ETHIQUE PROFESSIONNELLE ET ACTIVITE MEDICALE: UNE

ETHIQUE PROFESSIONNELLE ET ACTIVITE MEDICALE: UNE
ANALYSE EN TERMES DE CONVENTIONS
Philippe BATIFOULIER*
Finance Contrôle Stratégie Vol. 2, n°2, juin 1999, p. 5-24
Université Paris X-Nanterre
Correspondance : FORUM (ESA 7028 CNRS) Université Paris X-Nanterre
200, avenue de la République, 92001 Nanterre cedex.
Tel : 01 40 97 59 23
Fax : 01 40 97 71 83
E-mail : Philippe.Batifoulier@u-paris10.fr
Résumé : Lobjectif de cet article est de fournir un fondement théorique au concept déthique
professionnelle. Il sappuie, pour ce faire, sur le comportement des médecins qui mettent
fréquemment en avant des poccupations éthiques pour mener à bien leur activité. Dans un premier
temps, nous présentons et montrons les limites des conceptions traditionnelles de léthique
professionnelles en matière de santé. Léthique nest pas une contrainte car elle est valorisée par les
médecins. Elle nest pas non plus réductible à un contrat incitatif car elle ne peut prévoir lensemble
des configurations possibles. Léthique professionnelle est une convention qui donne, à distance, la
définition de lactivité médicale. La seconde partie de larticle précise les contenus cognitif et
émotif de cette convention.
Mots-clés : Ethique Profession Médecine conventions.
Abstract : The article is an attempt to explain professional ethics in the health sector. On the one
hand, the scope and limitations of the traditional approach are examined. In this analysis,
professional ethics is reduced to a constraint or an incentive contract. On the other hand, it is should
be stressed that the so called economy of conventions is an judicious approach to explain
professional ethic. The article study the cognitive and emotive contents of this convention.
Keywords : Ethics - Profession - Medicine - conventions.
* Cet article a bénéficié des commentaires stimulants de P. Abecassis, O. Biencourt et M. Gadreau. Je remercie également les deux
rapporteurs anonymes. Je reste, bien entendu, seul responsable de ce texte.
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Le service professionnel est souvent assimilé à un travail dexpert. Le professionnel dispose dun savoir spécifique lui
permettant de choisir à la fois la façon de définir le problème et de mener son action. Cette grande marge de manœuvre
laisse place, en théorie, à des comportements déviants le professionnel peut manipuler la demande qui lui est faite
pour satisfaire ses seuls intérêts. Lexistence dune morale professionnelle vient sopposer à cette vision pessimiste. Le
service professionnel est, en effet, livré sous contrôle de lexigence morale, ce qui limite les tentations opportunistes.
Le professionnel ne peut donc être (totalement) pensé comme un être calculateur et égoïste, cherchant en toutes
circonstances, à maximiser sa satisfaction.
Ainsi, les ressources dun professionnel ne se composent pas uniquement de savoirs techniques. Le capital
professionnel comprend également des représentations communes définissant les obligations et les convictions des
professionnels. Ces représentations sont souvent qualifiées déthique professionnelle. Présente dans de nombreuses
activités, cette éthique est particulièrement valorisée dans certains métiers constitués en professions établies et
reconnues par la collectivité. Les avocats, les enseignants, etc. relèvent de telles catégories. Mais, cest sans doute chez
les médecins que cette éthique professionnelle est la plus présente. Elle est logée au cœur de lactivité du médecin
comme en témoigne lexpression déthique médicale. Nous mènerons donc notre analyse à partir de la profession
médicale qui, à en croire Freidson (1984, 1986), constitue larchétype de la profession.
Lexistence dune éthique professionnelle médicale nest pas une hypothèse hasardeuse. Le postulat éthique est pour le
moins raisonnable en matière de santé. Il est dailleurs utilisé très fréquemment par les observateurs du système de soins
et par les acteurs eux - mêmes. Léthique professionnelle est largement répandue et aisément testable dans le monde
médical1.
Pourtant, lanalyse économique semble démunie pour analyser ce type de comportement. Léthique est fréquemment
réduite à un argument dans la fonction dutilidu decin. Elle est alors assimilée à une préférence. Cest une donnée
exogène et on peut se dispenser den fournir une interprétation. On peut, à linverse, considérer, avec Sen (1993), que
léconomie ne peut rester indifférente aux problèmes éthiques. Léthique peut alors être assimilée à une règle qui assure
la coordination entre les acteurs. Il faut, dans ce cas, préciser le statut de cette règle.
