant que Tête, mais aussi par son Corps qui est l’Église16. En conséquence, l’Église ne se comprend pas comme étant une voie de salut parmi d’autres. Elle a conscience d’avoir reçu mission d’être, dans le Christ, le sacrement universel du salut17. Elle est appelée à être le signe du salut de la famille humaine, elle-même invitée à donner corps au Christ, à se laisser conformer au Christ, et l’Église est le moyen par lequel le corps de l’humanité est façonné par le corps du Christ. Tel est le sens de sa vie et de son apostolat. Il importe de remarquer que dans aucune autre religion, à ma connaissance, on ne trouve un tel lien entre les disciples et le maître, un lien tel que ceux qui le suivent participent à l’identité de celui qu’ils suivent. Il n’est pas le « Christ total », pour parler comme saint Augustin, tant qu’ils ne vivent pas tous in Christo, pour parler comme saint Paul. 2. Un tel lien si étroit entre le Christ et l’Église n’a jamais garanti l’Église contre la tentation de l’absoluité, c’est-à-dire contre le risque de se prendre elle-même pour la source du salut et pour la 15. Henri de Lubac, Catholicisme. Aspects sociaux du dogme, op. cit., p. 159. Également Lumen gentium 14. 16. « Nous pouvons donc le conclure : Juifs ou Gentils, de même qu’ayant vécu avant la venue visible du Christ, ils doivent être dits cependant sauvés par le Christ et non pas seulement par le Verbe, ainsi, ayant vécu avant la venue de l’Église visible auprès d’eux, ce n’est pourtant pas par une appartenance purement spirituelle et intemporelle à l’“âme” de l’Église qu’ils sont sauvés, mais par l’effet d’un lien très réel, quoiqu’indirect et le plus souvent caché, à son “corps” » (ibid., p. 179). 17. Cf. Lumen Gentium 1 et 48. 28 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 29 L’engagement de Dieu et la mission de l’Église religion absolue. L’histoire nous montre que la tentation est toujours renaissante. Or l’Église n’est pas la religion absolue, elle est le germe et le commencement du Royaume de Dieu sur terre18. À ce titre, elle est comparable au levain dans la pâte, à la fois indispensable puisque sans lui la pâte ne lève pas, et cependant provisoire puisque ce qui compte en définitive ce n’est pas qu’à la fin on retrouve le levain, mais plutôt que le pain soit cuit et prêt à être partagé. Comme l’écrit Balthasar : Le levain doit être enfoui dans la pâte. Il doit s’y enfoncer et y disparaître pour manifester sa force et transformer la pâte en pain. En lui-même il n’est rien ; dans l’autre il est tout. […] [Et] qu’est-ce qui fait du chrétien le levain qui acquiert la force de faire lever le monde ? Qu’est-ce qui lui donne le caractère spécial, qui ne peut être remplacé par rien ? Le mot « donner » indique déjà un point décisif : ce qui fait de l’homme un chrétien, l’homme ne peut pas le prendre lui-même. Cela doit lui être donné. C’est une grâce. Mais ce qui lui est donné, il doit le recevoir et se l’approprier. Lui aussi, il est originellement simple pâte qui doit se laisser pénétrer pour devenir levain.19 3. La mission de l’Église ne se comprend que si elle est conçue comme un service. Même si elle n’est pas, loin s’en faut, constituée de tous, l’Église est là pour tous. C’est là le sens de sa catholicité toujours en devenir : être au service du salut du monde, au service de la rencontre entre tout homme, toute femme, et le Verbe de vie. C’est la mission de l’Église que de favoriser la rencontre entre l’Évangile et les cultures et c’est pour cela qu’elle s’intéresse avec respect aux religions qui animent ces cultures et en lesquelles elle sait que sont déposées des semences du Verbe, qui ne demandent qu’à éclore davantage. Et l’Église sait aussi qu’en vivant cette aventure de la rencontre, elle comprendra mieux elle-même ce qu’elle est chargée d’annoncer et qui s’éclairera davantage encore à la lumière de ce que les autres cultures et religions contiennent de semences du Verbe20. 18. Cf. Lumen Gentium 5. 19. Hans Urs von Balthasar, L’engagement de Dieu, op. cit., p. 16. 20. Cf. Michel de Certeau, « La conversion du missionnaire », Christus (1963), p. 514-533. 29 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 30 Chemins de Dialogue Lorsqu’elle travaille ainsi à la rencontre, l’Église ne se situe pas dans la perspective d’une simple fécondation réciproque entre religions équivalentes. Elle sait, même si elle est elle-même dans une position de minorité et de danger, qu’elle est « l’épouse du Verbe » (sponsa Verbi), et qu’elle coopère à la mission de l’EspritSaint, qui souffle où il veut, mais qui est toujours l’Esprit du Christ, l’Esprit qui la constitue, elle, comme « Église de Jésus Christ ». Ces trois remarques nous permettent déjà non seulement de comprendre pour quelle raison l’Église considère que le dialogue interreligieux fait partie de sa mission, mais aussi de discerner à quelles conditions ce dialogue s’inscrit dans la continuité de l’engagement de Dieu pour le monde et constitue réellement un « dialogue de salut ». C’est ce qu’il nous faut maintenant développer quelque peu, dans la troisième et dernière partie de notre réflexion. 3. Le dialogue interreligieux La perspective du dialogue interreligieux suscite actuellement en théologie chrétienne, aussi bien catholique que protestante et même orthodoxe, de nombreux débats qu’il serait trop long d’évoquer ici21. Je me contenterai de préciser la position du magistère catholique sur cette question22, et d’énoncer quelquesunes des questions que la théologie se doit de prendre en charge. 21. Pour une présentation de ces débats, je renvoie au dossier « Jésus Christ, unique sauveur » dans Théophilyon II-2, 1997, p. 237-408, et notamment à ma contribution p. 321-357. 22. On pourra utilement consulter le document produit en 1996 par la Commission théologique internationale, Le christianisme et les religions, Paris, Cerf/Bayard-Éditions/Centurion, 1997. 30 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 31 L’engagement de Dieu et la mission de l’Église La position actuelle du magistère catholique sur les fondements théologiques de l’engagement de l’Église dans le dialogue interreligieux peut être synthétisée en trois points. 1. La foi chrétienne reconnaît le rôle positif des autres religions, en tant qu’institutions historico-sociales23, dans l’économie générale du salut. L’Église affirme que les rites et les doctrines des autres religions peuvent avoir une réelle efficacité pour le salut de leurs adeptes24. Par là se trouve écartée une position exclusiviste qui, au nom d’un ecclésiocentrisme étroit, refuserait aux religions nonchrétiennes toute valeur salvatrice et révélatrice, en s’appuyant sur une interprétation durcie, et donc faussée, de l’antique adage patristique : « hors de l’Église, point de salut »25. Puisque Dieu veut que « tous les hommes soient sauvés » (1Tm 2,4), il est possible d’affirmer que se trouvent déposées, dans les religions ellesmêmes, des « semences du Verbe »26, des « rayons de la vérité qui illumine tout homme »27, et que « l’Esprit-Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associés au mystère pascal. »28 2. À cette première affirmation s’ajoute une deuxième, que le magistère entend tenir avec la même détermination, à savoir l’unicité et l’universalité de la médiation christique dans l’économie générale du salut. Jésus le Christ est « l’unique médiateur du salut » (1Tm 2,5) et « il n’y a aucun salut ailleurs qu’en lui, car il n’y a sous le ciel aucun autre nom offert aux hommes, qui soit nécessaire à 23. « La présence et l’activité de l’Esprit ne concernent pas seulement les individus, mais la société et l’histoire, les peuples, les cultures, les religions » (Redemptoris missio, 28). C’est la raison pour laquelle, à l’ancienne « théologie du salut des infidèles », dont l’objet était les conditions du salut des personnes non-chrétiennes, doit succéder une « théologie des religions », qui s’interroge sur le rôle des religions, en tant que réalités socio-historiques, pour le salut. 24. Nostra ætate 2. 25. Sur cet adage et son utilisation dans le contexte interreligieux, voir Jacques Dupuis, Vers une théologie chrétienne du pluralisme religieux, Paris, Cerf (« Cogitatio fidei » 200), 1997, chapitre III, p. 131-166. 26. Redemptor hominis 11. 27. Nostra ætate 2 (cf. Jn 1,9). 28. Gaudium et spes 22, § 5. 31 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 32 Chemins de Dialogue notre salut » (Ac 4,11-12). En conséquence, pour conjuguer les deux affirmations, on doit dire que ce n’est que de leurs relations au Christ que les religions détiennent, aux yeux des chrétiens, leur valeur positive dans l’ordre du salut : « le concours de médiations de types et d’ordres divers n’est pas exclu, mais celles-ci tirent leur sens et leur valeur uniquement de celle du Christ et elles ne peuvent être considérées comme parallèles ou complémentaires. »29 Par là se trouve cette fois-ci écartée une position relativiste, qui tiendrait que toutes les religions peuvent conduire au salut d’une manière totalement indépendante de l’histoire concrète du salut accomplie en Jésus Christ et, qu’au fond, tout se vaut. C’est là l’objectif principal de la déclaration Dominus Jesus. Le problème christologique est donc, on le voit, au centre du débat, ce qui n’a rien d’étonnant étant donnée la configuration générale de la confession de foi chrétienne. La théologie doit tout d ’ a b o rd montrer comment l’événement historique, particulier, c o n c ret, de l’incarnation salvifique de Dieu en Jésus Christ concerne de manière universelle l’ensemble de l’humanité.30 Elle doit ensuite expliquer comment, selon la foi des chrétiens, les autres religions possèdent également une valeur salvifique qui procède du Christ. C’est l’un des points les plus délicats dans le dialogue du christianisme avec les deux autres grands monothéismes. Il y a là, en christologie, un chantier très important pour la réflexion contemporaine. Je cite la déclaration Dominus Jesus : Compte tenu de cette donnée de foi, la théologie d’aujourd’hui, lorsqu’elle médite sur la présence d’autres expériences religieuses et sur leur signification dans le plan salvifique de Dieu, est invitée à examiner les aspects et les éléments positifs de ces religions : entrent-ils dans le plan divin de salut ? Comment ? La recherche théologique trouve dans cette réflexion un vaste champ de travail 29. Redemptoris missio 5. 30. Dans cette perspective, voir Claude Geffré, « La singularité du christianisme à l’âge du pluralisme religieux », dans J. Doré et Christoph Theobald (dir.), Penser la foi. Mélanges offerts à Joseph Moingt, Paris, Cerf/Assas éditions, 1993, p. 351-369. 32 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 33 L’engagement de Dieu et la mission de l’Église sous la direction du Magistère de l’Église. […] Il faut élucider le contenu de cette médiation participée, qui doit rester guidée par le principe de l’unique médiation du Christ.31 3. Compte tenu des deux affirmations précédentes, le magistère de l’Église catholique affirme que la mission de l’Église, en tant que « sacrement universel du salut » apporté par le Christ32, a elle-même un fondement dialogal. C’est parce que Dieu, dans sa révélation, a pris l’initiative, comme le disait Paul VI, d’instaurer avec l’humanité un « dialogue »33, que l’Église est tenue d’engager avec tout homme, y compris mais pas exclusivement, avec les croyants d’autres religions, un authentique « dialogue de salut »34. Le dialogue interreligieux n’est en définitive que l’un des aspects de ce dialogue de salut qui caractérise la mission évangélisatrice de l’Église dans le monde. Néanmoins, et c’est cela surtout que la théologie se doit d’expliciter, l’Église confesse que l’Esprit du Christ, qui l’anime et la constitue en tant qu’Église du Christ, est également présent et efficace dans les autres religions en tant qu’institutions socio-historiques, de sorte que ces religions peuvent être considérées par le chrétien comme ayant part à l’unique médiation salvifique du Christ. La théologie doit donc tenir à la fois deux choses. D’une part, l’Église a un rôle spécifique à jouer dans le plan divin. Elle, et elle seule, est « l’épouse du Verbe ». Elle a donc avec lui un lien spécial et, de ce point de vue, toutes les religions ne se valent pas. D’autre part cependant les autres religions jouent un rôle positif dans l’histoire du salut. Elles préparent elles aussi l’avènement de ce que les chrétiens appellent le Royaume de Dieu. Elles aussi sont habitées, travaillées, et transformées par l’Esprit de Dieu. Ces deux affirmations ne sont pas contradictoires mais appellent à un long et exigeant travail de discernement (tout n’est pas « vrai » et « saint » dans toutes les religions et chacune d’elles doit être examinée selon le critère de l’Évangile qui doit, du reste, être appliqué avec la 31. 32. 33. 34. Dominus Jesus § 14. Lumen gentium I, 1 ; II, 9 ; VII, 48 ; également Gaudium et spes 42, § 3. Ecclesiam suam 72. Dialogue et annonce 38. 33 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 34 Chemins de Dialogue même exigence, à l’histoire de l’Église elle-même et entraîner son propre effort de repentance) et surtout à une conversion du regard. En effet, le rôle spécifique de l’Église ne consiste pas en un privilège qui devrait se traduire par une prétention hégémonique d’absoluité. Son rôle spécifique, c’est d’être appelée à accompagner les pas de Jésus Christ dans l’humanité, à le suivre dans sa kénose jusqu’à la croix, à partager l’espérance de sa Résurrection, en scrutant dans les cultures et dans les religions les traces du Royaume en travail d’enfantement. L’Église de Jésus Christ est l’Église des martyrs, selon le titre d’une belle conférence du cardinal Etchegaray.35 Sa seule universalité est donc celle du service, de la diaconie, au nom de Jésus Christ. Pour manifester la grâce qui lui a été faite d’être témoin de l’Évangile du Christ, il lui faut en accomplir la tâche, au service de l’humanité, dans l’esprit à la fois paradoxal et passionnant des Béatitudes. On le voit, tout cela ouvre à la recherche théologique de vastes et passionnants chantiers. C’est la vocation d’un Institut comme le nôtre que de contribuer à cette recherche. Mais l’on aura bien perçu l’esprit dans lequel nous souhaitons travailler : à la fois une fidélité sans faille à la Tradition et une ouverture sans crainte à la rencontre et au dialogue, sachant que le défi de notre époque n’est pas seulement celui de la rencontre des religions mais aussi celui de la sécularisation, de l’indifférence et de l’athéisme. Une théologie des religions qui s’enfermerait dans la rencontre entre croyants ne serait plus tout à fait une théologie chrétienne, tant il est vrai que Dieu n’est pas plus proche de l’homme religieux que de l’homme séculier et qu’un front commun des religions pour la défense de la religion contre la sécularisation est un programme tout aussi hasardeux que dangereux. 35. Cf. Roger Etchegaray, « Sommes-nous l’Église des martyrs ? » (conférence donnée à Lyon et à Vienne en 1977), J’avance comme un âne… « À temps et à contretemps », Paris, Fayard, 1984, p. 181-195. 34 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 35 L’engagement de Dieu et la mission de l’Église Conclusion « Malheur à moi si je n’annonce pas l’Évangile », s’écriait saint Paul36. Telle est bien, aujourd’hui encore, la mission de l’Église. Et le dialogue interreligieux fait partie de cette mission. L’Évangile, qui doit être annoncé, n’est pas d’abord un contenu doctrinal ni un programme d’action, comme le faisait souvent re m a rquer le cardinal Coffy. Il est l’accueil d’une grande joie (Lc 2,10) : « Aujourd’hui vous est né un Sauveur ». Et lorsqu’à la fin du même Évangile, Jésus apparaît aux disciples rassemblés à Jérusalem dans la crainte, Luc note que « dans leur joie, ils se refusaient à croire et demeuraient ébahis » (Lc 24,41). Et cette joie profonde, bien plus forte que l’engouement passager, devrait être la caractéristique de toute vie chrétienne. Annoncer l’Évangile, c’est partager cette joie et cette espérance, fût-ce dans les pires épreuves de la vie. Cette joie vient de ce que Dieu a accepté d’être lui-même exposé à l’agression du monde et que son amour patient et miséricordieux a triomphé de la haine et de la mort. Que Dieu ait ouvert en son Fils un chemin de salut, qui est aussi un chemin de croix et de résurrection, et que ce chemin soit ouvert à tout homme et à toute femme de bonne volonté, voilà la Bonne Nouvelle du salut, voilà l’Évangile que l’Église est charg é e d’annoncer, de proposer et surtout de vivre elle-même. La re n c o n t re avec des croyants d’autres religions est l’une des modalités par lesquelles l’Église, aujourd’hui, est appelée à vivre sa mission. Puisse cette mission rester toujours pour elle une grande joie, considérant tous ceux que le Père lui confie comme des frères pour qui le Christ est mort et ressuscité, qu’ils le sachent ou non, qu’ils l’accueillent ou qu’ils le refusent. Elle sait bien, elle, petit troupeau à la nuque raide, que « la vérité ne s’impose que par la force de la 36. 1Co, 9,16. 35 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 36 Chemins de Dialogue vérité elle-même qui pénètre l’esprit avec autant de douceur que de puissance »37. Et puisse notre Institut être au service de cette vérité, pour aider les communautés chrétiennes à « rendre raison de l’espérance » (1P 3,8) qui est en elles, à scruter sans irénisme naïf l’action de l’Esprit du Christ dans les cultures et les religions présentes dans notre région, et à emboîter le pas de l’engagement de Dieu pour le salut du monde. 37. Dignitatis humanæ, § 1. 36 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 37 ANNEXE QUELQUES TEXTES DE RÉFÉRENCE En annexe à la conférence de Jean-Marc Aveline, nous proposons des extraits de trois textes de référence : l'encyclique Redemptoris missio, publiée par JeanPaul II en 1990, l'encyclique Ut unum sint, publiée par Jean-Paul II en 1985 et la déclaration de la Congrégation pour la doctrine de la foi, Dominus Jesus, publiée par le cardinal Ratzinger en 2000. Redemptoris missio Lettre encyclique de Jean-Paul II sur la valeur permanente du précepte missionnaire Chapitre 1 Jésus Christ, l'unique sauveur […] « Nul ne vient au Père que par moi » (Jn 14,6) 5 […] Le Christ est l'unique médiateur entre Dieu et les hommes : « Car Dieu est unique, unique aussi le médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus, homme lui-même, qui 37 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 38 Chemins de Dialogue s'est livré en rançon pour tous. Tel est le témoignage rendu aux temps marqués et dont j'ai été établi, moi, héraut et apôtre – je dis vrai, je ne mens pas –, docteur des païens, dans la foi et la vérité » (1Tm 2,5-7 ; cf. He 4,14-16). Les hommes ne peuvent donc entrer en communion avec Dieu que par le Christ, sous l'action de l'Esprit. Sa médiation unique et universelle, loin d'être un obstacle sur le chemin qui conduit à Dieu, est la voie tracée par Dieu lui-même, et le Christ en a pleine conscience. Le concours de médiations de types et d'ordres divers n'est pas exclu, mais celles-ci tirent leur sens et leur valeur uniquement de celle du Christ, et elles ne peuvent être considérées comme parallèles ou complémentaires. 6 […] L'Église connaît et confesse Jésus comme « le Christ, le Fils du Dieu vivant » (Mt 16,16). Le Christ n'est autre que Jésus de Nazareth, et celui-ci est le Verbe de Dieu fait homme pour le salut de tous. Dans le Christ « habite corporellement toute la Plénitude de la Divinité » (Col 2,9) et « de sa plénitude nous avons tous reçu » (Jn 1,16). Le « Fils unique qui est dans le sein du Père » (Jn 1,18) est « le Fils bien-aimé, en qui nous avons la rédemption… Dieu s'est plu à faire habiter en lui toute la Plénitude et, par lui, à réconcilier tous les êtres pour lui, aussi bien sur la terre que dans les cieux, en faisant la paix par le sang de sa Croix » (Col 1,13-14.19-20). C'est précisément ce caractère unique du Christ qui lui confère une portée absolue et universelle par laquelle, étant dans l'histoire, il est le centre et la fin de l'histoire elle-même : « Je suis l'Alpha et l'Oméga, le Premier et le Dernier, le Principe et la Fin » (Ap 22,13). S'il est donc normal et utile de prendre en considération les divers aspects du mystère du Christ, il ne faut jamais perdre de vue son unité. Alors que nous découvrons peu à peu et que nous mettons en valeur les dons de toutes sortes, surtout les richesses spirituelles, dont Dieu a fait bénéficier tous les peuples, il ne faut pas les disjoindre de Jésus Christ qui est au centre du plan divin de salut. Comme, « par son Incarnation, le Fils de Dieu s'est en quelque sorte uni lui-même à tout homme », « nous devons tenir que l'Esprit-Saint offre à tous, d'une façon que Dieu connaît, la possibilité d'être associés au Mystère pascal » (Gaudium et spes 38 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 39 Annexe - Quelques textes de référence 22, 5). Le plan de Dieu est de « ramener toutes choses sous un seul Chef, le Christ, les êtres célestes comme les terrestres » (Ep 1,10). […] L'Église, signe et instrument du salut […] […] Le Concile a amplement souligné le rôle de l'Église pour le salut de l'humanité. Tout en reconnaissant que Dieu aime tous les hommes et leur accorde la possibilité d'être sauvés (cf. 1Tm 2,4), l'Église professe que Dieu a constitué le Christ comme unique médiateur et qu'elle-même est établie comme sacrement universel de salut : « Ainsi donc, à cette unité catholique du peuple de Dieu, tous les hommes sont appelés ; à cette unité appartiennent sous diverses formes, ou sont ordonnés, et les fidèles catholiques et ceux qui, par ailleurs, ont foi dans le Christ, et finalement tous les hommes sans exception que la grâce de Dieu appelle au salut » (Lumen gentium 13). Il est nécessaire de tenir ensemble ces deux vérités, à savoir la possibilité réelle du salut dans le Christ pour tous les hommes et la nécessité de l'Église pour le salut. L'une et l'autre nous aident à comprendre l'unique mystère salvifique et nous permettent ainsi de faire l'expérience de la miséricorde de Dieu et de prendre conscience de notre responsabilité. Le salut, qui est toujours un don de l'Esprit, requiert la coopération de l'homme à son propre salut comme à celui des autres. Telle est la volonté de Dieu, et c'est pour cela qu'il a fondé l'Église et l'a incluse dans le plan du salut : ce peuple messianique, dit le Concile, « établi par le Christ pour communier à la vie, à la charité et à la vérité, est entre ses mains l'instrument de la Rédemption de tous les hommes ; au monde entier il est envoyé comme lumière du monde et sel de la terre » (Lumen gentium 9). 9 Le salut est offert à tous les hommes 10 L'universalité du salut ne signifie pas qu'il n'est accordé qu'à ceux qui croient au Christ explicitement et qui sont entrés dans l'Église. Si le salut est destiné à tous, il doit être offert 39 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 40 Chemins de Dialogue concrètement à tous. Mais il est évident, aujourd'hui comme dans le passé, que de nombreux hommes n'ont pas la possibilité de connaître ou d'accueillir la révélation de l'Évangile, ni d'entrer dans l'Église. Ils vivent dans des conditions sociales et culturelles qui ne le permettent pas, et ils ont souvent été éduqués dans d'autres traditions religieuses. Pour eux, le salut du Christ est accessible en vertu d'une grâce qui, tout en ayant une relation mystérieuse avec l'Église, ne les y introduit pas formellement mais les éclaire d'une manière adaptée à leur état d'esprit et à leur cadre de vie. Cette grâce vient du Christ, elle est le fruit de son sacrifice et elle est communiquée par l'Esprit-Saint : elle permet à chacun de parvenir au salut avec sa libre coopération. […] Chapitre 2 Le Royaume de Dieu […] Le Royaume en rapport avec le Christ et l'Église […] 18 […] Comme il a été dit, non seulement le Christ a annoncé le Royaume, mais c'est en lui que le Royaume lui-même s'est rendu présent et s'est accompli, et pas seulement par ses paroles et par ses actes : « Avant tout, le Royaume se manifeste dans la personne même du Christ, Fils de Dieu et Fils de l'homme, venu “pour servir et donner sa vie en rançon d'une multitude” (Mc 10,45) » (Lumen gentium 5). Le Royaume de Dieu n'est pas un concept, une doctrine, un programme que l'on puisse librement élaborer, mais il est avant tout une Personne qui a le visage et le nom de Jésus de Nazareth, image du Dieu invisible. Si l'on détache le Royaume de Jésus, on ne prend plus en considération le Royaume de Dieu qu'il a révélé, et l'on finit par altérer le sens du Royaume, qui risque de se transformer en un objectif purement 40 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 41 Annexe - Quelques textes de référence humain ou idéologique, et altérer aussi l'identité du Christ, qui n'apparaît plus comme le Seigneur à qui tout doit être soumis (cf. 1Co 15,27). De même, on ne peut disjoindre le Royaume et l'Église. Certes, l'Église n'est pas à elle-même sa propre fin, car elle est ordonnée au Royaume de Dieu dont elle est germe, signe et instrument. Mais, alors qu'elle est distincte du Christ et du Royaume, l'Église est unie indissolublement à l'un et à l'autre. Le Christ a doté l'Église, son corps, de la plénitude des biens et des moyens de salut ; l'EspritSaint demeure en elle, la vivifie de ses dons et de ses charismes, il la sanctifie, la guide et la renouvelle sans cesse. Il en résulte une relation singulière et unique qui, sans exclure l'action du Christ et de l'Esprit-Saint hors des limites visibles de l'Église, confère à celleci un rôle spécifique et nécessaire. D'où aussi le lien spécial de l'Église avec le Royaume de Dieu et du Christ qu'elle a « la mission d'annoncer et d'instaurer dans toutes les nations » (Lumen gentium 5). […] L'Esprit est présent et agissant en tout temps et en tout lieu 28 L'Esprit se manifeste d'une manière particulière dans l'Église et dans ses membres ; cependant sa présence et son action sont universelles, sans limites d'espace ou de temps. Le Concile Vatican II rappelle l'œuvre de l'Esprit dans le cœur de tout homme, par les « semences du Verbe », dans les actions même religieuses, dans les efforts de l'activité humaine qui tendent vers la vérité, vers le bien, vers Dieu. L'Esprit offre à l'homme « lumière et forces pour lui permettre de répondre à sa très haute vocation » ; par l'Esprit, « l'homme parvient, dans la foi, à contempler et à goûter le mystère de la volonté divine » ; et « nous devons tenir que l'Esprit-Saint offre à tous, d'une façon que Dieu connaît, la possibilité d'être associés au Mystère pascal » (Gaudium et spes 10. 15. 22). Dans tous les cas, l'Église sait que « l'homme, sans cesse sollicité par l'Esprit de Dieu, 41 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 42 Chemins de Dialogue ne sera jamais tout à fait indifférent au problème religieux » et qu'il « voudra toujours connaître, ne serait-ce que confusément, la signification de sa vie, de ses activités et de sa mort » (Gaudium et spes 41). L'Esprit est donc à l'origine même de l'interrogation existentielle et religieuse de l'homme qui ne naît pas seulement de conditions contingentes mais aussi de la structure même de son être. La présence et l'activité de l'Esprit ne concernent pas seulement les individus, mais la société et l'histoire, les peuples, les cultures, les religions. […] Chapitre 5 Les voies de la mission […] Le dialogue avec les frères d'autres religions 55 Le dialogue interreligieux fait partie de la mission évangélisatrice de l'Église. Entendu comme méthode et comme moyen en vue d'une connaissance et d'un enrichissement réciproques, il ne s'oppose pas à la mission ad gentes, au contraire il lui est spécialement lié et il en est une expression. Car cette mission a pour destinataires les hommes qui ne connaissent pas le Christ ni son Évangile et qui, en grande majorité, appartiennent à d'autres religions. Dieu appelle à lui toutes les nations dans le Christ, il veut leur communiquer la plénitude de sa révélation et de son amour, il ne manque pas non plus de manifester sa présence de beaucoup de manières, non seulement aux individus mais encore aux peuples, par leurs richesses spirituelles dont les religions sont une expression principale et essentielle, bien qu'elles comportent « des lacunes, des insuffisances et des erreurs » (Paul VI, Discours à l’ouverture de la deuxième session du Concile de Vatican II, AAS 55 42 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 43 Annexe - Quelques textes de référence [1963], p. 858). Le Concile et les enseignements ultérieurs du magistère ont amplement souligné tout cela, maintenant toujours avec fermeté que le salut vient du Christ et que le dialogue ne dispense pas de l'évangélisation. […] 56 Le dialogue n'est pas la conséquence d'une stratégie ou d'un intérêt, mais c'est une activité qui a ses motivations, ses exigences et sa dignité propres : il est demandé par le profond respect qu'on doit avoir envers tout ce que l'Esprit, qui « souffle où il veut », a opéré en l'homme. Grâce au dialogue, l'Église entend découvrir les « semences du Verbe », les « rayons de la vérité qui illumine tous les hommes », semences et rayons qui se trouvent dans les personnes et dans les traditions religieuses de l'humanité. Le dialogue est fondé sur l'espérance et la charité, et il portera des fruits dans l'Esprit. Les autres religions constituent un défi positif pour l'Église d'aujourd'hui ; en effet, elles l'incitent à découvrir et à reconnaître les signes de la présence du Christ et de l'action de l'Esprit, et aussi à approfondir son identité et à témoigner de l'intégrité de la Révélation dont elle est dépositaire pour le bien de tous. On voit par là quel esprit doit animer ce dialogue dans le contexte de la mission. L'interlocuteur doit être cohérent avec ses traditions et ses convictions religieuses et ouvert à celles de l'autre pour les comprendre, sans dissimulation ni fermeture, mais dans la vérité, l'humilité, la loyauté, en sachant bien que le dialogue peut être une source d'enrichissement pour chacun. Il ne doit y avoir ni capitulation, ni irénisme, mais témoignage réciproque en vue d'un progrès des uns et des autres sur le chemin de la recherche et de l'expérience religieuses et aussi en vue de surmonter les préjugés, l'intolérance et les malentendus. Le dialogue tend à la purification et à la conversion intérieure qui, si elles se font dans la docilité à l'Esprit, seront spirituellement fructueuses. […] 43 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 44 Chemins de Dialogue Ut unum sint Lettre encyclique de Jean-Paul II sur l'engagement œcuménique 1. L'engagement œcuménique de l'Église catholique […] 11 […] Évoquant la division des chrétiens, le décret sur l'œcuménisme n'ignore pas « la faute des hommes de l'une et l'autre partie » (Unitatis redintegratio 3), en reconnaissant que la responsabilité ne peut être attribuée uniquement « aux autres ». Par la grâce de Dieu, ce qui appartient à la structure de l'Église du Christ n'a pourtant pas été détruit, ni la communion qui demeure avec les autres Églises et Communautés ecclésiales. En effet, les éléments de sanctification et de vérité présents dans les autres Communautés chrétiennes, à des degrés différents dans les unes et les autres, constituent la base objective de la communion qui existe, même imparfaitement, entre elles et l'Église catholique. Dans la mesure où ces éléments se trouvent dans les autres Communautés chrétiennes, il y a une présence active de l'unique Église du Christ en elles. C'est pourquoi le Concile Vatican II parle d'une communion réelle, même si elle est imparfaite. La constitution Lumen gentium souligne que l'Église catholique « se sait unie pour plusieurs raisons » (Lumen gentium 15) avec ces Communautés, par une certaine et réelle union, dans l'Esprit-Saint. 12 La même constitution a longuement explicité « les éléments de sanctification et de vérité » qui, de diverses manières, se trouvent et agissent au-delà des frontières visibles de l'Église catholique : 44 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 45 Annexe - Quelques textes de référence « Nombreux sont en effet ceux qui tiennent en honneur la sainte Écriture en tant que règle de foi et de vie, manifestent un zèle religieux sincère, croient avec amour en Dieu, Père tout-puissant, et dans le Christ, Fils de Dieu et Sauveur, sont marqués du Baptême qui les unit au Christ, bien plus, reconnaissent et reçoivent d'autres sacrements dans leurs propres Églises ou Communautés ecclésiales. Plusieurs parmi eux possèdent même l'épiscopat, célèbrent la sainte Eucharistie et favorisent la piété envers la Vierge, Mère de Dieu. À cela s'ajoutent la communion dans la prière et les autres biens spirituels, bien mieux, en quelque sorte, une véritable union dans l'Esprit-Saint, puisque c'est lui qui, par ses dons et ses grâces, opère en eux aussi par sa puissance sanctifiante et a fortifié certains jusqu'à l'effusion du sang. Ainsi l'Esprit suscite dans tous les disciples du Christ un désir et une action qui tendent à l'union pacifique de tous en un seul troupeau sous un seul Pasteur, selon le mode décidé par le Christ » (Lumen gentium 15). Au sujet des Églises orthodoxes, le décret conciliaire sur l'œcuménisme a pu déclarer en particulier que, « par la célébration de l'Eucharistie du Seigneur en chacune de ces Églises, l'Église de Dieu s'édifie et s'accroît » (Unitatis redintegratio 15). Reconnaître tout cela répond à une exigence de vérité. 13 Le même document fait ressortir avec sobriété les implications doctrinales de cette situation. Au sujet des membres de ces Communautés, il déclare : « Justifiés par la foi dans le Baptême, ils sont incorporés au Christ, ont à bon droit l'honneur de porter le nom de chrétiens et sont reconnus avec raison comme frères dans le Christ par les fils de l'Église catholique » (Unitatis redintegratio 3). Évoquant les nombreux biens présents dans les autres Églises et Communautés ecclésiales, le décret ajoute : « Tout cela, provenant du Christ et conduisant à lui, appartient de droit à l'unique Église du Christ. Chez nos frères séparés s'accomplissent aussi de nombreuses actions sacrées de la religion chrétienne qui, de diverses manières selon les différentes conditions de chacune des Églises ou Communautés, peuvent sans nul 45 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 46 Chemins de Dialogue doute produire effectivement la vie de grâce, et il faut dire qu'elles sont aptes à donner accès à la communion du salut » (Unitatis redintegratio 3). Il s'agit là de textes œcuméniques de la plus haute importance. En dehors des limites de la communauté catholique, il n'y pas un vide ecclésial. De nombreux éléments de grande valeur (eximia) qui, dans l'Église catholique, s'intègrent dans la plénitude des moyens de salut et des dons de grâce qui font l'Église, se trouvent aussi dans les autres Communautés chrétiennes. 14 Tous ces éléments constituent par eux-mêmes un appel à l'unité pour qu'ils trouvent en elle leur plénitude. Il ne s'agit pas de faire la somme de toutes les richesses disséminées dans les Communautés chrétiennes, afin de parvenir à une Église que Dieu désirerait pour l'avenir. Suivant la grande Tradition attestée par les Pères d'Orient et d'Occident, l'Église catholique croit que, dans l'événement de la Pentecôte, Dieu a déjà manifesté l'Église dans sa réalité eschatologique qu'il préparait « depuis le temps d'Abel le Juste » (Lumen gentium 2). Elle est déjà donnée. C'est pourquoi nous sommes déjà dans les derniers temps. Les éléments de cette Église déjà donnée existent, unis dans toute leur plénitude, dans l'Église catholique et, sans cette plénitude, dans les autres Communautés, où certains aspects du mystère chrétien ont parfois été mieux mis en lumière. L'œcuménisme vise précisément à faire pro g resser la communion partielle existant entre les chrétiens, pour arriver à la pleine communion dans la vérité et la charité. […] Le dialogue comme examen de conscience 33 Dans l'intention du Concile, le dialogue œcuménique a le caractère d'une recherche commune de la vérité, en particulier en ce qui concerne l'Église. En effet, la vérité forme les consciences et oriente leur action en faveur de l'unité. En même temps, elle demande que soient confrontées à la prière du Christ 46 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 47 Annexe - Quelques textes de référence pour l'unité la conscience et les œuvres des chrétiens, frères séparés. Il y a synergie entre la prière et le dialogue. Une prière plus profonde et plus lucide permet au dialogue de donner des fruits plus abondants. Si, d'une part, la prière est la condition du dialogue, d'autre part, elle en devient le fruit, d'une manière toujours plus accomplie. 34 Grâce au dialogue œcuménique, nous pouvons parler d'une plus grande maturité de notre prière œcuménique commune les uns pour les autres. Cela est rendu possible dans la mesure où le dialogue remplit en même temps le rôle d'un examen de conscience. Comment ne pas se rappeler à ce propos les paroles de la première Lettre de Jean ? « Si nous disons : “Nous n'avons pas de péché”, nous nous abusons, la vérité n'est pas en nous. Si nous confessons nos péchés, lui, fidèle et juste, pardonnera nos péchés et nous purifiera de toute iniquité » (1Jn 1,8-9). Jean nous conduit encore plus loin quand il affirme : « Si nous disons : “Nous n'avons pas péché”, nous faisons de lui un menteur, et sa parole n'est pas en nous » (1Jn 1,10). Un appel tout aussi radical à reconnaître notre condition de pécheurs doit être également l'un des traits caractéristiques de l'esprit dans lequel on aborde le dialogue œcuménique. Si celui-ci ne devenait pas un examen de conscience, en quelque sorte un « dialogue des consciences », pourrions-nous compter sur l'assurance que nous communique la même Lettre ? […] 47 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 48 Chemins de Dialogue Dominus Iesus Déclaration de la Congrégation pour la doctrine de la foi Sur l'unicité et l'universalité salvifique de Jésus Christ et de l'Église […] De la pratique et de la théorisation du dialogue entre la foi chrétienne et les autres traditions religieuses, naissent de nouvelles questions ; il faut les affronter en parcourant de nouvelles pistes d'investigation, en avançant des propositions et en suggérant des comportements, qui doivent être soumis à un discernement attentif. […] 3 1. La révélation de Jésus Christ complète et définitive […] […] Aussi, les mots, les œuvres et toute l'existence historique de Jésus, quoique limités en tant que réalités humaines, ont cependant comme sujet la Personne divine du Verbe incarné, « vraiment Dieu et vraiment homme » ; ils portent donc en eux le caractère complet et définitif de la révélation des voies salvifiques de Dieu, même si la profondeur du mystère divin en lui-même demeure transcendante et inépuisable. La vérité sur Dieu n'est pas abolie ou réduite quand elle est exprimée dans un langage humain. Elle demeure en revanche unique, complète et définitive car celui qui parle et qui agit est le Fils de Dieu incarné. Dès lors la foi exige qu'on professe que dans tout son mystère, de l'incarnation à la glorification, le Verbe fait chair est la source, participée mais réelle, et l'accomplissement de toute révélation salvifique de Dieu à l'humanité, et que l'Esprit-Saint, qui est l'Esprit du Christ, enseigne cette « vérité tout entière » (Jn 16,13) aux apôtres et à travers eux à l'Église de tous les temps. 6 48 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 49 Annexe - Quelques textes de référence 7 La réponse adéquate à la révélation divine est « “l'obéissance de la foi” (Rm 1,5 ; cf. Rm 16,26 ; 2 Co 10,5-6), par laquelle l'homme s'en remet tout entier et librement à Dieu dans un “complet hommage d'intelligence et de volonté à Dieu qui révèle” et dans un assentiment volontaire à la révélation qu'il fait » (Dei Verbum 5). La foi est un don de grâce : « Pour exister, cette foi requiert la grâce prévenante et aidante de Dieu, ainsi que les secours intérieurs du Saint-Esprit qui touche le cœur et le tourne vers Dieu, ouvre les yeux de l'esprit et donne “à tous la douceur de consentir et de croire à la vérité” » (Catéchisme de l’Église catholique, n° 144). […] 2. Le logos incarné et le Saint-Esprit dans l'œuvre du salut 9 Dans la réflexion théologique contemporaine, apparaît souvent la conception de Jésus de Nazareth comme une figure historique particulière, finie, révélatrice du divin mais sans exclusive, comme complément d'autres présences révélatrices et salvifiques. L'Infini, l'Absolu, le Mystère ultime de Dieu se manifesterait ainsi à l'humanité sous maintes formes et par maintes figures historiques : Jésus de Nazareth serait l'une d'entre elles. Plus concrètement, il serait pour certains l'un des multiples visages que le Logos aurait pris au cours du temps pour communiquer salvifiquement avec l'humanité. En outre, pour justifier d'une part l'universalité du salut chrétien et d'autre part le fait du pluralisme religieux, on propose une économie du Verbe éternel, également valide en dehors de l'Église et sans rapport avec elle, et une économie du Verbe incarné. La première aurait une valeur ajoutée d'universalité vis-à-vis de la seconde, limitée aux seuls chrétiens, mais où la présence de Dieu serait plus complète. […] Ces thèses contrastent vivement avec la foi chrétienne. 49 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 50 Chemins de Dialogue […] 12 […] En outre, l'action salvifique de Jésus Christ, avec et par son Esprit, s'étend à toute l'humanité, au-delà des frontières visibles de l'Église. Traitant du mystère pascal, où le Christ associe déjà maintenant le croyant à sa vie dans l'Esprit et lui donne l'espérance de la résurrection, le Concile affirme : « Et cela ne vaut pas seulement pour ceux qui croient au Christ, mais bien pour tous les hommes de bonne volonté, dans le cœur desquels, invisiblement, agit la grâce. En effet, puisque le Christ est mort pour tous et que la vocation dernière de l'homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l'Esprit-Saint offre à tous, d'une façon que Dieu connaît, la possibilité d'être associé au mystère pascal » (Gaudium et spes 22). Le lien entre le mystère salvifique du Verbe fait chair et celui de l'Esprit est donc clair, qui en fin de compte introduit la vertu salvifique du Fils incarné dans la vie de tous les hommes, appelés par Dieu à une même fin, qu'ils aient précédé historiquement le Verbe fait homme ou qu'ils vivent après sa venue dans l'histoire : l'Esprit du Père, que le Fils donne sans mesure (cf. Jn 3,34) les anime tous. Pour cette raison le Magistère récent de l'Église a fermement et clairement rappelé la vérité sur l'unique économie divine : « La présence et l'activité de l'Esprit ne concernent pas seulement les individus, mais la société et l'histoire, les peuples, les cultures, les religions […]. Le Christ ressuscité agit désormais dans le cœur des hommes par la puissance de son Esprit […]. C'est encore l'Esprit qui répand les “semences du Verbe”, présentes dans les rites et les c u l t u res, et les prépare à leur maturation dans le Christ » (Redemptoris missio 28). Tout en reconnaissant le rôle historico-salvifique de l'Esprit dans l'univers entier et dans toute l'histoire, le Magistère précise cependant : « Ce même Esprit a agi dans l'incarnation, dans la vie, la mort et la résurrection de Jésus, et il agit dans l'Église. Il ne se substitue donc pas au Christ, et il ne remplit pas une sorte de vide, comme, suivant une hypothèse parfois avancée, il en existerait entre le Christ et le Logos. Ce que l'Esprit fait dans 50 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 51 Annexe - Quelques textes de référence le cœur des hommes et dans l'histoire des peuples, dans les cultures et les religions, remplit une fonction de préparation évangélique et cela ne peut pas être sans relation au Christ, le Verbe fait chair par l'action de l'Esprit, “afin que, homme parfait, il sauve tous les hommes et récapitule toutes choses en lui” » (Redemptoris missio 29). En conclusion, l'Esprit n'agit pas à côté ou en dehors du Christ. Il n'y a qu'une seule économie salvifique du Dieu Un et Trine, réalisée dans le mystère de l'incarnation, mort et résurrection du Fils de Dieu, mise en œuvre avec la coopération du Saint-Esprit et élargie dans sa portée salvifique à l'humanité entière et à l'univers : « Les hommes ne peuvent donc entrer en communion avec Dieu que par le Christ, sous l'action de l'Esprit » (Redemptoris missio 5). 3. Unicité et universalité du mystère salvifique de Jésus Christ […] 14 […] La théologie d'aujourd'hui, lorsqu'elle médite sur la présence d'autres expériences religieuses et sur leur signification dans le plan salvifique de Dieu, est invitée à examiner les aspects et les éléments positifs de ces religions : entrent-ils dans le plan divin de salut ? Comment ? La recherche théologique trouve dans cette réflexion un vaste champ de travail sous la direction du Magistère de l'Église. Le Concile Vatican II a d'ailleurs affirmé que « l'unique médiation du Rédempteur n'exclut pas, mais suscite au contraire une coopération variée de la part des créatures, en dépendance de l'unique source » (Lumen gentium 62). Il faut élucider le contenu de cette médiation participée, qui doit rester guidée par le principe de l'unique médiation du Christ : « Le concours de médiations de types et d'ordres divers n'est pas exclu, mais celles-ci tirent leur sens et leur valeur uniquement de celle du Christ, et elles ne peuvent être considérées comme parallèles ou complémentaires » (Redemptoris missio 5). 