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introduction
POUR UNE HISTOIRE DU MULTILATÉRALISME
UN NOUVEAU CONCEPT : LA MULTILATÉRALISATION
13
histoire du multilatéralisme Introduction
Cet ouvrage a connu un cheminement intellectuel qui illustre à quel point il a
fallu élargir, au fur et à mesure des recherches, les champs d’investigation et de
connaissance, afin de pouvoir comprendre le fonctionnement de notre temps
présent, qui est celui du multilatéralisme.
Le projet de recherche portait tout d’abord sur les relations économiques entre
les États-Unis et l’Europe de l’Ouest de 1958 à 1965, c’est-à-dire depuis la fin
du mandat du président américain Dwight Eisenhower jusqu’à celui de John
Fitzgerald Kennedy (terminé par le vice-président Lyndon Johnson, après son
assassinat en 1963). Cette étude s’envisageait à travers le prisme du déficit de
la balance des paiements américaine, qui était au départ considéré comme un
danger pour l’avenir du monde mais qui, à présent, fait partie du cadre habituel
sans que ce dernier se soit effondré. Peut-on parler de miracle ? Ou bien ce
déficit s’insère-t-il dans une configuration plus large qui lui permet justement
d’exister jusqu’à nos jours ?
La question du déficit américain a certes déjà été étudiée mais elle n’a
pas été envisagée sous l’angle du marché qui lie les partenaires des deux
côtés de l’Atlantique et encore moins au travers de l’histoire des relations
internationales. Au moment de débuter mes recherches, les études
économiques ou d’histoire économique étaient dominées par le problème
du dollar considéré dans le cadre du système monétaire international. Dans
cette optique, deux ouvrages se distinguent dans les sciences économiques :
celui de Barry Eichengreen, Globalizing Capital. A History of the International
Monetary System et celui d’Harold James, International Monetary Cooperation
since Bretton Woods 2.
Quant aux considérations sur le commerce international, sur la libéralisation
des échanges incitée par le General Agreement on Tariffs and Trade (GATT,
ancêtre de l’Organisation mondiale du commerce), sur la stabilité d’une
monnaie internationale pour les échanges, elles sont peu prises en compte
2 Barry Eichengreen, Globalizing Capital. A History of the International Monetary System,
Princeton, Princeton University Press, 1996, et Harold James, International Monetary
Cooperation since Bretton Woods, Princeton, Princeton University Press, 1996.
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dans le cadre du système monétaire international, comme si la monnaie
internationale et les échanges internationaux fonctionnaient séparément, ou
que l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et le Fonds monétaire
international (FMI) n’avaient nul besoin l’un de l’autre. Pourtant, les pays qui
ont élaboré et signé les accords de Bretton Woods ne s’y étaient pas trompés.
Ces accords prévoyaient en effet les institutions dont le FMI, accompagné de la
Banque internationale de reconstruction et du développement (BIRD), mais
aussi l’Organisation internationale du commerce (OIC), qui ne vit finalement
pas le jour pour des raisons essentiellement politiques.
De plus, si l’on revient à la fin des années cinquante et au début des années
soixante, cette période a coïncidé avec le véritable démarrage des grandes
négociations commerciales multilatérales du GATT, qui ont inauguré une
nouvelle ère du marché des échanges, désormais libéralisés. Puis, la création
de la Communauté économique européenne (CEE) en 1958 a représenté un
enjeu important, aussi bien au niveau des échanges commerciaux qu’à celui
du système monétaire international. Les six pays membres de la CEE sont
aussi membres du FMI, comme les États-Unis, et ils ont essayé d’apporter une
réponse européenne aux fluctuations inquiétantes du dollar qui se manifestaient
au cours des années soixante.
Paradoxalement, tous ces faits n’ont pas été reliés, ou peu, dans l’ensemble des
disciplines concernées, comme les sciences économiques, l’histoire économique,
celle des relations internationales, de l’intégration européenne et des États-Unis.
C’est pourquoi ce projet de recherche a pris comme point de départ le déficit
de la balance des paiements américaine.
Les États-Unis et leur partenaire direct, l’Europe de l’Ouest, elle-même
représentée par la CEE, par l’Association européenne de libre-échange
(AELE) et par l’Organisation européenne de coopération économique
(OECE), ne peuvent en effet y rester indifférent. Du fait de l’établissement
d’un nouvel ordre international économique défini par les accords de
Bretton Woods, ces pays n’ignorent pas le rôle et l’action des deux principales
institutions mondiales qu’étaient le FMI et le GATT. Le déficit américain
concerne un nombre assez élevé de partenaires et n’est pas une affaire
strictement américaine, ce que le président Eisenhower entrevoit surtout
en 1960.
Au moment de l’établissement de la CEE, Dwight Eisenhower annonce
publiquement en 1958 que les États-Unis connaissent un déficit record. Or,
ce déficit existe depuis 1949 et n’a reflué que lors de l’année 1957. C’est en
1958 qu’il atteint pour la première fois un niveau plus élevé encore que les
années précédentes, dépassant une sorte de seuil d’alerte. Le déficit est alors de
3,4 milliards de dollars, soit plus du double et, en 1959, il atteint 3,7 milliards
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introduction Pour une histoire du multilatéralisme
de dollars 3. Certes, de nos jours, ces chiffres paraissent dérisoires : en 2009,
le déficit de la balance des paiements des États-Unis a atteint 1 752 milliards
de dollars et en 2013 16 000 milliards de dollars. Mais, à l’époque, ce déficit
de 3,4 milliards a frappé les esprits. L’impact psychologique a été très fort, car
ce déséquilibre rappelait les heures sombres du désordre monétaire de l’entredeux-guerres. C’est précisément cela qu’il faut garder à l’esprit et qui fait tout
l’intérêt du sujet. Le traumatisme de l’entre-deux-guerres perdure encore à
l’aube des années soixante.
Quant aux partenaires des États-Unis, ils acceptent ce déficit pour maintenir
en marche, paradoxalement, le cœur du système international, c’est-à-dire
l’économie américaine. On connaît cette situation mais peu l’envers du décor,
comme les implications à plus ou moins long terme en matière de politique
économique. Quelles sont-elles au niveau des relations entre l’Europe de
l’Ouest et les États-Unis ? Quel rôle le FMI et le GATT peuvent-ils jouer
dans ce contexte ? Il s’agit de mieux cerner les prises de décisions inextricables
en matière économique et diplomatique et de réfléchir à l’orientation de la
politique extérieure des États-Unis au début des années soixante. Cette décennie
inaugure en effet un nouveau cycle économique de croissance, qui marque la
fin de la reconstruction européenne dans le cadre du plan Marshall. En fait, il
s’agit de trouver un nouvel équilibre mondial en tenant compte de la nouvelle
donne – le déficit de la balance des paiements américaine – qui est le cœur du
problème. Ainsi, étudier ce déficit des années cinquante et soixante revient
à étudier un cadre institutionnel bien défini dans lequel s’insère la politique
extérieure des États-Unis.
C’est en partant de ce constat que ce projet de recherche a évolué pour
interroger davantage les origines et le fonctionnement de ce cadre institutionnel,
le multilatéralisme, et pour mieux comprendre la politique extérieure des ÉtatsUnis en l’abordant sous un nouvel angle.
Après la chute du mur de Berlin, on a beaucoup débattu de la mondialisation,
qui symbolisait la nouvelle situation mondiale. Cette mondialisation était
perçue comme un phénomène soudain, nouveau, inédit, inexplicable,
indéfinissable. Pourtant, à travers mes travaux sur le marché dans le cadre des
relations transatlantiques depuis 1945, la mondialisation des années quatrevingt-dix et du début des années 2000 apparaît semblable à la situation que
l’on connaît depuis 1945. Je ne vois guère de différence entre la période de
la Guerre froide et celle de l’après-Guerre froide, hormis l’élargissement de
la sphère géographique – le bloc soviétique n’est désormais plus un monde à
3 Executive Office of the President, Budget of the United States Government, Historical Tables,
<http://www.whitehouse.gov/omb/budget>.
