Le street art hors les murs
ABerlin,
New York ou Paris, des promoteurs
s’approprient les lieux consacrés
aux graffitis pour réaliser de juteuses
opérations immobilières.
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«Lincoln», et que revive la légende
La sortie du film de Steven Spielberg
sur Abraham Lincoln est l’occasion de
rappeler l’admiration de Barack Obama
pour son auguste prédécesseur.
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Eric Albert
Londres, correspondance
P
our monter àson sommet, il
fautprendreunascenseuràl’ac-
célération impressionnante. Le
temps de dépasser la vitesse de
pointe du sprinter jamaïquain
Usain Bolt, et voilà l’arrivée,
tout en douceur. Là, au sommet du Shard, la
nouvelle tour la plus hauted’Europe, culmi-
nant à310mètres, se trouve une plateforme
exposée aux éléments, protégée simplement
par des murs de verre. Derrière se dévoile une
vue sur tout Londres, à380degrés. Aussi loin
que porte le regard, la capitale britannique se
perd dans la brume.
Ce qui frappe avant tout, c’est l’étendue de
la ville. Londres est une cité horizontale, dont
les immeublesetmaisons ne dépassent guè-
re trois ou quatre étages.Laville est tentacu-
laire, mais pas dominante. Aune exception
près, mais de taille:laCity. Depuis une dizai-
ned’années,lequartierdes banques est domi-
né par un groupe de gratte-ciel plus hauts les
uns que les autres. Là, au cœur d’une ville aux
racinesmoyenâgeuses, se hérissent des bâti-
mentsqui ne dépareraient pas dans une cité
futuriste ou une des nouvelles mégapoles
d’Asie.
Il faut monter au sommet du Shard, dont
l’étage supérieur s’ouvre aux visiteurs le
1er février,pourprendreconsciencedece chan-
gement radical que vit Londres. Car tout
là-haut, on fait face àcette petite dizaine de
tours dépassant les cent mètres, toutes
regroupées au centre de la City, dans àpeine
un kilomètre carré. Cinqd’entre elles ont été
érigées durant la dernière décennie. Trois
autres sont en cours de construction. Et cinq
projets supplémentaires de tours ont obtenu
leur permis de construire.
Ces gratte-ciel ont été baptisés par le
public, qui leur adonné des surnoms. Com-
me pour mieux les personnaliser. Pour les
saluer ou les moquer. Il yale «Gherkin»(le
«cornichon»), la tour ovoïde signée Norman
Foster, l’architecte qui atant marqué Londres
ces dernières années;lRâpe àfromage »,
de Richard Rogers, en cours de construction ;
le «Talkie-Walkie», lui aussi en construction ;
le «Pinnacle»(l’«apogée»), dont le sommet
se terminera en vrille…
Il faut ajouter des bâtiments qui ne s’élè-
vent pas dans le ciel, mais dont les formes
sont osées. Le plus spectaculaire té réalisé
par Jean Nouvel, l’architecte français:leOne
New Change (« celui du changement ») est un
large complexe de magasins et de bureaux
situé juste àl’arrière d’une icône historique
de Londres, la cathédrale Saint-Paul. Les
lignes angulaires du bâtiment de Jean Nou-
vel, sa façade aux couleurs très sombres, ten-
dant sur le noir sous certains éclairages,
contrastent avec la rondeur du dôme du
XVIIIesiècle qui lui fait face. Un peu plus loin,
au bord de la Tamise, la mairie en forme de
casque de moto qui semble basculer en arriè-
re, construite par Norman Foster, est un
exemple de plus d’architecture futuriste.
Complétant le tout –consécration pour les
uns, désastre pour les autres –, le Shard
(l’«éclat de verre »oul’«esquille») est le bâti-
ment le plus osé et le plus controversé. Sans
doute parce qu’il est le plus haut –etdeloin.
