ATELIER DE PHILOSOPHIE ANIMÉ PAR ALEXANDRE SCHILD SAISON 1 (2015-2016) « LA FIN DE LA PHILOSOPHIE » (1ÈRE PARTIE) : LA PENSÉE DE KARL MARX ET « LA FIN DE LA PHILOSOPHIE » INSTRUMENTUM 1 ––––––––––––– 1 À considérer avec la bienveillance due aux chantiers ! Merci de me signaler les erreurs, coquilles etc. ! 2 I) ὌΡΓΑΝΟΝ A) ALPHABET GREC Majuscule Minuscule Romain Α α a ἄλφα alpha Β β b βῆτα bèta Γ γ g γάμμα gamma Δ δ d δέλτα delta Ε ε é ou e* ἒπσιλον e[é]psilon Ζ ζ z ζῆτα zèta Η η è ἤτα èta Θ θ th θῆτα thèta Ι ι i ἰῶτα iôta Κ κ k κάππα kappa Λ λ l λάμβδα lambda Μ μ m μῦ mu Ν ν n νῦ nu Χ ξ x ξὶ xi Ο ο o ὀμικρόν omikron Π π p πῖ pi Ρ ρ ῥῶ rhô Σ σ ou ς (“s” final) s σῖγμα sigma Τ τ t ταῦ tau Υ υ ὐψιλόν upsilon Φ φ ph φῖ phi Χ χ kh ou ch χῖ chi Ψ ψ ps ψῖ psi Ω ω ô ὦμέγα ôméga r ou rh** u ou y*** Nom dans les diphtongues. Ainsi, par exemple, dans ἀληθεύειν, qu’il est en effet préférable de transcrirepar « alètheuein » plutôt que « alèthéuéin ». ** Si surmonté par un « esprit [souffle] rude » : ῾ [transcrit par un “h” dit « aspiré »]. Comme dans « ῥῶ », précisément, ou dans « ῥητορική [rhètorikè] », par exemple. *** Ainsi, en caractères romains, φύσις et ψυχή peuvent être transcrits, respectivement, par « phusis » ou, comme on le fait le plus souvent, par « physis », et par « psuchè » ou « psychè [mais là non sans risque de confusion avec ce qu’en français, entre autres, on entend par « psychè »] ». * Spécialement 3 B) LES PRINCIPAUX “OBJETS” DE LA LOGIQUE SUR LE VERSANT DE LA PENSÉE (νοῦς, intellectus etc.) SUR LE VERSANT DE LA PAROLE (λόγος) EXEMPLES NOM « arbre », « soldat », « rouge », « triangle », « sergent »… « arbre généalogique », « soldat de plomb », « rouge ponceau », « triangle rectangle », « sergent-major » … « plume sergent-major », « sot-l’ylais-se »… NOTION (CONCEPT) JUGEMENT liaison de notions (concepts) ÉNONCÉ PRÉDICATIF qua PROPOSITION S(ujet) est (qua copule) P(rédicat) (λόγος aussi) RAISONNEMENT DISCOURS liaison de jugements (λόγος encore) « La porte est fermée. » « Cette feuille est verte. » « L’homme est un animal rationnel. » « Je suis un ignorant. » « Nous sommes tous des crétins. » La présence de chlorophylle en eux est la cause du vert des végétaux. Or, cette feuille est verte. Elle contient donc de la chlorophylle. C) LA CARACTÉRISATION TRADITIONNELLE DE LA MÉTAPHYSIQUE 1) Simplicios ou Simplicius de Cilicie (actuelle Turquie) est un philosophe néoplatonicien du VIe siècle appartenant à l’école néoplatonicienne d’Athènes. Athènes est romaine de 86 av. J.-C. à 529 ap. J.-C., et Alexandrie de 47 av. J.-C. à 616 ap. J.-C., ce qui explique que son nom nous soit plus connu sous sa forme latine. Simplicius adopte « le système théologique de Proclos et de Damascios » (Pierre Hadot). Dans ce contexte, il interprète comme cité ci-dessous, en “platonicienplatonisant” qui parle cependant un langage techniquement “aristotélisant”, ce qui, à l’origine, n’est qu’un nom, « Métaphysique », dont la vocation est strictement “bibliothéconomique” – à savoir : signaler ces écrits, traités (?), portant sur la philosophie elle-même et son “objet” propre, « l’étant en tant qu’étant », et donc « l’être » de cet étant, et les « causes » et « principes » de cet être, au premier rang desquels « le dieu [ὁ θεὸς] » du Livre Λ, i. e. XII), etc. etc, de façon à pouvoir les ranger « μετὰ τὰ φυσικὰ [après “les choses (écrits, traités etc.) concernant la φύσις (la “nature”)”] », – et qu’Andronicos de Rhodes, a-t-on dit, ou un certain Nicolas de Damas, etc., a donné à ces écrits d’Aristote depuis lors numérotés de Α [alpha] à Ν [nu] (I à XIV). Soit : La discipline qui considère les réalités entièrement séparées de la matière et la pure activité de l’intellect en acte et de l’intellect en puissance, celle [la pure activité de l’intellect en puissance] qui est élevée à lui [l’intellect en acte] du fait de l’activité [de l’intellect en acte], tout cela ils l’appellent théologie, philosophie première et métaphysique, puisque cela se situe au-delà des réalités physiques.2 ––––––––––––– Nota bene : mes traductions diffèrent souvent des traductions auxquelles je renvoie – quand il en existe et, le cas échéant, après une barre oblique, – dans une mesure que je prie le lecteur d’apprécier sans y être invité par quelque indication spéciale de ma part. 2 In Aristotelis Physica commentaria, I, 21. 4 2) Immanuel Kant, “ […] Welches sind die wirklichen Fortschritte, die die Metaphysik seit Leibnitzens und Wolffs Zeiten in Deutschland gemacht hat ? ” (Beilagen, No. I. Der Anfang dieser Schrift nach Maßgabe der dritten Handschrift, Einleitung), A 158-159, in : Werkausgabe, herausgegeben von Wilhelm Weischedel, Frankfurt am Main Suhrkamp, Band VI, 3. Aufl., 1981, p. 656 / Emmanuel Kant, “ […] Quels sont les progrès réels de la métaphysique en Allemagne depuis le temps de Leibniz et de Wolff ? ” (Troisième manuscrit, Introduction), in : Œuvres philosophiques, Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), III, 1986, p. 1264 : L’ancien nom de cette science [Wissenschaft] μετὰ τὰ φυσικὰ donne déjà une indication sur le genre de connaissance en direction de quoi celle-ci était dirigée. On veut par son truchement s’élever par-dessus tous les objets d’une possible expérience (trans physicam) afin de si possible connaître ce qui ne saurait en aucun cas être un objet de celle-ci, et suivant la visée qui recèle la raison de l’aspiration à une telle science [den Grund der Bewerbung um eine dergleichen Wissenschaft enthält3], la définition de la métaphysique devrait donc être : elle est une science qui fait progresser de la connaissance du sensible à celle du suprasensible. (Où, par le sensible, je n’entends nommément rien de plus que ce qui peut être objet de l’expérience [Gegenstand der Erfahrung].)4 ––––––––––––– 3 Bewerbung dit ici une “prétention” qui doit être entendue au sens non péjoratif du seul mouvement de « tendre » (werben) vers quelque chose par lequel la pensée peut en l’occurrence prétendre accéder au rang ou, comme on voudra, à la dignité de science à proprement parler, c’est-à-dire une pure et simple… « aspiration ». 4 Lignes tirées d’un manuscrit préparatoire que Kant a rérigé en vue de sa réponse Sur la question mise au concours pour 1791 par l’Académie royale des sciences à Berlin [etc.]. 5 II) RÉPERTOIRE DES PRINCIPALES CITATIONS (À SUIVRE…)5 1) HEIDEGGER Qu’il soit […] permis de dire un mot à partir du domaine [Bereich] auquel appartient la philosophie. Un mot qui, pour correspondre à sa provenance [seiner Herkunft entsprechend], aura la forme native de la question.6 Nous questionnons donc : qu’est et comment se détermine, dans le présent âge du monde [im gegewärtigen Zeitalter], l’affaire de la pensée [die Sache des Denkens] ? L’affaire – ceci veut dire : cela par quoi la pensée est requise [in Anspruch genommen] et alors seulement, par là, elle-même déterminée [bestimmt]. […] Que la question en quête de la détermination de l’affaire de la pensée soit posée, voilà qui décide, à ce qu’il me semble, du destin de la pensée. La décision [Entscheidung] qui survient ici n’est pas de notre fait. Nous y avons seulement, mais alors nécessairement [notwendig], part. Qui parle de cette décision présuppose qu’à l’égard de la détermination de son affaire, la pensée se trouve dans un état d’indécision. En quoi consiste cette indécision ? Probablement en ceci que la pensée, dans sa configuration traditionnelle, qui lui vient de loin, a atteint sa fin [sein Ende erreicht hat]. Si tel doit être le cas, alors c’est à vrai dire le destin [Geschick] de la philosophie qui, avec sa fin, s’est décidé, mais non pas le destin de la pensée. Car il demeure possible que dans la fin [im Ende] de la philosophie, un autre commencement de la pensée se tienne à couvert [sich verbirgt]. L’on peut tenir ce qui vient d’être dit pour une suite d’affirmations non démontrées. Seulement, ce sont des questions. À ces questions appartient [d’ailleurs] aussi celle qui demande si l’impérieuse exigence [Forderung] de preuves [Beweise] telle que la science la connaît, a sa place dans le domaine de la pensée. Ce qui ne se laisse pas prouver peut pourtant être fondé. 7 Mais même fonder tombe dans le vide si l’affaire de la pensée n’a plus le caractère du fondement et pour cela ne peut plus être l’affaire de la philosophie. C’est pourquoi il importe avant tout d’éprouver [erfahren] jusqu’à quel point [inwiefern] la philosophie est entrée dans sa fin [in ihr Ende eingegangen].8 ––––––––––––– 5 État aux alentours de la dernière séance de notre Atelier. Nota bene : au fil des séances à venir, et des aléas du cheminement de notre travail, les citations ultérieures seront insérées dans le présent document, mais après un saut de page, et cependant numérotation continue des pages. 6 Ce qui, dans l’esprit de Heidegger, ne veut pas dire que le questionnement soit pour autant le mode le plus propre de « ce à quoi appelle [ce qui s’appelle] la pensée [was heißt Denken] » ! 7 Où il est très vraissemblable que Heidegger pense à Aristote, Métaphysique, IV, 1006a3-8 : Nous venons justement d’admettre qu’à un étant, il est impossible d’à la fois être et ne pas être, et avons ce faisant indiqué que tel est le plus ferme de tous les principes [τῶν ἀρχῶν πασῶν]. Certains jugent que cela même demande à être démontré [ἀποδεικνύναι], mais c’est par manque d’éducation dans le savoir [ἀπαιδευσία]. C’est effet manquer d’une telle éducation que de ne pas reconnaître de quelles choses il est demandé [δεῖ] de chercher une démonstration [ἀπόδειξις] et desquelles cela n’est pas demandé […]. Passage dont Heidegger cite d’ailleurs les deux dernières lignes dans EPAD, p. 89 / FPTP [concernant ces abréviations, voir ci-dessous notes nos 8 et 11], p. 305, en traduisant, lui : « Es ist nämlich Unerzogenheit, keinen Blick zu haben dafür, mit Bezug worauf es nötig ist, einen Beweil zu suchen, in bezug worauf dies nicht nötig ist » – selon Jean Beaufret et François Fédier (trads.) : « C’est en effet absence d’éducation que de ne pas savoir ouvrir l’œil sur ce point : pour quoi est de saison la recherche d’une preuve, et pour quoi, non. » – 8 “Zur Frage nach der Bestimmung der Sache des Denkens”, Martin Heidegger, Gesammtausgabe [ci-après GA suivi du n° du volume suivi de son titre entre parenthèses lors de la première occurrence], Band 16 (Reden und andere Zeugnisse eines Lebensganges) [ci-après FBSD], pp. 620-621 / L’Affaire de la pensée (Pour aborder la question de sa détermination), Traduction et notes de Alexandre Schild, Mauvezin : T. E. R. (Trans-Europ-Repress), 1990 [ci-après AP], pp. 13-14. 