Analyse Economique, Modélisation Prospective et Développement

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Analyse Economique, Modélisation Prospective et Développement durable
ou
Comment faire remonter des informations du futur?
il n’y a pas trois temps, le passé, le présent et le
futur, il n’y a que le présent : le passé dans le
présent, le futur dans le présent
Saint-Augustin
Le terme de développement durable ne s’est imposé que vers la fin des années quatre-vingt,s
mais cela fait plus d’un quart de siècle que la question de l’harmonisation entre
environnement et développement est présente sur l’agenda international. Je voudrais essayer
ici de mesurer le chemin parcouru en adoptant un point de vue spécifique, celui des débats
autour des modèles quantitatifs convoqués à son service.
Je ne partage certes pas l’illusion que ces outils guident les choix publics ; ceux-ci dépendent
in fine des rapports de force qui traversent les institutions qui en ont la charge. En revanche,
dans des sociétés non dictatoriales, il y a obligation de « rendre raison » de ses arguments, et
réapparaît alors fatalement la triste obligation de quantifier et ce malgré le réflexe de
méfiance à l’encontre des modèles numériques qui prévaut, en France plus qu’ailleurs, dans
les milieux ouverts à la thématique du développement durable. En fait, soupçonner la
modélisation de soutien systématique à des rhétoriques conservatrices, revient à oublier son
rôle dans l’alerte sur les limites possibles de la croissance (Meadows, 1972), dans la mise en
exergue des besoins fondamentaux des pays en développement (Herrera, 1977) ou dans la
proposition de choix alternatifs au nucléaire avec les Soft Energy Paths d’A. Lovins (1977).
En fait, dire que les ressources sont limitées ou qu’un environnement dégradé diminue le
bien-être, c’est mettre le doigt dans l’engrenage de l’argumentation par le chiffre ou la
courbe. C’est pourquoi, les grandes oppositions récurrentes entre le quantitatif (réducteur,
limité, manipulatoire) et le qualitatif (subtil, riche et tellement plus sympathique) restent très
scolastiques, au sens que Bourdieu (1997) donne à ce terme, à savoir un débat entre ceux qui
disposent de σχολη, de temps libre dégagé des urgences du monde: terrain d’exercice dans la
course à l’excellence universitaire, elles améliorent peu notre capacité à comprendre et agir.
Ce texte part du fait que l’obligation de quantifier, va, volens nolens, formater les discours,
légitimer les lignes de fracture, éclairer ou au contraire obscurcir l’entendement collectif des
enjeux réels. Il propose une lecture rétrospective de la modélisation appliquée au
développement durable pour révéler des structures intellectuelles fondamentales et des
postures qui se cristallisent autour de ce chantier intellectuel et programmatique. J’utiliserai
pour ce faire très souvent l’histoire de la prospective énergétique parce qu’elle constitue le
domaine le plus développé de la modélisation prospective, ceci en raison de l’importance des
intérêts économiques concernés par des enjeux comme le nucléaire, l’épuisement des
ressources ou l’effet de serre.
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1. Analyse économique et prospective: problème scientifique? question de croyance? ou
de posture intellectuelle?
Que la prospective soit un point de passage obligé pour l’étude du développement durable
devrait être un truisme. Cependant, le mot prospective s’est heurté à un double problème de
légitimité, celui de la validité scientifiques d’exercices numériques sur des horizons éloignés
et celui du lien entre de prospective et analyse économique. Le premier réflexe des
économistes professionnels a en effet été de s’inquiéter de la rigueur d’une première vague de
modèles construits, sans respect des règles internes de l’édifice néo-classique, par des
démographes, technologues ou transfuges de la cybernétique comme Forrester.
