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   Introduction
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POUR UNE HISTOIRE DU MULTILATÉRALISME
UN NOUVEAU CONCEPT : LA MULTILATÉRALISATION
Cet ouvrage a connu un cheminement intellectuel qui illustre à quel point il a
fallu élargir, au fur et à mesure des recherches, les champs d’investigation et de
connaissance, afin de pouvoir comprendre le fonctionnement de notre temps
présent, qui est celui du multilatéralisme.
Le projet de recherche portait tout d’abord sur les relations économiques entre
les États-Unis et l’Europe de l’Ouest de  à , c’est-à-dire depuis la fin
du mandat du président américain Dwight Eisenhower jusqu’à celui de John
Fitzgerald Kennedy (terminé par le vice-président Lyndon Johnson, après son
assassinat en ). Cette étude s’envisageait à travers le prisme du déficit de
la balance des paiements américaine, qui était au départ considéré comme un
danger pour l’avenir du monde mais qui, à présent, fait partie du cadre habituel
sans que ce dernier se soit effondré. Peut-on parler de miracle? Ou bien ce
déficit s’insère-t-il dans une configuration plus large qui lui permet justement
d’exister jusqu’à nos jours?
La question du déficit américain a certes déjà été étudiée mais elle n’a
pas été envisagée sous l’angle du marché qui lie les partenaires des deux
côtés de l’Atlantique et encore moins au travers de l’histoire des relations
internationales. Au moment de débuter mes recherches, les études
économiques ou d’histoire économique étaient dominées par le problème
du dollar considéré dans le cadre du système monétaire international. Dans
cette optique, deux ouvrages se distinguent dans les sciences économiques:
celui de Barry Eichengreen, Globalizing Capital. AHistory of the International
Monetary System et celui d’Harold James, International Monetary Cooperation
since Bretton Woods 2 .
Quant aux considérations sur le commerce international, sur la libéralisation
des échanges incitée par le General Agreement on Tariffs and Trade (GATT,
ancêtre de l’Organisation mondiale du commerce), sur la stabilité d’une
monnaie internationale pour les échanges, elles sont peu prises en compte
2 Barry Eichengreen, Globalizing Capital. A History of the International Monetary System,
Princeton, Princeton University Press, 1996, et Harold James, International Monetary
Cooperation since Bretton Woods, Princeton, Princeton University Press, 1996.
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dans le cadre du système monétaire international, comme si la monnaie
internationale et les échanges internationaux fonctionnaient séparément, ou
que l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et le Fonds monétaire
international (FMI) n’avaient nul besoin l’un de l’autre. Pourtant, les pays qui
ont élaboré et signé les accords de Bretton Woods ne s’y étaient pas trompés.
Ces accords prévoyaient en effet les institutions dont le FMI, accompagné de la
Banque internationale de reconstruction et du développement (BIRD), mais
aussi l’Organisation internationale du commerce (OIC), qui ne vit finalement
pas le jour pour des raisons essentiellement politiques.
De plus, si l’on revient à la fin des années cinquante et au début des années
soixante, cette période a coïncidé avec le véritable démarrage des grandes
négociations commerciales multilatérales du GATT, qui ont inauguré une
nouvelle ère du marché des échanges, désormais libéralisés. Puis, la création
de la Communauté économique européenne (CEE) en  a représenté un
enjeu important, aussi bien au niveau des échanges commerciaux qu’à celui
du système monétaire international. Les six pays membres de la CEE sont
aussi membres du FMI, comme les États-Unis, et ils ont essayé d’apporter une
réponse européenne aux fluctuations inquiétantes du dollar qui se manifestaient
au cours des années soixante.
Paradoxalement, tous ces faits n’ont pas été reliés, ou peu, dans l’ensemble des
disciplines concernées, comme les sciences économiques, l’histoire économique,
celle des relations internationales, de l’intégration européenne et des États-Unis.
C’est pourquoi ce projet de recherche a pris comme point de départ le déficit
de la balance des paiements américaine.
Les États-Unis et leur partenaire direct, l’Europe de l’Ouest, elle-même
représentée par la CEE, par l’Association européenne de libre-échange
(AELE) et par l’Organisation européenne de coopération économique
(OECE), ne peuvent en effet y rester indifférent. Du fait de l’établissement
d’un nouvel ordre international économique défini par les accords de
Bretton Woods, ces pays n’ignorent pas le rôle et l’action des deux principales
institutions mondiales qu’étaient le FMI et le GATT. Le déficit américain
concerne un nombre assez élevé de partenaires et n’est pas une affaire
strictement américaine, ce que le président Eisenhower entrevoit surtout
en .