6 2) HEIDEGGER Jusqu’à quel point, dans le présent âge du monde, la philosophie est-elle entrée dans sa fin ? Philosophie… [points de suspension provisoires ?] métaphysique [Philosophie ist Metaphysik]. Celle-ci pense l’étant dans son entier [das Seiende im Ganzen] – le monde, l’homme, Dieu, – eu égard à l’être, eu égard au rangement de l’ensemble de l’étant dans l’être [Zusammengehörigkeit des Seienden im Sein]. La métaphysique pense l’étant en tant que l’étant [das Seiende als das Seiende] sur le mode de la représentation qui lui confère un fondement [in der Weise des begründenden Vorstellens]. Car l’être de l’étant [das Sein des Seienden], depuis le début [Beginn] de la philosophie et avec lui, s’est signalé [gezeigt] comme le fondement (ἀρχή, αἴτιον, principe). Le fondement [Grund] est ce d’où [il provient que] l’étant, tel qu’en son devenir, passage et repos en tant qu’il peut être connu, pris en main, élaboré [als Erkennbares, Behandeltes, Bearbeitetes], est en tant qu’un tel étant ce qu’il est et comme il est. C’est en tant que le fondement que l’être amène l’étant à son séjour à lui dans la présence [sein jeweiliges Anwesen]. Le fondement se signale [zeigt sich] comme la présencemême [Anwesenheit]. Le présent [Gegenwart] qui est le sien consiste en ceci que ce qui est à chaque fois et à sa manière présent [das jeweils nach seiner Art Anwesende], elle le fait ressortir [hervorbringt (produit)] dans la [in die] présence-même. Le fondement, suivant qu’il est marqué par tel ou tel type de la présence-même, a son caractère de fondation [den Charakter des Gründens] dans la causation ontique de l’effectivement réel [ontische Verursachung des Wirklichen], dans la possibilisation transcendantale de l’objectivité des objets [transzendentale Ermöglichung der Gegenständlichkeit der Gegenstände], dans la médiation dialectique du mouvement de l’esprit absolu [dialektische Vermittlung der Bewegung des absoluten Geistes], [dans la médiation dialectique] du processus historique de la production [des historischen Produktionsprozesses], dans la volonté de puissance instituant des valeurs [der wertesetzende Wille zur Macht]. Ce qui distingue [das Auszeichnende] la pensée métaphysique, qui du fond de l’étant établit son fondement [das dem Seienden den Grund ergründet], repose en ceci que, partant de l’étant-présent [das Anwesende], elle le représente en sa présence et ainsi l’expose, à partir de son fondement, comme fondé. Quel sens y a-t-il à parler de la fin de la philosophie ? Nous comprenons trop facilement la fin de quelque chose au sens négatif de la simple cessation, de la non advenue d’un progrès, sinon même comme ruine et impuissance. Contrairement à quoi parler de la fin de la philosophie veut dire l’extrême pointe [Vollendung] de la métaphysique. Cependant, pointe extrême ne veut pas dire plein accomplissement [Vollkommenheit], en conséquence de quoi il eût fallu qu’avec sa fin, la philosophie eût atteint la perfection suprême [die höchste Vollkommenheit erreicht]. Ce n’est pas seulement que nous manque l’étalon de mesure qui permettrait d’apprécier la perfection d’une époque de la métaphysique par opposition [entgegen] à une autre [époque]. Nous n’avons absolument aucun droit [Es besteht übehaupt kein Recht] d’apprécier [les choses] de cette manière. La pensée de Platon n’est pas plus parfaite que celle de Parménide. La philosophie de Hegel n’est pas plus parfaite que celle-là même de Kant. Chaque époque9 de la philosophie a sa propre nécessité. Qu’une philosophie est comme elle est, il nous faut simplement le reconnaître. Il ne nous revient pourtant pas d’en préférer une contre les autres, comme cela est possible s’agissant des différentes conceptions du monde [Weltanschauungen]. ––––––––––––– 9 Apostille dans GA 14 (voir ci-dessous note n° 11), p. 70 : Das Epochale ist aber nicht das Zeitgemäße Sondern das Unzeitgemäße für die Epoche. L’épochal [ce qui “fait” époque] n’est cependant pas ce qui est dans l’air du temps Mais l’intempestif pour l’époque. 7 L’ancienne signification de notre mot « Ende » signifie la même chose que Ort [lieu, mais aussi bout10] : « von einem Ende zum anderen » veut dire : d’un bout à l’autre. La fin de la philosophie est le bout [der Ort], cette fin [dasjenige (… Ende)] où le tout de son histoire [« histoire-destinée » (Geschichte)] va se rassembler dans sa plus extrême possibilité [in seine äußerste Möglichkeit]. Fin, comme pointe extrême [Vollendung], signifie ce rassemblement [Versammlung]. De part en part de toute l’histoire-destinée de la philosophie, la pensée de Platon demeure ce qui, dans les mutations de ses configurations [in abgewandelten Gestalten], donne la mesure. La métaphysique est platonisme. Nietzsche caractérise sa philosophie comme platonisme retourné [umgekehrter Platonismus]. Avec le retournement [Umkehrung] de la métaphysique, qui sera déjà accompli via Karl Marx [bereits durch Karl Marx vollzogen wird], la possibilité la plus extrême de la philosophie est atteinte. Celle-ci est entrée dans sa fin. Tant qu’on s’essaiera encore à penser philosophiquement, on ne parviendra jamais qu’à d’épigonales renaissances et au jeu de leurs nuances.11 3) NIETZSCHE – HEIGEGGER : note préparatoire de fin 1870 - début 1871 à La Naissance de la tragédie que dans son cours de 1936 sur La Volonté de puissance comme art, que Heidegger cite et commente comme suit : « Ma philosophie, platonisme inversé [umgedreht] : plus c’est loin du véritablement étant, plus pur, plus beau, meilleur c’est. La vie dans l’apparence comme but. » […] Voilà une étonnante prévision du penseur en direction de l’ensemble de sa position philosophique fondamentale ultérieure, car, en effet, tout l’effort de ses dernières années de travail ne fut voué à rien d’autre qu’à cette inversion [Umdrehung] du platonisme.12 4) MARX Ma méthode dialectique est, de par sa base, non seulement différente de la méthode dialectique hégélienne, mais son contraire direct. Pour Hegel, le processus de pensée, qu’il va jusqu’à transformer sous le nom d’idée en un sujet autonome, est le démiurge du réel, lequel ne représente que sa manifestation extérieure. Chez moi, l’idéel n’est à l’inverse rien d’autre que le matériel transporté et transposé [übersetzt, “traduit”] dans la tête de l’homme. J’ai critiqué le côté mystifiant [mystizierend] de la dialectique hégélienne il y a près de 30 ans, à une époque où elle était encore à la mode. Mais < alors même que j’élaborais le premier volume du “ Capital ”, l’épigonalité [Epigonentum] hargneuse, prétentieuse et médiocre qui tient maintenant le crachoir dans l’Allemagne cultivée, a trouvé plaisir à traiter Hegel comme le brave Moses Mendelsohn a, du temps de Lessing, traité Spinoza, soit nommément de « chien crevé ». Aussi me suis-je ouvertement [offen (publiquement ?)] fait connaître comme disciple de ce grand penseur, et j’ai même flirté [kokettiert] ici ou là, dans le ––––––––––––– 10 Repris, mutatis mutandis, de ma note de traduction n° 8 dans AP, pp. 37-38 : Ort signifie bien “lieu”, “endroit”, “site” etc. À l’origine, pourtant, il désigne le tranchant, la coupe ou la taille, à l’aide d’un objet tranchant, et aussi la pointe obtenue par une telle taille – la pointe d’une lance, par exemple Il révèle alors une parenté avec Ecke (le coin, l’angle) au sens premier de ce qui est acéré, tranchant, aigu, pointu, et avec Ende au sens de äußerster Punt, point extrême ou extrémité – voir à ce propos la formule que Heidegger mentionne dans FBSD, p. 621 / AP, p. 14 : an allen Ecken und Enden, « de tous les coins et recoins » ai-je certainement mal dit – « de tous côtés, de toutes parts » propose Gérar Guest dans son article “Fin de la philosophie” du Dictionnaire Martin Heidegger, – d’un trait : « de tous les bouts », ou alors « de tous les coins », comme l’on dit de quelque village ou pays, ou même de ce “monde” ou de cette “planète” dont on sait pourtant qu’ils n’en ont pas ! – Mais justement, la lance, à sa pointe, ne fait pas que se terminer. Bien au contraire, c’est là, à cette extrêmité, que se trouve rassemblé et pleinement manifesté ce qu’elle est en tant que lance. 11 “Das Ende der Philosophie und die Aufgabe des Denkens”, GA 14 (Zur Sache des Denkens) [ci-après EPAD], p. 69 / “ La Fin de la philosophie et la tâche de la pensée , traduit par Jean Beaufret et François Fédier, in : Martin Heidegger, Questions, Paris : Gallimard (Collection tel), 1990 [ci-après Q suivi du n° du volume (le n° du volume de la première édition étant souligné en italiques], III et IV [ci-après FPTP], p. 281. 12 GA 6. 1 (Nietzsche I), p. 156 / Nietzsche I, Traduit de l’allemand par Pierre Klossowski, Paris : Gallimard (Bibliothèque de philosophie), 1971 [ci-après N I], p. 142. 8 chapitre sur la théorie de la valeur, avec sa singulière manière de s’exprimer >13 [Mais] la mystification dont la dialectique souffre dans les mains de Hegel n’empêche nullement que c’est lui qui, le premier, a exposé dans son ensemble et consciemment les formes générales de son mouvement. Elle se tient chez lui sur la tête. On doit la retourner [umstülpen] afin d’en découvrir [entdecken] le noyau rationnel [rationneller Kern] sous l’enveloppe [Hülle] mystique.14 5) MARX L’humanité de la nature, et de la nature engendrée [fabriquée] par l’histoire [der von der Geschichte erzeugten Natur], [soit] des produits de l’homme, apparaît en ceci [dans la Phénoménologie de l’esprit de Hegel] qu’ils sont des produits de l’esprit abstrait et donc dans cette mesure des moments spirituels, des êtres de pensée. C’est pourquoi la “Phénoménologie” est […] la critique cachée, encore non claire à elle-même et mystifiante [mystizierend] ; mais dans la mesure où elle constate l’aliénation de l’homme – même si l’homme n’[y] apparaît que sous la figure de l’esprit – tous les éléments de la critique y gisent cachés et souvent déjà préparés et élaborés d’une manière qui dépasse, et de loin, le point de vue hégélien.15 6) MARX [Chez Hegel] l’aliénation [Entfremdung] est l’opposition de en soi et pour soi, de conscience et conscience de soi, de objet et sujet, c.-à-d. l’opposition de la pensée abstraite et de la réalité effective sensible [der sinnlichen Wirklichkeit], ou de la sensibilité effectivement réelle [der wirklichen Sinnlichkeit], à l’intérieur de la pensée elle-même. Toutes les autres oppositions et les mouvements de ces oppositions ne sont que l’apparence, l’enveloppe [Hülle], la figure exotérique de ces seules oppositions dignes d’intérêt qui constituent le sens [den Sinn] de ces autres oppositions, elles profanes.16 7) ARISTOTE Ἔστι ἐπιστήμη τις ἣ θεωρεῖ τὸ ὂν ᾗ ὂν καὶ τὰ τούτῳ ὑπάρχοντα καθ᾽ αὐτό. αὕτη δ᾽ἐστιν οὐδεμιᾳ τῶν ἐν μέρει λεγομένων αὐτή· οὐδεμια γὰρ τῶν ἄλλων ἐπισκοπεῖ καθόλου περὶ τοῦ ὄντος ᾗ ὂν, ἀλλὰ μέρος τι ἀποτεμόμεναι περὶ τοῦτο θεωροῦσι τὸ συμβεβηκός, οἷον αἰ μαθηματικαὶ τῶν ἐπιστημῶν.17 Traduction de Jules Tricot pour l’édition Vrin de 1964 (11933, 21953) : Il y a une science qui étudie l’Être en tant qu’être et les attributs qui lui appartiennent essentiellement. Elle ne se confond avec aucune des sciences dites particulières, car aucune de ces autres sciences ne considère en général l’Être en tant qu’être, mais, découpant une certaine partie de l’Être, c’est seulement de cette partie qu’elles étudient l’attribut: tel est le cas des sciences mathématiques. Traduction de Bernard Sichère pour l’édition Pocket (Agora) de 2007 : ––––––––––––– 13 Pour la traduction de ce passage supprimé, avec l’accord de Marx, dans la traduction française, « faite sur le manuscrit de la 2e édition […] et révisée par l’auteur » – selon les termes de Maurice Lachatre, premier éditeur français du Capital, dans sa “ Lettre […] à Karl Marx ” reprise dans Le Capital. Livre premier (1867), in : Karl Marx, Œuvres, Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade) [ci-après Œ + n° du volume], I (Économie I) [ci-après Œ I], 1965, [ciaprès C(I)], p. 544 – voir aussi C(I), p. 558, note 2 (p. 1633). 14 Karl Marx, Das Kapital (Erster Band), in : Karl Marx, Friedrich Engels, Werke, Berlin : Dietz Verlag [ci-après MEW], Separatausgabe identisch mit Band 23, 1982 (11947, 21962) [ci-après K(I)], p. 27 / C(I), p. 558. 15 Ökonomisch-philosophische Manuskripte aus dem Jahre 1844, in : MEW, Ergänzungsband, 5. Auflage, 1981 (11968) [ci-après ÖPM], p. 573 / Économie et philosophie (Manuscrits parisiens) (1844), in : Œ II (Économie II), 1982 [ci-après ÉP], p. 125. 16 ÖPM, p. 572 / ÉP, p. 124. 17 Métaphysique, IV, 1003a21-26. 9 Il existe une discipline qui prend en vue l’étant en tant qu’il est et ce qui lui est inhérent en vertu de lui-même. Cette discipline n’est pas la même qu’aucune de celles qui sont dites particulières : aucune de ces disciplines en effet n’examine dans sa généralité l’étant en tant qu’il est, mais elles en découpent une certaine partie pour envisager ce qui arrive par accompagnement à cette partie. Traduction de Marie-Paule Duminil et Annick Jaulin pour l’édition des Œuvres complètes chez Flammarion (2014) : Il y a une science qui étudie l’être, en tant qu’être, et les propriétés qui appartiennent à cet être par soi. Cette science n’est identique à aucune de celles qu’on appellent partielles, car aucune des autres n’examine en totalité l’être, en tant qu’être, mais elles en découpent une partie et étudient à son sujet le coïncident par soi, comme font les sciences mathématiques. Proposition de ma part : Il est une [certaine] science qui envisage l’étant en tant qu’étant et “les choses” qui font principiellement fond en ce qu’il est de par lui-même. Elle n’est telle qu’aucune de celles qui sont dites [être (versées)] dans une partie [de l’étant] : aucune des autres [sciences] n’examine l’entier de [dans son tout, ou son entier, ou alors selon l’entier, le tout entier]18 l’étant en tant qu’étant, mais découpant une partie [de l’étant], elles envisagent, dans toute cette partie, ce qui [y] survient [à l’étant (sous-entendu : en plus d’être)]19, comme [le font] celles des sciences qui sont mathématiques. 