Une bref retour sur la protohistoire du développement durable permet de mieux comprendre
ce qui est en jeu ici. Les écrits des principaux acteurs intellectuels de ce qui devait déboucher
sur la Conférence de Stockholm sur l’Environnement frappent par le caractère fort peu
environnementaliste et très développementiste de leur phrasé, I. Sachs dira plus tard (1979) :
« Cela n’avance à rien de tirer la sonnette d’alarme écologique sans mettre en évidence le
rapport profond qui existe entre l’arrogance avec laquelle nous traitons la nature et
l’idéologie de la croissance sauvage, sous-tendue par le réductionnisme économique, la
poursuite de l’avantage immédiat, l’internalisation des profits et l’externalisation des coûts
.... Avant que ne survienne le désastre écologique, nous risquons d’en connaître d’autres, tout
aussi dangereux, créés de toute pièce par les hommes ..... l’effondrement de la mégamachine,
la vulnérabilité des grands systèmes techniques étant la rançon de leur productivité très
élevée ». Ceci est symptomatique d’un contexte où l’environnementalisme et la thématique de
l’épuisement des ressources émergent comme une provocation intellectuelle au sein d’un
mouvement de critique globale de la société de consommation et des trente glorieuses dans le
monde occidental, des dérives des économies centralisées et de dénonciation de la persistance
de écarts de richesse entre le Tiers et le Premier Monde.
Des auteurs aussi divers que K.W. Kapp, E.J. Mishan, A. Gorz, R. Passet, et I. Sachs
participent comme Habermas ou Ivan Illich à partir d’autres problématiques que
l'environnement, à la déstabilisation d’un système de croyance dominant vers la fin des
années soixante et dont le cœur est le système technique. Or ces interrogations percutent la
trajectoire de la science économique moderne à un moment où la synthèse éclectique entre
keynésianisme et axiomatique néo-classique a besoin de l’assimilation du changement
technique au progrès et de l’hypothèse d’autonomie entre progrès technique et économie:
l’axiomatique Arrow-Debreu, base théorique forte de la micro-économie, pourra se prévaloir
de succès en matière de gestion des systèmes de réseau; grâce à Solow, le macroéconomiste
avait l’espoir d’un réglage fin de la croissance puisque, en modulant l’intensité capitalistique
des techniques, on évitait le pessimisme des conclusions du modèle Harrod-Domar où la
croissance équilibrée relève du miracle permanent ou de l’art du planificateur éclairé(1);
concernant le Tiers-Monde, la théorie des étapes de Rostow se trouvait renforcée par les
thèses sur la percolation du développement par transfert des techniques.
Dans cette période que Malinvaud (1987) résume joliment par l’expression « quand tout allait
bien », rien ne s’oppose a priori à une liaison entre analyse économique et prospective ; on la
trouve d’ailleurs postulée par Pierre Massé dans "Le Plan ou l’Anti-hasard" (1965). Les
ingénieurs économistes savaient que la programmation de grands barrages ou l’évaluation
1 De ce strict point de vue Solow retrouve d’ailleurs une des conclusions formulées par Kalecki (1969) dans un
espace théorique fort différent
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stratégique de programmes nucléaires ne pouvaient s’effectuer sans une vision du monde sur
plusieurs décennieset, en macroéconomie, les progrès de l’économétrie et des moyens de
calcul permettaient d’envisager le développement de modèles à long terme.
C’est en ébranlant cet optimisme technologique que les dossiers du développement durable
(pièges du transfert mimétique des techniques, marée noire, nucléaire, mort des forêts, ozone,
déforestation, effet de serre) interdiront une liaison aisée entre prospective et analyse.