Cette gigantesque pyramide est due àl’archi-
tecteitalien Renzo Piano, l’un des plus respec-
tés au monde dans la profession –ilest connu
en France pour avoir dessiné le Centre Pompi-
dou avec Richard Rogers. Quand on l’interro-
ge,Renzo Piano avoue que sa tour se termine
par une «folie » :les pointes ne se touchent
pas, elles s’achèvent sur des angles brisés.
Comme une cassure dans le ciel.
De partout, où que l’on se trouve, ce nou-
veau symbole de Londres s’impose :ilseperd
dans les nuages par mauvais temps, reflète le
ciel sans cesse changeant, brille de mille feux
quand le soleil daigne pointer son nez.
Dedans se trouveront d’ici àlafin de l’année
des bureaux, un hôtel, un restaurant, quel-
ques appartements très luxueux. « Cela ne
m’intéresse pas que ce soit la plus haute tour
d’Europe, même si c’est sympa de le savoir,
relativise Renzo Piano. Si elle était grande,
dure, agressive, noire, ce serait un échec. En
revanche, ce cristal qui reflète la lumière et
devient de plus en plus mince dans le ciel, j’es-
père que les Londoniens vont se l’approprier
La vue d’ensemble de tous ces gratte-ciel
n’est pas forcément harmonieuse. Souvent,
les bâtiments tranchent les uns avec les
autres.Commesichaquearchitecteavaitvou-
lu imposer ses formes, signifier sa prouesse.
Maisilsjurentavec les traditions de l’urbanis-
melondonien,etlavitalité qui s’en dégageest
indéniable. «Cette façon de bousculer la ville
historique, de donner une nouvelle skyline
[horizon], apporte une énorme énergie, expli-
que Jean Nouvel. Londres est en train de réus-
sir son pari urbain àlaCity. La logique [des
dirigeants] consiste àdire que l’histoire est
vivante et que l’architecture doit évoluer. C’est
le contraire d’une politique de conservation,
quiplace des quartiers entiers dans leformol. »
Face àParis, capitale parfois critiquée pour
être devenue une ville musée, magnifique
mais immuable, Londres afait le pari d’une
évolution résolument moderne. Quitte àbou-
leverser sonimage. Son dessin. Son caractère.
«Cetart de la constructionestune forme d’éner-
gie,ajoute en écho Renzo Piano. Il faut être àla
hauteur de l’héritage des villes merveilleuses
d’Europe et ne pas construire n’importe quoi,
mais il ne s’agit pas de ne rien faire. »
Villes modernes et mouvantes contre vil-
les classiques et pétrifiées, le débat est lancé.
Faire évoluer, quitte àchoquer, ou conserver,
quitte àétouffer?Laisser un chaos urbain
créatif s’installer, ou planifier dans un souci
d’harmonie?Londres adésormais claire-
ment opté pour la première voie.
Car le grand changement –c’est même une
petite révolutionen Europe –, c’estque toutes
ces tours sont installées au centre de la ville.
Le Shard est planté au bord de la Tamise, côté
sud, dans un quartier délaissé et populaire,
mais juste en face de la City. Au pied de la
tour, London Bridge est un pont sur le fleuve,
mais surtout une station de métro et une
gare qui constituent, chaque jour, l’entrée
dansla villepour300000habitantsdela ban-
lieue sud. «LeShard n’est pas seulement une
tour de bureaux, c’est un bâtiment presque
public, avec notamment un centre pour visi-
teurs. Et il permet de relier des quartiers délais-
sés au centre de Londres »,dit Renzo Piano.
Pour prendrelamesure de ce qui se joue à
Londres, disons que c’est comme si on avait
transplanté la Défense dans le quartier des
Halles, àParis.
Le «péché »desodomie
Al’occasion
de la présentation du projet de loi sur
le mariage pour tous, l’historien Claude
Langlois explique pourquoi l’Eglise
condamne l’homosexualité.