8) PIAGET – insigne exemple d’une mécompréhension par ailleurs répandue de la définition cidessus de la philosophie : Je ne vois […], en définitive, qu’un critère distinctif entre les sciences et la philosophie ; celles-là s’occuperaient des questions particulières, tandis que celle-ci tendrait à la connaissance totale. Mais alors surgit aussitôt la question centrale des rapports entre les sciences et la philosophie : existe-t-il une technique objective, c’est-à-dire valable pour tous, de la connaissance totale ? [À quoi Piaget ajoute, en note de bas de page (allusion évidente à ladite définition) : « En langage ontologique, on ira jusqu’à dire que la philosophie tend à connaître l’être en tant qu’être et la science les êtres particuliers. La question se pose alors a fortiori de savoir quel est l’accord actuellement réalisable entre les esprits quant à leurs connaissances de l’être en général. »] Or, il est évident qu’il n’en existe aucune qui rallie tous les esprits : la connaissance totale est actuellement, et peut-être pour toujours, affaire de synthèse provisoire et de synthèse en partie subjective, parce que dominée en fait par les jugements de valeur non universalisables, mais spéciaux à certaines collectivités ou même à certains individus.20 D’où, entre autres sottises : [...] il n’existe aucune différence de nature entre les problèmes cognitifs philosophiques et scientifiques, mais seulement une différence dans leur délimitation ou spécialisation et surtout dans les méthodes, soit simplement réflexives, soit fondées sur une observation systématique ou expérimentale pour les faits et sur des algorithmes rigoureux pour la déduction.21 Et déjà : [...] la philosophie, conformément au grand nom qu’elle a reçu, constitue une « sagesse », indispensable aux êtres rationnels pour coordonner les diverses activités de l’homme, mais ––––––––––––– C’est là das Ganze, que dit Heidegger, mais avec Jules Tricot, on traduit le plus souvent καθόλου par « en général ». NB : il arrive à Heidegger – voir par exemple GA 45 (Grundfragen der Philosophie, WS 1937/38), p. 59, – de traduire « τὸ καθόλου» par « das Überhaupt [“l’au premier chef] ». 19 « L’accident », a-t-on traduit τὸ συμβεβηκός via le latin accidens qui signifie « ce qui arrive [accidit] ». 20 Jean Piaget, “Du Rapport des sciences avec la philosophie”, Synthèse (1947) ; repris in : Psychologie et épistémologie : pour une théorie de la connaissance, Paris : Denoël–Gonthier (Médiations), 1970, p. 114. 21 Jean Piaget, Sagesse et illusions de la philosophie, Paris : PUF (À la pensée), 31972 (11965), pp. 65-66. 18 10 [...] elle n’atteint pas un savoir proprement dit, pourvu des garanties et des modes de contrôle caractérisant ce qu’on appelle la « connaissance ».22 9) ARISTOTE Au sujet de l’ἐμπειρία, Aristote écrit : Chez les hommes, l’expérience [ἐμπειρία] provient de la mémoire [μνήμη] ; car les nombreux souvenirs [αἱ πολλαὶ μνῆμαι] de la même chose [τοῦ αὐτοῦ πράγματος] aboutissent finalement à la possibilité [rendent finalement capables (les hommes)]23 d’une seule expérience [μιᾶς ἐμπειρίας δύναμιν ἀποτελοῦσιν]. Avant de commencer à en distinguer la τέχνη dans les termes suivants : L’art [τέχνη] survient quand, à partir de multiples connaissances “noématiques” [provenant] de l’expérience [ἐκ πολλῶν τῆς ἐμπειρίας ἐννοημάτων], naît une seule compréhension [un seul jugement] concernant dans leur entier les choses semblables [μία καθόλου περὶ τῶν ὁμοίων ὑπόληψις]. Et de préciser alors leur différence par cet exemple : […] avoir compris [τὸ ἔχειν ὑπόληψιν] que pour Callias souffrant de cette maladie-ci, ceci a été soulageant, et pour Socrate, et pour beaucoup selon chacun d’eux [καθ᾽ ἕκαστον oὕτω πολλοῖς], c’est [le fait] de l’expérience ; avoir compris que ça a été soulageant pour tous ceux qui se distinguent sous un aspect [κατ᾽ εἶδος ἓν], qui souffrent de cette maladie-ci, << comme les phlégmatiques, ou les bilieux, [ou] les fiévreux, >> c’est [le fait] de l’art. Pour finalement poser : L’expérience est une connaissance [γνῶσις] des choses selon chacune [τῶν καθ᾽ ἕκαστον], l’art, lui, des choses selon le tout entier [τῶν καθόλου].24 10) ARISTOTE Éthique à Nicomaque, VI, 6, 1040b31 : […] ἡ ἐπιστήμη περὶ τῶν [ὄντων] καθόλου ἐστὶν ὑπόληψις […]. […] la science est supposition concernant les étants selon le tout entier. Seconds Analytiques, I, 31, 87b34-38 : […] αἰσθάνεσθαι […] ἀνάγκη καθ᾽ἕκαστον, ἡ δ᾽ἐπιστήμη τὸ τὸ καθόλου γνωρίζειν ἐστὶν. […] sentir [les choses] se fait nécessairement selon chacune, [tandis que] la science, c’est faire connaître ce qui est selon le tout entier. Métaphysique, III, 6, 1003a14-15 (quelques lignes avant la définition de la σοφία du début du Livre IV) : […] καθόλου γὰρ ἡ ἐπιστήμη πάντων. […] c’est en effet selon le tout entier qu’il y a connaissance de toutes choses. 10) PLATON Τὸ ὀρθὰ δοξάζειν καὶ ἄνευ τοῦ ἔχειν λόγον δοῦναι, οὐκ οἶσθ᾽, ἔφη, ὅτι οὔτε ἐπίστασθαι (ἄλογον γὰρ πρᾶγμα πῶς ἂν εἴη ἐπιστήμη), οὔτε ἀμαθία (τὸ γὰρ τοῦ ὄντος τυγχάνον πῶς ἂν ἀμαθία) ; ἔστι δὲ δήπου τοιοῦτον ἡ ὀρθὴ δόξα, μεταξὺ φρονήσεως καὶ ἀμαθίας.25 ––––––––––––– 22 Ibidem, p. I. Moyennant la mise en œuvre du νοῦς (voir citation suivante). 24 Voir Métaphysique, I, 980b28-981a15. 25 Banquet, 202a3-7. 23 11 Traduction de Léon Robin pour l’édition aux Belles-Lettres (1929) : Porter des jugements droits et sans être à même d’en donner justification, ne sais-tu pas que cela n’est, ni savoir (car comment une chose qui ne se justifie pas pourrait-elle être science ?), ni ignorance (car ce qui par chance atteint le réel, comme serait-ce une ignorance ?). Or c’est bien, je suppose, quelque chose de ce genre que le jugement droit : un intermédiaire entre l’intellection et l’ignorance. Nouvelle traduction de Robin pour l’édition des Œuvres complètes dans la Pléiade (1950) : Juger droit et sans être en état de rendre raison, ne sais-tu pas, dit-elle, que cela n’est, ni posséder le savoir, car comment une chose dont on ne rend pas raison pourrait-elle constituer un savoir ? ni ignorance, car comment ce à quoi il arrive de rencontrer la réalité constitueraitil une ignorance ? C’est en quelque chose de tel que consiste l’opinion droite : un intermédiaire entre sagesse et ignorance. Traduction de Paul Vicaire, avec le Concours de Jean Laborderie, pour l’édition, chez Bréal, dans La Petite Bibliothèque Philosophique De Joann Sfar (1992) : Avoir une opinion droite sans être à même de rendre raison. Ne sais-tu pas, dit-elle, que ce n’est ni savoir (comment une chose dont on n’est pas à même de rendre raison, pourrait-elle être une science ?), ni ignorance (car ce qui atteint par hasard le réel peut-il être une ignorance ?). L’opinion droite est bien, je suppose, semblable à ce que je dis : un milieu entre la pensée juste et l’ignorance. Traduction par Luc Brisson dans l’édition des Œuvres complètes, par lui-même dirigée, chez Flammarion (2011, 12008) : Avoir une opinion droite, sans être à même d’en rendre raison. Ne sais-tu pas, poursuivit-elle, que ce n’est là ni savoir – car comment une activité, dont on n’arrive pas à rendre raison, saurait-elle être une connaissance sûre ? – ni ignorance – car ce qui atteint la réalité ne saurait être ignorance. L’opinion droite est bien quelque chose de ce genre, quelque chose d’intermédiaire entre le savoir et l’ignorance. Et pour ma part, je me permets de proposer, en signalant, moyennant crochets carrés, parenthèses et guillemets, ce que le grec du temps de Platon, et celui de Platon lui-même, ont encore de très elliptique, et d’insouciant au regard de cette invention bien ultérieure (hellénistique) qu’est la syntaxe, ne fait guère plus que laisser26 – permettre comme possibilité(s) d’… – entendre : Juger à partir de l’apparence [de la δόξα en ce sens-là, soit au sens de ce qui « paraît [δοκεῖ] (être) »] [en produisant, articulant27] “des choses [des jugements, et donc des propositions] correctes [ὀρθὰ28]”, mais sans avoir [(posséder) de quoi] rendre raison, ne sais-tu pas, dit-elle, que ce n’est ni savoir fermement [ἐπίστασθαι] (car sans raison [ἄλογον], comment une des choses dont il s’agit là [πρᾶγμα (en l’occurrence un jugement, une proposition] pourrait-elle être [un] savoir ferme ?), ni ne rien savoir [ἀμαθία] (car comment ce qui se trouve [par hasard [ce que dit τύχη qu’on entend dans τὸ τυγχάνον] atteindre ce qui est pourrait-il être [de ––––––––––––– 26 Cela dit, sinon contre, du moins en contrepoint de la déclaration “urbi et orbi” de Roland Barthes lors de sa leçon inaugurale de la chaire de sémiologie littéraire du Collège de France, prononcée le 7 janvier 1977 : Jakobson l’a montré, un idiome se définit moins par ce qu’il permet de dire, que par ce qu’il oblige à dire. Dans notre langue française (ce sont là des exemples grossiers), je suis astreint à me poser d’abord en sujet, avant d’énoncer l’action qui ne sera plus dès lors que mon attribut : ce que je fais n’est que la conséquence et la consécution de ce que je suis ; de la même manière, je suis obligé de toujours choisir entre le masculin et le féminin, le neutre ou le complexe me sont interdits ; de même encore, je suis obligé de marquer mon rapport à l’autre en recourant soit au tu, soit au vous : le suspend affectif ou social m’est refusé. Ainsi, par sa structure même, la langue implique une relation fatale d’aliénation. Parler, et à plus forte raison discourir, ce n’est pas communiquer, comme on le répète trop souvent, c’est assujettir : toute la langue est une rection généralisée. [… /] La langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire. 27 Syntaxiquement parlant, τό δοξάζειν [“le juger” (syntaxiquement : verbe substantivé)] », désigne les jugements que ce « juger » produit à la façon d’un verbe transitif. 28 Syntaxiquement, pluriel du neutre de l’adjectif « ὀρθός [droit, juste] ». 12 l’]ignorance ?) ; c’est bien là ce qu’il est, l’avis correct : intermédiaire entre [μεταξὺ] savoir médité [φρόνησις] et non-savoir. Soit, moins inélégamment : Juger correctement à partir de ce qui paraît être [sous-entendu : et ainsi articuler un « avis correct »], mais sans posséder de quoi en rendre raison, ne sais-tu pas, dit-elle, que ce n’est ni savoir fermement (car comment, sans raison, ce dont il s’agit là pourrait-il constituer un savoir ferme ?), ni ne rien savoir (car comment ce qui, fortuitement, atteint ce qui est pourraitil n’être qu’absence de savoir ?) ; c’est bien là ce qu’il est, l’avis correct : intermédiaire entre savoir médité et ne pas savoir. 11) ARISTOTE […] τότε ἐπισθάμεθα ὅταν τὴν αἰτίαν εἰδῶμεν.29 […] nous avons la science [connaissons sur le mode de l’ἐπιστήμη] dès le moment où nous avons vu [connu] la cause. 12) ARISTOTE καὶ δὴ καὶ τὸ πάλαι τε καὶ νῦν καὶ ἀεὶ ζητούμενον καὶ αεὶ ἀπορούμενον, τί τὸ ὄν; 30 Ce qui et jadis, et maintenant, et toujours, est recherché, et toujours sans issue [aporétique], qu’est l’étant [sous-entendu : qu’est(-)ce qui est proprement étant… (en tant que proprement étant31] ? 