51 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 52 Chemins de Dialogue […] 4. Unicité et unité de l'Église 16 Le Seigneur Jésus, unique sauveur, n'a pas simplement établi une communauté de disciples mais il a constitué l'Église comme mystère de salut : il est lui-même dans l'Église et l'Église est en lui (cf. Jn 15,1s. ; Ga 3,28 ; Ep 4,15-16 ; Ac 9,5) ; c'est pourquoi la plénitude du mystère salvifique du Christ appartient aussi à l'Église, inséparablement unie à son Seigneur. La présence et l'œuvre de salut de Jésus Christ continuent en effet dans l'Église et à travers l'Église (cf. Col 1,24-27), qui est son Corps (cf. 1Co 12,12-13.27 ; Col 1,18). Et comme la tête et les membres d'un corps vivant sont inséparables mais distincts, le Christ et l'Église ne peuvent être ni confondus ni séparés et forment un seul « Christ total ». Cette non-séparation est aussi exprimée dans le Nouveau Testament par l'analogie de l'Église comme Épouse du Christ (cf. 2Co 11,2 ; Ep 5,25-29 ; Ap 21,2.9). […] 5. Église, Royaume de Dieu et Royaume du Christ 18 […] Le « Royaume de Dieu tel que nous le connaissons par la Révélation “ne peut être séparé” ni du Christ ni de l'Église […]. Si l'on détache le Royaume de Jésus, on ne prend plus en considération le Royaume de Dieu qu'il a révélé, et l'on finit par altérer le sens du Royaume, qui risque de se transformer en un objectif purement humain ou idéologique, et altérer aussi l'identité du Christ, qui n'apparaît plus comme le Seigneur à qui tout doit être soumis (cf. 1 Co 15,27). De même, on ne peut disjoindre le Royaume et l'Église. Certes, l'Église n'est pas à elle-même sa propre 52 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 53 Annexe - Quelques textes de référence fin, car elle est ordonnée au Royaume de Dieu dont elle est germe, signe et instrument. Mais, alors qu'elle est distincte du Christ et du Royaume, l'Église est unie indissolublement à l'un et à l'autre » (Redemptoris missio 18). 19 Affirmer l'union inséparable entre Église et Royaume ne signifie cependant pas que le Royaume de Dieu – même considéré dans sa phase historique – s'identifie avec l'Église dans sa réalité visible et sociale. On ne doit pas oublier « l'action du Christ et de l'Esprit-Saint hors des limites visibles de l'Église » (Redemptoris missio 18). On doit donc garder en mémoire que « le Royaume concerne les personnes humaines, la société, le monde entier. Travailler pour le Royaume signifie reconnaître et favoriser le dynamisme divin qui est présent dans l'histoire humaine et la transforme. Constru i re le Royaume signifie travailler pour la libération du mal dans toutes ses formes. En un mot, le Royaume de Dieu est la manifestation et la réalisation de son dessein de salut dans sa plénitude » (Redemptoris missio 15). […] 6. L'Église et les religions face au salut […] 21 Sur la modalité de transmission aux non-chrétiens de la grâce salvifique de Dieu, toujours donnée par le Christ en l'Esprit et dans un rapport mystérieux avec l'Église, le Concile Vatican II s'est contenté d'affirmer que Dieu la donne « par des voies connues de lui » (Ad gentes 7). La théologie cherche à approfondir cette idée. Ce travail théologique doit être encouragé parce qu'il sert sans aucun doute à une meilleure compréhension des desseins salvifiques de Dieu et des formes de leur réalisation. Cependant, d'après ce qui a été rappelé jusqu'ici sur la médiation de Jésus-Christ et sur la « relation singulière et unique » (Redemptoris missio 18) entre l'Église et le Royaume de Dieu parmi 53 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 54 Chemins de Dialogue les hommes – qui est en substance le Royaume du Christ sauveur universel –, il serait clairement contraire à la foi catholique de considérer l'Église comme un chemin de salut parmi d'autres. Les autres religions seraient complémentaires à l'Église, lui seraient même substantiellement équivalentes, bien que convergeant avec elle vers le Royaume eschatologique de Dieu. Certes, les différentes traditions religieuses contiennent et proposent des éléments de religiosité qui procèdent de Dieu, et font partie de « ce que l'Esprit fait dans le cœur des hommes et dans l'histoire des peuples, dans les cultures et les religions » (Redemptoris missio 29). […] 22 […] La mission ad gentes, dans le dialogue interreligieux aussi, « garde dans leur intégrité, aujourd’hui comme toujours, sa force et sa nécessité » (Ad gentes 7). En effet, « “Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité” (1Tm 2,4). Dieu veut le salut de tous par la connaissance de la vérité. Le salut se trouve dans la vérité. Ceux qui obéissent à la motion de l’Esprit de vérité sont déjà sur le chemin du salut ; mais l’Église, à qui cette vérité a été confiée, doit aller à la rencontre de leur désir pour la leur apporter. C’est parce qu’elle croit au dessein universel de salut qu’elle doit être missionnaire » (Catéchisme de l’Église catholique, n° 851). […] 54 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 55 Traditions bouddhistes et Occident CdD-16 3/07/06 15:56 Page 56 Centre d’Études des Religions Dans le contexte actuel de pluralité des religions, le christianisme est conduit à une connaissance approfondie des autres traditions religieuses. Cette connaissance est la condition pour un dialogue fructueux. Elle favorise aussi le développement d’une théologie chrétienne du pluralisme religieux. Il s’agit en effet de répondre aux interrogations suscitées par cette nouvelle donne, à savoir : le statut de la vérité et le contenu même du dogme (par exemple : universalité de salut en Jésus Christ). Le Centre d’études des religions, intégré à la Faculté de théologie de Lyon et relié à l’Institut de sciences et théologie des religions de Marseille propose : ❑ Un enseignement visant à la connaissance des différentes religions ❑ L’étude de thématiques transversales ❑ Un centre de recherche spécialisé dans l’étude du Judaïsme : le Centre chrétien pour l’étude du Judaïsme Le Centre d’étude des religions offre également des possibilités de validation en lien avec l’ISTR de Marseille. ❑ Un accueil réciproque d’étudiantes et d’étudiants est assuré ❑ Des procédures de reconnaissance entre les enseignements des cursus des deux instances sont possibles Formation permanente L’Université catholique est agréée comme organisme de formation permanente. Faire la démarche auprès de l’employeur afin d’obtenir les dossiers qui seront remplis par le secrétariat. Renseignements et inscriptions Secrétariat de la Faculté de théologie 25, rue du Plat - 69288 Lyon Cedex 02 Tél : 04 72 32 50 23 - Fax : 04 72 32 51 51 e-mail : [email protected] CdD-16 3/07/06 15:56 Page 57 Christian Salenson PRÉSENTATION « Peut-être le Bouddha est-il le dernier génie religieux avec lequel le christianisme aura à s’expliquer. Ce qu’il entend par Nirvana, par Réveil suprême, par l’anéantissement… n’a encore été compris et apprécié chrétiennement par personne… » Ces mots datent de 1945. Ils sont du grand théologien Romano Guardini dans son ouvrage sur « Le Seigneur »1. Avait-il envisagé alors que le bouddhisme trouverait en Occident l’accueil qui lui est réservé ? Toutefois le dialogue interreligieux suppose et engage à une vraie connaissance de son interlocuteur, à la fois par respect pour lui et pour que le dialogue soit rendu possible. La question se pose : que connaissons-nous réellement du bouddhisme ? Quel accès avons-nous à la vie de son fondateur ? Que connaissons-nous des notions si souvent employées ? Les trois articles qui suivent voudraient contribuer à cet effort pour une meilleure connaissance. Que connaissons-nous de son fondateur : le Bouddha ? Peut-on d’ailleurs connaître sa vie ? André Couture nous présente l’énigme de la vie du Bouddha. Certes, des biographies existent mais elles datent souvent de plusieurs siècles après la mort du Bouddha. Les tentatives de reconstitution d’une biographie se heurtent à bien des difficultés. Même la date de sa naissance varie de près de deux siècles… Faut-il se contenter des biographies hagiographiques ? Faut-il rechercher un « Bouddha minimal » en partant à la recherche d’un « noyau historique » ? Si un certain nombre de Français - nombre plus réduit qu’on ne le dit habituellement - se déclarent bouddhistes, que connaissons1. Romano Guardini, Le Seigneur, tome I, p. 346. 57 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 58 Chemins de Dialogue nous des différentes traditions bouddhistes ? En présentant l e bouddhisme en France, Paul Magnin décrit son incro y a b l e diversité, alors même que trop souvent elle se trouve ramenée au seul bouddhisme tibétain. D’autre part, il s’interroge sur les raisons fondamentales de l’attrait du bouddhisme en France, y compris en questionnant les déviations et les incohérences que l’on inflige à cette tradition religieuse en Occident. Quelles ressemblances et quelles dissemblances y a-t-il entre la charité que l’on qualifie de chrétienne et la compassion qualifiée elle, de bouddhiste ? Si la comparaison est spontanée, on sait le danger qu’il y a à faire du comparatisme entre les notions théologiques des différentes religions. Chaque notion ne se comprend que dans la cohérence propre de la tradition qui la porte et le risque est grand d’évaluer une notion en regard de sa culture native sans même se rendre compte des déformations qu’on lui fait subir. Henri Bourgeois analyse l’amour et la compassion selon le chris tianisme et le bouddhisme, et si l’exercice est délicat, il s’attache à montrer chacune de ces notions théologiques selon son enracinement dans chaque tradition, avant de se risquer à dire comment « amour et compassion se rencontrent ». Au mois de mai 1999, à l’initiative du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux, se sont réunis des délégués de douze pays européen sur la présence du bouddhisme en Europe. Ils ont élaboré un document final que nous joignons à ce dossier. La présence du bouddhisme en France et en Europe pose des questions pastorales et théologiques à l’Église. Elle reconnaît dans ces traditions religieuses « une voie sérieuse qui conduit à une conversion radicale du cœur de l’homme ». Elle se sait aussi appelée à un « renouvellement de sa responsabilité évangélique » qui implique des choix et des priorités pastorales. On pourra compléter la lecture de ce dossier par deux textes figurant dans ce numéro : d’une part, le texte de l’allocution prononcée par Jean Pierre Ricard, évêque de Montpellier et vice président de la conférence épiscopale, au cours d’une rencontre 58 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 59 Présentation interreligieuse organisée à Lodève lors de la venue du Dalaï Lama en France ; d’autre part, le bulletin bibliographique réalisé par Maurice Pivot sur la rencontre du bouddhisme et de l’Occident. 59 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 60 Voies de l’Orient « La vérité est voyage et découverte Voie qui conduit et appelle sans répit Ni forteresse ni refuge Mais bivouac où les pèlerins se retrouvent Pour se restaurer de leur présence mutuelle » Voies de l’Orient ❑ ❑ ❑ ❑ Une équipe Un bulletin trimestriel Une bibliothèque Un programme Rue du Midi 69-100 Bruxelles Tél : 32 2 511 79 60 - Fax : 32 2 511 14 38 e-mail : [email protected] n° 76 - Juillet 2000 Jetez un pont entre chrétiens et bouddhistes : pistes de réflexion Élizabeth Harris La première évangélisation de la Chine par des moines « nestoriens » Yves Raguin L’agir, l’être et la parole en yoga Ysé Tardan-Masquelier CdD-16 3/07/06 15:56 Page 61 André Couture Professeur d’histoire des religions à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval au Québec. L’ÉNIGME DE LA VIE DU BOUDDHA Nous n’avons pas de témoignages anciens indépendants qui nous permettraient un regard critique extérieur sur la biographie du Bouddha. Les récits qui nous ont été transmis sont des hagiographies que des bouddhistes convaincus ont lentement élaborées. Ces récits, qui nous apparaissent plus près de la légende que de l’histoire, restent au cœur du bouddhisme. Le Bouddha est en effet l’un des trois joyaux du bouddhisme avec l’enseignement (le dharma) et la communauté (le sangha). Quelqu’un a fait l’expérience de l’Éveil (bodhi), il a enseigné une voie pour y parvenir et a regroupé autour de lui des disciples. Chacun des épisodes de la vie traditionnelle du Bouddha contient un message optimiste. En redisant ces récits encore aujourd’hui, les bouddhistes proclament qu’ils ont découvert un enseignement qui dépasse celui de toutes les religions et qu’il est possible de se libérer de ce monde de douleur. Même s’il lui paraît évident qu’écrire une vie du Bouddha est « une entreprise désespérée », Étienne Lamotte reste convaincu de l’existence historique de cet être fascinant : « Il n’en demeure pas moins que le bouddhisme serait inexplicable si l’on ne posait pas à sa base une personnalité suffisamment puissante pour lui avoir donné le branle et l’avoir marqué de ses traits essentiels qui persisteront à travers toute l’histoire »1. Les pages qui suivent n’ajouteront rien de nouveau à ce que savent déjà les spécialistes. Elles se proposent simplement de fournir à ceux et celles qui veulent 1. Étienne Lamotte, Histoire du bouddhisme indien, Louvain, Institut orientaliste, 1958, réimpr. 1967, p. 16. 61 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 62 Chemins de Dialogue s’initier au bouddhisme quelques balises pour se retrouver dans la jungle des écrits portant sur la vie du Bouddha. 1. Un exemple ancien de vie du Bouddha : le Buddhacarita d’Açvaghosha Plutôt que de recomposer à ma façon une vie du Bouddha à partir de bribes prises çà et là, ou de simplifier les multiples traditions existantes pour en déduire ce qui pourrait être historiquement vraisemblable, il me semble préférable de commencer par présenter une biographie réelle. Le Lalitavistara est peut-être la plus connue de ces anciennes vies du Bouddha qui nous sont parvenues. Philippe Édouard Foucaux en a réalisé une double traduction française, l’une à partir de la version tibétaine et l’autre à partir de l’original sanskrit2. Il existe une autre vie du Bouddha moins connue, et plus complète, composée par Açvaghosha vers la fin du premier siècle de notre ère. Les quatorze premiers chapitres nous ont été conservés en sanskrit ; pour les quatorze derniers chapitres, à défaut de l’original, il faut se fier aux anciennes traductions tibétaines et chinoises. E. H. Johnston a donné une traduction 2. Philippe Édouard Foucaux, Rgya tch’er rol pa, ou Développement des Jeux, contenant l’histoire du Bouddha Çâkya Mouni, traduit sur la version tibétaine du Bkah hgyour, et revu sur l’original sanscrit (Lalitavistara), 2 vol., Paris, Imprimerie Nationale, 1847-48 [réimpr. dans Les livres sacrés de toutes les religions, sauf la Bible, éd. par MM. Pauthier et G. Brunet, Paris, J.-P. Migne, 1858, p. 574-714 ; c’est cette édition de Migne qui a récemment été publiée sous le titre : Lalitâvistara. Vie et doctrine du Bouddha tibétain, Présentation et notes de Guy Rachet (traduction de MM. Pauthier et G. Brunet, J.-P. Migne Éditeur, 1866), Coll. « Sagesse et spiritualité », Paris, Sand, 1996] ; Le Lalita Vistara : Développement des Jeux, contenant l’histoire du Bouddha Çakya-Mouni, depuis sa naissance jusqu’à sa prédication, traduit du sanscrit, 2 vol., Paris, Ernest Leroux, 1884 et 1892, coll. « Annales du Musée Guimet », 6 et 19 [réimpr. Le Lalitavistara. L’histoire traditionnelle de la vie du Bouddha Çakyamuni, traduit du sanscrit par P.E. de Foucaux (sic), Paris, Les Deux Océans, 1988]. 62 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 63 L’énigme de la vie du Bouddha anglaise de l’ensemble du texte3. Précisons que ce poème ne fait pas partie du canon bouddhique mais donne néanmoins une excellente idée de la façon dont les bouddhistes se représentaient la vie de leur fondateur à date ancienne. En parcourant chapitre par chapitre ce récit, on jugera mieux de son originalité et de son équilibre. 1. Çuddhodana est le roi de la ville de Kapilavastu et un descendant de la lignée solaire d’Ikshvâku. Ce roi, aussi fameux qu’Indra le roi des dieux, a une épouse du nom de Mahâmâyâ qui ressemble à la déesse Mâyâ. Au moment de concevoir, elle aperçoit un grand éléphant blanc qui entre dans son corps. Elle passe sa période de grossesse dans le jardin de Lumbinî et c’est là qu’elle donne naissance à un fils. À l’exemple d’autres sages qui ont connu des naissances extraordinaires, le fils de Çuddhodana naît de son côté droit. À peine né que l’enfant brille plus encore que le soleil. Il fait sept pas dans les quatre directions et proclame à chaque fois : « Je suis né pour l’éveil, et pour le bien de l’univers, voici arrivée ma dernière existence ». Son corps est purifié par deux jets l’un d’eau fraîche l’autre d’eau tiède. Les dieux du ciel, les puissants serpents, les divinités Çuddhâdhivâsa lui rendent hommage. La terre tremble et le ciel répand une pluie de lotus. Même une source jaillit du sol. Toute la nature rend hommage au futur Bouddha. Les brahmanes le célébrent en disant qu’il deviendra soit un bouddha soit un souverain universel (cakravartin). Le roi voit déjà en cet enfant le plus grand des rois. Le sage Asita est d’un avis contraire : une voix divine l’a averti que ce garçon est destiné à l’éveil. Heureux d’avoir un tel fils, le roi ouvre toutes les prisons et fait célébrer dans la plus grande liesse les rites de la naissance. 2. Le royaume de Çuddhodana jouit d’un lustre extraordinaire. Se rendant compte que c’est son fils qui est la cause de tant de prospérité, le roi le nomme Sarvârthasiddha (« celui qui a atteint tous ses buts »). Sa mère la reine Mâyâ s’avère incapable de 3. E. H. Johnston, Asvaghosa’s Buddhacarita or Acts of the Buddha, Delhi, Varanasi, Patna, Motilal Banarsidass, 1972 (1re éd. Lahore, 1936) ; « The Buddha’s Mission and Last Journey : Buddhacarita, XV to XXVIII », Acta Orientalia 15.1 (1936), 26-62 ; 15.2 (1936), 85-111 ; 15.3 (1936) 231-252 ; 15.4 (1937), 253-292. 63 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 64 Chemins de Dialogue supporter un si grand bonheur et hâte son départ pour le ciel. Gautamî, la sœur de la reine, s’occupe de l’enfant. Celui-ci reçoit les rites d’initiation et maîtrise en quelques jours toutes les sciences. Craignant que ne se réalise la prédiction d’Asita, le roi fait en sorte que le prince jouisse de tous les plaisirs. Il lui trouve une épouse, véritable incarnation de la Prospérité, et lui assigne une merveilleuse résidence au haut du palais, entouré de danseuses et de musique. De cette épouse qui porte le nom de Yaçodharâ, le prince obtient un fils qui reçoit le nom de Râhula, pour la plus grande satisfaction du souverain qui désirait un héritier. Le roi pense alors que son fils, ainsi lié par la paternité, ne sera plus tenté de quitter la vie de famille. C’est méconnaître la règle selon laquelle tous les bodhisattva connaissent d’abord les plaisirs mondains avant de tout quitter pour l’Éveil. Bodhi / Bodhisattva 3. Comme un éléphant Bodhi : Littéralement Éveil forcé de vivre dans Bodhisattva : Littéralement « être éveillé ». l’enceinte du palais, le Le bodhisattva est celui qui, parvenu à prince sent un jour réaliser toutes les qualités de l’éveil, renonce l’attraction des jardins. Le par esprit de compassion à sa pro p re délivrance finale (nirvana) afin d’aider tous les roi prépare soignement la êtres à se libérer. Ses actions, ses paroles, ses promenade, fait décorer pensées sont donc consacrées au bien les rues, interdit même d’autrui. aux malades et aux infirmes de paraître sur la voie publique. Le prince monte sur un char doré tiré par quatre chevaux, conduit par un habile cocher et entouré d’une suite royale. Tous, hommes et femmes, regardent le spectacle avec étonnement. Mais voilà que, pour inciter le prince à quitter la vie de famille, les dieux Çuddhâdhivâsa créent l’illusion d’un vieillard qu’ils placent sur la route. Le prince interroge le cocher qui, sous l’emprise des mêmes dieux, explique éloquemment ce que représente la vieillesse pour les mortels. Prenant soudain conscience qu’il va lui aussi devenir vieux, le prince demande au cocher de rebrousser chemin. Le palais lui semblant de plus en plus vide, le prince décide de sortir à nouveau et aperçoit cette fois un malade amaigri et haletant. Le cocher lui explique ce qu’est la maladie et lui apprend qu’il va lui aussi être malade. Comment les humains peuvent-ils être aussi peu 64 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 65 L’énigme de la vie du Bouddha conscients de leur situation ? songe le fils de Çuddhodana. Le roi réprimande l’officier censé avoir éliminé de la vue du prince tout malade et ordonne de multiplier les plaisirs. S’efforçant de divertir son fils, le roi le confie à un autre cocher qui s’avance dans des rues complètement redécorées. Les mêmes dieux sont au rendez-vous et font surgir un cortège funèbre. Le nouveau cocher explique au prince ce qu’est la mort. Au lieu de retourner de suite au palais, le cocher poursuit sa route jusqu’au jardin Padmashanda où l’attendent des milliers d’habiles courtisanes. 4. En voyant s’avancer le prince qui est aussi beau que le dieu Amour, ces femmes sont comme paralysées. Udâyin, le fils du chapelain royal, leur rappelle leurs devoirs et chacune à sa façon tente de conquérir le cœur du prince. Lui s’étonne qu’aucune d’elles ne se préoccupe de la vieillesse, de la maladie et de la mort. Au nom de l’amitié, Udâyin rappelle au prince qu’il se doit d’honorer ces femmes et lui cite les exemples éloquents de tant de dieux et de grands héros. Je ne dédaigne pas les plaisirs, répond en substance le prince, je dois pourtant reconnaître qu’ils sont éphémères (anitya). Le soir venu, le prince retourne au palais, tandis que le roi s’interroge sur l’étrange comportement de son fils. 5. Assoiffé de calme, le prince reçoit encore du roi la permission d’aller admirer la forêt. En chemin, il aperçoit des champs labourés et ressent de la compassion pour toutes ces créatures écrasées par le soc et pour des laboureurs condamnés à une aussi vile besogne. Il se repose sous un jambosier et se met à réfléchir à l’apparition et la disparition des êtres. Parvenu à l’apaisement, il entre dans le premier état de méditation (dhyâna). Un homme s’approche de lui en tenue de mendiant, qu’il est le seul à apercevoir. À peine s’est-il révélé à lui qu’il disparaît. C’est en fait un être céleste qui a connu bien d’autres Bouddhas et qui lui indique la voie à suivre. Sa décision est désormais prise. De retour au palais, le prince demande à son père la permission d’adopter le mode de vie des ascètes. Incapable de raisonner son fils, le roi se contente d’augmenter le nombre des gardiens. Le prince se retire alors dans ses appartements. Les dieux Akanishtha font crouler dans un profond 65 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 66 Chemins de Dialogue sommeil ces femmes censées le divertir et les immobilisent dans les positions les plus inconvenantes. En observant ce spectacle incongru, le prince ressent au plus profond de son être l’inanité de ce monde de désir et décide de quitter le palais. Encore une fois, des divinités surgissent pour lui en ouvrir les portes. Lui-même éveille le cocher et le convainc d’atteler le cheval. D’autre s divinités, des Yaksha, soulèvent les sabots du cheval pour que personne n’entende le bruit des pas. Puis les portes de la cité s’ouvrent d’elles-mêmes. Le prince pousse alors un rugissement de lion et jure, au plus grand plaisir des dieux, qu’il ne reviendra pas à Kapilavastu avant d’avoir gagné l’autre rive de la vie et de la mort. 6. Aussitôt arrivé à l’ermitage de l’ascète Bhârgava, le prince descend de cheval, quitte ses ornements et les remet à Chanda son cocher. Il tente en vain de consoler le pauvre homme, ainsi que le cheval qui hennit de tristesse. D’un coup d’épée, il tranche sa chevelure coiffée d’un riche diadème : des divinités la saisissent avant qu’elle ne touche le sol. Un dieu s’approche en vêtement ocre de chasseur et le prince échange sa robe de soie contre cette tenue. Le cocher retourne au palais avec le cheval, tandis que le prince entre à l’ermitage. 7. Loin de passer inaperçu, le nouvel ascète qui ressemble à un dieu suscite d’emblée l’étonnement général. Curieux du nouveau mode de vie qui l’attend, il questionne l’un des ermites. La réponse qu’il reçoit le décontenance. Après avoir bien observé ces ascètes, il décide pourtant que cette vie ne lui convient pas et il s’en va. Le prince s’arrête sous un arbre et explique aux ascètes qui l’ont suivi de loin que les mérites de leur ascèse leur donnent seulement accès au ciel. Ce qu’il souhaite, c’est plutôt de se libérer de toute renaissance (punarbhava). Ces ascètes ne sont pas prêts à entendre un tel discours. Un vieil anachorète conseille alors au prince d’aller trouver Ârâda, un maître de philosophie Sâmkhya. 8. Le cocher Chanda s’en est retourné péniblement au palais, profondément éprouvé par le départ de son maître. Au palais, c’est 66 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 67 L’énigme de la vie du Bouddha la consternation : les femmes qui espéraient enfin revoir le prince fondent en larmes ; également sa seconde mère Gautamî, son épouse Yaçodharâ et le roi Çuddhodana. Chanda explique que des forces divines supérieures sont intervenues et que le prince s’en est allé comme un dieu. Finalement, le roi envoie son ministre et le vieux chapelain auprès de son fils pour tenter une dernière fois de le dissuader. 9. Ces émissaires découvrent le prince assis sous un arbre, lui rappellent ses devoirs ainsi que l’amour des siens. Mais en vain. Incapables d’ébranler sa résolution, ils s’éloignent à regret, se contentant de le faire suivre par des espions. 10. En passant par Râjagriha la capitale du pays des Magadha, le nouvel ascète attire l’attention du roi Çrenya. Celui-ci s’informe de l’endroit où le prince a décidé de passer la nuit et s’y rend. Encore une fois, ce grand roi fait devant le prince l’éloge des plaisirs propres à son âge et va jusqu’à lui offrir la moitié de son propre royaume. Le prince demeure inébranlable en sa résolution. 11. Avant de se rendre auprès du maître Ârâda, le prince prend le temps d’expliquer longuement à ce roi les motifs de sa décision. Il lui rappelle entre autres que les passions sont les pires ennemis de l’homme et que c’est pour échapper à ces ennemis qu’il a décidé de tout quitter. 12. Le prince atteint finalement l’ermitage d’Ârâda. Ce maître lui explique les bases du Sâmkhya. En se rendant compte que cette doctrine repose sur l’opposition d’un principe matériel et d’un principe spirituel, le prince la juge incomplète et la rejette. Il se rend sans tarder auprès du yogin Udraka dont l’enseignement ne le satisfait pas non plus. Il poursuit alors sa route jusqu’à l’ermitage du sage Gaya sur le bord de la rivière Nairañjanâ. C’est là qu’il fait la connaissance de cinq ascètes qui deviennent ses compagnons d’ascèse (Kaundinya, Vâshpa, Bhadrika, Mahânâman et Açvajit). Ensemble, ils rivalisent de pratiques extrêmes. Mais le prince finit par refuser cette forme d’ascèse. Se rendant compte qu’un esprit 67 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 68 Chemins de Dialogue affaibli par un corps déjà faible n’a plus la force nécessaire pour se concentrer et se remémorant de l’état de méditation qu’il a jadis expérimenté sous le jambosier, le prince abandonne les jeûnes qui l’ont exténué. Une bouvière lui apporte à manger. S’imaginant avoir été trahis, ses cinq compagnons partent. Le prince, lui, s’arrête sous un arbre pippal, et avec les encouragements du serpent Kâla (c’est-à-dire le Temps), il s’assied en posture de lotus. Sa résolution est prise : il restera dans cette posture jusqu’à ce que son but soit atteint. 13. Convaincu que la découverte qu’est sur le point de faire le futur Bouddha risque d’ébranler les fondations mêmes de son royaume, Mâra le dieu de la mort s’approche et menace le sage de ses flèches. Il le prie de retourner à ses devoirs princiers, et lance contre lui une armée de démons grimaçants. La sérénité et la stabilité de l’ascète viennent finalement à bout de la détermination du dieu de la mort. 14. Le futur Bouddha médite toute une nuit. Pendant la première partie de cette nuit, il se rappelle ses existences passées. Pendant la deuxième veille, il prend conscience que ces existences dépendent de la qualité des actions qu’il a lui-même posées. Pendant la troisième veille, il découvre la loi de la production en dépendance et arrive à la conviction d’avoir supprimé en lui l’ignorance et d’être parvenu au suprême éveil. À l’aurore, il a atteint, avec l’omniscience, l’état de parfait Bouddha. Il reste là immobile pendant sept jours. Par compassion pour les créatures, et avec l’approbation des plus grands dieux, il prend la résolution de répandre ce nouvel enseignement. Les divinités des directions cardinales lui offrent chacune un bol à aumônes qu’il fond en un seul. Deux marchands passant par là sont les premiers laïcs à offrir au Bouddha l’aumône de nourriture. Le Bouddha se dit d’abord que ses anciens maîtres Ârâda et Udraka doivent être les premiers à recevoir cet enseignement. Mais en apprenant qu’ils sont tous les deux décédés, il part pour Vârânasî dans le but d’y rencontrer ses cinq anciens compagnons. 68 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 69 L’énigme de la vie du Bouddha 15. Gautama se met donc en route. Un mendiant l’aborde et s’étonne de la clarté qui illumine son visage. Il lui demande le nom de son gourou. Gautama répond qu’il n’a pas de maître. « J’ai obtenu par moi-même le nirvâna et la sagesse qui y conduit, poursuit-il. Ce n’est pas par vanité personnelle que je me rends à Vârânasî, mais pour soulager ceux qui souffrent et éclairer ceux qui sont dans l’obscurité ». Le nouveau Bouddha atteint Vârânasî et entre, brillant comme un soleil, dans le Parc des Gazelles. Ses cinq anciens compagnons se gaussent d’un ascète qui a rompu ses vœux et décident de ne pas lui adresser la parole. Mais arrivés en face de Gautama, ils ne peuvent s’empêcher de l’honorer et de le considérer comme un gourou. Leur recommandant de ne plus utiliser son nom de lignée par respect pour son nouveau statut, celui-ci leur explique pourquoi il est impossible à force d’ascèse d’acquérir le nirvâna. Les moyens doivent être proportionnés à la fin visée. Ce n’est pas en brûlant son corps par les macérations ou en versant de l’eau que l’on supprime les ténèbres de l’ignorance, mais bien en allumant une lampe. Poursuivant une voie médiane, Gautama a donc découvert les quatre grandes vérités concernant la douleur. Il faut reconnaître la présence de la douleur, découvrir la cause de la douleur, supprimer cette douleur et cultiver l’octuple sentier. C’est après avoir maîtrisé ces quatre nobles vérités qu’il se rend compte qu’il a atteint son but. En entendant cela, Kaundinya, et cent divinités avec lui, obtient l’œil de la sagesse. C’est lui qui est le premier en ce monde à suivre le Bouddha sur le chemin de la connaissance. 16. Tout de suite après Kaundinya, ce fut au tour des quatre autres anciens compagnons de Gautama d’expérimenter l’état d’éveil (ils deviennent des arhant). Yaças, un fils de bonne famille, devient lui aussi arhant. Il l’a fait sans quitter la vie de famille, et c’est pour le Bouddha l’occasion de dire qu’il ne suffit pas de changer d’état de vie, ou de vêtement, pour arriver à l’éveil. Il faut d’abord changer d’état d’esprit. Quand il part pour Gayâ, Gautama est déjà entouré d’une soixantaine d’arhant à qui il rappelle l’importance de prêcher la Loi pour aider les humains à traverser le monde de douleur. Il rencontre à Gayâ un brahmane du nom de Kâçyapa et lui demande l’hospitalité. Dans le but de se débarrasser d’un concurrent gênant, 69 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 70 Chemins de Dialogue Kâçyapa installe son hôte dans une hutte infestée par un serpent. La nuit, le serpent fixe de ses yeux de feu le Sage qui demeure imperturbable. Le serpent est étonné et se soumet. Le matin venu, Gautama met le serpent dans son bol à aumônes et le montre à Kâçyapa. Le Bouddha exhibe ses pouvoirs sur les éléments en se présentant sous des formes diverses et réussit finalement à venir à bout de l’orgueil du brahmane. Les cinq cents sectateurs de Kâçyapa se convertissent, ainsi que ses deux frères. Le Bienheureux fait ensuite un sermon qui convertit mille mendiants. Se souvenant de la promesse qu’il avait faite à Çrenya le roi des Magadha, il se rend à Râjagriha en compagnie de ses nouveaux disciples. Comme les gens s’étonnent de sa présence auprès du Bouddha, le grand Kâçyapa explique lui-même qu’il a abandonné l’hommage au feu parce que les oblations et les formules rituelles ne font pas sortir du cycle des renaissances. Encouragé par le Bouddha, il appuie ses dires sur des manifestations de pouvoirs extraordinaires (siddhi) et se soumet publiquement au Bouddha. Le Bouddha fait ensuite une prédication au roi des Magadha et fait croître en lui l’œil de la Loi. 17. Changé par sa compréhension de la vérité, Çrenya offre au Sage le jardin du Venuvana. Le Bouddha s’y installe en compagnie de Brahmâ, des dieux et d’autres nobles êtres. Sur les entrefaites arrive Açvajit. Celui-ci fait la rencontre d’Upatishya (ou Çâriputra), un mendiant adhérant à la secte de Kapila. Upatishya s’informe des raisons de la merveilleuse apparence d’Açvajit. En apprenant la vérité, il se convertit et découvre les limites de la philosophie Sâmkhya à laquelle il avait jusque-là adhéré. Arrive encore un autre brahmane du clan des Kâçyapa qui a abondonné toutes ses richesses. Une brève prédication de la Loi suffit à le convertir. C’est lui qu’on appellera Mahâkâçyapa. 18. Un riche maître de maison du nom de Sudatta vient du pays des Koçala (dans le Nord). Une nuit, il aborde le Bouddha et reçoit de lui un long enseignement. Il retourne ensuite dans son pays en compagnie d’Upatishya, cherche un lieu pour établir un monastère et achète le jardin du Jetavana. Upatishya y fait construire une magnifique résidence pour les moines. 70 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 71 L’énigme de la vie du Bouddha 19. Le Buddha décide avec ses mille disciples de retourner chez son père. En apprenant la nouvelle du retour de son fils, le roi et toute la population arrivent en cortège. Sachant que son père est incapable de le voir autrement que comme un fils, le Bouddha commence par manifester devant lui tous ses extraordinaires pouvoirs sur les éléments. Puis siégeant dans le firmament, il l’exhorte à accepter la Loi. Le déploiement de ces pouvoirs ayant attendri le cœur du roi, celui-ci loue la conduite de son fils et abandonne sur le champ la royauté. Beaucoup d’autres personnes de ce pays acceptent alors de suivre le maître, notamment Ânanda, Nanda, Devadatta et Upâli. Des femmes aussi accourent du palais et contemplent le fils du roi devenu mendiant. 20. Sur le chemin du retour, le Bouddha s’arrête à Çrâvastî, la ville du roi Prasenajit du pays des Koçala. Le maître de maison Sudatta présente au Bouddha la résidence du Jetavana et écoute son enseignement. Plusieurs maîtres présents à cet endroit s’affrontent et c’est encore l’occasion pour le Bouddha de manifester l’étendue de ses pouvoirs magiques. Depuis cette ville, le Bouddha se rend audessus du triple monde prêcher la Loi à sa mère. Il passe la saison des pluies dans le ciel, reçoit l’aumône d’Indra le roi des dieux et redescend sur terre en un lieu appelé Samkâçya. Beaucoup de divinités se convertissent. 21. La renommée du Bouddha grandit dans tout le nord-ouest de l’Inde. Devadatta nourrit de la jalousie à l’endroit du Bouddha et tente de le faire mourir. Il fait rouler du sommet du mont Gridhrakûta un rocher qui se divise avant d’atteindre le Bouddha. Il lâche contre lui un éléphant furieux en pleine rue royale de Râjagriha. Mais l’éléphant abandonne toute méchanceté et se soumet, à la stupéfaction du roi Ajâtaçatru. 22. Poursuivant son chemin de ville en ville, le Bienheureux arrive à Vaiçâlî et entre dans le jardin de la courtisane Amrapâlî. Le Bouddha met en garde ses disciples contre le pouvoir des femmes. La courtisane se laisse convaincre par ces paroles, rejette sa vie de plaisirs et décide de suivre le Bouddha. 71 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 72 Chemins de Dialogue 23. Une ambassade du peuple des Licchavi vient rencontrer le Bouddha qui enjoint ces gens de cultiver la bienveillance et la compassion plutôt que la colère. Le Bouddha passe la saison des pluies dans le village de Venumatî. De retour à Vaiçâlî, Mâra l’aborde, comme jadis sur la rive de la Nairañjanâ, et essaie de le convaincre qu’il est temps pour lui de traverser la mort. « Dans trois mois », répond le Bouddha, et il entre dans une telle transe qu’il se produit un tremblement de terre et d’autres merveilles analogues. 24. Ânanda est bouleversé d’apprendre que le Bouddha n’a plus que trois mois à vivre. Pour le consoler, le Bouddha lui rappelle l’essentiel de son enseignement sur l’instabilité des choses ainsi que la voie qui mène au nirvâna. Devant les Licchavi qui accourent vers lui, il insiste sur la non-permanence de l’existence. 25. Le Bouddha fait ses adieux à la ville de Vaiçâlî. À Bhaganagara, il prévient ses auditeurs des doctrines fausses qui seront prêchées en son nom. Puis il se rend à Pâpâ où il reçoit les hommages des Malla. Il prend un dernier repas chez l’excellent Cunda, lui prêche la Loi et parvint finalement à Kuçinagara. Il demande alors à Ânanda de lui préparer une couche entre deux arbres çâla jumeaux. C’est là qu’il s’éteindra, dès la fin de la nuit. En présence de ses disciples il s’étend et console les Malla accourus pour être témoins de ses derniers moments. 26. Arrive l’ascète Subhadra à qui le Bouddha, par compassion, prêche une dernière fois l’enseignement. Celui-ci abandonne ses vues antérieures et atteint sur le champ l’ultime paix. Le Bouddha donne à ses disciples ses dernières instructions. Puis il passe successivement par les quatre états de méditation (dhyâna) et s’éteint. Des signes variés secouent la terre et le ciel. Les dieux, y compris les Çuddhâdhivâsa, sont confondus. 27. Toutes sortes d’êtres célestes et d’êtres humains viennent rendre leurs derniers hommages au Bouddha. Les Malla préparent le 72 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 73 L’énigme de la vie du Bouddha bûcher et le corps du Bouddha est brûlé. Ses os résistent au feu et sont conservés comme reliques. Stûpa 28. Arrivent sept rois du voisinage Monument symbolisant l’Éveil prêts à attaquer les Malla. Le de l’esprit et parfois utilisé comme brahmane Drona s’interpose. Il se monument funéraire pour les rend compte que ces rois ne lama de haut rang. d é s i rent en fait que re n d re hommage aux restes du Bouddha. Alors il est décidé de diviser ces reliques en huit parts et tous ces rois élèveront des stûpa pour les y conserver. Drona retourne en son pays avec le vase qui a servi à verser les restes, et d’autres gens avec seulement quelques cendres. Peu de temps après, cinq cents arhant s’assemblent dans la ville de Râjagriha et réunissent les enseignements du Bouddha. Par la suite, le grand roi Açoka contribuera au développement de l’enseignement bouddhique en multipliant les stûpa dans toute la région. Le Buddhacarita d’Açvaghosha me semble caractéristique de ce que pouvait être une biographie du Bouddha au début de notre ère. Même en parcourant rapidement le résumé que je viens d’en donner, on aura saisi que le bouddhisme que reflète un texte comme celui-ci n’a rien d’un athéisme. Des dieux de toutes sortes y sont partout présents, des dieux prêts à reconnaître la validité de l’expérience bouddhique et qui se soumettent peu à peu à la toutepuissance du Bouddha. La plupart des êtres surnature l s mentionnés ici sont communs à toutes les religions de l’Inde ; certains (en particulier, les Çuddhâdhivâsa et les Akanishtha) appartiennent à des nomenclatures savantes et ne sont connus que des bouddhistes. Mais l’omniprésence des divinités n’est pas la moindre des difficultés auxquelles se heurte l’historien dans un tel récit. Les travaux de spécialistes du bouddhisme comme Étienne Lamotte ou A. Bareau ont bien mis en relief les problèmes que recèle ces biographies et il suffira maintenant d’en évoquer quelques-uns. 73 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 74 Chemins de Dialogue 2. De l’hagiographie à la biographie Il paraît certain que celui que l’on a qualifié de buddha, c’est-àdire d’« éveillé » a appartenu à la lignée des Gautama (en pâli : Gotama) et à la catégorie sociale (varna) des kshatriya, c’est-à-dire des guerriers. On dit de ce prince qu’il est issu des Çâkya, un peuple du teraï népalais, que la tradition bouddhique a magnifié, mais qui n’était pas encore connu de la tradition brahmanique avant que les bouddhistes le fassent connaître. En fait, nous savons bien peu de choses de certain à propos de cet homme, sauf qu’on en parle toujours avec une grande vénération. Le futur Bouddha (c’est-à-dire le bodhisattva, ou l’être destiné à l’éveil) a un jour tout quitté, sa famille, sa lignée, son nom. Pour ceux qui l’estiment, il n’est désormais que le Bhagavant, à savoir le Bienheureux, un titre commun à tous les grands dieux de l’hindouisme. Il est le Çâkyamuni, l’ascète silencieux (muni) de la tribu des Çâkya. Il est le Sugata (Celui qui s’en est bien allé), le Tathâgata (Celui qui s’en est ainsi allé) ou encore le Jina (le Vainqueur). Le nom de Siddhârtha (ou la variante Sarvârthasiddha) signifie « Celui qui a accompli ses objectifs », et pourrait bien n’être qu’un titre parmi d’autres. Les bouddhistes n’ont cessé d’honorer leur maître. Les histoires merveilleuses qu’on raconte à son sujet servent à établir sa renommée, à certifier la valeur de l’expérience qu’il a faite et du message qu’il a proclamé. Nous faisons commencer la vie des saints à leur naissance ; tout au plus loue-t-on le milieu familial qui a favorisé l’éclosion de leur sainteté. Bien qu’Açvaghosha n’en parle pas ici directement, la tradition bouddhique est unamime : la carrière du Bodhisattva a commencé il y a fort longtemps, tout au début de la présente ère cosmique (ou kalpa). La tradition bouddhique connaît des dizaines, voire des centaines de vies antérieures de l’actuel Bouddha. Les plus célèbres ont été réunies dans un recueil que l’on appelle les Jâtaka4. Pendant toutes ces existences passées, le futur Bouddha a 4. Voir A. Foucher, Les vies antérieures du Bouddha d’après les textes et les monuments de l’Inde, Paris, P.U.F., 1955 ; Ginette Terral, Choix de Jâtaka, Paris, Gallimard, 1958. 74 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 75 L’énigme de la vie du Bouddha pratiqué les vertus de générosité, de compassion, de bienveillance, de non-violence, etc. qui seront exaltées dans le Grand Véhicule et finiront par faire partie de l’idéal de vie de tout bouddhiste. Ces vies sont importantes pour comprendre l’immensité du Bouddha et ne pas réduire son existence à quelques années de vie terrestre. Les plus anciens monuments bouddhiques en fournissent de nombreuses illustrations. Impossible de comprendre le Bouddha sans tenir compte de cette dimension de sa biographie. Il faut ajouter que d’autres Bouddhas semblables au Bouddha Gautama ont illustré les ères cosmiques antérieures à la nôtre. La tradition connaît les noms des Bouddha Vipaçyin, Çikhin, Viçvabhû, Krakacchanda, Kanakamuni et Kâçyapa. C’est une règle qu’il n’existe par kalpa (ère cosmique) qu’un seul Bouddha parfaitement et totalement éveillé (samyaksambuddha) et capable d’enseigner la voie qui conduit à l’Éveil. En fait, de kalpa en kalpa, tous les Bouddhas connaissent des vies similaires, de sorte que la connaissance des unes permet de déduire celle des autres. Les pieux biographes ne se rappelaient vraisemblablement plus des détails de l’enfance de Gautama. A. Bareau, qui a étudié ces récits en détail, fait remarquer que les premiers textes à relater les épisodes de l’enfance du Bouddha Gautama les attribuent non pas à ce Bouddha, mais à l’un de ses légendaires prédécesseurs, Vipaçyin ou Kâçyapa. Après avoir vraisemblablement imaginé certains épisodes de la vie intra-utérine ou de la naissance d’un de ces Bouddha ayant vécu dans des périodes cosmiques révolues, ces biographes ont émis comme principe que tous les Bouddhas devaient se conformer au même modèle de vie et ils se sont alors c ru justifiés de reporter sur l’actuel Bouddha Gautama des épisodes d’abord destinés à d’autres personnages. On devine le caractère complexe et même composite d’une biographie dont on s’autorise à combler les lacunes à partir des connaissances que l’on prétend détenir de la vie de Bouddhas ayant vécu des myriades d’années plus tôt5. 5. A. Bareau, Recherches sur la biographie du Buddha dans les Sûtrapitaka et les Vinayapitaka anciens, Volume III, Articles complémentaires, Paris, École française d’Extrême-Orient, 1995, p. 15-42. 