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part dans l’économie mondiale mais constitue un monde à intégrer. L’ancien
« monde libre », selon l’expression américaine, le monde occidental, autrefois
en opposition au monde soviétique, n’est désormais plus l’unique terrain du
multilatéralisme, puisque celui-ci s’étend dès lors au monde entier.
Ce qui a aussi frappé les esprits est que les institutions multilatérales
commencent alors à être durement critiquées par une partie de la population.
Cette contestation a fini par prendre le nom d’altermondialisme, qui a une
connotation plus pacifique que le premier terme utilisé pour la désigner : antimondialisation. Cette situation est en fait révélatrice de la fin du statu quo établi
pendant la Guerre froide. Qui contestait à ce moment-là ces institutions ?
Quelques voix, certes, s’étaient élevées, surtout du côté du parti communiste
et aussi du côté socialiste, mais sans véritabls effets. Les altermondialistes de
l’après-1989 reprochent au GATT (devenu l’OMC en 1994), au FMI, à la CEE
(devenue l’Union européenne après l’élargissement de 1992) et globalement à
l’ensemble des institutions internationales et régionales leur pouvoir de décider
de l’orientation économique du monde sans concertation avec la population.
Cette libéralisation progressive n’est pas nouvelle en soi, car elle existe depuis la
création du GATT en 1947, dont l’objectif principal est de parvenir à un marché
libéralisé au niveau de tous les domaines touchant de près ou de loin les échanges.
Il m’a alors semblé utile de revenir aux origines de cette mondialisation pour
mettre en valeur la pérennité d’un système économique, social, politique,
juridique et culturel depuis 1945. Ce dernier a néanmoins connu des crises, des
arrêts, des reprises, des embellies, des ralentissements, des évolutions, comme
« des flux et des reflux » selon les mots de Fernand Braudel. Ce système ne s’est
pas effondré jusqu’ici, à la différence de celui du communisme soviétique. Le
« monde libre » a résisté. Pourquoi ? Comment cela a-t-il été possible ? Là se
situe la véritable question de la mondialisation.
Par ailleurs, le débat porte aussi sur la politique étrangère des États-Unis
après 1989 dans le cadre de la mondialisation. Même si elle a pu être qualifiée
de nouvelle, elle ne montre pas beaucoup de différence avec les précédentes.
C’est justement ce qu’a fait remarquer Melvyn Leffler pendant la présidence
de George W. Bush : « Il y a plus de continuité que de changement dans la
politique gouvernementale de Bush. La rhétorique et les actions de Bush ont de
profondes racines dans l’histoire de la politique étrangère des États-Unis 4 ». Puis
le président Barack Obama s’est référé au multilatéralisme lors de son premier
4 Melvyn Leffler, « 9/11 and American Foreign Policy », Diplomatic History, vol. 29, n° 3, juin
2005, p. 395-413, ici p. 395. Régine Perron, « De l’internationalisme au multilatéralisme :
continuité et ruptures », dans Pierre Melandri et Serge Ricard (dir.), Les États-Unis entre uni- et
multilatéralisme de Woodrow Wilson à George W. Bush, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 25-35.
Dans la suite de l’ouvrage et sauf mention contraire, je suis l’auteur des traductions en français.
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introduction Pour une histoire du multilatéralisme
discours devant l’Assemblée générale des Nations unies, en faisant appel à « un
meilleur partage des efforts pour affronter les problèmes du globe » et à « une
nouvelle ère d’engagement, basée sur les intérêts et le respect mutuels » 5. Tout
en se démarquant de son prédécesseur, Barack Obama se situe dans la droite
ligne de la politique extérieure américaine, qui s’inscrit dans le multilatéralisme
et qui est le système international depuis 1945.
Ces remarques n’ont fait que renforcer ma conviction qu’étudier l’influence
des États-Unis dans l’organisation du monde, de 1945 à nos jours, permettrait
de comprendre notre temps présent marqué par le multilatéralisme. Si nous
considérons que l’ensemble de cette période coïncide avec le processus du
multilatéralisme sur le long terme, un concept peut être proposé pour définir
d’une manière plus explicite la mondialisation, celui de multilatéralisation.
Ce terme met en évidence le fait que cette mondialisation reflète le cadre
institutionnel qu’est le système multilatéral ; le suffixe -tion illustre que cette
organisation du monde est inscrite dans un processus, telle une civilisation
en marche, puisque la fin de l’histoire du multilatéralisme n’est pas encore
écrite. Le concept de multilatéralisation fait alors référence aux institutions qui
composent le système international et introduit par conséquent la question des
interactions entre l’institution, l’État et le marché.
C’est à partir de ce nouveau concept qu’il a été possible d’envisager un
modèle, une grille de lecture pour organiser les différentes interactions entre
les éléments qui composent le multilatéralisme depuis 1945. Tous les aspects
sont ainsi abordés à travers la compréhension du multilatéralisme, de son
processus, pour dégager au fur et à mesure des réflexions qui trouvent un écho
troublant dans l’actualité. De la même façon que le libéralisme est identifiable,
le multilatéralisme le sera à travers son concept qui permet à la fois de préciser
la périodisation et de le situer dans le présent puisqu’il n’a pas encore cédé la
place à un nouveau système international.
De nouvelles questions ont donc surgi, mais dans une perspective plus
large. Elles s’efforcent de répondre aux enjeux présents du multilatéralisme,
du régionalisme, de l’universalisme, de la démocratie, du capitalisme, de
l’équilibre, de la crise, de la puissance américaine et de la place de ses partenaires
et de la mutation du système lui-même qui induit celle de la société. Qu’est-ce
le multilatéralisme ? Quelles sont ses origines, ses objectifs ? Quelles sont les
réalisations et les conséquences d’un tel système ? Une nouvelle société a-t-elle
émergé ? Peut-on considérer ce système international comme étant représentatif
d’un siècle, comme l’a été le libéralisme pour le xixe siècle ?
5 Philippe Bolopion et Nathalie Nougayrède, « Profession de foi multilatérale de M. Obama à
l’ONU », Le Monde, 25 septembre 2009.
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LA MONDIALISATION FACE À LA MULTILATÉRALISATION
La première étape de mon travail a consisté à reprendre les débats sur la
mondialisation après la chute du mur de Berlin pour les replacer dans leur
contexte grâce au concept de multilatéralisation. Pour cela, il a fallu cerner ce
que « multilatéralisme » désigne précisément.
En ce qui concerne la mondialisation, l’historiographie américaine a été
consciente assez tôt de la nécessité de repenser à une nouvelle approche, comme
l’a reconnu John L. Gaddis :
L’erreur est venue, je pense, de la manière dont nous avons calculé le pouvoir
pendant les années de la Guerre froide. Nous l’avons fait entièrement en des
termes monodimensionnels, en nous focalisant particulièrement sur les aspects
militaires, alors qu’une perspective multidimensionnelle aurait pu nous parler
davantage 6.
18
En effet, la défense atlantique a été particulièrement étudiée sans toutefois
établir de lien avec les politiques économiques. Pourtant, un article du Traité de
l’Atlantique nord établit ce lien 7. Dans le cadre de la Guerre froide, John Gaddis
a aussi spécifié que le changement de perception qui a permis la chute du mur de
Berlin ne doit pas être considéré comme une défaite militaire, ni même comme
un chaos économique 8. Cela semble juste mais il me semble que le dynamisme du
monde multilatéral a aussi aidé à traverser chaque crise sans trop de dommages.
De même, il a attiré, à la manière d’un chant de sirène, les pays du bloc soviétique.
C’est ce qu’a fait remarquer Jean Heffer de la manière suivante : « À long terme, la
supériorité économique patente du monde libre, renforcée par une organisation
multilatérale des échanges, sapera les bases de l’Empire soviétique 9 ».