13) ARISTOTE : τὸ συμβεβηκός, « l’accident » […] puisque l’étant se dit en de multiples sens [ἐπεὶ δὴ πολλαχῶς λέγεται τὸ ὄν], il faut commencer par dire, concernant celui [qui est] par accident [περὶ τοῦ é], qu’il n’y pas lieu, le concernant, de le prendre en vue théorétiquement [οὐδεμιά ἐστι περὶ αὐτὸ θεωρία]. Il est significatif qu’aucune science ne se soucie de cela, ni pratique, ni poïétique, ni théorétique.32 Συμβεβηκός se dit de ce qui fait principiellement fond [ὑπάρχει] dans quelque [étant] et peut en être affirmé avec vérité, mais assurément ni par nécessité [ἐξ ἀνάγκης], ni comme [ce qui est] le plus fréquent [ὡς ἐπὶ τὸ πολὺ].33 Συμβεβηκός se dit aussi autrement : ainsi de ces “ choses ” [ὅσα] qui font principiellement fond dans chacun [des étants] de par lui-même [καθ᾽αὑτὸ], mais sans être dans l’οὐσία [μὴ έν τῇ ούσια] ; par exemple, pour un triangle, avoir deux droits [pour somme de ses angles] ; et ceux-ci [ces συμβεβηκότα-là] peuvent être permanents [ἀΐδια], tandis que les autres non.34 14) TRICOT à propos de l’οὐσία Le terme οὐσία signifie proprement substance. D’une manière générale, c’est ce qui fait qu’un être [un étant] est ce qu’il est, ce qui forme le fond de son être, par opposition aux accidents qui ne le modifient que superficiellement. Mais ce terme est assez mal défini [sic !] chez AR. Il peut vouloir dire (cf. Δ [V], 8, 1017 b 23-26 ; Ζ [VII], 3, init. ; de An., II, 1, 412 a 7-9) soit la substance matérielle (οὐσία ὑλική, ὡς ὕλη, κατά τὴν ὕλην) ; soit […] la substance formelle (οὐσία εἰδική, κατὰ τὸ εἶδος, κατὰ τὸν λόγον), et il est alors synonyme de forme (εἶδος), ––––––––––––– 29 Seconds Analytiques, I, 2, 71b30-31. Métaphysique, VII, 1028b2-4. 31 Cela précisé parce qu’à la question « qu’est l’étant ? » au sens de « en quoi consiste [somme toute] l’étant [en tant qu’étant] ? », la réponse, évidemment connue d’Aristote, et de Platon avant lui, comme d’ailleurs de Protagoras et de Gorgias, ainsi que de Leucippe et Démocrite, aura été, inauguralement (pour ce que nous en savons), celle de Parménide. 32 Métaphysique, VI, 2, 1026b3-5. 33 Métaphysique, V, 30, 1025a4-5. 34 Métaphysique, V, 30, 1025a30-33. 30 13 d’essence (τό τί ἐστιν) ou de quiddité (τὸ τί ἦν εἶναι) ; soit enfin le composé concret de forme et de matière (σύνολον, σύνολος οὐσία). Ces différents sens de οὐσία ne sont cependant que les aspects divers d’une même réalité concrète : la matière prochaine de l’individu est οὐσία en ce qu’elle se confond avec la forme, sauf qu’elle est en puissance tandis que la forme est en acte ; la forme, à son tour, qui constitue toute la réalité de l’individu, est plus immédiatement substance que l’individu lui-même, composé de forme et de matière, et, à ce titre, peut prétendre à la dignité d’οὐσία ; enfin, le σύνολον est, en tant qu’individu, la substance par excellence, la substance première (πρώτη οὐσία), le τόδε τι [le ceci que voici], le χωριστόν [le séparé], par opposition à la substance seconde (δεύτερα οὐσία), qui est l’espèce et le genre.35 à venir, entre autres, des citations concernant le sens de “être” selon Heidegger (Anwesen, Anwesenheit), la constitution de fond en comble métaphysique de la philosophie, la philosophie comme “platonisme”, les “symptômes” de « la fin de la philosophie » – au-delà de quoi : la pensée de Karl Marx dans la fin de la philosophie… ––––––––––––– 35 La Métaphysique, nouvelle édition entièrement refondue, avec commentaire, par J. Tricot, Paris : Vrin (Bibliothèque des textes philosophiques), 1974, T. I, pp. 22-23, note 2. 14 15) (cité et autant que possible lu, plutôt que prévu, lors de la séance du 17.11.2015) HEIDEGGER : pour une première approche, “concrète”, de ce en quoi consiste la fin de la philosophie : les « indices », “symptômes”, de celle-ci : Dans la fin de la philosophie est remplie la mission [erfüllt sich die Weisung (moins la consigne que l’indication, « la montrée » selon Guest)] que la pensée philosophique poursuit depuis son début. À la fin de la philosophie, c’est de l’ultime mode possibilité du mode de penser qui est le sien [die letzte Möglichkeit ihres Denkens] qu’il commence à s’agir sérieusement. Nous pouvons en faire l’expérience à même un processus qui se laisse caractériser en peu de phrases. La philosophie se disperse [löst sich auf (défait, décompose, dissout)] en sciences indépendantes : logique mathématique [Logistik], sémantique, psychologie, sociologie, anthropologie culturelle, politologie, poétologie, technologie. La philosophie qui se disperse ainsi est relayée [abgelöst (congédiée)] par un nouveau mode d’unification de ces nouvelles sciences et de toutes celles qui existent déjà. Leur unité s’annonce en ceci que les divers districts thématiques des sciences sont constamment projetés dans la perspective d’une singulière conjoncture [ein einzigartiges Geschehen (une singulière tournure des choses, de ce qui arrive etc.)]. Les sciences sont provoquées à présenter cette conjoncture comme étant de l’ordre du pilotage [Steuerung] et de l’information. La nouvelle science unifiant toutes les sciences s’appelle la cybernétique36. En ce qui concerne la clarification de ses représentations directrices et l’introduction de celles-ci dans tous les domaines du savoir, elle en est encore aux commencements. Reste que sa domination est assurée, parce qu’elle est elle-même déjà guidée [gesteuert (pilotée)] par une puissance qui imprime non seulement aux sciences, mais à toute activité [Handeln] humaine, le caractère de la planification et du pilotage. Une chose au moins est aujourd’hui déjà claire : par le truchement des représentations directrices de la cybernétique – information, pilotage, rétroaction –, des concepts-clefs jusqu’ici canoniques dans les sciences, tels que fondement et conséquence, cause et effet, sont transformés d’une manière que nous pourrions presque qualifier [fast wäre es zu sagen] d’extravagante [unheimlich (déroutante, étrange, “dépaysante”)]. C’est pourquoi la cybernétique ne se laisse plus caractériser comme science fondamentale. L’unité des disctricts du savoir n’est plus l’unité du fondement. C’est une unité technique au sens strict. La cybernétique est en permanence focalisée [eingestellt] sur ce point : partout préparer et produire [bereit- und herstellen] la perspective qui fait voir des processus intégralement pilotables. La puissance sans borne qu’exige la possibilité d’une telle production détermine ce qui fait le propre [et donc la singularité] de la technique moderne [das Eigentümliche der modernen Technik], mais se soustrait pourtant à toute tentative de la représenter elle-même d’une façon qui serait encore technique. Le caractère technique toujours plus marquant des sciences est aisément reconnaissable à la manière dont elles comprennent les catégories qui délimitent et articulent le domaine de chacune : instrumentalement. Les catégories sont considérées comme des représentations opératoires dans des modèles [operative ––––––––––––– 36 La cybernétique a été fondée et développée dans le cadre interdisciplinaire des conférences organisée par la fondation Macy, qui ont réuni, entre 1942 et 1953, des mathématiciens comme John von Neumann et Norbert Wiener, des logiciens comme Walter Pitt, des neurophysiologistes comme Arturo Rosenblueth, des psychologuespsychothérapeuthes comme Lawrence Kubie, ainsi que des anthropologues comme Gregory Bateson et Margaret Mead, entre autres. Articles fondateurs : Arturo Rosenblueth, Norbert Wiener, Julian Bigelow, Behavior, Purpose and Teleology, 1942 ; Warren McCulloch, Walter Pitt, A Logical Calculus of Ideas Immanent of Nervous Activity, 1942. Principal ouvrage de vulgarisation : Norbert Wiener, Cybernetics, or Control and Communication in the Animal and the Machine, Paris : Hermann et Cie, Cambridge (Mass.) : The MIT Press, 1948 / Cybernétique et société, l’usage humain des êtres humains, Paris : 10/18. La cybernétique est une science des systèmes autorégulés qui ne s’intéresse pas tant aux composantes de ces systèmes qu’aux interactions de celles-ci. C’est une modélisation de la relation entre les éléments d’un système par l’étude de l’information et des interactions. Selon la définition qui a cours aujourd’hui, elle est « la science constituée par l’ensemble des théories sur les processus de commande et de communication et leur régulation chez l’être vivant, dans les machines et dans les systèmes sociologiques et économiques ». Et elle a pour principal objet d’étude les interactions entre les « sytèmes gouvernants », ou « systèmes de contrôle », et les « systèmes gouvernés », ou « systèmes opérationnels », ces interactions étant régies par des processus de rétroaction ou feed-back. 15 Modellvorstellungen]. Représentations dont la vérité se mesure à l’effet que produit [bewirkt] leur utilisation dans l’avancement [Fortgang (progrès, progression)] de la recherche. La vérité scientifique est posée comme identique à l’efficience de ces effets. Les sciences se chargent elles-mêmes du façonnement des concepts à chaque fois que les modèles le nécessitent [die jeweils nötige Ausformung der Modellbegriffe]. À ces concepts n’est concédée qu’une fonction cybernétique strictement technique ; toute consistance ontologique leur est par contre déniée. La philosophie devient superflue. Le jugement qui est encore parfois avancé, comme quoi la philosophie irait cahin-caha à la traîne des sciences – des sciences de la nature, s’entend –, a perdu son sens. De plus, le concept-directeur de la cybernétique, l’information, est assez englobant pour un jour soumettre jusqu’aux sciences humaines [die historischen Geisteswissenschaften (les sciences historiennes de l’esprit)] à l’exigence cybernétique. Ce qui est en passe de réussir d’autant plus facilement que le rapport de l’homme d’aujourd’hui à la tradition historique [geschichtliche Überlieferung] se transforme à vue d’œil en un simple besoin d’information. Mais tant que l’homme se comprendra encore lui-même comme un être historique libre [ein freies geschichtliches Wesen], il se refusera, il est vrai, à abandonner la détermination de l’homme [die Bestimmung des Menschen] au mode de penser cybernétique. De prime abord, la cybernétique elle-même concède qu’elle tombe là sur des questions difficiles. Mais elle tient ces question pour fondamentalement résolubles et considère l’homme comme constituant encore, mais provisoirement, un « facteur de perturbation » dans le calcul cybernétique. En attendant, elle peut être déjà sûre de son affaire, à savoir : tout ce qui est, le prendre en compte dans son calcul en tant que processus piloté ; parce que l’idée perce de déterminer la liberté de l’homme comme une liberté planifiée, c.-à-d. pilotable. Car seule cette dernière semble encore, pour la société industrielle, garantir la possibilité d’habiter humainement dans un monde technique qui se fait, de façon toujours plus décidée, toujours plus pressant. La fin de la philosophie est caractérisée par la dispersion de ses disciplines dans des sciences indépendantes dont l’unification d’un genre nouveau se fraye une voie dans la cybernétique. Voudrait-on toutefois attribuer à la dispersion de la philosophie en sciences et à son relai par la cybernétique une valeur de symptôme d’une simple déchéance [Verfall], que serait par là-même manqué[e la possibilité de porter] le regard au cœur de l’affaire [die sachliche Einsicht in das, was Ende der Philosophie meint] : ce que veut dire fin de la philosophie. Et ce jugement serait aussi précipité, car jusqu’à présent, nous avons seulement signalés [genannt] des indices de la fin de la philosophie, mais n’avons pas encore pensé de près [bedacht] ce qui fait le propre de la fin. Ce qui ne pourra réussir que si – au moins l’éclair d’un regard – nous nous laissons engager dans la question : qu’est-ce que l’affaire propre de la philosophie, à laquelle celle-ci demeure vouée [gewiesen] depuis son début ? À son début, la pensée qui s’appellera plus tard philosophie, se trouve vouée à d’abord, pour une fois, appréhender et dire l’étonnant : que l’étant est et comment il est. Ce que nous nommons, nous, de façon équivoque et passablement confuse, l’étant, les philosophes grecs l’ont éprouvé comme l’étant-présent, parce que l’être venait leur parler comme la présencemême. Et dans celle-ci a du même coup été pensé le passage de la présence à la présence, advenir et disparaître, naître et passer, ce qui s’appelle le mouvement. Au cours de l’histoire-destinée de la philosophie, l’expérience et l’interprétation de la présence-même de l’étant-présent se modifient. La fin de la philosophie est atteinte lorsque cette modification [Wandlung] parvient à son comble dans son ultime possibilité [erfüllt sich in ihrer letzten Möglichkeit].37 ––––––––––––– 37 ZFBD, pp. 621-624 / AP, pp. 15-18. 