P Profession Sociologue Marcel Fournier Les Presses de l’Université de Montréal Extrait de la publication Profession sociologue Extrait de la publication P Profession Collection dirigée par Benoît Melançon Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada Fournier, Marcel, 1945 Profession, sociologue (Profession) Comprend des réf. bibliogr. isbn 978-2-7606-2193-0 1. Sociologues. 2. Sociologie - Pratique. i. Titre. ii. Collection: Profession (Montréal, Québec). hm588.f68 2011 301.023 c2011-941859-2 Dépôt légal: 3e trimestre 2011 Bibliothèque nationale du Québec © Les Presses de l’Université de Montréal, 2011 isbn (papier) 978-2-7606-2193-0 isbn (PDF) 978-2-7606-2716-1 isbn (ePub) 978-2-7606-2717-8 Les Presses de l’Université de Montréal reconnaissent l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour leurs activités d’édition. Les Presses de l’Université de Montréal remercient de leur soutien financier le Conseil des arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC). imprimé au canada en septembre 2011 Extrait de la publication m a rcel fou r n ier Profession sociologue Les Presses de l’Université de Montréal Extrait de la publication Introduction P rofession sociologue: ce titre peut en faire sourciller plusieurs, y compris des sociologues, qui s’identifient plus facilement à la discipline qu’à la profession. La sociologie est une discipline scientifique, elle est aussi une profession, mais elle n’est ni une science ni une profession comme les autres. En comparaison des sciences naturelles, la sociologie n’a ni laboratoire ni procédure d’expérimentation et, ne réussissant pas à regrouper ses membres autour d’un paradigme, elle apparaît comme une discipline faiblement unifiée, lieu d’interminables débats et d’éternelles controverses. En crise permanente, quoi! La sociologie fait par ailleurs partie de ces professions qui ne sont pas soumises à un ordre professionnel et qui ouvrent à beaucoup d’occupations: professeur, chercheur, journaliste, recherchiste, animateur, conseiller syndical, méthodologue en sondage, publiciste. Donc ni une science ni une profession comme les autres: voilà une position qui, doublement en porteà-faux, peut apparaître inconfortable et devenir source d’anxiété pour celui qui, audacieux, s’aventure dans cette voie professionnelle. La première question que se pose tout jeune qui veut s’orienter vers la socioExtrait de la publication 8 Marcel Fournier logie est: «Qu’est-ce que la sociologie?» Mais sur le marché du travail, dans un ministère, dans un organisme non gouvernemental ou dans une firme de communication, la question est différente: «Un sociologue, ça fait quoi?» se fait-on demander. Écrire Profession sociologue ne va pas sans difficulté, et la tentation est grande de vouloir «vendre» la sociologie et de convaincre des jeunes à la recherche d’une «vocation» ou d’une carrière que c’est le «plus beau métier du monde». Bref un travail de publicité! J’ai sur la sociologie mon point de vue: c’est celui d’un sociologue qui fait carrière depuis plus de trente ans dans l’enseignement universitaire et la recherche. Mais, pour ma défense, je dois dire que j’ai une connaissance plus large du monde des professions intellectuelles et scientifiques et une expérience de la sociologie appliquée avec enquêtes et consultations dans les domaines de la sociologie de l’éducation, des arts et de la culture. Une devise: démystifier Mes analyses seront nécessairement influencées par ma trajectoire sociale et intellectuelle dans le contexte d’une société en pleine transformation, puis en crise. Lorsqu’à la fin de mes études classiques j’ai pris, après une période d’hésitation, la décision de m’orienter vers la sociologie, j’avais aussi pensé au droit et à la philosophie. Le droit était en quelque sorte mon «destin» social, la profession à laquelle me destinait mon père, un industriel dans un secteur en déclin, la chaussure, et qui avait une grande admiration pour les avocats et un grand intérêt pour la politique, que ce soit au palier municipal (il fut maire de Plessisville), provincial ou fédéral. Je m’étais d’abord confié à ma mère qui a