d`une marionnette

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cahier spécial Mouvement réalisé en partenariat avec le Festival mondial de Charleville-Mézières
l’indisciplinair e
des arts vivants
cahier special
Les voies
d’une marionnette
émancipée
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édito
Les voies
d’une marionnette
émancipée
a « manipulation » a mauvaise presse.
En politique, le mot renvoie à d’obscures
intrigues où l’on ne sait qui, dans les
coulisses, tire les ficelles d’une pièce où le jeu
est faussé. Et il n’est jamais agréable de se
sentir « manipulé », pour nous conduire à
agir selon une volonté qui ne serait pas tout à
fait la nôtre.
A contrario, la « scène marionnettique » joue
carte sur table. Elle ne dissimule pas que
quelqu’un, quelque chose, peut rester dans
l’ombre. La marionnette n’aime pas la
transparence ; elle est même parfois théâtre
d’ombres. Elle revendique l’illusion et en fait
de surcroît la voie d’accès à une vérité. Qui
plus est, cette vérité devient humaine par la
grâce de formes animées : théâtres d’objets,
d’images, de papier, etc. L’humanité de la
marionnette (ou plutôt, devrait-on dire, « ses
humanités ») a à voir avec l’enfance. La
marionnette EST l’enfance de l’art, quand tout
(formes, couleurs, sons, senteurs, etc.) est
encore indistinct, juste avant que le langage
ne vienne nommer, classer, séparer, diviser.
Autant dire qu’il n’y a aucune exagération,
bien au contraire, dans la décision de faire
vibrer le Festival mondial des théâtres de
marionnettes de Charleville-Mézières au
mélange des arts, et davantage encore, au
centre des arts. La marionnette est un champ
artistique longtemps resté sur les marges.
Mais de cette marginalité nomade qui la
constitue, la marionnette vient aujourd’hui
parler au cœur de la création contemporaine.
En s’évadant du seul castelet, la marionnette a
fait sa révolution, sans la moindre goutte de
sang. Une révolution douce, et quasiment
invisible, grâce à laquelle la marionnette
contemporaine est partie à la conquête de
l’espace. Art traditionnel, ancestral, la
marionnette est aujourd’hui capable de
convoler, en union libre, avec les plus
pointues des nouvelles technologies. La
longue et magnifique histoire du festival de
Charleville-Mézières n’a pas peu contribué à
ce formidable bouleversement grâce auquel la
marionnette s’est émancipée d’elle-même.
Ultime et géniale manipulation, ouverte à tous
les possibles.
Ce supplément a été réalisé grâce au soutien
du Conseil général des Ardennes.
MOUVEMENT, l'indisciplinaire des arts vivants / 6, rue Desargues,
75 011 Paris / Tél. +33 (0)1 43 14 73 70 / Fax +33 (0)1 43 14 69 39 /
www.mouvement.net
Mouvement est édité par les éditions du Mouvement, SARL de
presse au capital de 4 200 euros, ISSN 125 26 967. Directeur de la
publication : Jean-Marc Adolphe.
L
Cahier spécial / MOUVEMENT
Réalisé en coédition avec le Festival mondial des théâtres
de marionnettes de Charleville-Mézières.
Coordination : Naly Gérard.
Conception graphique : Sébastien Donadieu.
Edition : David Sanson, Pascaline Vallée.
Partenariats/publicité : Alix Gasso.
Ont participé : Jean-Marc Adolphe, Joan Baixas,
Mathieu Braunstein, Dominique Duthuit, Naly Gérard.
Traductions : John Baker.
© mouvement, 2009. Tous droits de reproduction réservés.
Ne peut être vendu.
Anne-Françoise Cabanis et Jean-Marc Adolphe
Festival mondial des théâtres de marionnettes
de Charleville-Mézières / BP 249, 08103 Charleville-Mézières cedex,
France / Tél. +33 (0)3 24 59 94 94 - Fax +33 (0)3 24 56 05 10
[email protected] / www.festival-marionnette.com
Le Festival mondial des théâtres de marionnettes est subventionné
par le ministère de la Culture et de la communication, le Conseil
régional Champagne-Ardenne, le Conseil général des Ardennes
et la Ville de Charleville-Mézières.
anipulation" has been given a bad
press. In the world of politics, the
term refers to dark intrigues
where we are never sure who is lurking
behind the curtain and pulling the strings
that bring the twisted performances to
their conclusion. And it is never very
pleasant to feel that you are being
"manipulated" to act according to a will
which is not entirely your own.
Inversely, in the world of puppetry, the
cards are laid clearly on the table. It is
freely admitted that someone or something
stays hidden in the shadows. Puppetry
dislikes transparency; it is sometimes even
perceived as the theatre of shadows. It is a
perpetrator of illusion and even makes it
the means of attaining a certain truth.
Moreover, this truth becomes human
through the grace of the animated forms:
theatres of objects, images, paper, etc. The
humanity of puppetry (or should we say "its
humanities") is related to childhood.
Puppetry IS the childhood of art, when
everything (shapes, colours, sounds,
smells etc.) is still indistinct and language
has yet to designate, classify, separate and
divide.
It is fair to say that there is no exaggeration
- quite the contrary - in the decision to
bring the world puppet theatre festival in
Charleville-Mézières to life with a mixture
of arts and, more particularly, to place it at
the centre of the arts. Puppetry is an
artistic field which long remained on the
periphery. But from this fundamental
itinerant marginality, puppetry is now
finding its voice at the heart of
contemporary creation. By escaping from
the castle, puppetry has fought its
revolution without a single drop of blood
being spilt - a gentle, almost invisible
revolution through which contemporary
puppetry has begun its conquest of space.
A traditional, ancestral art, puppetry is now
capable of cohabiting with the most cutting
edge technologies of the new era. The long
and magnificent history of the festival of
Charleville-Mézières has contributed more
than a little to this incredible change
thanks to which puppetry has emancipated
itself. A final and brilliant manipulation,
open to every possibility.
M
Anne-Françoise Cabanis et Jean-Marc Adolphe
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out porte à croire que 2009 est une
« année des arts de la marionnette ».
La saison est ponctuée de rendez-vous
importants, à commencer par le Festival
mondial des théâtres de marionnette,
qui prend un nouveau tournant et s’ouvre
davantage aux formes contemporaines.