Au moment de l’établissement de la CEE, Dwight Eisenhower annonce
publiquement en  que les États-Unis connaissent un déficit record. Or,
ce déficit existe depuis  et n’a reflué que lors de l’année . C’est en
 qu’il atteint pour la première fois un niveau plus élevé encore que les
années précédentes, dépassant une sorte de seuil d’alerte. Le déficit est alors de
,milliards de dollars, soit plus du double et, en , il atteint ,milliards
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introduction Pour une histoire du multilatéralisme
de dollars 3 . Certes, de nos jours, ces chiffres paraissent dérisoires: en ,
le déficit de la balance des paiements des États-Unis a atteint milliards
de dollars et en  milliards de dollars. Mais, à l’époque, ce déficit
de ,milliards a frappé les esprits. L’impact psychologique a été très fort, car
ce déséquilibre rappelait les heures sombres du désordre monétaire de l’entre-
deux-guerres. C’est précisément cela qu’il faut garder à l’esprit et qui fait tout
l’intérêt du sujet. Le traumatisme de l’entre-deux-guerres perdure encore à
l’aube des années soixante.
Quant aux partenaires des États-Unis, ils acceptent ce déficit pour maintenir
en marche, paradoxalement, le cœur du système international, c’est-à-dire
l’économie américaine. On connaît cette situation mais peu l’envers du décor,
comme les implications à plus ou moins long terme en matière de politique
économique. Quelles sont-elles au niveau des relations entre l’Europe de
l’Ouest et les États-Unis? Quel rôle le FMI et le GATT peuvent-ils jouer
dans ce contexte? Il s’agit de mieux cerner les prises de décisions inextricables
en matière économique et diplomatique et de réfléchir à l’orientation de la
politique extérieure des États-Unis au début des années soixante. Cette décennie
inaugure en effet un nouveau cycle économique de croissance, qui marque la
fin de la reconstruction européenne dans le cadre du plan Marshall. En fait, il
s’agit de trouver un nouvel équilibre mondial en tenant compte de la nouvelle
donne –le déficit de la balance des paiements américaine– qui est le cœur du
problème. Ainsi, étudier ce déficit des années cinquante et soixante revient
à étudier un cadre institutionnel bien défini dans lequel s’insère la politique
extérieure des États-Unis.
C’est en partant de ce constat que ce projet de recherche a évolué pour
interroger davantage les origines et le fonctionnement de ce cadre institutionnel,
le multilatéralisme, et pour mieux comprendre la politique extérieure des États-
Unis en l’abordant sous un nouvel angle.
Après la chute du mur de Berlin, on a beaucoup débattu de la mondialisation,
qui symbolisait la nouvelle situation mondiale. Cette mondialisation était
perçue comme un phénomène soudain, nouveau, inédit, inexplicable,
indéfinissable. Pourtant, à travers mes travaux sur le marché dans le cadre des
relations transatlantiques depuis , la mondialisation des années quatre-
vingt-dix et du début des années  apparaît semblable à la situation que
l’on connaît depuis . Je ne vois guère de différence entre la période de
la Guerre froide et celle de l’après-Guerre froide, hormis l’élargissement de
la sphère géographique –le bloc soviétique n’est désormais plus un monde à
3 Executive Office of the President, Budget of the United States Government, Historical Tables,
<http://www.whitehouse.gov/omb/budget>.
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part dans l’économie mondiale mais constitue un monde à intégrer. L’ancien
«monde libre», selon l’expression américaine, le monde occidental, autrefois
en opposition au monde soviétique, n’est désormais plus l’unique terrain du
multilatéralisme, puisque celui-ci s’étend dès lors au monde entier.
Ce qui a aussi frappé les esprits est que les institutions multilatérales
commencent alors à être durement critiquées par une partie de la population.
Cette contestation a fini par prendre le nom d’altermondialisme, qui a une
connotation plus pacifique que le premier terme utilisé pour la désigner: anti-
mondialisation. Cette situation est en fait révélatrice de la fin du statu quo établi
pendant la Guerre froide. Qui contestait à ce moment-là ces institutions?
Quelques voix, certes, s’étaient élevées, surtout du côté du parti communiste
et aussi du côté socialiste, mais sans véritabls effets. Les altermondialistes de
l’après- reprochent au GATT (devenu l’OMC en ), au FMI, à la CEE
(devenue l’Union européenne après l’élargissement de ) et globalement à
l’ensemble des institutions internationales et régionales leur pouvoir de décider
de l’orientation économique du monde sans concertation avec la population.
Cette libéralisation progressive n’est pas nouvelle en soi, car elle existe depuis la
création du GATT en , dont l’objectif principal est de parvenir à un marché
libéralisé au niveau de tous les domaines touchant de près ou de loin les échanges.