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Lire la suite pages 4et5
Soudain, Londres devint verticale
La plus haute tour d’Europe, le Shard, conçue par Renzo Piano, ouvre ses portes aux visiteurs le 1er février. En une décennie,
la City et le centre de Londres ont vu la construction d’une dizaine de gratte-ciel. Surprenant pour une ville traditionnelle
C’est comme si àParis
on avait transplanté
la Défense dans
le quartier des Halles
Le Shard (310 mètres) est planté au bord de la Tamise, dans un quartier délaissé mais face àlaCity.
MICHEL DENANCE
Cahier du «Monde »N˚21157 daté Samedi 26 janvier 2013 -Nepeut être vendu séparément
Cechoixdelaverticalitéest relativementnou-
veau. Jusqu’en 2004, quand le Gherkin a
ouvert ses portes, Londres était plutôt tradi-
tionnelle. Le quartier d’affaires de Canary
Wharf, rempli de grandes tours de bureaux
rectangulaires,était rejetéloin àl’extérieur de
la ville. Pour le reste, àquelques notables
exceptions près dans lesannées 1970 –la
Tower 42 àlaCity, le Centre Point àl’entrée
d’Oxford Street, le relais de télévision BT
Tower –, la taille maximale des immeubles se
limitaitàquelquesétages.Etc’estcette modes-
te hauteur qui faisait la marque de la ville, son
attrait touristique aussi.
Un homme est àl’origine de cette révolu-
tion verticale. Voilà bientôt trente ans que
Peter Rees, un Gallois désormais plus londo-
nien que les Londoniens, supervise les permis
deconstruiredelaCity. Avecson accentlégère-
ment huppéetses cravates toujours impecca-
bles, il afini par ressembler aux hommes d’af-
faires britanniques qu’il côtoie tous les jours:
poli, légèrement ironique et extrêmement
pragmatique.
Peu après être arrivé àson poste, en 1985, il
afait face àunproblème existentiel pour la
City. Le nouveau quartier d’affaires de Canary
Wharf venait de naître et attirait en masse les
banques américaines, qui déferlaient àlasui-
te de la dérégulationfinancière introduite par
Margaret Thatcher. Le centre financier tradi-
tionnel se devait de réagir. «Nous avions
besoin de bâtiments avec des étages faisant au
moins5000m2,pour recevoir les sallesde mar-
ché modernes»,raconte Peter Rees.
Dans un premier temps, la demande
comblée par la rénovation de vieilles structu-
res. Les grands journaux, qui ont progressive-
ment quitté le quartier de Fleet Street àla
recherche d’emplacements moins chers, ont
également libéré de l’espace. «A l’époque,
c’était la seule solution.Les gens étaient de tou-
te façon fondamentalement opposés àla
construction de tours. Mais, dans les années
1990, nous étions arrivés au bout de cette logi-
que», explique M.Rees.
En 1992, une puissante bombe de l’IRA, le
groupe paramilitaire nord-irlandais, change
la donne. La détonation, qui fait un mort et
quarante blessés, détruit le Baltic Exchange,
dégageant un large espace au cœur de la City.
Un an plus tard, Norman Foster propose d’y
construireun bâtimentde prèsde400mètres
de haut au nom prétentieux:lMillennium
Tower». Maisle tolléest énorme.Lapressesur-
nomme ironiquement ce projet de gratte-ciel
«cornichon érotique»,critiquant cette verge
érigée haut dans le ciel de Londres. Finale-
ment, après de longues tractations, Norman
Foster revoit ses plansetsuggère une forme
beaucoupplusbasse, touten rondeur.LeGher-
kin, tel qu’il existe aujourd’hui, était né. Beau-
coup poussent un soupir de soulagement:le
résultat final ne culmine qu’à 180 mètres de
hauteur, deux fois moins que l’idée initiale.
C’estpourtant une révolution quand la tour
ouvre ses portes en 2004. «Cebâtiment
le symbole que Londres devenait une ville
cool»,estimePeterMurray,qui présidele Cen-
tre for London’s built environment, un orga-
nisme dédié àl’architecture de Londres.