En octobre prochain, une semaine nationale
de la marionnette intitulée « Tam Tam
- Les Dessous de la Marionnette » met ce
théâtre à l’avant-scène dans plus de 150 lieux
culturels en France (1). Du côté patrimonial,
la Maison Jean-Vilar d’Avignon accueille
une exposition qui souligne le rôle capital
de la marionnette dans la pensée d’Edward
G. Craig (2), tandis que le Musée des
marionnettes du monde ouvre ses portes
à Lyon. Autre signe de la vitalité de ce champ
du théâtre : une production éditoriale
florissante qui reflète l’histoire d’un art
millénaire et universel et les réflexions
de chercheurs, plus nombreux qu’hier à
ausculter ses formes actuelles (3). Ces signes
attestent de la reconnaissance d’un
phénomène : la marionnette contemporaine
constitue un mouvement esthétique bien
vivant des arts de la scène. Par sa diversité,
ce mouvement de fond renouvelle les modes
de représentations théâtrales. Il en passe
par les simulacres de corps, par l’objet en
mouvement, par la construction d’images,
par les mécanismes et les machines, par
les matériaux bruts ; bref, il dépasse le seul
corps de l’acteur. Ce théâtre que l’on pourrait
définir comme un « théâtre d’animation »,
donne vie à l’inerte, transforme l’objet en
sujet de théâtre. Le propre de la marionnette
d’aujourd’hui c’est donc moins l’effigie
qu’une façon de donner vie aux éléments
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T
Agnès Limbos
Objets gigognes
Avant de toucher à « l’objet », Agnès Limbos l’a
contemplé longtemps. « Toute petite, j’établissais
avec eux un rapport mystique. Je les posais devant
moi, comme en prière. Mes parents disaient : “On va
la mettre au Carmel.” » Aujourd’hui, après plus
de trente ans de métier, cette autodidacte belge,
à la fois clown, comédienne, mime et metteure en
scène, entretient avec les objets et les jouets
manufacturés les plus ordinaires un dialogue tout
4
concrets du théâtre selon une logique
organique et dynamique : il transpose
le mouvement du vivant à ce qui est
inerte. En ce sens, c’est un théâtre
de la transformation et de l’invention.
La marionnette est bien « au centre des
arts » comme le proclame la bannière
de l’édition 2009 du Festival de CharlevilleMézières. Elle ne peut se réduire à une seule
forme et puise au contraire dans la diversité
des langages artistiques. Les possibilités
du théâtre d’animation permettent une
approche à la fois libre et cohérente des
aussi bouleversant, intime et complice : « Ce sont
mes outils. Ils apparaissent sur mon chemin pour
nourrir mon langage théâtral, visuel et corporel. »
Sans chercher à théoriser, elle bâtit des univers
singuliers où s’imbriquent, sous sa baguette de
chef d’orchestre minutieuse, la réalité et ses différentes formes de représentation. « Avec Troubles,
je voulais parler de l’amour et du mariage, moi
qui n’ai jamais été mariée. Deux petites figurines
de mariés trouvées par hasard ont été le point de
départ de l’écriture de petites pièces chorégraphiques et burlesques découpées comme de véritables
courts-métrages cinématographiques. » Assis der-
autres arts. La danse, la musique, la vidéo,
la peinture ou la sculpture sont convoquées,
non pas sur un mode fusionnel mais dans
un dialogue : ces disciplines s’articulent
pour produire du vivant. Ce ne sont pas
des spectacles « indisciplinaires », une
notion en passe de figer une nouvelle
catégorie (4), mais bel et bien des œuvres
marionnettiques. L’animation constitue
un point d’appui pour donner sens à ces
connexions, un point d’appui qui se situe
dans l’espace du plateau. C’est ce qu’explique
Jean-Luc Félix, plasticien, pédagogue et
président du Festival mondial des théâtres
rière une table, dans un espace scénique soigneusement délimité, Agnès Limbos et son comparse
musicien Gregory Houben se jouent leur propre
idylle amoureuse, en deux dimensions parallèles,
format nature et format miniature. Répliquée
par des jouets animés, cette double vision d’une
seule et même histoire suscite une joyeuse étrangeté en brouillant les repères habituels : « Toute
classification m’énerve. Je me reconnais avant tout
dans un théâtre d’auteur populaire, qui cherche
à transposer à travers la poésie de l’objet, des questions sociales, politiques et universelles, sans rien
chercher à imposer. » Dominique Duthuit
Tomber des nus, de
la Cie Tenir debout.
Photo : Jean-Luc Beaujault.
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nos personnages ? Manipulé à vue,
le référent visuel n’est plus le cadre fixe
du castelet mais le corps du manipulateur
et le plateau à l’échelle de l’homme ; d’où la
tendance qui en découle, celle de travailler
avec des marionnettes de plus en plus
grandes qui rentrent en tension avec
le manipulateur comme étant pratiquement
son double. Giacometti, le grand sculpteur
du XXe siècle, avait dans ses écrits
théoriques posé ces problèmes, celui de
l’échelle et celui du personnage regardé non
pas seul et isolé, ce qui n’est qu’un artifice,
mais en relation continuelle avec son
environnement. » L’objet animé lui aussi
est en relation continuelle avec son
environnement. C’est un art qui joue
de la distance, du vide entre les choses,
qui rend vivant ce jeu indispensable pour
la circulation du mouvement… et du sens.
Le marionnettiste travaille justement dans
l’espace entre l’objet et le corps humain,
entre la matière sonore et la poupée, entre
l’image et le geste.
Poursuite, de Marcelle
Hudon. Photo : Manon
Labrecque.
de marionnettes. « S’il est un domaine où
les arts de la marionnette recoupent d’autres
disciplines artistiques, étant elle-même
partie intégrante du théâtre, ce sont
la scénographie et les arts plastiques ;
Roland Shön
Objets de contes
Le théâtre de Roland Shön est un théâtre tout
court, sans majuscule ni particule. L’acteur,
détrôné de sa toute puissance, se nourrit et se
transforme au contact d’objets de factures très
diverses, libérés de leur fonction ordinaire. Toute
question d’étiquette dans ce territoire-là est vaine.
