Soudain,Londresdevintverticale

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Le street art hors les murs A Berlin,
New York ou Paris, des promoteurs
s’approprient les lieux consacrés
aux graffitis pour réaliser de juteuses
opérations immobilières. P A G E 2
« Lincoln », et que revive la légende
La sortie du film de Steven Spielberg
sur Abraham Lincoln est l’occasion de
rappeler l’admiration de Barack Obama
pour son auguste prédécesseur. P A G E 7
Le « péché » de sodomie A l’occasion
de la présentation du projet de loi sur
le mariage pour tous, l’historien Claude
Langlois explique pourquoi l’Eglise
condamne l’homosexualité. P A G E 6
Soudain, Londres devint verticale
La plus haute tour d’Europe, le Shard, conçue par Renzo Piano, ouvre ses portes aux visiteurs le 1er février. En une décennie,
la City etle centre de Londres ont vu la construction d’une dizaine de gratte-ciel. Surprenant pour une ville traditionnelle
pas, elles s’achèvent sur des angles brisés.
Comme une cassure dans le ciel.
De partout, où que l’on se trouve, ce nouveau symbole de Londres s’impose : il se perd
dans les nuages par mauvais temps, reflète le
ciel sans cesse changeant, brille de mille feux
quand le soleil daigne pointer son nez.
Dedans se trouveront d’ici à la fin de l’année
des bureaux, un hôtel, un restaurant, quelques appartements très luxueux. « Cela ne
m’intéresse pas que ce soit la plus haute tour
d’Europe, même si c’est sympa de le savoir,
relativise Renzo Piano. Si elle était grande,
dure, agressive, noire, ce serait un échec. En
revanche, ce cristal qui reflète la lumière et
devient de plus en plus mince dans le ciel, j’espère que les Londoniens vont se l’approprier.»
La vue d’ensemble de tous ces gratte-ciel
n’est pas forcément harmonieuse. Souvent,
les bâtiments tranchent les uns avec les
autres.Commesichaquearchitecteavaitvoulu imposer ses formes, signifier sa prouesse.
Mais ils jurent avec lestraditionsde l’urbanismelondonien, et la vitalité qui s’en dégageest
indéniable. « Cette façon de bousculer la ville
historique, de donner une nouvelle skyline
[horizon], apporte une énorme énergie, explique Jean Nouvel. Londres est en train de réussir son pari urbain à la City. La logique [des
dirigeants] consiste à dire que l’histoire est
vivante et que l’architecture doit évoluer. C’est
le contraire d’une politique de conservation,
qui place des quartiersentiers dans le formol. »
Face à Paris, capitale parfois critiquée pour
être devenue une ville musée, magnifique
mais immuable, Londres a fait le pari d’une
évolution résolument moderne. Quitte à bouleverser son image. Son dessin. Son caractère.
«Cetartdelaconstructionestuneformed’énergie, ajoute en écho Renzo Piano. Il faut être à la
hauteur de l’héritage des villes merveilleuses
d’Europe et ne pas construire n’importe quoi,
mais il ne s’agit pas de ne rien faire.»
Villes modernes et mouvantes contre villes classiques et pétrifiées, le débat est lancé.
Faire évoluer, quitte à choquer, ou conserver,
Eric Albert
P
Londres, correspondance
our monter à son sommet, il
fautprendreun ascenseuràl’accélération impressionnante. Le
temps de dépasser la vitesse de
pointe du sprinter jamaïquain
Usain Bolt, et voilà l’arrivée,
tout en douceur. Là, au sommet du Shard, la
nouvelle tour la plus haute d’Europe, culminant à 310 mètres, se trouve une plateforme
exposée aux éléments, protégée simplement
par des murs de verre. Derrière se dévoile une
vue sur tout Londres, à 380 degrés. Aussi loin
que porte le regard, la capitale britannique se
perd dans la brume.
Ce qui frappe avant tout, c’est l’étendue de
la ville. Londres est une cité horizontale, dont
les immeubles et maisons ne dépassent guère trois ou quatre étages. La ville est tentaculaire, mais pas dominante. A une exception
près, mais de taille : la City. Depuis une dizained’années, le quartierdes banquesest dominé par un groupe de gratte-ciel plus hauts les
uns que les autres. Là, au cœur d’une ville aux
racines moyenâgeuses, se hérissent des bâtiments qui ne dépareraient pas dans une cité
futuriste ou une des nouvelles mégapoles
d’Asie.
