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de marionnettes.
« S’il est un domaine où
les arts de la marionnette recoupent d’autres
disciplines artistiques, étant elle-même
partie intégrante du théâtre, ce sont
la scénographie et les arts plastiques ;
la scénographie parce que se posent
les problèmes d’espace et d’échelle propres
à la marionnette. Le castelet ayant presque
disparu de la scène contemporaine, quel est
donc le cadre, l’espace, dans lequel évoluent
nos personnages ? Manipulé à vue,
le référent visuel n’est plus le cadre fixe
du castelet mais le corps du manipulateur
et le plateau à l’échelle de l’homme ; d’où la
tendance qui en découle, celle de travailler
avec des marionnettes de plus en plus
grandes qui rentrent en tension avec
le manipulateur comme étant pratiquement
son double. Giacometti, le grand sculpteur
du XXesiècle, avait dans ses écrits
théoriques posé ces problèmes, celui de
l’échelle et celui du personnage regardé non
pas seul et isolé, ce qui n’est qu’un artifice,
mais en relation continuelle avec son
environnement. »
L’objet animé lui aussi
est en relation continuelle avec son
environnement. C’est un art qui joue
de la distance, du vide entre les choses,
qui rend vivant ce jeu indispensable pour
la circulation du mouvement… et du sens.
Le marionnettiste travaille justement dans
l’espace entre l’objet et le corps humain,
entre la matière sonore et la poupée, entre
l’image et le geste.
La marionnette comme effigie
anthropomorphique est devenue, dans
certains spectacles, un instrument aigu
pour scruter la limite entre le mort et le vif,
notamment par le biais de l’hyperréalisme.
Plusieurs compagnies manipulent des
sculptures saisissantes de ressemblance :
la
mimesis
, jamais totale, génère un trouble
de notre perception et un sentiment
d’étrangeté(5). Le « théâtre d’androïdes »
dont rêvait Maeterlinck n’est pas loin.
Le travail de Gisèle Vienne se situe dans
cet espace. Elle présente, avec son vieux
complice Etienne Bideau-Rey, une nouvelle
version de
Showroomdummies,
créé
en 2001 : dans cette pièce chorégraphique,
on trouvait déjà sa façon de scruter
l’érotisme trouble du corps devenu objet,
et la standardisation des apparences et des
gestes. La sculpture propose d’autres visages
de l’humain. Dans
La Chair de l’homme
,
d’Aurelia Ivan, une population
d’homoncules taillés dans des ceps de vigne
porte les voix multiples du théâtre de Valère
Novarina. «
Ce que peut la marionnette,
c’est aussi, en nous montrant ses bords,
étendre le spectre des visages de l’humain »
,
écrit Didier Plassard(6).
La mise en mouvement des corps artificiels
peut être de différentes natures. Elle
est chorégraphique chez le danseur-
marionnettiste hollandais Duda Paiva qui
se laisse phagocyter par ses personnages de
mousse pour jouer en virtuose la dialectique
de la relation, entre duo et duel, entre
séduction et domination, entre possession
et arrachement. Chez Claire Heggen,
l’animation s’appuie sur le théâtre gestuel
dans son solo
Les choses étant ce qu’elles
sont…
Le geste met en vie la matière tissu
et des esquisses de corps pour raconter
le mouvement de la mémoire et l’intériorité.
Le solo de Cécile Briand,
Tomber des nus
,
est dans la même veine – l’exploration des
mondes intérieurs par le biais de la matière.
Le personnage, un modèle de peintre,
se confronte aux représentations de
son corps comme à autant de miroirs.
Doubles sculptées, empreintes de papier,
mannequin-puzzle : la femme-objet
rencontre les « objets-femmes ».
Dans
Kefar Nahum
, la danseuse Nicole
Mossoux-Bonté est une montreuse d’objets
fantasmagoriques, qui s’accouplent
et engendrent des créatures difformes
en perpétuelle métamorphose.
Le geste du plasticien est encore d’une autre
essence. Le peintre Joan Baixas, initiateur
de La Claca, première compagnie espagnole
de marionnette contemporaine, a dans
les années 1970 jeté les bases d’un théâtre
de la matière (voir p. 10).
La dramaturgie repose alors sur la main
du peintre composant en direct des fresques
vivantes, qui naissent, respirent et
disparaissent. Dans
Zoe, criminelle
innocence
, la dernière création du Catalan,
ombres, peinture, marionnettes et vidéo
sont les ingrédients d’un mélodrame en
quatre actes accompagnés par la musique
du pianiste de jazz Agustí Fernández.