C’est vers un théâtre « autre » que Roland Shön
navigue, un théâtre sans limites, qu’il explore aux
confins des rêves et de l’inconscient. Sorcier ani-
6
la scénographie parce que se posent
les problèmes d’espace et d’échelle propres
à la marionnette. Le castelet ayant presque
disparu de la scène contemporaine, quel est
donc le cadre, l’espace, dans lequel évoluent
miste, ethnologue de l’imaginaire, accoucheur de
pays étranges, qui est-il ? « Je suis un bricoleur d’objets, de mots, d’histoires qui travaille d’abord avec
ses mains, avec le stylo, le pinceau, la scie, le marteau, la colle. Alors seulement les pensées apparaissent. » Résistant à toute hiérarchie, il met son jeu,
son humour et son inventivité au service d’une
conviction, celle de faire vivre à ceux qui l’écoutent
le plaisir de percevoir la réalité d’autres possibles,
oubliées ou effacées. Zigzaguant d’une expression
à l’autre, par assemblage, collage ou associations
d’idées, Roland Shön dessine un théâtre qui
emprunte des chemins de traverse pour ne jamais
La marionnette comme effigie
anthropomorphique est devenue, dans
certains spectacles, un instrument aigu
pour scruter la limite entre le mort et le vif,
notamment par le biais de l’hyperréalisme.
Plusieurs compagnies manipulent des
sculptures saisissantes de ressemblance :
la mimesis, jamais totale, génère un trouble
de notre perception et un sentiment
d’étrangeté(5). Le « théâtre d’androïdes »
dont rêvait Maeterlinck n’est pas loin.
Le travail de Gisèle Vienne se situe dans
cet espace. Elle présente, avec son vieux
complice Etienne Bideau-Rey, une nouvelle
se laisser enfermer. Dans une logique toute personnelle, Ni fini, ni infini, à la lisière du cirque forain
et du cabinet de curiosités, déploie une mécanique
scénique qui tourne sur elle-même, comme un
« rouleau de l’Evolution ». Avec trois saltimbanques,
un montreur, un musicien et un régisseur, Roland
Shön déroule, en boucle, le fil de l’histoire d’un
homme « étourni » par la rotation inexorable de
la terre. Au contact de machines à images sur roulettes, qui jouent avec l’ombre, la photographie,
le dessin ou la peinture, s’ouvrent un temps et un
espace autres, autrement humains, qui « réactivent
la mémoire et la lecture du monde ». Dominique Duthuit
version de Showroomdummies, créé
en 2001 : dans cette pièce chorégraphique,
on trouvait déjà sa façon de scruter
l’érotisme trouble du corps devenu objet,
et la standardisation des apparences et des
gestes. La sculpture propose d’autres visages
de l’humain. Dans La Chair de l’homme,
d’Aurelia Ivan, une population
d’homoncules taillés dans des ceps de vigne
porte les voix multiples du théâtre de Valère
Novarina. « Ce que peut la marionnette,
c’est aussi, en nous montrant ses bords,
étendre le spectre des visages de l’humain »,
écrit Didier Plassard (6).
La mise en mouvement des corps artificiels
peut être de différentes natures. Elle
est chorégraphique chez le danseurmarionnettiste hollandais Duda Paiva qui
se laisse phagocyter par ses personnages de
mousse pour jouer en virtuose la dialectique
de la relation, entre duo et duel, entre
séduction et domination, entre possession
et arrachement. Chez Claire Heggen,
l’animation s’appuie sur le théâtre gestuel
dans son solo Les choses étant ce qu’elles
sont… Le geste met en vie la matière tissu
et des esquisses de corps pour raconter
le mouvement de la mémoire et l’intériorité.
Le solo de Cécile Briand, Tomber des nus,
est dans la même veine – l’exploration des
mondes intérieurs par le biais de la matière.
Le personnage, un modèle de peintre,
se confronte aux représentations de
son corps comme à autant de miroirs.
Doubles sculptées, empreintes de papier,
mannequin-puzzle : la femme-objet
rencontre les « objets-femmes ».
Dans Kefar Nahum, la danseuse Nicole
Mossoux-Bonté est une montreuse d’objets
fantasmagoriques, qui s’accouplent
et engendrent des créatures difformes
en perpétuelle métamorphose.
Le geste du plasticien est encore d’une autre
essence. Le peintre Joan Baixas, initiateur
de La Claca, première compagnie espagnole
de marionnette contemporaine, a dans
les années 1970 jeté les bases d’un théâtre
de la matière (voir p. 10).
La dramaturgie repose alors sur la main
du peintre composant en direct des fresques
vivantes, qui naissent, respirent et
disparaissent. Dans Zoe, criminelle
Hervé Diasnas
Le danseur et le pantin
Le Premier Silence,
d’Hervé Diasnas.
Photo : D. R.
innocence, la dernière création du Catalan,
ombres, peinture, marionnettes et vidéo
sont les ingrédients d’un mélodrame en
quatre actes accompagnés par la musique
du pianiste de jazz Agustí Fernández.
D’autres compagnies tissent les modes
du théâtre d’animation pour inventer leur
propre langage théâtral dans une liberté
souvent jubilatoire : le Théâtre de la Pire
Espèce mélange le papier découpé, le
théâtre d’ombres et le théâtre d’objets ;
les Américains du Red Moon Theater font
En 1985, Hervé Diasnas, jeune chorégraphe juste
rentré des Etats-Unis, fait sensation avec la création de Premier Silence, duo danse-marionnette,
confrontation de « deux présences à figure
humaine » La pièce sera jouée soixante-dix fois,
pendant un quart de siècle. Au départ, le pantin
(manipulé par un marionnettiste invisible) apparaît relativement immobile, pendu à un clou,
planté dans le dossier d’une chaise. Mais très vite
l’objet s’anime, entre les mains de cinq marionnettistes successifs. L’une des étapes passe brièvement par le fil, une technique que le chorégraphe juge finalement trop contraignante. La
mutation suivante, décisive, et qui vaut désormais à la pièce son nouveau titre - Le Reflet du
silence -, voit la marionnettiste sortir de l’obscurité. « Cela introduit discrètement un tiers, une
présence scénique décalée qui révèle les coulisses d’une poésie en mouvement », écrit le chorégraphe. Paradoxalement, c’est la découverte de
la danse aérienne (avec la compagnie Motus
Modules), qui a libéré la marionnette. Le chorégraphe, qui a lu Kleist, et sait que le danseur n’est
pas à même de lutter contre le pantin, en termes
de légèreté et de virtuosité, se reconnaît une
passion venue « d’entrée de jeu » pour l’objet.