Il faut monter au sommet du Shard, dont
l’étage supérieur s’ouvre aux visiteurs le
1er février,pourprendreconsciencede ce changement radical que vit Londres. Car tout
là-haut, on fait face à cette petite dizaine de
tours dépassant les cent mètres, toutes
regroupées au centre de la City, dans à peine
un kilomètre carré. Cinq d’entre elles ont été
érigées durant la dernière décennie. Trois
autres sont en cours de construction. Et cinq
projets supplémentaires de tours ont obtenu
leur permis de construire.
Ces gratte-ciel ont été baptisés par le
public, qui leur a donné des surnoms. Comme pour mieux les personnaliser. Pour les
saluer ou les moquer. Il y a le « Gherkin » (le
« cornichon»), la tour ovoïde signée Norman
Foster, l’architecte qui a tant marqué Londres
ces dernières années ; la « Râpe à fromage »,
de Richard Rogers, en cours de construction;
le « Talkie-Walkie», lui aussi en construction;
le « Pinnacle » (l’« apogée »), dont le sommet
se terminera en vrille…
Il faut ajouter des bâtiments qui ne s’élèvent pas dans le ciel, mais dont les formes
sont osées. Le plus spectaculaire a été réalisé
par Jean Nouvel, l’architecte français : le One
New Change (« celui du changement») est un
large complexe de magasins et de bureaux
situé juste à l’arrière d’une icône historique
de Londres, la cathédrale Saint-Paul. Les
lignes angulaires du bâtiment de Jean Nouvel, sa façade aux couleurs très sombres, tendant sur le noir sous certains éclairages,
contrastent avec la rondeur du dôme du
XVIIIe siècle qui lui fait face. Un peu plus loin,
au bord de la Tamise, la mairie en forme de
casque de moto qui semble basculer en arrière, construite par Norman Foster, est un
exemple de plus d’architecture futuriste.
Complétant le tout – consécration pour les
uns, désastre pour les autres –, le Shard
(l’«éclat de verre» ou l’« esquille») est le bâtiment le plus osé et le plus controversé. Sans
doute parce qu’il est le plus haut – et de loin.
Cette gigantesque pyramide est due à l’architecte italien Renzo Piano, l’un des plus respectés au monde dans la profession – il est connu
en France pour avoir dessiné le Centre Pompidou avec Richard Rogers. Quand on l’interroge, Renzo Piano avoue que sa tour se termine
par une « folie » : les pointes ne se touchent
C’est comme si à Paris
on avait transplanté
la Défense dans
le quartier des Halles
quitte à étouffer ? Laisser un chaos urbain
créatif s’installer, ou planifier dans un souci
d’harmonie ? Londres a désormais clairement opté pour la première voie.
Car le grand changement – c’est même une
petite révolutionen Europe –, c’est que toutes
ces tours sont installées au centre de la ville.
Le Shard est planté au bord de la Tamise, côté
sud, dans un quartier délaissé et populaire,
mais juste en face de la City. Au pied de la
tour, London Bridge est un pont sur le fleuve,
mais surtout une station de métro et une
gare qui constituent, chaque jour, l’entrée
dansla villepour 300000habitantsde la banlieue sud. « Le Shard n’est pas seulement une
tour de bureaux, c’est un bâtiment presque
public, avec notamment un centre pour visiteurs. Et il permet de relier des quartiers délaissés au centre de Londres », dit Renzo Piano.
Pour prendre la mesure de ce qui se joue à
Londres, disons que c’est comme si on avait
transplanté la Défense dans le quartier des
Halles, à Paris.
Le Shard (310 mètres) est planté au bord de la Tamise, dans un quartier délaissé mais face à la City. MICHEL DENANCE
Cahier du « Monde » N˚ 21157 daté Samedi 26 janvier 2013 - Ne peut être vendu séparément
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Samedi 26 janvier 2013
CULTURE & IDÉES
La City se montre à la hauteur
C’est la finance, dévoreused’espace, qui a incité à construiredes tours. L’appui de l’ancien maire Ken Livingstone,l’absence
de planificationet le pouvoir du secteur privé rendent aussi toutesles folies possibles. Au risque du n’importe quoi
Suite de la première page
Ce choix de la verticalitéest relativementnouveau. Jusqu’en 2004, quand le Gherkin a
ouvert ses portes, Londres était plutôt traditionnelle. Le quartier d’affaires de Canary
Wharf, rempli de grandes tours de bureaux
rectangulaires,était rejeté loin à l’extérieur de
la ville. Pour le reste, à quelques notables
exceptions près dans les années 1970 – la
Tower 42 à la City, le Centre Point à l’entrée
d’Oxford Street, le relais de télévision BT
Tower –, la taille maximale des immeubles se
limitaità quelquesétages. Et c’est cette modeste hauteur qui faisait la marque de la ville, son
attrait touristique aussi.