Par ailleurs, Frank Ninkovich, commentant l’ouvrage de Michael Hogan,
écrit :
L’histoire diplomatique a longtemps considéré le conflit international et
la politique de puissance comme sa problématique. Mais ces travaux pris
collectivement suggèrent que la discipline est au milieu d’un tournant majeur
de l’approche réaliste « de l’ascension vers la puissance mondiale » et de son
pendant économique, qui sont des orientations habituelles pour mettre en
6 John L. Gaddis, We Now Know. Rethinking Cold War History, Oxford, Oxford Clarendon Press,
1997, p. 284.
7 Till Geiger et Dennis Kennedy (dir.), Regional trade Blocs, Multilateralism and the GATT:
Complementary Paths to Free Trade?, London, Pinter, 1996, p. 56-78.
8 John L. Gaddis, We Now Know, op. cit., p. 283.
9 Claude Fohlen, Jean Heffer et François Weil, Le Canada et les États-Unis depuis 1770, Paris,
PUF, coll. « Clio », 1997, p. 243.
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évidence les solutions de guerre et paix et les motivations économiques dans
leur version dure. […] En même temps, il semble clair que, malgré ce tournant,
les questions concernant la sécurité, l’économie et la nature de l’influence
américaine restent très ouvertes 10.
Ainsi, de l’autre côté de l’Atlantique, il s’avère nécessaire d’intégrer a minima
les aspects économiques pour comprendre la mondialisation, qui ne peut se
résumer aux questions de défense. Quant à Thomas Zeiler, il insiste sur une
nouvelle méthodologie qui prenne en compte le renouvellement des concepts
face à la mondialisation :
La revue Diplomatic History a lancé de nombreux débats sur l’histoire de la
Guerre froide revue et corrigée depuis 1989, sur le siècle américain et sur la
mondialisation. Toutes ces réflexions ont mis en évidence la difficulté de trouver
un schéma d’ensemble qui engloberait aussi bien les aspects diplomatiques et
économiques que culturels et juridiques. Elles ont particulièrement buté sur la
définition des variables, des paradigmes, des concepts qui seraient déterminants
pour comprendre cette mondialisation.
Du côté de l’histoire économique aux États-Unis, certains ont tenté de relever le
défi que représentait l’étude de la mondialisation dans une perspective historique :
Ce livre révèle justement ce que nous savons en ce qui concerne le processus
de la mondialisation et c’est impressionnant. Il révèle aussi combien nous
avons besoin d’en savoir plus en ce qui concerne l’interaction entre le
politique et l’économie. Mieux nous comprendrons l’économie politique de
la mondialisation, mieux nous serons armés pour anticiper toute nouvelle
répercussion de la mondialisation 12.
19
introduction Pour une histoire du multilatéralisme
Le cadre de la mondialisation ne signifie pas la réinvention de la roue. Il nous
force plutôt à nous débattre, sur la base du travail antérieur, avec des concepts
comme l’américanisation [en effet, la mondialisation de McKinley-Wilson étaitelle simplement la projection des idées et de la puissance américaines, comme
beaucoup l’ont dit ?] et à mieux définir ces termes comme le transnationalisme
et l’interdépendance et comment ils sont reliés à la sécurité, aux sciences
économiques et à la culture. […] Cela exige de se concentrer sur les sciences
économiques, sans toutefois exclure d’autres champs 11.
10 Frank Ninkovich, « Where Have All the Realists Gone », Diplomatic History, vol. 26, n° 1, hiver
2002, p. 137-142, ici p. 142.
11 Thomas Zeiler, « Just Do It! Globalization for Diplomatic Historians », Diplomatic History,
vol. 25, n° 4, automne 2001, p. 529-551, ici p. 551.
12 Michael Bordo, Alan M. Taylor et Jeffrey G. Williamson, Globalization in Historical Perspective,
Chicago, The University of Chicago Press, 2003, p. 10.
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La mise au point d’une méthodologie de la mondialisation reste toujours en
suspens. Nous pouvons aussi répondre aux historiens économistes qui estiment
que la mondialisation a commencé dans les années 1820 13. À ce moment-là, il
n’y avait pas d’accords de Bretton Woods, impliquant les États dans la création
d’institutions multilatérales, avec pour but de surveiller le commerce et les
finances de l’économie mondiale. Les années 1820 coïncident avec le système
économique libéral de la Grande-Bretagne et non avec le système multilatéral
conçu plus tard par les États-Unis. C’est à ce niveau-là que se situe la grande
différence de perspective entre les années 1820 et l’après-1945. Même si le
multilatéralisme se révèle être une évolution du libéralisme, ses caractéristiques
propres sont nouvelles en 1945.
Quant à la définition de la mondialisation, elle paraît ardue à trouver. D’après
Thomas Zeiler,
la mondialisation est l’organisation de la production qui implique les réseaux
transnationaux qui recherchent les avantages en coût et en politique et qui sont
financés par un système virtuellement non régulé d’échanges en monnaie, crédit
et en actions cotées en bourse. C’est « le système global » 14.
20
Pourquoi l’auteur parle-t-il d’un système « virtuel » et « non régulé » ? Si le
monde semble global, la mondialisation ou le système multilatéral s’avère être
très organisé avec des institutions fonctionnant selon des règles spécifiques,
définies par des traités juridiques.
Ensuite, définir la période de la mondialisation s’est avéré très délicat : quand
a-t-elle commencé ? Cette question récurrente traduit surtout la perplexité de
notre époque face à la finance, à la communication, aux sociétés commerciales,
aux entreprises, aux transports, au commerce etc., qui connaissent tous un
élargissement de leurs horizons. Ce monde est-il devenu si vaste que nous
aurions perdu contact avec la dimension locale ? Il est pour ma part difficile
d’adhérer à cet argument car c’est une situation que nous connaissons depuis
1945. On caractérise habituellement la mondialisation par les progrès
techniques des transports et de la communication grâce à la réduction des
coûts, à la croissance du commerce mondial, aux flux migratoires du travail, aux
mouvements des capitaux dans une sphère géographique étendue, comme si les
frontières n’existaient plus. Dans ce cadre, l’avant-première guerre mondiale est
souvent retenue pour cerner les origines de la mondialisation. Alfred E. Eckes et
Thomas Zeiler ont par exemple montré que la puissance nationale économique
13 Kevin H. O’Rourke et Jeffrey G. Williamson, « When did Globalization Begin? », European
Review of Economic History, n° 6, 2002, p. 23-50.
14 Thomas Zeiler, « Just Do It! », art. cit., p. 531.
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Vers 1990, il [le mot globalisation/mondialisation] est porteur de deux éléments
forts : une idée de changement d’échelle, mais surtout une idée de décomposition
voire de destruction des anciens systèmes de fonctionnement de l’économie
internationale interétatique 18.
Je retiens le changement d’échelle qui est, entre autres, le résultat de
l’effondrement de l’URSS et aussi de la fin du Tiers-Monde. Une autre
configuration du monde émerge après 1989. Mais René Dagorn constate
aussi qu’en 1999 l’histoire est la grande absente de cette réflexion sur la
mondialisation.
21
introduction Pour une histoire du multilatéralisme
des États-Unis, qui symbolise par la suite la mondialisation, a commencé après
la guerre qui les a opposés à l’Espagne à la fin du xixe siècle 15. Peut-être cette
difficulté à définir la période de la mondialisation sera-t-elle résolue lorsqu’on
pourra quantifier ce phénomène avec des données précises ou lorsqu’elle sera
terminée ? C’est pourquoi ce mot est considéré comme relevant de la génération
spontanée : nous ne pouvons pas expliquer précisément ses origines…
Finalement, quels critères retenir pour définir la mondialisation ?
Du côté européen, du moins en France, on a tardé à se pencher sur la question.