Même si celle-ci ne fait pas de lui un « jongleur »,
comme il dit… Pour la recréation, il reprend tout :
la scénographie, les costumes, la musique qu’il
écrit lui-même. « La pièce témoigne d’un mouvement de transformation parfaitement organique,
dit-il. Je pense que la marionnette va de plus en
plus en plus apparaître et que le danseur va progressivement disparaître. C’est une pièce caméléon, sans que je sache très bien sur quel support
elle choisit sa couleur. » Mathieu Braunstein
s’entrechoquer le théâtre de papier et
la vidéo, tandis que la compagnie Akselere
s’appuie sur l’objet, le théâtre d’ombres
et le conte pour transposer des archétypes
dans notre réalité. La Québécoise Marcelle
Hudon bricole un assemblage de vidéo,
de jeu d’ombre et de théâtre d’objets
pour fabriquer des images expressionnistes
qui dissolvent les frontières et mélangent
les échelles. Mais les formes dites
traditionnelles, comme la marionnette
à gaine, conservent leur pertinence. Dans
Jerk, mis en scène encore par Gisèle Vienne,
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Salto. Lamento,
du Figuren Theater
Tübingen. Photo :
Klaus Kühn.
Frank Soehnle
Figures d’outre-monde
Au départ peintre et sculpteur, Frank Soehnle
s’est tourné vers le théâtre pour trouver une
réponse à sa quête d’une matière en mouvement.
Vingt ans plus tard, devenu un « maître » du
« théâtre de figures », comme on dit outre-Rhin,
il se nourrit des plus grands auteurs : Beckett,
Maeterlinck, Heiner Müller, Gertrud Stein ou
encore Bruno Schulz. La littérature est chez lui
le point de départ d’une recherche sensorielle
où prennent place la danse, la musique, le jeu
d’acteur, la sculpture, le texte. Cette alliance
des arts s’inscrit dans l’héritage laissé par le
Bauhaus, en particulier par Oskar Schlemmer.
Dans sa dernière création, Carambolage, Frank
Soehnle rend d’ailleurs hommage à l’œuvre du
créateur interdisciplinaire.
la marionnette à gaine ouvre une brèche
vertigineuse sur le psychisme du personnage.
Le procédé de la reconstitution questionne,
lui, les limites de la représentation,
à la frontière de la mémoire et du fantasme,
de l’intime et du collectif.
Le théâtre d’animation dialogue aussi
étroitement avec les arts du cirque. De bout
de bois, signé par un tandem acrobate/
8
Virtuose de la marionnette à fils, le metteur en
scène de la compagnie Figuren Theater Tübingen
puise dans la variété des techniques, y compris
dans le masque, pour inventer un théâtre visuel
où les monstres ouvrent vers le merveilleux. Pour
lui, les marionnettes sont des passeuses vers un
monde artificiel, proche des ombres, de la
mémoire, du rêve. L’art de Frank Soehnle se marie
ainsi au « réalisme magique » de l’écrivain Gabriel
García Márquez dans Avec des ailes immenses,
une adaptation d’une nouvelle de l’écrivain
colombien. Dans Salto. Lamento, qui puise dans la
poésie de Rilke et les danses macabres médiévales, chimères, squelettes et créatures fabuleuses
s’éveillent, se métamorphosent et s’évanouissent
portées, là encore, par les compositions du duo
Rat’n X avec clarinette, saxophone et contrebasse.
La Camarde, mariée immaculée, toute en grâce,
tendre plus qu’effroyable, est la reine de ce bal
extraordinaire, vrai memento mori intemporel. N. G.
marionnettiste, prend appui sur un objet
primitif, un morceau de bois, pour révéler
par l’équilibre et l’animation le mouvement
de la matière. Le tandem finlandais Ville
Walo/Kalle Hakkarainen crée un artisanat
de l’illusion à la croisée du jonglage,
de la prestidigitation et du théâtre d’objets.
Dans le champ de la danse apparaissent
des spectacles marionnettiques comme
Transports exceptionnels, de la compagnie
Beau Geste-Dominique Boivin. Porté
par un air d’opéra, ce spectacle raconte
avec une étonnante finesse les affres de
la passion amoureuse entre une pelleteuse
mécanique et un danseur. Cette démarche
est emblématique d’une tendance :
les machines automates sont de plus en plus
présentes aux côtés des danseurs et des
acteurs. On pense à Matière d’être(s)
d’OM Produck, une rencontre intimiste
entre un danseur et un engin métallique
à l’allure d’insecte extraterrestre.
L’installation scénique Stifters Dinge de
Heiner Goebbels est encore plus radicale.
L’interprète a disparu pour laisser l’espace
à des pianos mécaniques et des machines
monumentales, complexes, inquiétantes.
On peut lire ces propositions comme autant
de formes « industrielles » de théâtre
d’animation. La mise en vie d’entités
non-humaines interroge là encore l’humain
et sa liberté. Elle représente l’irreprésentable,
que ce soit une réalité insoutenable ou
impensée comme notre relation à la mort,
à la déshumanisation, à la technologie.
Le théâtre d’animation est bien un théâtre
du lien : ces liens entre les éléments qui
le composent, le lien entre les interprètes
et le public sont en mouvement permanent.
C’est un mouvement du vivant, d’abord
physique et énergétique avant d’être
conceptuel. Et nous sommes invités à entrer
dans ce « jeu » pour faire sens. C’est un
théâtre concret et immédiat, qui nous met
en contact avec notre capacité à inventer du
vivant et à le partager. Si ce théâtre nous
parle tant, c’est peut-être parce qu’il rend
tangible le réseau complexe de relations
dans lesquelles nous sommes pris et qui
nous dépasse, et qu’il nous aide à lire
ce qui nous arrive en tant qu’humains.
Naly Gérard
1. Du 14 au 18 octobre. Plus de précisions sur le site des Saisons
de la marionnette : www.saisonsdelamarionnette.fr.
2. L’exposition Craig et la marionnette, présentée du 5 mai au 29
juillet à la Maison Jean-Vilar à Avignon, sera à Charleville-Mézières
du 11 septembre au 4 octobre.
3. Voir en particulier Théâtre/Public n° 193. Et L’Encyclopédie
mondiale de la marionnette, éd. L’Entretemps.
4. Voir dossier « Merde à l’indiscipline ! », in Mouvement n° 52.
5. Les marionnettes hyperréalistes sont aussi présentes chez
Là Où Théâtre avec Des nouvelles des vieilles, et Trois-Six-Trente
avec Les Aveugles.