Un homme est à l’origine de cette révolution verticale. Voilà bientôt trente ans que
Peter Rees, un Gallois désormais plus londonien que les Londoniens, supervise les permis
de construire de la City. Avec son accent légèrement huppé et ses cravates toujours impeccables, il a fini par ressembler aux hommes d’affaires britanniques qu’il côtoie tous les jours:
poli, légèrement ironique et extrêmement
pragmatique.
Peu après être arrivé à son poste, en 1985, il
a fait face à un problème existentiel pour la
City. Le nouveau quartier d’affaires de Canary
Wharf venait de naître et attirait en masse les
banques américaines, qui déferlaient à la suite de la dérégulation financière introduite par
Margaret Thatcher. Le centre financier traditionnel se devait de réagir. « Nous avions
besoin de bâtiments avec des étages faisant au
moins5 000 m2, pour recevoir les sallesde marché modernes», raconte Peter Rees.
Dans un premier temps, la demande a été
comblée par la rénovation de vieilles structures. Les grands journaux, qui ont progressivement quitté le quartier de Fleet Street à la
recherche d’emplacements moins chers, ont
également libéré de l’espace. « A l’époque,
c’était la seule solution. Les gens étaient de toute façon fondamentalement opposés à la
construction de tours. Mais, dans les années
1990, nous étions arrivés au bout de cette logique», explique M. Rees.
En 1992, une puissante bombe de l’IRA, le
groupe paramilitaire nord-irlandais, change
la donne. La détonation, qui fait un mort et
quarante blessés, détruit le Baltic Exchange,
dégageant un large espace au cœur de la City.
Un an plus tard, Norman Foster propose d’y
construireun bâtimentde près de 400 mètres
de haut au nom prétentieux: la « Millennium
Tower».Mais le tolléest énorme.La pressesurnomme ironiquement ce projet de gratte-ciel
« cornichon érotique », critiquant cette verge
érigée haut dans le ciel de Londres. Finalement, après de longues tractations, Norman
Foster revoit ses plans et suggère une forme
beaucoupplusbasse, touten rondeur.LeGherkin, tel qu’il existe aujourd’hui, était né. Beaucoup poussent un soupir de soulagement: le
résultat final ne culmine qu’à 180 mètres de
hauteur, deux fois moins que l’idée initiale.
C’est pourtant une révolution quand la tour
ouvre ses portes en 2004. « Ce bâtiment a été
le symbole que Londres devenait une ville
cool », estimePeter Murray, qui présidele Centre for London’s built environment, un organisme dédié à l’architecture de Londres.
Soudain, les gratte-ciel paraissent acceptables. Ken Livingstone, alors maire, s’engouffre dans la brèche. Persuadé qu’il faut « densifier» la ville, il pousse à construire en hauteur.
Sans lui, le Shard n’aurait jamais vu le jour.
« C’est lui qui a poussé ce projet, reconnaît Renzo Piano. Il voulait que ce soit au bord du
fleuve, mais dans un quartier délaissé. » C’est
lui encore qui veut que le Shard n’abrite pas
que des bureaux. « C’est très important qu’il
soit ouvert au public, que ce ne soit pas une
tour fermée », précise l’architecte.
Depuis, les projets de tours se multiplient,
sous le regard bienveillant des autorités de
Londres.Maisc’est bien poursatisfairelesbanques que la City s’est transformée. L’objectif
était pragmatique : soutenir le centre financier. En revanche, il n’était pas question de se
lancer dans un plan d’urbanisme grandiose.
Le développement s’est fait au coup par coup,
en fonction des besoins. « Nous n’avons
jamais planifié les tours, s’enorgueillit
M. Rees. Il n’y a pas eu de plan rédigé longtemps à l’avance.»
Si ce dernier a effectivement poussé à
construire en hauteur, il n’a jamais dit : voilà
les emplacements et la forme que cela devra
prendre. Il a préféré réagir à chaque projet. Son
mot d’ordre: la ville doit grandir de façon orga-
nique, naturelle. « Nous avons été volontairement réactifs, pas proactifs. Le monde est remplide planificationsà moitiéréaliséesquiétouffentla créativité. Nous avonsconstruit haut à la
City parce que nous en avions besoin, pas pour
flatter notre ego. » Bien sûr, pas question d’acceptern’importequoi:«Ilfautdestoursdistinctives, originales, parce que je veux attirer ici les
meilleurs jeunes talents du monde entier. Je
veux qu’ils aient envie de venir ici.»