L’économiste ne pourra en effet plus traiter la technique comme un paramètre exogène. Ce
n’est d’ailleurs pas le caractère négatif de certains impacts de la technologie qui lui pose
problème, car il dispose de la théorie de l’internalisation des effets externes, c’est la résultante
de deux paramètres :
- le décalage temporel entre une décision, ses effets attendus, le déploiement des
externalités négatives et leur reconnaissance sociale,
- les boucles dynamiques entre consommation, technologie, modes de consommation
et institutions, grille heuristique à partir de laquelle I. Sachs organisait dès 1972, son
programme de recherche sur les liens entre environnement et développement, si le choix
d’une technologie à l’instant t n’est pas neutre vis-à-vis des modes de consommation ou de la
localisation des activités, il y a un risque de boucle auto-renforçante conduisant à des
bifurcations dans les modes de développement au-delà des mécanismes de « lock-in » par
rendement croissants d’adoption systématisés par Arthur (1989).
Cette combinaison d’incertitudes et d’effets de système ouvre la possibilité d’équilibres
multiples ex-ante ; dans l’ambiance intellectuelle de l’époque, ceci venait déstabiliser l’état de
l’art de l’économiste à trois niveaux:
- les critères décisionnels: la tentative de l’économie publique, lutter autant que faire
se peut contre « l’arbitraire illimité de l’administration » devient plus risquée dès lors que les
états du monde contingents sont controversés et que l’analyse coût-bénéfice donne autant de
résultats qu’il y a d’états du monde envisageables à un horizon considéré,
- l’ambition prédictive: en plein progrès de l’économétrie, les économistes peuvent
espérer que leur art accède enfin au statut de science au sens positiviste et fournisse les outils
d’une ingénierie sociale. La mise en évidence des lois permettait de prédire puis d’optimiser
les politiques. Or le très long terme rend très vite impossible le maniement de fonctions à
élasticités constantes et l'extrapolation sans contrôle des fonctions exponentielles usuelles,
- le traitement du progrès technique: négligeant les leçons du débat entre les deux
Cambridge 1966-1971, les macro-économistes traiteront la technologie via la proxy de la
fonction coût ; or ce ne sont pas des dollars, des yens ou des francs qui portent atteinte à
l’environnement mais des modes de produire et de consommer qu’il faut bien expliciter.
Il n’y a certes rien dans le cœur de l’axiomatique néo-classique qui interdise de penser les
équilibres multiples comme on le verra avec les travaux sur les tâches solaires dans les années
quatre-vingt; mais il y a une marge entre la théorie pure et la vulgate des hand-books et des
experts. Symptomatique du divorce entre prospective et analyse économique, aucun des
grands noms de la science économique, ne s’était réellement commis à des travaux de
prospective jusqu’à la provocation du rapport du Club de Rome. L’usage d’outils numériques
devint nécessaire et la réflexion sur le long terme ne cessa d’être systématiquement associée
aux romans de science fiction ou à l’activité divinatoire. C’est dans ce contexte, aggravé par
le choc pétrolier, que des rapports de prospective seront commandés à des économistes par les
organisations internationales : Léontieff et Tinbergen par les Nations-Unies, Lesourne par
l’OCDE.
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Les économistes sortiront alors de leur réflexe académique qui est de ne pas se commettre sur
des horizons mal maîtrisables; ils changeront de posture, parfois sans se l’avouer, vis-à-vis de
la prospective et, confiants dans la pertinence de leur boîte à outils, ils vont longtemps sous-
estimer les mutations intellectuelles exigées.
2. Modélisation des liens économie, changement technique, environnement: quelques
leçons de trente ans d’efforts
Ignacy Sachs a su très tôt expliquer pourquoi la technologie est un paramètre déterminant de
l’harmonisation entre développement et environnement (graphique n°1) ; Le rôle des
ingénieurs dans l’histoire de la modélisation de cet interface n’est dès lors pas surprenant. Par
des modèles technico-économiques « bottom-up », ils vont d’abord ouvrir une hétérodoxie
par rapport aux méthodes standard. Mais on assistera dans un deuxième temps à une remontée
en puissance de modèles ancrés dans la théorie néo-classique, puis, ces dernières années, les
modèles d’équilibre général calculables permettront d’envisager des progrès analytiques
intéressants. Or cette trajectoire de débats apparemment techniques est révélatrice de
l’évolution des vraies lignes de partage concernant la connaissance, la décision et l’action
s’agissant du long terme.