De même, ce débat a été décalé dans le temps par rapport aux universitaires
américains. Certes, nous ne sommes pas tenus de suivre les modes et encore
moins les débats qui peuvent agiter les États-Unis. Néanmoins, il s’agissait – et
il s’agit encore – d’un phénomène qui a bouleversé notre approche quotidienne
de l’actualité, notre relation entre le présent et le passé, notre regard sur un
espace considérablement élargi et qui a renouvelé la lecture de la Guerre froide
proprement dite.
Le premier ouvrage qui porte sur la mondialisation en France est
Mondialisation. Les mots et les choses 16. L’un des articles retrace le parcours fort
instructif des mots globalisation et mondialisation, qui ont été introduits par les
sciences économiques qui les utilisaient de manière indifférenciée 17. L’auteur
livre une définition de ce mot fort éclairante en le replaçant dans le contexte
de l’époque :
15 Alfred E. Eckes, Jr. et Thomas Zeiler, Globalization and the American Century, Cambridge,
Cambridge University Press, 2003.
16 Michel Beaud, Olivier Dollfus, Christian Grataloup, Philippe Hugon, Gérard Kébabdjian et
Jacques Lévy (dir.), Mondialisation. Les mots et les choses, Paris, Karthala, 1999. Ce travail
est issu du laboratoire de recherches « Groupement d’intérêt scientifique pour l’étude sur
la mondialisation et le développement » (GEMDEV) qui dépend de l’université PanthéonSorbonne.
17 René Dagorn, « Une brève histoire du mot “mondialisation” », dans ibid., p. 187-204, ici
p. 192.
18 Ibid.
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22
C’est pourquoi j’ai proposé au Congrès de l’Association internationale des
historiens économistes (AIHE) qui s’est tenu en 2002 à Buenos Aires une session
dont le sujet portait sur la mondialisation dans le cadre de l’histoire de l’intégration
européenne pendant la période de transition de la CEE, de 1958 à 1968. Le but
était d’étudier le phénomène de la mondialisation dans le processus de la création
de ce Marché commun 19. Puis, en 2005, la revue Relations internationales a proposé
un débat en France permettant de le resituer dans le contexte historique 20.
La mondialisation s’est généralisée dans les études scientifiques. En revanche,
le multilatéralisme lui-même reste encore un terrain peu étudié du côté de
l’histoire. Ce terme-ci a été considéré après la publication des numéros de la
revue Relations internationales par Sciences Po 21.
Par ailleurs, dans le domaine des sciences politiques, Susan Strange s’est
penchée sur la mondialisation en distinguant les acteurs publics et privés qui
exercent un pouvoir de décision : les firmes multinationales, les banques, les
organisations non gouvernementales (ONG), les mafias, les États, qui négocient
entre eux. Cette tentative de structurer la mondialisation via le pouvoir lui
a permis de dégager ses caractéristiques principales que sont la sécurité, la
production, la finance et le savoir 22.
Ces tentatives de comprendre la mondialisation tournaient en fait autour
des traits distinctifs du multilatéralisme, sans qu’il en soit fait mention. C’est
assurément cette coupure au niveau de la réflexion qui m’a frappée entre la
mondialisation et le système international qu’est le multilatéralisme. Les
variables, les concepts, les paradigmes proposés jusque-là ont toujours été
considérés comme indépendants, alors qu’ils sont liés. L’interdépendance des
variables reflète celle des pays, et cela relève du multilatéralisme.
La mondialisation peut alors être identifiée au processus du multilatéralisme
et être précisée par le concept de multilatéralisation. Toutes les questions qui ont
jalonné ces débats trouvent leur solution dès lors que l’on se place dans le cadre
d’un système international qui existe depuis 1945. Comme Thomas Zeiler l’a
souligné, « la mondialisation est en marche, que cela nous plaise ou non 23 ».
Si nous considérons le libéralisme du xixe siècle, il n’a pas été mesuré
quantitativement avec des variables définies mais a été identifié en fonction de
19 Régine Perron (dir.), The Stability of Europe. The Common Market: Towards European
Integration of Industrial and Financial markets? (1958-1968), Paris, PUPS, 2004.
20 « Les mondialisations I », Relations internationales, n° 123, 2005/3, et « Les mondialisations
II », n° 124, 2005/4, dir. P. Dubois et G.-H. Soutou.
21 Bertrand Badie et Guillaume Devin (dir.), Le Multilatéralisme : une nouvelle forme d’action
internationale, Paris, La Découverte, 2007.
22 Christian Chavagneux, Économie politique internationale, Paris, La Découverte, coll.
« Repères », 2010.
23 Thomas Zeiler, « Just Do It! », art. cit., p. 529.
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la tendance courante de mettre à égalité l’ordre économique international
libéral du xixe siècle et sa contre-partie de l’après-seconde guerre mondiale
rend extrêmement obscures les différences importantes dans leur organisation
internationale et nationale, différences qui proviennent du fait que l’un a
représenté le libéralisme du laisser-faire et l’autre non. En somme, pour dire
quelque chose de sensé sur le contenu des ordres économiques internationaux et
sur les régimes qui les servent, il est nécessaire de regarder comment le pouvoir
et le but social légitime fusionnent pour un projet d’autorité politique dans
le système international. En ce qui concerne le contexte de l’après-seconde
guerre mondiale, cet argument m’amène à caractériser l’ordre économique
international par ce terme de « embedded liberalism » qui, je le démontrerai,
diffère à la fois de son ancêtre classique et de son prédécesseur honteux, même
s’il a systématiquement combiné leurs traits principaux 26.
23
introduction Pour une histoire du multilatéralisme
mesures politiques caractéristiques en économie, qui s’avèrent déterminantes
dans la société. C’est bien le propos de ce livre que de pouvoir identifier
le multilatéralisme sur la base des orientations dominantes en politique
économique. De la même façon que le xixe siècle a été le siècle du libéralisme
de la Grande-Bretagne, le xxe siècle est celui du multilatéralisme des États-Unis.
Cependant, de quelles définitions du multilatéralisme disposons-nous ? Les
principales études sur le sujet sont fournies par les sciences politiques, plus
particulièrement anglo-saxonnes. Les contributions de Robert O. Keohane
et de John G. Ruggie figurent en effet parmi les plus abouties. John Ruggie
déclarait en 1998 : « Une recherche avec le mot-clé multilatéralisme donne peu
de résultats et seul un petit nombre de ces études recensées intéresse directement
ceux qui travaillent sur la théorie en relations internationales 24 ». Pour sa part,
John Ruggie a permis en 1982 de comprendre la nouvelle configuration du
libéralisme d’après-guerre, en le caractérisant comme « embedded liberalism »,
qu’on pourrait traduire par libéralisme encadré, ou encore par libéralisme
enchâssé 25. J’avoue ma préférence pour le mot encadré car le multilatéralisme
encadre en effet du point de vue institutionnel le libéralisme d’après 1945.
Comme l’explique John Ruggie,
24 John Gerard Ruggie, Constructing the World Polity. Essays on International
Institutionalisation, Oxford, Routledge, 1998, p. 105. Id., Multilateralism Matters. The
Theory and Praxis of an Institutional Form, New York, Columbia University Press, 1993.
25 D’après Gérard Kébabdjian, Les Théories de l’économie politique internationale, Paris,
Éditions du Seuil, coll. « Points », 1999, p. 176.
26 John G. Ruggie, « International regimes, transactions, and change: embedded liberalism in
the post-war economic order », International Organization, vol. 36, n° 2, printemps 1982,
p. 379-415, ici p. 382-383.
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On retiendra la forte distinction opérée entre ce libéralisme du xixe siècle et le
libéralisme encadré d’après 1945, qui sera le multilatéralisme.
Ce dernier n’étant pas une théorie économique, il a été ardu de trouver une
définition qui éclaire véritablement sa philosophie, c’est-à-dire qui ne soit pas
standard et sans origines, comme le met en lumière Robert O. Keohane :
Dans la bibliographie en relations internationales, le multilatéralisme a surtout
servi de label à des activités diverses plutôt que de concept définissant un
programme de recherche. Quand un chercheur se réfère au multilatéralisme, il
n’est pas certain du phénomène qu’il doit décrire et expliquer 27.