joué le rôle de médiatrice: «Ne lui en parle pas. Je saurai le convaincre.» Extrait de la publication Profession sociologue 9 J’avais 20 ans, nous étions en 1965. On ne cessait de nous répéter: «Vous êtes l’élite de demain.» Tout était possible, mais pas nécessairement facile. À l’époque, optimiste face à l’avenir, je ne m’inquiétais pas trop quant à mes chances de trouver un emploi. Le conseil­ ­ler en orientation nous disait de prendre d’abord en considération nos aptitudes et nos champs d’intérêt: «Les choses bougent aujourd’hui. Dans votre vie professionnelle, vous allez changer deux, trois ou quatre fois d’emploi.» Dans la famille, l’étonnement mais aussi l’inquiétude étaient grands. «C’est quoi la sociologie?» me demandait-on. J’avais une réponse que j’avais trouvée en feuilletant les annuaires des universités: «C’est l’étude de la société.» Il y avait dans mon choix une motivation politique et un engagement social: contes­ ­ter l’ordre des choses, changer la société. Je lisais Sartre, Camus. J’avais collaboré au journal étudiant, L’Écho du Collège, dans lequel j’avais publié un article controversé, «De la révolte à la révolution». Je m’étais donné une devise: «Démystifier.» Contester, critiquer certes, mais sur une base solide: la connaissance des faits. Des rencontres, des influences Deux rencontres ont été déterminantes pour moi: d’abord Marcel Rioux, qui fut le directeur de mon mémoire de maîtrise en sociologie à l’Université de Montréal, ensuite Pierre Bourdieu, qui fut directeur de ma thèse de doctorat, toujours en sociologie, à l’École pratiques des hautes études à Paris. Deux professeurs proches sous plusieurs rapports: approche multidisciplinaire, défense de l’autonomie de la discipline contre les pouvoirs politiques et religieux, posture critique, grande admiration pour 10 Marcel Fournier Marcel Mauss. Rioux s’est fait le promoteur de la Sociologie critique et Bourdieu n’a cessé tout au long de sa vie de faire des Interventions critiques. L’un et l’autre, chacun à sa manière et dans sa société respective, incarnent la figure de l’intellectuel, n’hésitant pas, si nécessaire, à se montrer impertinents; ils se sont tous les deux préoccupés non seulement du probable, des tendances «lourdes» qui s’imposent aux sociétés, mais aussi des possibles que peuvent s’inventer les collectivités. Marcel Rioux et Pierre Bourdieu m’ont amené, par des voies différentes, à Marcel Mauss, auquel j’ai consacré plus de dix ans de ma vie: rédaction de la première grande biographie intellectuelle de Mauss, édition de tous ses textes politiques et édition, en collaboration avec Philippe Besnard, des Lettres d’Émile Durkheim à son neveu Marcel Mauss. Cette entreprise s’est poursuivie avec la rédaction d’une autre grande biographie intellectuelle, celle de l’oncle, Émile Durkheim. On ne devra pas s’étonner de trouver dans Profession sociologue quelques traces de ma longue fréquentation de ces grands maîtres de la sociologie et de l’anthropologie françaises. L’ouvrage est divisé en trois parties: «La discipline», «Le métier», «La profession». On aurait aussi pu dire en utilisant le pluriel: Spécialités, Compé­ tences, et Emplois et Carrières. Ce sont là les trois facettes de toute pratique professionnelle. Pour le chapitre «La profession», j’ai demandé à six sociologues de me faire leur autoportrait: Claire Denis, Claude Sauvé, Claude Gauthier, Michel Doré, Antoine Moreau et Aude Fournier. Je les remercie pour leur très précieuse collaboration. Extrait de la publication 1 La discipline L a société, on y vit, on la connaît. La famille, la religion, l’école aussi: tout cela nous est familier. Chacun d’entre nous a quelque chose à dire sur le monde (social) dans lequel il vit, il a une histoire à raconter qui est la sienne et celle de ses proches, il peut fournir des interprétations, donner des explications. Les sociétés n’ont d’ailleurs pas attendu les sociologues pour se connaître. Les journalistes font des enquêtes et réunissent des informations sur les problèmes de société: pauvreté, criminalité. Le sociologue n’a pas le monopole de l’interprétation de ce qui se passe dans la