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collectif qui s’exprime comme une grandeur objective valable pour plusieurs personnes dans
le même moment du temps. Elle n’est pas une grandeur parce qu’elle une vertu, un bien ou un
bonheur. Elle est une grandeur, d’abord, parce qu’elle se rapporte à des choses qui
s’apprécient elles-mêmes en quantités physiques ou naturelles et en utilité sociale ou
culturelle ; ensuite, parce qu’elle est, comme rapport entre ces grandeurs, une grandeur elle-
même – avec sa mesure propre qui se forme et ne vaut que pour le temps de la distribution et
entre les personnes concernées. Lorsqu’il s’agit d’un partage, il y a justice ou injustice s’il y a
égalité ou inégalité « proportionnelle » entre les quantités physiques distribuées et les qualités
ou « mérites » des personnes concernées (Aristote, Ethique à Nicomaque, V, 1131 a 25).
Lorsqu’il y a échange, il y a justice ou injustice s’il y a égalité ou inégalité « arithmétique »
entre les quantités physiques échangées mutuellement et l’utilité que chacun en tire (id. 1132
a 1132 b 15). La justice est toujours un bien commun parce qu’on est jamais juste tout seul.
Elle entraîne du bonheur, qui reste toujours un bonheur singulier, parce que le bonheur ou le
malheur s’éprouve toujours en définitive au singulier. Mais elle a son espace propre
d’appréciation, de calcul et de détermination - une détermination qui ne se forme pas au-
dessus des personnes mais relève de leur discussion et de leur accord. C’est cet accord dans
un partage qui établit l’égalité proportionnelle entre les parts distribuées. C’est encore cet
accord dans un échange qui constitue l’égalité arithmétique des parties prenantes et se traduit
dans le prix juste. Le prix dans un échange est le chiffre de la justice.
1.3 On voit bien, à la suite de ces deux premières remarques, la différence avec la
science économique et son socle utilitariste. Dans la science économique, chaque agent est
isolé de tout autre ; tous abandonnent les passions mutuelles qui les lient naturellement les uns
aux autres et les entrainent dans un débat deux à deux sur la justice ; il n’y a plus que l’intérêt
de chacun ou le désir individuel de s’enrichir pour augmenter son bien-être. Le partage et
l’échange ne donnent plus lieu à discussion. Le partage n’est plus qu’une allocation
primitive ou une redistribution collective sous la règle d’une institution sociale ou politique ;
l’échange n’est plus qu’une opération à nombre indéfini d’agents dont le processus se passe
par-dessus la tête ou la volonté de chacun à la manière d’une mécanique sociale. Or on sait
que toute analyse du fonctionnement d’une mécanique relève naturellement d’une physique
mathématique pour laquelle les mouvements se traduisent par des grandeurs déterminées les
unes par rapport aux autres. La science de l’échange n’est donc plus une éthique de la justice ;
elle devient une science positive pour laquelle le terme final de l’échange s’établit au point
d’équilibre où les trois grandeurs engagées dans l’échange atteignent leur valeur optimum.
Dans cette conception mécanique ou positive de l’échange, les trois grandeurs sont les
suivantes – la grandeur utilité ou valeur d’usage, la grandeur physique des biens et services et
une troisième grandeur inconnue de la tradition aristotélicienne : la grandeur sociale du prix
réel ou « la valeur d’échange ». Quand chaque agent obtient la plus grande utilité possible de
chaque bien et service échangé - ou le plus grand bien-être total - les valeurs optima des
grandeurs physiques désignent à leur tour une valeur sociale ou un prix d’équilibre. Ce prix
d’équilibre est donc inversement la condition du bien-être maximum.
La question de la justice n’est posée qu’après coup, sans qu’on sache d’ailleurs qui la
pose ou au nom de qui l’économiste la pose - pourquoi et comment la rattacher précisément
au désir et au choix individuel de bien-être. Elle ne relève que de critères extérieurs aux
impératifs premiers de l’échange. Il n’y a plus de justice dans l’échange ou de justice
commutative comme telle, puisqu’il n’y a plus matière à débat entre agents soucieux de