24
Ainsi, lui-même propose cette définition assez classique : « le multilatéralisme
peut être défini comme la pratique de politiques nationales coordinatrices en
groupes de trois États ou plus, par le biais d’accords ad hoc ou par le moyen des
institutions. » Il a délibérément limité la définition aux États, surtout dans le
sens où des accords intergouvernementaux caractérisent ce système, bien que
les institutions multilatérales établissent « des ensembles de règles, officielles et
officieuses, qui prescrivent des conduites, qui contraignent les activités et qui
façonnent les attentes 28 ».
Toujours est-il que John Ruggie va plus loin en définissant ce que cette
« pratique » signifie au niveau des institutions elles-mêmes. Il met en évidence que
le multilatéralisme est une forme institutionnelle qui coordonne les relations
entre trois États ou plus, sur le fondement de principes « généralisés » d’une
conduite définie, principes qui spécifient une conduite appropriée pour telle
catégorie d’action, sans tenir compte des intérêts particuliers des parties en
présence ou des exigences dictées par les stratégies qui peuvent surgir dans des
cas particuliers 29.
Cette perspective met davantage en valeur l’architecture du système
multilatéral. C’est pourquoi l’auteur déclare qu’il s’agit d’une « forme
d’organisation extrêmement exigeante » et que la fonction même de ce système
se résume en trois points : stabiliser, mettre fin au bilatéralisme et coordonner
les relations économiques entre trois États ou plus. Mais comme il le démontre
aussi, le multilatéralisme implique de très fortes notions morales.
Dans le cadre du multilatéralisme, chaque État est supposé adhérer à des
principes moraux tels que la non-discrimination, la réciprocité et l’indivisibilité
27 Robert O. Keohane, « Multilateralism: an agenda for research », International Journal,
vol. 45, n° 4, automne 1990, p. 731-764, ici p. 731.
28 Ibid., p. 732.
29 John G. Ruggie, Constructing the World Polity, op. cit., p. 109.
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UNE NOUVELLE MÉTHODOLOGIE MULTILATÉRALE
25
introduction Pour une histoire du multilatéralisme
dans la collectivité des États membres, dans le sens d’une « construction
sociale ». Ces trois notions morales permettent au système multilatéral d’être
opérationnel, en le consolidant. Par exemple, « dans le cas du commerce, c’est
l’adhésion des membres du GATT à la clause de la nation la plus favorisée qui
fait que le commerce est un tout indivisible et non un quelconque élément
inhérent au commerce lui-même 30 ». La question qui se pose alors est de savoir
jusqu’où les États membres adhèrent à ces règles morales du multilatéralisme.
En d’autres termes, à quel moment ces États cessent-ils de les suivre ?
Toujours dans le cadre des sciences politiques, une autre définition proposée
en France par Guillaume Devin précise l’aspect politique du système : « le
multilatéralisme n’est plus seulement une technique diplomatique, il devient
un projet politique visant à favoriser la coopération en encourageant les liens
d’interdépendances entre les États 31 ». Cette notion de projet politique permet
de faire le lien avec les origines historiques du multilatéralisme, exposées dans
le premier chapitre de cet ouvrage
Quant aux sciences économiques, elles le définissent comme favorisant la
promotion de l’économie de marché. Cette dernière fonctionne grâce à deux
éléments essentiels : les droits de propriété garantis par le droit international
et par les institutions, et la monnaie, liés par la libéralisation du commerce 32.
Par exemple, la CEE, le GATT et le FMI sont des institutions conçues sur les
fondements de l’économie de marché.
Ces définitions en sciences politiques et économiques révèlent que le
multilatéralisme contient des notions spécifiques, comme la non-discrimination
et la réciprocité, la stabilisation, la fin du bilatéralisme, l’indivisibilité et des
principes généraux de conduite morale, et la promotion de l’économie de
marché. Ces caractéristiques seront étudiées dans le contexte historique pour les
confirmer ou les infirmer, puis elles seront retenues pour élaborer une nouvelle
définition du multilatéralisme.
Ce sujet réclamant une approche assez large, il a fallu organiser les éléments
faisant partie du système multilatéral afin de saisir leurs différents niveaux
d’interaction. En prenant comme référence la multilatéralisation, il a été
possible de les classer en fonction de leur rôle, de leur action et de leur but.
30 Ibid., p. 110.
31 Guillaume Devin, « Les États-Unis et l’avenir du multilatéralisme », Cultures et conflits,
vol. 3, n° 51, 2000, p. 157-174.
32 Roger Guesnerie, L’Économie de marché, Paris, Flammarion, 1996.
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26
C’est pourquoi l’étude des éléments du système multilatéral fait appel à
différents domaines : l’histoire, les sciences politiques et économiques, le
droit, la sociologie, la culture. Cela a conduit à rechercher une méthodologie
pour chaque élément, pour parvenir à concevoir une méthodologie globale,
ou encore pour élaborer une nouvelle méthodologie multilatérale qui puisse
convenir à ce genre d’études. Le but est de pouvoir approcher le plus possible
de la réalité. Quelles sont ces diverses méthodes ?
Étudier un système international amène à se pencher sur la méthodologie en
histoire des relations internationales, avec la notion des « forces profondes »
de Pierre Renouvin et de Jean-Baptiste Duroselle 33, pour ensuite s’élargir au
« système-monde » élaboré par Immanuel Wallerstein 34. Ce dernier a mis en
lumière la succession de siècle en siècle d’un système économique et social lié
au pôle dominant. Cette perspective se rattache particulièrement à l’œuvre de
Fernand Braudel sur la Méditerranée, qui insiste sur la capacité d’envisager un
ensemble de données pour esquisser le processus d’un monde qui est toujours
en devenir, c’est-à-dire en l’insérant dans le temps long 35.
Sans aucun doute, les travaux de Serge Gruzinski sur l’Espagne et l’Amérique
latine ont apporté une nouvelle source de réflexion à cette question de la
mondialisation, sous l’angle des connexions. Celles-ci se sont établies entre
l’Espagne et l’Amérique latine à l’époque moderne et s’apparentent en définitive
à des métissages. Au niveau méthodologique, Serge Gruzinski a justement
identifié l’historien à un électricien :
Il est enfin une autre raison de mettre en chantier une histoire qui chercherait
à rétablir des connexions et qui ne serait ni de la World History ni de l’histoire
comparée. Une raison tient à notre temps. Le processus de globalisation est en
train de modifier inéluctablement les cadres de notre pensée et, par conséquent,
nos manières de revisiter le passé. Nous sommes journellement confrontés à des
circulations de toutes sortes entre toutes les parties du globe et donc conduits
non seulement à réfléchir sur les questions de « contacts » (Chaunu) et de
« recouvrement » (Braudel), mais également sur la centralité de notre « vieux
monde » et de ses conceptions 36.
33 Pierre Renouvin et Jean-Baptiste Duroselle, Introduction à l’histoire des relations
internationales, Paris, Armand Colin, 1964.
34 Immanuel Wallerstein, The Modern World System, New York/London/Toronto, Academic
Press, 1974, 3 vol.
35 Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II
[1949], Paris, Armand Colin, 1990, 2 vol.
36 Serge Gruzinski, « Les mondes mêlés de la monarchie catholique et autres “connected
histories” », Annales. Histoire, sciences sociales, vol. 56, n° 1, 2001, p. 85-117, ici p. 87.
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introduction Pour une histoire du multilatéralisme
En ce qui concerne la World History, ou histoire globale, qui est une discipline
anglo-saxonne, elle fournit des éléments utiles pour cette approche multilatérale
dans la mesure où elle a volontairement combattu le regard occidental des études
historiques et qu’elle étudie le contexte global. En France, on pourrait qualifier
les travaux de Fernand Braudel de World History. Par exemple, lorsque Ronald
Finlay et Kevin O’Rourke précisent que leur approche est de « comprendre cette
interaction à double sens entre le but et l’évolution du commerce interrégional
d’un côté et de l’autre les développements politique et économique globaux sur le
long terme 37 », n’est-ce pas retrouver aussi le monde de la Méditerranée au temps
de Philippe II ? Cet ouvrage sur l’histoire du multilatéralisme retrace celle d’un
système international qui organise, codifie, gère et finalement englobe le monde
par le biais de son pôle dominant, même si c’est une histoire globale ou totale.
