Par Francis Ducharme
Marc Augé, Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil,
coll. « La librairie du XXIe siècle », 1992, 149 p.
Résumé
Dans cet essai, Marc Augé jette les bases d’une anthropologie de ce qu’il appelle la
« surmodernité », soit l’espace-temps dans lequel nous vivons. Rejetant le concept un peu trop
indifférencié et enthousiaste de « postmodernité », il choisit le suffixe « sur » pour mettre en
évidence l’idée d’excès. Les transformations qui y ont mené sont une accélération excessive du
temps, un trop grand rétrécissement de l’espace et une trop grande individualisation des
références. La présente fiche se penchera surtout sur la question de l’espace, moins sur les deux
autres transformations du monde énoncées comme symptomatiques du monde contemporain. Il
importe tout de même de relever que l’accélération de l’histoire, du rythme de vie des individus,
le déclin des visions progressistes de l’avenir et la survalorisation de l’actualité sont autant de
constats d’Augé qui rappellent ceux de François Hartog avec sa théorie du « présentisme »
contemporain. De même, la vision d’Augé de l’individualisme actuel et de son corollaire, la
solitude dans la masse, a beaucoup de points communs avec celle de L’ère du vide de Gilles
Lipovetsky.
Avant tout, Augé affirme que la surmodernité s’accompagne d’une prolifération des « non-
lieux », lesquels s’apparenteraient un peu aux « hétérotopies » de Foucault (p. 141). Le concept
de « lieu » qu’Augé oppose aux non-lieux doit être compris avec le qualificatif
« anthropologique », lequel s'oppose, chez Merleau-Ponty, au lieu géométrique, dans sa simple
matérialité. Merleau-Ponty emploie le terme « espace » plutôt que « lieu », mais Augé considère
celui-ci trop abstrait, trop virtuel, trop fonctionnaliste et trop récupéré par le discours publicitaire
et touristique (espace d’habitacle, espace vert, etc.). Les lieux anthropologiques, selon Augé, ont
au moins pour caractère d’être ou de se vouloir « identitaires, relationnels et historiques » (p. 69).
Le lieu porte en principe les signes de l’appartenance singulière des individus à lui et à la
communauté qui s’y identifie, des relations sociales organiques entre les sous-groupes, et ce, de
façon suffisamment stable, habituellement, pour que ces signes aient une dimension historique.
Ne répondant peu ou pas à ces caractéristiques, mais plutôt à un principe de contractualité
solitaire, plusieurs moyens de transport contemporains créent des non-lieux : aéroports, avions,
TGV, autoroutes, échangeurs, stationnements, car la vitesse et d'autres facteurs mettent le
passager à l’écart du reste du monde. Les espaces virtuels créés par des moyens de
télécommunication tels la télévision et l’Internet forment aussi des non-lieux. Il en va de même
de certains espaces standardisés et réduits à des fonctions précises, tels les guichets automatiques
et les magasins de grande surface.
Augé va jusqu’à dire que la spécialisation excessive des fonctions des lieux en font des non-lieux,
même dans le cas des sites voués à la commémoration, comme plusieurs monuments aux anciens
combattants. Pour Augé, « l’habitant du lieu anthropologique vit dans l’histoire, il ne fait pas
d’histoire. » (p. 71-72) Beaucoup de commémorations seraient des mises en scène qui mettent à
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distance le passé d’une manière trop artificielle pour que le lieu soit véritablement ressenti
comme historique, notamment avec une profusion d’écriteaux prescrivant comment consommer
tel monument ou panorama. Elles font des habitants du lieu des « spectateurs d’eux-mêmes, des
touristes de l’intime » (p. 72). Par ailleurs, dans un cadre urbain et c’est surtout de cela dont il
est question , la temporalité est un facteur très important. À certaines heures ou certains jours,
des espaces et des monuments deviennent davantage des lieux anthropologiques, avec un rapport
plus authentique à l’histoire et à la communauté, mais sont laissés vacants et deviennent des non-
lieux le reste du temps. En fait, ce qui est lieu ou non-lieu n’est pas seulement soit l’un, soit
l’autre, mais se situe dans un « continuum » entre des « polarités fuyantes » (p. 101).
Avant de présenter ses hypothèses sur la surmodernité, Augé justifie sa démarche en se situant
dans le débat épistémologique sur le proche et le lointain. Il reprend les arguments des
anthropologues qui considèrent possible et pertinent de faire de l’ethnologie ou de
l’anthropologie de nos propres sociétés. Sa principale source est d’ailleurs L’invention du
quotidien de l’anthropologue iconoclaste Michel de Certeau, dont les réflexions sur les lieux et
l’espace semblent aussi très intéressantes pour la géopoétique. Augé récuse la division binaire
entre un « nous » soi-disant connu et un « eux » soi-disant radicalement étranger et exotique,
notamment parce que certaines formes de vie sociale institutionnelles, corporatives,
médiatiques ou de divertissement tendent à se mondialiser de plus en plus partout. A fortiori,
il dénonce le fantasme ethnologique qui tend à exagérer la force du caractère de « lieu
anthropologique » dans les sociétés indigènes d’Afrique, d’Asie ou d’Océanie, alors que la
relation communautaire et le contact avec l’histoire passée ne répondent pas toujours à cette
image. Aussi, Augé concède que l’anthropologie a toujours pour objet l’altérité, mais que celle-ci
peut être un « autre intime », c’est-à-dire interne à chaque individu. Il ne faut donc pas négliger le
fait que le lieu ou le non-lieu l’est à cause de perceptions et d’usages, parfois avec une part de
mythe, d’une majorité de personnes ou des instances de pouvoir, mais qu’il peut y avoir des
divergences d’interprétation du lieu chez un certain nombre d’individus.
Citations importantes
« De l’excès d’espace nous pourrions dire d’abord, encore un peu paradoxalement, qu’il est
corrélatif du rétrécissement de la planète : de cette mise à distance de nous-même à laquelle
correspondent les performances des cosmonautes et la ronde des satellites. En un sens, nos
premiers pas dans l’espace réduisent le nôtre à un point infime dont les photos prises par satellite
nous donnent l’exacte mesure. Mais le monde, dans le même temps, s’ouvre à nous. » (p. 44)
« Dans l’intimité de nos demeures, enfin, des images de toutes sortes, relayées par les satellites,
captées par les antennes qui hérissent les toits du plus reculé de nos villages, peuvent nous donner
une vision instantanée et parfois simultanée d’un événement en train de se produire à l’autre bout
de la planète. Nous pressentons bien sûr les effets pervers ou les distorsions possibles d’une
information dont les images sont ainsi sélectionnées : non seulement elles peuvent être, comme
on dit, manipulées, mais l’image (qui n’est une parmi des milliers d’autres possibles) exerce une
influence, possède une puissance qui excède de loin l’information objective dont elle est
porteuse. En outre, il faut bien constater que se mêlent quotidiennement sur les écrans de la
planète les images de l’information, celles de la publicité et celles de la fiction, dont ni le
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traitement ni la finalité ne sont identiques, au moins en principe, mais qui composent sous nos
yeux un univers relativement homogène dans sa diversité. » (p. 44-45)
« ce que nous appellerons “non-lieux” [l’est] par opposition à la notion sociologique de lieu,
associée par Mauss et toute une tradition ethnologique à celle de culture localisée dans le temps
et l’espace. » (p. 48)
« Le monde de la surmodernité n’est pas aux mesures exactes de celui dans lequel nous croyons
vivre, car nous vivons dans un monde que nous n’avons pas encore appris à regarder. Il nous faut
réapprendre à penser l’espace. » (p. 49)
« Dans les sociétés occidentales, au moins, l’individu se veut un monde. Il entend interpréter par
et pour lui-même les informations qui lui sont délivrées. […] Naturellement, la sociologie peut
parfaitement mettre en évidence les illusions dont procède cette individualisation des démarches
et les effets de reproduction et de stéréotypie qui échappent en totalité ou en partie à la
conscience des acteurs. Mais le caractère singulier de la production de sens, relayé par tout un
appareil publicitaire qui parle du corps, des sens, de fraîcheur de vivre et tout un langage
politique, axé autour du thème des libertés individuelles, est intéressant en lui-même : il relève de
[…] ce que l’on pourrait appeler les anthropologies, plutôt que les cosmologies, locales, c’est-à-
dire les systèmes de représentation dans lesquels sont mises en forme les catégories de l’identité
et de l’altérité. » (p. 51-52)
« Les collectivités (ou ceux qui les dirigent), comme les individus qui s’y rattachent, ont besoin
simultanément de penser l’identité et la relation, et pour ce faire, de symboliser les constituants
de l’identité partagée (par l’ensemble d’un groupe), de l’identité particulière (de tel groupe ou de
tel individu par rapport aux autres) et de l’identité singulière (de l’individu ou du groupe
d’individus en tant qu’ils ne sont pas semblables à aucun autre). Le traitement de l’espace est l’un
des moyens de cette entreprise et il n’est pas étonnant que l’ethnologue soit tenté d’effectuer en
sens inverse le parcours de l’espace au social, comme si celui-ci avait produit celui-là une fois
pour toutes. […] Nous réservons le terme de “lieu anthropologique” à cette construction concrète
et symbolique de l’espace […] le lieu, le lieu anthropologique, est simultanément principe de
sens pour ceux qui l’habitent et principe d’intelligibilité pour celui qui l’observe. » (p. 67-68)
« Le monument, comme l’indique l’étymologie latine du mot, se veut l’expression tangible de la
permanence ou, à tout le moins, de la durée. […] Sans l’illusion monumentale, au regard des
vivants, l’histoire ne serait qu’une abstraction. L’espace social est hérissé de monuments non
directement fonctionnels […] dont chaque individu peut avoir le sentiment justifié que pour la
plupart ils lui ont préexisté et lui survivront. Étrangement, c’est une série de ruptures et de
discontinuités dans l’espace qui figure la continuité du temps. » (p. 78)
« Le langage politique est naturellement spatial (ne serait-ce que lorsqu’il parle de droite et de
gauche), sans doute parce qu’il lui est nécessaire de penser simultanément l’unité et la diversité
la centralité étant l’expression la plus approchée, la plus imagée et la plus matérielle à la fois
de cette double et contradictoire contrainte intellectuelle. » (p. 83)
« Contraste : c’est aux entrées des villes, dans l’espace morne des grands ensembles, des zones
industrialisées et des supermarchés, que sont plantés les panneaux qui nous invitent à visiter les
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monuments anciens ; au long des autoroutes, que se multiplient les références aux curiosités
locales qui devraient nous retenir alors que nous ne faisons que passer » (p. 94-95)
« il y a des espaces où l’individu s’éprouve comme spectateur sans que la nature du spectacle lui
importe vraiment […] comme si, en définitive, le spectateur était à lui-même son propre
spectacle. Bien des dépliants touristiques suggèrent un tel détour, un tel retour du regard en
proposant par avance à l’amateur de voyages l’image de visages curieux ou contemplatifs,
solitaires ou rassemblés, qui scrutent l’infini de l’océan, la chaîne circulaire de montagnes
enneigées ou la ligne de fuite d’un horizon urbain hérissé de gratte-ciel : son image en somme,
son image anticipée, qui ne parle que de lui, mais porte un autre nom (Tahiti, L’Alpe d’Huez,
New York). L’espace du voyageur serait ainsi l’archétype du non-lieu. » (p. 110)
« [Dans] les non-lieux réels de la surmodernité, […] les individus sont censés n’interagir qu’avec
des textes sans autres énonciateurs que des personnes “morales” ou des institutions (aéroports,
compagnies d’aviation, ministère des Transports, sociétés commerciales, police de la route,
municipalités) dont la présence se devine […] derrière les […] innombrables “supports”
(panneaux, écrans, affiches) qui font partie intégrante du paysage contemporain. » (p. 120-121)
« Le paysage prend ses distances » (p. 122)
« La plupart des voitures sont équipées d’autoradios. La radio fonctionne de façon ininterrompue
dans les stations-service ou les supermarchés : les rengaines du jour, les publicités, quelques
nouvelles sont proposées, imposées aux clients de passage. Au total, tout se passe comme si
l’espace était rattrapé par le temps, comme s’il n’y avait pas d’autre histoire que les nouvelles du