6. Voir « Marionnette oblige : éthique et esthétique sur la scène
contemporaine », in Théâtre/Public n° 193.
verything would lead us to believe that
2009 is the "year of puppetry". The
season is punctuated by major events:
next October, a national week of puppetry
entitled "Tam Tam-Les Dessous de la
Marionnette" (Tam Tam - the hidden agenda
of puppets) puts this theatre centre stage in
more than 150 cultural sites in France; at the
Maison Jean-Vilar in Avignon, an exhibition
underlines the essential role of puppetry in
the thinking of Edward G. Craig, while the
"Musée des marionnettes du monde"
(Museum of World Puppets) opens its doors
in Lyon. Supported by a burgeoning editorial
production, this vitality clearly shows that
puppetry truly is at the "centre of the arts", to
quote the title of the 2009 edition of the
World Puppetry and Puppet Theatre Festival
in Charleville-Mézières.
Bringing together all other art forms and
demonstrating a plurality of media in the
context of the stage (dance, audio, video,
paint, sculpture etc.), the theatre of
animation sits at the crossroads of
contemporary issues concerning artistic
forms, in particular relating to scenography
and the visual arts. Puppetry can also be the
starting point for hybrid shows, sometimes
combining traditional techniques and stateof-the-art technology (Théâtre de la Pire
Espèce, Red Moon Theater, Akselere etc.).
However, beyond this formal dimension,
puppetry finds itself at the heart of
anthropological considerations. With their
anthropomorphic effigies, Gisèle Vienne and
Aurelia Ivan explore the boundary between
the dead and the living; they examine the
limits of the humane and the conditions of
manipulation, the significance of bodies
when they encounter objects which bear a
strange resemblance to them. These
questions can be expressed in an almost
choreographic manner (as with Cécile
Briand, Claire Heggen or the Dutchman Duda
Paiva) or in more plastic format, as can be
witnessed with the painter Joan Baixas. They
also often pursue a dialogue with circus arts.
The theatre of animation is, by definition, a
theatre of links - a sensory experience which
confronts us with our capacity to invent the
living and to share it. Hence, the artists who
congregate in Charleville-Mézières meet each
other around a vast question: how to share
our humanity at the start of the 21st century?
E
Compagnie Arnica
Poupées tragiques
Depuis ses premiers spectacles, il y a une dizaine
d’années, la musique vivante reste une composante essentielle de l’univers de la compagnie
Arnica. La metteure en scène Emilie Flacher, également constructrice des figurines, fabrique avec
son équipe un théâtre plastique et sonore qui se
veut un espace d’écoute sensible de la complexité du monde. Elle s’appuie sur les mots de
poètes comme Jean-Pierre Siméon, Patrick
Dubost ou Kateb Yacine, et sur la matière sonore
du musicien et chanteur Thierry Küttel, présent
sur scène et véritable partenaire d’écriture. « En
tant qu’art du mouvement, la marionnette
appelle le rythme, souligne Emilie Flacher. Il est
nécessaire que la musique vive au même rythme
que les objets et le souffle des comédiens ; ce qui
m’intéresse, c’est de trouver comment cela peut
respirer ensemble. » Dans Les Danaïdes, adaptation libre des Suppliantes d’Eschyle, un trio
de comédiennes anime un chœur de vingt-cinq
marionnettes sur pilotis dont les silhouettes
hautes dessinent l’espace au fil du spectacle.
Cette scénographie verticale est à l’image de la
condition philosophique des Hommes de 500 ans
avant Jésus-Christ, reliés entre eux et reliés
aux dieux. Animée par le désir de « mettre en
objets une pensée », Emilie Flacher interroge,
au travers de la marionnette, la représentation
de l’humain contemporain : « Je recherche moins
une maîtrise totale du marionnettiste sur sa
marionnette qu’une forme de coexistence de
l’humain et de l’objet, une coexistence qui raconterait que l’individu n’est pas aussi détaché des
autres et de son milieu que l’on pourrait croire,
et qui dirait notre besoin profond de collectif. »
N. G.
Les danaïdes, de la Cie Arnica.
Photo : Michel Cavalca
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Joan Baixas
Adieux à Merma,
bienvenue à Zoé
Le plasticien et metteur en scène espagnol Joan Baixas a collaboré avec Joan Miró au sein
de sa compagnie La Claca, qu'il dissout en 1988. Depuis 1997, il crée des spectaclesinstallations inclassables ; il signe Zoé, criminelle innocence en 2008.
« La vie personnelle et sociale d'un inventeur de spectacles est jalonnée par ses propres
créatures. Quand ils surgissent, les personnages que l'on dessine, que l'on fabrique ou
interprète, font semblant d'être justifiés par des raisons artistiques, mais ils sont
véritablement enfants du hasard, veulent perturber notre vie et rester avec nous pour vivre
à nos frais.
Avec le temps, ils révèlent une mythologie personnelle, une famille d'arcanes, peut-être
tarotiques ou astrologiques, disponibles à l'interprétation de nous-mêmes.
Cette année de débâcle du vieil, aveugle et alzheimerien père capitalisme est jalonnée pour
moi par deux personnages. Deux créatures antagoniques et équidistantes qui créent une
coupure dans ma vie.
D'un côté, un personnage qui disparaît : Merma. Née en 1975 de la collaboration avec
Joan Miró, qui l'avait peinte personnellement, Merma a ridiculisé le pouvoir dictatorial
(de Franco à Bush). Après une longue promenade de trente ans dans les rues et les théâtres
de quatre continents, il a été brûlé dans une fête populaire à Palma de Mallorca. Requiescat
in pace, je suis très heureux d'en être libéré.
Le deuxième est un personnage qui naît : Zoé. C'est une fille brésilienne, née dans la jungle,
sauvage, prostituée, assassine et folle, mais malgré tout innocente comme un oiseau. Viens
avec moi, ma chère, le vieux marionnettiste t'accueille.
Adieux à Merma, bienvenue à Zoé, la vie est belle. »
Joan Baixas
Dessin de Joan Baixas.
Courtesy de l’artiste.
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omment la marionnette
contemporaine s’inscrit-elle
dans votre réflexion philosophique
sur le théâtre?
« Je m’interroge en particulier sur le
rapport entre théâtre et existence humaine,
théâtre et existence sociale ; la marionnette
ajoute une dimension à ma conception du
théâtre. En m’intéressant à la réflexion
brechtienne, j’ai constaté que l’objet
marionnette apportait quelque chose de
l’ordre de la distanciation. La marionnette
comme objet de culture transforme
l’humanité qui la conçoit et celle qui la reçoit.