société. Mais la contribution qu’il apporte est aujourd’hui plus importante que jamais. Nous n’avons pas de réponses à de nombreuses questions: pourquoi les inégalités sociales? Pourquoi la violence faite aux femmes? Pourquoi le racisme et l’antisémitisme? Pourquoi le retour au fondamentalisme religieux? Certaines des questions sont plus spécifiques: pourquoi le taux élevé de suicides des jeunes en région? Pourquoi les filles réussissent-elles mieux à l’école que les garçons? Comment un jeune devient-il délinquant? Comment des revendications se transforment-elles en mouvement social? Extrait de la publication 12 Marcel Fournier Pour répondre à ces questions, le sociologue collecte des données, il a recours à des méthodes rigoureuses de recherche et il fournit de riches perspectives d’analyse. Il nous apprend que la réalité sociale est complexe, que la vie en société est plus compliquée qu’on ne le pense et qu’on ne change pas une société en un tour de main. On ne peut entreprendre quelque changement que ce soit sans une connaissance approfondie de la réalité des sociétés contemporaines. Une définition Lorsque, dans le cadre d’une discussion informelle avec Joseph Gusfield, professeur émérite à l’Université de Californie à San Diego et auteur de l’ouvrage The Culture of Public Problems: Drinking-Driving and the Symbolic Order, je lui ai posé la question «Qu’est-ce que la sociologie?», il m’a répondu sans hésitation: «C’est l’étude des êtres humains vivant en groupes sociaux.» Les animaux vivent aussi en société, mais ce qui intéresse la sociologie ce sont les sociétés humaines, non les sociétés animales. Et s’il y a une dimension qui est centrale dans la vie de tout groupe humain, c’est, comme le montre Gusfield dans ses travaux, celle de la culture. À la même question, une quinzaine d’étudiants en première année de doctorat en sociologie m’ont donné les définitions suivantes: science de la société, étude des groupes humains, étude de l’humain en société, étude des pratiques des acteurs sociaux, étude des relations humaines, étude des interactions sociales. Plusieurs ont tenu à ajouter des précisions: l’un a parlé d’institutions, un autre de mouvements sociaux, un dernier de représentations sociales. On voit même poindre des différences de points de vue. Certains, plus assurés, parlent de la sociologie comme d’une Profession sociologue 13 «science», d’autres, plus prudents, disent «étude». Pour quelques-uns, l’approche doit être holiste et se saisir de l’ensemble de la société; pour d’autres, elle doit plutôt prendre comme point de départ les individus et leurs interactions. L’inventeur du mot «sociologie» est le philosophe Auguste Comte (1798-1857). Celui-ci se faisait de la science une idée qu’il qualifiait de «positiviste», associant toute démarche scientifique à trois choses: l’observation des faits, l’objectivité et l’élaboration de lois. Le mot «sociologie» est un néologisme bizarre, car il réunit deux mots de langues différentes: le mot latin socius (qui veut dire associé, compagnon) et le mot grec logos (qui veut dire discours). La sociologie est le discours sur le social, elle est la science de la société. Le mot société, societas en latin, implique l’idée d’association, de communauté. Le verbe socio veut dire unir. C’est la même chose en hébreu: le mot société veut dire ce qui unit. Tout se ramène à l’équation sui-vante: société = lien social. Mais qu’est-ce qui unit les individus entre eux? Qu’est-ce qui fait, se demande Cornelius Castoriadis dans L’institution imaginaire de la société (1975), que la société «tient ensemble»? L’autorité du monarque, la force de l’armée, la légitimité du gouvernement ou les croyances communes? C’est l’énigme que cherchent à percer les sociologues, qui, depuis Comte, s’interrogent sur les conditions de stabilité ou de maintien de l’ordre social et sur les facteurs qui peuvent entraîner la transformation d’une société, voire sa disparition. Le sens du social Lorsqu’on demandait à Pierre Bourdieu quelle est la particularité de la tâche du sociologue, il répondait que c’est de «dire les choses du monde social, et de les 14 Marcel