75 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 76 Chemins de Dialogue La vie de l’actuel Bouddha s’est de toute évidence construite lentement, sur une dizaine de siècles, note Lamotte6. Il faut a t t e n d re les premier et deuxième siècles de notre ère pour découvrir des biographies à peu près complètes. Devenues plus sages, les études historiques ne pensent plus pouvoir, même approximativement, reconstituer ce qui s’est réellement passé ; elles entendent plutôt déceler les états successifs d’une légende complexe qui s’est peu à peu imposée. Lamotte a proposé de distinguer dans la création de cette légende cinq grands paliers qu’il suffira ici d’évoquer. (1) Des fragments de biographie disséminés dans les textes doctrinaux ou sûtra : ils touchent surtout la recherche de l’éveil et la mort. (2) Des fragments de biographie incorporés dans les textes disciplinaires (vinaya) : surtout des histoires ayant servi à illustrer tel ou tel point de la discipline, également quelques autres histoires jugées dignes d’intérêt. (3) Quelques vies autonomes, mais incomplètes, comme celle du Lalitavistara (sanskrit) ou du Mahâvastu (pâli) qui datent du début de notre ère ; elles connaissent beaucoup de choses concernant les miracles de la conception et de la naissance, mais parlent moins des activités de diffusion du dharma. (4) Des récits hagiographiques à peu près complets comme le Buddhacarita d’Açvaghosha (fin du premier siècle de notre ère), également une biographie complète insérée dans le Vinaya des Mûlasarvâstivâdins et datant du quatrième siècle. (5) En dernier lieu, et datant du cinquième siècle de notre ère, des compilations d’auteurs singhalais comme la Nidânakathâ7. Le poème d’Açvaghosha qui vient d’être présenté recoupe évidemment les récits qui nous sont parvenus dans les textes canoniques (sûtra et vinaya), mais avec des originalités qui témoignent de la liberté qu’avaient en fait les bouddhistes dans le traitement qu’ils faisaient de la vie de leur maître. Le but que se proposaient ces hagiographes n’était pas celui des historiens modernes : étaient jugés valables les épisodes qui rendaient le mieux compte de l’expérience spirituelle unique du Bouddha et dont l’audition suscitait le plus de conversions. 6. Ibid., p. 16. 7. Voir É. Lamotte, « La légende du Buddha », Revue de l’histoire des religions 134 (1947-1948), p. 49-71 ; Histoire du bouddhisme indien, p. 718-733. 76 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 77 L’énigme de la vie du Bouddha Depuis le milieu du dix-neuvième siècle, des historiens occidentaux se sont en effet penchés sur les documents de la vie du Bouddha. Ils ont essayé d’expliquer ces écrits et de cerner l’identité de cet être hors du commun. En 1875, en se fondant surtout sur les textes découverts dans le nord de l’Inde, Émile Senart faisait paraître un Essai sur la légende du Buddha, qui réduisait toute cette biographie à une série de variations mythologiques, entre autres, sur les luttes entre le soleil et l’orage. Hermann Oldenberg rétorquait en 1881 par une image plus sobre d’ascète empruntée au canon des Theravâdins conservé en langue pâlie. L’introduction de la Vie du Bouddha d’Alfred Foucher publiée en 1949 manifeste plutôt une sorte de pragmatisme. « Dans le Bouddha d’É. Senart c’est l’homme qui manque ; dans celui de H. Oldenberg, ce qui fait défaut, c’est le dieu. Or, ne nous lassons pas de le répéter, bien que Çâkya-mouni ait lui-même pris soin de nous avertir qu’il n’était qu’un homme, il est non moins certain que l’Inde en a fait un dieu »8. Et pour réaliser son étude qui demeure l’une des plus importantes à ce jour, il se sert autant des sources du nord que de celles du sud de l’Inde, autant des textes que des monuments. Dans une série d’analyses minutieuses, André Bareau compare systématiquement, épisode par épisode, les différentes versions qui nous sont parvenues. Il tente ainsi de retrouver les traits qui auraient pu faire l’unanimité des sectes, et qui pourraient par conséquent constituer une sorte de noyau ancien. Cet exercice l’amène à montrer le plus souvent le caractère tardif des récits qui nous sont parvenus. Ces textes à la gloire du Bouddha témoignent des soucis d’une communauté qui s’est rapidement étendue à tout le souscontinent indien. Ils illustrent clairement les grands axes de la réflexion spirituelle de ce Sage, sans arriver à satisfaire l’historien à la recherche de faits concrets lui permettant de situer dans son contexte socio-historique la révolution spirituelle qui est en train de s’accomplir9. 8. A. Foucher, La vie du Bouddha d’après les textes et les monuments de l’Inde, Paris, Payot, 1949, p. 13. 9. Biographie du Buddha dans les Sûtrapitaka et les Vinayapitaka anciens, Volume I, « De la quête de l’éveil à la conversion de Sâriputra et de Maudgalyâyana » ; Volume II, « Les derniers mois, le parinirvâna et les funérailles », Tomes 1 et 2, Paris, École française d’Extrême-Orient, 1963 et 1971. Également du même 77 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 78 Chemins de Dialogue Même s’il n’hésite pas à parler « du manque d’intérêt manifesté par les milieux monastiques à l’égard de la vie du Bienheureux »10, A. Bareau n’en soutient pas moins que l’Éveil a dû très vite être considéré par ces mêmes milieux comme un événement capital dont on aimait se souvenir. Les auteurs des sûtra ont insisté sur l’Éveil et sur tout ce qui a pu y conduire parce qu’ils voyaient là la justification des méthodes qu’ils enseignaient, cette préoccupation se retrouve également chez Açvaghosha. En fait, l’idée même de réunir des éléments de biographie du Bouddha n’est peut-être apparue qu’une centaine d’années après sa mort. A. Bareau note en e ffet que « ces fragments biographiques apparaissent plutôt comme des reconstitutions basées sur des éléments doctrinaux que comme des souvenirs pieusement conservés »11. Même si la quête de l’Éveil est apparue si importante aux anciens moines, des épisodes apparemment aussi cruciaux que la première méditation et les quatre rencontres n’en demeurent pas moins sujets à caution. En effet, ce ne sont pas les récits canoniques de la vie du Bouddha Gautama, mais plutôt les récits relatant l’histoire du Bouddha Vipaçyin qui contiennent dans le plus grand nombre de cas le récit de la première méditation, ou encore dans certains cas le récit des q u a t re re n c o n t res. Autrement dit, quand on fait méditer ce Bouddha sur la vieillesse, la maladie et la mort, on ne sent pas le besoin d’évoquer ensuite le thème des quatre rencontres qui ne fait que reprendre le même thème sous un autre mode. L’analyse paraît m o n t rer que ces récits ont été transférés tardivement à la biographie de l’actuel Bouddha Gautama. Il arrive aussi que ces épisodes finissent par se combiner, comme c’est le cas dans le poème d’Açvaghosha. Au terme d’une démonstration complexe, Bareau montre que le récit des quatre rencontres a dû avoir été inventé plus tardivement que le récit de la première méditation. En faisant revivre chacun à leur façon les réflexions qui étaient de auteur, un ouvrage de vulgarisation : En suivant Bouddha, Paris, Philippe Lebaud, 1985. 10. A. Bareau, Recherches sur la biographie du Buddha dans les Sûtrapitaka et les Vinayapitaka anciens, Volume I, « De la quête de l’éveil à la conversion de Çâriputra et de Maudgalyâyana », Paris, École française d’Extrême-Orient, 1963, p. 364. 11. Ibid., p. 372. 78 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 79 L’énigme de la vie du Bouddha nature à conduire le futur Bouddha à quitter la vie de famille, l’un et l’autre de ces récits jouent pourtant une fonction de première importance : ils font comprendre les raisons de sa décision12. Quant au fameux sermon que le Bouddha aurait prononcé à Vârânasî immédiatement après sa rencontre avec ses anciens compagnons d’ascèse, l’analyse de l’ensemble des versions anciennes conduit également Bareau à des conclusions surprenantes. La comparaison minutieuse de ces versions paraît en effet montrer qu’il s’agit selon toute vraisemblance d’un récit dont les différentes parties ont été composées séparément et rassemblées assez tardivement. Malgré son grand intérêt, il y a peu de chances que ce sermon ait été prononcé tel quel par le Bouddha13. La question de la date de la mort du Bouddha est également une question très difficile et qui est discutée même dans le monde bouddhique. Deux chronologies s’affrontent, fondées toutes les deux sur la date du sacre du roi Açoka (268 av. J.C.). Selon la chronologie dite « longue », il se serait écoulé deux cent dix-huit années entre le parinirvâna du Bouddha (sa mort et son extinction définitive) et la consécration de ce souverain. Cette chronologie, calculée à partir de textes compilés par des auteurs du Srilanka du quatrième au sixième siècle de notre ère, place le parinirvâna en 544/543 av. J.C. Cette date, qui est celle qu’acceptent les Theravâdins (Petit Véhicule) a été corrigée d’environ soixante ans en 1837 par G. Turnour dans sa traduction du Mahâvamsa, une ancienne chronique cingalaise. C’est cette correction qui a fourni la base de la date ordinairement retenue pour la mort du Bouddha, soit une date oscillant entre 486 et 47714. Mais il existe une autre 12. A. Bareau, Recherches sur la biographie du Buddha dans les Sûtrapitaka et les Vinayapitaka anciens, Volume III, « Articles complémentaires », p. 43 s. 13. A. Bareau, Recherches sur la biographie du Buddha dans les Sûtrapitaka et les Vinayapitaka anciens, Volume I, « De la quête de l’éveil à la conversion de Çâriputra et de Maudgalyâyana », p. 172-182. 14. Cf. Heinz Bechert (Éd.), The Dating of the Historical Buddha. Die Datierung des historischen Buddha., Part I, Göttingen, Vandenhoeck and Ruprecht, 1991, p. 23, 222-228 ; également A. Bareau, Recherches sur la biographie du Buddha dans les Sûtrapitaka et les Vinayapitaka anciens, Volume III, « Articles complémentaires », p. 445-491. 79 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 80 Chemins de Dialogue chronologie dite « courte » selon laquelle cent années séparent le parinirvâna du sacre d’Açoka. Cette chronologie est celle des textes bouddhiques en sanskrit et se retrouve à l’état de traces dans les textes du sud15. Ce chiffre n’est pas précis et il semble bien que nous ne saurons jamais la date exacte de ce parinirvâna. Sans accepter la chronologie courte comme historique, Heinz Bechert cherche dans cette direction. Il suggère que cette mort a dû avoir lieu quelque temps avant la campagne d’Alexandre (327-325), peut-être dans les premières décades du quatrième siècle, soit entre 400 et 350. Au vu des travaux actuels, la chronologie ordinairement évoquée dans les livres populaires est donc insoutenable et la tendance générale des meilleurs chercheurs est de rajeunir le Bouddha d’environ quatrevingt ou cent années. Conclusion Aucun spécialiste du bouddhisme n’oserait aujourd’hui faire du Bouddha un personnage de pure fiction. On devine cependant qu’on ne peut non plus sans naïveté prétendre découvrir au sein des traditions bouddhiques un « noyau » soi-disant historique. Les biographies que nous ont transmises les bouddhistes se sont construites lentement au fil des siècles. Elles reflètent un bouddhisme en plein développement qui s’efforçait de convaincre le plus d’adeptes possible et qui avait aussi à polémiquer avec des concurrents hindous ou jaina. Les a rhant bouddhiques ont évidemment des pouvoirs sur les éléments équivalents à ceux de leurs adversaires. Ils possèdent en plus un savoir spirituel qui démontre leur supériorité. L’historien a bien sûr le droit de s’interroger sur la protohistoire du Bouddha et c’est ce qu’un grand spécialiste comme A. Bareau s’est appliqué à faire avec beaucoup 15. Cf. Dîpavamsa 1, 24-27 et 5, 55-59 ; voir Bechert, Part I, p. 6, 332-338. 80 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 81 L’énigme de la vie du Bouddha d’intelligence. Cela dit, il est peut-être utile de rappeler aussi ce que Bernard Faure disait récemment de ces prétentions à retrouver la véritable histoire du Bouddha. Les premiers historiens européens ont cherché à retrouver le Buddha historique sous les embellissements de la tradition. Mais ce Buddha « minimal » n’est qu’une fiction, occidentale de surcroît, qui n’a même pas la légitimité des fictions autochtones et affiche à leur égard une arrogance typiquement orientaliste. Il faut sortir d’une certaine tradition érudite qui prétend remonter aux sources, croyant de ce fait en savoir plus long que les bouddhistes euxmêmes sur la personnalité réelle du Buddha et sur ce que le bouddhisme serait vraiment. En reconstruisant la vie du fondateur et sa doctrine originelle, les orientalistes du [dix-neuvième] siècle faisaient d’une pierre deux coups : d’une part ils montraient à quel point les peuples bouddhiques qu’ils venaient de coloniser avaient déchu, dans leurs grossières superstitions, de leur philosophie première, à quel point donc ils avaient maintenant besoin des Lumières européennes ; dans le cas de l’Inde, ils établissaient par exemple un contraste entre le rationalisme bouddhique et le ritualisme hindou. D’autre part, ils trouvaient dans l’éthique rationnelle du bouddhisme une religion selon leur cœur : le Buddha devenait le modèle du libre-penseur qui n’hésite pas à s’opposer aux traditions séculaires, rejetant tous les déterminismes sociaux, et le bouddhisme une religion de l’individu, dont le rationalisme formait un contraste éclairant avec le christianisme (en particulier, le catholicisme ritualiste)16. 16. Bernard Faure, Bouddhismes, philosophies et religions, Paris, Flammarion, 1998, p. 108. 81 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 82 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 83 Paul Magnin Chercheur au Centre National de la recherche scientifique (CNRS), professeur au Centre Sèvre (Paris). LE BOUDDHISME EN FRANCE En France, que connaissons-nous du bouddhisme ? Tout d’abord un homme, le Dalaï lama, quatorzième du nom, prix Nobel de la paix en 1989, considéré par beaucoup comme le chef spirituel de tout le bouddhisme. Si on retient les informations données par les medias, on sait aussi qu’il existe « une bataille des petits bouddhas », c’est-à-dire des corps d’émanation (tulku) ou réincarnation de la personne du karmapa, c’est-à-dire du 3e dignitaire du bouddhisme tibétain. En effet deux enfants de 11 et 14 ans sont l’un et l’autre reconnus comme l’incarnation de ce « buddha vivant » du XIIe siècle, considéré comme le maître des « bonnets rouges », Karma kagyu, l’une des grandes écoles du bouddhisme tibétain. Un grand nombre de Français connaissent également quelques termes qui sont passés dans le langage courant, non sans déformation : je suis né avec un bon karma, on m’a fait remonter les sakra, je suis zen, c’est le nirvana. Ajoutons à cela que, sous l’influence du New Age empruntant au bouddhisme, certains a ffirment connaître leur précédente incarnation ; ils espère n t renaître dans un état où ils réussiront mieux dans leur future existence ce qu’ils n’ont pas su ou eu la possibilité d’accomplir en cette vie présente. En un mot, le bouddhisme ne laisse pas indifférent. Quelles sont les réactions les plus ord i n a i res face au bouddhisme ? On rencontre deux groupes distincts, les inconditionnels d’un côté, les allergiques de l’autre. Pour les premiers, le bouddhisme est une chance, car ils le considèrent comme une 83 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 84 Chemins de Dialogue religion à la carte qui permet un véritable épanouissement de la personne sans être assujetti à des règles et à des dogmes. Le bouddhisme devient alors synonyme d’une double liberté : liberté par rapport au carcan imposé par le christianisme, liberté de construire son propre chemin éthique et religieux. Pour beaucoup le bouddhisme fournit, par ses techniques de méditation et la place accordée au corps, le moyen de se retrouver soi-même dans sa pureté originelle et sans masque, de s’éprouver dans sa personne et sa conscience comme un homme libre et respectueux des autres et des choses. En effet selon eux le bouddhisme est tolérant et non violent ; il protège tous les êtres et la nature ; il devrait être adopté par tous les écologistes de la Planète. Pour ceux qui sont allergiques au bouddhisme, celui-ci est une espèce de secte mal définie qui rejette le monde. Le bouddhisme serait pessimiste, janséniste et athée. De surcroît, disent ses détracteurs, il est fondé sur la notion de néant et de vide auquel il voue un véritable culte. Il va même jusqu’à prétendre que la personne, le Soi, n’existe pas. C’est donc un non-sens pour l’Occidental. Par ailleurs il se livre à un prosélytisme par trop envahissant ; il saisit toutes les occasions pour occuper les medias. En vertu d’un privilège exagéré par rapport à sa représentativité réelle, il dispose notamment d’un quart heure d’antenne sur France 2 tous les dimanches matins ; chaque voyage du dalaï lama est commenté et fournit également le prétexte pour des émissions spéciales. Il n’est donc pas étonnant qu’on nous fasse croire (cf. enquête SOFRES déc. 1994) que 6 millions de Français s’y intéressent, que 2 millions le préfèrent à toute autre religion et que 500 000 d’entre eux se sont convertis, alors que le chiffre le plus raisonnable et probable ne dépasse pas 150 000. L’ensemble de ces idées toutes faites sur le bouddhisme en déforme l’image. Mais les bouddhistes eux-mêmes ne se prêtent-ils pas au jeu des illusions en laissant se détériorer la cohérence interne de chacune de leurs traditions séculaires ? Peut-on par exemple emprunter à la fois aux courants Zen et au tantrisme un vocabulaire qui traduit en réalité deux approches différentes de la réalité et de l’expérience spirituelle ? Peut-on oublier que le bouddhisme compte deux-mille cinq cents ans d’une histoire qui est tout sauf monolithique ? En effet toutes les traditions 84 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 85 Le bouddhisme en France bouddhiques se réfèrent à l’expérience fondatrice de celui qui est reconnu comme le Buddha, mais, apparues à des époques bien distinctes dans des cultures très différentes entre l’Inde et le Japon, elles ont chacune élaboré un discours original pour répondre aux interrogations existentielles des peuples convertis à la doctrine du « Vénéré du monde » (Bhagavat). Or, pour la première fois dans la longue histoire du bouddhisme, ces différentes traditions cohabitent en France, dans une unité de lieu et de temps. Le bouddhisme se trouve ainsi confronté à une situation nouvelle : il doit apprendre en même temps à vivre sa diversité au quotidien, à la développer dans une société imprégnée de christianisme, à répondre aux besoins de ses nouveaux fidèles sans risquer le syncrétisme. Sans entrer dans le détail, nous pensons nécessaire de faire un bref inventaire des courants et des traditions bouddhiques présentes aujourd’hui en France. 1. Les différents courants du bouddhisme présents en France Dans sa forme et une partie de son fond, le bouddhisme qui a été introduit en France n’est pas identique à celui qui fut initié par son fondateur connu sous le nom de « sage du clan des Sakya », Sakyamuni. À la suite de nombreuses recherches historiques et linguistiques, il est communément admis que cet homme qui devint buddha, c’est-à-dire Éveillé, vécut dans le Téraï népalais au nord de l’Inde aux environs de 560 - 480 av. J.C. Celui-ci connut l’éveil et fit l’expérience du nirvana vers l’âge de trente ans. Il fit part aussitôt de son expérience de libération et des moyens pour y parvenir, au cours du fameux Sermon de Bénarès dans lequel il livra l’essentiel des Quatre nobles Vérités. Faite à cinq ascètes qui l’avaient d ’ a b o rd accompagné puis abandonné lorsqu’il renonça aux pratiques ascétiques très contraignantes et aux questions relatives 85 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 86 Chemins de Dialogue à l’origine de l’être, cette prédication marque le début du bouddhisme. Voilà pourquoi les bouddhistes définissent cet événement comme la mise en mouvement de la roue de la Loi, un mouvement qui ne s’arrêtera plus, puisque cet enseignement se transmettra toujours, malgré les dégénérescences, les infidélités et les persécutions. Cet enseignement originel du Buddha s’est transmis et développé en Inde dans une première période. Peu à peu, en fonction des événements et des préoccupations spirituelles de la communauté bouddhique, on vit apparaître en Inde une trentaine d’écoles qui se réclamaient toutes du Buddha puisque les Quatre nobles Vérités constituaient le cœur de leur doctrine ; elles différaient entre elles par leurs interprétations souvent dictées par une adaptation aux cultures locales. L’ensemble de ces courants appartient au bouddhisme ancien, connu sous le nom de Theravada qui signifie « Voie des Anciens », ou plus encore à travers l’appellation très restrictive et péjorative de Hinayana le « Petit Véhicule », par comparaison avec le Mahayana ou « Grand Véhicule ». Ce dernier s’est formé dans le nord-ouest de l’Inde au cours des deux premiers siècles de notre ère, d’une part à la faveur de l’expansion commerciale et urbaine qui a entraîné la formation de très grands monastères au détriment des ermitages forestiers, d’autre part dans le cadre de la littérature de sagesse et de sapience qui s’y développait alors. Le Petit Véhicule est le plus proche des origines du bouddhisme ; en tous cas il s’y rattache plus directement. C’est ce bouddhisme qui est encore pratiqué en Inde, mais ses fidèles représentent moins de 3 % de la population, donc une infime minorité, sachant que cette religion a été balayée au XIIe siècle à la suite notamment de l’implantation de l’islam, lequel ne fit qu’accélérer un processus de déclin déjà largement amorcé en raison du développement de l’hindouisme. Le bouddhisme du Petit Véhicule est pratiqué par tous les pays du sud-est asiatique, depuis le Sri-lanka (ancienne Ceylan) jusqu’au Vietnam. Quant au bouddhisme du Grand Véhicule, apparu cinq siècles après le Buddha, il s’est développé en Asie Centrale, en Chine, en Corée et au Japon. À l’origine le Grand Véhicule comportait deux grands courants, le Madyamika ou « Voie Moyenne » et le Vijnanavada « Rien que conscience » également 86 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 87 Le bouddhisme en France appelé Yogacara « pratique du yoga ». Ces deux courants ont parfois influencé les courants du Petit Véhicule qui s’étaient introduits en Chine. Ils ont surtout servi à la formation d’un bouddhisme chinois. On compta ainsi onze écoles principales de pensée boudhhique en Chine. En fait partie le Zen, « École de la méditation », prononciation japonaise du caractère chan traduction chinoise du terme dhyana « méditation ». Il s’est développé en France où il compte de nombreux dojo « salle de méditation ». Il se divise lui-même en deux courants distincts, d’une part le Rinzai fondé en Chine au IXe siècle et introduit au Japon au XIIe siècle par Myôan Eisai (11451215), d’autre part le Soto également fondé en Chine au IXe siècle et introduit au Japon au XIIIe par Dôgen Kigen (1200-1253). Pour comprendre le Zen, il faut savoir qu’il est le fruit d’une rencontre entre le bouddhisme du Grand Véhicule et la pensée chinoise, tout particulièrement celle qui s’est exprimée dans le taoïsme. Après avoir été introduit au Japon, le Zen a été réformé au XVIIIe siècle. En outre la secte Soto, la plus importante des sectes Zen avec ses 8 millions de fidèles et ses 15 000 temples au Japon, diffuse aujourd’hui une abondante littérature orientée vers le réarmement moral et le thème de la pollution de la culture japonaise par le matérialisme occidental. Quoi qu’il en soit, le Zen enseigné en France est un bouddhisme d’influence japonaise centré sur un certain type de méditation visant le satori, c’est-à-dire l’illumination et la compréhension directe par l’homme de sa véritable nature de buddha. Pour faciliter cette compréhension, on recourt aux kôan (sorte d’énigmes dont la solution n’est pas d’ordre intellectuel) ou on pratique la méditation assise zazen qui favorise l’unité de l’esprit et qui est devenu une attitude rituelle identifiant le pratiquant au Buddha. Par la simple posture correctement prise sous l’œil du maître, le fidèle opère en lui son unité, c’est-à-dire qu’il rejoint sa nature de buddha. La méditation zazen devient rite et non pas quête de l’éveil. Les salles de méditation (dojo) représentent un phénomène particulier, au travers duquel se vérifie la fameuse formule anglaise « believing without belonging », autrement dit croyance sans appartenance : on pratique le zen, parfois durant une semaine de retraite (seshin), sans être obligatoirement bouddhiste. 87 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 88 Chemins de Dialogue Du Japon nous vient également la Nichiren shoshu, « secte orthodoxe de Nichiren », une secte tardive, fondée par Nichiren (1222-1282), un moine très contestataire et dissident de l’école Tendai établie sur le mont Hiei qui domine la ville impériale de Kyoto. Nichiren s’appuie sur le Sutra du Lotus selon lequel tout homme porte en lui la nature de buddha. Pour découvrir cette nature de buddha en lui et l’actualiser (en d’autres termes réaliser sa propre bouddhéité), le fidèle doit s’imprégner de la doctrine du sutra du Lotus en invoquant simplement le nom du sutra, dans la formule namu myohorenge-kyo qui signifie « Vénération envers le sutra de la Loi merveilleuse ». La récitation de ce mantra opère la purification de la pensée de l’adepte. Nichiren pense que le fidèle peut atteindre tous ses désirs par la connaissance du principe de toute chose. Aussi l’invite-t-il à répéter cette autre formule « je suis la puissance suprême » qui l’assurera de ne faire qu’un avec Buddha. Pour Nichiren reprenant la théorie des Trois périodes de la Loi, le monde est entré dans une période de déclin et de décadence. Les fidèles ne seront sauvés que s’ils s’ouvrent à l’enseignement du sutra du Lotus. Selon Nichiren le Japon était appelé à devenir le centre sacré d’un nouvel ordre mondial fondé sur la doctrine du Lotus et animé par la foi qui en jaillit. Le problème est que Nichiren demanda au gouvernement de supprimer toutes les autres traditions bouddhiques, parce qu’il estimait être le seul détenteur de la vérité. Dans la mouvance de la Nichiren shoshu est née la Soka Gakkaï, une association de laïcs créée en 1930 au Japon. Il s’agit d’une société occupée à redonner aux valeurs leur fondement traditionnel. Elle a pris un essor considérable après la seconde guerre mondiale pour atteindre plusieurs dizaines de millions de membres dans le seul Japon ; elle s’est développée également à travers le monde avec une efficacité redoutable. La Soka Gakkaï qui prône le réarmement moral, est connue pour sa dévotion envers le gohonzon. C’est un parchemin remis à chaque membre pour sa pratique personnelle dès qu’il est admis dans la communauté. Ce gohonzon personnel est une reproduction, le plus souvent partielle, du daï gohonzon, le parchemin original sur lequel Nichiren inscrivit la loi véritable du bouddhisme orthodoxe. Cette 88 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 89 Le bouddhisme en France association, entrée en politique par la conquête de sièges à la Diète lors des élections de 1954 et 1959, a fondé en 1960 une Ligue des politiciens probes, laquelle s’est transformée en 1964 en Parti de la probité Komeito, également connu sous l’appellation anglaise de Clean Government Party. Les objectifs de la Soka Gakkaï et du Komeito se résument ainsi : 1) paix mondiale permanente par l’unité du bouddhisme et du pouvoir d’État et par l’universalisme ; 2) réalisation du bien-être matériel des masses par le socialisme humaniste ; 3) établissement d’un parti politique de masse fondé sur une démocratie de caractère bouddhiste ; 4) établissement d’un système de gouvernement authentiquement parlementaire et démocratique. En 1970, officiellement du moins, la Soka Gakkaï et le Komeito ont affirmé leur volonté de se séparer afin de distinguer politique et religion. Ils pensaient échapper ainsi aux critiques bien informées dénonçant une emprise sectaire sur les leviers de la société japonaise. Mais cette séparation ne semble qu’apparente. La Soka Gakkaï continue à agir en sous main, y compris en France où elle n’hésite pas à appuyer certains candidats aux élections. Un fait incontournable doit être admis : ni la Nichiren shoshu ni la Soka Gakkaï ne sont admises comme membres de l’Union bouddhiste de France, fondée le 28 juin 1986, dans le but « d’obtenir pour les bouddhistes de toutes obédiences une réelle représentativité auprès des pouvoirs publics et d’œuvrer à présenter le bouddhisme comme l’un des grands courants spirituels de l’humanité dans le respect de la diversité de ses traditions ». Venons-en maintenant au bouddhisme tibétain. Son développement en France tient à la conjonction de deux éléments indépendants l’un de l’autre : d’une part l’intérêt des Français pour un pays qui jusqu’en 1950 demeurait mystérieux et attirant, fascination entretenue par la lecture des récits d’Alexandra David Neel, notamment son Mystiques et magiciens au Tibet paru en 1929 ; d’autre part l’invasion du Tibet par la Chine en 1959, ce qui entraîna la fuite du Dalaï lama le 30 mars de la même année, son installation à Dharamsala dans le nord de l’Inde et la dispersion des lamas qui se réfugièrent alors dans de nombreux pays et particulièrement en France. Pour comprendre quelle est la place du Dalaï lama et la nature des courants tibétains qui nous sont 89 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 90 Chemins de Dialogue présentés, non sans quelques mélanges appropriés pour nous attirer, un peu d’histoire est nécessaire. Tournons-nous vers la vallée de la Vézère, dans la région de Montignac et de Périgueux. Au cœur de la Dordogne s’est implanté le Jardin de la transmission orale, en tibétain Dhagpo Kagyu Ling. Ce monastère se rattache à l’école Kagyupa, « Tenant de la transmission orale directe », qui se réclame de l’enseignement originel du Buddha par le biais de Naropa, un célèbre moine indien qui enseignait à l’université bouddhique de Nalanda. Il fut le maître de Marpa (1012-1096) qui transmit à son tour la doctrine à Milarepa (1040-1123). L’école née de leurs enseignements prit son essor lors de la seconde diffusion du bouddhisme au Tibet ; l’un de ses premiers monastères fut fondé en 1121 à Dakla Gampo. Son enseignement serait une sorte de prolongement du chan chinois augmenté des pratiques du yoga tantrique. Pour mémoire, rappelons que la première diffusion du bouddhisme eut lieu à l’instigation de la royauté durant le VIIe et le VIIIe siècle. La période intermédiaire entre les deux diffusions fut marquée par d’âpres luttes religieuses se déroulant sur un arrière plan de crise politique. Comme dans le bouddhisme indien, les écoles qui se formèrent au Tibet, durent leur existence à des facteurs historiques plutôt que doctrinaux ; les distinctions et subtilités doctrinales furent trouvées par la suite. La plus ancienne école du bouddhisme tibétain est celle des « Anciens », Nyingmapa, qui se réclame des maîtres indiens Padmasambhava et Vimalamitra, lesquels se réfèrent aux tantras anciens traduits avant la seconde diffusion du bouddhisme. Les Nyingmapa développèrent à ce point la figure de Padmasambhava qu’ils en firent le second Buddha. Une autre école se nomme celle des « Tenants du Grand achèvement », Dzogs-tchen. Elle se rattache à Vairocana, disciple de Padmasambhava, à ne pas confondre avec le buddha du même nom qui siège au centre des grands mandalas classiques. Cette école fonderait sa doctrine sur des tantras que les autres considèrent comme apocryphes. Ces grandes écoles se référaient avant tout au bouddhisme indien, ce qui eut pour conséquence d’occulter l’influence du bouddhisme chinois au Tibet, alors qu’il fut vraisemblablement à l’origine de la première diffusion. Le concile de Lhasa qui se tint vers 782 avait déjà marqué l’ouverture aux influences indiennes au détriment des conceptions chinoises. 90 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 91 Le bouddhisme en France Par ailleurs il faut savoir que le bouddhisme a d’abord été imposé par l’autorité royale, ce qui entraîna des résistances et un antagonisme entre les principes bouddhiques et l’ancienne religion des Tibétains. Cette dernière fut en quelque sorte assimilée dans le Bon connu pour ses spécialistes de rituels, bon-po, et apparu aux XeXIe siècles comme un corps doctrinal fortement imprégné de bouddhisme mais néanmoins distinct. Pour mettre fin aux pratiques déviantes et restaurer la pureté de la doctrine, le roi de Guge, descendant d’une ancienne dynastie déchue, envoya des étudiants en Inde, au Nepal et au Cachemire. L’un d’eux, Rinchen bZangpo (958-1055), fut à l’initiative d’un grand courant de traductions et de révisions des textes bouddhiques. Ce mouvement allait se concrétiser par l’établissement des deux collections qui constituent le canon tibétain : les paroles du Buddha bKa’-’gyur (Kanjur) et les traités et commentaires bsTan-’gyur (Tanjur). Certaines collections de textes trouvèrent leur forme quasi définitive au XIVe siècle sous l’influence de Buston Rinchen grub. Un autre réformateur fut Atisa (982-1054) qui réserva ses enseignements tantriques à ses disciples directs, prêcha le bouddhisme du Grand Véhicule et restaura la vie monastique. Il plaça le Tibet sous le patronage d’Avalokitesvara, le bodhisattva de grande compassion connu des Chinois et des Japonais sous le nom de Guanyin ou Kannon, représenté sous des traits féminins et considéré par les Occidentaux comme la déesse de miséricorde. Il répandit également le fameux mantra : om mani padme hüm « Hommage au joyau dans le Lotus », symbole de l’enseignement suprême du Buddha révélé aux seuls grands maîtres. Ainsi le bouddhisme tibétain, dans son aspect tantrique, le Vajrayana (Véhicule du diamant), sera considéré comme le troisième Véhicule, supérieur aux deux autres, parce qu’il est la révélation suprême de la doctrine profonde du Buddha. Il est destiné aux êtres de capacités spirituelles et intellectuelles supérieures. Un disciple d’Atisa, Bromstonpa (1003-1063 ou 1064), forma l’école des bKa’gdams-pa « Transmission directe des Écritures » qui joua un rôle prééminent dans la constitution du clergé et l’organisation monastique. Enfin pour clarifier l’approche du bouddhisme tibétain, mention doit être faite de l’école des « Vertueux », Dge-lugs-pa, 91 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 92 Chemins de Dialogue fondée par Tsong-kha-pa (1357-1419) lequel accentua encore la classification de l’enseignement du Buddha selon Atisa : aux êtres de capacité moyenne est proposé le Petit Véhicule, aux êtres de bonnes capacités on enseignera le Grand Véhicule ou Véhicule des bodhisattva ; enfin les êtres de capacités supérieures seront initiés au Véhicule du diamant, vajrayana. Au XVIIe siècle, sous la conduite de la cinquième réincarnation du maître Tsong-kha-pa, l’école des Vertueux également connue sous le nom des « Nouveaux Bka’gdams-pa », œuvra pour l’unité du pays et se vit confier la direction de toutes les affaires en la personne de son chef spirituel. C’est ainsi que le Tibet connut une véritable hiérocratie qui dura sans interruption jusqu’en 1959, date à laquelle le 14e dalaï lama, Tenzin Gyatso, dut fuir le pays. Le titre de Dalaï lama, « maître grand océan de sagesse », fut donné en 1578 au 3e successeur de Tsong-kha-pa. Le Dalaï lama cumule donc les fonctions de chef temporel du Tibet et de chef spirituel d’un courant bouddhique tibétain à fort caractère tantrique où le maître, lama, joue un très grand rôle puisqu’il initie le disciple aux techniques et doctrines qui lui permettront de trouver son identité de buddha. Les gestes rituels, mudra, les formules mysticomagiques, mantra, et les mandala, cercles servant à organiser l’espace spirituel et la cohérence entre les cinq buddha régnant dans les quatre directions ainsi qu’au centre, sont autant d’éléments qui servent à la réalisation de la bouddhéité. Le Dalaï lama n’est pas pour le bouddhisme l’équivalent du Pape. Toutefois sa profonde sagesse et son authentique rayonnement spirituel reconnus par tous, font de lui un témoin privilégié du bouddhisme tibétain, et par voie de conséquence de tout le bouddhisme. Mais nous sommes loin du bouddhisme originel tel qu’il fut enseigné par le Buddha. En outre la notion de réincarnation utilisée pour expliquer le caractère quelque peu sacré de la personne du Dalaï lama complique la perception que les Occidentaux ont du bouddhisme en général, du cycle des renaissances en particulier. Ce bref aperçu des courants bouddhiques présents en France nous montre déjà toute leur diversité, parfois même leurs contradictions. Il n’est donc pas étonnant que nombre de Français ne le comprennent pas ou se l’imaginent comme une « religion à la 92 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 93 Le bouddhisme en France carte ». C’est malheureusement sous cet aspect alléchant qu’il est souvent présenté. En réalité que cherchent les Français qui adhèrent directement ou indirectement à son enseignement ? 2. Le bouddhisme en Occident : une réponse à une quête de sens ? Nous avons évoqué brièvement quelle était la nature de l’expérience fondatrice du Buddha à laquelle se réfèrent explicitement toutes les grandes traditions bouddhiques. Elle est résumée dans l’enseignement des Quatre nobles Vérités par lesquelles le Buddha constate en premier l’impermanence de toutes choses et le refus par l’homme d’accepter cette réalité sous l’emprise de l’ignorance et de la soif d’appropriation d’une part, propose ensuite un « chemin à huit branches » pour échapper au cycle des renaissances et ainsi faire l’expérience du nirvana, expérience de type mystique, d’autre part. Énoncer l’essence des Quatre nobles Vérités, c’est aussitôt souligner la radicalité de l’expérience qu’elles traduisent et proposent ; c’est aussi mettre en garde contre le prétendu menu à la carte permanent autorisé par les bouddhistes pour permettre aux Occidentaux de sélectionner ce qui convient le mieux à leurs besoins, à leurs déficiences passagères ou à leurs phantasmes. Il serait certes naïf de croire que, dans certains cas, ceci soit étranger à la démarche qui conduit vers le bouddhisme, mais n’oublions pas que, selon de récentes études, parmi les Français qui soit adhèrent soit se sont convertis au bouddhisme, la moitié d’entre eux n’ont aucun problème d’ordre affectif, relationnel ou intellectuel, et ne recourent pas à une mixture qui leur tiendrait lieu de voie spirituelle. Pour évidente que la chose paraisse, elle mérite d’être soulignée. Si telle est bien la réalité, il y a tout lieu de penser que ceux qui se tournent vers le bouddhisme, vivent avec leur temps et sont en quête de sens comme tout un chacun. Précisons toutefois 93 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 94 Chemins de Dialogue que cette quête de sens concerne le seul plan existentiel ; il ne s’agit pas de rechercher un sens à l’Histoire pour introduire une nouvelle eschatologie, perspective absente par nature de tous les courants bouddhistes, bien que l’on en trouve parfois certains épiphénomènes dont nous parlerons. Quels sont aujourd’hui les différents aspects de cette quête dans la société française ? Les sociologues retiennent en général trois axes principaux qui orientent cette recherche. Il y a d’abord le désir d’une expérience intérieure et de la réalisation de soi-même ; cette expérience s’accompagne ensuite de la communion avec un maître ; elle est enfin liée à une nouvelle vision du rapport de l’homme au cosmos. On peut y ajouter deux autres éléments : le choix d’une autre tradition d’une part, une meilleure compréhension des questions du mal, de la souffrance et des fins dernières d’autre part1. Passons rapidement ces cinq points en revue. 2.1. Le choix d’une autre tradition Ce choix d’une autre tradition s’inscrit dans une démarche de liberté individuelle, ce qui en fait l’attrait principal. Il est également le signe d’une ouverture à un autre univers culturel et religieux. L’individu affirme à travers sa démarche personnelle que les civilisations gréco-romaine et judéo-chrétienne dans lesquelles il baigne depuis son enfance, ne sont pas seules porteuses de sens. Le bouddhisme lui fournit un nouvel univers mental et spirituel pour s’exprimer et affirmer sa différence. De surcroît il s’enracine dans une tradition religieuse qui peut à juste titre se réclamer de vingtcinq siècles d’existence et qui a montré sa dynamique interne en s’adaptant et en intégrant de multiples cultures, en passant de 1. Un tableau simple des aspirations des adeptes qui adhèrent au bouddhisme peut être dressé. Nous nous référons, pour les axes principaux, à l’article de Frédéric Lenoir, « Les spiritualités orientales en Occident », Encyclopédie des religions, Paris, Éd. Bayard, 1997, p. 2371-2390. 94 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 95 Le bouddhisme en France l’Inde au Japon par l’Asie Centrale et la Chine, sans oublier le Tibet et tous les pays du sud-est asiatique. Le bouddhisme permet de découvrir, à défaut de redécouvrir, le sens des mots et des concepts spirituels et religieux. Cette ouverture à une autre tradition apporte un véritable enrichissement personnel. Ce choix permet également d’affirmer son identité et son originalité par rapport à une masse d’individus qui vivent sans trop savoir pour qui et pour quoi. Il est intéressant de noter sur ce point l’évolution qui s’est faite entre les années 1970 et 1990. Au cours des premières, il était de bon ton de se rendre au Népal, au Ladakh ou au Boutan pour vivre autrement une expérience imprégnée d’exotisme et de spiritualité dans une mouvance hippie. Durant les secondes, il n’est plus besoin de voyager : la quête de sens ne se poursuit plus dans l’extériorité et la nouveauté mais dans l’intériorité. Les maîtres rejoignent les disciples au sein de leur propre culture pour leur faire découvrir un mode d’exister et de penser autrement. 2.2. La place de l’expérience et de l’intériorité Dès ses origines le bouddhisme repose sur l’expérience de la réalité humaine. Il est fondamentalement existentiel et ne se réfère pas à une révélation faite à l’homme, au Buddha. Or on sait combien en Occident, à travers l’histoire, cette notion de révélation et d’alliance entre Dieu et l’homme a entraîné de questions et de révoltes, y compris chez les Grecs qui l’ont traduit à travers le mythe de Prométhée qui osa voler le feu céleste pour animer un être d’argile devenu homme. Aujourd’hui nos contemporains privilégient l’expérience personnelle ; ils placent la notion d’individu au centre de toute relation : il importe de s’éprouver soimême, de sentir les choses par soi-même et non pas d’adhérer à une vérité toute faite. Il est évident que le bouddhisme exerce là un attrait considérable, puisque le Buddha a très vite souligné que son enseignement, sa Loi ou dharma, était l’explicitation d’une expérience de libération et d’éveil faite personnellement et dont il 95 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 96 Chemins de Dialogue avait la certitude qu’elle était la voie correcte en raison des fruits qu’elle produisait en lui. Il invitait chacun à suivre cette voie, pour l’expérimenter par lui-même et refaire personnellement l’expérience de liberté et d’éveil que traduisent les Quatre nobles Vérités. Ce chemin de libération, explicité dans la quatrième Vérité sous l’appellation de « chemin à huit branches » expose non pas une orthodoxie mais une orthopraxie, c’est-à-dire une conduite et une pensée correctes. Cette rectitude ne signifie pas la conformité à un principe abstrait, mais l’unité interne et naturelle entre la véritable nature des choses et de soi-même. C’est d’ailleurs ce que traduisent les adeptes du bouddhisme, quand ils disent avoir retrouvé leur vrai Soi. Nous touchons là à deux questions fondamentales : n’y a-t-il pas détournement du sens bouddhique dans cette affirmation de la découverte du Soi, et, peut-on réduire cette expérience à une simple démarche d’ordre philosophique ? À la première question, nous pouvons répondre que la découverte du Soi, l’expérience de subjectivation, c’est-à-dire de retour au sujet, n’est pas contradict o i re avec le bouddhisme. Quand celui-ci affirme l’anatman, l’absence d’un principe en soi absolu et totalement indépendant qui animerait l’individu, il décrit une double réalité. En premier l’homme ne peut se prétendre un être permanent, pleinement conscient et maître de tout comme de lui-même : par nature il est formé de cinq éléments mais sous l’effet de l’un d’entre eux, la conscience, il s’affirme autonome, doué d’un principe absolu ; il tend à s’approprier toute chose, ou du moins à privilégier son Soi au détriment des autres qui ne sont plus perçus que comme objets. Il convient donc d’appre n d re à se désapproprier de ce Soi trompeur pour re t rouver sa véritable unité. Ceci s’opère notamment par la méditation. Dans le bouddhisme ancien, communément appelé Petit Véhicule, la méditation est décrite comme une expérience de simplification, d’unification au terme d’un processus décrit comme les « neuf demeures de l’esprit ». Dans un premier temps correspondant aux quatre degrés de concentration, le méditant ordonne sa propre nature et sa propre histoire, toutes deux sources d’erreur et d’ignorance. Le deuxième temps, également de quatre degrés, agit sur ses représentations 96 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 97 Le bouddhisme en France mentales fondées sur les notions d’espace et de temps qui ont pour effet de faire objectiver les autres et de les distancier. Or nous répètent les bouddhistes chinois, nous partageons tous une même nature fondamentale de vacuité, et par extension une même nature de buddha. La dernière étape, la neuvième, est celle de l’éveil, de la pleine intuition des Quatre nobles Vérités. Le champ de la méditation est certainement celui qui est le plus soumis à contresens et à suspicion. La place prépondérante donnée à la méditation fait croire que le bouddhisme est une méthode psychologique ou un simple processus philosophique. Cette méprise vient de notre habitude occidentale de dissocier l’âme et le corps, le spirituel et le matériel. Il faut aussi reconnaître que, lors de l’invitation à la pratique de la méditation, l’accent est trop souvent mis sur les techniques mises en œuvre. Voilà pourquoi dans une lettre du cardinal Ratzinguer écrite en 1990, la méditation bouddhique, et plus particulièrement le zen, sont réduits à des « techniques orientales de méditation » au détriment d’une cohérence interne et d’une dynamique spirituelle irréductible à cet aspect second. Dans un article intitulé Le vrai défi du bouddhisme à l’Occident chrétien, paru dans la revue Études en mai 1992, nous avons souligné à la fois le danger d’une telle réduction d’autant plus pernicieuse qu’elle s’enracine dans une certaine peur récurrente de l’Orient, et la nécessité pour les bouddhistes d’oser affirmer qu’ils font par la méditation une authentique expérience mystique qui les entraînent vers celle du nirvana. 