MARDI 19 AVRIL 2016
LE TEMPS
L’économie stagne et les marchés nanciers vivent
de nouveau des journées tumultueuses. Faut-il s’en
étonner? Les distorsions faites aux marchés baent
tous les records historiques. Les responsables ne sont
ni la classe moyenne, ni «les riches», cibles perpé-
tuelles des médias et des étatistes, ni les fonds trop
facilement qualiés de spéculatifs. Non, ce sont les
gouvernements, les banquiers centraux ainsi que les
plus grands groupes.
Qui vend des titres par milliards de dollars et en
toute opacité si ce ne sont les fonds souverains? «Les
gouvernements ont trois options pour gérer leurs
déficits et leurs dettes et choisiront forcément la
moins impopulaire», explique Steve Hanke, profes-
seur à l’Université Johns Hopkins. Les autorités
peuvent réduire leurs services, ce qui risque de cau-
ser des troubles sociaux. Ils peuvent augmenter les
impôts, mais le niveau actuel dépasse déjà le raison-
nable. Et ils peuvent vendre les bijoux de famille.
Ceux-ci sont notamment gérés par les fonds souve-
rains. Leur valeur s’élève à 7000milliards de dollars
et leur évolution exerce de profondes distorsions sur
les marchés. L’année dernière, ils ont vendu pour
213milliards de dollars de titres. Le montant devrait
doubler en 2016, selon le Sovereign Wealth Fund Ins-
titute. Les pays du golfe ont été particulièrement actifs
à ce propos pour répondre à la baisse du pétrole. Leur
désaccord de ce week-end et les menaces de l’Arabie
Saoudite non seulement à légard de l’Iran mais aussi
des Etats-Unis ne sont pas rassurants.
La prospérité? C’est l’autre chemin
Les épargnants doivent plus que jamais scruter les
actions de ces acteurs s’ils veulent préserver leur
fortune. Dans l’ombre la plus totale, les Etats prennent
des participations considérables ou s’en séparent.
Qui connaît par exemple Wutongshu Investment
Platform Co? Cee entité appartient à la State Admi-
nistration Fund of Foreign Exchange, une autorité
chinoise de surveillance. Elle vient de prendre des
participations dans d’innombrables banques: Bank
of China Ltd, Shanghai Pudong Development Bank
Co, Bank of Communications Co et Industrial and
Commercial Bank of China Ltd. L’Etat fait ses
emplees. Qui peut parler d’un système libéral?
Dans les pays occidentaux, le risque est à chercher
davantage du côté des banques centrales et des
grandes banques que des gérants de fonds et hedge
funds estampillés «nance de l’ombre».
Les banques centrales sont en eet à la fois les archi-
tectes, les surveillants et les acteurs des marchés.
Myret Zaki et Dominique Morisod, dans La nance
de l’ombre a pris le contrôle, expliquent que la Fed et
la BCE ont acheté 7500milliards de dollars d’obliga-
tions entre 2009 et aujourd’hui: «Cela crée le plus
énorme marché acheteur pour les obligations»,
écrivent-ils. Après leur logique intervention sur le
marché en 2008, elles ne se sont pas retirées dans
leur rôle de gardien de la monnaie. Pire, elles sont
elles-mêmes devenues une menace. «Le risque qui
est peu évoqué est celui que constitue la Réserve fédé-
rale elle-même», selon les auteurs. Ses 4500milliards
de dollars d’actifs, dont 1800milliards d’obligations
«subprime», font face à 58milliards de fonds propres.
A peine 1,3% des actifs. On qualiait UBS de hedge
fund avec ses 1,6%.
Il n’est pas nécessaire de porter son regard outre-
Atlantique. Les actions détenues par la Banque natio-
nale suisse, environ 100milliards de francs (18% des
placements à n 2015), correspondent à la taille des
avoirs des plus grands hedge funds, selon Steve Hanke.
Dans ce capitalisme d’Etat, il est normal que les
analystes nanciers apportent davantage d’aention
aux sous-entendus des dirigeants de banques cen-
trales et de gouvernements quà la marche des aaires
réelle des entreprises.
