Cechoixdelaverticalitéest relativementnou-
veau. Jusqu’en 2004, quand le Gherkin a
ouvert ses portes, Londres était plutôt tradi-
tionnelle. Le quartier d’affaires de Canary
Wharf, rempli de grandes tours de bureaux
rectangulaires,était rejetéloin àl’extérieur de
la ville. Pour le reste, àquelques notables
exceptions près dans lesannées 1970 –la
Tower 42 àlaCity, le Centre Point àl’entrée
d’Oxford Street, le relais de télévision BT
Tower –, la taille maximale des immeubles se
limitaitàquelquesétages.Etc’estcette modes-
te hauteur qui faisait la marque de la ville, son
attrait touristique aussi.
Un homme est àl’origine de cette révolu-
tion verticale. Voilà bientôt trente ans que
Peter Rees, un Gallois désormais plus londo-
nien que les Londoniens, supervise les permis
deconstruiredelaCity. Avecson accentlégère-
ment huppéetses cravates toujours impecca-
bles, il afini par ressembler aux hommes d’af-
faires britanniques qu’il côtoie tous les jours:
poli, légèrement ironique et extrêmement
pragmatique.
Peu après être arrivé àson poste, en 1985, il
afait face àunproblème existentiel pour la
City. Le nouveau quartier d’affaires de Canary
Wharf venait de naître et attirait en masse les
banques américaines, qui déferlaient àlasui-
te de la dérégulationfinancière introduite par
Margaret Thatcher. Le centre financier tradi-
tionnel se devait de réagir. «Nous avions
besoin de bâtiments avec des étages faisant au
moins5000m2,pour recevoir les sallesde mar-
ché modernes»,raconte Peter Rees.
Dans un premier temps, la demande aété
comblée par la rénovation de vieilles structu-
res. Les grands journaux, qui ont progressive-
ment quitté le quartier de Fleet Street àla
recherche d’emplacements moins chers, ont
également libéré de l’espace. «A l’époque,
c’était la seule solution.Les gens étaient de tou-
te façon fondamentalement opposés àla
construction de tours. Mais, dans les années
1990, nous étions arrivés au bout de cette logi-
que», explique M.Rees.
En 1992, une puissante bombe de l’IRA, le
groupe paramilitaire nord-irlandais, change
la donne. La détonation, qui fait un mort et
quarante blessés, détruit le Baltic Exchange,
dégageant un large espace au cœur de la City.
Un an plus tard, Norman Foster propose d’y
construireun bâtimentde prèsde400mètres
de haut au nom prétentieux:la«Millennium
Tower». Maisle tolléest énorme.Lapressesur-
nomme ironiquement ce projet de gratte-ciel
«cornichon érotique»,critiquant cette verge
érigée haut dans le ciel de Londres. Finale-
ment, après de longues tractations, Norman
Foster revoit ses plansetsuggère une forme
beaucoupplusbasse, touten rondeur.LeGher-
kin, tel qu’il existe aujourd’hui, était né. Beau-
coup poussent un soupir de soulagement:le
résultat final ne culmine qu’à 180 mètres de
hauteur, deux fois moins que l’idée initiale.
C’estpourtant une révolution quand la tour
ouvre ses portes en 2004. «Cebâtiment aété
le symbole que Londres devenait une ville
cool»,estimePeterMurray,qui présidele Cen-
tre for London’s built environment, un orga-
nisme dédié àl’architecture de Londres.
Soudain, les gratte-ciel paraissent accepta-
bles. Ken Livingstone, alors maire, s’engouf-
fre dans la brèche. Persuadé qu’il faut «densi-
fier» la ville, il pousseàconstruireenhauteur.
Sans lui, le Shard n’aurait jamais vu le jour.
«C’est lui qui apoussé ce projet,reconnaîtRen-
zo Piano. Il voulait que ce soit au bord du
fleuve, mais dans un quartier délaissé. » C’est
lui encore qui veut que le Shard n’abrite pas
que des bureaux. «C’est très important qu’il
soit ouvert au public, que ce ne soit pas une
tour fermée»,précise l’architecte.
Depuis, les projets de tours se multiplient,
sous le regard bienveillant des autorités de
Londres.Mais c’est bienpoursatisfairelesban-
ques que la City s’est transformée. L’objectif
étaitpragmatique:soutenir le centre finan-
cier. En revanche, il n’était pas question de se
lancer dans un plan d’urbanisme grandiose.