Soudain, les gratte-ciel paraissent accepta-
bles. Ken Livingstone, alors maire, s’engouf-
fre dans la brèche. Persuadé qu’il faut «densi-
fier» la ville, il pousseàconstruireenhauteur.
Sans lui, le Shard n’aurait jamais vu le jour.
«C’est lui qui apoussé ce projet,reconnaîtRen-
zo Piano. Il voulait que ce soit au bord du
fleuve, mais dans un quartier délaissé. » C’est
lui encore qui veut que le Shard n’abrite pas
que des bureaux. «C’est très important qu’il
soit ouvert au public, que ce ne soit pas une
tour fermée»,précise l’architecte.
Depuis, les projets de tours se multiplient,
sous le regard bienveillant des autorités de
Londres.Mais c’est bienpoursatisfairelesban-
ques que la City s’est transformée. L’objectif
étaitpragmatique:soutenir le centre finan-
cier. En revanche, il n’était pas question de se
lancer dans un plan d’urbanisme grandiose.
Le développement s’est fait au coup par coup,
en fonction des besoins. «Nous n’avons
jamais planifié les tours,s’enorgueillit
M.Rees. Il n’y apas eu de plan rédigé long-
temps àl’avance.»
Si ce dernier aeffectivement poussé à
construire en hauteur, il n’a jamais dit:voilà
les emplacements et la forme que cela devra
prendre. Il apréféré réagir àchaque projet.Son
motd’ordre:laville doit grandir de façon orga-
nique, naturelle. «Nous avons été volontaire-
ment réactifs, pas proactifs. Le monde est rem-
pli de planificationsàmoitié réalisées qui étouf-
fent la créativité. Nous avons construit haut àla
City parce que nous en avions besoin, pas pour
flatternotre ego.» Bien sûr, pas question d’ac-
ceptern’importequoi:«Ilfautdes tours distinc-
tives, originales, parce que je veux attirer ici les
meilleurs jeunes talents du monde entier. Je
veux qu’ils aient envie de venir ici. »
Voilà une clé essentielle de Londres. Jamais
personne n’a planifié cette ville. Jamais un
baron Haussmann n’a tracé de grands boule-
vards. La capitale britannique, comme une
citémoyenâgeuse,se développe aufil de l’eau,
au gré des besoins du moment. C’est aussi le
secteur privé qui pousse les projets, pas les
autorités publiques. Chaque fois, un promo-
teur vient avec son projet sous le bras, àchar-
ge pour luideconvaincre la ville de son bien-
fondé. Aucune des tours construites récem-
ment àlaCity n’a fait l’objet d’un concours
d’architectes. C’est le promoteur qui choisit. Il
peut mettre en concurrence plusieurs archi-
tectes, mais il n’en apas l’obligation.
C’étaitdéjà le cas en 1666. Au lendemain du
grandincendiedeLondresqui aravagé la City,
l’architecte Christopher Wren, qui revenait
d’un voyage àParis, aproposé un vaste chan-
gement, pour enfin donner un peu d’ordre à
cedédalede ruellesentrelacées.«Ilvoulait fai-
re une ville de style Renaissance,explique
M.Murray. Mais les marchands ont rejeté sa
demande, désireux de se remettre au travail
dès que possible, sans attendre de longs tra-
vaux d’aménagement. C’est le commerce qui a
prévalu sur la culture.» ChristopherWrenadû
se contenter de reconstruire les églises, réali-
sant au passage sa grande œuvre :lacathé-
drale Saint-Paul.
C’est cette absence de planification qui
rend toutes les folies architecturales possi-
bles. «Londres est une ville beaucoup moins
tracée que Paris,expliqueJean Nouvel.AParis,
c’est difficile de planter des tours. Il existe des
ensembles historiques qu’il faut respecter. Il
faut beaucoup deculot et trouver le bon empla-
cement.» Al’inverse, la capitale britannique
offre un fouillis qu’il est plus aisé de déstabili-
ser.Tant qu’un architecteréussit àconvaincre
du bien-fondé d’une idée et trouver des finan-
cements, il peut construire ce qu’il souhaite.