Voilà une clé essentielle de Londres. Jamais
personne n’a planifié cette ville. Jamais un
baron Haussmann n’a tracé de grands boulevards. La capitale britannique, comme une
cité moyenâgeuse,se développe au fil de l’eau,
au gré des besoins du moment. C’est aussi le
secteur privé qui pousse les projets, pas les
autorités publiques. Chaque fois, un promoteur vient avec son projet sous le bras, à charge pour lui de convaincre la ville de son bienfondé. Aucune des tours construites récemment à la City n’a fait l’objet d’un concours
d’architectes. C’est le promoteur qui choisit. Il
peut mettre en concurrence plusieurs architectes, mais il n’en a pas l’obligation.
C’était déjà le cas en 1666. Au lendemain du
grand incendiede Londres qui a ravagé la City,
l’architecte Christopher Wren, qui revenait
d’un voyage à Paris, a proposé un vaste changement, pour enfin donner un peu d’ordre à
ce dédale de ruelles entrelacées.« Il voulait faire une ville de style Renaissance, explique
M. Murray. Mais les marchands ont rejeté sa
demande, désireux de se remettre au travail
dès que possible, sans attendre de longs travaux d’aménagement. C’est le commerce qui a
prévalu sur la culture. » Christopher Wren a dû
se contenter de reconstruire les églises, réalisant au passage sa grande œuvre : la cathédrale Saint-Paul.
C’est cette absence de planification qui
rend toutes les folies architecturales possibles. « Londres est une ville beaucoup moins
tracée que Paris, explique Jean Nouvel. A Paris,
c’est difficile de planter des tours. Il existe des
ensembles historiques qu’il faut respecter. Il
fautbeaucoupde culot et trouverle bon emplacement.» A l’inverse, la capitale britannique
offre un fouillis qu’il est plus aisé de déstabili-
2
¶
À VOIR
LE SOMMET DU SHARD
www.theviewfromthe
shard. com
(30 ¤ pour les adultes).
LE GHERKIN
Fermé au public,
mais il est possible
de louer pour des fêtes
ou des mariages le club
privé situé aux trois
derniers étages.
www.searcys.co.uk
LE MUSÉE DE LONDRES
L’exposition permanente
retrace l’histoire
de la ville. Entrée libre.
Museumoflondon.org.uk
¶
À LIRE
« 21 ST CENTURY
LONDON.
THE NEW
ARCHITECTURE »
de Kenneth Powell
(Merrell, 2011).
ser. Tant qu’un architecte réussit à convaincre
du bien-fondé d’une idée et trouver des financements, il peut construire ce qu’il souhaite.
Il n’existe d’ailleurs pratiquement aucune
règle d’urbanisme. Rien n’est interdit à l’exception de certains couloirs de vue sur SaintPaul qui doivent être maintenus. C’est pour
cette raison que Jean Nouvel s’est inspiré de
l’esthétique des avions furtifs pour construire son bâtiment derrière la cathédrale : « J’ai
joué au plus près de ces couloirs de vue. »
Cela ne veut pas dire que tout est autorisé,
loinde là. Il appartientaux promoteursimmobiliers de prouver l’intérêt public de leur projet et de répondre aux plaintes. Cela peut parfois prendre plusieurs années, et le processus
de consultation est parfois houleux.
Jean Nouvel en sait quelque chose. Le prince
Charles, féroce opposant de l’architecture
contemporaine,a voulule fairemettreàla porte.En2005,l’héritierdelacouronned’Angleterre a écrit à Land Securities, le promoteur, pour
lui demander de choisir un concepteur moins
«moderne».« Il afallubeaucoupdecourageau
maîtred’ouvragepourdirenon »,salueM.Nouvel. Il ajoute que, de toute façon, son bâtiment
ne se veut pas une provocation, mais au
contraire un hommage à Saint-Paul. La terrasse à l’étage, où se trouvent bars et restaurants,
offre une vue imprenable sur la cathédrale.