16 16) (cité au passage lors de la séance du 13.10.2015, et rappelé lors de celle du17.11.2015) Aristote, Métaphysique, IV, 1006a3-8 : Nous venons justement d’admettre qu’à un étant, il est impossible d’à la fois être et ne pas être, et avons ce faisant indiqué que tel est le plus ferme de tous les principes [τῶν ἀρχῶν πασῶν]. Certains jugent que cela même demande à être démontré [ἀποδεικνύναι], mais c’est par manque d’éducation dans le savoir [ἀπαιδευσία]. C’est effet manquer d’une telle éducation que de ne pas reconnaître de quelles choses il est demandé [δεῖ] de chercher une démonstration [ἀπόδειξις] et desquelles cela n’est pas demandé […]. » Passage dont Heidegger cite d’ailleurs les deux dernières lignes dans EPAD, p. 89 / FPTP, p. 305, en traduisant, lui : « Es ist nämlich Unerzogenheit, keinen Blick zu haben dafür, mit Bezug worauf es nötig ist, einen Beweis zu suchen, in bezug worauf dies nicht nötig ist » – selon Beaufret et Fédier : « C’est en effet absence d’éducation que de ne pas savoir ouvrir l’œil sur ce point : pour quoi est de saison la recherche d’une preuve, et pour quoi, non. » – 17) (cité au cours de la séance du 17.11.2015) Jean Piaget, Sagesse et illusions de la philosophie, Paris : PUF (À la pensée), 31972, p. I : [...] la philosophie, conformément au grand nom qu’elle a reçu, constitue une « sagesse », indispensable aux êtres rationnels pour coordonner les diverses activités de l’homme, mais [...] elle n’atteint pas un savoir proprement dit, pourvu des garanties et des modes de contrôle caractérisant ce qu’on appelle la « connaissance ». 17 SEMESTRE PRINTEMPS-ÉTÉ 2016 NB : après les citations 15 à 17 requises par la tournure des échanges au fil des séances précédentes, retour sur la question de l’οὐσία (cf. citation 14), puis, à partir de 20, citations convoquées en vue d’approfondir notre compréhension des cinq premiers alinéas de la première partie de La Fin de la philosophie et la tâche de la pensée. Au-delà… ce sera “du Marx”, et donc aussi “du Hegel” ! 18) PLATON à propos d’οὐσία (extrait du passage dit de « l’analogie du soleil ») : […] le soleil accorde [παρέχει] aux choses visibles non seulement la possibilité d’être vues [δύναμις ὁρᾶσθαι (leur visibilité)], mais et la génération, et l’accroissement et la nourriture [ἀλλα καὶ τὴν γένεσιν καὶ αὔξεν καὶ τροφήν], sans toutefois être lui-même génération. [De même,] sous le bien [ὑπὸ τοῦ άγαθοῦ], non seulement l’être connu [τὸ γιγνώσκεσθαι] advient [παρεῖναι] aux choses connues, mais aussi viennent se joindre à [être auprès de… à même] celles-ci [αὐτοῖς προσεῖναι] et l’εἶναι et l’οὐσία, le bien [τὸ ἀγαθόν] n’étant toutefois pas οὐσία, mais la surpassant, se tenant encore au-delà de l’οὐσία [ἔτι ἐπέκεινα τῆς οὐσίας ὑπερέχον] par [son] antériorité et [sa] puissance [ἔτι ἐπέκεινα τῆς οὐσιας πρεσβείᾳ καὶ δυνάμει].38 19) ARISTOTE à propos d’οὐσία : Ce qui et jadis, et maintenant, et toujours, est recherché, et toujours sans issue [aporétique], qu’est l’étant [sous-entendu : qu’est(-)ce qui est proprement étant… (en tant que proprement étant)] ? À quoi Aristote d’ajouter : […] cela c’est : qu’est l’οὐσία ? (ce que certains disent être un, d’autres plutôt plusieurs choses, et certains limitées, d’autres illimitées en nombre) ? Conformément à quoi ce qu’il y a, pour nous aussi, à envisager d’un tel étant [l’étant qu’est l’οὐσία], c’est surtout, avant tout et pour ainsi dire uniquement, ce que c’est. Cela même revenant, à ses yeux, à se poser les questions suivantes : Quelles sont les οὐσίαι ? […] y en a-t-il ou n’y en a-t-il pas certaines en dehors des sensibles ? Et comment celles-ci [les οὐσίαι sensibles] sont-elles ? […] y a-t-il, en dehors des sensibles, une οὐσία séparée, et si oui grâce à quoi ? et comment ? ou n’y en a-t-il aucune ?39 Questions dont Aristote aura dans l’intervalle esquissé comme suit les réponses qui leur étaient alors apportées : L’on est d’avis que c’est aux corps que l’οὐσία appartient le plus manifestement. […] Et il apparaît à certains que les limites du corps, telles la surface, la ligne, le point et l’unité, sont des οὐσίαι, et même plus que le corps et le solide. En outre, il y a ceux qui pensent qu’en dehors des choses sensibles, il n’est rien de tel, et ceux qui pensent qu’il est des choses permanentes qui sont en plus grand nombre [que les choses sensibles] et qui ont plus d’être [sont plus étantes (μᾶλλον ὄντα)]. Ainsi Platon, pour qui les idées et les choses mathématiques sont deux espèces d’οὐσίαι, une troisième étant l’οὐσία des corps sensibles. [Etc.]40 ––––––––––––– 38 La République, VI, 509b2-10. Métaphysique, VII, 2, 1028b28-31. 40 Métaphysique, VII, 2, 1028b2-31. 39 18 20) HEIDEGGER, philosophie-métaphysique-platonisme : C’est Platon qui, avec son interprétation [Auslegung] de l’être comme ἰδέα, a pour la première fois distingué l’être [de l’étant] par le caractère de l’à priori 41. L’être est le πρότερον τῇ φῦσει [le prius, das Vorherige, l’antérieur (premier, “prioritaire”) selon la φύσις, la venue dans la présence] ; et dans cette mesure, τὰ φύσει ὄντα [les étants par φύσις, par venue dans la présence], c.-à-d. l’étant: le postérieur [das Nachherige]. Vu à partir de l’étant, l’être non seulement vient à l’étant en tant que l’antérieur, mais il règne sur lui, et il se montre comme ce qui s’étend au-dessus et au-delà de l’étant, des φύσει ὄντα. L’étant, en tant que cet étant qui est déterminé par l’être au sens de la φύσις, ne peut être saisi que par un savoir, un connaître, qui pense ce caractère de φύσις [des étants]. La connaissance de l’étant, des φύσει ὄντα, est l’ἐπιστήμη φυσική. Ce qui devient le thème de ce savoir de l’étant s’appelle par suite τὰ φυσικά. τὰ φυσικά devient ainsi le nom de l’étant. L’être, de par son apriorité42 [Apriorität], s’étend pourtant au-dessus et au-delà de l’étant. « Au-delà sur » et « par-delà pour » se dit en grec μετά. Pour connaître et savoir l’être, qui en son être [wesenhaft] est à priori – ce qui par avance vient à partir de soi sur [das Vor-herige]43 – (πρότερον τῇ φῦσει), il faut par suite, du point de vue de l’étant, des φυσικά, en sortir, il faut que connaître l’être soit μετὰ τὰ φυσικά, qu’il soit métaphysique. D’après la signification de ce dont il s’agit, ce titre ne nomme rien d’autre que le savoir de l’être de l’étant, lequel être se distingue par l’apriorité et a été conçu par Platon comme ἰδέα. C’est donc avec l’interprétation par Platon de l’être comme ἰδέα que commence [beginnt] la méta-physique. Elle marque de son empreinte, pour la suite des temps, l’être [Wesen] de la philosophie occidentale. Dont l’histoire-destinée est, depuis Platon jusqu’à Nietzsche, l’histoire-destinée de la métaphysique. Et parce que la métaphysique commence avec l’interprétation de l’être comme « idée », et que cette interprétation demeure ce qui donne la mesure, toute philosophie depuis Platon est « idéalisme » au sens où ce mot dit clairement [in dem eindeutigen Sinne des Wortes] que dans l’idée, dans ce qui ressortit à l’idée et dans l’idéal, c’est l’être qui est recherché. Vu à partir du fondateur de la métaphysique, l’on peut donc aussi dire : toute philosophie occidentale est platonisme. Métaphysique, idéalisme, platonisme signifient au fond [im Wesen] la même chose. Ils restent ce qui donne la mesure même là où se font valoir des mouvements d’opposition [Gegenbewegungen (« contrecourants » propose Klossowski)] et des retournements [Umkehrungen].44 21) HEIDEGGER : l’être comme à priori dans l’interprétation platonicienne de l’être comme ἰδέα Le πρότερον a un double sens : 1. πρὸς ἡμᾶς – selon l’ordre de la succession temporelle où nous saisissons proprement l’étant et l’être. ––––––––––––– 41 Voir GA 65, Beiträge zur Philosophie (vom Ereignis), GA 65 / Apports à la philosophie. De l’avenance, traduit de l’allemand par François Fédier, Paris : Gallimard (Bibliothèque de philosophie, Œuvres de Martin Heidegger), §§ 111112. 42 Le TLF mentionne entre autres la notion d’« apriorité de la mort » dans Jules Vuillemin, Essai sur la signification de la mort, Paris : PUF, 1948 [et non 1949], p. 307. 43 Voir une page plus haut : L’être, de par son propre être [Wesen], est le πρότερον, l’à priori, le précédent [das Frühere], même si ce n’est pas dans l’ordre de sa saisie par nous, mais bien plutôt eu égard à ce qui de soi-même vient d’en haut se montrer à nous, ce qui à partir de soi vient en premier dans l’ouvert pour nous. C’est pourquoi nous parviendrons à la traduction allemande d’à priori la plus à la mesure de ce dont il s’agit [die sachgemäßeste deutsche Übersetzung] si nous appelons l’à priori le Vor-herige. Le Vor-herige au sens strict où ce mot dit deux choses à la fois : le Vor désigne le « par avance [im vorhinein] », et le Her : le « à partir de soi sur nous pour nous » [von sich aus auf uns zu]. GA 6. 2 (Nietzsche II), pp. 195-196 / Nietzsche II, Traduit de l’allemand par Pierre Klossowski, Paris : Gallimard (Bibliothèque de philosophie), 1971 [ci-après N II], pp. 175-176. 44 19 2. τῇ φῦσει – selon l’ordre dans lequel l’être este et l’étant « est » [in der das Sein west und das Seiende »ist«].45 Comment devons-nous comprendre cela ? […] Afin d’y voir clair, il nous faut seulement ne pas se relâcher dans l’effort de penser tous les énoncés grecs sur l’étant et l’être de manière vraiment grecque. Pour les Grecs (Platon, Aristote), être signifie οὐσία : présence-même de ce qui vient se maintenir dans ce qui est à découvert [Anwesenheit des Beständigen in das Unverborgene46] ; οὐσία est une interprétation dans laquelle a muté de ce qui, au commencement, s’appelle φύσις [dessen, was anfänglich φύσις heißt]. [Ce qui est] τῇ φῦσει, vu à partir de l’être lui-même, et c’est dire, maintenant, vu à partir de la présence-même de ce qui vient se tenir dans ce qui est à découvert, c’est par exemple l’être égal, l’égalité, πρότερον, par avance, par opposition aux choses égales sur le plan de l’étant [vor-herig gegenüber den seienden gleichen Dingen]. Être égal se présente [west an] déjà dans ce qui est à découvert, l’égalité « est », avant qu’en percevant des choses égales, nous les saisissions du regard, et les considérions, voire les pensions, proprement, comme égales. Être égal, dans notre comportement envers des choses égales, est par avance déjà entré dans le champ de vision [ist zuvor schon in die Sicht getreten]. Et de telle façon qu’à vrai dire, ce n’est qu’alors seulement qu’il apporte avec lui et tient ouverts « une vue » et « de l’ouvert » [daß es »Sicht« und »Offenes« erst mit sich bringt und offenhält], et accorde la visibilité d’un étant égal. À partir de quoi Platon dit qu’en tant que la présence-même dans le découvert, l’être est ἰδέα, visibilité. Parce que l’être est présence-même de ce qui vient se maintenir dans le découvert, Platon peut donc interpréter l’être, l’οὐσία (étantité), comme ἰδέα. […] Les « idées » sont πρότερον τῇ φῦσει, ce qui par avance vient à partir de soi [das Vor-herige] en tant présence. […] ἰδέα, d’une certaine manière, dit la même chose que εἶδος, nom que Platon emploie aussi souvent au lieu de ἰδέα. εἶδος signifie l’« aspect [das »Aussehen«] ». […] Pensé de façon grecque, l’« aspect » d’un étant […] est ce dans quoi cet étant vient se montrer [zum Vorschein], c.-à-d. dans la présence-même, c.-à-d. dans l’être. L’« aspect » est […] ce dans quoi l’étant […] a son maintien47 et d’où il vient se mettre là-devant [woraus es hervorkommt = apparaître, se montrer], parce que c’est dans cela qu’il se tient avec constance, c.