2.3. Le rôle du maître Les Occidentaux recherchent aujourd’hui des témoins directs. Voilà pourquoi, le maître, le lama souvent honoré du titre tibétain de rinpoché, c’est-à-dire « très précieux », joue un rôle fondamental pour accompagner l’expérience de chacun. Il est celui qui a déjà fait l’expérience de la méditation et de ses fruits. Il peut non seulement en transmettre les modalités, mais en outre il discerne les signes 97 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 98 Chemins de Dialogue authentiques de l’expérience spirituelle. À travers le maître spirituel, le disciple s’enracine dans une tradition. Cette notion de tradition n’est pas un vain mot. Dans le bouddhisme zen japonais issu du chan chinois, l’accent est mis sur la transmission de la lampe, sur l’investiture par laquelle le maître pose son manteau sur les épaules de celui qu’il choisit comme son fidèle successeur. Nous touchons aux questions d’autorité et aussi d’orthodoxie, c’est-àdire de fidélité à une lignée et à l’esprit d’une expérience de libération. Dans ce contexte, on préférera parler de Tradition. Les écoles ou courants bouddhiques ont chacun leur lignée qu’ils font souvent remonter jusqu’au Buddha. 2.4. Le lien avec le cosmos Nombreux sont ceux qui éprouvent le besoin d’une harmonie avec le cosmos. Ils veulent retrouver un système qui prenne en compte l’ensemble du rapport entre le Tout et le particulier, en évitant toute rupture entre l’un et l’autre de ces deux plans. Il aspirent à une vision holiste de l’homme dans l’univers. Or le bouddhisme tibétain, tout spécialement, propose une doctrine où l’individu est inséparable de toutes les forces visibles et invisibles qui agissent dans le monde. Le cosmos est en effet conçu comme le corps du Buddha suprême Mahavairocana « le grand illuminant » en qui se concentrent les grands éléments. Parallèlement est affirmée l’identité de nature entre l’homme et le Buddha. La conclusion s’impose d’elle-même : tout individu demeure indissociable du Tout. Chaque être est une miniaturisation de l’ensemble. Par voie de conséquence, par l’union avec le Buddha principe d’identité et d’unité, il échappe tant aux limites du particulier qu’à la loi de la production conditionnée. En faisant retour sur lui-même et grâce au pouvoir enveloppant du Buddha, il peut atteindre l’Éveil en une seule vie. Il gagne ainsi la bouddhéité et toutes sortes de félicités terrestres. Cette nouvelle dimension est également rendue possible par les trois « mystères » du corps, de la parole et 98 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 99 Le bouddhisme en France de l’esprit. Ce sont en fait, pour le bouddhisme, les trois modes de réalisation d’un acte. Ainsi l’homme devient à travers toute sa conduite la manifestation du Buddha. Cette vision holiste de l’homme recouvre les trois principes suivants : 1) tout ce qu’on voit est la manifestation du mystère du corps du Buddha (le corps devient le « sceau », mudra, du Buddha) ; 2) tous les sons de l’univers sont le mystère de la parole du Buddha, parole efficace, mantra, qui opère ce qu’elle signifie ; 3) toutes formes de pensée sont le mystère de la pensée du Buddha dont le sommet réside dans la concentration souveraine, samadhi. En outre l’homme est appelé à découvrir qu’il est habité par le corps cosmique du Buddha. Ce corps se compose de quatre plans ayant leur correspondance dans un point précis chez le disciple : dans le nombril réside le corps de métamorphose ; dans la bouche, le corps de fruition ; dans le cœur, le corps de la Loi ; dans la tête, le corps inné ou subtil. Reconnaissons que le bouddhisme offre une vision très attrayante de l’homme, puisqu’il refuse la dichotomie de l’âme et du corps si souvent reprochée au christianisme, mais souvent à tort. Pour un grand nombre, le bouddhisme est le seul à réconcilier, par sa théorie de l’immanence, le spirituel et le charnel, l’Absolu et le contingent, le Tout et le particulier. 2.5. Une autre compréhension des questions du mal, de la souffrance et des fins dernières En renvoyant l’homme à sa seule responsabilité et expérience, le bouddhisme lui ôte toute tentation d’attribuer à une divinité l’origine du mal et de la souffrance. Cette dernière n’est plus assimilée à une sanction divine. Le mal se définit par son inutilité par rapport à la cessation du cycle des renaissances, c’est-à-dire au nirvana. La mort, quant à elle, perd son caractère dramatique, puisque la renaissance, souvent confondue avec la réincarnation, lui ôte son aspect inéluctable. Dans l’imaginaire occidental, 99 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 100 Chemins de Dialogue contraire à toute la pensée bouddhique, la renaissance offre la chance d’une nouvelle vie où la personne pourra accomplir les meilleurs de ses désirs. C’est aussi une manière de maintenir toute forme de transcendance dans les seules limites de la condition humaine. En outre, la théorie du voyage intermédiaire de l’âme, entre l’instant de la mort et la nouvelle conception dans une matrice, apporte à nos contemporains la consolation d’un accompagnement. En effet les vivants, selon une doctrine développée dans le Livre tibétain des morts tibétain (Bardo Thödol), gardent la possibilité d’orienter, par leurs bonnes actions et leurs prières, le chemin de l’âme vers une renaissance meilleure. Ils ont aussi le sentiment de n’être pas séparés de celui qui s’éloigne pour un temps et trouvent là un remède à la solitude tant redoutée à l’instant de la mort par notre société. L’homme garde en quelque sorte l’initiative du retour à la vie. 100 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 101 Henri Bourgeois Théologien, professeur honoraire à l’Université catholique de Lyon. AMOUR ET COMPASSION SELON LE CHRISTIANISME ET LE BOUDDHISME Assez souvent, dans le monde chrétien, on a tendance à considérer la compassion comme une vertu des pratiquants du Dharma tandis que l’amour serait caractéristique des fidèles de l’Évangile. Dharma De fait, le vénérable thaï La loi cosmique, l’Ord re Buddhadasa considère qu’« aimer universel qui contient et régit tous ne fait pas partie du vocabulaire les êtres. Par extension, la doctrine spirituel bouddhiste tradi- du Buddha. tionnel ». Et il est par ailleurs exact que le christianisme parle plus d’amour ou de charité que de miséricorde ou de compassion. Toutefois, me semble-t-il, il ne faut pas durcir ou systématiser à l’excès l’expérience des uns et des autres. La charité ou l’amour n’est pas, loin de là, une attitude exclusivement chrétienne et la compassion n’est pas uniquement bouddhiste. Entre les deux spiritualités, il n’y a pas stricte équivalence mais il y a un espace commun. Simplement, les deux traditions, chrétienne et bouddhiste, qualifient et l’amour et la compassion selon leur fond propre. 101 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 102 Chemins de Dialogue 1. Une expérience commune Pour l’Évangile comme pour le Dharma, la compassion est une attention portée à autrui quand celui-ci souffre ou est malheureux. C’est donc une attitude fortement contextualisée. En français, l’étymologie du mot « compatir » est d’ailleurs très expressive : il s’agit de pâtir avec quelqu’un, en le rejoignant dans ce qui l’éprouve. Quant à l’amour, je dirai que le rapport à autrui n’est pas toujours et a priori défini, compte tenu de l’illusion ou du malheur. Il est possible, certes, que la souffrance de celle ou de celui que l’on aime tienne une place notable. Mais ce n’est pas forcément le cas. Aimer, c’est se tourner vers l’autre, étant donné ce qu’il est, sa personnalité, sa façon d’exister. Tout cela déborde de beaucoup ses insuffisances et éventuellement sa souffrance. L’amour ne se limite donc pas à la compassion. Son champ est plus large. 1. Dans les deux cas, toutefois, l’attitude n’est pas seulement d’ordre sentimental. Si l’on envisage tout d’abord la compassion, on dira avec la tradition bouddhiste que la perspective consiste à supprimer les causes de la souffrance qu’éprouve quelqu’un avec qui on entre en relation. Il y a donc dans la compassion, dans sa générosité, quelque chose de vigilant et de réaliste, ce qui implique méditation et compréhension de l’existence. Pour ce qui est de l’amour, une remarque analogue s’impose. Aimer, ce n’est pas seulement une spontanéité sensible, un attrait, une séduction ou une passion. Cette relation à l’autre incorpore en outre de la volonté et de la réflexion. C’est donc une attitude spirituelle qui se structure au-delà de la sensibilité et qui débouche assez normalement dans un désir de communication profonde et dans le souhait d’un avenir commun. 102 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 103 Amour et compassion selon le christianisme et le bouddhisme Aussi bien faut-il reconnaître que la compassion et l’amour sont souvent vécus et interprétés de manière insuffisante ou, en tout cas, trop restreinte. Le bouddhiste Matthieu Ricard note, par exemple, pour le regretter, qu’en Occident le mot compassion « évoque parfois une notion de pitié condescendante, de commisération »1. De son côté, le philosophe français Jean-Luc Nancy écrit, toujours à propos de la compassion : « ce n’est pas une pitié qui s’attendrit sur ellemême et se nourrit de soi. Compassion : c’est la contagion, le contact d’être les uns avec les autres, dans ce tumulte du monde. Ni altruisme ni identification : l’ébranlement de la contiguïté brutale »2. Quant à l’amour, ce n’est pas non plus un simple attrait superficiel et finalement égocentrique. C’est en raison de cette signification ambiguë que l’on perçoit dans la tradition bouddhiste une certaine prudence à son égard. L’Occident, sous l’influence chrétienne, n’a pas cette réserve. Il est, au contraire, fasciné par l’expérience amoureuse. Mais, bien évidemment, celle-ci est souvent prisonnière de l’immédiat sensible. La différence entre sensibilité et attitude spirituelle constitue donc un premier éclairage commun au bouddhisme et au christianisme sur la compassion et l’amour. 2. Une autre vigilance, plus sujette à caution d’ailleurs, inspire, me semble-t-il, les deux traditions, tant à propos de la compassion qu’à propos de l’amour. Il s’agit de la différence entre les sujets en présence. Parlons d’abord de la compassion. Compatir, ce n’est pas exactement se mettre à la place d’autrui et, encore moins, prendre sur soi la souffrance de l’autre. Si on le fait, on cède à l’illusion de la sensibilité ou de la bonne volonté empathique. 1. Le moine et le philosophe, en collaboration avec J.F. Revel, Nil éditions, 1997, p. 230. 2. Être singulier pluriel, Galilée, 1996, p. 12. 103 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 104 Chemins de Dialogue Sur ce point, la spiritualité du Dharma est insistante. La compassion bouscule et remanie les schémas habituels de la différence entre les humains et récuse, en particulier, toute fusion naïve entre les êtres. Cela, du moins, dans l’ordre relatif qui est celui de l’expérience courante. À l’horizon, il est vrai, se tient la possibilité de la « grande compassion » qui va au-delà de la différence habituelle. Mais cette possibilité est ultime et se réalise dans un ordre propre, celui de l’accomplissement. Dans le quotidien, par conséquent, la différence demeure. Il ne faut pas la survaloriser mais il ne faut pas non plus la confondre avec l’indistinction fusionnelle, celle-ci étant d’ailleurs une des astuces de l’ego à l’égard d’autrui. En christianisme, la prudence est apparemment moindre. La tradition chrétienne use parfois d’expressions pour le moins ambiguës, notamment à propos du rôle salutaire de Jésus. Non seulement la liturgie implore la pitié de Dieu et de son Fils mais elle parle du Christ comme de celui qui « porte le péché du monde », ce qui, en rigueur de termes, peut donner l’impression d’une christologie de la substitution dépossédant les humains de leur responsabilité et aussi de leur avenir. À mon sens, ce langage d’ordre messianique n’exprime pas la vérité ultime de la foi évangélique. Les chrétiens participent, certes, au Christ dont ils sont appelés à constituer le corps. Mais le mystère de résurrection qui qualifie cette union ne va pas du côté de la fusion ou de la substitution. Il confirme chaque être humain dans son identité propre. Ici encore, s’opère le dévoilement d’un ordre ultime, celui de l’accomplissement. Venons-en maintenant à l’amour, toujours sous l’angle de la différence entre les sujets impliqués. « Aimez-vous les uns les autres », disait Jésus (Jn 13,34 et 15,12). Pour le bouddhiste Matthieu Ricard, l’amour porte « le souhait que tous les êtres trouvent le bonheur et les causes du bonheur »3. 3. op. cit., p. 231. 104 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 105 Amour et compassion selon le christianisme et le bouddhisme Mais l’ambiguïté est à nouveau au rendez-vous. Aimer, ce n’est pas prendre la place d’autrui, pas plus que compatir ne revient à prendre sur soi sa souffrance. C’est appeler sur l’autre que l’on aime la joie ou le salut et c’est contribuer, pour sa part et autant que possible, à son bonheur. Cependant, dans l’expérience fréquente, ce peut être aussi et d’abord manifester sous la bienveillance qui se réalise non seulement un attachement excessif et illusoire à soimême mais aussi une prétention sur autrui. Comme si l’on voulait se l’approprier. Cela, le Dharma le sait très bien. Mais, de son côté, la tradition chrétienne ne l’ignore pas. La pensée européenne, à la suite de A. Nygren et en écho à l’Écriture biblique, distingue d’ailleurs l’eros (un amour plus ou moins possessif) et l’agapè (un amour purifié et non captatif). 3. J’aimerais ajouter à ce qui me semble constituer le commun spirituel du bouddhisme et du christianisme dans les domaines de la compassion et de l’amour, une autre observation, elle aussi relative aux déficits possibles de ces attitudes. Il s’agit de leur concentration excessive sur certains de leurs aspects, au détriment de leur dynamique. On peut en effet compatir au malheur de quelqu’un ou de quelques-uns sans prendre aussi en compte la souffrance multiple de l’humanité. D’une façon analogue, il est possible d’aimer quelqu’un ou quelques-uns sans universalité suffisante ou, comme le dit le langage chrétien, sans action de grâce pour le monde et l’histoire. Dans une perspective semblable, il arrive que la compassion et l’amour se réalisent dans un domaine interpersonnel mais manquent d’expression institutionnelle. Le fait est bien connu pour ce qui est de l’amour. On peut aimer quelqu’un pour lui-même, quelques-uns pour eux-mêmes, en oubliant que leur bonheur dépend en partie des structures globales 105 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 106 Chemins de Dialogue de l’existence. De même, la véritable miséricorde ou compassion suppose, comme y insiste le bouddhisme, que l’on connaisse les causes de la détresse d’autrui et que l’on cherche à agir sur elles. À sa manière, Jésus a la même conviction : sa miséricorde pour les malades, les exclus ou les pécheurs est liée à l’évangile du Royaume de Dieu et à la lutte qu’il mène contre le mal et l’injustice. 2. La compassion et l’amour selon le bouddhisme Tout compte fait, la compassion n’est pas pro p re au bouddhisme et l’amour n’est pas le monopole spécifique du christianisme. Je crois qu’il faut bien percevoir ce genre de réalité si l’on veut aller vers une compréhension réciproque entre les deux spiritualités. Cela dit, chacune d’entre elles a ses propres accents. Je voudrais le montrer en fonction du bouddhisme d’abord puis du point de vue du christianisme. 1. Selon le Dharma, la compassion est une forme du don q u i constitue la vertu principielle de l’existence. Le don peut être matériel. Il peut aussi prendre la forme d’une transmission, celle de l’enseignement traditionnel et de la pratique. Il peut encore être communication de la sérénité, de la paix, de la non-peur. C’est dire que les modalités de la compassion sont susceptibles de beaucoup varier. 2. Ce qui est, en tout cas, caractéristique dans la vie selon le Dharma, c’est que la compassion n’est pas une attitude isolée. Elle fait partie d’un ensemble spirituel, celui que composent les quatre attitudes « illimitées » ou « incommensurables ». Elle prend place 106 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 107 Amour et compassion selon le christianisme et le bouddhisme parmi les qualités majeures de l’être humain et singulièrement des êtres éveillés ou en voie d’éveil. La première de ces attitudes illimitées, c’est la bienveillance (Maitri) qui est bonté et amour désintéressé. Puis vient la compassion proprement dite (Karuna) qui se spécifie en raison de la souffrance d’autrui. Se manifeste aussi une sympathie joyeuse (Muditã) en face des qualités et du bonheur des autres, ce qui exclut aussi bien l’envie que la jalousie et qui déborde évidemment le champ propre de la compassion. Enfin une dernière vertu vient achever cette genèse, celle que l’on nomme en français l’équanimité (Upekkha), c’est-à-dire l’indifférence à l’égard des louanges ou des offenses, de l’agréable ou du désagréable et donc la disponibilité en face des êtres et des événements, quels qu’ils soient, dans l’égalité de l’humeur et des sentiments. 3. On l’aura remarqué, cet ensemble a son origine dans l’amourbienveillance. Ce même amour fondamental demeure présent, sous diverses modulations, dans la compassion, la sympathie joyeuse et finalement dans l’ouverture inconditionnelle à autrui. Compassion et amour sont donc en rapports étroits. La première est motivée par la souffrance des autres ; le second salue le bonheur (effectif ou possible) de quelqu’un ou de quelques-uns et s’en félicite, souhaitant que chacun trouve le bien-être et en découvre les causes. 4. Pratiquement, l’amour et la compassion résultent d’un devenir. Avoir de la bienveillance, compatir, être en cordiale sympathie et vivre en état d’équanimité, cela s’acquiert. On comprend de ce point de vue qu’il soit normal d’expérimenter la bienveillance avant de pratiquer la compassion proprement dite. De même, il s’entend que l’équanimité s’instaure en ce qu’elle a d’universel et d’inconditionnel quand on a une expérience assez réelle de la bienveillance pour ses proches puis quand on élargit cette attitude à celles et ceux qui sont de plus en plus loin. 107 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 108 Chemins de Dialogue Cette spiritualité concrète n’est pas d’abord liée à un renoncement et à un effort. Elle procède de la sagesse à laquelle le Dharma initie par la méditation et le désillusionnement de l’ego, sur le chemin de l’éveil. Amour et compassion vont donc de pair avec un sens sapientiel de l’existence, c’est-à-dire une compréhension et une intériorité. Comme le dit souvent le Dalaï Lama, « le Dharma est l’union de la sagesse et de la compassion ». Celle-ci, ajoute équivalemment Matthieu Ricard, se réfère « d’une part aux êtres qui souffrent et d’autre part à la connaissance »4. 5. La compassion pour autrui suppose, dit le bouddhisme, non seulement une attention active portée à la souffrance d’autrui mais aussi la perception de sa propre souffrance personnelle. Souhaiter que se réduise le malheur de quelqu’un, c’est aspirer à ce que diminue le malheur ou l’illusion dont on est soi-même porteur et c’est souhaiter que la libération advienne en soi-même comme en autrui. On peut dire en ce sens que l’attention à sa propre souffrance ou à sa propre limite rend compatissant pour les autres. Inversement, la compassion a de quoi diminuer la souffrance que nous éprouvons en nous-mêmes, tandis que la violence et la méconnaissance d’autrui augmentent notre propre état souffrant ou illusoire. 6. La compassion, telle que l’envisage la tradition bouddhique, a des degrés. À un premier plan, celui de l’expérience courante ou des vérités relatives, elle a toujours plus ou moins quelque chose de duel : l’autre qui souffre n’est pas moi et je m’approche de lui dans la bienveillance et le respect. À un deuxième plan, la compréhension dharmique ou sapientielle donne à la compassion un sens nouveau et tend à la rendre non duelle. Enfin il y a, troisième niveau, ce que les bouddhistes nomment la « grande compassion », c’est-à-dire le dépassement de la dualité. Compatir, ce n’est plus alors se rapporter à autrui comme autre que soi mais réaliser que les sujets en présence ont une unité radicale. Il y a là une empathie 4. op. cit., 230-231. 108 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 109 Amour et compassion selon le christianisme et le bouddhisme non duelle ou encore un accomplissement qui va au-delà de la différence spontanément impliquée par la compassion. Le sujet s’efface devant l’autre sujet et se tient par-delà leur relation. 7. Dans l’expérience du Dharma, telle que le Mahayana (grand véhicule) la pratique, la compassion a des figures. L’une des figures les plus fameuses dans le Mahayana tantrique a les traits du Bouddha de la compassion que l’on nomme Tchenrézi. Ce Bouddha est d’abord visualisé par celui ou celle qui médite. Sa représentation détaille les états douloureux que la compassion souhaite soulager. Mais la méditation se clôt par l’expérience d’une non dualité entre le méditant et la nature de Bouddha ainsi actualisée. Une autre figure de la compassion se rencontre sous les traits des Bodhisattva, c’est-à-dire de ces êtres en voie d’accomplissement qui demeurent volontairement en deçà du nirvana (l’état de complète cessation des illusions) pour rester proches des humains et vivre en solidarité avec eux. La compassion trouve ici son expression la plus sublime. Les Bodhisattva dansent au-dessus du samsara (le déroulement largement illusoire de la vie) et du nirvana. Par compassion et non par logique karmique, ils reportent leur achèvement pour pouvoir manifester leur présence auprès de celles et ceux qui souffrent dans la vie actuelle. 3. La compassion et l’amour selon le christianisme Dans la tradition chrétienne, le vocabulaire de l’amour est évidemment d’usage fréquent. Beaucoup plus que celui de la compassion. Mais celui-ci n’est pourtant pas absent. 109 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 110 Chemins de Dialogue 1. Ce qui est toutefois notable d’emblée, c’est l’emploi préférentiel du terme miséricorde. La différence entre compassion et miséricorde est, à vrai dire, assez mince. Peut-être se réduit-elle, finalement, à des harmoniques qui ne sont pas tout-à-fait identiques. La miséricorde évangélique est une attitude spirituelle dont témoignent dans l’histoire des êtres proches de Dieu, tandis que la compassion, sans mettre entre parenthèses ce « vécu », se réfère à une réflexion anthropologique, souvent très affinée, qui déborde de beaucoup la pauvreté du cœur et de l’esprit ou la disponibilité à autrui. Toujours est-il que Jésus est présenté comme compatissant. Il pleure sur Jérusalem (Lc 19,41), il est bouleversé à la vue d’une veuve qui enterrait son fils (Lc 7,13) ou à l’approche des aveugles de Jéricho (Mat 20,34). Ses miracles expriment sa manière de réagir à la souffrance dont il est témoin. Ses paraboles mettent souvent en scène des personnes « apitoyées » (Mt 18,27 ; Lc 10,33 ; 15,20). De leur côté, les chrétiens sont invités à ne pas tenir tête aux violents (Mt 5,38-48), à être « bons et compatissants les uns pour les autres » (Ép 4,32), à « porter les fardeaux les uns des autres » (Ga 6,2). Il leur est même parfois suggéré d’avoir de la compassion pour Jésus, étant donné ce qu’il a enduré pendant sa passion (Ignace de Loyola, Exercices spirituels, 3e semaine). 2. La miséricorde-compassion appartient, en christianisme, à un ensemble d’attitudes spirituelles qui est analogue à celui qu’analyse le Dharma, sans lui être pour autant identique et sans être organisé au même degré. En évitant le syncrétisme mais en cherchant à re p é rer des proximités, je voudrais manifester cette relative ressemblance. Dans l’expérience chrétienne, priorité est donnée à l’amour (agapè). En tant que bienveillance, celui-ci peut se rapprocher de la bonté désintéressée (Maitri). Mais l’amour dont parle Jésus est un don de Dieu. Il a une origine, une inspiration et une forme divines. 110 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 111 Amour et compassion selon le christianisme et le bouddhisme Autrement dit, la miséricorde salutaire que Dieu a pour les humains s’inscrit en eux dans et par son Esprit (Ph 2,13) et suscite en leur vie à la fois l’amour d’action de grâce pour le salut reçu et la compassion pour les autres : « qui n’aime pas son frère qu’il voit ne saurait aimer Dieu qu’il ne voit pas » (1Jn 4,20). La compassion ou la miséricorde, plus largement l’amour, ont donc en christianisme un sens théiste : Dieu est le « père des miséricordes » (2Co 1,3). Dans ce même ensemble spirituel que déploie le christianisme on peut encore faire figurer la paix qui est, comme la miséricorde, une béatitude pour qui répond activement à son appel (Lc 5,9). La paix, on la pratique, on la reçoit (Jn 16,33), on la souhaite (Jn 20,1921). C’est donc l’une des expressions marquantes de l’amour. Celui-ci se décline par conséquent comme miséricorde et comme paix. Il peut également se manifester à travers l’admiration, une attitude voisine de la Muditã (sympathie joyeuse) bouddhiste. C’est ainsi que Jésus déclare être admiratif devant un militaire de l’armée d’occupation qui demande la guérison de son serviteur (Mt 8,10). Il s’adresse à une femme cananéenne en la félicitant : « ô femme, ta foi est grande » (Lc 15,28). Il est sensible au geste de don que fait « une pauvre veuve » (Mc 12,41-44). Enfin, dans la pratique évangélique, prend place à proximité de la miséricorde ce qu’on appelle le pardon (Mt 18,24-35) et la réconciliation (Mt 5,24). Deux comportements qu’oriente la compassion. Il serait assurément possible de relever d’autres indications. Par exemple, le fameux adage du sermon sur la montagne : « aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien attendre en retour » (Lc 6,35) rejoint partiellement l’équanimité du bouddhisme. Mais sans doute ne faut-il pas systématiser à l’excès un schéma spirituel qui n’a pas, au moins dans l’évangile, une forme très organisée comme c’est le cas dans les textes originaires du Dharma. 111 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 112 Chemins de Dialogue 3. Ce qui est clair en tout cas dans le message de Jésus, c’est que l’amour est premier. Non seulement dans le mouvement spirituel qui sous-tend la miséricorde et l’action de grâce mais dans la valeur de principe divin dont il est porteur. Cette anthropologie chrétienne fait apparaître une évidente différence entre le christianisme et le bouddhisme. Je la formulerai ainsi : dans la spiritualité chrétienne, c’est l’amour qui implique et fonde la compassion, tandis que, dans le Dharma, c’est la compassion qui manifeste l’amour et se développe à partir de lui. 4. Dans les deux cas, qu’il s’agisse du chemin de la conversion ou de la voie vers l’éveil, la spiritualité advient. Elle se réalise de part et d’autre par la sortie de l’illusion immédiate, par la compréhension réaliste des causes de nos insuffisances, par la lucidité sur nos intentions profondes (Mt 5,27-28), bref par un traitement de l’ego. Ces opérations – qui sont analogues sans être exactement superposables – supposent, comme dans le Dharma, une sagesse. Ce terme que le Nouveau Testament n’ignore assurément pas n’a pas dans le langage chrétien la fréquence et l’importance qu’il a dans le vocabulaire bouddhiste. Mais on peut sans difficulté en percevoir le contenu et la portée. La sagesse chrétienne qui fonde dans la connaissance l’amour et la compassion-miséricorde, c’est d’abord la découverte et l’acceptation d’une bonne nouvelle, celle reçue de Dieu à travers Jésus et dans l’Esprit divin. Si bien que ce que l’on cherche à être par rapport à autrui exprime ce que l’on essaie d’être vis-à-vis de Dieu (1Jn 4,20). L’amour mutuel en ses diverses formes actualise l’amour que Dieu communique aux êtres humains (Jn 13,34 et 14,23). En ce sens, la miséricorde est l’une des béatitudes (Lc 5,7). Cette sagesse évangélique articule plus précisément l’amour et la compassion à deux points de repère conjoints et tenus pour essentiels. D’une part la référence à Dieu qui se communique à travers une Alliance, la figure salvifique du Christ et la vie commu112 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 113 Amour et compassion selon le christianisme et le bouddhisme nautaire ou ecclésiale. D’autre part l’amour que l’on peut légitimement avoir pour soi-même, l’appel biblique invitant à aimer son prochain « comme soi-même » (Lv 19,8 ; Mt 22,39 ; Ep 5,33), étant entendu que l’amour de soi est alors dépouillé de l’égocentrisme illusoire. Pour un bouddhiste, cette logique de la foi évangélique présente, bien entendu, deux traits étonnants : son aspect théiste considéré comme indépassable, même s’il doit être purifié sans cesse ; la place qu’elle donne au moi, à l’amour de soi, quand bien même cet amour doit être en permanence décanté dans et par la conversion. 5. Je voudrais m’arrêter un instant sur ce second point. Ce sera sous la forme d’une question : peut-on considérer qu’en christianisme le rapport à soi-même est impliqué dans l’amour ou la miséricorde par une sorte d’effet second, analogue à celui qu’exerce la compassion bouddhiste sur l’état de celle ou de celui qui compatit et qui se trouve amené à voir diminuer sa souffrance ? Je serai, quant à moi, prudent par rapport à un tel rapprochement. Certes l’amour et la compassion sont en principe des attitudes de lucidité vis-à-vis d’autrui qui ne peuvent manquer de développer en soi-même le dépassement des illusions. Il y a donc bien par là une intuition commune au christianisme et au bouddhisme. Mais, cela reconnu, l’accent chrétien est autre, pour l’essentiel. Il tient compte de Dieu. L’amour de soi-même, aussi non illusoire soit-il, est référé en priorité à l’espérance que fonde l’amour libérateur de Dieu (Mt 5,11-12) et au pardon divin qui empêche, en dernier ressort, de se mésestimer soi-même. Parler d’une miséricorde ou d’une compassion pour soi-même à l’occasion d’un amour ou d’une compassion pour autrui serait sans doute trop dire, du point de vue chrétien, si de telles formules étaient comprises indépendamment de la relation à Dieu. Pour les pratiquants du Dharma, ce qui pose question dans cette conception de l’existence humaine, c’est, on s’en doute, non 113 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 114 Chemins de Dialogue seulement l’affirmation décidée relative à Dieu mais aussi l’interprétation du sujet humain qu’adopte le christianisme. Le je, pour la tradition chrétienne, n’est pas considéré comme pleinement et définitivement dépassable, car il n’est pas seulement illusion dualisante. L’expérience mystique tend sans doute vers un au-delà des relations duelles et habituelles. Mais elle touche à la limite de l’humain, elle n’est pas comme telle durable et elle continue à ratifier les différences que la foi chrétienne tient pour structurantes. Est-ce à dire que nous soyons prisonniers des dualismes ? Se peutil qu’un régime généralisé de non-dualité, comme celui qu’instaure la grande compassion bouddhiste soit impossible selon le christianisme ? À nouveau, je serai ici réservé. Car l’eschatologie chrétienne envisage un ordre d’expérience fondamentalement renouvelé où les dualités courantes n’ont plus de raison d’être. Et, dit la foi évangélique, cette mutation peut s’inscrire dès maintenant dans notre existence historique. Il y a là, on le sait, un point permanent d’approfondissement dans la rencontre du christianisme et du bouddhisme. Comme le théisme et la dualité, l’amour de soi-même apparaît aux bouddhistes comme une vérité relative qui n’a pas le dernier mot sur le sens de la vie. Ils en perçoivent les dérives possibles et, en l’occurrence, le danger d’un amour intéressé (la règle d’or : Mt 7,12 et Lc 6,31). Les chrétiens, quant à eux, valident les trois affirmations que je viens d’énoncer. Ils leur donnent une portée ultime, quelles que soient les transformations à opérer sur l’existence courante. 6. Fameux pour son goût des distinctions, le bouddhisme énumère diverses formes de compassion, depuis la réaction habituelle mais duelle jusqu’à la grande compassion qui accomplit et universalise le sens de la non-dualité. Qu’en est-il en christianisme ? De telles identifications de la compassion ne sont pas d’ord i n a i re l’objet de la méditation chrétienne. C’est plutôt l’amour que la tradition chrétienne et européenne, théologique et surtout mystique, a analysé. Cette tradition distingue volontiers l’amour intéressé pour Dieu où 114 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 115 Amour et compassion selon le christianisme et le bouddhisme l’attachement au moi demeure très notable et « l’amour pur » qui aime Dieu pour lui-même, sans espérance ni même désir pour soimême (ce que l’on peut désigner également par le terme biblique d’agapè). Au minimum, ce genre de repérage atteste que le christianisme est conscient du problème et de la difficulté que porte l’amour évangélique de soi-même. 7. En christianisme, comme dans le Dharma, l’amour et la miséricorde ont une expression figurative et pas seulement une signification sapientielle. C’est évidemment Jésus qui, pour les chrétiens, incarne ce que c’est qu’aimer (Jn 13,1) ou ce que c’est qu’être miséricordieux et compatissant (Mt 9,36 ; 14,14 ; 15,32). Il exprime l’origine et la teneur divines de ces attitudes. Il en communique l’Esprit. Mais il est aussi d’autres figures de référence, à un titre second ou dérivé. C’est celle de certains défunts, des saints ou des maîtres spirituels. Ces êtres ne sont pas des médiateurs. Mais ils sont témoins de Jésus et de son évangile. Leur expérience peut donc être objet de méditation pour les croyants. 4. Amour et compassion se rencontrent Comme je l’ai relevé dès le départ de ces réflexions, je ne pense pas qu’il faille parler d’une compassion purement bouddhiste et d’un amour spécifiquement chrétien. Les deux manières d’être et de vivre existent dans les deux traditions. 115 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 116 Chemins de Dialogue Mais il est exact que le Dharma insiste prioritairement sur la compassion, une forme d’amour qui se propose de résorber l’illusion et la souffrance qu’elle suscite, tandis que le christianisme met en exergue l’amour, étant donné les dons divins de l’Alliance et de l’incarnation. Ces deux accentuations différentes n’en laissent pas moins apparaître des proximités très fortes que je vais recenser pour finir : ❑ amour et compassion sont susceptibles d’être marqués d’ambiguïtés et appellent donc des vigilances multiples. Par exemple, pour ne pas confondre compassion et pitié ou amour et sensibilité. ❑ les deux attitudes s’inscrivent dans des schémas spirituels, ceux-ci pouvant prendre des modulations variées : bienveillance, joie, paix, admiration, pardon et réconciliation, équanimité et disponibilité sans réserve, etc. ❑ par ailleurs, comme le suggèrent la grande compassion et le pur amour, ces deux attitudes ont des degrés variables, selon le chemin parcouru vers l’éveil ou selon l’intensité de la conversion. ❑ pour le bouddhisme comme pour le christianisme, aimer et être compatissant ou miséricordieux relèvent d’une sagesse et d’une compréhension de l’existence. Cela ne signifie pas simplement que le sentiment, à lui seul, ne saurait fonder leur réalité. Cela veut dire que ces deux attitudes supposent la méditation et se réfèrent à des figures en lesquelles s’actualise leur sens. Il est clair toutefois que ce sens n’est pas identique dans les deux traditions. Christianisme et bouddhisme se séparent (d’une manière spirituelle et non abstraite ou théorique) à propos de la relation à Dieu, de la dualité et de la non-dualité, de la valeur que peut avoir l’amour de soi-même. 116 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 117 Conseil pontifical pour le Dialogue interreligieux (CPDI) Conseil des Conférences épiscopales d'Europe (CCEE) LA PRÉSENCE DU BOUDDHISME EN EUROPE Du 19 au 22 mai, à la Domus Aurea, dans la région de Rome, le Conseil pontifical pour le Dialogue interreligieux (CPDI) et le Conseil des Conférences épiscopales d'Europe (CCEE) ont réuni des délégués provenant de douze pays d'Europe pour une rencontre de réflexion sur la présence du bouddhisme sur le continent européen. Voici le texte du document final de cette rencontre.* 1 À l'invitation du CPDI et du CCEE, un groupe d'évêques, de théologiens et de spécialistes du dialogue interreligieux, se sont réunis à la Domus Aurea (Magliana, Rome), pour réfléchir sur la présence bouddhiste en Europe. Les participants, venant d'une douzaine de pays européens, de l'Espagne à la Russie, de la Suède à l'Italie, ont apporté chacun leur expérience du bouddhisme et de la rencontre entre bouddhistes et chrétiens. La réunion qui eut lieu du 19 au 22 mai 1999, quelques mois seulement avant le Synode pour l'Europe, est la première sur ce thème à être organisée conjointement par le CCEE et le CPDI. 2 Les participants se sont donné comme première tâche de regarder de près la situation actuelle des relations entre bouddhistes et chrétiens dans leurs pays respectifs. Aujourd'hui, il existe un large éventail de présences bouddhistes en Europe, allant des groupes déjà établis depuis longtemps jusqu'aux commu- * Texte en français du Conseil pontifical pour le Dialogue interreligieux (CPDI) et du Conseil des Conférences épiscopales d'Europe (CCEE). Publié dans la Documentation catholique, n° 2211, 3 octobre 1999, p. 858s. 117 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 118 Chemins de Dialogue nautés d'immigrés et de réfugiés. Mais la préoccupation principale du groupe était le nombre croissant de chrétiens européens qui sont attirés par la pensée et la pratique bouddhiques. Ce phénomène est bien différent de la présence des communautés musulmanes qui ont un sens très fort de leur identité et affirment une foi en un Dieu créateur et personnel. Il se distingue également de la situation de ceux qui adhèrent aux nouveaux mouvements religieux avec leur grande diversité. Pour de nombre u s e s personnes en Europe aujourd'hui, le bouddhisme apparaît comme une tradition ancienne de sagesse spirituelle et en tant que telle offre une alternative à la religion et à la culture dans lesquelles elles ont été élevées. 3 Le groupe des participants a commencé ses réflexions sur cette nouvelle situation en notant comment l'Église reconnaît avec respect et affirme les vérités et les valeurs contenues dans une tradition qui offre des réponses cohérentes « aux énigmes cachées de la condition humaine qui, hier comme aujourd'hui, troublent profondément le cœur humain » (Nostra ætate, 1). En particulier, comme le déclare le Deuxième Concile du Vatican : « Dans le bouddhisme, selon ses formes variées, l'insuffisance radicale de ce monde changeant est reconnue » (Nostra ætate, 2). L'Église voit donc dans le bouddhisme une voie sérieuse qui conduit à une conversion radicale du cœur de l'homme. En raison de sa propre préoccupation à demeurer éveillée à la présence du Seigneur, l'Église ne peut que montrer du respect pour une tradition qui attire l'attention sur le potentiel salvifique du moment présent. La pratique de l'attention crée le sens d'un silence plus grand qui nourrit l'attitude de compassion envers autrui, une attitude qui se déploie souvent dans l'engagement et l'action. Cette pratique bouddhique, et bien d'autres, encouragent ces fruits spirituels paix intérieure, joie, égalité d'âme, etc. - qui accompagnent toute discipline spirituelle intense. 4 De tels aspects du bouddhisme font que cette tradition trouve facilement une réponse chez des personnes en quête d'un sens spirituel de la vie. Elles sont impressionnées par l'enseignement 118 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 119 La présence du bouddhisme en Europe bouddhique de l'interdépendance de toute réalité créée et de tous les êtres vivants. Parfois il en résulte une forte poussée vers une attention à l'écologie. Mais l'adhésion à une vision bouddhiste du monde soulève pour l'Église de sérieuses questions théologiques et pastorales. Du point de vue théologique, le dialogue avec les bouddhistes soulève des questions sur les thèmes centraux de la théologie chrétienne, en particulier sur la nature du Créateur et sur le mystère unique de la création et du salut. Dans le domaine de la pastorale, le dialogue questionne l'Église sur la façon de répondre à ces « post-chrétiens » qui ont adopté une conception toute autre de ce mystère. 5 Fidèle à la révélation chrétienne du Dieu qui accueille tous les hommes, l'Église est avant tout appelée à pratiquer l'hospitalité envers les bouddhistes. Cela doit se faire à plusieurs niveaux - il s'agit des quatre types de dialogue : échanges théologiques, échanges au niveau de l'expérience spirituelle, dialogue de la vie et dialogue de l'action commune (cf. Dialogue et annonce, 42). Pour les catholiques, accueillir les bouddhistes veut dire tout d'abord reconnaître que l'Église est elle-même une communauté qui existe seulement à cause du dialogue établi avec l'homme par le Dieu d'amour. Elle est donc appelée à faire vivre ce dialogue dans ses relations avec tous les hommes, partenaires dans un pèlerinage commun. 6 À ce moment critique de la transformation de la société européenne en cette fin du millénaire (cf. Redemptoris missio, 38 ; Tertio millennio adveniente, 52-53), un tel accueil implique un renouvellement de la responsabilité évangélique de l'Église vis-àvis de tous ceux qui, pour quelque raison que ce soit, recherchent l'illumination spirituelle en dehors des fro n t i è res visibles de l'Église. Par cette quête, ils prétendent chercher une alternative à ce qu'ils perçoivent souvent comme un dogmatisme stérile. Ils ont souvent le sentiment que l'Église est trop institutionnalisée et emploie un langage démodé et incompréhensible. Nombreux sont ceux qui se plaignent du fait qu'ils n'ont pas reçu une initiation 119 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 120 Chemins de Dialogue adéquate à la prière personnelle, à la méditation et à une expérience de salut intégral. 7 Cette responsabilité évangélique a des dimensions diverses. D'un côté, l'Église, dans son souci pastoral envers tous ceux qui ont choisi de vivre en recherche, continue à proposer JésusChrist comme le Chemin, la Vérité et la Vie (cf. Jn 14,6) et elle se présente elle-même comme une vivante communauté de foi qui les accompagne dans l'Esprit du Christ (cf. Lumen gentium, 13). D'autre part, l'Église cherche à engager le dialogue et, par un renouvellement de l'ancienne discipline du « discernement des esprits », elle les invite à être pleinement fidèles à eux-mêmes et à ce que l'Esprit est en train d'enseigner (cf. Redemptoris missio, 56). Un tel discernement met en garde contre un éclectisme facile et attire l'attention sur les problèmes inhérents au phénomène d'une double appartenance qui risquerait de minimiser la signification des différences religieuses. 8 Nous recommandons comme priorités pastorales de donner les ressources nécessaires pour la formation, l'information et la coordination des efforts pastoraux dans ce domaine : 1. Formation Les centres pastoraux ayant la responsabilité pour la catéchèse devraient tenir compte des besoins créés par la présence croissante en Europe de ces « nouveaux » bouddhistes. L'éventail d'activités de ces centres requiert la formation de spécialistes et de personnes capables de donner des points de repère pour un discernement théologique et spirituel et d'exercer une diakonia veritatis (cf. Fides et ratio, 49-50) pour le bien de l'Église. 2. Information Il faut trouver le moyen de rassembler les ressources nécessaires et les matériaux valables pour l'éducation, tant dans les écoles qu'au niveau des adultes, pour des célébrations interreligieuses 120 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 121 La présence du bouddhisme en Europe dans le contexte de la rencontre entre bouddhistes et chrétiens et pour diverses questions pastorales délicates, comme l'accompagnement de ceux qui s'engagent dans des mariages mixtes, l'accompagnement des malades, les aumôneries de prisons, etc. 3. Coordination Il semblerait opportun que chaque Conférence épiscopale désigne une personne pour coordonner les demandes soulevées par ce ministère de l'accueil interreligieux. Une telle personne serait chargée de représenter l'évêque et/ou la Confére n c e épiscopale dans les rapports avec les groupes bouddhistes du pays et de maintenir le lien avec des centres - en particulier avec les communautés monastiques, les institutions académiques et les organisations interreligieuses. Selon les possibilités, ce ministère devrait revêtir une dimension œcuménique. 