Fournier dire, autant que possible, comme elles sont». Le «monde social», c’est à la fois la société («Il faut de tout pour faire un monde»), la vie en société («Vivre dans le monde, loin du monde») et les gens («Le petit monde», «Le monde des affaires»). Est «social» tout ce qui se rapporte à une collectivité humaine: on parle d’«organisation sociale», d’«institutions sociales», de «médias sociaux». Est aussi «social» ce qui nous met en relation avec les membres d’un groupe ou d’une collectivité: ne dit-on pas «avoir une vie sociale très développée», avoir des «réseaux sociaux» (dont ceux de Facebook). En anglais, le «Social Calendar» concerne, dans les journaux, toute activité mondaine: bals, soirées de gala. Qui dit social dit d’ailleurs sociabilité, socialité. Et s’il y a une notion centrale en sociologie, c’est bien celle de socialisation: il s’agit du processus par lequel les individus apprennent et intériorisent les codes, normes et valeurs de leur société. De l’homme, Aristote ne disait-il pas qu’il est un animal social capable de vivre dans une société politiquement organisée, dans une polis? L’adjectif «social» est enfin utilisé pour qualifier des professions ou des organismes qui s’intéressent aux rapports entre les individus et la société: il y a les «travailleurs sociaux». Ne parle-t-on pas de la «question sociale», de «problèmes sociaux», d’«innovation sociale», de «démocratie sociale», d’«économie sociale», et lorsqu’il s’agit d’introduire des réformes ou de nouveaux programmes d’assistance, de «politiques sociales»? Des études qui se font dans ces domaines, on dira que c’est de la «recherche sociale». Enfin, sur le plan politique, les partis progressistes ou de gauche se rangent sous l’étendard du «social»: la social-démocratie, le socialisme. La société, les institutions, les groupes humains, les relations sociales, les interactions: tout cela, c’est du Extrait de la publication Profession sociologue 15 «social». Lorsque Marcel Mauss entreprend après la Première Guerre mondiale la rédaction d’un grand livre (qu’il ne terminera pas) sur La Nation, il lui donne comme sous-titre: «Le sens du social». Voilà une belle expression pour caractériser le sixième sens, l’habitus propre au sociologue, qui risque, et on va lui reprocher, de voir du social partout. Le «service principal» de la sociologie consiste à faire sentir à quel degré tout problème, qu’il soit économique ou politique, est aussi un problème social. En d’autres mots, il y a toujours dans le politique ou l’économique du social: toute mobilisation traduit, comme on peut le voir lors de crises politiques — pensons au «Printemps arabe» de 2011 —, un mouvement général de la société avec ses conflits sociaux et économiques, et exprime souvent un profond malaise social, mélange d’espoir collectif et de frustrations individuelles. L’idée que défend la sociologie, c’est que tout ce qui est politique ne passe pas seulement dans l’arène politique stricto sensu avec les partis et les parlements. Même le privé est politique. Quant à la démocratie, elle ne se joue pas uniquement dans le parlement: sa vitalité exige en effet que s’organise un espace public avec des lieux de délibération (médias divers) et que se constitue ce qu’on appelle une société civile qui, distincte du système politique, regroupe une pluralité de réseaux décentralisés, de mouvements sociaux, d’associations, de syndicats, de coopératives, d’organismes communautaires. Sans que ne soit pour autant négligé tout ce qui, pour reprendre les expressions de Marcel Mauss, vient d’«en haut» (domination, régulation, contrôle), il y a bel et bien en sociologie un parti pris pour tout ce qui est de l’ordre de l’associatif et du mouvement social, pour tout ce qui vient «d’en bas» (les gens) et qui traduit la capacité de mobilisation et d’auto-organisation Extrait de la publication 16 Marcel Fournier des acteurs et des collectivités. S’il y a une chose que nous apprend la sociologie c’est que tout véritable changement, dans une organisation ou dans la société, exige la participation de tous les acteurs et nécessite la mise en place de procédures de