Cependant, le besoin de se démarquer d’une vision occidentale dans le cadre
d’une « histoire du monde » se retrouve aussi dans les études post-coloniales,
que j’ai particulièrement retenues en ce qui concerne les pays du Sud. En
effet, elles rejoignent cette préoccupation de la place des pays du Sud dans
le multilatéralisme dans la mesure où elles cherchent à affirmer un nouveau
visage sur la scène internationale par rapport au Nord, à combattre la vision
européocentriste dans leur propre histoire.
La méthodologie en histoire économique a de même fourni la base de ce
travail d’ensemble grâce à l’étude des fluctuations économiques et des théories
économiques, toutes intégrées dans le processus historique, comme l’a fait
Fernand Braudel avec l’histoire du capitalisme. Le travail de réflexion de
Charles Maier a amené à approfondir cette notion de stabilité dans le cadre
de la politique économique, qui s’avère être intrinsèque au multilatéralisme
lui-même 38. Les travaux sur l’américanisation de Dominique Barjot ont été
l’occasion d’approfondir l’apport des États-Unis dans le tissu industriel et dans
la société. Ensuite, le courant des institutionnalistes, comme Douglas North,
a contribué à éclairer et à renforcer les arguments sur le lien qui existe entre
l’institution et l’économie. Comme celui-ci se situe principalement au niveau
national, c’est l’occasion ici de transposer ce travail au niveau des institutions
multilatérales. De même, l’histoire de la pensée économique est précieuse
dans cette approche multilatérale, car l’épistémologie fournit des indices pour
comprendre le sens et l’idéologie du multilatéralisme, qui ont marqué notre
temps présent.
37 Ronald Finlay et Kevin O’Rourke, Power and Plenty. Trade, War and the World Economy in
the Second Millennium, Princeton/Oxford, Princeton University Press, 2007, p. xvi.
38 Charles S. Maier, In Search of Stability. Explorations in Historical Political Economy,
Cambridge, Cambridge University Press, 1987.
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Il est certain que cet ouvrage offre une sorte de « regards croisés » ou encore
une histoire croisée 39 : l’histoire du multilatéralisme s’y entremêle avec l’histoire
de l’intégration européenne, de la politique étrangère des États-Unis, du TiersMonde, de la Guerre froide et de l’après-Guerre froide.
L’apport du droit permet de comprendre précisément les origines et la
philosophie de ce système, tout en les replaçant dans le temps historique. En ce
qui concerne les différents travaux sur le droit international, le droit et l’histoire
et l’histoire du droit international, deux auteurs en particulier ont contribué à
éclairer et à renforcer ces arguments. Le premier, Alain Supiot, s’interroge sur
la conception anthropologique des droits de l’homme et du droit du travail
au niveau de l’humanité et dans le contexte multiculturel. Le second, PierreMarie Dupuy, met en évidence le consensualisme empirique au niveau du
droit international et son approche sur l’unité formelle de l’ordre juridique
international. Pour cela, il insiste sur les facteurs historiques, politiques, sociaux
et éthiques du droit qui composent cet ordre international. De même, il met
en évidence que le droit international est en perpétuel mouvement, ce qui est
bien une caractéristique du système multilatéral : « Ni fin de l’histoire, ni mort
de l’État, ni inertie du droit. Un mouvement perpétuel, dont l’ascension n’est
jamais acquise 40 ».
Les travaux en science politique du côté anglo-saxon, surtout ceux de John
Ruggie et de Robert Keohane, ont fourni le point de départ pour saisir le sens
du multilatéralisme lui-même. Il faut aussi mentionner l’apport de la revue
International Organization, qui est le support de la discipline de l’économie
politique internationale (EPI) et qui a été lancée par Robert Baldwin, Fred
Bergsten, Robert Keohane et Joseph Nye. Le travail de cette revue m’a
beaucoup éclairé et en a représenté une des bases essentielles. De même, le
travail de David P. Calleo et Benjamin M. Rowland intitulé America and the
World Political Economy: Atlantic Dreams and National Realities, a apporté un
éclairage indispensable sur l’histoire de la politique extérieure des États-Unis
dans les domaines économique, diplomatique et culturel. Comme ces auteurs
le signalent dans la préface, « dans cette tâche, les historiens, les politistes et les
économistes ont beaucoup à apprendre des uns des autres. Nous avons essayé
d’absorber et de fusionner les vues des trois disciplines 41 ». En cela, cet ouvrage
39 Michael Werner et Bénédicte Zimmermann, « Penser l’histoire croisée, entre empirie et
réflexivité », Annales. Histoire, sciences sociales, vol. 58, n° 1, janvier-février 2003, p. 7-36.
40 Charles Leben, « Un nouveau bilan des théories et réalités du droit international : le cours
général de Pierre-Marie Dupuy (RCADI, t. 297, 2002) », Revue générale de droit international
public, vol. 109, n° 1, 2005, p. 75-100, ici p. 99.
41 David P. Calleo et Benjamin M. Rowland, America and the World Political Economy. Atlantic
Dreams and National Realities, Bloomington, Indiana University Press, 1973.
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introduction Pour une histoire du multilatéralisme
paru en 1973 est précurseur ; il confirme que pour comprendre la politique
extérieure des États-Unis, il est nécessaire de recourir à l’interdisciplinarité. Or,
de nos jours, les historiens (surtout américains) plaident pour une meilleure
fusion de ces disciplines, pour en créer une nouvelle à part entière.
Finalement, il s’agit de comprendre certains traits de la société qui émerge
à partir d’un système international. Ici, on rejoint le travail de Yann Thomas,
historien du droit, qui déclare : « chacun voit bien, aujourd’hui, que le droit
cerne tous les aspects de la vie sociale, économique, culturelle, religieuse,
technique et même scientifique et pratiquement tout ce qui se produit et se fait
dans nos sociétés 42 ». C’est pourquoi on peut s’interroger sur l’influence d’un
tel droit international dans la société contemporaine, car il finit par atteindre ce
niveau quotidien par le biais des normes appliquées aux échanges commerciaux,
aux droits de l’homme, aux monnaies, etc. Yann Thomas précise : « l’enjeu du
droit n’est pas dans l’incontestable nature sociale du droit, mais dans la forme
juridique des sociétés – ou de certaines d’entre elles, la nôtre assurément 43 ».
Je ne peux qu’y souscrire, étant donné les enjeux du droit international qui se
jouent au niveau de l’ONU, de l’OMC, du FMI, de l’UE et qui se répercutent
progressivement, par paliers, sur la vie de la société. Les manifestations des
altermondialistes et des indignés l’ont démontré.
De même, le travail sociologique de Norbert Élias s’insère à merveille dans
cette étude sur le multilatéralisme. Il permet d’éclairer l’étude de la société
dans le sens général et sous l’angle des figurations, considérées comme des
connexions, des interactions, dans le cadre d’une civilisation qui suit le cours du
temps, mais qui est conditionnée par la peur 44. Celle-ci devient alors le principal
moteur stabilisateur de la société, lorsqu’elle est bien encadrée.
Enfin, il est un autre domaine qui n’est habituellement pas ou très peu
mentionné dans les méthodologies en histoire : la littérature. Carlo Ginzburg
en parle comme d’un chassé-croisé utile qui nourrit l’un l’autre 45. C’est
pourquoi il s’agissait pour moi de trouver une manière d’écrire l’histoire d’un
système international qui concerne le monde sans être une World History ou
histoire globale, pour reprendre les termes de Serge Gruzinski, en mettant en
valeur les interactions qui circulent dans ce système. Or, Édouard Glissant
a proposé le « Tout-monde », qui a résonné comme une formule magique
42 Yann Thomas, « Présentation », Annales. Histoire, sciences sociales, vol. 57, n° 6, novembredécembre 2002, p. 1425-1428, ici p. 1425.