121 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 122 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 123 Études CdD-16 3/07/06 15:56 Page 124 Lumière & Vie n° 247 - juillet-septembre 2000 - tome XLIX-3 Une autorité affaiblie L’épiscopat Vatican II et l’épiscopat : une déception programmée Christian Duquoc L’autorité épiscopale : témoignage Hippolyte Simon Pouvoir, autorité et liberté dans l’Église Yves Cattin Quelle autorité pour les évêques ? J.-P. Manigne Des mésaventures d’une conférence épiscopale Donna Singles Les rapports entre l’épiscopat brésilien et le Saint Siège Charles Antoine Autorité épiscopale et primatiale dans l’Église catholique allemande Peter Hünermann Autorité et pratiques dans l’Église anglicane Suzanne Martineau Chronique : le rôle social d’une faculté de théologie Ch. Boureux 2, place Gailleton - 69002 Lyon Tél : 04 78 42 66 83 - Fax : 04 78 37 23 82 e-mail : [email protected] CdD-16 3/07/06 15:56 Page 125 Joseph Doré Archevêque de Strasbourg. ASPECTS DE LA RÉCEPTION DE NOSTRA ÆTATE DANS L’ÉGLISE DE FRANCE Dans la préparation de cette communication, je m'en suis très directement tenu aux consignes données par Mgr R. Fisichella dans les « linee fondamentale » par lesquelles il présentait ce « Convegno sull'attuazione del Concilio ecumenico Vaticano II » : « Queste [communicazioni], précisait-il, intendono considerare l'accoglienza dell'insegnamento conciliare nelle diverse regioni ecclesiali ». Puisqu'il nous était ainsi demandé un écho par régions, j'ai retenu ma propre « région », à savoir la France ; puisqu'on parlait globa lement d'accueil fait au Concile, je ne me suis pas limité à la seule théologie prise comme telle, mais j'ai plutôt considéré la situation ecclésiale dans son ensemble. Telle est bien d'ailleurs précisément la raison pour laquelle j'ai donné à ma communication ce titre très général : « Aspects de la réception de Nostra ætate dans l'Église de France ». Pour présenter au mieux les aspects en cause, j'aurai cinq points, d'inégale longueur d'ailleurs : • Des fondations de type universitaire (1), • La création de plusieurs organismes officiels (2), • Les travaux de la Conférence épiscopale (3), • Un ensemble de réalisations diocésaines (4), • Éléments d'une évaluation provisoire (5). 125 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 126 Chemins de Dialogue 1. Des fondations de type universitaire 1. La première donnée à enregistrer concernant la réception de Nostra ætate (N.A.) par l'Église catholique en France est sans conteste celle-ci : un peu plus d'un an seulement après la clôture du Concile, « dans l'euphorie et l'optimisme que son œuvre avait engendrés au sein de l'Église », fut envisagée, à l'Institut Catholique de Paris (ICP), la création d'un Institut de Science et de Théologie des Religions (ISTR). Son projet, « mis en forme et organisé par le P. Daniélou » (qui avait été lui-même expert au Concile), fut « discuté, précisé, approuvé d'un commun accord » dès le 9 mai 1967, et la « mise à exécution fut décidée pour le mois d'octobre suivant » (Henri Bouillard1). Dès le 13 décembre 1966, Mgr Veuillot, alors Archevêque de Paris, transmettait à Mgr Haubtmann, Recteur de l'ICP, une demande venue des Supérieurs majeurs (français) d'Ord re s missionnaires et du Comité permanent des Religieux, concernant la création d'un Institut de missiologie « qui formerait des “cadres” pour la pastorale des missions ». Au cours des discussions qui s'ensuivirent au sein de ce qui devait devenir le Comité fondateur de l'organisme ainsi souhaité, il fut entendu que la missiologie aurait certes sa place, « mais à l'intérieur d'un ensemble plus vaste que l'on désigna d'abord du titre, cher au P. Daniélou, de “théologie des religions” ». Le programme général devant, cependant, nécessairement impliquer par ailleurs « une étude des grandes religions non-chrétiennes », le P. Bouillard demanda et obtint que le titre de la nouvelle fondation fût effectivement celui-ci : « Institut de Sciences et de Théologie des Religions ». Et le théologien de préciser : « En somme, l'Institut aurait pour but l'étude du fait religieux et des religions non-chrétiennes dans une perspective missionnaire ; il conjuguerait l'analyse scientifique et la réflexion 1. H. Bouillard, « Naissance et développement de l'Institut de Sciences et de Théologie des Religions », Nouvelles de l'Institut Catholique de Paris n° 4, 1978, p. 42-48. 126 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 127 Aspects de la réception de Nostra ætate dans l’Église de France théologique ; il établirait la rencontre et le dialogue de la foi chrétienne et des religions non-chrétiennes ». Au fil des années, le projet primitif s'élargit d'une part à l'étude de l'athéisme moderne et de l'attitude du marxisme à l'égard de la religion, d'autre part à l'enseignement des diverses « sciences humaines de la religion et de son environnement », en attendant que vienne encore à se développer de diverses manières une recherche spécialisée sur « l'expression de la foi dans la diversité des cultures », et qu'ainsi la théologie finisse par étendre son débat, au-delà même des religions, aux cultures et civilisations du monde. Intégré en 1973 à l'« Unité d'Enseignement et de Recherche [UER = Faculté] de Théologie et de Sciences Religieuses » de l'ICP, l'ISTR ainsi constitué devait y prendre jusqu'à ces dernières années une place de plus en plus significative, avec même la possibilité de conférer une licence canonique spécialisée. Accueillant au départ surtout des « missionnaires », prêtres, religieuses, et laïcs (en formation avant leur envoi ou en congé de recyclage), il s'est ouvert de plus en plus : aux étudiants en théologie venus des autres Instituts spécialisés de la même Faculté de Théologie ; aux prêtres et laïcs attentifs à la nécessité de faire de mieux en mieux place au dialogue interreligieux dans la société civile et dans la pastorale ecclésiale ; aux hommes et femmes, y compris universitaires, intéressés, à titre personnel, apostolique, ou même professionnel, à la découverte des autres religions et à la rencontre et au dialogue avec leurs membres… 2. Outre celle de l'ICP, il y a sept autres Facultés de théologie catholique en France : d'une part, Angers, Lille, Lyon et Toulouse, toutes liées à des Instituts (= Universités) catholiques, et d'autre part Strasbourg (Université d'État), le Centre-Sèvres (jésuites) et Le Saulchoir (dominicains). Même si je ne puis ici entrer dans le détail de la programmation de chacune de ces Facultés, je dois au moins signaler que toutes en sont venues, plus ou moins tôt selon les cas, à faire une place aux religions (théologie des religions partout, sciences humaines des religions quelquefois) : il suffit de s'en 127 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 128 Chemins de Dialogue rapporter aux Brochures présentant les programmes annuels. Et une mention spéciale s'impose tant pour le Centre-Sèvres à cause de son lien avec l'Institut Ricci, spécialisé pour la Chine comme son nom l'indique, que pour Lyon à cause de la grande tradition missiologique (et œcuménique) locale. Mais, au-delà de ces réalisations restées malgré tout assez limitées – du moins dans le domaine qui nous occupe ici – on peut et doit bel et bien faire état de deux autres ISTR proprement dits. Venus s'ajouter à celui de Paris, ils ont d'ailleurs avec lui des rapports réguliers et organisent des rencontres auxquelles sont aussi invités les enseignants en théologie ou en sciences des religions des autres facultés, lors même qu'elles n'ont pas – encore ? – fondé elles-mêmes d'ISTR. a) Tout d'abord, Marseille. En 1991 était créé dans cette ville l'Institut Saint-Jean, annexe de l'Université catholique de Lyon pour le service des diocèses de la région apostolique ProvenceMéditerranée. La même année, à la faveur d'un synode diocésain, l'Église catholique de Marseille exprimait « son désir de s'engager davantage dans le dialogue interreligieux »2. Elle entendait ainsi prendre acte des exigences apostoliques liées à la grande pluralité locale au plan religieux. Sur un total de quelque 800 000 habitants, Marseille compte en effet environ : 150 000 musulmans, 80 000 juifs, et plusieurs milliers de bouddhistes ; s'y ajoutent de grandes diversités également parmi les chrétiens, puisqu'existent d'importantes communautés d'arméniens, de maronites, de grec-catholiques, etc. ; et le tout est naturellement vécu à la fois dans le climat général de la laïcité française et dans un contexte global marqué, comme partout dans notre pays, par une forte indifférence religieuse voire par un certain athéisme militant. C'est précisément pour organiser et accompagner l'engagement dans le dialogue interreligieux dès lors, et ainsi, estimé décisif déjà 2. Je me réfère ici à une intervention de J.-M. Aveline, Directeur de l'ISTR de Marseille à la Huitième Assemblée Générale de la Conference of Catholic Theological Institutions (COCTI) de Louvain, des 5-10 août 1999. 128 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 129 Aspects de la réception de Nostra ætate dans l’Église de France au plan pastoral le plus immédiat, que le diocèse de Marseille fondait en octobre 1992 son propre ISTR, rattaché à l'Université catholique de Lyon par le biais de l'Institut Saint-Jean. Ouvert en priorité aux laïcs intéressés tant à titre personnel qu'à titre ecclésial, cet ISTR accueille, selon leur désir, prêtres aussi bien que laïcs ; et la présence de juifs et de musulmans (ces derniers en augmentation) y est « régulière ». P roposant des enseignements à visée pastorale (pour les diocèses de la Région) ou professionnelle (secteurs de l'éducation, de la santé, de la communication), acheminant à un certificat puis à un diplôme en « sciences et théologie des religions », l'Institut est également habilité à préparer – à des conditions précises – à une licence canonique spécialisée en théologie. S'ajoute un Département de recherche et de publication qui a lancé, dès 1993 et au rythme de deux numéros par an, la revue Chemins de dialogue, consacrée à la rencontre des religions et dès maintenant parvenue à son quinzième numéro3. L'absence sur place d'une Faculté de théologie a obligé à développer dans le cadre même de la nouvelle institution tout un cursus de théologie chrétienne remise en chantier par la problématique interreligieuse qui vient d'être évoquée. Et, corrélativement, la fermeture du Séminaire (interdiocésain) local en même temps que les exigences de la pastorale diocésaine ont contribué à donner à ce second ISTR de France, au-delà de son intérêt directement théologique et spécialisé, des caractéristiques étroitement liées aux besoins concrets des diocèses méditerranéens et de plusieurs catégories socio-professionnelles de la région. b) Ensuite, Toulouse. Deuxième ville universitaire de France, Toulouse compte plus de 100 000 étudiants, parmi lesquels un nombre important de maghrébins et, plus globalement, d'africains ; la spécialisation de la ville en aéronautique attire par ailleurs vers elle une population que de nombreux voyages ouvrent aux 3. Chemins de Dialogue. Revue théologique et pastorale sur le dialogue interreligieux : 11, impasse Flammarion / F-13001 Marseille. 129 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 130 Chemins de Dialogue religions du monde et aux questionnements qu'entraîne leur découverte. Enfin, « la grande région du Sud-Ouest a vu se multiplier les monastères bouddhistes, avec celui de Lavaur dans le Tarn et ceux de Saint-Léon-sur-Vézère en Périgord, “terre de l'homme”, comme aiment à le souligner les organisateurs de tourisme en ce pays de Lascaux et des Eyzies, et comme ne manquent pas de le compre n d re bon nombre de personnes qui vivent dans la mouvance du New-Age » (Gérard Raynal4). Dès 1979, René Coste avait fondé sur place un Centre d'Études Africaines et Arabes qui organisait tous les deux ans, depuis 1984, un grand « Colloque interreligions […] faisant intervenir des conférenciers musulmans, juifs et chrétiens dans un esprit de respect mutuel [désireux de] donner libre cours à la franchise et à l'ouverture à l'autre ». Jean Vernette, de longue date à l'œuvre dans le vaste champ des sectes et des Nouveaux Mouvements Religieux, en avait fait l'objet d'une recherche effectuée et d'enseignements donnés tant à la Faculté de Théologie qu'à l'Institut d'Études Religieuses et Pastorales de la ville rose. Enfin, Joseph Levesque (décédé en 1995) avait dirigé dès 1987 un Département d'Histoire et de Théologie des Religions fondé à l'intérieur de la Faculté de Théologie locale, en particulier à la demande des Pères Blancs (qui ont justement établi à Toulouse la maison de formation de leurs étudiants de deuxième cycle). C'est sur la lancée de cet ensemble d'institutions déjà performantes qu'était créé, en septembre 1994, le troisième ISTR de France, « comme un organisme à part entière de l'Université Catholique du Sud-Ouest ». Conçus dans une perspective « très interreligieuse », les formations proposées, les enseignements et la recherche programmés y portent « sur le fait religieux dans l'humanité, sur la connaissance des religions et des cultures du monde, et aussi sur la théologie des religions ». À côté d'un public d'étudiants préparant soit certificat soit diplôme, un large public 4. Directeur actuel de l'ISTR de Toulouse, dont j'utilise ici-même une brochure de « présentation » que peut fournir le Secrétariat : 8, place du Parlement F–31000 Toulouse. 130 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 131 Aspects de la réception de Nostra ætate dans l’Église de France intéressé par les cultures et les religions de l'humanité se mêle à des personnes professionnellement confrontées à l'interculturalité (entreprises, organismes de formation, etc.). Il est significatif que le « Conseil d'orientation et de recherche » de l'Institut en question comporte, à côté bien sûr de membres de l'Institut Catholique de Toulouse lui-même, des personnes qui y siègent soit « au titre de leur compétence universitaire ou professionnelle » (École des Hautes Études en Sciences Sociales, École Supérieure de Commerce, Institut d'Études Politiques de Toulouse, Universités locales, etc.) soit « au titre de leur appartenance religieuse » (Église Réformée, Église Orthodoxe, Judaïsme, Islam, Bouddhisme). ••• On le voit : d'assise universitaire et de type académique, ce premier aspect de la « réception » de Nostra ætate dans l'Église de France mérite grande considération. Directement inspirées par des besoins et portées par des intentions d'ordre ecclésial, les réalisations dont on peut faire état à ce premier titre portent du fruit à tous les plans de la pastorale. On peut ajouter que, fédérant treize Congrégations missionnaires et recourant elle-même à la collaboration d'universitaires, la revue Spiritus apporte pour sa part en ce domaine une contribution importante, qui s'est en particulier traduite par l'organisation de colloques de bon niveau et largement suivis5. 5. Revue d'études trimestrielle fondée en 1959 et gérée en commun par treize instituts missionnaires, masculins et féminins : 12, rue du P. Mazurié/F-94669 Chevilly-La-Rue Cédex. 131 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 132 Chemins de Dialogue 2. La création de plusieurs organismes officiels Un deuxième aspect, plus institutionnel encore – si possible – que celui qui vient d'être évoqué, doit être mentionné au titre de la réception de Nostra ætate par et dans l'Église de France, à savoir la création, sur l'initiative des instances qualifiées de l'Épiscopat, de plusieurs organismes officiels de relations, de rencontre et de dialogue. 1. Vient ici en tout premier lieu, car il remonte à 1969, le Comité Épiscopal pour les Relations avec le Judaïsme. Après tout juste trente ans de vie, il pouvait tenir le 31 janvier 2000 sa 63e rencontre, et le P. Dujardin, Secrétaire en fin de mandat, pouvait y faire « l'historique du travail [accompli] depuis les origines ». Si les réunions tenues ont été nombreuses, les débats ouverts et les contacts pris l'ont été tout autant. Même si le Comité, qui en a lui-même bien conscience, est loin d'assurer à lui seul tout ce qui se fait en notre pays au titre des relations des catholiques avec le Judaïsme, il remplit néanmoins bel et bien son rôle, qui est « de susciter, d'animer, de soutenir, d'éclairer »6. Nombreuses ont été, par exemple, les sessions de sensibilisation et de formation organisées, chaque année dans une région apostolique différente, en particulier avec les Sœurs de Sion ; et nombreuses aussi, les initiatives pour l'étude de l'hébreu ou pour la formation au dialogue judéo-chrétien (sessions Israël, session Davar, etc.). Le souci a par ailleurs été constant de suivre les « questions d'actualité » et, en conséquence, d'informer et de former, à chaque fois, les chrétiens sur la « sensibilité juive » en la matière concernée : affaire Waldheim, affaire Touvier, profanation du cimetière de Carpentras, établissement de relations diplomatiques 6. Documentation disponible à l'adresse du Comité : Maison Pierre de Bérulle, 17, rue des Lyonnais/F-75005 Paris. J'ai d'autre part utilisé des éléments aimablement fournis par Mgr Poulain, Président en exercice du Comité. 132 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 133 Aspects de la réception de Nostra ætate dans l’Église de France entre le Saint-Siège et Israël, Carmel d'Auschwitz, béatification d'Édith Stein, etc. De grands dossiers ont été ouverts (ou entrouverts) : • sur la vocation permanente d'Israël et sur le lien fondateur et constitutif entre Israël et l'Église ; • sur la manière de lire l'Ancien Testament « pour permettre le dialogue entre Juifs et Chrétiens » ; • sur la façon dont la Shoah peut interroger la pratique ecclésiale de la mission et la théologie catholique de la Rédemption ; • sur le problème des mariages mixtes et des conversions ; • sur les relations organiques à établir et à entretenir tant avec le Centre National de l'Enseignement Religieux et avec les commissions de la Pastorale catéchétique et de la Pastorale sacramentelle et liturgique qu'avec le Secrétariat pour les Relations avec l'Islam (et avec leurs correspondants dans les différents diocèses), etc. Enfin, non seulement un soutien a été apporté à la création d'un Centre Chrétien d'Études Juives lié à la Faculté de théologie catholique de Lyon, mais le nombre des interventions dans les diocèses (et les séminaires) est allé se multipliant. De substantielles publications sont parues dans différentes revues de théologie, de pastorale ou d'œcuménisme. Une « journée d'éveil » située le dimanche entre Rosh Hashana et Kippour a été mise en place en plusieurs diocèses. Enfin une contribution importante a été apportée à la préparation de la démarche de repentance des Évêques de France à Drancy le 30 septembre 19977. Dans une communication récente au Conseil permanent de l'Épiscopat, une relecture du chemin parcouru proposait l'analyse suivante : du « temps de l'enseignement » (appropriation de Vatican II), on serait passé à celui des « questionnements » (voire du doute) puis à celui de l'« ouverture » (manifestations de repen- 7. La Déclaration du 30 septembre 1997 est parue dans la Documentation Catholique n° 2168 du 19 octobre 1997, p. 870-872. 133 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 134 Chemins de Dialogue tance) ; on en serait maintenant vraiment parvenu au « temps de l'engagement chrétien » pour un dialogue vrai et fraternel. 2. À peine quatre ans après l'organisme épiscopal spécialisé dans les relations avec le Judaïsme que je viens de présenter, était fondé, corrélativement en quelque sorte, un Secrétariat pour les Relations avec l'Islam (SRI). À ce qui paraît, l'Épiscopat de France fut même le premier de tous à procéder à une telle création. La décision fut prise, au cours du Conseil permanent du 19 mars 1971, de confier « à Mgr Huygue, Évêque d'Arras, le soin de coordonner, en son nom, les initiatives concernant les problèmes que posent à l'Église la présence de nombreux musulmans en France, et d'animer un groupe d'études composé de quelques évêques et de théologiens spécialisés dans ces questions »8. Dès ce moment, un groupe de travail se constitua, qui permit la création officielle, le 30 janvier 1973, de l'organisme souhaité. Celui-ci commença d'accomplir sa mission en relation avec d'une part une « Pastorale des migrants » alors naissante et d'autre part le « Relais Maghreb » datant de la guerre d'Algérie. Ses activités et son climat n'ont pas cessé d'évoluer depuis sa création. On peut dire que le point où la différence se marque principalement depuis les commencements est la suivante : en notre pays du moins, ce ne sont plus seulement des personnes de tradition musulmane que les chrétiens sont appelés à rencontrer, mais bien l'Islam lui-même, à savoir une grande religion avec son organisation, ses publications, ses institutions, etc. Les activités du Secrétariat se déploient en fonction de plusieurs orientations fondamentales, dont les suivantes : • susciter des groupes de découverte, d'échange et de dialogue entre chrétiens et musulmans ; 8. Documentation disponible à l'adresse du Secrétariat : 71, rue de Grenelle F–75007 Paris. Quelques indications précieuses sous la signature de Michel Lelong, dans Islamochristiana n° 4/1978, p. 166-174. 134 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 135 Aspects de la réception de Nostra ætate dans l’Église de France • organiser une formation des chrétiens sur la connaissance tant de l'Islam que des populations qui s'en réclament, et des possibilités du dialogue avec elles ; • favoriser les rencontres entre responsables chrétiens et responsables musulmans ; • animer un réseau de personnes compétentes dans les diocèses où la présence musulmane est importante. La poursuite de ces objectifs est assurée d'abord par l'organisation de sessions de formation (une chaque année en juillet), d'approfondissement puis de formation permanente, mais aussi par l'entretien d'un service de documentation, par l'incitation à une recherche théologique soutenue, et par l'entretien d'une collaboration régulière avec divers services de l'épiscopat (Service de la Pastorale des Migrants, Commission Justice et Paix, Coopération missionnaire, Mouvements d'Action Catholique concernés, Comité pour les Relations avec le Judaïsme, etc.) et avec les organismes correspondants des autres Églises. Enfin, des publications régulières relancent opportunément l'attention et travaillent à élargir la conscientisation. La Lettre du SRI, qui paraît trois fois l'an, informe sur l'actualité, apporte des témoignages et fait connaître ouvrages, sessions et cycles de conférences ; les Documents du SRI, destinés à une grande diffusion, présentent synthèses brèves et informations à la fois rapides et précises ; les Dossiers du SRI proposent une réflexion approfondie sur des thèmes choisis tant pour leur importance que pour leur actualité. 3. Est en outre à signaler la constitution d'un Comité Épiscopal pour les Relations interreligieuses. Le principe de sa création ayant été adopté lors de l'Assemblée plénière de novembre 1994 dans le cadre de la « réforme des structures » de la Conférence épiscopale, sa direction a été récemment confiée à Mgr Panafieu, Archevêque de Marseille et par ailleurs Président du SRI. Il a tenu sa première réunion le 31 janvier 2000. 135 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 136 Chemins de Dialogue Son rôle est en train de se préciser, en articulation avec les tâches accomplies et les orientations prises aussi bien par le Comité pour les Relations avec le Judaïsme que par le Secrétariat pour les Relations avec l'Islam. Il est clair qu'il est appelé à développer attention et contacts tant avec les religions asiatiques, Bouddhisme surtout, qu'avec les « Nouveaux Mouvements Religieux », en particulier de type sectaire. Service de la Conférence des Évêques de France, « il se veut une instance d'information, de réflexion et de proposition à partir des réalités interreligieuses et de leurs incidences sur la pastorale de notre pays ». Il est en lien étroit avec le Conseil pontifical romain pour le Dialogue interreligieux. 3. Les travaux de la conférence épiscopale Déjà les fondations de type universitaire évoquées en un premier temps, et plus encore sans doute la création des organismes officiels qui viennent d'être en un deuxième temps mentionnés, sont un signe manifeste de l'engagement de l'Épiscopat français dans la réception du message que les Pères de Vatican II voulurent faire passer aux Églises avec l'adoption de Nostra ætate. À cela ne se limite cependant pas l'implication épiscopale en la matière : on doit encore faire état de ce que révèlent les travaux de la Conférence des Évêques de France ellemême, en particulier à l'occasion de ses sessions plénières de chaque année. 1. Pour cadrer globalement les choses, on peut commencer par se donner ici trois grands repères. 136 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 137 Aspects de la réception de Nostra ætate dans l’Église de France ❑ Tout d'abord on peut citer le « Rapport Coffy » (1971) intitulé « Église-Sacrement ». Sans qu'une insistance particulière y soit mise sur le pluralisme religieux, il est tout de même significativement relevé, dans le « contexte culturel » de l'époque, que l'Église catholique « entre dans un régime de concurrence », et que « par le fait même la foi catholique se trouve relativisée en fait ». La question est dès lors posée, estime-t-on, de savoir « comment faire apparaître et percevoir l'universalité du christianisme »9. ❑ Tout proche de nous, on peut, en second lieu, relever que le récent « Rapport Dagens » (1996), officiellement présenté comme une « Lettre aux Catholiques de France » sous le titre Présenter la foi dans la société actuelle, se fait une obligation d'enregistrer l'évolution de la situation française au plan des religions et du religieux, et ne manque pas d'en réclamer une prise en compte judicieuse : « Le dialogue avec des croyants qui se réclament des autres traditions religieuses n'est donc pas facultatif pour nous. Il permet de reconn a î t re comment la re c h e rche de Dieu et la relation à Dieu façonnent, quoique différemment, une existence humaine »10. ❑ Enfin, entre ces deux « extrêmes » chronologiques – qui délimitent 25 ans de la vie de l'Église en France : (1971 et 1996) –, on peut re m a rquer qu'il est arrivé au moins une fois à la Conférence épiscopale de se préoccuper des religions. Elle le fit en son assemblée plénière de Lourdes 1986, sous le titre « L'Islam et les chrétiens » et avec le concours du Père Maurice Borrmans et du Professeur Rémy Leveau11. Mais « à l'époque, la présence de l'islam dans sa forme institutionnelle était moins sensible qu'aujourd'hui. [Par ailleurs], les intervenants étaient de qualité, mais le débat était resté quelque peu académique ». Autant dire qu'il conviendrait d'y revenir ! 9. Robert Coffy/Roger Varro, Église, signe du salut au milieu des hommes. Rapports présentés à l'Assemblée plénière de l'Épiscopat français, Lourdes 1971, p. 25. 10. Proposer la foi dans la Société actuelle. Rapport rédigé par Mgr Dagens, Cerf, Paris, 1996, p. 30. 11. Pour que le monde croie. Assemblée plénière, Lourdes 1986, p. 109-148. 137 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 138 Chemins de Dialogue 2. Tout ce qui précède, et qui n'est certes pas négligeable, étant dit, il reste que l'on doit bien reconnaître ceci : pendant les trente années au moins qui ont suivi la fin du Concile Vatican II et donc la publication de sa Déclaration sur les religions, la Conférence épiscopale s’est, comme telle, relativement peu préoccupée des thèmes abordés par Nostra ætate. Pour qu'elle y vienne de manière effectivement significative, il a de fait fallu attendre les toutes dernières années… quitte à préciser qu'alors elle a voulu et su accorder à la question une place effectivement importante. On peut faire ici état d'au mois trois éléments qui le font bien apparaître : ❑ En 1997 et 1998, l'Assemblée consacra un long moment au thème « Dialogue interreligieux et Islam », la première de ces années étant davantage « de l'ordre du regard et de l'analyse », et la seconde devant permettre d'élaborer « quelques ouvertures et orientations pour [le] gouvernement pastoral »12. Comportant deux temps, la journée entière du 7 novembre 1997 fut effectivement vouée à l'Islam. D'une part, la matinée comporta deux « interventions magistrales ». La première, de Mgr Michaël Fitzgerald, s'attacha à présenter « les enjeux de la présence des musulmans en Europe de l'Ouest et les conséquences sur le dialogue interreligieux, compte tenu des évolutions qui marquent l'Islam dans ses diverses composantes ». Sous le titre « Foi islamique et théologie chrétienne », la seconde, du P. Joseph Doré, présentait successivement l'autocompréhension traditionnelle de la foi islamique chez les musulmans d'aujourd'hui puis, corrélativement, la vision islamique du christianisme, après avoir relevé, en introduction, l'importance du facteur religieux dans la réalité musulmane de France aujourd'hui, et avant de proposer, pour c o n c l u re, « quelques indications théologiques et suggestions pratiques » en vue de la rencontre pastorale. L'après-midi était voué à des assemblées partielles travaillant sur les consignes suivantes : repérer les quelques points sensibles dans lesquels notre mission pastorale est engagée (des mariages mixtes à la 12. Un rendez-vous pour la foi. Assemblée plénière, Lourdes 1997, p. 73-129. 138 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 139 Aspects de la réception de Nostra ætate dans l’Église de France construction de mosquées) ; préciser quelques orientations pastorales à mettre au point. ❑ 1998. Tous les deux ans, la Commission doctrinale programme, à l'intention des évêques qui le désirent, une session de formation permanente. La onzième (« Montana XI »), qui se tint à Luxembourg du 5 au 9 janvier 1998, porta sur le dialogue interreligieux en général, mais avec une attention plus particulière au Bouddhisme. Après un survol historique du P. Joseph Doré et un exposé par le P. Damien Sicard des prises de position du magistère depuis Vatican II, Dennis Gira et Dom Massein proposèrent de « partir à la découverte du Bouddhisme ». Dans une troisième étape, J. Doré proposait une réflexion sur « le mystère du Christ et les religions du monde », et P. Massein sur « le statut de la vérité dans le dialogue interreligieux ». Des débats et des carrefours vinrent compléter ce programme dense, que Mgr Panafieu devait encore prolonger par une « réflexion critique sur l'interprétation qu'on donne de ce dialogue, sur les groupes qui se forment à son propos, le message qu'ils adressent, les institutions qui travaillent cette question, etc. » Si l'on précise que 36 évêques de France participèrent à ladite session – et si l'on tient compte du fait qu'un certain nombre de diocèses ne sont pas affrontés « avec intensité » (Mgr Panafieu) au problème soulevé –, on mesure l'importance du chemin accompli en quelques années ! ❑ 1999. L'Assemblée de 1998 ayant de fait, comme c'était annoncé, poursuivi l'examen du dossier Islam, ses travaux aboutirent l'année suivante à la publication d'un ensemble de 19 « fiches pratiques » préparées par le Secrétariat pour les Relations avec l'Islam et mises au point après leur examen par les évêques. Intitulées Catholiques et Musulmans, ces « fiches pastorales » sont consacrées tant à la coexistence et à la relation entre chrétiens et musulmans « dans les quartiers » (fiches I) qu'à la « demande de 139 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 140 Chemins de Dialogue mosquées » (III), aux « couples islamo-chrétiens » (VII), à la pastorale de santé (XI) ou des aumôneries de prison (XII), etc.13 Certes, l'Islam n'épuise pas le champ à couvrir par la pastorale ecclésiale au titre des chemins ouverts par Nostra ætate. Mais, avec l'attention qui lui est désormais effectivement portée par l'Épiscopat français, la preuve est en tout cas faite que la réception du document conciliaire qui nous occupe a largement débordé les cercles spécialisés pour entrer durablement dans les préoccupation des diocèses et, d'abord, de leurs pasteurs. 4. Un ensemble de réalisations diocésaines Afin de vérifier qu'en effet prises de conscience et engagements ont maintenant dépassé les milieux par définition intéressés pour concerner, au-delà même des évêques, une bonne part de la pastorale qu'ils conduisent dans leurs diocèses respectifs, je m'en suis rapporté à l'organe de la Conférence épiscopale qui recense systématiquement deux fois par mois les thèmes abordés dans les publications officielles (« Semaines religieuses », Bulletins diocésains et autres) de tous les diocèses de France14. Pour ne pas disproportionner les choses, je m'en suis tenu à la dernière année complète, soit 1999, qui présentait, en outre et entre autres, l'avantage de venir juste après celles où, comme nous venons de le relever, la Conférence épiscopale française en est venue à s'intéresser de plus près à la rencontre et au dialogue interreligieux. 13. Documents-Épiscopat n° 67, avril 1999. « Catholiques et Musulmans. Fiches pastorales ». 14. SNOP. Lettre d'information bimensuelle de la Conférence des Évêques de France : 106, rue du Bac/F-75341a Paris Cedex 07. 140 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 141 Aspects de la réception de Nostra ætate dans l’Église de France Aussi rapide qu'il ait été, le relevé que j'ai pu effectuer est, une nouvelle fois, assez significatif. J'en retiens au moins quelques éléments, qui suffiront à refléter avec justesse la tendance de l'ensemble. Sur les 19 numéros qu'a de fait comportés la publication bimensuelle de la Conférence des Évêques de France, deux seulement ne mentionnaient aucune activité d'ordre interreligieux ayant fait l'objet d'un écho dans un bulletin diocésain. En revanche, la rubrique « Islam » était documentée dans 9 numéros (pour 17 diocèses) ; la rubrique « Judaïsme » dans 5 numéros (pour autant de diocèses) ; la rubrique « Bouddhisme » dans 2 numéros (pour autant de diocèses). Une rubrique « Sectes. Nouveaux Mouvements Religieux » apparaissait dans 5 numéros. Une rubrique « Dialogue interreligieux » figurait enfin dans 6 numéros (pour 9 diocèses). Dans tous les cas étaient évoqués principalement : soit des messages de vœux et de bienveillance à l'occasion de fêtes ; soit des conférences, journées ou sessions d'information ou de formation ; soit des rencontres (de différents niveaux) entre partenaires de plusieurs religions, quoique toujours, semble-t-il, sur l'initiative de catholiques. Bien entendu, les bulletins diocésains ainsi examinés sont très loin de répercuter tout ce qui a de fait été vécu et réalisé dans les diocèses durant l'année retenue ! On conviendra cependant sans difficulté que la récolte est significative. 5. Éléments provisoires d'évaluation Sans vouloir allonger trop ce survol, il me paraît indiqué de regrouper pour finir, et par mode de conclusion, quelques éléments susceptibles de permettre une évaluation déjà un peu précise de l'accueil à ce jour fait, par et dans l'Église de France, à notre 141 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 142 Chemins de Dialogue Déclaration conciliaire Nostra ætate et aux appels dont elle était porteuse. 1. Une prise en compte est d'ores et déjà largement effectuée en un grand nombre de lieux (des Facultés aux Églises diocésaines), et cela pratiquement à tous les niveaux de responsabilité (des évêques aux catéchistes). On a enregistré ce que l'on doit bien désormais considérer comme une évolution historico-sociale irréversible, qui aboutit à une situation jusqu'à maintenant inédite : même en France, le débat théologique et l'action pastorale ne seront plus à conduire seulement avec d'une part les autres confessions chrétiennes et d'autre part l'incroyance ou l'indifférence, mais également avec les autres religions. Cela étant, il est de mieux en mieux perçu : d'abord, que ces dernières sont et seront à traiter, au-delà des relations individuelles, au niveau également des institutions en lesquelles elles ont commencé à s'organiser, et des instances qui sont susceptibles de les représenter ; et, ensuite, qu'il n'y a pas seulement, pourtant, à se préoccuper des religions instituées mais également d'un « phénomène de religiosité » assez diffuse, sans négliger, de surcroît, les aspects sectaires qu'il peut comporter. 2. Une prise de conscience est en cours et se développe concernant l'importance « anthropologique » du fait religieux. Et cela, du point de vue tant de la conduite de l'existence individuelle que de l'organisation de la vie en société. D'un côté, les mentalités courantes et les pouvoirs publics sont bien obligés d'admettre que « la religion » ou « les croyances » en général, et les diverses religions en particulier, ne peuvent plus être tenues pour n'avoir de pertinence que dans la sphère du privé. Les évolutions récentes (du côté de l'Islam et des sectes surtout) montrent bien que, quoi qu'on dise ou fasse, il y a bel et bien une dimension sociale dans le phénomène religieux. D'un autre côté, les catholiques et, plus largement, les chrétiens, doivent bien reconnaître qu'ils ne sont pas les seuls à être croyants et religieux ; et cela 142 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 143 Aspects de la réception de Nostra ætate dans l’Église de France ne peut que les inciter à se « conscientiser » sur plusieurs plans : 1) il est donc possible d'être croyant, mais il y a plusieurs manières de l'être ; 2) il convient de savoir à la fois pourquoi, à quelles conditions et sous quelle forme on pourrait (ou l'on ne pourra pas) l'être soi-même ; 3) quel que soit le choix que l'on fera (ou refera), on devra – corrélativement – respecter celui des autres. 3. Une prise de responsabilité nous attend dans le domaine pastoral et institutionnel. En fonction de ce qui précède, on peut estimer que, s'ils veulent poursuivre la réception déjà bien engagée de Nostra ætate dont on vient de faire état, les responsables de l'Église sont appelés à ouvrir ou à développer plusieurs chantiers. En somme, il leur revient, dans le domaine qui nous a ici occupés : ❑ d'intégrer régulièrement la préoccupation de la dimension interreligieuse à l'annonce habituelle de la foi ; non pas, certes, pour relativiser cette dernière, mais à la fois pour en mieux mettre en valeur la teneur et la spécificité, et pour équiper les fidèles en vue de la rencontre avec des croyants d'autres religions ; ❑ de programmer des formations systématiques dans les facultés et dans les séminaires et, pourquoi pas, dans les diocèses eux-mêmes, étant bien entendu que celles-ci devront permettre aux chrétiens qui les fréquentent d'approfondir d'autant plus sérieusement leur propre foi qu'ils seront conduits à découvrir et apprécier celle des « autres » ; ❑ d'instituer dans chaque diocèse des instances de dialogue inter religieux, d'ailleurs liées aussi bien à la pastorale des migrants qu'à celle du tourisme. Par quoi il apparaît évident que la « réception » de Nostra ætate n'a pu s'accomplir et ne pourra se poursuivre authentiquement sans la « réception » corrélative des autres documents du Concile Vatican II – avant tout, bien sûr, de ses grandes Constitutions : non seulement Gaudium et spes et Lumen gentium, mais également Sacrosanctum concilium et Dei Verbum. 143 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 144 Cahiers de Meylan Des femmes en mouvement : catholiques et protestantes au XXe siècle Avec ce nouveau Cahier de Meylan, Mathilde Dubesset, historienne et collaboratrice du Centre théologique de Meylan Grenoble, offre une approche historique très stimulante de la manière dont les femmes chrétiennes, catholiques et protestantes, ont été à leur manière actives dans la dynamique de transformation du statut des femmes et des relations entre hommes et femmes au XXe siècle… un regard renouvelé sur des femmes en mouvement ! Sommaire ❑ Retour sur les modèles hérités du XIXe siècle ❑ Des femmes engagées dans leur siècle, des années 1900 aux années 1960 ❑ Des années 1970 à aujourd’hui, contestations, mutations et perspectives Mathilde Dubesset, historienne, IEP de Grenoble Cahiers de Meylan 2000-2 80 pages - 60 f 15, chemin de la Carronnerie - 38246 Meylan Cedex Tél : 04 76 41 62 70 - Fax : 04 76 41 62 97 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 145 Journées Culturelles de Vars 16, 17,18,19 Juillet 2000 Située à l’est du département des Hautes-Alpes, la commune de Vars occupe une position privilégiée entre Dauphiné, Provence et Italie. Elle domine trois vallées réputées : l’Ubaye, le Guil et la Durance et bénéficie de la proximité du parc national des Écrins et du parc régional du Queyras. Quatre villages se sont regroupés : - Saint-Marcellin, 1600 m, le village le plus ancien, qui est la mémoire de la commune, avec l’église (XIIIe) et le temple (fin XVIIIe). - Sainte-Marie, 1650 m, où furent installées les premières remontées mécaniques et les premiers hôtels créés pour la plupart dans d’anciennes bâtisses à l’architecture locale traditionnelle, dans les années 1960. - Sainte-Catherine, 1800 m, hameau à flanc de montagne exposé au sud, où la vie pastorale est toujours très présente. - Les Claux, 1850 m, cœur de la station, pourvu de tous les équipements modernes pour des activités hivernales et estivales. Au fil des années, la station s’est beaucoup développée et a gagné un grand rayonnement, tant par la beauté des paysages, la qualité de ses pistes et sentiers que par la dimension familiale et la chaleur de son accueil. L’histoire de Vars est marquée par le brassage de nombreuses cultures et religions. Les premières populations se sont implantées à l’âge de bronze, puis à l’époque romaine. Saint Marcellin, évangélisateur des Alpes, s’est installé à Embrun vers 350 ap. JC. Suivirent les invasions des Goths et des Sarrazins entre 726 et 993 (bataille du col de Vars). Puis plusieurs Fondations de différents Ordres choisirent la région : - L’abbaye de Boscodon (1132) - Laverc, Lure Les routes des pèlerinages furent jalonnées de refuges dont l’hôpital MarieMadeleine à Vars. Après le massacre des Vaudois du Lubéron en 1545, les protestants, persécutés, se réfugièrent dans les montagnes où ils s’installèrent ; les temples, construits aux villages de Sainte-Marie et Sainte-Catherine furent détruits au mois de janvier 1685 et les deux cimetières insérés dans les cimetières catholiques. La tradition veut que les catholiques ayant refusé de détruire les temples, l’armée fut envoyée pour le faire. Au début du XIXe siècle, la liberté de culte ayant été rétablie, le temple de SaintMarcellin fut reconstruit. À Noël 1970, fut inauguré le Centre Œcuménique de Vars, créé à l’initiative du père Philippe, curé de Vars et du pasteur Poulain. Ce projet avait été encouragé par le père Coffy, alors évêque du diocèse de Gap, qui en avait saisi le sens et compris l’espérance. Ce centre œcuménique, outre un magnifique lieu de culte, sorte de grand navire 145 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 146 Chemins de Dialogue de bois et de lumière, dispose de salles attenantes de différentes tailles donnant des espaces appropriés aux rencontres. C’est en 1999, qu’à l’occasion de la restauration du temple de Saint-Marcellin, la municipalité, la communauté œcuménique et l’office du tourisme ont souhaité trouver une idée originale, - qui honorerait la dimension historique et religieuse de la région autant que la pratique cultuelle ; - qui favoriserait les échanges entre les varsincs originaires de la montagne, les saisonniers (jeune public de passage…) et les touristes nombreux en période de vacances ; - qui développerait la dimension culturelle de la station ouverte aux échanges européens par le partage de la vie en zone montagneuse avec des populations venant de cultures variées. Contact fut pris avec l’Institut de sciences et théologie des religions de Mareille afin de solliciter son aide et son soutien. Jean-Marc Aveline alla sur place rencontrer l’équipe qui s’était constituée et eut la joie de trouver des personnes dynamiques et motivées. Ce choix de l’ISTR allait dans le sens de : - sa vocation de porter attention aux demandes et besoins de formation jusqu’aux confins de la région provençale ; - sa dimension universitaire qui est le garant d’interventions de qualité ; - l’intuition pertinente que la compétence de communication développée dans le dialogue interreligieux pouvait servir une nécessité de dialogue interculturel et interpersonnel dans un tissu social complexe. Ce tourisme de montagne développe en effet une problématique d’écartèlement entre tradition et modernité, entre outil de travail et outil de consommation. Une petite équipe de l’ISTR s’intéressa au projet et la coopération active débuta par une séance de projection du film « Himalaya » à laquelle furent conviés les varsincs d’hiver, les moniteurs de ski, les responsables de la station et de l’UCPA. Une discussion passionnante s’ensuivit, où nombre de points de réflexion furent évoqués et interrogés : la dimension spirituelle de l’expérience de montagne, le poids des traditions et le pouvoir des Anciens, un milieu difficile qui forge le caractère et un contexte qui favorise les croyances religieuses ou superstitieuses. Une deuxième projection eut lieu pendant les vacances de février, s’adressant au public fréquentant la station. Environ cinquante personnes assistèrent au débat et partagèrent leurs opinions et leurs questions sur la vie dans les montagnes du Tibet, l’héritage et la transmission des savoirs, la place des religions et des croyances, le rôle des femmes… Un sherpa, installé dans le village voisin put témoigner de l’authenticité de ce film-reportage. L’équipe ISTR, attentive aux thèmes abordés, élabora un programme pour l’été suivant, dont le thème fut : « La montagne et le sacré ». 