A travers elle, il s’agit de penser aussi bien
la création artistique, la question de la liberté
que celle du sens. Nous avons affaire à un
théâtre philosophique. C’est d’ailleurs
l’intuition de Brecht : “L’avenir du théâtre
est la philosophie”. Autrement dit, le théâtre
ne va demeurer théâtre que s’il est pensé
philosophiquement et que si cette pensée
philosophique s’attache à la question de
l’existence humaine, de ses conditions
d’expérimentation, c’est-à-dire le
déterminisme, la causalité, etc.
En quoi le théâtre de formes animées
permet-il d’enrichir cette question de
la dimension philosophique du théâtre ?
« La marionnette exprime quelque chose
de capital : la question de l’animation. Si
l’humain invente des marionnettes ce n’est
pas tellement parce qu’il a besoin d’un
miroir. Ce n’est pas l’anthropomorphisation
de la marionnette qui est importante, mais
le fait que la marionnette nous montre
l’intériorité de notre âme. C’est là où
le modèle mécaniste est important.
L’intériorité de notre âme, nous ne pouvons
y comprendre quelque chose qu’à partir
du moment où nous pouvons nous la
représenter par des formes, des mouvements,
des liens mécaniques c’est-à-dire des liens
déterminés. Les modèles de l’idéologie
mécaniste inventés par les philosophes
Francis Bacon, Descartes ou Hobbes,
montrent qu’il ne peut y avoir animation
que s’il y a une machine inerte dans laquelle
on introduit une âme, un mouvement
psychique artificiel. La mécanisation du
monde pensée au XVIIe siècle n’est pas
stérile, c’est une mécanisation féconde qui
donne de l’esprit. Nous devons faire crédit
à la pensée mécaniste d’un concept très
Page 12
« Avec le théâtre
de formes animées
d’aujourd’hui, il s’agit
d’accompagner
la mécanisation
du monde pour mieux
la comprendre. »
C
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important pour penser la marionnette,
mais aussi sans doute notre liberté et notre
animation personnelle, c’est le concept
de jeu. Le jeu, c’est l’élément qui permet
l’articulation. Il faut penser les hiérarchies
de degré du jeu : plus le jeu est complexe,
plus nous sommes libres, plus le jeu est
simpliste, plus nous sommes asservis.
Entre les deux, une foule de variations.
Ces notions d’animation et de
mécanisation sont présentes dans
la pensée de quelques-uns des grands
théoriciens du théâtre. A commencer
par Heinrich Von Kleist, selon vous
le plus important...
« Oui, Kleist est un commencement, c’est
lui qui fonde cette pensée de la marionnette.
Sur le théâtre de marionnettes (2) nous met en
présence d’une rêverie fondamentale : l’idée
que la vie et la machine sont en coalescence,
en affinité réelle. Kleist montre que la liberté
spontanée du corps, qui est une machine,
tirée par des nerfs et des tendons, est capable
de la grâce immédiate. Pour voir comment
les marionnettistes travaillent, je pense
que ce qu’ils cherchent, à travers la
manipulation, c’est le geste exact,
la perfection et la grâce. En cela, le théâtre
de marionnette est un théâtre d’art, car,
après tout, la question de l’art a toujours été
la justesse : trouver la bonne parole au bon
moment, faire tomber la note idéale au bon
moment... En ce sens-là, je pense que la
marionnette arrive à point nommé pour
réaliser la prophétie de Kleist. Celui-ci écrit
dans les années qui vont accompagner la
révolution industrielle. Deux cents ans après,
nous sommes toujours dans cette
problématique-là. Et il faut que nous
repensions l’origine de notre monde,
c’est-à-dire l’articulation entre l’inerte et le
vivant. Ce que la marionnette nous montre
aujourd’hui, dans une société des machines,
c’est un rapport dialectique. Elle nous
présente un miroir complexe de notre
situation matérielle, industrielle
et mécanique.
Au début du XXe siècle, le théoricien et
metteur en scène Edward G. Craig invente
marionnette. En quoi
le concept de sur-m
cette idée est-elle pertinente pour
envisager le théâtre de formes animées ?
« Craig reprend le principe de Diderot :
l’acteur ne doit pas se métamorphoser ni le
public s’identifier. Il montre aussi que Kleist
ne cherche pas à assimiler la mécanisation,
mais à la comprendre pour la dépasser ;
c’est une “surmécanisation”-là apparaît
la dimension de la liberté. Il y a en plus
chez Craig une grande agressivité envers
le pathos de l’artiste, le fétichisme du vivant,
le principe même du vitalisme, présents
Matière d’être(s), d’Anne
Buguet et Michel Ozeray
(danse : Jonas Chéreau).
Photo : Bruno Thomas.
dans le Romantisme du XIXe siècle
et qui sont eux-mêmes une réaction
à la mécanisation du monde. Pour un
Romantique, la vie ne peut pas se réduire
fondamentalement à une machine.
Or, Craig dit, en substance, “si vous voulez
comprendre la vie des personnages, et la vie
du théâtre, il faut d’abord que vous les
pensiez comme des machines”. Son concept
de sur-marionnette est un concept d’utopie.
Et l’utopie a une fonction d’anticipation.
Craig a le sentiment – qui n’est pas
infondé – que le concept de sur-marionnette
permet d’embrasser toutes les formes
d’expérimentations à venir. Et en effet, avec
le théâtre de marionnette d’aujourd’hui, il
s’agit encore d’accompagner la mécanisation
du monde pour mieux la comprendre.
Dans le catalogue de l’exposition Craig et la
marionnette (3), on apprend que la surmarionnette serait, en réalité, une forme
de marionnette habitée, c’est-à-dire une
marionnette à l’intérieur de laquelle entre
l’acteur. Qu’est-ce que cela vous inspire?
« Le corps de l’acteur étant saisi par une
machine, comme dans un costume, il s’agit
dans la sur-mationnette d’obliger le jeu
“libre” de l’acteur, de le mettre dans un
cadre tellement contraint que celui-ci va
nécessairement puiser dans l’univers
mécanique. Cette entrée du corps de l’acteur
dans “l’agir” de la marionnette n’est pas,
contrairement à ce que peut penser le
Romantisme, une humiliation mais une
rigueur, une condition de l’invention.
Dans votre réflexion vous incluez Brecht,
qui n’a pratiquement pas eu recours à la
marionnette. Pourquoi ?
« Brecht a pensé la fonction des objets.