-à-d. est. Vu à partir des étants singuliers […], l’ἰδέα est alors le « général [das Allgemeine] » pour le particulier, et c’est pourquoi l’ἰδέα reçoit aussitôt le caractère distinctif du κοινόν, de ce qui est commun [gemeinsam] à beaucoup de singuliers48. Parce chaque singulier et chaque particulier a chaque fois dans son ἰδέα sa présence-même et son maintien, donc son être, l’ἰδέα, par conséquent, en tant que ce qui confère « être », est de son côté le proprement étant, ὄντως ὂν. À l’opposé, [l’étant] singulier et ainsi tout étant particulier ne laisse à chaque fois apparaître l’ἰδέα que de telle ou telle façon, donc limitée et entravée. C’est pourquoi Platon appelle les étants singuliers que sont les choses le μὴ ὄν ; ce qui n’est pas simplement rien, bien plutôt un ὂν, mais comme il devrait proprement ne pas être, quelque chose à quoi, justement, il faut au fond refuser la pleine distinction d’ὂν, le μὴ ὄν. C’est toujours l’ἰδέα, et elle seulement, qui distingue l’étant en tant qu’un étant. C’est pourquoi dans tout étant-présent, c’est d’abord et par avance l’ἰδέα qui vient se montrer. L’être, de par son propre être [Wesen], est le πρότερον, l’à priori, le précédent [das Frühere], même si ce n’est pas dans l’ordre de sa saisie par nous, mais bien plutôt eu égard à ce qui de soi-même vient d’en haut se montrer à nous, ce qui à partir de soi vient en premier dans l’ouvert pour nous.49 ––––––––––––– Quelques pages plus haut (voir GA 6. 2, pp. 189-190 / N. II, p. 170), Heidegger aura avancé que c’est Platon le premier qui a traité explicitement de ce πρότερον en rapport avec l’étantité de l’étant (οὐσία), « et à sa suite Aristote aussi ». Il reste que c’est ce dernier seulement que la distinction entre πρότερον τῇ φῦσει (ou simplement φῦσει) et πρότερον πρὸς ἡμᾶς (ou ἡμῖν) est formulée en ces termes-là. 46 Noter l’accusatif de direction. 47 Sa « consistance », selon la traduction systématique de Bestand par Klossowski, lequel toutefois oublie (?) de traduire cette phrase ! 48 Considération essentielle, à retenir donc, en vue 49 GA 6. 2, pp. 193-195 / N. II, pp. 173-174. 45 20 22) BEAUFRET racontant la façon dont Heidegger lui a confié avoir découvert « le sens de être » comme présence : C’est ainsi qu’il s’avisa “un jour” – ainsi parlait-il parfois – qu’au nom platonicien et aristotélicien de l’être, ousia, qui dit aussi, dans la langue courante [grecque], le bien d’un paysan, répond directement de ce point de vue l’allemand Anwesen, mais que, d’autre part, rien n’est plus proche du neutre Anwesen que le féminin Anwesenheit, où la désinence -heit porte au langage, en le faisant pour ainsi dire briller, ce qui, dans Anwesen, reste encore opaque. Anwesenheit dit ainsi : la pure brillance de l’Anwesen. Mais d’autre part Anwesenheit est synonyme de Gegenwart, et par là dit que ce qui brille quand retentit le nom grec de l’être (ousia comme aphérèse de parousia), est essentiellement du présent.50 23) HEIDEGGER : étymologie du verbe “être” 1. La racine la plus ancienne, la racine à proprement parler [de “être”], est *es-, sanskrit asus, la vie, le vivant, ce qui de par lui-même [von ihm selbst her] se tient à l’intérieur de lui, et se meut, et se repose : ce qui a pour propre de se tenir [das Eigenständige]. C’est à cela que ressortissent, en sanscrit, les formations verbales esmi, esi, esti, asmi. À quoi correspondent, en grec, εἰμί et εἶναι, en latin esum et esse. Sunt, sind et sein sont de la même famille. Et il est encore à remarquer que dans toutes les langues indo-européennes, le « est » [»ist«] (estin, est…) se maintient dès le début. 2. L’autre racine indo-européenne est *bhû-, *bheu-. S’y rattache le grec φύω [1ère pers. du sing. de l’ind. prés. du verbe φύειν], éclore [aufgehen], étendre son règne [walten], à partir de cela même [de ce Walten] en venir à se tenir et maintenir [von ihm selbst her zu Stand kommen und im Stand bleiben]. Ce *bhû-, conformément à la conception usuelle et superficielle de φύσις et de φύειν, a été interprété jusqu’à présent comme nature et comme « croissance ». À partir d’une interprétation plus proche de sa source [ursprünglichere Auslegung], qui s’enracine dans l’explication de fond avec le commencement de la philosophie grecque, « croître » s’avère consister en une éclosion [aufgehen] elle-même déterminée dans la tonalité de la présence [Anwesen] et de l’apparaître [Erscheinen]. Depuis peu l’on rapproche la racine φυ- de φα-, φαίνεσθαι. La φύσις serait ainsi ce qui éclôt à la lumière [ins (accusatif de direction) Licht], et φύειν briller, paraître et en cela apparaître [scheinen und deshalb erscheinen] (cf. Zeitschrift für vergl[eichende] Sprachwissenschaft [Revue de linguistique comparative (aujourd’hui Historische Sprachforschung)], t. 59). De même racine est le parfait latin fui, fuo, tout comme l’allemand bin, bist, wir birn, ihr birt [suis, es, nous sommes, vous êtes] – ces deux dernières formes ayant disparu au XIVe siècle. L’impératif bis [sois] s’est maintenu plus longtemps à côté des formes bin et bist („bis mein Weib” [sois ma femme]) 3. La troisième racine n’apparaît que dans le registre des flexions du verbe germanique sein : *ues- ; ancien indo-européen vasami, germanique wesan, habiter, demeurer, séjourner ; à *ues- se rattachent westia, wastu, Vesta, vestibulum. C’est à partir de là que se forment, en allemand, gewesen ; puis was [en anglais], war, es west, wesen. Le participe wesend se maintient encore dans an-wesend, ab-wesend. Le substantif Wesen, à l’origine, ne signifie pas [l’essence, i. e.] le ce-que-c’est [das Was-sein], la quidditas, mais la demeurance [das Währen] comme présent [Gegenwart], pré- et ab-sence. Le sens du latin præ-sens et ab-sens s’est perdu. Dii con-sentes, est-ce que cela signifie : tous les dieux faisant ensemble acte de présence ?51 ––––––––––––– 50 Eryck de Rubercy, Dominique Le Buhan et Jean Beaufret, Douze questions posées à Jean Beaufret à propos de Martin Heidegger, Aubier, 1983, p. 20 51 Voir Martin Heidegger, En guise de contribution à la grammaire et à l’étymologie du mot « être ». Introduction en la métaphysique (chap. II), Bilingue allemand-français, édité, traduit de l’allemand et commenté par Pascal David, Seuil, 2005, pp. 60|61-62|63 [chap. II B, § 22]. 21 24) HEIDEGGER : « la métaphysique est la « Physique » proprement dite » Il est vrai que la métaphysique semble […] surmonter toute φύσις et tomber hors de son domaine de souveraineté. Mais ce surmontement « par-dessus » [Überstieg »über«] les φύσει ὄντα prend avant toute autre chose ceux-ci – les étants déterminés par la φύσις – pour point d’appel du saut et indication du chemin à suivre, et le surpassement reste alors justement en rapport, si tant est que ce soit avec quelque chose, avec la φύσις. Mais ce n’est par suite à rien d’autre qu’à l’ἀρχή des φύσει ὄντα que s’élève le surmontement ; la méta-physique ne cherche rien d’autre que la φύσις ; et finalement elle la pense (en tant qu’οὐσία) uniquement pour rendre raison [rechtfertigen] des φύσει ὄντα et [s’]assurer [de] ceux-ci en tant que le séjour au sens de l’étant dans son entier découvert [entdeckt52] et expliqué. La méta-physique articule et ajointe l’être à découvert [Unverborgenheit] de l’étant, et l’ajointement [Fügung] (fugue [Fuge]) consiste en ceci : [faire en sorte] que de l’étant-présent pouvant être proprement éprouvé comme un tel étant-présent à partir de la venue dans la présence du « premier » (ἀρχή) et de l’εἶδος, soit posé à différents endroits en tant que consistant en soi [in sich beständig], et [se tenant] à distance [abständig53], et à chaque fois dans un état le distinguant – séparant – de chacun des autres [je jeglichem zuständig unterschieden – geschieden], et qu’ainsi un espace [Raum] soit arrangé [eingeraümt] à l’« étant » dans l’arrondissement [Bezirk] de l’être. La métaphysique est et accomplit cet arrangement [Einraümung] de l’étant dans l’être sans expérimenter l’« espace » lui-même ni le maîtriser en son être. La métaphysique est l’ajointement fugué [Fuge] de la mise à découvert [Entbergung] de l’étant en faveur d’un tel étant [zu einem solchen], c.-à-d. dans ce qui est à découvert, dont l’être à découvert se détermine comme étantité [qua étance-même] au sens de la stabilisation [dans la constance] de la venue dans la présence [Beständigung der Anwesung] sans questionnement ni savoir du caractère spatio-temporel [Zeit-Raum-charakter] de l’être et de sa vérité. Quand nous disons que la métaphysique, et elle seulement, confirme la φύσις et fait en fin de compte muter sa prépotence [Vormacht] en la rendant méconnaissable dans l’empire du se faire de par soi-même [ins Unkenntliche der Machenschaft], quand nous disons, en bref, que la métaphysique est la « Physique » proprement dite en tant que savoir de la φύσις au sens de l’être de l’étant, et quand nous comprenons la φύσις comme le contre-fond qui confère sa consistance [als den Gegengrund zum Bestand] à la τέχνη et à la transformation de celle-ci en « technique », nous pensons alors φύσις non pas au sens ultérieur de « nature », voire du « sensible [Sinnlichkeit54] », mais au sens qui est le sien au commencement, celui du règne de l’éclosion [im anfänglichen Sinne des aufgehenden Waltens], ce qui a aussi peu de choses en commun avec [la] « nature » et [le] sensible qu’avec [la] « surnature » et [l’]« esprit » et [le] « suprasensible ».55 25) ARISTOTE : origine du « principe de raison [Satz vom Grund] » οὐδεν γὰρ ἔτυχε κινεῖται, ἀλλὰ δεῖ τι ἀεὶ ὑπάρχειν Rien, en effet, n’est mû par hasard, mais il faut toujours que quelque chose de déterminé [y] fasse fond en tant que principe [ἀρχή].56 ––––––––––––– entdeckt : découvert ≠ unverborgen : à découvert ! entdecken : découvrir ≠ entbergen : mettre à découvert Parce que vorhanden au regard de l’homme ? 54 Entendue, à la manière de Marx par exemple, comme l’ensemble de ce qui [“monde”, “choses”] est sensible au sens où il peut être appréhendé par quelque faculté sensitive (toucher, ouïe, odorat, goût, vue), et non pas comme la sensibilité qua ensemble des facultés sensitives (sensorielles) propres aux êtres vivants et peut-être spécifiques aux seuls animaux. 55 GA 66 (Besinnung [Méditation du sens]), pp. 368-369. 56 Métaphysique, 12 (Λ), 1071b34-35. 52 53 22 26) MARX et la philosophie […] avec cette manière de voir les choses telles qu’effectivement elles sont et se sont produites, […] chaque problème philosophique profond se dissout tout simplement en un fait empirique.57 ––––––––––––– Die deutsche Ideologie, in : MEW, Bd. 3, 1983 (11958) [ci-après DI], p. 43 / L’Idéologie allemande (« Conception matérialiste et critique du monde. ») 1845-1846, in Œ III [ci-après IA], p. 1079. 57 23 III) SUPPLÉMENTS DE TOUTES SORTES (À SUIVRE…)58 1) ÉLÉMENTS TECHNIQUES POUR FACILITER L’ENTENTE DE LA DÉFINITION DE LA σοφία SELON ARISTOTE, Métaphysique, IV, 1003a21-26 (en vue des séances des 1er et 15 décembre prochains ) i) Conformément à ce qu’Aristote en dit lui-même, avant tout dans Métaphysique VII, les Seconds Analytiques II et Topiques I, la définition, ὁρισμός (soit, pour ainsi dire, l’horizon, et précisément la definitio au sens littéral, qui lui vient de finis, la limite, de la dé-limitation d’une chose – car c’est bien d’une telle « définition de [quelque] chose [definitio quid rei] », et non pas d’une « définition de [quelque] mot [definitio quid nominis] », qu’il s’agit dans la définition de la σοφία qui nous occupe ici59), est un λόγος, soit (ici) un énoncé, et un énoncé prédicatif, en l’occurrence, une proposition du type « S(ujet) est (qua copule) P(rédicat) » qui consiste à « montrer [δεικνύναι] » « “le ceque-c’est” [τὸ τί ἐστιν, le quid est] » et, en ce sens, l’« essence [essentia] », de la chose à définir (du definiendum) ; cela même revenant à délimiter précisément l’« espèce [εἶδος, species] » de choses à laquelle ladite chose appartient en établissant la ou, le cas échéant, les « différences [διαφοραί, differentiæ] » qui suffisent à distinguer celle(s)-ci des autres (espèces de) choses du même « genre [γένος, genus] ». D’où la règle de méthode qui veut que la définition de chose se fasse per genum proximum et differentiam specificam, « par genre prochain et différence spécifique ». ii) ἐπίστασθαι provient vraisemblablement de ἐφίστασθαι, qui est la voix moyenne de ἐφίσταναι (première personne du présent de l’indicatif : ἐφίστημι), « placer sur ou auprès de », et qui signifie donc « se placer et se tenir sur ou auprès de ». Or, c’est là ce que dit le substantif ἐπίστασις : « l’action