Cette relative liberté offerte aux architectes
n’est pas sans accidents. L’ignoble hôtel en
béton placé au pied de Tower Bridge, pourtant
l’undesmonumentsles plusconnusetles plus
visités de Londres, est là pour le rappeler. Et les
opposantsauShard, s’ilsn’ontguère réussià se
faire entendre, demeurent très nombreux.
Jonathan Jones, critique d’art au quotidien The
Guardian, est de ceux-là. Pour lui, une tour de
310 mètres de haut au bord de la Tamise est
une erreur dont Londres mettra très longtempsàseremettre.«Elleécrasetoutetestcomplètementdisproportionnéeparrapportaureste de la ville.» Il se défend d’être un conservateur qui rêve de constructions traditionnelles
de l’époque géorgienne. «Je ne suis pas du tout
dans le camp du prince Charles, mais le Shard
ressemble à une construction sortie de Blade
Runner. Pourquoi donc Londres s’inflige-t-elle
cela? C’est presque de l’automutilation.»
Selon Jonathan Jones, ce n’est pas tant que
la tour soit horrible, mais elle est au mauvais
endroit. Elle ne dépareillerait pas dans une
mégapole chinoise ou arabe, mais n’a rien à
faire au bord de la Tamise. Pour lui, le soudain
3
enthousiasme londonien pour les gratte-ciel
relève avant tout de l’effet de mode. « Nous
n’avons jamais été très bons en architecture, et
nous sommes dans l’ensemble très conservateurs. Mais dans les années 1990, il y a eu une
révolte contre ce conservatisme. Du coup, plus
personne n’ose s’opposer à ce qui est moderne,
de peur de passer pour vieux jeu. »
Renzo Piano se défend bien sûr d’avoir fait
n’importe quoi avec le Shard, mais il donne
raison à Jonathan Jones sur un point : il existe
un risque de dérapage à Londres. « Il faut faire
attention. Après Beaubourg,il y a eu beaucoup
de petits Beaubourg construits un peu partout
qui n’étaient pas à la hauteur. Il faut faire
attention à ce qu’il n’y ait pas beaucoup de
petits Shard qui voient le jour. »
C’est bien ce qui inquiète les partisans
d’une modération architecturale. Les projets
de nouveaux gratte-ciel se multiplient, et
« La tour Gherkin
a été le symbole que
Londres devenait cool »
Peter Murray
architecte
tous ne frappent pas par leur originalité. A la
City, le futur « Talkie-Walkie», déjà à moitié
construit, promet d’être une énorme masse
proche de la rivière qui masquera la vue sur le
reste du centre financier. « Les premiers
grandsprojetsen mettaientpleinla vue, reconnaît M. Murray. Les suivants sont moins
impressionnants.»
Sans compter que la crise économique est
passéepar là et compliquela situation.Les travaux de la tour Pinnacle, au centre de la City,
sont suspendus depuis plus d’un an à cause
de difficultés financières. Le Shard tarde à
trouver des locataires pour ses bureaux. « Ces
bâtiments trouveront preneurs, rassure
M. Murray, mais nous arrivons effectivement
à la fin d’un cycle. » Ce passionné d’urbanisme
estime cependant que le jeu en valait la chandelle. « Londres n’est pas aussi élégante que
Paris ou Rome.Mais elle est tellementplus intéressante.» p
Eric Albert
4
CULTURE & IDÉES
0123
Samedi 26 janvier 2013
5
1
1 5 Simulations
du centre de Londres
en 2017. DR
Au royaume
de la ville clonée
5
2 La « Râpe à fromage »,
de Richard Rogers,
en cours de construction
(simulation). DR
3 Le « Cornichon », ouvert
en 2004, de Norman Foster.
PIERRE CIOT/DIVERGENCE
4 Le « Talkie-Walkie»,
en cours de construction
(simulation). DR
Les cités britanniquesmoyennes se ressemblentau point
de perdre toute identité. La faute au puissantsecteur privé
S
i les tours à Londres ne
font pas l’unanimité, elles
ont le mérite de l’originalité. Ailleurs en Grande-Bretagne – et encore plus qu’en Europe continentale –, c’est la monotonie qui domine. Les centres-villes
se ressemblent tant qu’il est parfois difficile de les distinguer. Les
mêmesmagasinsdesmêmesgrandes chaînes sont installés de la
même façon, avec des vitrines
similaires.
Exeter,Reading,Dorchester,Carlisle, Penzance… Toutes ces villes
secondairessontdes copies conformes. Chaque fois ou presque, la
rue centrale est piétonnière. Puis
s’alignent un supermarché Marks
& Spencer, un opticien Specsavers, une sandwicheriePret a manger, des cafés Costa et Starbucks,
uneboulangerieGreggs, unelibrairieWH Smith,les magasinsdevêtements Next, French Connection et
Topshop… On retrouve les mêmes
banques et boutiques de téléphones portables et d’électronique.
Pour compléter, il y a un centre
commercial de centre-ville, avec
des enseignes similaires.
Ala premièrevisite,cetteuniformité n’est pas désagréable. Il est
possible de déambuler, faire ses
courses,prendreuncafé. Si les mairies locales ont été intelligentes,
elles ont potentiellement sauvegardé un ou deux bâtimentshistoriques, donnant une impression
de mélange réussi de l’ancien et du
moderne. Mais, à force, la répétition devient insupportable.
En 2005, le think tank New Economics Foundation (NEF), classé
à gauche, a tiré le premier la sonnette d’alarme en publiant un
rapport intitulé « Ville clone ». Il
a créé un index de la diversité et
de l’indépendance des magasins
dans les centres des cités britanniques, mis à jour en 2010 : 41 %
des villes sont officiellement classées comme « clones » et 23 %
sont à la limite.
Paradoxalement,la causede cette uniformité est la même que ce
qui a permis l’originalité de la
City, à Londres : le secteur privé
s’est imposé, les grandes enseignes ont asphyxié les magasins
indépendants.
« Dans les années 1980, la Grande-Bretagne a rejeté, à juste titre, le
caractère déshumanisant de l’économie d’Etat planifiée, écrit le
think tank en 2010. Et pourtant,
sansêtre consultés,nous nous sommes retrouvés avec quelque chose
d’aussi mauvais, voire de pire :
une économie planifiée par les
entreprises, qui n’ont aucun sens
de la responsabilité publique. Les
chaînes et les marques internationales qui ont envahi nos rues marchandes ont l’obligation de servir
en premier lieu les intérêts de leurs
actionnaireset prennentleurs décisions dans des sièges sociaux distants, sans se soucier des conséquences locales.»
« Des étrangers chez nous »
L’exemple de la ville d’Exeter,
dans l’ouest de l’Angleterre, est
frappant. La plupart des terrains
appartiennent à des fonds de pension qui cherchent à rentabiliser
au maximum leur investissement. Ils poussent donc à une augmentation des loyers. En 2009, un
espace se louait 3 000 euros le
mètre carré par an, et les propriétaires demandaient une hausse de
30 % en moyenne.
Pour un magasin de cartes d’anniversaire basé à Princesshay, le
centre commercial situé au cœur
d’Exeter,cela setraduit parune fac-
ture de 600 000 euros par an (en
incluant la taxe foncière).
Dans le même temps, la pression des supermarchés a joué un
rôle clé. Les quatre grandes chaînes
britanniques – Tesco, Sainsbury’s,
Asda et Morrisons – ont envahi la
Grande-Bretagne,installantd’énormes surfaces à l’extérieur des villes, mais aussi de petites épiceries
au centre. Seules les grandes chaînes ont les reins assez solides pour
résister. Un par un, les indépendants ont baissé le rideau. Selon le
NEF, en 2009, il ne restait plus
qu’un seul magasin indépendant
au centre d’Exeter – un marchand
de tabac, présent depuis 1955.
Cette monotonie est-elle grave ?
Oui, répond le think tank. Pour lui,
l’absence de diversité est dangereuse, comme l’est le manque de
biodiversité dans la nature. Des
études montrent que les habitants sont moins impliqués dans
les villes clones. « Sans la preuve
visible que nous pouvons influencer ce qui nous entoure, nous devenons des étrangers là où nous
devrions nous sentir chez nous »,
affirme le NEF.
De plus, la crise économique
illustre les dangers de l’uniformisation. Quand la rentabilité baisse, les grands groupes n’hésitent
pas à fermer leurs magasins, sans
tenir compte de la situation locale. Les grandes enseignes peuvent
également dépérir : depuis
décembre, Jessops, HMV, Comet
et Blockbuster, qui vendaient toutes de l’électronique ou des CD et
DVD, ont déposé le bilan.
Résultat, de nombreux centres
urbains sont en train de passer de
ville clone à ville fantôme. Dans
certains endroits, un quart des
magasins sont vacants. p
E. A.
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