Chez lui, l’objet n’intervient pas comme
objet animé mais participe, par la vie que
l’on met en lui, à la construction de l’espace
théâtral, il est une contrainte à laquelle se
plie le corps de l’acteur. Si on cherche les fils
de la marionnette chez Brecht, on les voit
dans l’arrière-cuisine du théâtre. On sait
la volonté de Brecht de ruiner le théâtre
romantique à travers un théâtre des
Lumières, de l’Aufklärung : on montre toutes
les machines, les projecteurs, les coulisses...
parce que l’élément machinique doit être
exposé en même temps que l’élément
organique – le corps des comédiens. C’est
pour cela que l’on peut difficilement faire
l’économie de Brecht dans une réflexion
sur la marionnette.
Pour en venir à Kantor, son rapport
à l’objet est fondamental pour la réflexion
sur la marionnette contemporaine. Sur
quel point exactement ?
« Kantor est sans doute celui qui a le
mieux compris à la fois la fécondité de la
marionnette et ses limites dans notre monde,
même s’il s’est déterminé à suivre la voie
du mannequin. Il y a un héritage du Bauhaus
chez Kantor : il s’attache à la mécanisation
du jeu de l’acteur, répétitif, codifié, articulé,
et à un univers machinique qui donne une
forme au jeu du comédien. D’un autre côté,
le mannequin installe une dialectique entre
l’inerte et le vivant. Pour lui, il ne s’agit pas
tant de mettre de la vie dans de l’inerte
mais de montrer que la vie peut devenir
de l’inerte. Kantor met des mannequins ou
des sculptures sur scène pour nous montrer
que la différence entre le vivant et l’inerte
est mince. En même temps, l’inerte nous
rappelle que la vie n’est qu’une modification
de l’inerte ; et que l’inerte est l’avenir de la
vie : nous sommes des cadavres en puissance.
L’inerte nous attend, c’est le fond ontologique
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de la vie. Kantor est aussi très important
car en se mettant en scène lui-même
en tant que metteur en scène, il montre
par sa présence sur le plateau que l’acteur est
une marionnette. Ce qui manipule l’acteur,
c’est le fil du regard de Kantor ; et ce regard,
c’est la main du Kantor marionnettiste.
cela nous en apprend beaucoup sur le
regard humain, sur les fils par lesquels
nous sommes agis.
Vous affirmez que le théâtre de formes
animées pourrait être l’art total de l’ère
industrielle. De quelle manière ?
« Comme Wagner pensait que l’opéra était
le spectacle total, il n’est pas idiot de postuler
que le théâtre de marionnette puisse être
l’opéra de notre temps. L’idée de l’œuvre
d’art totale veut dire la convocation de
toutes les techniques de mise en place des
phénomènes matériels qui font un spectacle.
Je crois que nous sommes un peu fatigués
des prestidigitateurs et des illusionnistes,
même si en politique nous sommes toujours
dans cette question de la machination et
de la manipulation parce que nous sommes
confrontés aux questions de l’asservissement
et de la domination ; nous sommes dans
la magie noire. Mais nous devons penser
que l’œuvre d’art totale de l’ère industrielle
doit (je pense “doit” au sens de devoir,
car il y a une éthique de l’artiste) nous
amener à ce que j’appellerais la “magie
blanche” de l’œuvre d’art. Il s’agit de
montrer à la fois les œuvres de la culture
humaine et la manière dont elles sont
produites, ce que Marx appelle “la loi
de fabrication de la chose”. Ethiquement
parlant, elle a à montrer d’une part
l’intégralité du processus de production
(le phénomène en tant qu’apparence et en
tant que produit), et d’autre part son coût
humain. Non seulement la genèse de l’œuvre
mais aussi sa généalogie. C’est ce que
j’appelle “le savoir de la genèse”.
Evidemment, le génie et la spontanéité libre
du vitalisme sont un peu vexés, mais je crois
que ce sont des mythes et des illusions
qu’il faut absolument dépasser. L’œuvre
d’art doit nous éclairer sur le mode
de production industrielle des choses.
En ce sens, je dirais que la marionnette
a aujourd’hui une fonction universelle
qui est une fonction de liberté, de savoir,
de lucidité.
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En quoi le théâtre de marionnette ou de
formes animées peut-il particulièrement
jouer ce rôle ?
« Que la marionnette exprime la dialectique
du mécanique et du vivant, de la vie et
de l’inerte, c’est une chose. Une autre est
de savoir pourquoi l’on s’interroge sur
cette articulation. Le niveau de “sens faible”
du théâtre, c’est le divertissement, le plaisir
public. Le sens le plus fort que l’on puisse
trouver au théâtre, comme dans les autres
arts, est dans le concept d’universel. Or,
l’industrie est devenue mondiale. Dans le
processus de l’ère industrielle tel qu’il s’est
mis en place au début du XIXe siècle, il y a
une uniformisation dont on peut évidemment
s’effrayer, comme on a pu s’effrayer de la
mécanisation. On peut alors se réfugier
dans l’intériorité, dans l’expression de soi
(du moi intérieur), mais il faut relever le défi
de cette mondialisation de la machine de
l’ère industrielle. D’abord, parce que, à mes
yeux elle, est irréversible : l’Homme est un
animal de la puissance, il ne reculera jamais
devant ce qui lui donne de la puissance.
La seule solution est de faire comprendre
à l’humain industriel, Chinois ou Européen,
que quelque chose est intelligible dans ce
mouvement-là. De ce point de vue, l’œuvre
d’art totale que représente le théâtre de
figures animées peut éclairer l’humanité
en insistant sur le savoir de la genèse.
Et sur le fait que l’on doit maintenir coûte
que coûte le postulat d’une intelligibilité,
présente dans le modèle de pensée
mécaniste. Je pense qu’il faut établir
cette filiation entre l’âge classique
et les défis d’aujourd’hui et de demain,
pour repenser la mise en scène dans le
théâtre de marionnette. Et pour livrer
au regard de l’humanité des systèmes
de figure intelligibles, concernant
le système de production. »
Propos recueillis par Naly Gérard
1. Il a signé plusieurs articles dans [Pro]vocations marionnettiques,
la revue du Théâtre Jeune Public de Strasbourg, et contribué
au n° 193 de Théâtre/Public récemment consacré au théâtre de
marionnette(« La marionnette ? Traditions, croisements,
décloisonnements »).
2. Sur le théâtre de marionnettes, écrit en 1810, éditions
Les Solitaires intempestifs, coll. « Les Traductions
du XXIe siècle » (2003).
3. Editions Actes-Sud-Themaa.
ow does the contemporary
marionette fit into your
philosophical vision of theatre?
