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Marchés financiers et développement économique : une approche historique
par Pierre-Cyrille HAUTCŒUR
| La Découverte | Regards croisés sur l’économie
2008/1 - N° 3
ISSN | pages 159 à 172
Pour citer cet article :
— Hautcœur P.-C., Marchés financiers et développement économique : une approche historique, Regards croisés sur
l’économie 2008/1, N° 3, p. 159-172.
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Regards croisés sur l’économie n° 3 – 2008 © La Découverte
MARCHÉS FINANCIERS ET
»
DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE :
UNE APPROCHE HISTORIQUE
Pierre-Cyrille H, directeur d’études à l’EHESS et chercheur à PSE.
Il a notamment dirigé la publication de Le marché nancier français au
e siècle, aux Publications de la Sorbonne.
Lambiguïté de lexpression « marchés nanciers » tient largement à la dis-
tance entre le concept et la réalité historique et vécue. En théorie, les marchés
nanciers incluent lensemble des moyens par lesquels des instruments nan-
ciers (des créances en première approximation) sont échangés librement, que ce
soit entre un prêteur et un emprunteur (le marché primaire) ou entre détenteurs
de ces créances (le marché secondaire). Ces échanges peuvent prendre des for-
mes concrètes très variées, dans lesquelles le rôle central peut être joué par des
banques, dautres institutions nancières publiques ou privées, voire des institu-
tions non nancières. Pourtant, lorsqu’on parle de marchés nanciers, on pense
en premier lieu à des organisations spéciques, les « bourses de valeurs », dédiées
à léchange de titres (actions* et obligations*). Ce sont ces Bourses Euronext,
le New-York Stock Exchange, la Bourse de Tokyo – qui constituent aujourdhui le
cœur visible du marché nancier. Ce rôle central est renforcé par la théorisation
des marchés nanciers sur le modèle des Bourses depuis Walras, qui a soulig
la valeur de la centralisation des opérations pour la liquidité et lobtention dun
juste prix à léquilibre des ores et des demandes de capitaux. Même si cette
vision a été relativisée au prot dune approche plus décentralisée de la concur-
rence censée réaliser léquilibre du marché quels qu’en soient les organisateurs,
les marchés boursiers restent la référence implicite des travaux de nance tant
empiriques que théoriques.
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Regards croisés sur l’économie n° 3 – 2008 © La Découverte
L’écart entre ces deux dénitions des marchés nanciers est également res-
senti par tous ceux qui ont tenté de mesurer le développement nancier, et avec
lui limpact du secteur nancier sur le veloppement économique (le travail
pionnier est celui de Raymond W. Goldsmith [1968] ; pour une synthèse récente,
voir [Levine, 2005]). Dans tous les cas en eet, ils ont tenté d’inclure à la fois les
marchés boursiers et les autres institutions nancières, en particulier les ban-
ques, quand bien même celles-ci n’agiraient pas nécessairement (que lon pense
à des banques publiques distribuant des crédits selon des critères planiés) selon
le paradigme classique du marché. Outre les grandes dicultés de mesure (les
opérations nancières changent dans le temps et ne sont pas toujours bien enre-
gistrées statistiquement), une approche quantitative de la relation entre velop-
pement nancier et développement économique se heurte à des problèmes de
causalité réciproque non seulement diciles à résoudre, mais peut-être vains :
sur le long terme, la question centrale est sans doute de savoir si le secteur nan-
cier s’adapte aux transformations économiques ou s’il loriente qualitativement.
Une approche historique permet ainsi sans doute moins de mesurer que de com-
prendre les interactions entre développements nancier et économique.
Nous examinons dans ces quelques pages comment un certain nombre de
préalables idéologiques et politiques ont être surmons pour rendre légaux
les principaux instruments nanciers et leur échange. Puis nous montrons le rôle
moteur des dettes publiques dans lémergence de marchés organisés de titres dans
l’Europe moderne et la dépendance de celle-ci envers une conception libérale de
l’État inégalement acceptée. Nous examinons par la suite les conditions qui ont
présidé à lextension de ces marchés organisés aux titres émis par les entreprises
privées. Enn, nous montrons comment les marchés nanciers, à la fois au sens
large et au sens étroit, ont connu au e siècle recul puis renaissance.