délibération et de négociation. Une perspective La spécificité de la démarche du sociologue est, lorsqu’il touche un problème social, de le transformer en un problème sociologique. Même s’il ne faut rien ignorer de ce qui est biologique et psychologique, il ne peut être question d’expliquer ce qui est social par du psychologique ou du biologique: le social s’explique, répétait Durkheim, par le social. La sociologie consiste à établir des rapports entre phénomènes sociaux, par exemple entre l’augmentation de la scolarisation et la baisse du chômage, et à mesurer les relations, tests statistiques à l’appui, entre des variables dites dépendantes (la pratique religieuse, les préférences politiques ou la consommation du vin) et des variables dites indépendantes (l’âge, le sexe ou la scolarité). «Tout est relation»: tel était le leitmotiv de Marcel Mauss, que Pierre Bourdieu reprendra à son compte: «Tout est relationnel.» Même une décision qui, comme le choix par des parents d’un prénom pour leur enfant, apparaît très personnelle est influencée par divers facteurs, tantôt la tradition familiale tantôt la mode. Bien qu’ils se veulent très originaux, les parents s’aperçoivent souvent quelques années plus tard que leur choix s’est inscrit dans une tendance: hier, les Mathieu et Vincent, aujourd’hui, les Nathan. Il y a, pour rependre le titre d’un ouvrage de Philippe Besnard, une Cote des prénoms, et cette cote est sociale. Extrait de la publication Profession sociologue 17 Nos vies sont certes influencées par nos caractéristiques individuelles, voire génétiques, et la vie de chacun d’entre nous, même celle d’un jumeau (j’en suis un), a quelque chose d’unique. Cependant l’unicité d’une vie tient non seulement au fait que chacun de nous lui donne une signification personnelle, mais aussi et surtout qu’elle est la rencontre unique d’une multitude de facteurs sociaux et historiques qui s’incarnent, s’incorporent en une seule personne: une époque (guerre, crise), une trajectoire sociale et scolaire (mobilité ascendante ou descendante, formation scolaire courte ou longue), une position sociale (avec plus ou moins de capital économique, social ou culturel), un sexe (et une orientation sexuelle), un état civil (marié, célibataire, avec ou sans enfant). Nous devenons donc, et c’est une des premières leçons de la sociologie, ce que la société ou les milieux que nous fréquentons font de nous: des «êtres sociaux», selon l’expression d’Émile Durkheim. Nous partageons nécessairement beaucoup de choses avec les autres: une langue, des croyances religieuses, des symboles (le drapeau, la croix, le voile), des modes (musique, vêtements), des habitus, des mœurs, des valeurs, des idéaux. Il y a même des interdits, par exemple pour les aliments (le porc chez les musulmans et les Juifs), et des tabous. Tout cela constitue la culture au sens large ou anthropologique du terme (qu’il ne faut pas confondre avec la culture au sens strict, c’est-à-dire les arts et les lettres). Sans oublier tous les objets et les outils qui, lorsqu’ils sont conservés, constituent le patrimoine d’une collectivité. Chaque société, chaque collectivité se dote, au fil des ans et des siècles, d’un «répertoire culturel» qui lui est propre, se constitue une mémoire (avec des mythes, des héros) et se forge une identité collective. Tout cela est source de nationalisme et aussi, trop souvent, de Extrait de la publication 18 Marcel Fournier chauvinisme: «Nous sommes les meil­leurs», aime-t-on dire. Or, s’il est une chose que nous apprend la sociologie, c’est, comme le déclarait Marcel Mauss en 1901, qu’«il n’y a pas des peuples inférieurs ou supérieurs. Il n’y a que des civilisations différentes.» Voilà une belle leçon de relativisme culturel, seule façon de se prémunir contre toute forme d’ethnocentrisme et de racisme, dont l’une des formes modernes est l’antisémitisme, qui consiste à inférioriser un groupe ou une collectivité en «biologisant» le culturel. La société d’aujourd’hui. Quoi de neuf? Une société est un ensemble d’individus qui sont en relation et en communication les uns avec les autres, qui respectent les mêmes règles