Il n’existe d’ailleurs pratiquement aucune
règle d’urbanisme. Rien n’est interdit àl’ex-
ception de certains couloirs de vue sur Saint-
Paul qui doivent être maintenus. C’est pour
cetteraison que Jean Nouvel s’est inspiré de
l’esthétique des avions furtifs pour construi-
re son bâtiment derrière la cathédrale : «J’ai
joué au plus près de ces couloirs de vue. »
Cela ne veut pas dire que tout est autorisé,
loindelà.Il appartientauxpromoteursimmo-
biliers de prouver l’intérêt public de leur pro-
jet et de répondre aux plaintes. Cela peut par-
fois prendre plusieurs années, et le processus
de consultation est parfois houleux.
Jean Nouvel en sait quelque chose. Le prince
Charles, féroce opposant de l’architecture
contemporaine,avoululefairemettreàlapor-
te.En 2005,l’héritierdelacouronned’Angleter-
re crit àLand Securities, le promoteur, pour
lui demander de choisir un concepteur moins
«moderne». «Ilafallubeaucoupdecourageau
maître d’ouvragepour dire non »,salueM.Nou-
vel. Il ajoute que, de toute façon, son bâtiment
ne se veut pas une provocation, mais au
contraire un hommage àSaint-Paul. La terras-
se àl’étage, où se trouvent bars et restaurants,
offreune vue imprenable sur la cathédrale.
Cette relative liberté offerte aux architectes
n’est pas sans accidents. L’ignoble hôtel en
béton placé au pied de Tower Bridge, pourtant
l’undes monumentsles plusconnus etles plus
visités de Londres, est pour le rappeler. Et les
opposantsauShard,s’ilsn’ontguère réussiàse
faire entendre, demeurent très nombreux.
Jonathan Jones, critique d’art au quotidien The
Guardian,est de ceux-là. Pour lui, une tour de
310 mètres de haut au bord de la Tamise est
une erreur dont Londres mettra très long-
tempsàseremettre.«Elle écrasetout et est com-
plètementdisproportionnéeparrapportaures-
te de la ville.» Il se défend d’être un conserva-
teur qui rêve de constructions traditionnelles
de l’époque géorgienne. «Jenesuis pas du tout
dans le camp du prince Charles, mais le Shard
ressemble àune construction sortie de Blade
Runner.Pourquoi donc Londres s’inflige-t-elle
cela?C’est presque de l’automutilation.»
Selon Jonathan Jones, ce n’est pas tant que
la tour soit horrible,mais elle est au mauvais
endroit. Elle ne dépareillerait pas dans une
mégapole chinoise ou arabe, mais n’a rien à
faire au bord de la Tamise. Pour lui, le soudain
enthousiasme londonien pour les gratte-ciel
relève avant tout de l’effet de mode. «Nous
n’avons jamais été très bons en architecture, et
nous sommes dans l’ensemble très conserva-
teurs. Mais dans les années 1990, il yaeu une
révolte contre ce conservatisme. Du coup, plus
personne n’ose s’opposer àcequi est moderne,
de peur de passer pour vieux jeu. »
RenzoPiano se défend bien sûr d’avoir fait
n’importe quoi avec le Shard, mais il donne
raison àJonathan Jones sur un point:ilexiste
un risque de dérapage àLondres. «Ilfaut faire
attention. Après Beaubourg,il yaeu beaucoup
de petits Beaubourg construits un peu partout
qui n’étaient pas àlahauteur. Il faut faire
attention àcequ’il n’y ait pas beaucoup de
petits Shard qui voient le jour. »
C’est bien ce qui inquiète les partisans
d’une modération architecturale. Les projets
de nouveaux gratte-ciel se multiplient, et
tous ne frappent pas par leur originalité. Ala
City, le futur «Talkie-Walkie», déjà àmoitié
construit, prometd’être une énorme masse
proche de la rivière qui masquera la vue sur le
reste du centre financier. «Les premiers
grands projets en mettaientplein la vue,recon-
naît M. Murray. Les suivants sont moins
impressionnants.»