Cet article propose, dans cette perpective, une compréhension de la règle éthique et sappuie, pour ce faire, sur la
notion de convention qui permet de donner un fondement cognitif et émotif à léthique professionnelle2. Cette approche
permet danalyser le pouvoir coordinateur de léthique professionnelle en relâchant lhypothèse embarrassante dun
comportement de type homo économicus .
1. Léthique professionnelle : de la contrainte à la règle
La façon traditionnelle en économie et dans certaines approches sociologiques3 de concevoir léthique professionnelle
est den faire lexpression dun pouvoir de monopole. Un professionnel comme le médecin dispose dune rente de
1 Cest ce quécrivent Chiappori et Orfali (1997 p 437) : Pour reprendre les termes de Popper, lélément explicatif nouveau doit être indépendamment
testable , ce qui suppose au minimum quil ait une pertinence reconnue en dehors du domaine précis au sujet duquel il a été évoqué . Les auteurs précisent leur
pensée en mobilisant lexemple du médecin : Dans le cas du médecin, ce critère est aisément rempli : du serment dHippocrate au conseil de lOrdre, les
préoccupations de déontologie sont régulièrement mises en avant, de façon tout à fait explicite, par les acteurs eux-mêmes .
2 Nous ne nous interrogeons pas ici sur les fondements normatifs de cette éthique professionnelle, qui relèveraient dun travail
philosophique. Notre étude sinscrit dans ce que lon pourrait appeler avec Hosner (1994), le champ de léthique appliquée .
3 Voir Abott 1983.
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situation contingente à son rôle dexpert. Il peut alors laisser libre court à son opportunisme pour augmenter ses revenus
ou entretenir artificiellement son activité. L'éthique vient alors contrecarrer ces attitudes. Elle agit comme contrainte.
1.1 Pouvoir discrétionnaire du médecin et contrainte éthique
Les médecins présentent une position originale sur le "marché des soins" : ils sont à la fois producteurs et
consommateurs puisquils sont seuls habilités à délivrer une ordonnance. En effet, la consommation médicale nest pas
autonome. Cest le médecin qui prescrit les examens médicaux et la plus grande part des médicaments et qui formule
ainsi la demande. Loffre de soins semble donc induire la demande de soins et le système de santé ne peut s'analyser en
terme de marché4. Du fait de leur rôle moteur dans la consommation de soins, les médecins disposent dun pouvoir
discrétionnaire. Ils peuvent manipuler la demande pour satisfaire leurs objectifs personnels : hausse de revenu ou
fidélisation d'une clientèle.
L'éthique professionnelle intervient alors pour limiter ce pouvoir discrétionnaire en censurant les pratiques abusives5. Le
médecin peut ainsi être animé dun objectif humanitaire. Ainsi en est-il des approches de Ruffin et Leigh (1973) pour
l'explication des prestations à faibles prix destinées aux patients les plus pauvres ou de l'analyse de Masson et Wu
(1974) pour la meilleure motivation dans les soins des moins fortunés.
En forgeant des pratiques d'honoraires et des durées de consultations raisonnables, des traitements peu coûteux, etc.
l'éthique professionnelle dicte la conduite à tenir en matière de tarif, de durée, d'intensité de traitement, de prescription,
etc. Elle agit ainsi comme contrainte à l'induction de la demande par l'offre. Et cette contrainte provient du médecin lui-
même (Zweifel, 1981 ; Woodward et Warren-Boulton, 1984). Le médecin reste un entrepreneur individuel qui
maximise son revenu, en résolvant un programme darbitrage travail loisir lon a intégune nouvelle contrainte
sous forme dun argument supplémentaire dans la fonction dutilité. Le decin prend en considération les
caractéristiques de ses patients ce qui se traduit par la recherche dune utilité médico psycho - sociale maximum
(Carrere 1987 p 203).
On peut considérer également que ce pouvoir monopolistique du médecin est contrecarré par le "contrôle profane" des
patients (Freidson, 1960). Le patient exerce directement une contrainte de marché (Rochaix, 1989) en menaçant le
médecin d'aller en consulter un autre ou en entretenant une mauvaise réputation (Pauly et Satterthwaite, 1981), toutes
choses qui influent sur le revenu médical. L'éthique professionnelle est alors subie par le médecin. La crainte d'une perte
de réputation ou d'un départ de clientèle force le médecin à respecter des règles éthiques. Léthique professionnelle
synthétise alors la fonction de demande.