146 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 147 La montagne, symbole sacré Le déroulement de ces journées culturelles se déclina sur six axes principaux : - des conférences : la première donnée par le père Christian Salenson avait pour titre : « La montagne, symbole sacré ». C’est cette intervention que nous proposons à votre lecture. La deuxième, par Jean-Paul Roux, historien des religions « La montagne, les hommes et les dieux ». La troisième, sous la houlette du père Jean-Marc Aveline : « La montagne, lieu de rencontres » ; - des ateliers de peinture, d’écriture, de contes pour enfants ; - des rencontres festives, promenades, pique-nique et repas ; - des célébrations : lectures de textes sacrés dans les différentes traditions religieuses et proclamation de la Parole ; - une exposition de peinture, et des textes lus, disposés dans le temple de SaintMarcellin ; - un concert de musique sacrée africaine. L’évaluation fut très positive. Chaque jour, quatre-vingts personnes venant de toute la France, ont participé aux différentes activités. La commune de Vars souhaite continuer et développer la collaboration avec l’ISTR. Un projet 2001 prend forme, en s’ajustant au thème annuel de l’ONU, repris par l’UNESCO : « Dialogue des civilisations, dialogue interreligieux ». L’originalité d’un tel projet réside dans cette collaboration entre un institut universitaire et une municipalité. La contribution de l’ISTR à l’élaboration de journées culturelles en lien avec une communauté territoriale est une entreprise de nature à développer le contact avec un nouveau public. C’est une tâche signifiante que d’aller à la rencontre de ceux, élus et responsables, qui considèrent qu’une dimension culturelle s’intègre dans une proposition d’animation plus générale et que la prise en compte du phénomène religieux et des différentes traditions dans lesquelles il s’inscrit, est possible et pertinente pour la compréhension d’une société à la fois laïque, sécularisée et pluraliste. Marie Marx ISTR de Marseille 147 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 148 Chemins de Dialogue Christian Salenson Enseignant à l’ISTR de Marseille, vicaire général du diocèse de Nîmes. LA MONTAGNE, SYMBOLE SACRÉ La montagne est un symbole sacré. Elle est aussi un espace géographique, un lieu d’habitat pour les hommes, un espace économique, un lieu de loisir. Elle ne serait pas le lieu de loisirs et de sport qu’elle est devenue si elle n’était aussi un symbole sacré. Symbole cosmique La montagne est un élément du cosmos. De nombreux éléments de la nature sont susceptibles de devenir des symboles du sacré : la lune ou le soleil, la mer ou les fleuves, les arbres ou les sources. La valeur symbolique de l’eau est utilisée depuis longtemps. Déjà dans l’antiquité, les eaux du Nil étaient distribuées sur le pourtour méditerranéen. À en croire les publicités, les eaux n’ont rien perdu de leur vertu symbolique, peut-être même sacrale. Leurs propriétés naturelles n’ont d’égales que leurs vertus symboliques. Quand elles ont longuement parcouru les montagnes et acquis de telles propriétés dans leur circuit alpin, elles donnent à celui qui les boit purification et santé, force et dynamisme : toute boisson devient ainsi un lait symbolique, disait Bachelard. Il en va jusqu’aux bouteilles elles-mêmes qui aujourd’hui ne dissimulent même plus leur fonction de sein maternel ou de biberon, inscrivant leur symbolique jusque dans la forme des bouchons eux mêmes ! 148 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 149 La montagne, symbole sacré Beaucoup d’éléments cosmiques, tous peut-être, sont susceptibles et aptes à devenir les symboles du sacré, surpassant en cela leurs seules propriétés naturelles ou chimiques pour entraîner pardelà leurs formes et leurs apparences dans des univers de sens et de signification, d’émotions et de fascination, de séductions et de craintes dans l’ambivalence même dont les symboles sont capables. Beaucoup d’éléments peuvent ainsi devenir des symboles. Les religions utiliseront souvent ces symboles, qu’ils soient cosmiques ou qu’ils soient élaborés, pour être vecteur de l’expérience religieuse. La montagne est un symbole cosmique apte à devenir un symbole sacré. Ce qui peut s’entendre en un double sens : d’une part, elle peut permettre à des hommes de faire l’expérience du sacré. D’autre part, telles ou telles montagnes deviendront, dans diverses religions, des symboles sacrés, reconnus comme tels. Ambivalence du symbole de la montagne Le mot « montagne » vient du latin « mons », lequel a son origine dans une racine indo-européenne : « mens » qui a donné mont, montagne mais aussi éminence et menacer. On se plaît à re m a rquer l’ambivalence de cette racine, ambivalence qui marquera le mot lui même et la symbolique de la montagne. La montagne séduit et appelle mais aussi menace et fait peur. Il en va ainsi de tout symbole ! Il est capable de porter des significations et d’évoquer des sens contradictoires. La montagne a du charme, invite à gravir ses sommets, à goûter le silence ou à contempler le caractère altier de ses cimes. Elle menace aussi, intrigue et fait peur par son immensité et son altitude, par ses brusques changements de comportements et par le tribut que, chaque année, les hommes lui versent. Cette double polarité se retrouve en tout grand 149 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 150 Chemins de Dialogue symbole : les eaux, elles aussi, sont capables de symboliser la mort et de symboliser la vie. Le symbole est ambivalent et le sacré se nourrit de la force de séduction et de la fascination qu’il suscite tout autant que de la peur qu’il ne cesse d’inspirer aux hommes. Le sacré se nourrit de cette ambivalence et contribue à la renforcer. L’ambivalence du symbole n’est pas accidentelle. L’étymologie du mot la désigne comme une de ses caractéristiques fondamentales : En grec : sun-ballein : jeter ensemble. Dans un symbole sont jetés ensemble des éléments contradictoires : blanc et noir, mort et vie, séduction et menace… On ne peut jamais choisir une signification au détriment d’une autre. Le caractère paradoxal est constitutif du symbole. Les éléments signifiants La montagne est un symbole parce que ses éléments matériels sont signifiants. L’eau est un symbole en vertu de sa capacité à dissoudre, à changer de forme selon le récipient dans lequel elle se trouve, en vertu de sa capacité à être le cours d’eau ou l’eau qui dort. Plus la matérialité du signifiant est riche, plus sa symbolique le sera aussi. La matérialité sera reprise dans l’ordre de l’imaginaire. Le terme de « montagne » déclenche un imaginaire. Souvent la réalité de telle montagne précise sera bien loin de l’imaginaire suscité. Bien des montagnes sacrées ne méritent pas le titre de montagne pour de vrais Alpins ! Le Mont Thabor est qualifié par les évangiles de « haute montagne » ! Cette montagne est une colline ! Et sa hauteur est dans l’imaginaire. Lieu de la transfiguration de Jésus, l’événement transfigure la montagne elle-même. La signification prend appui sur la matérialité des divers éléments du symbole mais 150 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 151 La montagne, symbole sacré transforme ces éléments pour en faire les vecteurs de la symbolique qu’ils déploient. La représentation schématique de la montagne est celle d’un triangle isocèle. Les représentations des symboles sont toujours extrêmement simplifiées. Il importe peu d’avoir une exacte configuration. La représentation d’un triangle dont le sommet est en haut fournit quelques éléments essentiels de la symbolique : un sommet ; des côtés ; des plans inclinés ; une verticalité : un axe bashaut ; une base ; une assise. La verticalité La montagne est verticale. Elle va du bas vers le haut. Elle est faite pour être gravie. La montagne met dans une représentation fondamentale de verticalité, verticalité qu’elle partage avec d’autres symboles comme l’arbre. Il y a des arbres dans les cimetières pour faire relever la tête. Dans le sud de la France, on met des cyprès qui sont « des index pointés vers le ciel ». Sur cet axe, il y aurait un autre symbole mais inversé : le puits. Le puits fait descendre vers le bas, vers le centre de la terre. Descendre dans le puits c’est prendre de la profondeur. C’est aussi le risque de se perdre dans les profondeurs de la terre. On ne sait pas quand on touchera le fond. La verticalité est la station de l’homme debout. Quand l’homme prend la position debout il libère ses mains et transforme le monde mais il peut aussi regarder le ciel. Il peut contempler la voûte céleste. Il est lui-même dans la position terre/ciel. Il participe de la verticalité et cette symbolique le façonne, façonne sa culture et son culte. 151 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 152 Chemins de Dialogue Le symbole est souvent en corrélation avec le corps, symbole fondamental. L’homme se tient debout comme la montagne qui est en face de lui. Il participe ainsi de la montagne, de sa force, de sa puissance. Il est en harmonie avec le cosmos. Cette harmonie avec la nature est facteur d’équilibre. Peut-être est-ce une des raisons pour lesquelles les citadins ont un besoin vital de retrouver la nature par les sports d’hiver ou les vacances d’été. L’homme élabore la symbolique à partir de ce qu’il est lui-même et en se percevant lui-même dans sa dimension symbolique. La symbolique est une manière de se rapporter aux choses et de se comprendre soi-même comme faisant partie d’un tout. La montagne amène du bas vers le haut. Elle élève. Elle fait monter. Elle fait relever la tête. Elle fait sortir de la banalité du quotidien. Elle élève celui qui la regarde, celui qui y habite, celui qui escalade ses sommets. Vers le ciel La montagne indique le ciel. Le ciel est lourd de symbolique ! Il est l’infini dans lequel habitent les dieux et les âmes de ceux qui sont morts avant nous. À l’enfant qui demande où se trouve son grand père décédé, on répond : « Au ciel », ce qui ne dit rien et qui dit tout. On ouvre pour lui un espace symbolique dans lequel souvent il est plus à l’aise que les adultes. Le ciel est très sacralisé : il est en haut, immense, intemporel, immatériel, insondable, inaccessible. Dans le ciel se trouvent les astres et la source de chaleur et de lumière qu’est le soleil, sans parler de tous les phénomènes merveilleux qui peuvent s’y dérouler. Aussi, dans les diverses mythologies, il est peuplé de nombreux dieux et il est, avec les monothéismes, le « lieu » où habite symboliquement le principe unique et transcendant de toutes choses. 152 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 153 La montagne, symbole sacré La montagne capte le regard de celui qui l’observe. Les crêtes conduisent le regard vers le sommet. Elles touchent le ciel, se perdent même dans le ciel. Quand les sommets sont dans les nuages, on ne sait plus si la montagne crève le ciel ou si le ciel baigne la montagne. Ciel et terre se touchent et se confondent jusqu’à se perdre l’un en l’autre. La montagne conduit le regard vers le haut et appelle à monter et à en faire l’ascension. « Toute verticalisation est une valorisation » disait Bachelard. Celui qui contemple les sommets depuis le bas de la montagne, n’analyse pas tout cela en termes rationnels. Nous savons bien que le soleil ne se lève pas le matin mais que nous continuons à le dire de cette façon. Nous savons que ce n’est pas de l’ordre de la rationalité. Une idée d’ascension Irrésistiblement la vue des sommets attire l’homme et lui donne envie de gravir cette montagne. L’ascension est une montée vers le ciel. Les ascensions sont fréquentes dans les religions : Élie, Mahomet, Jésus ont quitté cette condition pour s’élever vers en haut, au ciel. Qui fait une ascension fait comme Mahomet ou Jésus. Qui fait une ascension quitte la terre et va vers le ciel. Il vit une expérience personnelle, une expérience spirituelle même. L’homme qui fait une ascension s’élève. Il s’élève en altitude. Il prend de l’altitude par rapport au quotidien et par rapport à lui même. Si bien que gravir un sommet - et peu importe la hauteur du sommet - c’est jouer, mettre en scène cette prise d’altitude. 153 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 154 Chemins de Dialogue Certes on peut faire une ascension avec un ascenseur mais estce encore une ascension ? Pour faire une ascension, il faut quitter, dépasser, se dépasser pour atteindre l’inaccessible, ce à quoi on n’a pas immédiatement accès. La démarche ascensionnelle comporte une idée de détachement. De ce point de vue, la marche vers un sommet est comme une promenade en plaine : on quitte un lieu pour aller dans un autre. Le pèlerinage, dans les démarches religieuses, développe cette symbolique de marche, de détachement, de chemin parcouru, de but à atteindre. Mais dans l’ascension d’un sommet, cette symbolique se double de celle de dépassement, d’altitude, d’élévation. L’homme qui gravit ainsi une montagne non seulement quitte, s’en va et se déplace vers un but fixé mais encore il prend de la hauteur. Comme dans le pèlerinage, le chemin parcouru à l’extérieur est symbolique du chemin intérieur. Celui qui part à Saint Jacques de Compostelle, qu’il se dise ou non croyant, va parcourir un espace intérieur en parcourant un espace extérieur. C’est le sens de tous les pèlerinages ! Il en va de même dans une démarche ascensionnelle, à part que l’on ajoute à la démarche une montée, une élévation vers le ciel qui va de pair avec une prise de distance vis-à-vis de la plaine, de la vie ordinaire, du quotidien. L’ascension comme le pèlerinage est un vrai parcours initiatique. Le terme d’initiation convient bien. L’initiation signifie être mis en chemin, ou sur un chemin. Celui qui est initié à un groupe, une confrérie sera introduit par une série de rites et d’épreuves. Toute initiation comporte des épreuves. Ainsi les adolescents qui sont initiés pour faire partie du groupe des hommes sont emmenés dans la forêt et subissent un certain nombre d’épreuves avant de pouvoir être admis dans le groupe des hommes et des chasseurs. Il en va de même dans les religions ou l’admission se fait après une période pro b a t o i re et des rites initiatiques. L’ascension d’un sommet relève d’un parcours initiatique. Il y a d’abord un chemin à parcourir. On ne parvient pas au sommet d’un seul coup, sans parcourir de chemin. C’est la raison pour laquelle il est préférable de monter à pied que par la télécabine ! Ce chemin comporte des 154 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 155 La montagne, symbole sacré épreuves : la dure montée, la soif, la végétation. Le parcours initiatique est nécessaire pour faire l’expérience du sommet. L’ascension est parfois précédée par le tour de la montagne. En de nombreux endroits on fait le tour de… Le tour de l’Etna, le tour du Mont Blanc etc. Ce tour détermine un périmètre sacré. On trace en quelque sorte un périmètre autour de la montagne et on se tient sur cette lisière. À la fois on participe du sacré de la montagne et d’une certaine manière on est au seuil. La base Le point que l’on quitte est la base de la montagne. De retour on sera ramené à la base. Peu importe la hauteur de la base ! Le principal est qu’il y ait une base pour pouvoir la quitter et y être ramené. La symbolique de la base évoque la stabilité, le solide, la sécurité. La montagne est stable sur sa base. Quand on est à la base, on est stable soi-même. De retour au camp de base, on aura retrouvé la sécurité inhérente à toute base. La base est aussi ce sur quoi on peut se reposer, ce que ne manque pas de faire tout marcheur quand il revient à la base… ! En même temps la base évoque le banal et le quotidien. Évidemment la base est ce qui est en bas. Et ce qui est en bas est souvent moins élevé que ce qui est en haut ! Revenir à la base c’est redevenir comme tout le monde. Car, pendant un temps, on n’a pas été comme tout le monde. On a été même au-dessus de tout le monde… ! La base est un mot latin transcrit directement du grec qui signifie « ce sur quoi on marche » et donc l’assise d’une chose. La base de la montagne est aussi son assise ! Autant dire que la 155 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 156 Chemins de Dialogue montagne elle, elle est debout ! dressée de bas en haut. La montagne a besoin d’avoir une assise pour pouvoir être debout. Les racines Pour pouvoir être debout, on lui prête des racines. Ses racines vont dans les profondeurs de la terre. Les montagnes sont indéracinables. Pour indiquer que la foi permet de réaliser même l’impossible, l’Évangile dit de celui qui a la foi qu’il pourrait donner l’ordre à une montagne d’aller se jeter dans la mer et elle le ferait. La montagne est stable car elle a de puissantes et profondes racines dans la terre. Là encore, elle participe de la même symbolique que l’arbre. Ses racines sont tellement profondes qu’elles vont puiser au cœur même de la terre. Elles descendent jusque dans les enfers. Rien de tel qu’un volcan pour comprendre cela ! et s’il est une montagne qui attire et qui repousse c’est bien le volcan… même quand il est éteint ! La cime L’étymologie du mot cime : de l’ancien français, le mot signifie bourgeon, et en particulier bourgeon terminal d’une plante ou d’un légume. La cime est le lieu ou se concentre la vie de la montagne, le lieu vers lequel toute la montagne est tendue et ou elle éclôt. On parle aussi de sommet, le summum. La cime est le point de convergence de toutes les lignes de crête et de toutes les forces qui convergent en ce point unique. Par le sommet, la montagne touche 156 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 157 La montagne, symbole sacré les cieux. En ce point se rencontrent symboliquement le ciel et la terre. Aussi ce point est-il désirable à atteindre. Il fait bon s’y t ro u v e r. Le marcheur qui parvient au sommet éprouve un sentiment de puissance et de légèreté à la fois. Il tutoie le ciel. La vision Il voit l’horizon se dégager devant lui. Il a une large vue. Il surplombe le monde. Le monde est à ses pieds. Nombreux sont les hommes qui, sur les hauteurs ont eu des visions. Mahomet a ses visions au mont Hira. Sur la montagne, ses disciples voient Jésus transfiguré… Lieu de vision et lieu de communication entre les dieux et les hommes, Moïse reçoit les tables de la Loi sur le mont Sinaï. Peut-être est-ce un lieu de Parole parce qu’elle est le lieu du silence. Les bruits de la plaine se sont tus. Le silence n’est troublé par rien. La végétation a disparu et avec elle les derniers bruits des végétaux. Le silence du monde minéral est un silence plein et dense. Le silence ouvre la possibilité d’une parole venue de ces espaces infinis ou venue du fond de soi, une parole venue tout à la fois de ces grands espaces et du fond de soi, une parole souvent inarticulée, sans mots et sans phrases… mais une parole pleine. Le sacré Tout cela contribue à l’expérience du sacré. Le sacré se donne à connaître d’abord comme une expérience, expérience d’une force, d’une puissance religieuse extérieure à l’homme. Cette expérience 157 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 158 Chemins de Dialogue est celle d’un infini en regard du caractère fini qu’il éprouve de luimême. L’homme qui fait cette expérience se perçoit dépendant d’un univers plus grand que lui. Ce sacré le fascine et l’attire. Il peut faire l’expérience de la peur et de la crainte, de l’effroi même. Il éprouve le sacré comme une force et une puissance très grande qui appelle son respect et sa considération. L’homme qui est sur le sommet de la montagne peut éprouver ce sentiment de finitude par rapport à un infini qui le dépasse de toute part. Il peut se sentir saisi, subjugué, envahi et souvent il reviendra sur les sommets pour tenter de revivre cette expérience, pour s’éprouver comme sujet fini et faire l’expérience de cet audelà des choses. Il pourra être saisi et profondément ému devant la beauté et la force magnifique du paysage et faire là une expérience religieuse très forte. Il n’est pas nécessaire de croire pour faire des expériences religieuses. En revanche, ces expériences-là sont éventuellement fondatrices d’expériences croyantes. Celui qui a déjà vécu cette expérience de ravissement éprouve le désir de recommencer. Il découvrira alors qu’il ne peut jamais provoquer cette expérience. Certes il peut rechercher et désirer éprouver ou renouveler une expérience religieuse forte qu’il a vécue mais l’expérience du sacré ne se maîtrise pas. Le sacré fait irruption. Le sujet est saisi mais ce n’est pas lui qui saisit le sacré… L’axe du monde La montagne est un axe du monde. La représentation symbolique du monde est souvent constituée de trois niveaux : le ciel, la terre et les enfers. Ces trois niveaux superposés ne communiquent pas entre eux. Il faut donc trouver des moyens pour les faire 158 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 159 La montagne, symbole sacré communiquer. La sacralisation d’un arbre, ou d’une montagne constitue en quelque sorte comme un « trou » fait dans ces différents niveaux et par lequel pourront communiquer les différents domaines. La montagne, en sa verticalité, est apte à remplir ce rôle et à faire communiquer ces différents niveaux ; ce sera donc un lieu sacré privilégié pour se situer sur l’axe du monde. Elle trace une verticalité qui va des profondeurs de la terre, touche et se perd dans les nuages. Si en plus cette montagne est un volcan en activité, on imagine sans peine sa sacralisation. Elle partage cette symbolique avec l’arbre mais aussi avec les piliers dans les maisons ou les mats dans les tentes. On enduisait au moment de l’inauguration de la tente, et plusieurs fois par la suite, les piquets avec du sang. Ainsi quand les hébreux sont en Égypte au moment de leur libération, ils doivent marquer les piquets des tentes. En plusieurs religions on connaît cette symbolique : le long des piliers montent et descendent les esprits, sur cet axe de verticalité, ils peuvent se déplacer. Pour se protéger, il faut faire des rites apotropaïques. Dans les maisons aussi les esprits peuvent passer par la cheminée… y compris le père Noël ! Quand on achève une maison, dans certaines régions, on met sur le toit, tout en haut de la cheminée, une branche d’arbre. L’autel du sacrifice est aussi l’axe du monde. Dans une église, l’autel doit se trouver à l’aplomb de la voûte ou de l’arc triomphal. Il est ainsi dans l’axe car lui-même est l’axe du monde dans sa symbolique. En faisant un sacrifice sur l’autel on fait communiquer le ciel et la terre. Il n’y a pas mieux pour faire communiquer les hommes et les dieux que de faire des sacrifices dont les bonnes odeurs montent jusqu’aux cieux et apaisent la divinité. Si en plus le sacrifice est un sacrifice de communion, les hommes peuvent manger de la même victime que les dieux qui sont nourris, eux, des odeurs agréables. L’autel est le point principal de relation entre les dieux et les hommes. Il est l’axe du monde. Il développe aussi une verticalité non pas dans sa forme géométrique mais par sa place dans l’espace et par sa fonction. 159 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 160 Chemins de Dialogue La montagne est l’axe du monde. Elle fait communiquer la terre et le ciel par sa verticalité même. Nombreux sont les sommets qui comportent ainsi une basilique, une chapelle, un lieu de culte ou de pèlerinage ou plus souvent encore une croix. Ces lieux de culte sur les sommets soulignent cette symbolique. La croix est évidemment un symbole très riche. Il accentue la verticalité par sa forme même et la prolonge mais il combine et croise, comme son nom l’indique, une horizontale qui embrasse l’horizon. La montagne, axe du monde, fait communiquer les enfers, la terre et le ciel. Elle est victorieuse de la séparation entre le ciel et la terre, entre les hommes et les dieux. Comme le sacrifice, elle fait communiquer les dieux et les hommes. Elle est un trait d’union entre terre et ciel. Le lieu des héros et des saints Certains hommes voudront vivre sur la montagne ou s’y rendront pour des moments décisifs de leur vie… Ils y feront l’expérience du sacré et de Dieu. Certaines de ces expériences bouleverseront le cours de l’histoire. Le Bouddha parvient en sept pas à la cime du monde. Moïse reçoit les tables de la Loi sur le Sinaï. Élie fait la rencontre de Dieu à l’Horeb. Jésus est transfiguré sur la Thabor, meurt sur le Golgotha. Mahomet reçoit sa révélation sur le mont Hira. Dans toutes les religions, saints et ermites, ascètes, mystiques rechercheront ces lieux pour y vivre ou pour s’y ressourcer. Beaucoup logeront dans des grottes. 160 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 161 La montagne, symbole sacré La grotte Il n’est pas rare que dans les montagnes se trouvent des grottes et que l’on conjoigne alors deux symboliques : celle de la grotte et celle de la montagne : Élie à l’Horeb ; Il est dans une grotte lorsque se déclenche l’orage mais Dieu n’était pas dans l’orage puis vient la tempête mais Dieu n’est pas dans la tempête, puis vient le murmure d’une brise légère et Dieu est dans la brise légère… La grotte est un lieu à forte tonalité symbolique que l’on retrouve souvent dans la littérature, dans les contes, dans les religions. La grotte développe une symbolique féminine de germination, fécondation, fécondité. Elle est un ventre maternel. Elle partage cette symbolique avec le chaudron des Celtes. Il est un lieu de fécondation, de macération, d’alchimie qui produit de la force, de la vie, de la puissance. La crypte des églises procède de cette symbolique. La grotte est un lieu de naissance, de mise au monde, d’alchimie, de refondation ou de renaissance. Elle est un lieu obscur. Elle recueille des énergies infraterrestres et elle peut mettre en relation avec les profondeurs de la terre : la Pythie de Delphes. La grotte a un caractère sacré. Est-ce un hasard si on a retrouvé de nombreuses représentations religieuses au fond des grottes ? Ce sera aussi le lieu de résidence de nombreux ermites ou « hommes de dieux ». N’est ce pas pour eux un lieu de nouvelle naissance, de réengendrement ? Quand cette grotte est dans la montagne, non seulement elle engendre ou réengendre mais encore elle y associe le caractère altier de la montagne, sa puissance, sa relation avec les cieux. Ce qu’elle engendre sera marqué d’un caractère divin. Elle associe le caractère sacré du haut et le caractère sacré du bas. Ce sera un lieu de révélation. 161 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 162 Chemins de Dialogue La conscience du symbole Nous n’avons pas une conscience claire de la symbolique de la montagne et l’homme qui escalade un sommet ou fait une randonnée sur les crêtes, ne raisonne pas sur les symboliques mises en œuvre. Le symbole ne s’adresse pas d’abord à la raison. Certes, le symbole est un langage et il parle mais il ne parle pas à la conscience. L’homme l’expérimente plus qu’il ne le réfléchit. Il éprouve des sentiments forts, des impressions, des émotions, au niveau de son être, de son corps mais sans qu’il lui soit donné de dire le pourquoi, ignorant les mécanismes et les processus que cela met en œuvre. Par ailleurs, si le symbole est un langage, il ne parle pas à tout le monde de la même manière et il ne dit pas la même chose. Dans son ambivalence, un orage en montagne pourra susciter chez l’un effroi et crainte, chez l’autre enthousiasme et émerveillement devant les éléments déchaînés. Telle est la richesse de ce langage. Il n’est pas univoque. S’il parle d’une seule voix, il n’évoque pas à chacun exactement la même chose. Les variations peuvent être très grandes. Il est impossible d’expliquer le symbole. Il demande à être interprété mais il faut laisser à chacun le soin de dire ce qu’il a envie de dire. Le symbole donne la parole plus qu’il ne dit ce qu’il faut penser ou croire. Le symbole travaille le sujet. Un symbole unifie. Il est souvent unificateur du sujet, du sujet avec le groupe auquel il appartient. Les symboles cosmiques réunissent le sujet avec son environnement naturel. Dire que le soleil se lève le matin est une manière de marquer l’unité profonde entre le rythme de la nature et son propre rythme. Sans vie symbolique l’homme ne pourrait pas vivre. Celui qui mange se nourrit autant de ce que la nourriture signifie que de ce qui la constitue organiquement. Que serait une famille sans aucun repas familial ? Quel apprentissage pour les enfants, comme pour les adultes que de devoir partager la 162 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 163 La montagne, symbole sacré nourriture ! Si le sujet met en œuvre des symboles, les symboles constituent le sujet qui les met en scène. La montagne a ses rites et ses mythes Nous organisons les symboles en des séquences rituelles. La nourriture, grand symbole, est séquencée dans le rite du repas, l’eau dans le rite de la toilette ou du bain. À côté des grands rites religieux - les obsèques ou la finale de l’Euro 2000 - se trouvent tous ces rites au quotidien, qui ne sont pas dénués de sens religieux d’ailleurs, effectués sans même s’en rendre compte, qui façonnent le sujet ou le groupe. De même des symboles organisés en séquences verbales donnent naissance à des mythes, des contes, des légendes. Ces récits transmettent une vision du monde, de l’homme, des rôles sociaux, de la représentation de la nature, une sagesse, des savoir-faire, des savoir-vivre etc. Celui qui s’arrêterait à la littéralité et qui jugerait la pertinence du récit en fonction de son caractère historique s’interdirait toute compréhension. Mais à celui qui sait lire, il est donné de comprendre peu à peu toute l’anthropologie qui le sous-tend. Celui qui se laisse faire par ce récit intégrera peu à peu la sagesse sous-jacente. La montagne a ses rites : Celui qui parvient au sommet plantera un drapeau. On organisera une fête de la montagne. On fera une procession vers un sanctuaire ou vers un sommet sur lequel se trouve une croix ou une chapelle. Elle a aussi des récits et des légendes. Le soir, à la veillée, les anciens racontent les histoires qu’ils ont eux-mêmes entendues des anciens. Ces récits finissent par être connus de tous mais on a plaisir à les réentendre. La montagne a suscité ses conteurs. Elle leur donne la parole et ils pourront dire la fascination et la crainte qu’elle exerce, sa beauté et sa cruauté. Ils parleront de ses charmes comme l’on parle de ceux 163 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 164 Chemins de Dialogue d’une femme que l’on aime. Ils épingleront ses vices comme s’il s’agissait d’une sorcière ensorceleuse. Ils ne pourront jamais en parler sans parler en même temps de ses habitants, de ceux qui l’affrontent et qui rusent avec elle, qui la défient et qui l’admirent, qui ne peuvent la quitter sans être irrésistiblement rappelés car c’est comme une alliance qui les unit à elle. 164 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 165 Expériences CdD-16 3/07/06 15:56 Page 166 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 167 Christian Delorme Prêtre du Diocèse de Lyon, de la famille du Prado, Christian Delorme est engagé depuis longtemps sur les « terrains » de l’immigration et de la rencontre interreligieuse, il est aussi membre du Haut conseil à l’intégration. Auteur de plusieurs livres, il a notamment publié avec son ami Rachid Benzine : Chrétiens et musulmans : Nous avons tant de choses à nous dire…, Paris, Éditions Albin-Michel 1997 et 1999 ; Les banlieues de Dieu, Paris, Bayard-Éditions 1998. LE SACREMENT DE L’AMITIÉ COMPAGNON DE ROUTE DE L’ISLAM Me voici installé depuis le 1er septembre 2000 au cœur même du quartier de Gerland, quartier de la mémoire ouvrière lyonnaise, mais aussi site prioritaire du développement de Lyon pour le troisième millénaire. En face de mon logement, juste de l’autre côté de l’avenue Jean-Jaurès, à quelques encablures du grand stade : les « maisons de la ville », appelées encore « Cité Jardin », un ensemble d’immeubles populaires construits dans les années vingt. À l’heure où j’écris (il est huit heures un quart), les enfants, souvent accompagnés de leur mère, se rendent de manière plus ou moins enthousiaste à leur école, le groupe scolaire Aristide-Briand. Les visages « caramélisés » des Maghrébins et ceux « bleutés » des Noirs supplantent largement les faces roses des enfants européens. Il y a vingt-cinq ans, alors séminariste du Prado, j’habitais déjà cet immeuble ! Sans doute n’imaginais-je pas, à cette époque, que j’y reviendrais un quart de siècle plus tard comme curé ! Regardant par la fenêtre, je retrouve presque le même paysage urbain qu’autrefois, et je revois dans ma mémoire les adolescents de cette époque, devenus depuis des hommes et des femmes, qui venaient à notre rencontre dans notre communauté du Centre paroissial Saint-Antoine. Chibob, Abdenabi, Mocef, Nordine, Amoudi, Nacer, Nora, Leïla… Ils avaient quinze, seize ou dix-sept ans, et 167 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 168 Chemins de Dialogue j’avais huit ou dix années de plus qu’eux. Répondant à leur demande de considération, j’avais entrepris de les aider dans leur scolarité ou leur apprentissage, et de les détourner des chemins tentants de la délinquance. « Tu as sorti mon fils de prison : tu resteras maintenant pour toujours un fils pour moi ! », s’est écriée un jour Yamina K., mère d’Abdenabi. Vingt-quatre ans plus tard, je suis toujours considéré, en effet, comme un fils par cette femme qui a l’âge de ma propre mère, et ses onze enfants me traîtent eux aussi comme un frère d’adoption. Quant aux deux enfants d’Abdenabi, qui arrivent progressivement à l’âge adulte (presque dix-huit ans pour Heidi, et seize pour Sofia), j’ai été pour eux toutes ces années un vrai parrain, et j’ai sans doute été, dans la famille, le plus fier de la note de 16 sur 20 qu’a obtenue Heidi à l’écrit de l’épreuve de français du baccalauréat ! Cette rapide évocation de mes amitiés les plus anciennes avec des familles maghrébines de l’immigration, me permet de dire que la réalité de ce vaste univers que constitue l’Islam, est d’abord faite pour moi de visages multiples. Des visages aimés. Des visages à travers lesquels je me suis moi-même miré et qui se sont aussi reflétés dans mon regard. Des visages complices, mais également des visages qui ont pu se dérober ou qui sont restés pour moi comme des mystères insondables. Oui, j’ai rencontré l’Islam. Oui, l’Islam fait partie depuis vingt-cinq ans de mon « paysage » humain et spirituel. Mais cet Islam est d’abord fait de gens et d’amitié partagée, avant d’être l’entité politico-religieuse perçue par tant de nos compatriotes, ou le « système » dogmatique rival du Christianisme que dissèquent les théologiens. L’Islam des gens, avant « l’Islam-religion »… 168 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 169 Le sacrement de l’amitié - Compagnon de route de l’Islam 1. L’Islam est une table ouverte Un de mes initiateurs (et maître spirituel) dans le partage de vie avec les familles maghrébines, le Père Henri Le Masne (en charge depuis cinquante ans, dans le Diocèse de Lyon, de l’attention aux migrants du Maghreb), dit souvent que « l’Islam est politesse » ou encore que « l’Islam est courtoisie ». Car il existe une façon particulière, chez les musulmans, d’être en relation les uns avec les autres dans une naturelle référence à Dieu, Seigneur des mondes. Sans doute y a-t-il là, en effet, une dimension de l’Islam qui m’a très vite séduit. Ce pain que l’on rompt en disant « Au nom de Dieu ! » Ces salutations où l’on se donne les uns aux autres des « – La paix soit avec vous – Et avec toi aussi ». Cette main que l’on pose sur son cœur, quand ce n’est pas sur sa bouche, après avoir touché celle de l’autre. Ces baisers d’hommes où l’on s’appelle « Mon frère ». Cette manière religieuse de servir le thé qui manifeste que l’hospitalité est un devoir dû à Dieu à travers ses créatures. Ce respect témoigné aux vieillards qui ont effectué le grand pèlerinage à La Mecque en leur reconnaissant désormais le beau titre de « pèlerin ». Ces au revoir que l’on confie au Tout-Miséricordieux : « à demain, si Dieu veut ! » Un frère dominicain qui vécut plusieurs années à Kaboul avant la catastrophe qui s’est abattue sur l’Afghanistan, Serge de Beaurecueil, a publié naguère un très beau petit livre auquel j’aime me ressourcer : Nous avons partagé le pain et le sel. La nourriture prise ensemble qui vous permet d’être en communion les uns avec les autres, quelle que soit votre appartenance nationale ou religieuse. La nourriture mangée ensemble qui vous fait frères. Extraordinaire place accordée au repas dans l’Islam. Non point des festins qui durent interminablement et où on se goinfre. Mais ces repas souvent très simples où l’on goûte le plaisir de plonger sa main droite dans un même plat et de boire au même pot d’eau. Je ne compte plus les couscous et les tajins ainsi partagés, dans des familles algériennes ou marocaines de Lyon ou d’ailleurs, tous ces 169 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 170 Chemins de Dialogue mets rustres ou raffinés mangés avec bonheur en France et dans plusieurs pays musulmans. Oui, j’ai partagé le pain et le sel, le couscous et le thé, et très souvent j’ai vécu ces repas comme des reflets de nos eucharisties. L’on entend régulièrement dire que si, en Islam, l’hospitalité est sacrée, cela provient des nécessités de l’existence au désert où il en va de la survie de tous que les nomades sachent s’accueillir quand l’un ou l’autre a soif ou faim. Cette hospitalité sacrée s’observe sans faillir dans tous les pays musulmans. Elle est vraiment acte de fidélité à Dieu, mais aussi plaisir de la rencontre. C’est l’hospitalité d’Abraham accueillant au chêne de Mambré les trois visiteurs mystérieux qui se révéleront comme venant de Dieu. Mais c’est peut-être aussi une manière plus ou moins consciente, chez les musulmans, de s’associer au « festin de Jésus », ce surprenant événement rapporté dans la sourate coranique appelée justement « Le festin ». À la demande des apôtres, Jésus en appelle à Dieu, et Celui-ci, en réponse, fait descendre une « table servie » à laquelle va bientôt se restaurer une foule de miséreux (Coran 5, 112). L’Islam que je connais est vraiment « table ouverte »… Il y a une dimension eucharistique dans l’Islam… 2. L’hommage inattendu de Cheikh Benzzine Dans ma collection de photos, celle-ci, qui date de 1982 : Cheikh Derradji et moi nous sommes assis côte à côte sur les sièges rouges du salon des mariages de la mairie du VIIe arrondissement de Lyon. Tous les deux nous sommes les témoins du mariage que viennent de contracter Abdenabi et Malika. Cheikh Derradji Louar est le père de Malika. Orphelin, élevé dans une zaouia de la région de Sétif, il a été quelques années ouvrier à Lyon avant de devenir un imam aimé et respecté dans le quartier lyonnais de la CroixRousse. C’est un homme très simple, au français malhabile, que sa 170 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 171 Le sacrement de l’amitié - Compagnon de route de l’Islam gentillesse, son honnêteté et sa piété valent d’être consulté par de multiples personnes en recherche de conseils. Cheikh Derradji n’a pas la prétention d’être un savant de l’Islam, mais il sait guider les gens sur le chemin de Dieu. À présent, l’imam est bien malade et il ne sort plus de chez lui. Régulièrement il se soucie de ce que je deviens et je vais le visiter. Il s’est toujours réjoui de ce que j’ai le souci de ses petits-enfants Heidi et Sofia, et il n’a jamais craint que je cherche à les détourner de l’Islam pour en faire des chrétiens. Cheikh Derradji connaît depuis son enfance le Coran par cœur. Aucun verset du Livre saint de l’Islam ne lui est étranger. Il peut citer les versets qui bénissent les chrétiens comme ceux qui les maudissent, mais depuis longtemps s’est imposée à son cœur la certitude que les versets qu’il convient de cultiver sont ceux qui appellent au respect des « gens du Livre ». Je me souviens d’une fois où, ensemble, à la demande d’un principal ouvert et courageux, nous étions allés parler de nos deux religions à des élèves du collège Colette de la ville de Saint-Priest, une banlieue de l’est-Lyonnais. Les jeunes musulmans n’en revenaient pas de la délicatesse des rapports qui existait entre nous ! Exemple unique ou « atypique » que cette relation respectueuse et amicale entre un « imam-ouvrier » et un prêtre ? Je puis répondre que non, à cause de cas semblables rencontrés à travers la France, mais aussi en fonction de ma propre histoire. Au foyer de la SONACOTRA planté justement dans le quartier de Gerland, vit depuis plus de quinze ans, au treizième ou quatorzième étage, Cheikh Mamadou Diallo, imam de la salle de prière de cette résidence de travailleurs et représentant dans l’agglomération lyonnaise de la confrérie soufie Tijania. Une sorte de « moine musulman ». En dehors des trois ou quatre mois qu’il va passer chaque année dans sa famille aux bords du fleuve Sénégal, Cheikh Diallo vit seul dans sa chambre, dont la pauvreté peut rivaliser facilement avec la cellule d’un moine chartreux. Là il reçoit inlassablement tous ceux – Sénégalais de sa confrérie mais aussi jeunes Maghrébins « de la deuxième génération » – qui ont besoin du secours de sa parole d’homme de Dieu. Il se trouve que, lorsque 171 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 172 Chemins de Dialogue Cheikh Diallo est arrivé en France, je travaillais dans l’organisme œcuménique d’aide aux étrangers CIMADE, et que j’ai pu l’assister alors dans ses démarches administratives. Le religieux tijani m’en a gardé une reconnaissance qu’il ne cesse de proclamer autour de lui. Souvent, l’amitié de Cheikh Diallo a été pour moi une sorte de « Sésame » pour ouvrir les portes de la confiance chez de jeunes musulmans retrouvant la foi islamique et tentés de regarder dès lors les chrétiens comme des mécréants et des associateurs… Autre « moine musulman » désormais très présent à ma vie : Cheikh Benzzine, le père de mon ami Rachid et de ses frères et sœurs devenus également des proches. Notre amitié avec Rachid a maintenant presque six ans, et l’on sait qu’elle nous a notamment permis d’écrire ensemble ce livre de dialogue : Nous avons tant de choses à nous dire… Rachid et ses frères et sœurs ont une immense admiration pour leur père, ancien instituteur au Maroc devenu ferrailleur sur les chantiers de la région parisienne pour permettre à ses enfants d’obtenir une vie plus heureuse que celle dévolue aux enfants des bidonvilles de Kénitra. L’homme est un véritable savant religieux, un « alim ». Mais il est avant tout un homme de la prière. Lorsqu’il partait sur les chantiers, il y avait toujours dans sa musette le Coran et un livre de méditation pour les temps de pause. Depuis qu’il a été mis à une retraite anticipée, quand il ne se trouve pas au Maroc avec son épouse, hiver comme été il passe ses journées sur son balcon de sa cité de Trappes (Yvelines), « s’abîmant » dans la prière, la récitation du Coran, la méditation d’ouvrages de piété, l’étude de commentaires. Par humilité et pour ne pas entrer dans des rapports de pouvoir, Cheikh Benzzine n’a jamais voulu accepter la fonction d’imam qui lui a été maintes fois proposée par ses coreligionnaires. Mais dans le département des Yvelines, lorsqu’il est besoin de l’avis d’un homme sage et pieux, ou d’un priant authentique pour réciter les prières qui accompagnent divers moments importants de la vie, les musulmans sont nombreux à venir le trouver. À diverses reprises j’ai été le témoin du respect dont il est entouré, particulièrement à l’occasion de ses retours du pèlerinage à La Mecque qu’il a effectué déjà plusieurs fois. J’étais ainsi de passage un jour où de nombreuses personnes étaient venues recevoir sa bénédiction à son retour des Lieux saints 172 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 173 Le sacrement de l’amitié - Compagnon de route de l’Islam de l’Islam. J’allai le saluer sur son balcon. Or quelle ne fut pas ma stupéfaction de le voir me prendre la main que je lui tendais et me l’embrasser. Ainsi m’accordait-il le geste de respect et d’affection que les autres lui prodiguaient. À mon tour je lui ai baisé le front, bouleversé par cet hommage qu’il m’avait rendu, moi l’ami de ses fils en qui il avait voulu honorer aussi le prêtre catholique. Cheikh Benzzine ne parle presque pas le français et c’est, de surcroît, un homme de silence, essentiellement en dialogue intérieur avec Dieu. Mais ce grand bel homme s’exprime d’abord avec son être. Il n’y a pas normalement de monachisme en Islam, en ce sens que la vocation de tout homme pour l’Islam est de créer une famille et de vivre avec la communauté des croyants. Néanmoins, l’Islam a ainsi suscité dans toute son histoire des êtres qui se sont consacrés plus spécialement à Celui qui est à l’origine et à l’achèvement de tout. J’ai connu et je connais plusieurs autres imams ou personnalités religieuses musulmanes. Un certain nombre parmi eux m’ont gratifié d’une politesse très conventionnelle, parfois obséquieuse, qui masquait un non-désir de partage spirituel. D’autres ont fait preuve d’une grande réserve qui pouvait parfois traduire un sentiment de supériorité ou une grande méfiance pour le « roumi » ou « gaouri » s’intéressant de trop près (selon eux) aux réalités de l’Islam. Mais mes liens avec Cheikh Derradji Louar, Cheikh Diallo et Cheikh Benzzine me disent que les hommes de foi qui constituent l’Islam authentique, peuvent être véritablement des amis pour les « gens du Livre » que, chrétiens et juifs, nous sommes pour la meilleure tradition coranique. 