T
PR
Y
M
P = population
T = techniques
R = ressources naturelles
Y = produit
M = environnement (ou milieu)
Graphique 1
2.1. L’optimisme technologique ou ..... l’ouverture des possibles
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Au cours des années soixante-dix, l’originalité des modèles technico-économiques réside dans
une description fine des usages énergétiques et des équipements utilisateurs d’énergie, une
explicitation des changements structurels par des modules macro-économiques et
démographiques simples en amont, un usage non systématique de l’économétrie, ceci en
raison du manque de séries temporelles longues pour certains paramètres clefs, de
l’importance de données d’ingénieur et du peu de fiabilité de certaines spécifications.
Ces modèles, dont le modèle Médée en France fût un des précurseurs (Château, Lapillonne,
1977) se sont avérés plus aptes à prévoir le découplage entre énergie et croissance que les
modèles économétriques agrégés (top-down). Leur conclusion stratégique majeure découlait
de l’existence de marges de manœuvre importantes du côté de la demande énergétique qui
rendaient possible un report dans le temps les ambitieux programmes nucléaires envisagés à
l’époque. Vers la fin des années quatre-vingt, cette caractéristique allait être utilisée pour
justifier des stratégies ambitieuses de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) : à
court terme, l’analyse des chaînes de conversion de l’énergie primaire à l’énergie utile fait
apparaître un déficit d’efficacité, un « efficiency gap » entre les meilleures technologies
disponibles et les techniques réellement utilisées; à long terme, des travaux comme le
scénario LESS (Low Energy Sustainable Scenario) de Greenpeace et les scénarios Jérémie et
Noé sur lesquels B. Dessus revient dans ce volume, suggèrent qu’il est possible de définir des
systèmes énergétiques qui réduisent les émissions de GES à un niveau compatible avec les
capacités d’auto-épuration naturelle sans recourir à l’énergie nucléaire et sans accroître les
dépenses énergétiques.
2.2. Les questions de l’économiste: pessimisme ou lucidité?
Le premier réflexe d’économistes sera d’injecter une bonne dose de pessimisme dans
l’optimisme des ingénieurs en posant deux séries de questions, ce qui conduira à discuter le
concept de stratégies « sans-regret » et à soulever la question du « timing » de l’action
préventive.
2.2.2. Coûts de transaction et d’incitation: du tangible à l’intangible
Ils contestent tout d’abord l’ampleur de potentiels à coûts négatifs sous l’argument que le
marché aurait dû spontanément adopter les technologies concernées si elles étaient réellement
supérieures. En se contentant de comparer les technologies selon le coût unitaire de desserte
d’un service énergétique, les modèles bottom-up ignorent les coûts cachés de la technique
(écart entre performance annoncée et performance réelle, coûts de maintenance), mais surtout
la réalité des préférences des consommateurs. Les services énergétiques ne sont en effet pas le
seul argument des fonctions d’utilité: le bas coût de déplacement métro ou RER sur la région
parisienne n’empêche pas le recours à la voiture individuelle, perçue comme plus souple et
moins pénible.
Dès lors, «efficiency gap » n’est pas forcément révélateur d’imperfections de marché et
l’argument « prouvez-moi que les marchés ne sont pas parfaits » va devenir d’une efficacité
rhétorique réelle en raison même du caractère non tangible des paramètres invoqués. Même
les économistes qui ne partagent pas une foi si absolue dans les vertus des marchés réels vont
d'ailleurs faire valoir qu’il faut tenir compte du coût des compensations nécessaires pour
désarmer l’opposition de ceux qui tirent profit des situations acquises. Si on considère enfin
que la préférence des consommateurs est « mal formée », (culte de la voiture par exemple) il
faut procéder à des campagnes d’information et d’incitation, mais la difficulté est alors de
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