Dans cette analyse, l'éthique revêt une dimension assez pauvre. Soit léthique professionnelle est une contrainte
inhérente au comportement opportuniste du médecin et elle ne sert quà améliorer létat de santé de ses patients, soit
elle agit comme contrainte (de marché) au profit des malades et le médecin sen trouve quasiment dépossédé. Léthique
professionnelle ne sert quà redonner au patient son autonomie perdue.
Dans les deux cas, léthique professionnelle est donc réduite à une contrainte, endogène dans le premier cas et exogène
dans le second. Elle ne fait que contrarier mais ne lève pas la rationalité maximisatrice du professionnel. L'éthique
professionnelle modifie le calcul mais ne se substitue pas au calcul.
4 Au sens académique du terme cest à dire de lieu où se rencontrent une offre et une demande autonomes.
5 La decine ne doit pas être considérée comme un commerce Article 19 du code de déontologie médicale.
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Les limites de lanalyse apparaissent alors clairement. En voulant réduire léthique professionnelle à un procédé
coercitif dans un cadre de maximisation dune fonction objectif, ces approches occultent un fait fondamental : le
médecin abandonne la maximisation du revenu de son propre chef. Il valorise léthique professionnelle même si celle
ci le conduit à un certain désintéressement (Batifoulier 1992)6.
Léthique peut alors difficilement être assimilée à une contrainte. Sy conformer est au contraire avantageux dans la
mesure un tel comportement valorise limage du médecin et préserve lautorégulation de la profession. Léthique
professionnelle forge le statut et lautorité du médecin. Le decin ne sy soumet pas, en traînant les pieds , il
laffiche car elle donne une image séduisante et rassurante de son activité. Si léthique professionnelle est suivie de son
plein gré par le médecin, il faut alors la définir en terme de règle non contraignante.
1.2. Contrat bilatéral et règle éthique
Lanalyse stratégique de lexpertise met en avant les possibilités de dissimulation dinformation (anti-sélection) et de
moindre effort (aléa moral). Cette approche fait du médecin, lagent dune relation bilatérale où le rôle du principal est
dévolu tantôt au patient tantôt à la tutelle. La mise en œuvre dune règle non contraignante, car de nature incitative,
appelée contrat , permettra alors de remédier à ces comportements sous optimaux.
Cette lecture de lexpertise par la relation dagence est un moyen efficace de traiter les problèmes de coordination
hiérarchique. Elle permet également de conserver lhypothèse de rationaliparfaite. Cest pourquoi, la théorie des
contrats constitue lanalyse économique dominante de la règle. Léthique professionnelle étant une règle non
contraignante, il est naturel de se tourner vers cette approche pour en fournir un fondement théorique. Or, cette théorie
ne nous est que dun maigre secours pour traiter le problème de léthique professionnelle et ce, pour trois raisons :
· Cette approche ne se préoccupe que de coordination verticale. Or léthique professionnelle est un langage entre
médecins. Elle permet de coordonner les médecins à partir dun langage commun qui donnera à tous une définition
de la bonne pratique. Léthique professionnelle est un instrument de régulation d'un professionnel face aux
pratiques des autres professionnels. Sans nier sa dimension extra professionnelle, elle a aussi une dimension intra
professionnelle. Léthique professionnelle est donc un moyen de coordination horizontale. Les modèles
contractuels récents du type multi principaux , multi agents ou encore les modèles avec tiers qui
introduisent un superviseur entre le principal et lagent, permettent de sortir de la relation bilatérale mais pas de la
relation verticale.
· Dans les modèles dagence appliqués à la santé7, léthique professionnelle nintervient jamais8 car elle na pas lieu
dintervenir. Les individus définissent un contrat endogène qui respecte les volontés individuelles. La règle est
perçue comme un accord non contraignant où le produit de la coordination ne peut être que le produit de
linteraction. La règle est alors totalement intentionnelle. Elle ne peut simposer aux individus. Elle est produite par
les seuls individus. Or la notion déthique professionnelle suggère lexistence dun collectif difficilement réductible
à de linter - individuel. En effet, elle na de sens que si elle est suivie par une communauté de travail.
6 Karpik (1989) décrit dans des termes analogues le comportement des avocats.
7 Voir par exemple Mougeot (1986, 1994) ou Rochaix (1989, 1997).
8 Ainsi, dans un bilan récent, Rochaix (1997) nutilise jamais la notion déthique professionnelle dans la partie de son papier qui est
consacrée à la présentation des modèles principal agent appliqués à la santé . De façon tout à fait paradoxale, dés que léconomie
de la santé sest intéressée aux règles, elle a occulté léthique professionnelle.