43 Ibid., p. 1427.
44 Norbert Élias, The Civilizing Process. The History of Manners and State Formation and
Civilization, Oxford/Cambridge, Blackwell, 1971 et préface de la 2e édition, 2000.
45 Carlo Ginzburg, À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, Paris, Gallimard,
coll. « Bibliothèque des histoires », 2001.
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à mes oreilles 46. Avec le Tout-monde, il ne s’agit plus seulement du monde
lui-même, mais de la totalité du monde sous une autre forme, dans le sens où
chacun est concerné par tout le monde à cause des connexions, ce qui favorise
la diversité. Le Tout-monde donne une idée de la totalité d’une manière
bien plus forte et rend cette mondialisation humaine grâce à ce mélange,
ces croisements, ces métissages, ces diffusions, ce que justement Édouard
Glissant appelle la « créolisation ». Cela m’a convaincue que cette histoire d’un
système international est aussi une manière de parler de ce Tout-monde, dans
la mesure où le multilatéralisme concerne toutes les parcelles si diverses de la
planète grâce aux interactions.
30
En considérant ces différentes méthodologies, on peut alors en proposer une
nouvelle, adaptée à l’étude du multilatéralisme. Cinq niveaux sont à mettre en
évidence.
Premièrement, il s’agit de distinguer les acteurs, ceux qui prennent les décisions
au niveau multilatéral et qui se situent à deux niveaux : l’État et une ou plusieurs
institutions internationales ou régionales. Ils interagissent d’une manière
indubitable, mais leurs prises de décision peuvent être plus ou moins décisives
selon les circonstances. En règle générale, les institutions ne fonctionnent que si
les États y participent selon les règles multilatérales. Cependant, les institutions
prennent des décisions qui traduisent les orientations de ses États membres,
qui vont eux-mêmes devoir les appliquer – même si certains ont entre-temps
changé d’avis. Il reste à définir plus précisément le niveau d’interaction entre ces
deux acteurs, alors que l’objet de leurs politiques est la recherche de la stabilité
internationale.
Deuxièmement, la stabilité internationale est le fil directeur de toutes les
décisions prises dans le cadre multilatéral, afin d’éviter l’instabilité, le désordre,
le déséquilibre, le chaos. En effet, le multilatéralisme ne peut se concevoir
que dans la recherche de l’équilibre au niveau des échanges internationaux,
du système monétaire et de la sécurité, mais aussi au plan social. Comme la
stabilité internationale s’inscrit dans la logique multilatérale, elle figure au
premier rang des préoccupations des politiques nationales, qui se doivent de
l’intégrer. Il est alors difficile de distinguer les priorités multilatérales des États
et des institutions des priorités nationales de ces mêmes États puisqu’elles se
croisent, à moins que ces derniers ne penchent pour le déséquilibre.
On peut alors circonscrire, dans un troisième temps, les terrains d’application
de ces prises de décision et des règles multilatérales, afin de mieux les repérer dans
l’espace et dans le temps. Nous entrons dans la phase de l’expérimentation, qui
46 Édouard Glissant, Tout-monde, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1993.
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31
introduction Pour une histoire du multilatéralisme
évolue en fonction d’événements pouvant être interprétés comme des tournants,
et qui marque de son empreinte l’espace concerné jusqu’à le modeler. L’Europe
de l’Ouest deviendra en effet le terrain privilégié du multilatéralisme au moment
où la Guerre froide sera officialisée en 1947, même si peu de temps avant, en
1944-1945, le multilatéralisme se situait d’emblée à l’échelle universelle. Puis,
le Tiers-Monde indépendant, qui se situe du côté du bloc occidental, sera inclus
avec plus ou moins de succès dans le système multilatéral. Ainsi, la Guerre froide
a introduit durablement la forme régionale, qui n’avait pas été prévue dans le
projet universel du multilatéralisme. Ici, nous nous situons à l’intersection des
politiques extérieures et nationales, qui traduisent leurs résultats dans l’espace
régional. Paradoxalement, la fin de la Guerre froide en 1989 n’a pas mis fin au
régionalisme, ce qui conduit à penser que le multilatéralisme a peut-être besoin
de passer par cette étape.
Quatrièmement, il est intéressant de se pencher sur les modalités des
politiques extérieures des États-nations et des institutions, dans la mesure
où le multilatéralisme a introduit avec force des normes à respecter : ce sont
les codes de bonne conduite érigés par les institutions que doivent suivre les
États sous peine de connaître le chaos. Il s’agit avant tout d’« harmoniser » le
monde dans un même système international. Mais cela a contribué à changer
la diplomatie elle-même, qui est devenue de plus en plus préoccupée par
les questions économiques alors qu’elle privilégiait auparavant les questions
de défense des frontières. En effet, l’économie, étant désormais considérée
à égalité avec la diplomatie dans le système multilatéral, a introduit une
nouvelle forme de diplomatie, la diplomatie économique. Il conviendra alors
de cerner les enjeux et les terrains d’action liés à cette dernière, et la manière
dont elle est conduite pour atteindre le but fixé. Cela introduit une autre
perception de la diplomatie, très marquée par le style pragmatique et offensif
des États-Unis, alors pôle dominant et moteur du système multilatéral.
Enfin, il se dégage de ce système multilatéral l’influence d’un État ou d’un
groupe d’États parmi les autres, ou encore d’un pôle dominant, ce qui introduit
les notions de puissance et d’allégeance. À ce niveau, le rôle particulier d’une
puissance par rapport aux autres pays et au sein des institutions se précise. Ce
sont en effet les États-Unis qui impriment leur marque à tous les niveaux du
multilatéralisme, avec plus ou moins de force, étant donné que c’est leur œuvre.
Le multilatéralisme contient alors en son essence l’idéologie américaine, qui se
diffuse par le biais des institutions et qui est ensuite relayée par les États-nations.
Le résultat est que la période allant de 1945 à nos jours est identifiée au siècle
américain.
Lorsqu’on étudie le multilatéralisme, ces cinq étapes aident à établir ses
priorités et surtout ses interactions. C’est donc la classification de ces éléments
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qui semblaient disparates qui a permis d’élaborer un modèle du multilatéralisme
sur la base du concept de la multilatéralisation et qui a servi de structure à
cet ouvrage.
Des articles parus dans les journaux ont pointé avec sévérité les économistes
qui n’avaient pas su prévoir et analyser la crise de 2008-2009 déclenchée par
l’éclatement de la bulle spéculative sur les prêts immobiliers 47. Le défaut
vient de l’extrême cloisonnement des disciplines et des sujets qui favorise des
réponses incomplètes, même si elles sont pertinentes. Encore une fois, l’air du
temps demande de redéfinir notre monde, particulièrement depuis la chute
du mur de Berlin. C’est pourquoi l’histoire des idées économiques et celle des
idées politiques connaissent un certain succès, qui traduit bien cette attente.
Même si l’école des Annales semble datée, il faut lui reconnaître la pertinence
de sa perspective globale qui prenait en considération les aspects politiques,
économiques, juridiques, sociaux et culturels dans un cadre commun. Le retour
à l’épistémologie, à une définition des concepts, à une nouvelle interprétation
des idées permettra aussi de rassembler ces disciplines, pour revivifier les débats
actuels et pour contredire ceux qui déplorent l’absence de réflexion d’ensemble
des intellectuels (du moins en France) sur les sujets d’actualité.
Pour conclure sur cette proposition de méthodologie multilatérale,
l’astrophysicien Stephen Hawkins nous offre une nouvelle lecture globale du
temps de l’univers et induit une autre perception du temps devenu unifié, dans
son ouvrage Une brève histoire du temps. Comme il l’explique, « une théorie
complète, logique et unifiée n’est que le premier pas : notre but est une complète
compréhension des événements autour de nous et de notre propre existence 48 ».