Le développement s’est fait au coup par coup,
en fonction des besoins. «Nous n’avons
jamais planifié les tours,s’enorgueillit
M.Rees. Il n’y apas eu de plan rédigé long-
temps àl’avance.»
Si ce dernier aeffectivement poussé à
construire en hauteur, il n’a jamais dit:voilà
les emplacements et la forme que cela devra
prendre. Il apréféré réagir àchaque projet.Son
motd’ordre:laville doit grandir de façon orga-
nique, naturelle. «Nous avons été volontaire-
ment réactifs, pas proactifs. Le monde est rem-
pli de planificationsàmoitié réalisées qui étouf-
fent la créativité. Nous avons construit haut àla
City parce que nous en avions besoin, pas pour
flatternotre ego.» Bien sûr, pas question d’ac-
ceptern’importequoi:«Ilfautdes tours distinc-
tives, originales, parce que je veux attirer ici les
meilleurs jeunes talents du monde entier. Je
veux qu’ils aient envie de venir ici. »
Voilà une clé essentielle de Londres. Jamais
personne n’a planifié cette ville. Jamais un
baron Haussmann n’a tracé de grands boule-
vards. La capitale britannique, comme une
citémoyenâgeuse,se développe aufil de l’eau,
au gré des besoins du moment. C’est aussi le
secteur privé qui pousse les projets, pas les
autorités publiques. Chaque fois, un promo-
teur vient avec son projet sous le bras, àchar-
ge pour luideconvaincre la ville de son bien-
fondé. Aucune des tours construites récem-
ment àlaCity n’a fait l’objet d’un concours
d’architectes. C’est le promoteur qui choisit. Il
peut mettre en concurrence plusieurs archi-
tectes, mais il n’en apas l’obligation.
C’étaitdéjà le cas en 1666. Au lendemain du
grandincendiedeLondresqui aravagé la City,
l’architecte Christopher Wren, qui revenait
d’un voyage àParis, aproposé un vaste chan-
gement, pour enfin donner un peu d’ordre à
cedédalede ruellesentrelacées.«Ilvoulait fai-
re une ville de style Renaissance,explique
M.Murray. Mais les marchands ont rejeté sa
demande, désireux de se remettre au travail
dès que possible, sans attendre de longs tra-
vaux d’aménagement. C’est le commerce qui a
prévalu sur la culture.» ChristopherWrenadû
se contenter de reconstruire les églises, réali-
sant au passage sa grande œuvre :lacathé-
drale Saint-Paul.
C’est cette absence de planification qui
rend toutes les folies architecturales possi-
bles. «Londres est une ville beaucoup moins
tracée que Paris,expliqueJean Nouvel.AParis,
c’est difficile de planter des tours. Il existe des
ensembles historiques qu’il faut respecter. Il
faut beaucoup deculot et trouver le bon empla-
cement.» Al’inverse, la capitale britannique
offre un fouillis qu’il est plus aisé de déstabili-
ser.Tant qu’un architecteréussit àconvaincre
du bien-fondé d’une idée et trouver des finan-
cements, il peut construire ce qu’il souhaite.
Il n’existe d’ailleurs pratiquement aucune
règle d’urbanisme. Rien n’est interdit àl’ex-
ception de certains couloirs de vue sur Saint-
Paul qui doivent être maintenus. C’est pour
cetteraison que Jean Nouvel s’est inspiré de
l’esthétique des avions furtifs pour construi-
re son bâtiment derrière la cathédrale : «J’ai
joué au plus près de ces couloirs de vue. »
Cela ne veut pas dire que tout est autorisé,
loindelà.Il appartientauxpromoteursimmo-
biliers de prouver l’intérêt public de leur pro-
jet et de répondre aux plaintes. Cela peut par-
fois prendre plusieurs années, et le processus
de consultation est parfois houleux.
Jean Nouvel en sait quelque chose. Le prince
Charles, féroce opposant de l’architecture
contemporaine,avoululefairemettreàlapor-
te.En 2005,l’héritierdelacouronned’Angleter-
re aécrit àLand Securities, le promoteur, pour
lui demander de choisir un concepteur moins
«moderne». «Ilafallubeaucoupdecourageau
maître d’ouvragepour dire non »,salueM.Nou-
vel. Il ajoute que, de toute façon, son bâtiment
ne se veut pas une provocation, mais au
contraire un hommage àSaint-Paul. La terras-
se àl’étage, où se trouvent bars et restaurants,
offreune vue imprenable sur la cathédrale.