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L’usure : un vrai problème
Lexistence de marchés nanciers suppose en premier lieu la légalité du cré-
dit. L’interdit religieux envers lusure (c’est-à-dire l’intérêt) présentait, dans l’Oc-
cident médiéval comme dans certains pays islamiques aujourdhui [« Quand la
nance suit les préceptes de l’Islam », p. 255], un obstacle important, qui n’a été levé
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Regards croisés sur l’économie n° 3 – 2008 © La Découverte
que lentement (voir [Clavero, 1996] et [Munro, 2004]). Le crédit à court terme
s’est épanoui grâce à linvention de la lettre de change 1 qui, en fournissant des
services de change et de déplacement géographique des paiements, masquait
lélément de crédit qui lui était pourtant consubstantiel. Le crédit à long terme
a trouvé deux voies de développement : la première est la participation à lentre-
prise, la commenda italienne (qui a donné la commandite française, toujours en
usage), par laquelle un capitaliste apporte des capitaux à un entrepreneur en assu-
mant une partie des risques et en échange dune partie des bénéces ; la seconde
est le contrat de rente, qui nest – spécialement grâce à une déclaration papale de
1251 pas considéré comme un crédit (qui serait usuraire) mais comme l’échange
dun versement immédiat contre un ux de revenus, soit pour la durée de vie du
bénéciaire (rente viagère), soit perpétuellement (rente perpétuelle). Il trouve son
origine non dans le droit romain mais dans léconomie des monastères caro-
lingiens, et s’ancre dans la propriété terrienne (la rente foncière) et non dans le
commerce.
La négociabilité
Ces deux instruments commencent à jouer un rôle nancier important au
e siècle, à lapogée de léconomie médiévale qui précède la peste noire. Ils
doivent pour cela surmonter un deuxième obstacle, le caractère non négociable
des créances (le fait que leurs détenteurs ne peuvent pas les der à des tiers, ou
seulement avec laccord du débiteur ou du prêteur initial). Contrats entre deux
parties, les lettres de change comme les rentes ne sont pas spontanément négocia-
bles, de même qu’un crédit bancaire ne lest pas automatiquement aujourdhui.
Or cette négociabilité est essentielle aussi bien à la réalisation dénormes éco-
nomies par la compensation des lettres de change circulant entre places en sens
inverses que, de manière encore plus essentielle, à la simple existence de rentes
quand les prêteurs trouvent – et c’est le cas général trop risqué dimmobiliser
dénitivement leurs capitaux.
Mais si les négociations de lettres de change comme de rentes se dévelop-
pent dès leur origine, elles sont durablement freinées. Pour les lettres de change,
les tribunaux ne les reconnaissent qu’à partir de 1436 en Angleterre, et un peu
plus tard sur le continent. Pour les rentes, les transferts sont longtemps soumis
aux conditions, sévères et coûteuses, des immeubles, à la fois parce que les ren-
1. La lettre de change est un eet de commerce (titre de créance) qui peut circuler par endossement et
qui sert de support à des opérations de crédit.
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tes tirent de ceux-ci leur caractère non-usuraire, parce que la séparation de la
créance et du créancier choque dans une société dordres la propriété (ter-
rienne) fonde les statuts sociaux, et parce que l’Église perçoit bien que la pos-
sibilité dacheter et revendre aisément les rentes équivaut à la légalisation dun
marché du crédit. C’est malgtout bien ce qui se produit par des transferts
simpliés oerts par certains emprunteurs, ou par léchange de promesses de
ventes qui deviennent l’équivalent de titres au porteur.
Les collectivités publiques pionnières du marché nancier : les rentes
Ce sont, dès le e siècle, des collectivités publiques qui développent le rôle
des rentes dans le marché nancier. Les pionnières sont des villes libres du Nord
de la France, qui obtiennent de Saint Louis un statut de « corporations » les auto-
risant à engager leurs revenus scaux et même la richesse de leurs bourgeois en
garantie des rentes à verser, ce qui leur donne une crédibilité inédite auprès des
prêteurs. Librement consenties et transférables, elles correspondent mieux à la
dénition actuelle dune dette publique vendue sur un marché que les emprunts
forcés que les élites marchandes des cités italiennes s’imposent à la même épo-
que, et qui adoptent la forme des rentes un peu plus tard. En eet, les villes picar-
des et amandes empruntent plus souvent à lextérieur qu’à lintérieur, de sorte
que leurs emprunts ne peuvent être qualiés de simples instruments de contrôle
politique des ressources scales internes.
Un instrument euroen
Les siècles suivants voient lextension de lusage des rentes à des entités
politiques plus importantes et plus susceptibles de faire défaut sans laisser aux
prêteurs de moyens de rétorsion autres que leur refus de prêter à nouveau (un
moyen bien faible sans capacité de coalition des prêteurs, comme le montre
A. Greif [1998]). On lobserve dans les États de Hollande (sous souveraineté
Habsbourg) en 1485 puis surtout après 1542, en France dans les émissions de
l’Hôtel de Ville de Paris (qui les réalise certes pour le bénéce du Roi, mais pré-
sente ses propres garanties) à partir de 1522 et surtout de 1553, et plus encore
dès 1489 lorsque les couronnes dAragon et de Castille unies pour la Recon-
quête procèdent ensemble à lémission de juros dont le marché à été créé par
les municipalités des deux royaumes dès le e siècle. Le succès est général,
et les taux démission s’abaissent souvent au denier 18 (1 pour 18, soit 5,55 %),
tandis que les montants collectés sont très importants. Des marchés organisés
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