3. Le défi de l’Islam militant Sans doute suis-je d’ailleurs, aujourd’hui, plus sensible qu’hier à l’attitude des « hommes de religion » de l’Islam de France à 173 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 174 Chemins de Dialogue l’égard des chrétiens. Voici un quart de siècle, déjà, que ma vie a croisé l’Islam à travers les familles de l’immigration maghrébine. J’ai été ainsi un des témoins privilégiés de cette évolution que la France n’a guère su voir venir et accueillir : l’installation définitive et massive de la religion musulmane dans notre République laïque. En trente ans, nous sommes passés de quelque cinq cent mille personnes de confession islamique à près de cinq millions de musulmans dont la moitié environ est de nationalité française ! Une espèce de révolution démographique et religieuse, révolution finalement effectuée en douceur mais qui ne peut pas ne pas entraîner certains bouleversements pour la société… et pour l’Église. Longtemps, en effet, les musulmans qui ont « pris pied » en France à la faveur des phénomènes migratoires, se sont sentis religieusement comme « en exil » et n’ont pas eu le souci de « transplanter » l’Islam en Europe occidentale. Ils étaient musulmans dans leur cœur et dans l’espace de leur intimité familiale, attendant seulement de la société d’accueil qu’elle les laisse vivre sans difficulté leur mois du jeûne de Ramadan et leurs principales fêtes. Chez la plupart d’entre eux – les originaires d’Algérie – qui étaient (et restent !) très marqués par une colonisation française porteuse des valeurs laïques, il n’y avait pas de désir d’imposer un Islam plus ou moins triomphant à la France en voie de déchristianisation avancée. Les revendications de lieux de culte et les demandes de reconnaissance de l’Islam comme religion ayant droit à être traitée à l’égal des autres cultes religieux du pays, ont été longues à être formulées. Comme beaucoup d’autres chrétiens engagés dans la solidarité avec les migrants du Maghreb, de la Turquie ou de l’Afrique Noire, j’ai été attentif aux premières demandes qui ont surgi, et j’ai contribué avec d’autres amis de notre Église à ce que, dans un certain nombre de circonstances, elles soient prises en compte. Dans les années quatre-vingt-dix, après avoir été un actif « grandfrère » du mouvement associatif « beur » (la « Marche pour l’égalité » de 1983, les initiatives menées en coopération avec SOS- 174 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 175 Le sacrement de l’amitié - Compagnon de route de l’Islam Racisme ou avec les Jeunes Arabes de Lyon…), j’ai accordé une attention toute particulière au tout nouveau développement d’un mouvement associatif de « jeunes musulmans » qui est notamment apparu en région lyonnaise avec l’Union des jeunes musulmans (U.J.M.). Faisant valoir mon expérience, mais aussi ma présence dans des instances officielles comme le Conseil national des villes ou le Haut conseil à l’intégration, j’ai défendu ces jeunes quand certains services de police ou certains responsables publics les ont accusés arbitrairement d’être des relais du terrorisme islamique mondial. Non seulement j’ai été de ceux qui ont agi pour que soit enfin érigée et inaugurée la grande-mosquée de Lyon, mais encore me suis-je engagé pour que soient rapportées des mesures d’expulsion ou d’interdiction du territoire visant des personnalités musulmanes comme le Docteur Larbi Kechat, recteur algérien du centre islamique de la rue de Tanger à Paris, ou Tariq Ramadan, président du Mouvement des musulmans et musulmanes de Suisse et surtout personnalité très charismatique attendue et applaudie dans de n o m b reuses banlieues de France. Ainsi ai-je le privilège de connaître actuellement encore une grande partie de ceux qui, à la tête de fédérations d’associations ou de grandes mosquées, se sentent la vocation de prendre en charge l’organisation de l’Islam en France. Or aujourd’hui, je dois reconnaître que je me tiens sur une plus grande réserve concernant cette solidarité avec les musulmans « militants » qui tentent d’organiser l’Islam de France. Remarquant que les groupes et les personnes qui sont les plus actifs dans cette volonté de donner des structures à prétention de représentation des musulmans de France appartiennent presque tous à des courants soit conservateurs, soit totalitaires de l’Islam, je crains désormais de venir en aide à des gens qui demain feront peut-être le malheur des familles musulmanes de notre pays et pourront mettre en péril la paix sociale. Je ne puis, en effet, cautionner des fédérations, des groupes (et notamment des associations de jeunes qui crient bien fort leur républicanisme et leur attachement à la laïcité française comme espace de liberté), ou encore des personnalités tout aussi charismatiques et séduisantes soient-elles, qui aspirent à voiler des centaines de milliers de jeunes filles et de 175 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 176 Chemins de Dialogue femmes, qui veulent instaurer des régimes de séparation dans les écoles entre ceux qui se mettent en maillot de bain pour la piscine, mangent de la viande « halal », et les autres, et qui rappellent sans cesse à leurs auditoires de fidèles que le monde se partage en croyants (les musulmans) et infidèles (les autres…). J’ai cru quelques années que plusieurs de ces groupes ou personnalités étaient « en recherche » et que nous pouvions faire confiance dans leur évolution. J’avoue en être bien moins convaincu aujourd’hui, et je tremble de voir certains qui appartiennent aux courants les plus ouverts de nos Églises… se faire encore les « marchepieds », voire les « porteurs de valises » de militants musulmans qui ne s’inscrivent pas dans de véritables relations de fraternité, fraternité des croyants au Dieu d’Abraham mais aussi fraternité républicaine. Mises à part quelques rares exceptions, nous devons prendre acte de ce que « l’Islam officiel », celui des pouvoirs religieux, des oulémas, des grandes institutions de transmission du savoir islamique, n’est pas intéressé au dialogue fraternel et spirituel avec les chrétiens, même dans les pays musulmans où existe une certaine concorde entre chrétiens et musulmans. Cela tient à plusieurs facteurs qu’il serait trop long d’examiner ici. Mais, plus inquiétant, les courants fondamentalistes à l’œuvre dans tout le monde musulman, qu’il s’agisse des courants les plus conservateurs (comme le wahabisme saoudien qui parvient à modeler à son image toute une partie du monde musulman grâce à l’argent du pétrole), ou des courants se proclamant réformistes comme les diverses branches des Frères musulmans égyptiens, font presque tous preuve d’attitudes anti-chrétiennes et anti-juives. En France, ces groupes sont très minoritaires parmi le « peuple musulman ». Ils sont même craints par la majorité des familles qui ont peur de devoir vivre un jour sous leur dictature (ce qui peut déjà se produire dans quelques quartiers de France). Mais, encore une fois, ils sont les plus présents dans ce qui essaye de s’organiser, à côté, ou même à l’intérieur de « l’Islam officiel » des pays d’origine dont l’influence demeure réelle dans l’immigration pour quelques années encore sans doute. Pour s’en convaincre, il suffit d’aller consulter les ouvrages et le matériel audio et vidéo en vente dans 176 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 177 Le sacrement de l’amitié - Compagnon de route de l’Islam les librairies musulmanes de nos grandes villes ou à l’occasion de certains rassemblements. Toute une littérature polémique antichrétienne, aux arguments la plupart du temps extrêmement sommaires, y est proposée et diffusée, instaurant chez un certain nombre de jeunes musulmans en recherche des doutes générateurs de « prises de distance » à l’égard des chrétiens. Tout un discours, également, qui s’appuie quelquefois sur le refus de la mondialisation sous férule américaine et attire donc des sympathies « tiersmondistes », s’avère extrêmement pernicieux quand, dénonçant la décadence inévitable de l’Occident, il sous-entend et se veut annonciateur de la décadence du Christianisme associé à cet Occident libéral et impérial… Je ne sais pas quel avenir peut avoir en France cet « Islam militant ». L’État et l’Église, me semble-t-il, doivent se montrer très vigilants quant à ce qui s’exprime et se met en place. Il ne nous appartient pas, à nous non-musulmans, de définir ce que doit être l’Islam, comment il doit choisir entre telle ou telle interprétation actuelle du Coran et de la tradition, mais il est de notre devoir de préserver les valeurs et les institutions qui ont fait (parfois contre les résistances de l’Église !) la France démocratique et tolérante que nous connaissons aujourd’hui. Au vrai, j’ai confiance dans « l’Islam des gens », celui de « la table ouverte » que j’évoquais précédemment et qui me paraît représenter la réalité dominante de l’Islam partout dans le monde. Mais cet Islam ouvert et bienveillant, libéral et fraternel, ne pourra rayonner que s’il n’est pas victime d’un « hold-up » de la part des fondamentalistes, et que s’il est mis en valeur et soutenu par les pouvoirs publics. 177 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 178 Chemins de Dialogue 4. Crispations chrétiennes Un regard porté sur l’histoire nous oblige à constater qu’Islam et christianisme, prétendant chacun à l’universalité, et étant chacun certain d’être seul dépositaire de l’unique Vérité, ont presque toujours été en conflit au long des siècles depuis l’apparition de la religion musulmane à la surface de la terre. Ces conflits ont eu des causes théologiques (le rejet virulent, par l’Islam, de la divinité de Jésus Christ, de son incarnation, de sa crucifixion et de sa résurrection ; la dénonciation tout aussi virulente, par le Christianisme, de la dimension révélée du message coranique et de l’authenticité de la vocation prophétique de Muhammad). Mais ces motifs de défense « de la vraie foi » ont aussi été presque toujours liés à des conflits politiques (le conflit avec Byzance puis avec la chrétienté latine dans les débuts de l’Islam, les croisades, la reconquête catholique en Espagne au XVe siècle, le conflit avec les Turcs aux frontières de l’Europe de l’Ouest, la colonisation de la presque totalité du monde musulman par les puissances occidentales aux XIXe et XXe siècles, l’imposition de la renaissance de l’État hébreu par l’Europe aux jeunes États arabes, la deuxième « guerre du Golfe »…). À notre époque, le même mélange de ressentiments d’ordre politique, économique, social ou culturel vient accentuer les divergences théologiques entre Islam et Christianisme et peut leur donner une dimension tragique. Il convient donc de tout faire pour bien dénoncer et refuser tout ce qui peut être humiliation, exploitation, destruction des populations musulmanes et de leurs civilisations. Il convient, en même temps, d’en appeler très fort et très activement au dialogue courtois et amical des hommes de bonne volonté, et à leur solidarité dans l’engagement pour la justice. Quand des non-musulmans demandent qu’il soit mis fin à ce criminel embargo imposé par l’Amérique qui étrangle le peuple irakien, quand ils se mobilisent en faveur des populations meurtries de Bosnie ou du Kosovo… ils sauvent la paix. De même lorsque, ici, des hommes et des femmes se battent pour l’intégration dans la nation française, pour le refus de l’exclusion des 178 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 179 Le sacrement de l’amitié - Compagnon de route de l’Islam personnes issues de l’immigration, ils construisent la France fraternelle contre les racismes et les intégrismes. Une actualité internationale douloureuse, où un Islam militant violent et fondamentaliste a surgi du cœur des malheurs des masses musulmanes, a « braqué » depuis maintenant vingt-cinq ans les opinions publiques européennes contre l’Islam, même si les principales victimes de ce mouvement islamiste sont les populations musulmanes elles-mêmes. Ajoutés à des difficultés d’intégration qui se sont multipliées dans les quartiers populaires de nos villes du fait du développement du chômage, ces événements de la révolution iranienne, de la guerre au Liban, de la tragédie algérienne ou de l’affreux déchirement de l’Afghanistan, n’ont pas créé les conditions nécessaires à un vrai dialogue des peuples, des hommes et des fois. Dans la plupart des pays musulmans soumis à des pouvoirs dictatoriaux, totalitaires ou corrompus, les minorités chrétiennes souvent accusées d’être trop liées aux Occidentaux, cherchent de plus en plus à prendre les routes de l’exode. Et les Églises, un temps très enclines au dialogue interreligieux, ont tendance à présent à se crisper et à freiner les démarc h e s d’ouverture. Des hommes qui, hier, prônaient avec confiance et talent le dialogue, se mettent à ne plus y croire et en viennent même parfois à écrire des horreurs sur l’Islam après avoir publié des ouvrages le mettant au contraire en valeur. Des mouvements chrétiens regardés comme « modernes », charismatiques ou néocatéchuménaux, ne se sentent pas liés par les appels au respect des musulmans contenus dans les textes du Concile Vatican II ou dans de nombreux discours du pape Jean-Paul II, et enseignent même parmi leurs ouailles que l’Islam est d’origine diabolique. Des voix de plus en plus nombreuses se font entendre, jusqu’au sein des synodes continentaux, qui proclament que chrétiens et musulmans « nous n’avons pas le même Dieu » et que l’appellation « religion abrahamique » n’est pas applicable à l’Islam… Ceux qui veulent, coûte que coûte, continuer à explorer les voies de la rencontre spirituelle risquent, de ce fait, de se trouver marginalisés si ce n’est pas interdits d’expression… 179 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 180 Chemins de Dialogue 5. Quelle place pour l’islam dans l’histoire du salut ? Le signe de Tibhirine Lors des débats conciliaires qui donnèrent naissance à la Constitution Gaudium et Spes, il fut envisagé de tenter de « donner du sens » à l’existence de l’Islam comme religion se réclamant de la postérité d’Abraham aux côtés du Judaïsme et du Christianisme. Le projet fut abandonné, parce que trop risqué et sans doute prématuré, au profit d’un texte représentant déjà une belle avancée car invitant à un regard positif sur les musulmans. Cependant, pour qui fréquente quotidiennement des musulmans et, à travers eux, l’Islam ; pour qui a noué des alliances d’amitié profonde avec des frères et sœurs nourris de la Parole coranique, se pose inévitablement cette question du sens à reconnaître à la présence de l’Islam. D’aucuns, bien entendu, ont déjà « résolu » la question en déclarant définitivement que l’Islam est une religion qui provient totalement des hommes et qu’elle ne comporte rien de surnaturel, quand ils ne prétendent pas savoir que l’Islam, détournant les hommes du Christ-Sauveur, est, en réalité, une œuvre diabolique… Mais si, au lieu de regarder l’Islam uniquement comme message de contestation de la foi chrétienne (ce qu’il est pour partie), on choisit de l’accueillir comme une aventure religieuse porteuse de promesses… Si, au lieu de ne retenir du Coran que ce qui nous apparaît « réduire » la révélation judéo-chrétienne, on le lit davantage comme provocation à attendre et à préparer le retour de Jésus-Messie… Si, au lieu de ne voir en Muhammad qu’un combattant, on s’attarde davantage sur sa dimension d’homme saisi par Dieu… Si, surtout, au lieu de n’appréhender l’Islam que comme un système figé, on l’approche d’abord comme une formidable floraison d’hommes, de femmes et de jeunes qui se tournent vers Dieu de tout leur cœur et en deviennent meilleurs… alors 180 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 181 Le sacrement de l’amitié - Compagnon de route de l’Islam l’Islam peut trouver sa place dans notre appréhension de l’histoire du Salut. L’Islam, certes, apparaît comme contestation radicale et inacceptable du Christianisme en ce sens que le Coran réfute la divinité de Jésus… en faisant parler Jésus lui-même. Mais le Coran est aussi reprise de toute une partie du patrimoine biblique. Il place Jésus et Marie à des rangs nulle part égalés par d’autres messagers et envoyés, y compris par Muhammad pourtant présenté comme « sceau des prophètes ». Il est prière, adoration, vision apocalyptique, rappel… toutes choses qui nous sont familières. Pour des centaines de millions d’hommes et de femmes, il est « le médium » qui fait entrer en relation avec le Dieu qui a parlé à Abraham, à Moïse, à David… et par Jésus. Dans la perception courante de l’Islam comme « Judéo-Christianisme dévoyé », on considère toujours que les masses musulmanes auraient pu être chrétiennes si l’Islam ne les avait pas comme « capturées »… Mais on pourrait aussi songer que, sans l’Islam, ces masses musulmanes ignoreraient peut-être complètement que Dieu a parlé à Abraham et aux p rophètes suivants que nous connaissons, et qu’Il est le Compatissant en qui chacun peut faire confiance… Hier des hommes remarquables comme le Professeur Louis Massignon, professeur au Collège de France, ou le prêtre lyonnais Jules Monchanin, cofondateur, avec le bénédictin Henri Le Saux, de l’ashram de Saccidânanda en Inde du Sud, se sont efforcés de percer la signification de l’Islam au regard du Christianisme, de comprendre sa vocation et sa mission. S’étant suffisamment plongés dans les textes du Coran et de la mystique musulmane (surtout Massignon), étant rentrés en amitié profonde avec des musulmans pleins de piété et de miséricorde, ils savaient que l’Islam était incontestablement de nature spirituelle et ils étaient certains que cette aventure religieuse s’insérait dans l’histoire du Salut. Les premières réponses qu’ils ont apportées mériteraient aujourd’hui d’être reprises, réévaluées, reconsidérées en lien avec les évolutions du monde et les progrès accomplis par les sciences 181 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 182 Chemins de Dialogue des religions. Les brâcehs qu’ils ont commencé à ouvrir demandent à être élargies… Ces dernières années, cependant, le témoignage jusqu’au don de leur vie des moines de Tibhirine, est venu enrichir l’Église comme l’Islam d’une attitude nouvelle qui, certainement, n’a pas fini de porter du fruit. Se voulant, ensemble avec leurs amis musulmans, des chercheurs de Vérité et des quêteurs d’unité, ils ont crié à la face du monde que priants chrétiens et priants musulmans pouvaient s’épauler les uns les autres, que leurs différences avaient du sens pour les uns et pour les autres et donnaient de la consistance à leurs relations mutuelles. Les écrits du prieur Christian de Chergé, mais aussi ceux de Frère Christophe, représentent une eau vive dont nous ne boirons jamais assez. Un signe a été posé par Dieu à Tibhirine. Je ne sais pas si le « dialogue théologique » avec l’Islam constitue une urgence. Je sais, en revanche, que la rencontre amicale, voire fraternelle, entre chrétiens et musulmans s’avère une nécessité absolue dans ce monde qui est le nôtre, où nous vivons dans une immense proximité et où nous ne pouvons plus nous ignorer. Je suis également convaincu – pour la connaître – qu’une grande connivence spirituelle peut être expérimentée entre des chrétiens et des musulmans qui sont parvenus à tisser entre eux des relations fortes. Avec mon ami Rachid Benzine, mais aussi avec un homme comme le Cheikh Khaled Bentounes, maître spirituel de la Tariqa Alawyia, qui m’honore également d’une vraie amitié, je vis quelque chose que je définirais bien comme « le sacrement de l’amitié ». Dans un rapport présenté en 1971 à Lourdes, devant l’Assemblée plénière de l’épiscopat français, Monseigneur Coffy proposait cette définition : « Un sacrement est une réalité du monde qui révèle le mystère du Salut parce qu’elle en est la réalisation ». L’entente interreligieuse comme sacrement… Devenu grâce aux événements et re n c o n t res de la vie « compagnon de route » de l’Islam, mon Christianisme se nourrit inévitablement de mes amitiés musulmanes, mais aussi du 182 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 183 Le sacrement de l’amitié - Compagnon de route de l’Islam message coranique et des traditions islamiques. L’Islam est une table ouverte, disais-je. L’Islam est aussi une source… 183 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 184 Questions actuelles Le point de vue de l’Église Numéro 15 - septembre-octobre 2000 L’Église et l’Islam en France Un chemin de rencontre et de dialogue Les évêques de France L’accueil des enfants et des jeunes musulmans Secrétariat pour les relations avec l’islam (SRI) Les mariages islamo-chrétiens SRI La mosquée : lieu de culte des musulmans Les représentants des cultes reconnus d’Alsace et de Moselle et le SRI Catéchumènes venant de la tradition musulmane SRI et Service national du catéchuménat La formation des jeunes dans l’Europe pluraliste Le Comité islam en Europe Orientations générales pour un dialogue en vérité Groupe de recherche islamo-chrétien (GRIC) Entretien avec Mgr Bernard Panafieu président du Comité épiscopal des relations interreligieuses Bayard-Presse Questions actuelles 3-5 rue Bayard - 75008 Paris Tél : 01 44 35 60 60 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 185 Les Églises du Maghreb, par leur histoire, leur situation géographique et politique, le fait d’être très minoritaires dans des sociétés musulmanes occupent une place particulière. L’Église du Maroc a son histoire propre et son expérience est précieuse pour l’ensemble de l’Église. Le document « Vivre la rencontre au quotidien » est le fruit de la réflexion « des prêtres et des frères » sur leur collaboration avec les Marocains musulmans. Vincent Féroldi, secrétaire du conseil du presbytérium a accepté de présenter cette réflexion qui s’inscrit dans le prolongement du synode diocésain. L’ÉGLISE DU MAROC 4 juin 1995 : le diocèse de Rabat célèbre à Mohammédia dix-huit mois de démarche synodale durant lesquels il s’est interrogé sur quelle Église il faut, aujourd’hui, au Maroc. Il publie alors ses Actes synodaux où sont rassemblées des convictions communes comme : s’apprendre mutuellement à vivre au Maroc, se mettre à l’écoute du cri des pauvres, servir au développement intégral des personnes, être une Église accueillante, lieu de communication et de rencontre, attentive à n’exclure personne - en particulier les couples mixtes et leurs enfants. Quatre ans plus tard, en novembre 1999, c’est-à-dire à la veille de l’ouverture du Grand Jubilé de l’Église catholique, l’ensemble des frères et des prêtres du diocèse de Rabat rédige un texte : Vivre la rencontre au quotidien. Il est le fruit de toute une réflexion commencée un an auparavant dans différentes régions du Maroc et centrée sur une prise en compte et une évaluation de la réalité originale de l’Église au Maroc. En effet, dans un pays de vingt-neuf millions d’habitants où tous sont musulmans à l’exception d’une minorité juive marocaine estimée à quatre ou cinq mille personnes, les chrétiens, tous étrangers, sont au nombre de trente mille et, parmi eux, quelque deux cent soixante-dix religieuses, un peu plus de soixante-dix frères et prêtres, quelques pasteurs protestants et un prêtre orthodoxe. 185 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 186 Chemins de Dialogue Pour élaborer ce document, s’instaure à partir de l’été 1998 un partage en profondeur entre prêtres et frères, les uns et les autres n’hésitant pas à échanger sur leur ministère, à témoigner de leur spiritualité, à faire part de leurs joies, de leurs souffrances et de leurs questions. En évoquant leurs collaborations avec des Marocains musulmans et en analysant leurs expériences, frères et prêtres prennent alors conscience non seulement de l’extrême diversité des rencontres vécues par les uns et les autres mais encore de la multiplicité des significations données à ces rencontres. Selon les personnes, il s’agit de vivre l’expérience de la complémentarité, de témoigner de l’expérience de la fraternité, de vivre la tolérance et la reconnaissance mutuelle, de manifester une expression de l’universalité entre les hommes, de vivre un temps d’émerveillement devant la foi, le courage et la dignité des pauvres, de vivre entre croyants différents et de manifester que le pluralisme religieux est signe du don de Dieu… Ils se font aussi l’écho de la manière dont les Marocains eux-mêmes qualifient ces rencontres, en y reconnaissant un témoignage de gratuité, d’amitié, de désintéressement, de reconnaissance, d’une fidélité dans la présence, d’un soutien, d’une prise au sérieux des actions menées, d’une recherche commune de la vérité, d’une soif de spiritualité, de la présence de Dieu dans le partage… Quand il est question de réfléchir à la façon dont une Église est engagée dans le dialogue interreligieux, beaucoup de frères et prêtres s’interrogent : « Est-ce possible, aujourd’hui, au Maroc ? » En effet, plus d’un souligne qu’avant de parler de « dialogue interreligieux », il faut parler de « dialogue de la vie quotidienne ». D’autres font remarquer que, dans les lieux de rencontre, ils ne se situent pas tant sur un plan religieux que selon une certaine idée de l’Homme. D’où cette réflexion de l’un d’entre eux : Nous ne sommes pas dans un dialogue interreligieux mais bien plutôt dans un dialogue interhumain sur les grandes questions de l’Homme. Nous pourrions parler de « spiritualité humaine ». Allant plus loin dans la recherche, frères et prêtres reconnaissent en eux l’existence d’un travail de dépouillement ainsi formulé : Vivre parmi les Marocains transforme notre manière d’adhérer au Christ et de le célébrer… Notre foi se purifie, relativisant nos certitudes et nous appelant à contempler le travail de l’Esprit chez les autres, chez tout autre… Accepter ou se réjouir d’être évangélisés par les Marocains… Il y a comme une nécessité à approfondir 186 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 187 Vivre la rencontre au quotidien une théologie de l’hospitalité : « Nous sommes les hôtes de ceux qui sont nos hôtes ». Ils constatent également des transformations les obligeant à s’ouvrir au mystère de Dieu empruntant des chemins connus de Lui seul pour convertir le cœur de l’homme. Ils se sentent invités à accueillir d’une manière neuve la parole de Jésus en Jn 10,16 : « J’ai d’autres brebis qui ne sont pas de cet enclos et celles-là aussi, il faut que je les mène ; elles écouteront ma voix, et il y aura un seul troupeau et un seul berger ». C’est ainsi qu’en novembre 1999 est proposé à l’Assemblée des frères et prêtres du diocèse un premier texte, dit « texte-cible ». Il porte comme intitulé : « Vivre l’interreligieux au quotidien », le thème de la session annuelle étant : Comment l’Église est-elle engagée dans un dialogue interreli gieux ? Au fil des séances plénières, des amendements sont apportés au texte initial. Ainsi, dès la première séance de travail, le titre est modifié et il est décidé de situer les réalités humaines énoncées dans leur rapport aux personnes et dans une certaine dynamique. Le texte ici publié est la résultante des quatre rédactions successives. Cette version finale prend le temps de dire comment la foi chrétienne se purifie dans la foi en l’Esprit-Saint et dans la relativisation des modes d’expression… Elle souligne également combien l’Eucharistie est le creuset où la vie est transformée dans l’offrande du Christ. Mais la force de la version finale tient peut-être bien dans le déplacement suivant. La notation : « Nous considérer les uns les autres comme membres d’une unique famille humaine », absente de la première version, est à la première place dans les déplacements cités (§ 9). Elle souligne ainsi que l’unité du genre humain est ce qui fonde l’unité même de la finalité et de l’accomplissement du Royaume. Comme l’écrivait le Père Christian Salenson qui accompagna cette recherche, « on ne peut penser une théologie de la révélation et du salut sans une théologie de la création ». Il en résulte également une modification dans l’approche même du mystère de l’Église qui se définit dorénavant dans sa relation au Royaume. Aussi Christian Salenson ajoutait : « C’est assurément un point où le dialogue interreligieux apporte le plus à la théologie. Il bouleverse les questions ecclésiologiques et permet sans doute d’entrer dans une appréhension plus juste du mystère de l’Église et de sa mission. » 187 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 188 Chemins de Dialogue C’est la raison pour laquelle il est intéressant de lire également le texte produit quelques mois plus tard, selon une méthode de travail similaire, par les Conseils pastoraux du diocèse de Rabat, composés de laïcs, prêtres, religieux et religieuses. Il se veut « Bonne Nouvelle » et révélation que le Royaume de Dieu est déjà là, au cœur même de la vie du peuple marocain et d’une Église appelée à être guetteur de l’aube et porteur d’espérance. Il s’agit ainsi pour les chrétiens de s’inscrire dans une forte dynamique d’ouverture et de confiance, prêts à passer par un chemin de mort et de résurrection, marchant - dans un même mouvement - au pas de Dieu et au pas des hommes. Entrevoir ainsi le mystère de l’Église comme un sacrement dans la perpective du Royaume de Dieu amène aujourd’hui l’Église au Maroc à un ministère de service et de gratuité, ouvert par la prière et la contemplation au mystère de Dieu qui emprunte des chemins connus de Lui seul pour convertir le cœur de l’homme. Vincent Feroldi Secrétaire du Conseil presbytéral VIVRE LA RENCONTRE AU QUOTIDIEN Des regards renouvelés 1 Frères et prêtres vivant ici depuis un, cinq, dix, trente ou cinquante ans, nous essayons de communier aux joies et aux souffrances du peuple marocain et, quand nous analysons la réalité de ce pays, nous sommes sensibles en particulier à : • l’espoir de transformations socioculturelles et politiques profondes 188 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 189 Vivre la rencontre au quotidien • • • • • l'essor de la vie associative, notamment dans le monde rural le fléau de la pauvreté et des inégalités sociales croissantes le fort taux de chômage entrainant une désespérance chez les jeunes les efforts des handicapés pour trouver toute leur place l'analphabétisme contre lequel des hommes et des femmes se mobilisent • le défi persistant d'un système éducatif en cours de rénovation • l'évolution du statut de la femme et du code de statut personnel 2 Essayant ensemble de lire les signes des temps, nous découvrons qu'à nos propres yeux comme aux yeux de ceux qui nous entourent, nos rencontres avec les personnes de cultures et de religions différentes peuvent parfois manifester : • • • • • • • • une gratuité et une amitié une fidélité dans la présence une prise au sérieux des actions menées une recherche de vérité un accord autour de multiples valeurs humaines une soif de spiritualité un désir de dialogue interreligieux une présence de Dieu dans le partage 3 Nous faisons ainsi l’expérience que, dans nos rencontres au quotidien, à travers des événements, des échanges et des confrontations, se tissent des liens entre les personnes vivant en ce pays : marocains, étrangers, musulmans, juifs, chrétiens des différentes confessions, incroyants, indifférents… 4 Aussi pouvons-nous faire nôtre la conviction de Jésus telle qu'elle transparaît dans ses paroles adressées au centurion romain, au chapitre 8, verset 11. de l'Évangile de Matthieu : « Aussi, je vous le dis, beaucoup viendront du levant et du couchant, prendre place au festin avec Ahraham, Isaac et Jacob dons le Royaume des cieux ». 189 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 190 Chemins de Dialogue Des orientations à suivre 5 À Pentecôte 1995, à Mohammedia, les catholiques du diocèse de Rabat accueillaient les Actes du Synode qui portaient comme titre cette question : « Quelle Église aujourd'hui au Maroc ? » Aussi, pour mieux mettre en œuvre tout au long de cette année 1999 les orientations du Synode, nous avons pris comme thème de recherche : « Comment l'Église est-elle engagée dans le dialogue interreligieux ? » et lors de notre rencontre annuelle, nous nous sommes interrogés sur les manières dont notre Église au Maroc vit aujourd’hui la rencontre. 6 Conscients de nos limites, mais habités par une espérance trouvant sa source dans le mystère du Dieu-Amour, nous sommes désireux de vivre de l’Esprit qui parle au plus intime de tout être. Celui-ci nous pousse à : • vivre avec des hommes et des femmes nourris par d'autres traditions religieuses • croire à la rencontre • être à l’écoute des autres et particulièrement des plus pauvres • nous engager ensemble au développement intégral des personnes • vivre le pluralisme religieux comme un appel et une grâce de Dieu 7 Au seuil du troisième millénaire, nous nous sentons appelés à une conversion intérieure, à un travail de dépouillement, à un renouvellement de nos manières d’être et d’agir. 8 En effet, vivre parmi les Marocains transforme notre manière d'adhérer au Christ et de le célébrer. Notre foi se purifie ; nous relativisons certains de ses modes d'expression et nous sommes appelés a contempler le travail de l'Esprit présent chez les autres, chez tout autre. Chaque jour, au cœur de l'Eucharistie, nous tenons à être rassemblés dans la prière même du Christ qui rejoint toute la vie partagée et la présente à son père dans une offrande d'amour. 190 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 191 Vivre la rencontre au quotidien Aussi, pour mieux vivre la communion, il y a pour nous comme une nécessité à approfondir une pratique de l'hospitalité où nous pouvons nous dire les uns aux autres : « Nous sommes vos hôtes et vous êtes nos hôtes ». Des appels à vivre 9 Des déplacements s'opèrent en nous. Ainsi sommes-nous invités, personnellement et avec toute la communauté chrétienne, à : • nous considérer les uns les autres comme membres d’une unique famille humaine • nous ouvrir, par la prière et la contemplation, au mystère de Dieu qui emprunte des chemins connus de Lui seul pour convertir le cœur de l'homme • accepter de recevoir d'une manière neuve la Bonne Nouvelle de la part de ceux au milieu desquels nous vivons • témoigner qu'être chrétien, c'est adhérer à une personne vivante, Jésus Christ, beaucoup plus qu'être adepte d'une doctrine ou d'une morale • situer chaque personne et chaque communauté dans son rapport au Royaume de Dieu • e n t revoir le mystère de l'Église comme un sacrement dans la perspective de ce même Royaume 10 Demandant à l'Esprit d'Amour de nous éclairer, nous voulons donner à notre vie le sens d'une présence gratuite. Nous souhaitons poursuivre avec modestie mais ténacité nos différents ministères et services, témoignant ainsi pour notre temps de l’urgence d’une collaboration entre toutes les personnes afin de promouvoir une humanité réconciliée et de construire un monde juste et fraternel. Frères et prêtres du diocèse de Rabat 191 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 192 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 193 Jean-Pierre Ricard Évêque de Montpellier et vice-président de la conférence épiscopale des évêques de France. À l’occasion de la visite de Sa sainteté le Dalaï Lama en France, une rencontre interreligieuse a eu lieu à Lodève dans l’Hérault le 25 septembre 2000, à l’initiative du maire de Lodève. Elle faisait suite à un stage de formation de cinq jours donné par le Dalaï Lama sur le plateau du Larzac. Nous publions le texte de l’allocution prononcée par Jean-Pierre Ricard, évêque de Montpellier. Ce texte a été aussi publié dans le Snop. Mesdames, Messieurs, Qu'il me soit permis en premier lieu de dire ma grande joie de participer ce matin à cette rencontre interreligieuse. Elle me donne l'occasion de vous présenter à tous, au nom de la communauté catholique implantée depuis des siècles dans cette antique cite de Lodève, mes vœux sincères et fraternels de bienvenue, à Votre Sainteté tout d'abord, Monsieur le Dalaï Lama, en qui nous accueillons une autorité spirituelle importante, un ard e n t défenseur de la cause tibétaine et un infatigable artisan de la paix et de la concorde entre les hommes, mais à vous aussi Monsieur Dalil Boubakeur, recteur de la Mosquée de Paris et à vous, Madame Françoise Cassou, Présidente du Conseil Régional de l'Église Reformée de France. Je remercie vivement Monsieur le Maire et la Municipalité de Lodève d'avoir pris l'initiative et d’avoir assuré l'organisation de cette rencontre. Cette rencontre me paraît, en effet, particulièrement expressive de la pluralité religieuse qui marque aujourd'hui notre société. L’expérience d'une diversité religieuse me semble acquérir, dans ce troisième millénaire qui s'ouvre devant nous, une dimension mondiale et familière. Mondiale, dans la mesure où, par l'évolution des moyens de communication, la rapidité des transports, et les flux migratoires, la plupart des grandes religions ont quitté l’ère géographique qui les avait vues naître et sont ainsi implantées dans les différents continents. Vues au point de départ comme des 193 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 194 Chemins de Dialogue religions en transit, exotiques où étrangères, elles sont en voie de devenir autochtones et c'est en ce sens que l'expérience de la rencontre des autres religions prend de plus en plus aujourd'hui un aspect familier. Par exemple, un jeune héraultais catholique peut ainsi rencontrer dans sa vie de tous les jours, au cours de ses études, un camarade protestant, orthodoxe ou arménien, un ami juif, musulman ou bouddhiste. La question qui peut alors se poser est justement de savoir comment va se vivre cette pluralité religieuse ? Quelle incidence va-t-elle avoir sur la vie sociale ? Nous sommes, en effet, dans une société où un nombre non négligeable de nos contemporains portent sur les religions un certain soupçon : les religions ne sontelles pas facteurs d'intolérance, de violence ou d'absolutisation des conflits ? La question mérite d'être entendue d'autant plus que l'histoire de la plupart des traditions religieuses, comme d'autres courants culturels d'ailleurs, a été marquée par ces dangers. Ma conviction fondamentale, c'est qu'il y a, au cœur même de chaque grande tradition religieuse, dans ce qu'elle a de meilleur, un message de fraternité et de paix et que cette pluralité religieuse peut être un facteur de paix sociale, d'accueil de l'autre et de fraternité ouverte sur l’universel. Mais à certaines conditions cependant. À condition que nos communautés religieuses mettent en pratique une attitude de service, de respect et de dialogue. 1. Le service de l'homme Je n'oublie pas que je suis le disciple d'un Maître qui s'est agenouillé devant ses disciples et leur a lavé les pieds en signe de service en leur disant : « Si je vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur et le Maître, vous devez vous aussi vous laver les pieds les uns aux 194 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 195 Allocution lors de la visite du Dalaï Lama autres » (Jn 13,14). Cela m'invite à dire que le service de l'homme, de l'homme concret, de tous les hommes, doit être au cœur de la préoccupation des grandes traditions religieuses. Les religions sont attendues là. Sont-elles surtout préoccupées de trouver des adeptes et d'organiser leurs activités internes ou bien sont-elles capables d'un réel service désintéressé de l'homme ? Les défis aujourd'hui ne manquent pas : exclusion sociale, faim dans le monde, dette des pays du Sud, inégalité dans le traitement des épidémies (je pense au sida en Afrique), conflits locaux ou guerres entre peuples, promotion d'une économie plus solidaire, souci de l’environnement et du cadre de vie que nous allons laisser aux générations qui viennent, avenir de la famille et de la cellule familiale… Il y a là de vastes champs d'engagement et j'ai pu constater combien ce coude à coude de croyants de différentes religions, engagés ensemble au service de l’homme, pouvait être facteur de rapprochement et de relations harmonieuses entre communautés religieuses différentes. Ce service de l'homme ne saurait cependant se réduire à celui de son corps ou de son bien-être matériel. Il doit aussi répondre à sa recherche de sens, à sa quête de paix intérieure, à ce que, comme chrétien, je nommerai son désir de Dieu. L’homme ne vit pas seulement de pain. Il y a dans notre société un besoin de spiritualité et de transcendance. Les religions sont tout particulièrement attendues là aussi. 2. Le respect mutuel Les religions ne peuvent être facteurs de paix sociale, de réconciliation, de rapprochement des esprits que si, entre elles, elles entrent dans cette dynamique et invitent les croyants à vivre un respect mutuel. Ce respect a plusieurs facettes : 195 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 196 Chemins de Dialogue • C'est tout d'abord le dialogue fraternel de croyants qui se croisent tous les jours, dans un village, dans un quartier, au travail, a p p rennent à se connaître, s’invitent, s'informent sur leurs religions respectives. • C'est le désir de s'informer sérieusement sur la religion de l'autre, pour éviter les préjugés, les caricatures ou les jugements erronés. • C'est la purification de la mémoire vis-à-vis de contentieux historiques qui marquent les confessions ou les religions. Nous savons tous que ce qui n'a pas été guéri risque parfois de resurgir avec une violence inattendue. • C'est la défense de la liberté religieuse pour tous avec ce qu'elle implique dans sa dimension communautaire de moyens d'expression et de possibilités de réunion et de culte. • C’est enfin la vigilance interne qui permet aux religions de ne pas se laisser instrumentaliser par des courants politiques qui utiliseraient la caution religieuse pour absolutiser des causes qui, elles, n’ont rien de religieux. 3. Le dialogue interreligieux Cette coexistence pacifique entre les religions n’est pas rien, surtout si elle s’accompagne de respect et d’estime pour des traditions spirituelles qui font vivre en profondeur des milliers et des millions d'hommes. Pourtant je pense qu'il faut dépasser la simple coexistence pour entrer dans un réel dialogue interreligieux. Je crois que seul ce dialogue pourra soutenir dans la durée et affermir cette rencontre pacifique entre religions. L’Église catholique depuis 196 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 197 Allocution lors de la visite du Dalaï Lama le Concile Vatican II avec sa déclaration sur la Liberté Religieuse et celle sur Les Relations de l’Église avec les religions non-chrétiennes (Nostra ætate), s’est engagée résolument sur cette route du dialogue. Le pape Jean-Paul II, tout particulièrement depuis la rencontre d’Assise de 1986, s'en est voulu un promoteur résolu. Le dialogue pourtant n'est pas facile car il implique deux convictions qui sont comme en tension et que j'illustrerai par deux phrases de l’Évangile de saint Jean, deux paroles du Christ : d'une part, « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie » (Jn 14,6) et de l'autre : « L’Esprit vous conduira vers la Vérité tout entière » (Jn 16,13). « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie », chaque religion expérimente un chemin qui est vie, a des convictions internes qui la structurent. Pour moi chrétien par exemple, c'est cette conviction que l'homme ne se réalise qu'en se recevant d'un autre, de Dieu en Jésus Christ, et en se donnant aux autres. Dans le dialogue, il ne s’agit donc pas de renoncer à ses convictions, car sans cela, il n’y aurait plus dialogue mais simple relativisme. Et pourtant, en même temps, il faut affirmer : « L’Esprit vous conduira vers la Vérité tout entière ». Cette phrase vient me rappeler que mon approche du chemin de vérité et de Vie sur lequel je marche et qui me fait vivre n’est pas encore la Vérité tout entière. Cela veut dire que je peux recevoir des autres, me laisser enrichir par eux. Sans cette conviction d'un enrichissement mutuel dans l’échange, le dialogue interreligieux n’est pas possible. Il se transforme vite en monologue, en simples relations de courtoisie ou en en prosélytisme masqué. Et parfois, le fanatisme risque de n’être pas loin… Je disais que le dialogue n'est pas facile. Mais il est vital aujourd'hui. Il le sera plus encore dans ce siècle qui s’ouvre. Puisse cette rencontre de ce matin nous en donner comme un avant-goût. Merci. 