Il est de bon ton d’accuser les victimes habituelles,
les fonds spéculatifs et les riches. Cee «vision» oublie
l’essentiel, l’augmentation de la dee des Etats et leur
incapacité à la gérer. La dee américaine a mainte-
nant dépassé les 100% du produit intérieur brut.
Cet étatisme global appauvrit la population. Dans
Bourgeois Equality, l’historienne Deirdre McCloskey
montre que la prospérité a été multipliée par 30 en
deux siècles non pas grâce à l’économie mais aux
idées. C’est le respect des valeurs bourgeoises de
liberté et de dignité qui a dopé l’innovation et les
échanges. Nous prenons aujourd’hui le chemin
inverse à celui qui mène à la prospérité. Le débat, en
Suisse, ne porte que sur le revenu de base incondi-
tionnel, le salaire minimum, les frontières et la mul-
tiplication des protections et interdits. Il faut être de
mauvaise foi pour parler d’une époque libérale.
n
Le danger vient de la
nance ocielle et
non de celle de l’ombre
Avec le développement des tech-
nologies de l’information, les
banques centrales sont confron-
tées à une évolution profonde que
nous appelons «l’économie du
savoir». Dans cet environnement,
le lancement d’entreprises
requiert de moins en moins d’ap-
port en capital xe. Même dans le
secteur industriel, les progrès
techniques permeent d’alléger
les besoins en investissements. Il
en résulte une demande moindre
de capitaux, une baisse du niveau
des taux d’intérêt réels et une
demande d’investissements de
moins en moins dépendante des
taux d’intérêt. Malgré la baisse des
rendements du capital, l’épargne
est restée abondante en raison de
la généralisation des systèmes de
prévoyance et d’un besoin crois-
sant de sécurité économique pour
des générations qui s’aendent à
vivre de plus en plus longtemps.
L’entraînement
ou le dopage?
Les technologies de l’informa-
tion ont aussi facilité les compa-
raisons de prix et ont permis de
décloisonner de nombreux mar-
chés, créant une pression déa-
tionniste inédite. La chute des taux
d’intérêt réels, la baisse de l’ina-
tion et aussi une sensibilité
moindre de l’économie aux impul-
sions de taux d’intérêt a invalidé
la politique monétaire classique
basée justement sur des variations
de taux d’intérêt directeurs. Des
années de taux d’intérêt proches
de zéro n’ont réussi ni à relancer
les économies, ni à créer un peu
d’ination.
Tout le monde espère pourtant
plus de croissance et aussi plus
d’ination, car l’une comme l’autre
paraissent des moyens pratiques
de diluer les endeements publics
et de diminuer le chômage. C’est
peut-être d’ailleurs bien ça le pro-
blème, stimuler systématique-
ment l’économie est devenu une
obsession. On peut faire ici une
analogie avec le sport: les deux
façons d’améliorer ses perfor-
mances sont l’entraînement, d’une
part, qui demande eorts et per-
sévérance, et le dopage d’autre
part, qui permet des résultats
immédiats mais éphémères; sans
compter les effets secondaires.
Manifestement, en matière de
macroéconomie, le monde a choisi
le dopage. On préfère la stimula-
tion à outrance plutôt qu’une poli-
tique économique orientée sur des
mesures réelles partant du postu-
lat que la croissance économique
potentielle a baissé au cours des
dernières décennies.
Un changement de stratégie
Face à l’inefficacité des varia-
tions de taux d’intérêt, les
banques centrales ont adopté peu
à peu une politique visant à
réduire le risque dans les marchés
financiers de façon à stimuler
l’économie réelle via le crédit. Ce
changement de stratégie a pu s’ob-
server à travers un discours et des
interventions des banques cen-
trales de plus en plus orientés vers
les marchés financiers et de
moins en moins vers l’économie
réelle. Les banques centrales ont
cherché à rassurer les marchés
nanciers et à réduire la volatilité
des bourses. A partir de 2008,
elles ont adopté une méthode plus
radicale consistant à absorber du
risque nancier sur leur propre
bilan à travers des achats massifs
de titres, une politique appelée
«quantitative easing».