Sans compter que la crise économique est
passéepar etcompliquelasituation.Les tra-
vaux de la tour Pinnacle, au centre de la City,
sont suspendus depuis plus d’un an àcause
de difficultés financières. Le Shard tarde à
trouver des locataires pour ses bureaux. «Ces
bâtiments trouveront preneurs,rassure
M.Murray, mais nous arrivons effectivement
àlafin d’un cycle. » Ce passionné d’urbanisme
estime cependant que le jeu en valait la chan-
delle. «Londres n’est pas aussi élégante que
Paris ou Rome.Mais elle est tellement plus inté-
ressante.»
p
Eric Albert
CULTURE &IDÉES
ÀVOIR
LE SOMMET DU SHARD
www.theviewfromthe
shard. com
(30¤pour les adultes).
LE GHERKIN
Fermé au public,
mais il est possible
de louer pour des fêtes
ou des mariages le club
privé situé aux trois
derniers étages.
www.searcys.co.uk
LE MUSÉE DE LONDRES
L’exposition permanente
retrace l’histoire
de la ville. Entrée libre.
Museumoflondon.org.uk
ÀLIRE
«21
ST CENTURY
LONDON.
THE NEW
ARCHITECTURE»
de Kenneth Powell
(Merrell, 2011).
«Latour Gherkin
té le symbole que
Londres devenait cool »
Peter Murray
architecte
Suite de la première page
La City se montre àlahauteur
C’est la finance, dévoreuse d’espace, qui aincité àconstruire des tours. L’appui de l’ancien maire Ken Livingstone, l’absence
de planification et le pouvoir du secteur privé rendent aussi toutes les folies possibles. Au risque du n’importe quoi
2
34
40123
Samedi 26 janvier 2013
CULTURE &IDÉES
S
iles tours àLondres ne
font pas l’unanimité, elles
ont le mérite de l’originali-
.Ailleurs en Grande-Bre-
tagne –etencore plus qu’en Euro-
pe continentale –, c’estlamonoto-
nie qui domine. Les centres-villes
se ressemblent tant qu’il est par-
fois difficile de les distinguer. Les
mêmesmagasins desmêmes gran-
des chaînes sont installés de la
même façon, avec des vitrines
similaires.
Exeter,Reading, Dorchester,Car-
lisle, Penzance… Toutes ces villes
secondairessont des copiesconfor-
mes. Chaque fois ou presque, la
rue centrale est piétonnière. Puis
s’alignent un supermarché Marks
&Spencer, un opticien Specsa-
vers,unesandwicheriePret aman-
ger, des cafés Costa et Starbucks,
uneboulangerie Greggs, unelibrai-
rieWH Smith,lesmagasinsdevête-
ments Next, French Connection et
Topshop… On retrouve les mêmes
banques et boutiques de télépho-
nes portables et d’électronique.
Pour compléter, il yaun centre
commercial de centre-ville, avec
des enseignes similaires.
Alapremièrevisite,cette unifor-
mité n’est pas désagréable. Il est
possible de déambuler, faire ses
courses,prendre un café.Siles mai-
ries locales ont été intelligentes,
elles ont potentiellement sauve-
gardé un ou deux bâtimentshisto-
riques, donnant une impression
de mélange réusside l’ancien et du
moderne. Mais, àforce, la répéti-
tion devient insupportable.
En 2005, le think tank New Eco-
nomics Foundation (NEF), classé
àgauche, atiré le premier la son-
nette d’alarme en publiant un
rapport intitulé «Ville clone». Il
acréé un index de la diversité et
de l’indépendance des magasins
dans les centres des cités britan-
niques, mis àjour en 2010 :41%
des villes sont officiellement clas-
sées comme «clones »et23%
sont àlalimite.