N’est-ce pas la démarche actuelle de l’historien face à la mondialisation ? Au lieu
d’histoire globale ou d’histoire du système-monde, si nous parlions d’histoire
multilatérale ?
Cet ouvrage est constitué de deux parties dont la première est une réflexion
théorique et la seconde étudie son application sur le terrain. Pourtant, la
recherche elle-même n’a pas suivi ce cheminement logique, car elle est partie
de l’étude du multilatéralisme sur le terrain en analysant et en sélectionnant ses
éléments. Ce n’est qu’après cette démarche que cette étude s’est interrogée sur les
origines, le sens et la philosophie de ce système. Il est apparu que la présentation
serait plus lisible en adoptant la méthodologie de la science politique, qui part
47 Frédéric Lemaître, « À quoi servent les économistes », Le Monde, 4 juillet 2009. Id., « La crise
remet en cause le savoir et le statut des économistes », Le Monde, 5 septembre 2009.
48 Stephen Hawkins, Une Brève Histoire du temps. Du Big Bang aux trous noirs, Paris,
Flammarion, coll. « Champs », Paris, 1989, p. 213.
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33
introduction Pour une histoire du multilatéralisme
d’une théorie pour passer à son étude pratique, mais en restant ici dans le cadre
de l’histoire. La coupure entre les deux parties est marquée par la Charte de
l’Atlantique de 1941 qui symbolise la naissance du multilatéralisme.
En premier lieu, j’interrogerai la définition du multilatéralisme, ce qui
m’amènera à remonter jusqu’au lendemain de la première guerre mondiale afin
de l’identifier précisément dans le temps. L’année 1918 est considérée comme le
point de départ de cette réflexion théorique sur un nouvel ordre international ;
l’internationalisme se transforme en multilatéralisme après la seconde guerre
mondiale. Deux personnages américains ont particulièrement contribué à la
formuler. Le premier est le président américain, Woodrow Wilson, et le second
Cordell Hull, secrétaire d’État du président Franklin D. Roosevelt. Le point
d’orgue sera la Charte de l’Atlantique signée en août 1941 par les États-Unis et
la Grande-Bretagne qui conduira à la création en 1945 de l’Organisation des
Nations unies, du Fonds monétaire international et de la Banque internationale
de reconstruction et de développement.
Cependant, il est apparu nécessaire de replacer le multilatéralisme dans le cadre
d’une autre évolution dans le temps, car la Charte de l’Atlantique fait référence
à la démocratie libérale et à l’économie capitaliste. Ce nouvel ordre mondial
reflète une évolution de la société qui s’inscrit dans l’histoire du capitalisme né
lors de la Révolution industrielle. En identifiant chaque étape du capitalisme
depuis la fin du xviiie siècle à travers des critères précis et grâce à l’histoire des
idées, le multilatéralisme se présente comme un nouveau chapitre de l’histoire
du capitalisme, en constituant une alternative au fascisme et au communisme.
De même, le mot fin de l’histoire du multilatéralisme n’étant pas encore écrit,
le concept de multilatéralisation permet de saisir son évolution depuis 1945 et
de mieux comprendre le cadre de la mondialisation actuelle.
Grâce à ces précisions sur l’origine et la périodisation du multilatéralisme,
nous abordons le cadre épistémologique, lié à la structure ternaire du système
et construit sur la sécurité et la paix, la prospérité et le bien-être. Le constat
est qu’à travers le multilatéralisme s’esquisse un modèle idéal de société qui a
correspondu à la volonté de réaliser des utopies nées aux xviiie et xixe siècles : le
Droit naturel, l’Ordre naturel et l’Égalité.
En second lieu, nous reprenons le fil de l’histoire à partir de 1942, c’est-à-dire
après la signature de la Charte de l’Atlantique jusqu’à nos jours et s’appuie sur
mes travaux de recherche déjà réalisés antérieurement et qui ont été élargis
et approfondis dans cet ouvrage. Cette suite chronologique reprend aussi les
quatre premières étapes identifiées au niveau méthodologique pour écrire une
histoire du multilatéralisme (les acteurs, l’objet de leurs politiques, le terrain
d’application et la conduite de leurs politiques extérieures) et se base sur le
modèle du système multilatéral.
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L’étude du multilatéralisme sur le terrain prend alors la forme d’une étude
institutionnelle, avec les institutions qui se situent tout d’abord au niveau
universel et ensuite au niveau régional. Les institutions universelles tâchent
de réaliser le nouvel ordre mondial sous toutes ses facettes mais elles vont
connaître plusieurs tournants qui changeront le sens du multilatéralisme. Le
premier correspond à la Guerre froide, officialisée en 1947, qui applique le
multilatéralisme au niveau d’une région ; c’est le cas de l’Europe de l’Ouest
qui a adhéré au plan Marshall, puis du Tiers-Monde, sorti de la colonisation,
qui va aussi l’appliquer en se « régionalisant », avec plus ou moins de succès. Le
deuxième tournant du multilatéralisme correspond à la chute du mur de Berlin
en 1989, qui met fin à la Guerre froide. La période qui s’ensuit, paradoxalement,
va voir ces institutions régionales, alors fruits de la Guerre froide, s’affirmer, et
les institutions universelles vont être durement contestées, alors qu’elles étaient
prévues intitialement.
La cinquième et dernière étape de la méthodologie multilatérale correspond
au résultat d’ensemble, c’est-à-dire à l’étude de la puissance américaine qui
marque de son empreinte la période allant de 1945 à nos jours.
Cette étude se fonde sur les archives publiques des gouvernements des ÉtatsUnis, sous les présidences de Harry S. Truman, de Dwight Eisenhower et de
John F. Kennedy, consultées aux Archives nationales de Washington D.C. et
dans le Maryland. Une grande partie des archives de John Kennedy proviennent
de sa Bibliothèque présidentielle conservée à Boston. Les archives publiques des
Communautés européennes (la Haute Autorité de la CECA, la Commission
européenne de la CEE, le Conseil des ministres), situées à Bruxelles et à
Florence, ont apporté leur éclairage pour l’Europe de l’Ouest. De même, les
archives de l’European Coal Organisation (ECO) situées au siège genevois
de l’ONU apportent leur part d’expérience du multilatéralisme à ses débuts.
Quant aux archives françaises du gouvernement de Georges Pompidou aux
Archives nationales à Paris, leur consultation a permis d’affiner l’étude des
relations entre les partenaires transatlantiques. Enfin, les archives privées de
la fondation Jean Monnet pour l’Europe à Lausanne ont apporté un autre
éclairage sur les questions étudiées par Jean Monnet et son équipe. Pour la
période se situant après 1980, seules les sources secondaires et publiées ont pu
être utilisées, comme la presse et les rapports des institutions multilatérales.
Les ouvrages de sciences politiques, de droit, de sciences sociales et de sciences
économiques ont comblé l’absence de consultation des archives du fait de la
règle internationale qui ne permet pas leur consultation avant trente ans.
Ce travail se présente comme une réflexion sur le système international
contemporain. J’ai éprouvé le besoin de faire la synthèse de l’expérience
accumulée à travers mes travaux en histoire, écrits sur la base d’archives des
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gouvernements américains et français, de la Commission européenne de
Bruxelles, de l’OCDE, de la Haute Autorité de la CECA, des papiers privés
de responsables, pour la prolonger dans les débats actuels. Toutefois, ces
archives consultées auparavant ont été essentielles à la compréhension de ce
multilatéralisme, que j’ai vu s’esquisser, se mettre en place et fonctionner sous
mes yeux. J’espère que cet ouvrage pourra répondre à de nombreuses questions
et susciter des nouvelles pistes de recherche, parce qu’essayer de comprendre le
(Tout-)monde qui nous entoure est une tâche passionnante.
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introduction Pour une histoire du multilatéralisme
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