Il m’a alors semblé utile de revenir aux origines de cette mondialisation pour
mettre en valeur la pérennité d’un système économique, social, politique,
juridique et culturel depuis . Ce dernier a néanmoins connu des crises, des
arrêts, des reprises, des embellies, des ralentissements, des évolutions, comme
«des flux et des reflux» selon les mots de Fernand Braudel. Ce système ne s’est
pas effondré jusqu’ici, à la différence de celui du communisme soviétique. Le
«monde libre» a résisté. Pourquoi? Comment cela a-t-il été possible? Là se
situe la véritable question de la mondialisation.
Par ailleurs, le débat porte aussi sur la politique étrangère des États-Unis
après  dans le cadre de la mondialisation. Même si elle a pu être qualifiée
de nouvelle, elle ne montre pas beaucoup de différence avec les précédentes.
C’est justement ce qu’a fait remarquer Melvyn Leffler pendant la présidence
de GeorgeW.Bush: «Il y a plus de continuité que de changement dans la
politique gouvernementale de Bush. La rhétorique et les actions de Bush ont de
profondes racines dans l’histoire de la politique étrangère des États-Unis 4 ». Puis
le président Barack Obama s’est référé au multilatéralisme lors de son premier
4 Melvyn Leffler, « 9/11 and American Foreign Policy », Diplomatic History, vol. 29, n° 3, juin
2005, p. 395-413, ici p. 395. Régine Perron, « De l’internationalisme au multilatéralisme :
continuité et ruptures », dans Pierre Melandri et Serge Ricard (dir.), Les États-Unis entre uni- et
multilatéralisme de Woodrow Wilson à George W. Bush, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 25-35.
Dans la suite de l’ouvrage et sauf mention contraire, je suis l’auteur des traductions en français.
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introduction Pour une histoire du multilatéralisme
discours devant l’Assemblée générale des Nations unies, en faisant appel à «un
meilleur partage des efforts pour affronter les problèmes du globe» et à «une
nouvelle ère d’engagement, basée sur les intérêts et le respect mutuels» 5 . Tout
en se démarquant de son prédécesseur, Barack Obama se situe dans la droite
ligne de la politique extérieure américaine, qui s’inscrit dans le multilatéralisme
et qui est le système international depuis .
Ces remarques n’ont fait que renforcer ma conviction qu’étudier l’influence
des États-Unis dans l’organisation du monde, de  à nos jours, permettrait
de comprendre notre temps présent marqué par le multilatéralisme. Si nous
considérons que l’ensemble de cette période coïncide avec le processus du
multilatéralisme sur le long terme, un concept peut être proposé pour définir
d’une manière plus explicite la mondialisation, celui de multilatéralisation.
Ce terme met en évidence le fait que cette mondialisation reflète le cadre
institutionnel qu’est le système multilatéral; le suffixe -tion illustre que cette
organisation du monde est inscrite dans un processus, telle une civilisation
en marche, puisque la fin de l’histoire du multilatéralisme n’est pas encore
écrite. Le concept de multilatéralisation fait alors référence aux institutions qui
composent le système international et introduit par conséquent la question des
interactions entre l’institution, l’État et le marché.
C’est à partir de ce nouveau concept qu’il a été possible d’envisager un
modèle, une grille de lecture pour organiser les différentes interactions entre
les éléments qui composent le multilatéralisme depuis . Tous les aspects
sont ainsi abordés à travers la compréhension du multilatéralisme, de son
processus, pour dégager au fur et à mesure des réflexions qui trouvent un écho
troublant dans l’actualité. De la même façon que le libéralisme est identifiable,
le multilatéralisme le sera à travers son concept qui permet à la fois de préciser
la périodisation et de le situer dans le présent puisqu’il n’a pas encore cédé la
place à un nouveau système international.
De nouvelles questions ont donc surgi, mais dans une perspective plus
large. Elles s’efforcent de répondre aux enjeux présents du multilatéralisme,
du régionalisme, de l’universalisme, de la démocratie, du capitalisme, de
l’équilibre, de la crise, de la puissance américaine et de la place de ses partenaires
et de la mutation du système lui-même qui induit celle de la société. Qu’est-ce
le multilatéralisme? Quelles sont ses origines, ses objectifs? Quelles sont les
réalisations et les conséquences d’un tel système? Une nouvelle société a-t-elle
émergé? Peut-on considérer ce système international comme étant représentatif
d’un siècle, comme l’a été le libéralismepour le esiècle ?
5 Philippe Bolopion et Nathalie Nougayrède, « Profession de foi multilatérale de M. Obama à
l’ONU », Le Monde, 25 septembre 2009.
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