197 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 198 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 199 Repères bibliographiques CdD-16 3/07/06 15:56 Page 200 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 201 Maurice Pivot (p.s.s.) Professeur de théologie au séminaire d’Issy-les-Moulineaux. RENCONTRE DU BOUDDHISME ET DE L’OCCIDENT Bibliographie Cette bibliographie présente non pas des livres se proposant de nous faire connaître le bouddhisme, mais des livres qui rendent compte de la rencontre du bouddhisme et de l’Occident, et plus spécifiquement de la rencontre de la tradition bouddhiste et de la tradition chrétienne. Cette rencontre aujourd’hui ne fait que commencer, et nous chercherons à l’aborder sous diverses facettes : nous regrouperons quelques livres sous diverses rubriques qui voudraient évoquer la diversité de ces facettes. R e n c o n t re du bouddhisme, ou plus précisément des bouddhismes, bouddhisme tibétain ou bouddhisme zen, bouddhisme de l’école de Kyoto ou bouddhisme de Soka Gakkaï etc. Et rencontre du bouddhisme qu’il est parfois difficile de séparer de la rencontre d’autres traditions spirituelles intimement mêlées à la tradition bouddhiste, sagesse chinoise ou hindouisme. 1. Ambiguïtés d’une rencontre La rencontre du bouddhisme et de l’Occident, la découverte par des hommes et des femmes de culture européenne et de tradition chrétienne de la tradition bouddhiste est souvent source d’ambi201 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 202 Chemins de Dialogue guïtés. Ceci sera manifeste tout au long de cette présentation bibliographique : les études que nous allons présenter comporteront presque toujours ce souci de discernement, d’interprétations, de mises en garde sur les sources possibles d’incompréhensions, d’ajustements progressifs des échanges. Nous choisissons d’entrer dans cette présentation par les interprétations qu’une sociologue nous donne de ces ambiguïtés. F. Lenoir Le Bouddhisme en France Paris, Fayard, 1999 La rencontre du Bouddhisme et de l’Occident Paris, Fayard, 1999 Ce double ouvrage est le fruit d’une thèse élaborée dans les années quatre-vingt-dix. L’auteur a par ailleurs codirigé la publication de « L’encyclopédie des religions », chez Bayard-Presse, dont nous aurons à reparler. Il est déjà intéressant de découvrir la démarche suivie : l’auteur, sociologue, s’intéresse au premier chef à ce phénomène d’un développement très rapide de lieux de méditation zen et de monastères tibétains en Occident, donnant naissance à un bouddhisme qui se veut occidental ; et dans le même temps, la médiatisation du phénomène ne se ralentit pas. D’où la question de l’auteur : « Peut-on parler de l’émergence possible d’un bouddhisme français ? » C’est à cette question que veut répondre le premier livre, fondé en particulier sur une enquête menée auprès d’un million de français concernés par le phénomène. Et c’est cette enquête qui mène au second livre : l’auteur s’aperçoit en effet que ce phénomène récent est précédé par tout un imaginaire de l’Occident sur le bouddhisme, et c’est cela qu’il travaille dans le second livre. Ce sera une constante des deux livres : tout autant que de rencontre du bouddhisme, ils dégageront l’image d’un Occident renvoyé à lui-même par cette rencontre. Le second livre nous expose les diverses étapes de l’arrivée de l’image du bouddhisme en Occident. Quelles sont-elles ? 202 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 203 Rencontre du bouddhisme et de l’Occident - Bibliographie En premier lieu, l’Occident ne découvre le bouddhisme comme véritable tradition historique qu’au XIXe siècle seulement ; le mot lui-même apparaît vers 1820 environ. Auparavant, le bouddhisme n’est découvert qu’à partir de rencontres individuelles (Marco Polo, moines franciscains, etc.) sans que la jonction ne soit faite entre ces multiples découvertes. En second lieu, très longtemps, le bouddhisme n’est pas reconnu pour lui-même : les occidentaux se façonnent une idée du bouddhisme en fonction de leur itinéraire religieux, de leurs convictions ou de leurs attentes. Et ceci est mis en relief par l’auteur à partir de ce qui se passe au XIXe siècle. Et tout d’abord une découverte intellectuelle : le bouddhisme n’intéresse qu’en tant qu’il peut être comparé au christianisme, souvent dans une perspective polémique. Nous y rencontrons les noms de Proudhon, J. Ferry, Schopenhauer, Nietzsche. L’image du bouddhisme qui s’en dégage est celle d’une tradition pessimiste ayant saveur de néant, pétri de nihilisme. Autre perspective, une découverte ésotérique, qui se situe dans la ligne du romantisme, dans sa phase de réaction à la philosophie des lumières, puis au positivisme ambiant : c’est la découverte d’un bouddhisme populaire et dévotionnel, souvent lié au mythe d’un Tibet magique, lieu d’autant plus mythique qu’il est un lieu inaccessible, une « cité interdite ». Au milieu du XXe siècle, c’est la réalité du bouddhisme qui arrive en Occident. Des événements précurseurs (le Parlement des religions à Chicago en 1893), des convertis précurseurs (telle Alexandra David Neel) préparent l’arrivée du bouddhisme zen puis du bouddhisme tibétain des années 1960 et suivantes. C’est un bouddhisme sans cesse interprété qui a été présenté à l’Occident des derniers siècles… « Nous avons vu comment, dans une société qui valorise la raison, il est interprété en termes rationalistes ; dans une société qui redécouvre le sentiment religieux et la pensée magique, il est interprété en termes dévotionnels et ésotériques ; dans une société qui met l’accent sur l’expérience individuelle, la psychologie et le corps (années 203 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 204 Chemins de Dialogue 60), il est assumé comme pratique méditative psychocorporelle ; enfin, dans une société en quête de sens et de nouveaux repères éthiques (fin XXe siècle), il est valorisé comme sagesse laïque aux valeurs universelles » (p. 347). La conclusion du livre met en relief ce qui semble à l’auteur la raison déterminante de la séduction du bouddhisme : « Les cruelles lacunes des religions traditionnelles de l’Occident, à commencer par le christianisme qui… avait perdu la plupart des clefs de l’initiation spirituelle et de la vie contemplative, au profit d’un dévelop pement de la dévotion sentimentale et d’une rigidité dogmatique, du côté catholique ; d’une rationalisation et d’une suprématie de l’éthique, du côté protestant » (p. 353). Réservé par rapport au phénomène de « conversion » au bouddhisme, l’auteur semble se présenter d’abord comme un humaniste soucieux de réconcilier les « deux polarités essentielles de l’individu… le pôle logique, abstrait, analy tique… et le pôle analogique, intuitif, global… » (p. 353). Le premier livre nous situe aujourd’hui : sa matière principale lui est donc fournie par une enquête faite auprès de français touchés par le bouddhisme. Ce livre permet de clarifier la situation actuelle, au-delà du flou médiatique, et déjà dans la distinction qu’il nous propose entre les « sympathisants » (les cinq millions de français qui ont une image positive du bouddhisme, voient en lui une religion moderne), les « proches » (les cent ou cent cinquante mille français qui s’intéressent activement à l’une des formes du bouddhisme) et les « pratiquants » (les douze mille français engagés dans la voie bouddhiste). L’intérêt de l’enquête faite auprès des pratiquants est de nous fournir un certain nombre de récits d’itinéraires de ces hommes et femmes : ils appartiennent essentiellement à des couches sociales privilégiées, ayant un niveau culturel et une formation professionnelle élevés. Profondément enracinés dans le monde moderne et façonnés par lui, ils sont attirés par la proximité qu’ils perçoivent entre bouddhisme et modernité ; critiquant certains aspects de cette modernité, ils trouvent dans le bouddhisme un point d’appui pour une expérience spirituelle authentique. La plupart d’origine chrétienne, un grand nombre éprouve le besoin de mieux 204 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 205 Rencontre du bouddhisme et de l’Occident - Bibliographie découvrir leur religion d’origine, sans que cela ne les détourne de leur voie bouddhique. Que dégage l’auteur de l’ensemble de cette enquête ? Il nous fait assister à la naissance d’un bouddhisme occidental essentiellement métissé, « réinterprété en termes parfois contradictoires avec le message fondamental du Bouddha » (p. 389) ; et, semble-t-il, la pointe de cette ré-interprétation nous est donnée autour de la question de l’individu ; « d’un côté, le bonheur s’obtient par le détachement de soi ; de l’autre, par le développement de soi » (p. 387) ; l’accomplissement de l’individu, de soi par soi-même, attire ainsi le bouddhisme vers la modernité occidentale, en même temps que le bouddhisme développe chez un certain nombre de ses adeptes un sentiment de responsabilité et d’attention à autrui, en même temps qu’une sagesse et un art de vivre. 2. Aller habiter au pays de l’autre Quelques ouvrages témoignent de l’effectivité d’une rencontre et de ce qui peut germer dans cette rencontre. Bernard Sénécal Jésus Christ à la rencontre de Gautama le Bouddha Identité chrétienne et bouddhisme Paris, Cerf, 1998 Ce livre d’un jésuite vivant en Corée rend un témoignage suggestif des transformations opérées dans une rencontre. Le pays de l’autre rencontré est divers. Il est tout d’abord celui de la Corée, présentée culturellement comme le fruit d’un long processus d’assimilation mutuelle d’un horizon chamanique, d’une empreinte bouddhiste et d’une sagesse et morale confucéenne. Et il 205 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 206 Chemins de Dialogue est aussi celui d’une tradition bouddhiste accueillie à l’état pur, sous la forme d’une initiation à la pratique du zazen, avec toute sa charge symbolique et la vision du monde qu’elle véhicule, tradition bouddhiste accueillie en Inde, puis en Occident. La richesse de ce livre est liée à la diversité des portes d’entrée qu’il nous propose. Ce livre peut être lu comme le fruit d’une expérience, le récit d’un itinéraire : un jésuite, profondément enraciné dans sa tradition ignatienne, celle des « Exercices », entre dans une crise christologique provoquée par la découverte de ce que véhiculent tant la langue et la culture coréennes, qu’une tradition bouddhiste. Le récit qu’il nous en donne ne se présente pas cependant comme le simple fruit de cette expérience ; il se fait acte théologique relié au donné d’une tradition fondée dans l’Évangile de Jésus Christ ; il est sous tendu par le souci constant d’interpréter l’expérience. De là, naît une double interprétation, interprétation de la crise christologique et interprétation de la rencontre de la tradition extrême-orientale qui l’a provoquée. La crise christologique porte en particulier sur l’imaginaire ecclésial auquel avait donné naissance l’expérience spirituelle ignatienne vécue dans un contexte social, culturel et ecclésial déterminé ; l’épreuve fait sortir l’auteur de ce qu’il appelle un imaginaire catholique romain : « Organisation déductive, autour de l’événement Jésus Christ défini comme vérité centrale, d’un univers hautement centralisé, à dominante masculine, et couvrant pratiquement tout le champ social » (p. 41) ; et cette même épreuve lui fait découvrir « jusqu’à quel point ce type d’affirmation de la Vérité avait pu, pendant longtemps, alimenter toute la violence conquérante de l’Occident chrétien » (p. 67). Qu’est ce qui naît alors au sein de cette crise ? L’auteur interprète ce qui y germe comme le fruit de l’introduction de la méditation zazen à l’intérieur de la contemplation de la Passion de Jésus Christ : « la méditation faisait de nous un corps comme celui du Christ en croix : tout de vulné rabilité, nu, mort pour la multitude… Cette humble offrande de soi, sans la moindre réserve et n’excluant rien ni personne, nous mettait en plénitude de communion avec la totalité du réel… Le mystère du Christ, 206 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 207 Rencontre du bouddhisme et de l’Occident - Bibliographie qui depuis un an s’était estompé, nous était ainsi nouvellement donné » (p. 69). Au cœur de l’expérience de la rencontre, l’auteur situe ainsi l’engendrement de l’être disciple du Christ, disciple demeurant semblable au Christ dans sa relation au Père et dans sa mission. L’auteur déploie alors dans des pages suggestives ce qui en résulte : une relation nouvelle à l’Évangile qui le contraint à prendre de la distance par rapport à sa première pratique des Exercices et à entrer dans une nouvelle pratique de ces mêmes exercices, et d’autre part, un rapport au Christ moins ecclésiocentrique ; le Christ n’est pas enfermé dans la forme et le visage de l’Église que nous connaissons ; c’est le Christ lui-même qui ne cesse d’engendrer aussi bien l’être disciple du chrétien que l’être ecclésial de l’Église. Cette première interprétation ne prend tout son relief qu’à l’intérieur de la seconde, liée à un dialogue soutenu tant avec le contexte culturel coréen, principalement confucianiste, qu’avec la tradition bouddhique du zazen. Ce dialogue ne se fait pas dans la facilité : l’auteur avance en dégageant constamment tant ce que l’autre coréen ou bouddhiste dit de lui-même que ce que le chrétien peut en donner comme interprétation ou en recueillir lui-même dans sa propre expérience. Confrontation avec une identité coréenne très forte, qui donne aux coréens une grande cohésion nationale et culturelle et forme alors la pratique d’une multiappartenance. Confrontation avec une pratique bouddhiste du zazen, avec la question longuement et subtilement travaillée : est-il possible à un chrétien de s’engager dans cette pratique ? Autre intérêt de ce livre enfin : à la lumière de cette expérience, l’auteur revisite la théologie des religions. Entrant dans une classification usuelle des positions théologiques, il en déplace les données, en particulier par sa manière de critiquer un christocentrisme statique, et l’idée de la médiation du Christ qui en découle et d’introduire un christocentrisme dynamique, une médiation d’engendrement, un univers trinitaire inclusif dans lequel « la foi en 207 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 208 Chemins de Dialogue devenir peut éviter deux écueils : d’une part l’administration statique de la vérité du Christ que l’on aurait enchâssée… dans la structure d’un temple de prière ou de savoir absolu ; d’autre part, la relativisation de l’événement de Jésus Christ » (p. 206). Il critique alors certaines théologies (Knitter, Pannikar), en déplace d’autres par la manière dont il les interprète (J. Dupuis…). Ce dont témoigne ce livre, en définitive, c’est de l’Évangile comme « porteur d’une extraordinaire dynamique de rencontre de l’autre, hors de qui il ne saurait être question de parler de disciple de Jésus » (p. 143), dynamique qui entraîne tant le respect et la reconnaissance de l’autre que l’accueil des fruits de cette rencontre dans une conversion renouvelée au mystère de Jésus Christ. Dennis Gira Le bouddhisme à l’usage de mes filles Paris, Le Seuil, 2000 Voici ce nouveau livre d’un auteur bien connu de tous ceux qui sont attentifs à l’arrivée de la tradition bouddhiste en France, et qui a tout fait pour que cette tradition soit accueillie avec respect et lucidité, pour que la rencontre ne se passe pas dans la facilité, mais dans un travail de discernement et de transformation réciproque. Ce livre profond dans sa simplicité n’est pas une simple introduction au bouddhisme ; il offre une pédagogie de la rencontre. Ce livre peut être lu comme une présentation du bouddhisme, ou plus exactement de la complexité des traditions bouddhiques. C’est la complexité du bouddhisme tel qu’il s’inscrit dans le paysage français, bouddhisme qui attire les euro p é e n s , bouddhisme tibétain, bouddhisme zen, soka gakkaï, et bouddhisme des communautés asiatiques du Laos, du Cambodge, du Vietnam. C’est la complexité d’une tradition enracinée sur le sol indien et se déployant dans les contextes aussi variés que ceux de la Chine, de la Corée et du Japon. Le livre nous conduit à reconnaître l’étrangeté profonde de cette tradition, en débusquant tous les risques d’incompréhensions naissant de comparaisons ou d’oppositions faciles avec le christianisme. 208 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 209 Rencontre du bouddhisme et de l’Occident - Bibliographie Mais plus encore que d’une présentation, c’est de la mise en œuvre d’une rencontre et d’un dialogue qu’il s’agit dans ce livre. La conclusion s’exprime explicitement en termes de dialogue d’un chrétien avec cette tradition bouddhique, porteuse d’une « partie importante du patrimoine spirituel de l’humanité » ; ceci est présent dès l’ouverture du livre : dans la manière même de rendre compte de cette tradition, se manifeste le souci de faire apparaître tout ce que cette sagesse peut atteindre et bousculer dans notre vision du monde, dans notre art de vivre ou de mal vivre occidental et chrétien. Comment faire en sorte que les différences des traditions soient un appel adressé à notre liberté ?… « Qu’elles obligent à aller plus loin dans la recherche spirituelle ? » Ce livre s’adresse à ceux qui sont entrés dans une démarche de réflexion sur les énigmes de notre condition humaine et qui ainsi accueillent cette tradition bouddhique comme celle qui interroge notre vision du monde anthropocentrique, notre rapport au temps et à l’histoire, qui peut nous déloger de ces « cages dorées » que notre culture a construites autour de la vieillesse, de la mort et de la maladie, qui rend attentif à cette tentation occidentale de chercher les causes de la souffrance et du mal à l’extérieur de nousmêmes. Ce livre nous demande d’accueillir cette tradition bouddhique dans sa cohérence profonde, en nous laissant interroger dans notre liberté par cette sagesse de l’humanité ; et c’est alors que la tradition chrétienne peut être accueillie dans la nouveauté qui lui vient du Christ vivant aujourd’hui. S. Breton L’avenir du christianisme Paris, DDB, 1999 À l’aube du troisième millénaire, le christianisme peut-il répondre à l’accusation de fatigue et de vieillissement que les religions et les spiritualités de l’Extrême-Orient lui adressent en sourdine ? C’est la question à laquelle ce livre cherche à répondre ; ce livre, profondément argumenté philosophiquement, et plus encore parcouru par une démarche spirituelle qui lui permet de faire résonner sans confusion ni artifice l’approche husserlienne, 209 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 210 Chemins de Dialogue l’âme intellective de Thomas d’Aquin, la neutralité de la laïcité, le néant par excès des mystiques, le nirvana bouddhique, la Kénose divine et la parole de la croix. Fruit d’une méditation commencée depuis longtemps, ce livre p ropose la re n c o n t re des spiritualités orientales à partir du bouddhisme ; sa compréhension du bouddhisme doit beaucoup aux livres de D. Gira, d’autant plus que la découverte directe de cette tradition à laquelle il se réfère lui a été donnée par l’école japonaise de Kyoto. Quel parcours nous est proposé ? Dans un premier temps, l’auteur a le souci de nous indiquer sa « configuration du christianisme », cette « parole de la croix » que ce passioniste n’a cessé de chercher à entendre tout au long de ses livres ; mais déjà, cette présentation est tout entière tendue vers ce qui va permettre à la re n c o n t re avec le bouddhisme d’être bien située. Dans un deuxième temps, l’auteur rend compte de sa lecture tant de la laïcité et sécularisation occidentales que des religions et spiritualités orientales ; s’il privilégie le bouddhisme, il ne peut le séparer de l’hindouisme et du brahmanisme dans lequel il a pris racine, pas plus que de la sagesse chinoise et de la relation mutuelle entre sagesse et tradition bouddhique. Son argumentation pourrait donner lieu à confrontation et à débat, en particulier son interprétation de la distinction entre religion et foi, et la manière dont il traite la question de la Révélation et du monothéisme. Ce n’est pas cela qui retiendra notre attention, mais bien plutôt la force de la démarche proposée, en particulier ce travail sur le christianisme, pour en déraciner tout ce qui y est encore violence ou tentations d’une mauvaise puissance. « On peut toujours craindre que l’absolu dont se réclament les religions ne devienne, tacitement, mais en acte, le dieu des guerres de religion » (p. 54). Comment interpréter les différences qui se sont 210 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 211 Rencontre du bouddhisme et de l’Occident - Bibliographie constituées historiquement pour « qu’elles deviennent, si possible, bénéfiques pour tous ? » (p. 55). Et déjà la méditation sur le « je » du Christ qui traverse tout l’ouvrage ; loin d’être le point d’appui possible d’une prétention chrétienne face aux autres traditions, « le “je” du Christ, en ses affir mations les plus tranchées, témoigne d’un difficile équilibre entre les deux populations adverses que, depuis toujours, le chrétien devrait faire siennes. En disant “je”, et il faut bien le dire, avec la modestie d’une diffé rence qui se sait en dette à perpétuité, nous continuons de confesser, dans notre fragile existence, un irréductible qui porte notre nom, et qui refuse d’abdiquer » (p. 32). La dignité de ce « je » est moins un ensemble de droits, qu’une tâche qui le fait aller vers le service « des plus petits de ses frères », « c’est parce qu’il est l’unité d’une force dans une enveloppe de faiblesses, que le “je” peut entrer en communion, par cet être “pour et vers” dont il est le lieu et le dynamisme » (p. 83). Nous entendons déjà ce que l’auteur peut attendre de la rencontre de la tradition bouddhiste pour travailler sur notre tradition occidentale : l’affirmation du moi y demeure « une des caractéris tiques de notre histoire faite de conquêtes, de dominations, d’appropria tions. Plus que l’idée de personne,… c’est plutôt le ressaut d’individua lités puissantes… qui retient l’attention quand nous parlons du “je” ou du “moi” » (p. 188). Et l’auteur nous entraîne là où le Christ est reconnu comme chemin, où la question qui lui est posée est la question du « où », du « vers où » ; « Maître, où demeures-tu ? », où la vérité est d’abord d’ordre odologique, qui concerne le problème de la voie, de la vraie voie, là où la foi « ne peut, à son écoute, que se remémorer l’indispensable référence à la croix du Christ et à ses multiples implications : la kénose au service des autres, le serviteur et l’ami, le service et l’amitié comme amour, et l’amour jusqu’à la mort » (p. 145). Méditation sur la vie selon l’esprit qui dépossède l’inspiré de lui-même et l’habilite ainsi par cette désappropriation, par « une souffrance altérante qui vous diminue… une ouverture à une éventualité transfigurante » (p. 39), ouvre le chemin de la pleine reconnaissance de l’autre en tant qu’autre. C’est là que se prépare l’espace interreligieux « tel qu’il se profile aux abords du siècle prochain » (p. 171). 211 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 212 Chemins de Dialogue Cette perspective qui ouvre l’espace du dialogue est mise en vis-àvis de la sagesse chinoise, dont l’auteur parle en terme d’échec là où cette sagesse récuse toute idée de dialogue ou discussion ; elle est mise en vis-à-vis du bouddhisme, là où l’auteur croit pouvoir reconnaître dans l’une ou l’autre de ses traditions une énergie de distanciation, d’active distance qu’il rapproche de la théologie de la croix, là où elle fonde l’altérité. Kénose, absolue dépossession de soi du Christ, en son être et en son avoir, kénose qui est « de la part de Dieu, la condition pour qu’il y ait quelque chose plutôt que rien » (p. 21), pauvreté en esprit qui évoque cette kénose, c’est là le cœur de la démarche de ce livre : découvrir dans la voie bouddhique et la sagesse chinoise tout ce qui peut permettre d’ouvrir de nouvelles voies de conversion vers cette pauvreté, vanité de soi bouddhique ou transformation du rapport à l’absolu du sage chinois. Et la voie chrétienne dont témoigne l’auteur se dit en termes de joie, de gratitude, « joie si rare qui consiste à être heureux que l’autre soit », « exultante gratitude qui rend grâce de l’être d’autrui parce qu’il mérite de l’être ». S’il se situe ainsi dans la ligne de ceux qui ont accueilli le bouddhisme selon sa dimension philosophique, dimension de sagesse, aiguisant ainsi leur propre réflexion au contact de la doctrine du bouddhisme, bien loin d’en faire un prétexte comme tant d’autres études, ce livre s’est voulu respectueux de cette sagesse autre. 3. Rencontres théologiques Une autre manière d’aborder cette rencontre du bouddhisme et de l’Occident est de se mettre à l’écoute de ces théologies qui s’élaborent en contexte asiatique. Il y a un double versant dans ce 212 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 213 Rencontre du bouddhisme et de l’Occident - Bibliographie travail théologique : il y a tout d’abord ces théologies qui s’élaborent à l’intérieur même de la tradition culturelle et religieuse asiatique ; il y a d’autre part ces théologies occidentales qui tentent d’entrer dans la confrontation avec les théologies asiatiques, travail qui aujourd’hui commence à porter des fruits. Nous y reviendrons dans une autre chronique mais déjà nous pouvons citer ces deux livres : M. Fédou Regards asiatiques sur le Christ Paris, Desclée, 1998 Sous la direction de B. Vermander Le Christ Chinois Paris, DDB, 1998 4. Rencontres monastiques Autre forme de rencontre qui porte des fruits aujourd’hui, la patiente approche monastique, véritable travail de « bénédiction », sur laquelle nous reviendrons. Mais nous pouvons déjà citer les deux bulletins conjoints qui rendent compte de ce travail : Commission pour le dialogue interreligieux monastique Bulletin international Bulletin de la Commission francophone 213 CdD-16 3/07/06 15:56 Page 214 CdD-16 3/07/06 15:57 Page 215 Jean-Luc Brunin Évêque auxiliaire de Lille. À PROPOS DU LIVRE DE TARIQ RAMADAN : Être musulman européen Étude des sources islamiques à la lumière du contexte européen1 Auteur de plusieurs ouvrages sur l’islam, Tariq Ramadan participe activement à la formation de nombreux jeunes musulmans à travers plusieurs villes de France. Ses séminaires re g roupent un nombre important d’auditeurs re g roupés en réseaux d’associations très présentes et très actives au cœur de la vie des quartiers. Cet ouvrage se situe dans la continuité de ses recherches et de ses enseignements. Cela situe l’importance de son étude à laquelle cette recension critique voudrait donner l’envie autant que manifester l’intérêt dans la perspective du dialogue entre chrétiens et musulmans. Une vraie question La question de la représentativité de la communauté musulmane de France semble occuper aujourd’hui tout l’espace du débat et mobiliser les pouvoirs publics autant que certains leaders musulmans. Voilà un ouvrage de Tariq Ramadan qui permet de nous dégager de cette question lancinante pour la relativiser. Il nous entraîne dans une problématique qui, me semble-t-il, est bien plus essentielle pour l’islam de France et son avenir, à savoir si et comment il est possible d’être musulman européen. L’islam, dans l’Europe, est devenu une réalité importante, avec laquelle nous 1. Être musulman européen. Étude des sources islamiques à la lumière du contexte européen, Lyon, Éditions Tawhid, 1999, 455 pages. 215 CdD-16 3/07/06 15:57 Page 216 Chemins de Dialogue devons désormais compter. Une fois passés les premiers scénarios assimilationnistes dans lesquels on pouvait rêver une dissolution de cette tradition religieuse ou, au moins, sa réduction folklorique, nous voici conduits à nous intéresser à l’affirmation, de la part des musulmans, de leur propre spécificité. C’est en ce sens que l’arbre de la représentativité officielle ne doit pas cacher aujourd’hui la forêt de l’insertion de la communauté musulmane dans les sociétés et les cultures occidentales. Cette insertion passe par la réouverture de l’ijtihâd, c’est-à-dire l’interprétation contextuelle des traditions islamiques. Beaucoup en invoquent la nécessité, mais Tariq Ramadan s’y applique. Il examine systématiquement les ressources de la tradition islamique pour mettre à jour leur pertinence dans l’environnement culturel européen. Ceci n’est pas le moindre intérêt de cet ouvrage ! Revisiter les sources de l’islam Dans une première partie, Tariq Ramadan entreprend l’investigation des enseignements de l’islam, attentif à leur enracinement et à leur dimension universelle. De façon très pédagogique, il offre une utile initiation aux méthodes des sciences islamiques. C’est pourquoi il ouvre au lecteur l’accès à des notions essentielles et qu’il redéfinit, telles que ash-shahâda, ash-sharî‘a, maslaha, ijtihâd ou fatwâ. Il est très difficile de définir d’un mot tout ce que ces notions complexes portent. Avec précision et de façon documentée, l’auteur analyse chacune d’entre elles. Citons un seul exemple pour percevoir la complexité de ces notions. Lorsqu’en Europe, nous parlons d’ash-sharî‘a, nous traduisons spontanément ce terme par loi islamique, lequel terme véhiculant souvent des préjugés négatifs. L’auteur nous fait découvrir que cette notion riche a été souvent confisquée unilatéralement par les spécialistes du droit (fiqh). Pourtant, ce que la tradition islamique définit par le terme ash-sharî‘a concerne trois domaines : al-‘aqîda (la science de la foi), fiqh (le droit et la jurisprudence) et tasawwuf (la mystique). Foi, spiritualité et application participent ainsi de la même démarche. Comment être musulman - écrit Tariq Ramadan - recouvre l’ensemble des dimensions de l’agir qui nous permettent de rester 216 CdD-16 3/07/06 15:57 Page 217 À propos d’un livre de Tariq Ramadan fidèles à l’attestation de la foi [...] ; c’est la sharî‘a, la voie, le chemin du « comment rester fidèle à la source » (page 92). Cette entreprise menée avec rigueur et précision, permet de mesurer la complexité des approches traditionnelles et de sortir des simplismes qui nourrissent et entretiennent tous les intégrismes religieux. Cerner l’identité musulmane dans le contexte européen Grâce à une telle compréhension des sources, l’auteur peut engager une réflexion constructive et dynamique, sur le « musulman européen », par-delà mises en accusation et justifications. En effet, la reprise sereine des données de la tradition islamique conduit à formuler de façon positive les éléments d’un « être musulman européen ». Les musulmans trouvent ainsi les moyens de se dégager de cette conviction que leur présence en Europe constitue forcément un problème pour les sociétés occidentales, ou encore que l’islam soulève naturellement des difficultés énormes face au progrès, à la démocratie ou à la modernité. Tariq Ramadan appuie sa vision optimiste sur les jeunes générations de musulmans qui, refusant de « s’intégrer en désintégrant leur islam » - comme ils le disent souvent -, cherchent à affirmer leur identité islamique pour renaître à une spiritualité et à une pratique religieuse renouvelée. La réflexion se meut dans un espace ouvert, prenant en compte le fait que les musulmans sont présents désormais dans le monde entier. Cela vient donc fragiliser et contester la distinction traditionnelle, encore mise en avant par certains oulémas, entre dâr alislâm et dâr al-harb, expressions traduites par demeure de l’islam et demeure de la guerre. En s’attachant à réévaluer ces notions au regard de la situation actuelle des sociétés européennes, l’auteur suggère à ses lecteurs musulmans de définir l’espace européen comme dâr ad-da‘wa, c’est-à-dire espace pour appeler à Dieu (page 235), ou mieux encore, comme dâr ash-shahâda, espace du témoignage (page 245). 217 CdD-16 3/07/06 15:57 Page 218 Chemins de Dialogue Avec la notion de shahâda, de témoignage, écrit-il, nous réunissons deux éléments essentiels de la foi musulmane : un rappel clair de l’axe fondamental de notre identité à travers la foi en l’unicité de Dieu (tawhîd) et Sa dernière révélation au Prophète Muhammad ; une conscience élevée que nous portons la responsabilité de rappeler aux hommes la présence de Dieu et d’agir de telle manière que notre présence parmi eux et avec eux soit, en ellemême, un rappel du Créateur, de la spiritualité et de l’éthique (page 239). Selon lui, ce concept de shahâda semble le plus approprié pour exprimer en même temps et lier l’identité musulmane et la responsabilité sociale des musulmans en Europe. Dépasser le face-à-face Cette réflexion permet de sortir d’une vision binaire qui imaginerait encore une ligne de démarcation, en Europe, entre les musulmans et les non-musulmans. Il ne peut plus être question de relations entre deux « demeures » distinctes. Il s’agit de penser des relations entre des êtres humains appartenant à des civilisations, des cultures et des religions différentes, mais dont le destin est lié. Ou encore « entre des citoyens en interaction continue avec le cadre social, juridique, économique ou politique qui structure et oriente l’espace dans lequel ils vivent » (page 243). À noter aussi des considérations intéressantes sur la mondialisation. Le monde ne se sépare pas en territoires musulmans et espaces non-musulmans, mais dans une perspective globalisante d’occidentalisation du monde, en centre (Occident et ses capitalesrelais du Sud) et périphérie (le reste de la planète). Cela confère aux musulmans établis au centre, une responsabilité particulière, celle de témoigner au cœur du système occidental, de ce qu’ils sont et des valeurs qui leur sont transmises par l’islam. Être citoyen européen prend alors une dimension nouvelle pour les musulmans (pages 262-290). 218 CdD-16 3/07/06 15:57 Page 219 À propos d’un livre de Tariq Ramadan Assumer activement l’identité musulmane Cela conduit à la troisième partie qui cherche à cerner l’identité musulmane, sur la base des sources islamiques revisitées et du contexte particulier de l’Europe redéfinie comme dâr ash-shahâda. Tariq Ramadan invite pour cela à une réappropriation responsable de la foi, de la pratique et de la spiritualité musulmanes. Il dit l’urgence d’une intelligence renouvelée des textes du Coran et de la Sunna pour une transmission et une éducation de la foi dans un contexte de société sécularisée. Il souligne enfin l’importance d’un engagement des musulmans dans la société. Cette action, quel que soit le pays ou l’environnement, est fondée sur quatre aspects majeurs de la vie humaine : développer et protéger la vie spirituelle dans la société, diffuser l’éducation religieuse aussi bien que séculière parmi les gens, agir pour plus de justice dans chaque sphère de la vie sociale, économique et politique et, enfin, promouvoir la solidarité envers toutes les catégories de nécessiteux qui sont l’objet d’oubli ou de négligence coupable (page 319). Le défi principal pour les musulmans européens, c’est de devenir capable de vivre ensemble et de participer de façon collective à la vie des sociétés en Occident. Les musulmans en Europe sont des citoyens sous l’autorité d’un pacte qu’ils doivent remplir vis-à-vis de la société qui les accueille, aussi longtemps qu’ils ne sont pas obligés d’agir contre leur conscience. L’auteur souligne justement que cette objection de conscience est d’ailleurs reconnue par les diverses constitutions des États. Mais cela ne saurait en aucun cas dispenser les musulmans euro p é e n s d’assumer la responsabilité liée à leur identité islamique et de relever ensemble quatre défis qui sont évoqués à la fin de l’ouvrage : réapprendre la nuance, valoriser et sauver la spiritualité, assurer l’éducation et travailler à réduire les fractures sociales. 219 CdD-16 3/07/06 15:57 Page 220 Chemins de Dialogue Une approche à accueillir sereinement… Cette étude rend manifeste, si besoin était, le fait que la réflexion et les recherches de Tariq Ramadan ne sont pas à « diaboliser ». Dans les jugements portés sur ses enseignements, il importe de savoir raison garder. Ce dernier livre n’est pas un appel mobilisateur en vue d’islamiser l‘Europe. En plusieurs endroits l’auteur prend acte de la pluralité culturelle et religieuse de nos sociétés occidentales. Il a conscience que c’est bien dans cette situation de pluralisme qu’il s’agit d’être musulman européen. Son travail régulier avec la Ligue française de l’enseignement l’atteste largement. … mais questionnante et invitant au débat Cela dit, une série de questions mérite d’être posée et de donner lieu à un débat serein et amical. Je ne puis qu’évoquer ces questions sans pouvoir les développer. Tout d’abord, on peut être gêné par le réquisitoire sévère que l’auteur prononce face aux sociétés occidentales. Elles ne sont pas irréprochables, loin de là. Mais faut-il pour autant rejeter systématiquement la modernité ? N’a-t-elle pas été source de progrès, notamment dans le domaine des sciences, des techniques ou encore de la médecine. S’il faut dénoncer l’hégémonie de la rationalité froide, nous ne pouvons pas la rejeter. La vocation des religions en Europe n’est pas de fournir un système alternatif aux systèmes politiques, économiques, juridiques ou sociaux en place, même si beaucoup doit être fait pour atténuer les effets de leurs dysfonctionnements. Par ailleurs, la sécularisation dont parle Tariq Ramadan, n’est peut-être pas unilatéralement perverse. Même si ce processus a entretenu l’illusion d’évacuer le religieux et mis en péril la dimension spirituelle de l’homme, il a permis de dégager la société de l’hégémonie du religieux, de rendre possible le pluralisme et de situer de façon plus juste la démarche croyante. La condamnation ne peut pas se faire sans nuance. De façon paradoxale, ne peut-on se demander si l’insertion de l’islam en 220 CdD-16 3/07/06 15:57 Page 221 À propos d’un livre de Tariq Ramadan Europe n’a pas été rendue possible par le processus de sécularisation ? Dans un souci d’affirmer la spécificité de l’islam, l’auteur accentue l’aspect étranger des musulmans. Or, il faut bien considérer que la plupart des musulmans européens, même s’ils conservent la mémoire blessée de l’immigration de leurs parents et que celle-ci travaille leur appartenance sociale autant que religieuse, sont des citoyens des pays occidentaux. Leur insertion culturelle, sinon socio-professionnelle, est désormais assurée. L’insistance de Tariq Ramadan pour souligner la spécificité des musulmans sur ce fond d’étrangeté, mérite d’être interrogée et discutée. Je me suis interrogé sur le silence de l’ouvrage à propos des autres croyants en Europe, qui œuvrent pour redonner une âme à une société marquée par le matérialisme réducteur de l’homme. Les catholiques, comme d’autres croyants, ont conscience du déficit spirituel d’une Europe prise toute entière dans un matérialisme pratique. On ne peut les accuser ni de passivité, ni de désintérêt, ni même de démission en ce domaine. Pensons à toutes les réflexions et initiatives autour de la nouvelle évangélisation. Par ailleurs, dans un souci d’ouverture et de réciprocité, l’Église catholique cherche à repérer parmi les femmes et les hommes de bonne volonté, des partenaires dans la défense de la dignité de l’homme et la promotion de sa dimension spirituelle. Le silence gardé sur ces partenariats possibles avec d’autres croyants ou d’autres personnes militant pour un sens de l’homme qui ne le réduise pas à n’être qu’un producteur/consommateur, demeure étonnant. L’islam ne peut prétendre être la seule force de résistance à la réduction productiviste de l’homme. Même si Tariq Ramadan affirme timidement la collaboration avec des chrétiens (page 346), on peut souhaiter qu’il soit plus explicite sur cette question essentielle pour le dialogue interreligieux. Enfin, une dernière question qui soulève un point de débat, concerne la perception de la différence. On se demande, au fil des 221 CdD-16 3/07/06 15:57 Page 222 Chemins de Dialogue pages (et il nous faut reconnaître que celles-ci ne permettent pas de fournir une réponse claire), si le légitime souci de cerner la spécificité musulmane s’inscrit dans une perspective d’ouverture à l’autre ou dans la seule fin de se démarquer. Dans une société pluraliste, l’affirmation nécessaire de son identité croyante doit pouvoir se vivre sur fond de solidarité universelle, sinon le risque de la dérive communautariste devient réel. Pour nous, chrétiens, nous croyons que l’humanité est une, appelée par Dieu à se rassembler dans une fraternité dont la source est en Dieu luimême. L’islam, religion à visée universelle, détient-il dans sa tradition croyante, l’idée que l’unité de l’humanité est un avenir garanti par Dieu ? Et si tel est le cas, quelle est la mission spécifique de la communauté musulmane dans la réalisation de ce dessein universel de Dieu ? Cette question théologique mériterait d’être débattue entre chrétiens et musulmans. En tout cas, les réponses apportées ne seront pas sans incidence sur la façon de se penser et de vivre comme croyants en Dieu dans une société éclatée et plurielle. Pouvons-nous cro i re ensemble, comme le Concile Vatican II le redisait aux catholiques en 19652, qu’il est encore possible de parvenir entre chrétiens et musulmans à une compréhension mutuelle ainsi qu’à la protection et la promotion, pour tous les hommes, de la justice sociale, des valeurs morales, de la paix et de la liberté ? 2. Nostra ætate, n° 3. 222 CdD-16 3/07/06 15:57 Page 223 CdD-16 3/07/06 15:57 Page 224 TABLE DES MATIÈRES Sommaire 5 Liminaire [Jean-Marc Aveline] 7 L’engagement de Dieu et la mission de l’Église 15 L’engagement de Dieu et la mission de l’Église [Jean-Marc Aveline] 1. L’engagement de Dieu 2. La mission de l’Église 3. Le dialogue interreligieux Conclusion 17 20 27 30 35 Annexe - Quelques textes de référence Redemptoris missio (extraits) Ut unum sint (extraits) Dominus Iesus (extraits) 37 37 44 48 Traditions bouddhistes et Occident 55 Présentation [Christian Salenson] L’énigme de la vie du Bouddha [André Couture] 1. Un exemple ancien de vie du Bouddha : le Buddhacarita d’Açvaghosha 2. De l’hagiographie à la biographie Conclusion 224 57 61 62 74 80 CdD-16 3/07/06 15:57 Page 225 Le bouddhisme en France [Paul Magnin] 1. Les différents courants du bouddhisme présents en France 2. Le bouddhisme en Occident : une réponse à une quête de sens ? 2.1. Le choix d’une autre tradition 2.2. La place de l’expérience et de l’intériorité 2.3. Le rôle du maître 2.4. Le lien avec le cosmos 2.5. Une autre compréhension des questions du mal, de la souffrance et des fins dernières Amour et compassion selon le christianisme et le bouddhisme [Henri Bourgeois] 1. Une expérience commune 2. La compassion et l’amour selon le bouddhisme 3. La compassion et l’amour selon le christianisme 4. Amour et compassion se rencontrent La présence du bouddhisme en Europe [Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux (C.P.D.I.) et Conseil des conférences épiscopales d’Europe (C.C.E.E.)] Études Aspects de la réception de Nostra ætate dans l’Église de France [Joseph Doré] 1. Des fondations de type universitaire 2. La création de plusieurs organismes officiels 3. Les travaux de la conférence épiscopale 4. Un ensemble de réalisations diocésaines 5. Éléments provisoires d'évaluation 83 85 93 94 95 97 98 99 101 102 106 109 115 117 123 125 126 132 136 140 141 225 CdD-16 3/07/06 15:57 Page 226 Présentation des journée culturelles de Vars [Marie Marx] La montagne, symbole sacré [Christian Salenson] Symbole cosmique Ambivalence du symbole de la montagne Les éléments signifiants La verticalité Vers le ciel Une idée d’ascension La base Les racines La cime La vision Le sacré L’axe du monde Le lieu des héros et des saints La grotte La conscience du symbole La montagne a ses rites et ses mythes Expériences Le sacrement de l’amitié - Compagnon de route de l’Islam [Christian Delorme] 1. L’Islam est une table ouverte 2. L’hommage inattendu de Cheikh Benzzine 3. Le défi de l’Islam militant 4. Crispations chrétiennes 5. Quelle place pour l’islam dans l’histoire du salut ? Le signe de Tibhirine 226 145 148 148 149 150 151 152 153 155 156 156 157 157 158 160 161 162 163 165 167 169 170 173 178 180 CdD-16 3/07/06 15:57 Page 227 L’Église du Maroc Présentation [Vincent Feroldi] Vivre la rencontre au quotidien [Frères et prêtres du diocèse de Rabat] Des regards renouvelés Des orientations à suivre Des appels à vivre Allocution lors de la visite du Dalaï Lama [Jean-Pierre Ricard] 1. Le service de l'homme 2. Le respect mutuel 3. Le dialogue interreligieux Repères bibliographiques 185 185 188 188 190 191 193 194 195 196 199 Rencontre du bouddhisme et de l’Occident - Bibliographie [Maurice Pivot] 1. Ambiguïtés d’une rencontre 2. Aller habiter au pays de l’autre 3. Rencontres théologiques 4. Rencontres monastiques 201 201 205 212 213 À propos du livre de Tariq Ramadan : Être musulman européen. Étude des sources islamiques à la lumière du contexte européen [Jean-Luc Brunin] Une vraie question Revisiter les sources de l’islam Cerner l’identité musulmane dans le contexte européen Dépasser le face-à-face Assumer activement l’identité musulmane Une approche à accueillir sereinement… … mais questionnante et invitant au débat 215 215 216 217 218 219 220 220 227 CdD-16 3/07/06 15:57 Page 228 CdD-16 3/07/06 15:57 Page 229 Chemins de Dialogue Revue théologique et pastorale sur le dialogue interreligieux, fondée par l’Institut de sciences et théologie des religions de Marseille, éditée par l’association « Chemins de Dialogue » publiée avec le concours du Centre National du Livre ABONNEMENTS & COMMANDES Chemins de Dialogue Service diffusion 11, impasse Flammarion 13001 Marseille [email protected] Tél. : 04 91 50 35 43 Fax : 04 91 50 35 55 CdD-16 3/07/06 15:57 Page 230 CdD-16 3/07/06 15:57 Page 231 Achevé d’imprimer en décembre 2000 sur les presses de l’imprimerie Robert Groupe Horizon Parc d’activités de la plaine de Jouques 200, avenue de Coulins – 13420 Gémenos Dépôt légal décembre 2000 CdD-16 3/07/06 15:57 Page 232