Cette relative liberté offerte aux architectes
n’est pas sans accidents. L’ignoble hôtel en
béton placé au pied de Tower Bridge, pourtant
l’undes monumentsles plusconnus etles plus
visités de Londres, est là pour le rappeler. Et les
opposantsauShard,s’ilsn’ontguère réussiàse
faire entendre, demeurent très nombreux.
Jonathan Jones, critique d’art au quotidien The
Guardian,est de ceux-là. Pour lui, une tour de
310 mètres de haut au bord de la Tamise est
une erreur dont Londres mettra très long-
tempsàseremettre.«Elle écrasetout et est com-
plètementdisproportionnéeparrapportaures-
te de la ville.» Il se défend d’être un conserva-
teur qui rêve de constructions traditionnelles
de l’époque géorgienne. «Jenesuis pas du tout
dans le camp du prince Charles, mais le Shard
ressemble àune construction sortie de Blade
Runner.Pourquoi donc Londres s’inflige-t-elle
cela?C’est presque de l’automutilation.»
Selon Jonathan Jones, ce n’est pas tant que
la tour soit horrible,mais elle est au mauvais
endroit. Elle ne dépareillerait pas dans une
mégapole chinoise ou arabe, mais n’a rien à
faire au bord de la Tamise. Pour lui, le soudain
enthousiasme londonien pour les gratte-ciel
relève avant tout de l’effet de mode. «Nous
n’avons jamais été très bons en architecture, et
nous sommes dans l’ensemble très conserva-
teurs. Mais dans les années 1990, il yaeu une
révolte contre ce conservatisme. Du coup, plus
personne n’ose s’opposer àcequi est moderne,
de peur de passer pour vieux jeu. »
RenzoPiano se défend bien sûr d’avoir fait
n’importe quoi avec le Shard, mais il donne
raison àJonathan Jones sur un point:ilexiste
un risque de dérapage àLondres. «Ilfaut faire
attention. Après Beaubourg,il yaeu beaucoup
de petits Beaubourg construits un peu partout
qui n’étaient pas àlahauteur. Il faut faire
attention àcequ’il n’y ait pas beaucoup de
petits Shard qui voient le jour. »
C’est bien ce qui inquiète les partisans
d’une modération architecturale. Les projets
de nouveaux gratte-ciel se multiplient, et
tous ne frappent pas par leur originalité. Ala
City, le futur «Talkie-Walkie», déjà àmoitié
construit, prometd’être une énorme masse
proche de la rivière qui masquera la vue sur le
reste du centre financier. «Les premiers
grands projets en mettaientplein la vue,recon-
naît M. Murray. Les suivants sont moins
impressionnants.»
Sans compter que la crise économique est
passéepar làetcompliquelasituation.Les tra-
vaux de la tour Pinnacle, au centre de la City,
sont suspendus depuis plus d’un an àcause
de difficultés financières. Le Shard tarde à
trouver des locataires pour ses bureaux. «Ces
bâtiments trouveront preneurs,rassure
M.Murray, mais nous arrivons effectivement
àlafin d’un cycle. » Ce passionné d’urbanisme
estime cependant que le jeu en valait la chan-
delle. «Londres n’est pas aussi élégante que
Paris ou Rome.Mais elle est tellement plus inté-
ressante.»
p
Eric Albert
CULTURE &IDÉES
¶
ÀVOIR
LE SOMMET DU SHARD
www.theviewfromthe
shard. com
(30¤pour les adultes).
LE GHERKIN
Fermé au public,
mais il est possible
de louer pour des fêtes
ou des mariages le club
privé situé aux trois
derniers étages.
www.searcys.co.uk
LE MUSÉE DE LONDRES
L’exposition permanente
retrace l’histoire
de la ville. Entrée libre.
Museumoflondon.org.uk
¶
ÀLIRE
«21
ST CENTURY
LONDON.
THE NEW
ARCHITECTURE»
de Kenneth Powell
(Merrell, 2011).
«Latour Gherkin
aété le symbole que
Londres devenait cool »
Peter Murray
architecte
Suite de la première page
La City se montre àlahauteur
C’est la finance, dévoreuse d’espace, qui aincité àconstruire des tours. L’appui de l’ancien maire Ken Livingstone, l’absence
de planification et le pouvoir du secteur privé rendent aussi toutes les folies possibles. Au risque du n’importe quoi
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Samedi 26 janvier 2013