D’autres compagnies tissent les modes
du théâtre d’animation pour inventer leur
propre langage théâtral dans une liberté
souvent jubilatoire : le Théâtre de la Pire
Espèce mélange le papier découpé, le
théâtre d’ombres et le théâtre d’objets ;
les Américains du Red Moon Theater font
s’entrechoquer le théâtre de papier et
la vidéo, tandis que la compagnie Akselere
s’appuie sur l’objet, le théâtre d’ombres
et le conte pour transposer des archétypes
dans notre réalité. La Québécoise Marcelle
Hudon bricole un assemblage de vidéo,
de jeu d’ombre et de théâtre d’objets
pour fabriquer des images expressionnistes
qui dissolvent les frontières et mélangent
les échelles. Mais les formes dites
traditionnelles, comme la marionnette
à gaine, conservent leur pertinence. Dans
Jerk,
mis en scène encore par Gisèle Vienne,
miste, ethnologue de l’imaginaire, accoucheur de
pays étranges, qui est-il ? « Je suis un bricoleur d’ob-
jets, de mots, d’histoires qui travaille d’abord avec
ses mains, avec le stylo, le pinceau, la scie, le mar-
teau, la colle. Alors seulement les pensées apparais-
sent. » Résistant à toute hiérarchie, il met son jeu,
son humour et son inventivité au service d’une
conviction, celle de faire vivre à ceux qui l’écoutent
le plaisir de percevoir la réalité d’autres possibles,
oubliées ou effacées. Zigzaguant d’une expression
à l’autre, par assemblage, collage ou associations
d’idées, Roland Shön dessine un théâtre qui
emprunte des chemins de traverse pour ne jamais
se laisser enfermer. Dans une logique toute per-
sonnelle, Ni fini, ni infini, à la lisière du cirque forain
et du cabinet de curiosités, déploie une mécanique
scénique qui tourne sur elle-même, comme un
« rouleau de l’Evolution ». Avec trois saltimbanques,
un montreur, un musicien et un régisseur, Roland
Shön déroule, en boucle, le fil de l’histoire d’un
homme « étourni » par la rotation inexorable de
la terre. Au contact de machines à images sur rou-
lettes, qui jouent avec l’ombre, la photographie,
le dessin ou la peinture, s’ouvrent un temps et un
espace autres, autrement humains, qui « réactivent
la mémoire et la lecture du monde ». Dominique Duthuit
Le théâtre de Roland Shön est un théâtre tout
court, sans majuscule ni particule. L’acteur,
détrôné de sa toute puissance, se nourrit et se
transforme au contact d’objets de factures très
diverses, libérés de leur fonction ordinaire. Toute
question d’étiquette dans ce territoire-là est vaine.
C’est vers un théâtre « autre » que Roland Shön
navigue, un théâtre sans limites, qu’il explore aux
confins des rêves et de l’inconscient. Sorcier ani-
Roland Shön
Objets de contes
En 1985, Hervé Diasnas, jeune chorégraphe juste
rentré des Etats-Unis, fait sensation avec la créa-
tion de Premier Silence, duo danse-marionnette,
confrontation de « deux présences à figure
humaine » La pièce sera jouée soixante-dix fois,
pendant un quart de siècle. Au départ, le pantin
(manipulé par un marionnettiste invisible) appa-
raît relativement immobile, pendu à un clou,
planté dans le dossier d’une chaise. Mais très vite
l’objet s’anime, entre les mains de cinq marion-
nettistes successifs. L’une des étapes passe briè-
vement par le fil, une technique que le chorégra-
phe juge finalement trop contraignante. La
mutation suivante, décisive, et qui vaut désor-
mais à la pièce son nouveau titre - Le Reflet du
silence -, voit la marionnettiste sortir de l’obscu-
rité. « Cela introduit discrètement un tiers, une
présence scénique décalée qui révèle les coulis-
ses d’une poésie en mouvement », écrit le choré-
graphe. Paradoxalement, c’est la découverte de
la danse aérienne (avec la compagnie Motus
Modules), qui a libéré la marionnette. Le choré-
graphe, qui a lu Kleist, et sait que le danseur n’est
pas à même de lutter contre le pantin, en termes
de légèreté et de virtuosité, se reconnaît une
passion venue « d’entrée de jeu » pour l’objet.
Même si celle-ci ne fait pas de lui un « jongleur »,
comme il dit… Pour la recréation, il reprend tout :
la scénographie, les costumes, la musique qu’il
écrit lui-même. « La pièce témoigne d’un mouve-
ment de transformation parfaitement organique,
dit-il. Je pense que la marionnette va de plus en
plus en plus apparaître et que le danseur va pro-
gressivement disparaître. C’est une pièce camé-
léon, sans que je sache très bien sur quel support
elle choisit sa couleur. » Mathieu Braunstein
Hervé Diasnas
Le danseur et le pantin
Le Premier Silence,
d’Hervé Diasnas.
Photo : D. R.
Poursuite, de Marcelle
Hudon. Photo : Manon
Labrecque.
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