Paradoxalement, lacause de cet-
te uniformité est la même que ce
qui apermis l’originalité de la
City, àLondres:lesecteur privé
s’est imposé, les grandes ensei-
gnes ont asphyxié les magasins
indépendants.
«Dans les années 1980, la Gran-
de-Bretagne arejeté, àjuste titre, le
caractère déshumanisant de l’éco-
nomie d’Etat planifiéecrit le
think tank en 2010. Et pourtant,
sans être consultés,nous nous som-
mes retrouvés avec quelque chose
d’aussi mauvais, voire de pire :
unconomie planifiée par les
entreprises, qui n’ont aucun sens
de la responsabilité publique.Les
chaînes et les marques internatio-
nales qui ont envahi nos rues mar-
chandes ont l’obligation de servir
en premier lieu les intérêts de leurs
actionnaires et prennentleurs déci-
sions dans des sièges sociaux dis-
tants, sans se soucier des consé-
quences locales.»
«Des étrangers chez nous »
L’exemple de la ville d’Exeter,
dans l’ouest de l’Angleterre, est
frappant. La plupart des terrains
appartiennent àdes fonds de pen-
sion qui cherchent àrentabiliser
au maximum leur investisse-
ment. Ils poussent donc àune aug-
mentation des loyers. En 2009, un
espace se louait 3000 euros le
mètre carré par an, et les proprié-
taires demandaient une hausse de
30%enmoyenne.
Pour un magasin de cartes d’an-
niversaire basé àPrincesshay, le
centre commercial situé au cœur
d’Exeter,cela setraduit parune fac-
ture de 600 000 euros par an (en
incluant la taxe foncière).
Dans le même temps, la pres-
sion des supermarchés ajoué un
rôle clé. Les quatre grandes chaînes
britanniques –Tesco, Sainsbury’s,
Asda et Morrisons –ont envahi la
Grande-Bretagne,installantd’énor-
mes surfaces àl’extérieur des vil-
les, mais aussi de petites épiceries
au centre.Seules les grandes chaî-
nes ont les reins assez solides pour
résister. Un par un, les indépen-
dants ont baissé le rideau. Selon le
NEF, en 2009, il ne restait plus
qu’un seul magasin indépendant
au centre d’Exeter –unmarchand
de tabac, présent depuis 1955.
Cette monotonie est-elle grave?
Oui, répond le think tank. Pour lui,
l’absence de diversité est dange-
reuse, comme l’est le manque de
biodiversité dans la nature. Des
études montrent que les habi-
tants sont moins impliqués dans
les villes clones. «Sans la preuve
visible que nous pouvons influen-
cer ce qui nous entoure, nous deve-
nons des étrangers là où nous
devrions nous sentir chez nous »,
affirme le NEF.
De plus, la crise économique
illustre les dangers de l’uniformi-
sation. Quand la rentabilité bais-
se,les grands groupes n’hésitent
pas àfermer leurs magasins, sans
tenircompte de la situation loca-
le.Les grandes enseignes peuvent
également dépérir :depuis
décembre, Jessops, HMV, Comet
et Blockbuster, qui vendaient tou-
tes de l’électronique ou des CD et
DVD, ont déposé le bilan.
Résultat, de nombreux centres
urbains sont en train de passer de
ville clone àville fantôme. Dans
certains endroits, un quart des
magasins sont vacants.
p
E. A.
15
Simulations
du centre de Londres
en 2017.
DR
2
La «Râpe àfromage»,
deRichard Rogers,
en cours de construction
(simulation).
DR
3
Le «Cornichon », ouvert
en 2004, de Norman Foster.
PIERRE CIOT/DIVERGENCE
4
Le «Talkie-Walkie»,
en cours de construction
(simulation).
DR
Au royaume
de la ville clonée
Les cités britanniques moyennes se ressemblent au point
de perdre toute identité. La faute au puissant secteur privé
1
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5
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Samedi 26 janvier 2013
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