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· Les modèles principal agent définissent la règle comme un accord totalement explicite car prévoyant lensemble
des éventualités possibles9. Même la notion de contrat incomplet probabilise les contingences imprévues (elles
ne sont pas réellement imprévues dans ce cas !). La liste de tous les états de la nature est connue même si on ne sait
pas quel état va se réaliser10. Lincertitude est donc apprivoisée. Léthique professionnelle ne peut correspondre à
un tel schéma car elle est au contraire une réponse à limpossibilité de prévoir lensemble des configurations
possibles. Léthique professionnelle na aucun sens dans un monde où toutes les éventualités sont prévisibles. Si les
individus utilisent léthique professionnelle pour se coordonner, cest parce que justement, ils ne peuvent pas tout
prévoir. Léthique professionnelle ne peut être activée que dans un monde où les individus sont dotés dune
rationalité limitée.
Une des façons de définir le rôle dexpert du médecin (pour reprendre le point de départ des analyses précédentes) est
dinsister sur limmatérialité du bien servi. Il nexiste pas de caractéristique objective permettant de porter un jugement
sur la prestation médicale. Il ny a pas de définition rigoureuse de la qualité. Cette immatérialité du bien santé
saccompagne alors dune large part dinterprétation du résultat (Gadrey 1995). Le traitement de cette incertitude
radicale exige alors lexistence dune échelle de valeur à laquelle on peut se référer. Tel est lobjet de léthique
professionnelle.
Cette immatérialité rend nécessaire lexistence de codes de déontologie (Isaac 1998), qui constituent la partie émergée
de léthique professionnelle. La conversion des règles éthiques en messages objectivés du type codes de déontologie ,
même si elle saccroît, ne peut jamais être complète (Cowan et Foray 1998). De plus, les codes de déontologie ne sont
pas toujours explicites. Le code de déontologie médicale, par exemple, comprend 114 articles (pour 35 pages) dont
beaucoup sont évasifs11. Cette imprécision a dailleurs conduit le Conseil de lOrdre des médecins à publier un
document de 288 pages intitulé Commentaires du Code de déontologie médicale !
Ainsi, le Code de déontologie ne peut tout formaliser. Pour reprendre la typologie de Mangolte (1997), il subsiste une
part non négligeable de connaissances véritablement tacites car non articulables12. Laffirmation de règles coutumières à
forte valeur éthique est une manifestation de telles connaissances dans le monde professionnel. Le médecin nen a pas
toujours conscience car ces connaissances ne sont activées quen situation. Elles ne sont pas exprimables en dehors de
lactivité médicale concrète.
9 Cest le cas également de la théorie des contrats implicites. Développée dans les années 70, cette théorie définissait le contrat de travail
comme un contrat dassurance où lentreprise assureur garantissait à lemployé assuré, un salaire stable quel que soit la conjoncture.
Ce contrat était dit implicite dans la mesure il nétait pas signé et ne faisait donc lobjet daucun accord écrit. Il était néanmoins
totalement explicite car il ne procédait que des seules rationalités individuelles. Formalisé à laide des outils micro économiques
standards, le contrat implicite ne sadressait quà des individus parfaitement rationnels capables de prévoir, pour eux et pour les autres,
lensemble des conséquences de leur choix. De fait, bien quil soit dit implicite, le contrat envisageait explicitement lensemble des
événements possibles.
10 Dans la théorie économique des contrats incomplets, le monde est incertain, mais probabilisable et le contrat est porteur en lui-même
dun mécanisme incitatif qui assure son exécution. Chaque partie étant mue par la recherche de son intérêt personnel, les agents ne
peuvent être surpris. En effet, ce qui se passera demain est prévisible aujourdhui parce que cela appartient au domaine du possible.
Voir Favereau et Picard (1996) pour un développement.
11 On citera, à titre dillustration, les articles 53 : Les honoraires du médecin doivent être determinés avec tact et mesure , 56 : les
médecins doivent entretenir entre eux des rapports de bonne confraternité ou encore larticle 71 : Le médecin doit disposer, au lieu
de son exercice professionnel, dune installation convenable .
12 Mangolte distingue trois types de compétences : les compétences articulées, transférables par des supports médias comme les livres
et les documents professionnels, les compétences non articulées mais potentiellement articulables (du non dit qui pourrait être dit ou
écrit comme certains protocoles médicaux) et enfin les compétences non articulables comme le maintien de léquilibre sur un vélo. On
sait le faire sans vraiment savoir lexpliquer. Il sagit dune compétence tacite non articulable.
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