de se etc. ». Mais ce que ce substantif ἐπίστασις donne aussi à entendre – plus distinctement que les verbes ἐπίστασθαι et ἐφίστασθαι, – c’est qu’elle ne va pas sans une certaine… “stase [στασις]”, soit une stabilité, voire une fixité, de l’attention par exemple ; qu’elle consiste donc à non seulement se placer et se tenir, mais aussi à se maintenir, « stable [στατός] », auprès de et proprement sur quelque chose. iii) Dans εἰδέναι parle le substantif τὸ εἶδος qui – bien avant d’être, avec ἡ ἰδέα, qui parle, lui, dans le verbe ἰδεῖν, l’un des deux noms de « l’idée » platonicienne, – désigne, comme ἡ ἰδέα d’ailleurs, l’aspect au sens de l’apparence, de la figure ou encore de la forme visible à l’œil de quelque chose : la forme du cyprès et celle de l’olivier, celle de Stan Laurel et celle d’Oliver Hardy, etc. Εἰδέναι veut donc dire « voir ». Mais quand il désigne « la connaissance [ἡ εἴδησις] », il veut dire « voir » en un sens beaucoup plus large que celui de la seule vision occulaire. Il signifie « voir » au sens où l’on peut dire « je vois ! » en réponse à quelqu’un qui vous dit des choses comme « l’air est frais ce matin », « ce bois est vermoulu », « ces fruits sont très sucrés » ou « cette musique est subtile », etc. ; et aussi dire à quelqu’un « je me vois partir en montagne la semaine prochaine », ou « je le vois encore, avec sa calvitie et sa barbe blanche », ou alors « je vois bien qu’il va pleuvoir », ou encore « je vois ce que tu veux dire », « je vois à quoi tu penses », « je vois ce que tu veux », etc. Connaître, c’est voir quelque chose sous quelque aspect que ce soit, quelque soit l’aspect sous lequel cette chose se présente. ––––––––––––– 58 Comme le Répertoire de citations , ci-dessus, ces Suppléments seront augmentés au fil des séances ! Cette distinction entre ces deux espèces de définitions, que nous formulons ici dans les termes de la scolastique médiévale, remonte à la caractérisation aristotélicienne de la définition comme ce qui « montre soit ce qu’est [une “chose” en ce qu’elle est], soit ce que signifie son nom » (Seconds Analytiques, II, 7, 92b26-27). Voir aussi Seconds Analytiques, II, 10, 93b29-31 : 59 Puisque la définition est dite [être] l’énoncé du ce-que-c’est, il est clair que l’une [de ses espèces] sera l’énoncé de ce que signifie le nom, soit un énoncé “nominal” [ὀνοματώδης] autre que celui qui indique [ce qu’est cette chose]. 24 iv) Le verbe « δοξάζειν », dans lequel parle le substantif « δόξα », signifie, certes, « juger ». Mais en grec, il est d’autres noms pour « juger », à commencer par « κρίνειν », qui signifie plus particulièrement « distinguer », « discerner » et « décider », et qui désigne ainsi l’activité de juger d’une chose en distinguant, selon tel ou tel « κριτήριον [critère] », en l’occurrence, si elle est ou non ceci ou cela, et donc ce qu’elle est par distinction d’avec ce qu’elle n’est pas – pareille « κρίσις [distinction, décision] » étant d’ailleurs le sens premier de ce qu’il s’appellera bien plus tard « la critique ». – Quant à δοξάζειν, c’est juger à partir de ce qui « paraît [δοκεῖ] », autrement dit à partir de « l’apparence », qui est le sens premier de ἡ δόξα ; sous-entendu : à partir de ce qui paraît être, et cela sur le mode de ce que dit l’équivalent latin de « ἐμοι δοκεῖ [il me paraît (sous-entendu : que ceci ou cela est… ou n’est pas)] » qu’est « mihi visum est », littéralement : « il est vu par moi », et l’on pourrait dire : « pour moi, “c’est vu” ». Or justement, la meilleure traduction, en français, de « mihi visum est » est ce quasi équivalent : « il m’est avis (que etc.) ». D’où, à mon sens, la nécessité de traduire ἡ δόξα au sens, second, du jugement formé de cette façon-là, par « l’avis » plutôt que par « l’opinion » – nom qui, s’il désigne bien une espèce de jugement, et peut-être bien de l’ordre de l’avis, ne dit plus rien de la façon dont il est formé, de telle sorte que dès le recours des philosophes romains à « opinio » pour traduire δόξα, la distinction platonicienne entre δόξα et ἐπιστήμη a permis que l’on comprenne toujours largement « opinion » au sens péjoratif de « croyance imaginaire ou fausse », selon “le Bailly” qui cite en exemple Cicéron, : « Apud homines barbaros opinio plus ualet saepe quam res ipsa ». – v) L’ἀρχή d’une chose, son principe, en est – comme le signalent encore les nombreux mots de notre langue qui proviennent de son nom grec, – l’origine. Laquelle cependant, loin de n’être qu’un point de départ qu’elle aurait à quitter, la commande – comme le disent également d’autres mots français, – et cela en permanence. À la manière, en quelque sorte, d’une source commande le cours d’eau qui en découle : obstruez la source et c’est le cours d’eau lui-même que vous supprimez, ou modifiez-la, faites-en par exemple varier le débit, et c’est aussi le cours d’eau lui-même que vous modifiez ! Quant à l’αἰτία d’une chose, sa cause, il se trouve que pour Aristote comme pour les anciens Grecs en général, elle est tout sauf ce que nous entendons par là aujourd’hui ; et dont Cicéron, dans son De Fato, a peut-être été le premier à donner cette définition très claire : id quod quidque efficienter antecedit60, « ce qui précède avec efficience quelque chose », autrement dit « l’antécédent efficient » d’un « conséquent » qu’on va donc appeller un effet ; selon John Stuart Mill : « L’antécédent ou ensemble d’antécédents dont le phénomène appelé effet est invariablement et inconditionnellement le conséquent » ; ce qui est devenu, aujourd’hui : est cause de y (qui n’a plus rien de grec !) tout x tel que « si x alors y ».61 L’étymologie et la lexicographie enseignent que le sens original de αἰτία, comme d’ailleurs du latin causa, est juridique : ce nom désigne ce qui est responsable et à ce titre appelé à répondre de quelque chose, qu’il soit ou non la cause de cette chose comme de son effet, de l’effet de son action à lui – ainsi des parents peuvent-il être mis en cause, tenus pour responsables et appelés à répondre du bris de la splendide baie vitrée de la maison de leurs voisins par… le ballon avec lequel jouaient leurs enfants. – Avec ceci que, quand bien même ce dont une cause ainsi entendue est responsable serait un mal – comme c’est souvent le cas quand il s’agit de responsabilité juridique, – il me paraît plus parlant de dire qu’elle est ce dont une chose est redevable de quelque chose ; et redevable, au premier chef – comme il va nous falloir l’envisager dès à présent, – d’être plutôt que de ne n’être pas, et d’être ce qu’elle est plutôt qu’autre chose, ou alors d’être de la façon dont elle est plutôt qu’autrement, d’être où elle est plutôt qu’ailleurs, etc. etc. (voir ci-dessous note 46 : les déterminations catégoriales de l’étant selon Aristote). ––––––––––––– 60 Voir De Fato, 34. Sur ce point et ce qui suit concernant la cause, voir tout spécialement Martin Heidegger, “ Die Frage nach der Technik [1954] ” [ci-après FT], in : GA 7 (Vorträge und Aufsätze), pp. 9-13 / “ La Question de la technique ” [ci-après QT], in : Essais et conférences, Paris : Gallimard (Les Essais, LXC), 1958 [ci-après EC], pp. 12-17. 61 25 vi) À ce qu’Aristote en dit dans Métaphysique I et au début du chapitre 3 du deuxième Livre de sa Physique62, ces causes sont les « causes principielles [au sens de « premières », voire « suprêmes » : ἐξ ἀρχῆς] » de ce qui est, autrement dit « τὸ διὰ τί πρῶτον [le ce au travers (par l’“inter[διὰ]médiaire” etc.) de quoi au premier chef] » – car « tel qu’en lui-même [καθ᾽ αὐτό] », l’étant est « avant que [πρότερον] »63 d’être… avec telles ou telles quantités (dimension, poids etc.), avec telles ou telles qualités (couleur, consistance, “valeur” etc.), en tel ou tel lieu, à tel ou tel moment, dans telle ou telle position, entre autres.64 – Et ces causes-là s’avèrent être au nombre de quatre65. À savoir, en bref : – Τὸ τί ἧν εἶναι, soit ce qu’Aristote appelle τὸ τί ἐστιν, « le ce que c’est » de l’étant en tant que telle ou telle chose plutôt qu’une autre, en tant que table par exemple ; pour dire quoi le latin, et peut-être bien Sénèque, inventera « essentia [essence] » ; et qui est précisément ce qu’est appelé à établir et ainsi dévoiler cette espèce de λόγος, ici au sens de la proposition, ou de l’énoncé prédicatif, du type « S est P », qu’est la définition. Mais avec ceci que la formule τὸ τί ἧν εἶναι – littéralement : « le ce que [pour l’avoir toujours été] était [son] être », – donne à entendre que « cela [τί] » que se trouve être l’étant, cette table pour reprendre notre exemple, cet étant ne pouvait pas, et ne pourrait pas plus… ne pas l’être. À l’écoute de quoi je propose de la traduire par : « le ce que ne pouvait qu’être ». Non sans comprendre qu’il soit arrivé à Jean Beaufret, par exemple, de la traduire par : « le ce que [à quoi je me permets d’ajouter « donc »] devrait être [voire : « “se devrait” d’être » quelque chose afin… d’être… ce qu’elle est] ». Les deux propositions pouvant être justifiées, entre autres arguments, par le fait que dans Physique II, 3, entre autres, Aristote appelle cette cause τὸ εἶδος, soit du nom que Platon a donné à ce qu’il a pensé être, rappelons-nous, la chose elle-même sous « l’aspect [τὸ εἶδος] » de ce qu’étant cette chose elle-même, la table elle-même – “la Table” avec un grand “T”, pour ainsi dire, – elle est… de et pour tout temps (non moins que l’idée du diplodocus … “le Diplodocus” lui-même en ce qu’il est). Mais là n’est pas notre question qui, pour le moment, n’est que celle du sens de αἰτία. Dans l’immédiat, il nous faut cependant enregistrer que cette cause sera finalement assimilée, sans plus de considération pour la temporalité qui paraît s’y jouer encore pour Aristote, à ce qu’on appellera « quidditas », « la quiddité », « die Washeit ». Et puis aussi, eu égard au fait qu’en plus de παράδειγμα ou encore σχῆμα, Aristote la nomme parfois μορφή, « forme » – un nom que Platon a lui-même donné à ce qu’il a pensé sous le nom de « idée [εἶδος, ἰδέα] », – « causa formalis », « la cause formelle ». – Ἡ ὕλη, « la matière » en tant que « τὸ ἐξ οὗ γίνεται, « le ce à partir de quoi il (l’étant) est “né”, “advenu”, soit ce d’où il est « issu », tel l’airain pour une statue ou l’argent pour une coupe sacrificielle, pour reprendre les exemples d’Aristote. À propos de quoi nous nous contenterons de relever ici que pour Aristote, les étants auxquels nous avons affaire de prime abord ont en effet une cause matérielle puisqu’ils sont chacun, en tant qu’à chaque fois « ceci [cette chose-ci] que voici [τόδε τί] », un σύνολον, un « composé », une « concrétion » (Beaufret), de matière et de forme. – [Τὸ] ὅθεν ἡ ἀρχὴ τῆς κινήσεως, « [le] d’où [il y a] le principe [qua origine] du mouvement ». Lequel « mouvement [κινήσις] », celui au lieu de l’origine duquel l’étant est donc redevable de son être même, n’est évidemment pas le mouvement local, mais l’espèce de mouvement parmi d’autres ––––––––––––– 62 Voir Métaphysique, I, 3, 983a24 sqq. et Physique, II, 3, 194b16-195a2. À ce propos, voir, entre autres, Jean Beaufret, Leçons de philosophie (1), Édition établie par Philippe Fouillaron, Paris : Seuil, 1998, p. 135 : « Ce πρότερον d’Aristote est l’acte de naissance de ce que sera l’a priori kantien (a priori est une traduction de πρότερον). » 64 Les déterminations catégoriales de l’étant selon Catégories, IV, 1b25-2a4 (les exemples sont d’Aristote lui-même) : 63 […] soit [1] l’essence [οὐσία au sens du « ce que c’est » (espèce ou genre) : est homme, est cheval], soit [2] le combien [la quantité : est de deux coudées, est de trois coudées], soit [3] le comment [la qualité : est blanc, est (bon) grammairien], soit [4] le relativement à quoi [la relation : est double, est demi, est plus grand], soit [5] le où [le lieu : est au Lycée, est sur l’Agora], soit [6] le quand [le moment : était hier, était l’an dernier], soit [7] la position [est allongé, est assis], soit [8] l’avoir [est chaussé, est armé], soit [9] l’agir [couper (est coupant), brûler (est brûlant], soit [10] le pâtir [est coupé, est brûlé]. Elles sont, selon la formule d’Aristote dans Métaphysique I, 3, τετραχῶς λέγεται, littéralement : « dites de quatre façons » ; mais en quoi, comprendrons-nous une fois que nous aurons appris à entendre λέγειν et λόγος en leur sens original, elles s’avèrent être elles-mêmes au nombre de quatre. 