victimes de haines privées, et d’autres, qui avaient prêté de l’argent, sous les coups de leurs
débiteurs. La mort revêtit toutes les formes et, comme cela se produit en pareil cas, on ne recula
devant rien – et pis encore. Le père tuait son fils, les suppliants étaient arrachés des sanctuaires ou
tués sur place, certains périrent même emmurés dans le sanctuaire de Dionysos.
Dépassant la violence de toutes les stasis précédentes, la guerre civile de Corcyre fut la première
d’une longue série de conflits particulièrement meurtriers de la guerre du Péloponnèse. Les
anciennes tensions politiques donnèrent lieu à de véritables déchirements dans les cités où Sparte et
Athènes soutenaient respectivement les oligarques et le peuple. La description que Thucydide
donne de l’effondrement des sociétés civiles est comparable à la peste d’Athènes; ces
«convulsions» politiques se propagèrent comme une épidémie, perpétuant ses ravages à mesure
qu’elle gagnait d’autres cités. Ici, le fléau est une nature humaine débridée: «la nature humaine,
toujours rebelle à la loi, est devenue son maître; elle laisse éclater fièrement ses passions débridées,
elle se montre au-dessus de la justice et se déclare ennemie de tout ce qui lui serait supérieur.» «La
cause de tous les maux», dit-il, «fut l’amour du pouvoir qui naît de la cupidité et de l’ambition, et
de ces affections naquirent les disputes violentes des partis opposés.» Mais alors que Thucydide
soutient que ces maux se reproduiront – en présentant d’autres «symptômes» – «tant que la nature
humaine demeurera ce qu’elle est», John Adams prend ses distances avec l’historien en écrivant: «si
cet historien nerveux avait connu l’équilibre des trois pouvoirs, il n’aurait jamais considéré ce fléau
comme incurable, mais aurait ajouté tant que les partis des cités ne s’équilibreront pas.»
Ajoutons que dans le récit que Thucydide donne de ce «fléau», les grandes institutions de la société
ne sont pas les seules à pâtir de la nature humaine, le langage aussi dégénère avec elles. L’injustice
morale va de pair avec une hypocrisie égoïste, de telle sorte que «les mots eux-mêmes changeaient
de sens et devaient prendre celui qu’on leur donnait». Thomas Gustafson, dans son remarquable
livre Representative Words, parle du «moment thucydidéen» lorsque la corruption des peuples et
celle du langage ne font plus qu’un. À partir du même passage de Thucydide, Quentin Skinner
évoque une paradiastole, figure de rhétorique qui révèle un conflit de valeurs à propos d’un même
terme, comme on parle de «démocratie» par exemple pour désigner le règne de la «populace».
(L’administration Bush en a donné encore un exemple lorsque sous couvert d’un «conservatisme
compassionnel», elle réduisait les impôts des riches aux dépens de la société en alléguant un
principe d’«équité»: ils l’ont mérité, on le leur doit – pensons aussi à l’impôt sur la succession
appelé «impôt de la mort».) Voici ce qui arriva à Corcyre quand on cessa de respecter le sens des
mots dans cette lutte effrénée pour le pouvoir: l’injuste devint juste, et le juste injuste. On appela les
complots une «juste défense», alors qu’on conspuait la prudence en l’appelant «lâcheté»; la
violence bestiale était tenue pour du «courage», et la modération une couardise. Les serments ne
liaient plus ceux qui avaient intérêt à les briser. Un seul principe demeura, comme le souligne W.
Robert Conner:
Le calcul égoïste. Toutes les règles d’usage en Grèce – les promesses, les serments, les
supplications, le respect des parents et des hôtes bienfaiteurs, et même la convention par excellence,
le langage – ont été détruites. Nous voilà devant ce que Hobbes nomme bellum omnium contra
omnes.
Cette remarque est d’autant plus pertinente que Hobbes fut le premier traducteur de Thucydide en
langue anglaise. Si Thucydide paraît si hobbesien, c’est parce que Hobbes était thucydidéen. Dans
sa traduction de la Guerre du Péloponnèse, publiée en 1628, Hobbes tient Thucydide pour «le plus
grand historien politique qui ait jamais écrit», le plaçant aux côtés d’Homère pour la poésie,
d’Aristote pour la philosophie, et de Démosthène pour la rhétorique. Ce qui a séduit Hobbes dans
Thucydide, c’est son aversion évidente pour la démocratie et son application à en exposer les échecs
(telle est en tout cas la lecture qu’il en fait). Ces échecs, soulignons-le, ont selon Hobbes
exactement les mêmes causes que John Adams tient pour nécessaires au succès d’une république, à
savoir l’équilibre des pouvoirs. Dans la description que Thucydide donne de la politique telle
qu’elle se pratiquait dans les assemblées de citoyens à Athènes, Hobbes ne voit que des
démagogues poursuivant leurs propres intérêts, «réfutant les conseils de tous les autres», ne faisant