"I am particularly interested in the
relationship between theatre and existence,
both human and social. The marionette adds
a whole new dimension. It stimulates thought
about artistic creation, the questions of
freedom and meaning. The marionette shows
us the interiority of our soul and helps us
to understand something about our inner
self by representing it.
These concepts of animation and
mechanisation can be found in the thoughts
of some of the great theatre theoreticians:
Kleist, Edward G. Craig and even Brecht…
"Kleist is a beginning; it was he who
introduced this marionette thinking. The
marionette in today’s world of machines
highlights a dialectic relationship. Craig
basically said that, ‘if you want to understand
the life of the characters and the life of the
theatre, you must first see them as machines’.
His concept of the über-marionette is a
concept of Utopia. Brecht focussed on the
function of objects. He doesn’t use the object
as an animated object but participates
in the construction of the theatrical space
by means of the life we breathe into it.
You say that the theatre of animated forms
could be the total art of the industrial era...
"Since Wagner considered opera to be a total
performance, it is in no way unthinkable that
puppet theatre could be the opera of our
time. I think that we are all a little tired
of magicians and illusionists. A work of art
should enlighten us about the industrial
production process. The weak meaning
of theatre is entertainment, public pleasure
whereas its strong meaning, as with other
forms of art, lies in the universal concept.
In the process of the industrial era as it
developed at the beginning of the 19th
century, there is a form of standardisation
which understandably generates fear, just
as mechanisation generated fear and faced
with which we can take refuge in our
interiority, our self-expression. We must
establish the ties between the classical age
and the challenges of today and tomorrow
in order to rethink the staging process in
the field of puppet theatre and to present
humanity with intelligible systems
concerning the production system."
H
e Festival mondial des théâtres de
marionnettes est une aventure unique
dans le paysage culturel hexagonal à
plus d’un titre. Parce que son histoire est
ancienne – sous sa forme embryonnaire,
il date de 1961 ; parce qu’il a poussé sur un
terreau peu commun : la symbiose entre les
théâtres amateurs et professionnels ; parce
qu’il a donné naissance à des institutions
culturelles durables (en 1981, l’Institut
international de la marionnette, centre de
recherche et de formation sur la marionnette,
en 1984, l’Ecole supérieure nationale
des arts de la marionnette). Enfin, parce que
la population carolomacérienne est une
actrice à part entière de cette fête culturelle
qui a lieu tous les trois ans.
La figure tutélaire du Festival, c’est Jacques
Félix, enfant du pays et membre d’une
troupe amateure animée par des valeurs
d’éducation populaire. Pilier de la vie
politique locale, il persuada la ville
d’accueillir les congrès du Syndicat des
guignolistes et marionnettistes français,
en 1961, et celui de l’Union internationale
des marionnettistes quelques années plus
L
Poétique et politique
en question
Pour cette quinzième édition, le Festival mondial
des théâtres de marionnettes ouvre un espace
professionnel sous forme d’agora afin d’interroger les liens entre « le poétique et le politique ».
Au « Repaire », on pourra assister à des tables
tard. L’alchimie entre un élan local, la
présence des professionnels et d’artistes
venus d’horizons lointains explique la
longévité de cette aventure qui s’est
construite au fil des ans. La population
qui s’est approprié l’événement dès les
premières éditions joue aussi un rôle
moteur. La gratuité des spectacles instaurée
lors des toutes premières éditions, et qui
constitue encore aujourd’hui un principe
du festival Off, a favorisé ce lien affinitaire.
Dans cette ville de 53 000 habitants sans
équipements culturels suffisants, gymnases,
salles des fêtes, cours d’école sont
réquisitionnés et aménagés. Les habitants,
eux, apportent leur concours en hébergeant
les compagnies. Aujourd’hui, 400 bénévoles
contribuent à la bonne marche du festival.
Des rencontres directes entre la population
et les artistes ont aussi vu le jour par le biais
de créations collectives dans l’espace
public (Ex-Voto du Bread and Puppet
Theater en 1985, par exemple). Le Grand
Marionnettiste, horloge animée du sculpteur
d’automates Jacques Monestier qui scande
les heures place Winston-Churchill, est
rondes quotidiennes, qui proposeront, notamment, un état des lieux de la marionnette au
Québec et un zoom sur la marionnette au cinéma.
Des débats aborderont des sujets d’actualité : les
réseaux de diffusion européens, les mécanismes
de la « crise », le lien entre militantisme et art.
Le 23 septembre, Jean-Marc Adolphe de la revue
Mouvement animera une discussion autour de la
question : « Qu’est-ce qu’une politique cultu-
emblématique de cet engagement : c’est
grâce au mécénat populaire que l’œuvre a pu
voir le jour en 1990. Les actions culturelles
dans les quartiers et les écoles, la diffusion
des spectacles dans des zones rurales de
la région participent aussi au rayonnement
du festival au sein de la population.
Anne-Françoise Cabanis, la nouvelle
directrice, souhaite professionnaliser
encore davantage le festival, mais compte
bien préserver sa pluralité artistique et
l’implication des habitants. On se demande
cependant dans quelle mesure les consignes
actuelles d’encadrement accru du bénévolat
tout comme le contrôle de plus en plus
restrictif des artistes étrangers ne seront
pas un frein. Car le Festival est encore
en développement ; il devrait passer à un
rythme biennal et bénéficier d’une nouvelle
salle de 400 places, qui fait cruellement
défaut, et donner naissance à un « pôle
régional marionnette ».
Naly Gérard
he world puppet theatre festival
is a unique adventure in the French
cultural landscape for several
reasons: its long history (it began to take
shape as far back as 1961), a context
of symbiosis between amateur and
professional theatre, the birth of lasting
cultural institutions (the International
Puppet Institute, a research and training
centre created in 1981; the Higher
National School of Puppet Arts created
in 1984) and finally the involvement
of the local population through cultural
actions in the different neighbourhoods,
broader dissemination… The festival
is still developing. It should soon become
a biennial festival with a new
400-seat auditorium.
T
relle ? » Cette thématique sera approfondie le
24 septembre, lors d’un atelier intitulé « Accueillir
la marionnette : lever les freins, élargir les possibles », à l’initiative de la Région ChampagneArdennes. Dans ce foyer de rencontres, le geste
artistique aura aussi sa place sous forme d’impromptus marionnettiques, de cartes blanches et
d’une scène ouverte.
Plus de précisions sur : www.festival-marionnette.com
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