65 26 qu’est cette « ποίησις [production] » que dans le Banquet, Platon avait définie comme « la cause [ἡ αἰτία] » – sous-entendu : de leur être, – « pour les choses [et toutes, quelles qu’elles soient] qui passent du néant dans l’étant [τοι ἐκ τοῦ μὴ ὄντος εἰς τὸ ὄν ἰόντι] »66. Définition qu’Aristote affine cependant en établissant que le passage qu’est cette production dont le nom dit l’action de ducere, d’(a)mener, voire conduire, là en face (pro), ne s’opère pas tant du néant à l’être que d’un mode d’être, déjà, mais inférieur, à un autre et plus haut mode d’être, en soit, nommément : de la δύναμις à l’ἐνέργεια ou ἐντελέχεια (voir ci-dessous τέλος), de la potentialité (celle du bloc d’argent à devenir coupe, mais également celles de la fleur à devenir fruit, du fruit à devenir pousse, de la pousse à devenir…, etc. etc.) à l’accomplissement sive aboutissement (celui de la coupe, du fruit etc. etc.) – le passage de « l’être en puissance » à « l’être en acte » sive « entéléchie », dira la tradition. – Voilà pour la troisième des quatre causes de l’étant tel qu’en son être même ! Mais dont il importe alors au plus haut point – pour la suite de nos travaux, et la question même de l’affaire de la pensée à l’époque de la fin de la philosophie, – de nous aviser et de bien retenir que c’est elle qui, dès lors qu’elle aura été non plus tant vue que conçue comme « causa efficiens [cause efficiente] », constituera l’horizon de la conception de la cause comme antécédent efficient d’un effet, et de la causalité en somme comme efficience, soit comme cette efficiency que depuis quelque temps on en est arrivé à promouvoir, via l’impératif pour ainsi dire « catégorique » : « Be efficient ! », comme l’être et mode d’être le plus propre de l’homme lui-même !67 – Enfin, la quatrième cause, qui « se tient à l’opposé [ἀντικειμένη] » de la précédente, est τὸ τέλος, « la fin » au sens non pas du terme, mais de la finalité en tant que « τὸ οὗ ἔνεκα », « le ce en vue de quoi » quelque chose est, et a donc été, ou s’est lui-même produit. À distinguer de son utilité, qui est tout ce à quoi cette chose peut servir. Ainsi, la finalité d’une maison est l’habitation de l’homme sur terre. Et son utilité peut être d’assurer un revenu à son propriétaire, ou de constituer une réserve de valeur supposée s’accroître avec le temps, quand ce ne serait pas de servir de Poste de Commandement à des troupes en campagne, etc. Au vu de quoi nous pouvons à tout le moins pressentir en quel sens Aristote peut dire de la fin comme finalité qu’elle est « le bien [τὸ ἀγαθόν] » en ajoutant ce commentaire : « la fin de toute genèse [engendrement et devenir] et de tout mouvement est cela ». vii) – « Θεωρία » est étymologiquement apparenté à « θέατρον », avec lequel il partage la racine « θέα[la vue, la contemplation, et aussi “l’objet” de celles-ci, telle la belle vue qu’on est content d’avoir depuis chez soi, ou le spectacle donné au théâtre, ou alors justement aussi le spectacle d’une… théorie au sens de « cortège », « défilé »] ». À quoi vient s’ajouter, pour former « θεωρία », un dérivé de « ὁραν » qui signifie « voir », « regarder ». D’où il ressort que la θεωρία consiste, littéralement, à… “voir la vue” (la regarder, la contempler etc.) ! – la τέχνη, l’ars, l’art de l’artisan, de l’ouvrier et du médecin, avons-nous déjà expliqué, est ἐπιστήμη ποιητική, c’est-à-dire science de la ποίησις au sens lui aussi déjà expliqué de la production, – la φρόνησις, la prudentia, la prudence, est ἐπιστήμη πρακτική, science de la πρᾶξις, c’est-à-dire de l’action et, plus généralement, de l’activité vitale de l’homme en somme, et précisément de l’homme puisque à la différence de celle des autres « êtres vivants [ζῷα] », et spécialement de celle des « bêtes [θηρία] » – « il est évident que les bêtes possèdent la sensation, mais n’ont aucune part à la pratique », –68 son activité à lui est délibérément tendue vers « le bien [τὸ ἀγαθόν] », et spécialement . ––––––––––––– 66 Voir Banquet, 205b7-c1, et aussi Sophiste, 219b4-6. NB : « efficere » signifie d’abord quelque chose comme l’ἐνέργεια : « achever », « d’où [selon Picoche] effectus, -us ». 68 Éthique à Nicomaque, VI, 2, 1139a19-20. 67 27 SEMESTRE PRINTEMPS-ÉTÉ 2016 viii) ix) À méditer le sens [besinnen] de l’histoire-destinée de la philosophie comme histoire-destinée de l’être lui-même, autrement dit de l’estre, l’être comme φύσις se présente comme le fond qui est venu s’imposer comme le « contre-fond » qui, en recouvrant l’abyssal « fond hors-fond [Ab-grund] » qu’est l’estre en tant que “(vide d’espace-temps) > hors [Ab] fond [Grund] < pleine essence de l’étant en son être”, ou plus précisément « vide d’espace-temps [zeit-räumliche Leere69] » qua « hors fond [Ab-grund] » qua « hors fond < pleine essence [Wesen] de l’étant en son être [Ab-grund] »70, a alors pu sembler constituer, sur fond d’oubli de l’estre, le tout premier et indépassablement fondement de l’étant en tant que tel. x) Contribution à l’intelligibilité de « Philosophie ist Metaphysik » : « Philosophie ist Metaphysik » n’est pas seulement, ni avant tout, voire pas du tout, un énoncé prédicatif, i. e. un énoncé du genre « S est P » – où le prédicat (P) “métaphysique”, serait en l’occurrence rapporté, via la copule “est”, au sujet (S) “philosophie”. – La présence du substantif Metaphysik en lieu et place de l’adjectif metaphysisch auquel on pourrait s’attendre dans un énoncé de ce genre, nous en avertit au fond déjà un peu. Mais nous nous en aviserons plus nettement en nous reportant, par exemple, à cette considération pour ainsi dire conclusive de la leçon inaugurale que Heidegger prononce en 1929 sous le titre Was ist Metaphysik ? : Philosophie […] ist das In-Gang-bringen der Metaphysik, in der sie zu sich selbst und zu ihren ausdrücklichen Aufgaben kommt. La philosophie […] est la mise en train de la métaphysique, [métaphysique] au sein de laquelle elle [la philosophie] accède à elle-même ainsi qu’à ce qui lui échoit comme ses tâches expresses.71 D’où il ressort en effet 1) que si la philosophie est métaphysique, c’est dans la mesure où celle-ci trouve à s’y déployer elle-même sur le mode de l’accomplissement des « tâches explicites » (ausdrückliche Aufgaben) qui sont celles de la philosophie, et 2) que ce n’est, qui plus est, que dans cette mesure que la philosophie, pour ainsi dire, naît à elle-même. Et peu importe alors, provisoirement, le caractère encore très énigmatique, quant à leur fond en tout cas, de telles considérations. Qu’il suffise ici, au point où nous en sommes, de relever ce qu’en l’état elles peuvent déjà apporter à l’intelligibilité de la phrase « Philosophie ist Metaphysik ». Ces considérations donnent à entendre le “ist” de cette phrase au sens en quelque sorte transitif de, pour ainsi dire, l’“action” par laquelle une chose permet à une autre d’être, soit de se déployer elle-même telle qu’en son être et essence mêmes – cela dit indépendamment de ce qu’il s’agirait alors d’entendre par “être” et “essence”. –72 Conformément à quoi nous pouvons entendre « la ––––––––––––– 69 GA 65, n° 242. Voir GA 65, p. 379 : « der Ab-grund ist der Ab-grund ». 71 “Was ist Metaphysik ?” [WM], in W, p. 122 / “Qu’est-ce que la métaphysique ?” [QM], in Questions I, Paris : Gallimard (Classiques de la philosophie), 1968 [Q I], p. 72 – où la traduction de ihre ausdrückliche Aufgaben par « ce qui lui échoit comme ses tâches explicites » tente de donner à entendre que lesdites « tâches » (Aufgaben) sont quelque chose qui lui revient à la faveur de quelque « don » (Gabe). – 72 Sens transitif de “être” habituellement mal reconnu, au point qu’on présente le plus souvent “être” comme un « verbe intransitif », mais qu’une prise en considération un tant soit peu attentive d’une formule telle que celle, parmi bien d’autres, qu’on prête à Louis XIV, « L’État, c’est moi », et qui signifie, en clair, « Je suis l’État, tout l’État », devrait 70 28 philosophie est métaphysique » dans le sens suivant : la philosophie est ce qui permet le déploiement exprès de la métaphysique comme telle, et elle n’est même proprement rien d’autre que ce déploiement qui donne ainsi « cours » (Gang) à la métaphysique – un cours où il y a en l’occurrence tout lieu de reconnaître celui de l’histoire, de l’histoire de la philosophie comme histoire de la métaphysique elle-même s’entend73 ; eu égard à quoi, en effet, cette institutrice de la philosophie comme telle qu’est la pensée de Platon va alors pouvoir se présenter comme la « naissance de la métaphysique » (Beginn der Metaphysik) – Mais précisément, qu’est-ce alors que la métaphysique si elle ne se laisse pas déterminer comme certain un mode et/ou un domaine particulier du déploiement de la philosophie, et si c’est au contraire celle-ci qui ne se laisse déterminer qu’à partir d’elle ? En tant que ce dont la philosophie est le déploiement exprès, la métaphysique présente en tout état de cause deux traits fondamentaux. Premièrement, elle est, certes, d’une certaine manière, i. e. en tant que sa détermination la plus propre, toute la philosophie en laquelle elle trouve précisément à se déployer expressément. Eu égard à quoi elle se révèle alors être ce qui, en tant que son essence même, fait l’unité de la philosophie telle qu’elle se déploie au cours de son histoire. Mais deuxièmement, et qui plus est, elle est aussi ce sans quoi la philosophie ne trouverait tout simplement pas à ne serait-ce déjà qu’« advenir à elle-même » (zu sich selbst kommen), comme dit Heidegger. Ce qui, il est vrai, ne nous dit pas encore en quoi consiste la métaphysique, ni non plus en quoi elle est proprement métaphysique – ce qui fait, pour ainsi dire, sa “métaphysicité” même. – Mais cela indique au moins une voie permettant de s’en aviser, autrement dit de répondre à la question « Qu’est-ce que la métaphysique ? » ––––––––––––– pourtant – “être” s’y trouvant en effet avoir le sens de ce verbe parfaitement transitif qu’est “incarner”, – suffire à attester. Et réclamerait-on quelque attestation d’un sens transitif de l’allemand sein qu’on pourrait alors, et là aussi parmi tant d’autres exemples, se tourner vers cette formule de Marx dans “Zur Kritik der Hegelschen Rechstphilosophie. Einleitung” (1844), in MEW, Band 1, 1970, p. 391 / “Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel”, in : Œ III (Philosophie), p. 396). : Wenn das Proletariat die Auflösung der bisherigen Weltordnung verkundet, so spricht es nur das Geheimnis seines eignen Daseins aus, denn es ist die faktische Auflösung dieser Weltordnung. Quand le prolétariat annonce la dissolution de ce qu’a été l’ordre du monde jusqu’à présent, il ne fait là qu’exprimer le secret de sa propre existence, puisqu’il est la dissolution de fait de cet ordre du monde. Où “« être » [sein] la « dissolution de fait » [faktische Auflösung] « de ce qu’a été jusqu’à présent l’ordre du monde » [der bisherigen Weltordnung]” ne peut à l’évidence (mais nous aurons bien sûr à y revenir) désigner autre chose que – et cela, certes, par opposition à “ne faire que l’exprimer” (es nur aussprechen) sur le plan du « langage » (Sprache), mais alors justement sur un mode non moins transitif qu’une telle “expression langagière”, – “faire être” cette dissolution, autrement dit lui permettre de se déployer telle qu’en son être même, sur ce plan de la réalité matérielle sensible et comme telle factuelle que se trouve être, en l’occurrence, selon Marx, celui de l’« existence » (Dasein) humaine. 73 C’est d’ailleurs en songeant à ce qu’on appelle parfois « le train de l’histoire » que, faute de pouvoir parler de “mise en cours” (inusité), j’ai traduit la formule heideggerienne das In-Gang-bringen der Metaphysik par “la mise en train de la métaphysique” – et cela plutôt que par “la mise en route”, qui eût cependant pu convenir aussi. –