et qui ont des institutions communes. Il existe entre eux des rapports organisés et des services réciproques. Rapports sociaux, organisation, réciprocité: tels sont les trois critères d’existence d’une société (qui est habituellement localisée sur un territoire, avec des frontières plus ou moins bien délimitées selon le cas). L’approche sociologique est nécessairement structurelle en ce sens que toute vie en société s’inscrit dans un espace social constitué de rapports entre individus, groupes et classes sociales. Toute société est une imbrication particulière de sphères ou de champs d’activités (l’économique, le politique, les arts et la culture, l’éducation, la religion, etc.) qui, plus ou moins différenciés, sont interdépendants les uns des autres. Certains parlent de paliers en profondeur, d’autres d’instances, d’autres enfin de sous-systèmes ou de champs. Tout se tient, structurellement et plus ou moins fonctionnellement. S’agissant d’une société moderne, on peut dire qu’elle est le produit de la superposition, sur un terriExtrait de la publication Profession sociologue 19 toire délimité, d’une organisation politique ou juridique (avec l’existence d’une forme de souveraineté et d’institutions politiques et administratives) et d’une réalité socioculturelle (langue, identité collective, appartenance à un groupe, la nation). Cette idée de la société est celle de l’État-nation. Il n’y a cependant pas, y compris dans les régimes totalitaires, de société totalement unifiée et homogène: les rapports entre groupes et classes sociales sont conflictuels, le pouvoir est un champ de lutte, la culture, loin d’être homogène, en continuelle création. Qu’en est-il aujourd’hui? Les transformations que connaissent les sociétés «locales» dans le contexte de la mondialisation rendent les sociétés plus interdépendantes les unes des autres et aussi, avec les mobilités géographiques massives et rapides de populations, plus multiculturelles et transnationales. D’aucuns prédisent même la mort prochaine de l’État-nation. Ne tirons pas trop vite de conclusions! Tout le défi est, pour la sociologie, d’analyser ces transformations et de dégager les tendances nouvelles sans tomber dans le prophétisme. La tentation est en effet très grande de vouloir qualifier la nouvelle société qui se reconfigure sous nos yeux. Certains parlent de société postindustrielle, d’autres de société capitaliste avancée, d’autres enfin de société postmoderne. Et il y a les qualificatifs qui, prenant en compte l’une ou l’autre caractéristique nouvelle des sociétés d’aujourd’hui, connaissent beaucoup de succès: la société de l’information, la société en réseau, la société du risque, la société créative. Lors d’un con­ cours organisé en 2006 dans le cadre de l’émission Indicatif présent de la première chaîne de Radio-Canada, l’animatrice Marie-France Bazzo a posé la question: «Comment qualifier la société d’aujourd’hui?» La réponse gagnante a été «la société ego.com». D’un côté Extrait de la publication Extrait de la publication la collection Quel est le rôle, dans la Cité, des chercheurs, des intellectuels, des professeurs, des universitaires en général ? Qui sont-ils et que font-ils exactement ? Quel a été leur parcours intellectuel ? La collection « Profession » répond à ces questions. P Profession Sociologue Marcel Fournier est professeur titulaire au Département de sociologie de l’Université de Montréal. dans la même collection Profession astronome, François Wesemael Profession criminologue, Jean Proulx Profession éthicien, Daniel M. Weinstock Profession géographe, Rodolphe De Koninck Profession historien, Pierre Bonnechere Profession historienne de l’art, Johanne Lamoureux Profession latiniste, Jean-François Cottier Profession lexicographe, Marie-Éva de Villers Profession musicologue, Jean-Jacques Nattiez Profession philosophe, Michel Seymour Profession psychologue, Louis Brunet et Dianne Casoni Profession sinologue, Charles Le Blanc Profession traducteur, Georges L. Bastin et Monique C. Cormier Profession urbaniste, Gérard Beaudet ISBN 2-7606-2193-0 9,95 $ • 9 e www.pum.umontreal.ca Extrait de la publication