A court terme, cee méthode a pu
stopper les mouvements de
panique. A long terme cependant,
elle pose deux problèmes. Premiè-
rement le risque nancier endossé
par la banque centrale ne disparaît
pas pour autant, mais pèse en dé-
nitive sur les contribuables. Deu-
xièmement l’émission massive de
monnaie crée des bulles nancières
qui se traduisent tôt ou tard par un
retour de la volatilité. Cette der-
nière ruine les eets stabilisants
recherchés. La formation de bulles
nancières est aussi due à une rela-
tion vicieuse qui s’est développée
peu à peu entre les banques cen-
trales et les marchés nanciers, ces
derniers adoptant une aitude que
l’on peut qualifier de «hasard
moral» c’est-à-dire la prise de
risques inconsidérés en s’appuyant
sur une garantie implicite de sau-
vetage de la part des banques cen-
trales. A la n des années 1990, ce
phénomène s’est appelé «Green-
span put» du nom du président de
la Réserve fédérale. En raison du
«hasard moral», le monde a connu
pas moins de trois grandes bulles
financières au cours des 20 der-
nières années, la première étant la
bulle «techno» suivie de la bulle
«subprime» suivie de la bulle
actuelle que nous qualifions de
«bulle des banques centrales» et qui
menace à son tour de s’eondrer.
Où cela va-t-il nous mener? Les
avis des spécialistes sont très par-
tagés sur ce que devraient faire les
banques centrales qui se sentent
elles-mêmes prises dans une
impasse. Deux stratégies semblent
s’opposer: la première consiste à
accepter l’eondrement de la bulle
avec tous les risques immédiats
que cela peut comporter c’est-à-
dire une forte volatilité des mar-
chés, des faillites retentissantes et
un ralentissement marqué de
l’économie. La deuxième revient à
repousser l’inéluctable en accen-
tuant encore l’expansion moné-
taire. C’est clairement le choix
qu’ont déjà fait la Banque centrale
européenne et la Banque du Japon.
Quant à la Réserve fédérale, elle
montre clairement des signes de
renoncement par rapport à son
ambition initiale de hausse des
taux pendant l’année 2016.
n
Vers l’éclatement de la bulle
des banques centrales
La Réserve
rale montre
des signes de
renoncement par
rapport à son
ambition initiale
de hausse des taux
Les vannes de l’assistance
administrative sont ouvertes
A la suite de deux arrêts récents du Tribunal
fédéral (TF), la jurisprudence de l’entraide inter-
nationale en matière scale a pris un virage à
180 degrés.
Pour le Département fédéral des nances, le
timing est parfait. En pleine phase 2 de l’examen
par le Forum mondial sur la transparence et
l’échange de renseignements à des ns scales
qui évalue l’ecacité de la réponse suisse à
l’échange de renseignements sur demande les
garde-fous dressés par le Tribunal administra-
tif fédéral (TAF) sont tombés.
Rappelons que l’article 26 du Modèle de
convention de l’OCDE (MC-OCDE) fondement
de l’échange de renseignements en matière
fiscale vise à assurer une
transmission la plus large pos-
sible; cet article prévoit cepen-
dant, en plus de l’interdiction
de procéder à une «pêche aux
renseignements», les limites
suivantes: le respect du droit
interne des Etats contractants
et la protection de certains
secrets commerciaux.
La portée de ces restrictions
dépend toutefois de la nature
des renseignements et de la personne qui les
détient. L’art. 26 MC-OCDE distingue deux caté-
gories de renseignements, les limites précitées
ne s’appliquant pleinement quà la seconde: a)
les renseignements «détenus par une banque,
un autre établissement nancier, un manda-
taire ou une personne agissant en tant qu’agent
ou duciaire, et les renseignements qui se rat-
tachent aux droits de propriété d’une personne»
(catégorie 1) et b) les autres renseignements
(catégorie 2).