jour ou de la veille » (p. 131)
« Ce que contemple le spectateur de la modernité [Baudelaire], c’est l’imbrication de l’ancien et
du nouveau. La surmodernité, elle, fait de l’ancien (et de l’histoire) un spectacle spécifique
comme de tous les particularismes locaux. » (p. 138)
« Ce qui est significatif dans l’expérience du non-lieu, c’est sa force d’attraction, inversement
proportionnelle à l’attraction territoriale, aux pesanteurs du lieu et de la tradition. La ruée des
automobilistes sur la route du week-end ou des vacances, les difficultés des aiguilleurs du ciel à
maîtriser l’encombrement des voies aériennes, le succès des nouvelles formes de distribution en
témoignent à l’évidence. » (p. 147-148)
Réflexions personnelles
Augé n’a pas tort dans l’essentiel de sa théorie, et plusieurs des citations relevées dressent un
portrait juste et éloquent de la société. D’après le sous-titre, il me semble qu’il va trop loin dans
son appréciation gative sur le monde contemporain. Il est censé introduire objectivement une
méthode scientifique et un nouvel objet de l’anthropologie, non pas écrire un pamphlet, ni même
un essai philosophique. Son ton critique trop appuyé favorise une idéologie traditionaliste qui
cède précisément au fantasme ethnologique qu’il dénonce bien que seulement à de courts
moments dans le texte d’un ancien temps, d’une société primitive, ou d’une société rurale
imaginaire, dont les rapports aux passé et à l’esprit de communauté seraient fusionnels et
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parfaitement harmonieux. Il classe plutôt hâtivement certaines choses comme des non-lieux, dont
les musées historiques et les sites touristiques, comme s’ils étaient tous contaminés par la
surmodernité. D’une manière semblable à ce qu’on a reproché souvent à la théorie du spectacle
de Guy Debord, voulant répondre à un Spectacle par un autre spectacle (le situationnisme), Augé
classe de manière trop manichéenne la sémiotique de l’espace urbain, comme s’il n’y avait, par
exemple, pour une place publique, que de bons signes (de l’histoire, du lien social, etc.), et de
mauvais signes, c’est-à-dire des signes inauthentiques, distants, aliénants, etc. Les logiques de
consommation, d’efficacité, d’anonymat et de standardisation mondiale sont esquissées comme
critères de la négativité du non-lieu ; ils pourraient être des arguments légitimes et défendables
s’ils étaient davantage approfondis et nuancés dans l’analyse d’Augé.
Certes, Augé prétend qu’il y a un spectre de nuances entre lieu et non-lieu, mais cette paire de
substantifs radicaux au plan de leur signification linguistique immédiate ne permet pas de
concevoir de nuances. Imaginons ce qu’un anthropologue dirait d’une éventuelle zone grise : est-
ce un « non-lieu modéré » ? Ou un « peut-être-lieu » ? Ce raisonnement par l’absurde montre que
d’accorder un statut positif au concept neutre de « lieu » oblige à employer le terme « espace »
comme terme neutre, ce qui peut entraîner des confusions avec l’opposition habituelle de ces
deux termes en géopoétique, ayant un sens différent. Par conséquent, il aurait été plus rigoureux
de conserver l’opposition de Merleau-Ponty entre « espaces anthropologiques » et « espaces
géométriques », plutôt que d’inventer « lieux » et « non-lieux ».
Toutefois, retenons que la vision quelque peu nostalgique et radicale d’Aupeut s’appliquer à
une part de la réalité. Elle peut aussi se retrouver dans le discours de plusieurs écrivains
contemporains. Le caractère concis et systématique de l’analyse d’Augé, qui réunit densément à
la fois des théories sur l’espace, sur le temps et sur l’individualisme dans les rapports sociaux,
aide probablement à éclairer de tels textes. Néanmoins, de manière plus intéressante, il faut
s’attendre à ce que plusieurs artistes et écrivains, en raison de l’exigence d’originalité qui leur
incombe, aient une vision contraire au sens commun des mêmes lieux ou non-lieux. Ils peuvent
sûrement tenter de montrer comme anthropologique un non-lieu des plus mornes, ou encore
montrer que les caractéristiques identitaires, relationnelles et historiques attribuées à un lieu sont
mensongères.
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