Le concept de «personne concernée»
Le TAF opérait une distinction entre les ren-
seignements relatifs à la «personne concernée»
par l’enquête de l’Etat requérant et ceux concer-
nant les tiers détenteurs d’informations (les
personnes en Suisse détenant les informations
requises sans être assujeies à l’impôt dans
l’Etat requérant) et posait des limites réelles à
l’échange d’informations s’agissant des «tiers».
Dans son arrêt 2C_963/2014 du 24 septembre
2015, le TF considère que la «personne concer-
née» ne s’entend pas seulement du contribuable
qui fait l’objet de l’enquête, mais également de
la personne visée par les renseignements vrai-
semblablement pertinents requis; à cet égard,
la pertinence vraisemblable de l’information
s’examine en fonction de la nature du lien entre
le contribuable et le tiers susceptible de détenir
les renseignements. Le TF a ainsi qualié de
«personnes concernées» (i) deux sociétés
suisses dont les ayants droit
économiques faisaient l’objet
d’une procédure scale dans
l’Etat requérant et, plus
récemment, (ii) une société
suisse, au motif que les deux
contribuables poursuivis
dans l’Etat requérant dont
l’une était l’actionnaire dis-
posaient d’une procuration
sur ses comptes.
La qualification de «per-
sonne concernée» a pour conséquence que tous
les renseignements la concernant peuvent être
transmis, s’ils sont vraisemblablement perti-
nents pour la taxation du contribuable.
Toutefois, depuis l’arrêt du TF 2C_1174/2014
du 24 septembre 2015, la distinction entre
«tiers» et «personnes concernées» n’a plus vrai-
ment d’importance lorsque les renseignements
appartiennent à la catégorie 1. En eet, dans
cet arrêt, le TF juge que le droit scal suisse ne
peut restreindre la nature et l’étendue des infor-
mations requises lorsque ces dernières appar-
tiennent à la catégorie 1. Ainsi, alors même qu’en
droit suisse la possibilité pour l’autorité scale
d’exiger du contribuable visé qu’il fournisse des
informations est autrement plus vaste que
lorsque l’administration requiert la collabora-
tion de tiers, cette différence de traitement
disparaît en matière déchange d’informations.
Ces récentes décisions du TF suscitent des
interrogations et certaines inquiétudes.
Dans la mesure où l’Administration scale
cantonale (AFC) peut se prévaloir directement
des clauses des Convention de double imposi-
tion (CDI) stipulant que les Etats «disposent des
pouvoirs de procédure qui leur permettent
d’obtenir les renseignements» de la catégorie1,
quelles sont les règles qui encadrent ces pou-
voirs et puisque le droit interne ne saurait
restreindre la collecte des informations
quelles sont les limites aux mesures de
contraintes qui pourraient être prises envers
les personnes qui ne collaboreraient pas?
Le critère de vraisemblable pertinence sera,
souvent, le seul rempart contre la transmission
d’informations sur la base des CDI. Ce rempart
est fragile dès lors que la jurisprudence du TF,
fondée sur le principe de conance entre Etats,
tend à admere largement la pertinence des
renseignements demandés.
L’application «exemplaire» de ce principe de
conance est bien illustrée par l’un des motifs
avancés par le TF pour refuser le caviardage
des noms des (vrais) tiers figurant dans les
relevés bancaires transmis à l’Etat requérant:
le TF estime que ces tiers sont susamment
protégés dès lors que l’AFC doit rappeler à l’au-
torité requérante les restrictions à l’utilisation
de ces pièces et l’obligation de maintenir le
secret: les autorités scales étrangères friandes
d’informations apprécieront, les justiciables
suisses dont le sort est abandonné entre les
mains du sc des Etats étrangers certaine-
ment moins.
n
Les autorités
scales étrangères
friandes
d’informations
apprécieront
MICHEL DOMINICÉ
FONDATEUR ET ASSOCIÉ SENIOR DE DOMINICÉ & CO
JEAN-LUC BOCHATAY
AVOCAT, FBT AVOCATS
ALEXIS
DUBOIS-FERRIÈRE
AVOCAT, FBT AVOCATS
EMMANUEL GARESSUS
Analyse
14 Economie Retrouvez tous les invités
et les analyses sur:
www.letemps.ch/forum_eco/
1 / 1 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !