DOSSIER I S R A Ë L • PA L E ST I N E Ent reti en. . . Les Arabes israéliens : © DR un enjeu pour Israël et le futur État palestinien E n t r e t avec Laure nc e L ouë r… i e n Chercheure à Sciences Po Paris-Centre d’Études et de recherches internationales (CERI)/CNRS, spécialiste du Moyen-Orient Comment définir ceux qu’on appelle en Israël les « Arabes israéliens » ? Les « Arabes israéliens » (1) sont les descendants de ceux qui sont restés sur le territoire de ce qui est devenu Israël en 1948. À ceux-là s’ajoutent quelques dizaines de milliers de personnes qui sont revenues dans le cadre d’accords signés avec la France ou le Vatican, en particulier des chrétiens qui avaient trouvé refuge au Liban. Spontanément, la grande majorité de la population arabe en Israël se définit elle-même plus volontiers comme des Palestiniens, ou bien comme des Arabes en Israël. Ils réfutent le terme d’« Arabe israélien », et se considèrent comme des Palestiniens citoyens d’Israël. Ils refusent pour la plupart le terme « israélien » (israeli en arabe), c’est-à-dire l’idée qu’ils pourraient éprouver un sentiment d’appartenance à Israël. Leur citoyenneté israélienne est par conséquent purement formelle. Elle n’est pour eux qu’un statut juridique n’impliquant aucun sentiment d’appartenance à un État qui est 38 Moyen-Orient 05 • Avril - Mai 2010 l’État des Juifs. Aujourd’hui, leur nombre est estimé à 1,4 million de personnes, soit 20 % de la population israélienne : 9 % d’entre eux sont chrétiens, 9 % druzes (2), l’écrasante majorité se composant de musulmans sunnites. Comment s’intègrent-ils dans la société israélienne, au niveau social, religieux, juridique, économique et politique ? Quelle est leur représentativité ? Les Arabes en Israël vivent à la périphérie de la société israélienne à tous les niveaux. Économiquement, ils font partie des secteurs les plus pauvres. La moitié d’entre eux vivraient d’ailleurs sous le seuil de pauvreté. Ils connaissent un taux de chômage très élevé et un niveau d’éducation faible. Les diplômés d’université sont rares pour la simple raison qu’il n’existe © AFP Photo/Samuel Aranda pas en Israël d’université en langue arabe. Par conséquent, ceux qui souhaitent entreprendre des études supérieures doivent fréquenter une université hébraïque. Or, même si les Arabes d’Israël parlent tous hébreu, ce n’est pas leur langue maternelle, ce qui représente un sérieux handicap, en plus d’examens d’entrée assez difficiles. Sur le plan juridique, il faut préciser que l’État d’Israël dissocie la citoyenneté de la nationalité. Les Israéliens sont les citoyens de l’État d’Israël, mais trois nationalités (leomim) sont reconnues : juive, arabe et druze. Cette différenciation a des implications très concrètes, puisque la loi du retour (aliyah), par exemple, qui autorise tout Juif à venir s’installer en Israël et à devenir citoyen israélien, ne s’applique qu’aux Juifs. Aussi, les Arabes qui ont fui en 1948 ne peuvent-ils pas revenir aujourd’hui dans ce qui est devenu Israël. Avec les Druzes, Israël a tissé ce qu’on appelle un « pacte de sang », par lequel les Druzes ont accepté, en 1956, le principe de conscription obligatoire pour tous les hommes. Grâce à cela, ils ont obtenu en 1961 la création de la nationalité druze qui les sépare officiellement des Arabes. Cette politique de l’État israélien de diviser les Arabes en fonction de leur appartenance religieuse a plusieurs conséquences : d’abord, les Druzes sont perçus comme loyaux vis-à-vis de l’État hébreu, ce qui n’est pas le cas des autres Arabes. Ensuite, ils ont un secteur d’éducation distinct de celui en langue arabe (3) et disposent Campagne électorale en 2006 dans la ville arabe d’Umm el-Fahm, dans le nord-est d’Israël. d’une section au ministère des Affaires religieuses, séparée des sections musulmane et chrétienne. D’une manière générale, les villages druzes sont bien mieux dotés en infrastructures que les villages arabes. Enfin, le comportement politique des Druzes est très différent de celui des autres Arabes, puisqu’ils votent en grande majorité pour les partis du consensus sioniste, c’est-àdire pour les grands partis de gouvernement (cf. encadré p. 40). Très longtemps, ils ont voté pour les travaillistes, mais ils offrent aujourd’hui aussi leurs voix au Likoud et à Kadima. Qu’en est-il de la représentativité des Arabes israéliens ? Jusqu’au milieu des années 1980, l’écrasante majorité des Arabes votaient pour le Parti travailliste, parti vainqueur de toutes les élections israéliennes jusqu’en 1977. Ensuite, malgré l’alternance avec le Likoud, les travaillistes ont continué à absorber la majorité du vote arabe. Les deux autres partis très influents dans la population arabe étaient le Mapam (4) et le Parti national religieux. Le Mapam mobilisait les Arabes autour d’un discours de classe, égalitariste, qui invitait à ignorer les appartenances ethniques pour se mobiliser sur l’appartenance socio-économique. Moyen-Orient 05 • Avril - Mai 2010 39 D O S S I E R Les Arabes israéliens : un enjeu pour Israël et le futur État palestinien En revanche, le vote arabe pour le Parti national religieux peut apparaître plus étonnant, puisque ce parti fut le fer de lance de la colonisation des Territoires occupés à partir de 1967. En fait, ce vote répondait à une logique clientéliste. Le Parti national religieux, parti pilier de la coalition gouvernementale, détenait des portefeuilles ministériels profitables aux intérêts des Arabes : l’Intérieur, l’Éducation et les Affaires religieuses. Le ministère de l’Intérieur décide en effet presque à discrétion de l’allocation des budgets pour les municipalités, et avoir de bonnes connexions au sein de ce ministère était donc important pour les municipalités arabes. De la même façon, avoir des contacts au sein du ministère de l’Éducation intéressait les Arabes, car la majorité des diplômés arabes sont recrutés dans le secteur d’éducation en langue arabe. La même logique clientéliste s’applique au ministère des Affaires religieuses, qui finance la construction de mosquées en Israël et paie le salaire de certains imams. À partir du milieu des années 1980, les choses changent radicalement, puisque les Arabes commencent à voter pour des partis nationalistes palestiniens, c’est-à-dire des partis qui rejettent l’identité d’« Arabes israéliens » et revendiquent l’appartenance à la nation palestinienne et le statut de minorité nationale palestinienne en Israël. Jusqu’à cette date, il n’existait qu’un parti protestataire parmi la population arabe, le Parti communiste israélien. Il n’était pas formellement arabe, la direction étant juive, mais la base militante et les électeurs dans leur écrasante majorité étaient arabes. En tant que parti antisioniste, il rencontrait peu de succès parmi la population juive et, plafonnant à moins de 30 % des voix, il ne faisait pas concurrence aux partis du consensus sioniste dans la population arabe. Au milieu des années 1980, émergent, à côté du parti communiste, de nouveaux partis qui font une large place à l’identité palestinienne en se réappropriant le discours nationaliste de l’OLP. Toutefois, ils soulignent qu’ils ne souhaitent pas l’anéantissement d’Israël, mais l’égalité totale entre Juifs et Arabes en Israël, d’une part, et l’établissement d’un État palestinien dans les frontières de 1967, d’autre part. Aux dernières élections de 2009, 82 % des Arabes en Israël ont voté pour ces partis que l’ont peut qualifier de nationalistes palestiniens, dans lesquels on compte le parti communiste ; aux élections précédentes de 2003 et 2006, ils étaient 75 %. Ces chiffres traduisent une tendance lourde, révélant un vote de contestation de la population arabe d’Israël. Aujourd’hui, trois grandes listes recueillent leurs voix : la Liste arabe unie pour le renouveau (Raam-Taal en hébreu), qui est une coalition 40 Moyen-Orient 05 • Avril - Mai 2010 Les partis politiques israéliens Le Parlement israélien, ou Knesset, compte 120 députés, élus à la proportionnelle intégrale, même si la loi électorale de 1992, entrée en vigueur en 1996, a institué le vote direct pour le Premier ministre. Le vote arabe se concentre à 40 % sur les partis du consensus sioniste et à 60 % sur les partis judéo-arabes (Hadash) et les listes « ethniques » arabes. La Knesset issue des élections de 2009 compte 107 députés juifs, 9 arabes et 4 druzes (dont 3 élus sur des listes du consensus sioniste Likoud, Kadima et Israel Beytenou). Partis du consensus sioniste (de droite) Likoud Né en 1974 de la fusion entre le mouvement de droite Herout, le Parti libéral et d’autres formations de centre droit, le Likoud (acronyme de « Bloc national des libertés ») est aujourd’hui le principal représentant de la droite israélienne, partisan de l’économie de marché et défenseur du maintien de Jérusalem « indivisible » et des principaux centres juifs de Cisjordanie sous souveraineté israélienne. Majoritaire pour la première fois à la Knesset en 1977 (gouvernement Menahem Begin (1977-1983)), il forme sous la direction de Benyamin Netanyahou depuis les élections du 24 février 2009 une coalition avec Israel Beytenou, Habayit Hayehoudi, Shas, Yahdout Hatorah et le Parti travailliste. Un Druze israélien, Ayoub Kara, fait partie des 27 députés du Likoud. Israel Beytenou Le parti nationaliste russophone « Israël, notre maison », créé en 1999 par Avigdor Lieberman, a obtenu 15 sièges aux élections de 2009, ce qui en fait la troisième force politique du pays et a permis à son fondateur d’occuper le poste de ministre des Affaires étrangères. En dépit de ses diatribes antiarabes, le parti compte un Druze israélien, Hamad Amar, parmi ses députés. Shas Acronyme des « Gardiens séfarades de la Torah », il fut fondé en 1984 par des Séfarades ultraorthodoxes. Ils revendiquent une réparation pour les discriminations subies par les Séfarades en Israël et prônent le retour à l’âge d’or du judaïsme. 11 membres du Shas siègent aujourd’hui au Parlement israélien, contre 4 lors de leur première participation électorale en 1984. Ichud Leumi Fondé en 1999, ce parti (littéralement « Union nationale » en hébreu) formait jusqu’en 2003 un groupe parlementaire avec Israel Beytenou. Il s’en sépare en 2006 et compte aujourd’hui 4 députés. Yahdout Hatorah Le groupe parlementaire « Judaïsme unifié de la Torah », qui compte 5 membres, réunit deux partis ultraorthodoxes ashkénazes : Agoudat Yisrael (« Rassemblement d’Israël ») et Deguel Hatorah (« Drapeau de la Torah ») qui défendent le caractère religieux de l’État et s’engagent pour l’obtention d’aides gouvernementales à la communauté ultraorthodoxe. Habayit Hayehoudi (Mafdal) C’est sous ce nouveau nom que s’est présenté aux dernières élections législatives le Mafdal, le Parti national religieux. De tendance sioniste, le parti, adepte du « Grand Israël », s’est opposé aux accords d’Oslo et soutient la colonisation des Territoires occupés. Il compte actuellement 3 députés. E n t r e t i avec Laure nc e L ouë r. . . Centre Kadima Le parti Kadima (« en avant »), né d’une scission du Likoud, a été créé en 2005 par Ariel Sharon. Depuis son hémorragie cérébrale en 2006, Kadima a été successivement conduit par Ehud Olmert, puis Tzipi Livni, qui a disputé le poste de Premier ministre aux élections de février 2009 à B. Netanyahou. Avec 28 députés – dont un Druze –, Kadima est le parti le plus représenté à la 18e Knesset. Partis de gauche Parti travailliste (Avoda) Le Parti travailliste était jusqu’aux années 1990 le grand bloc israélien de centre gauche. Issu de l’union en 1968 entre le Mapaï, parti historique fondé en 1930 par Ben Gourion et Golda Meïr, et les courants Ahdut Ha’avoda et Rafi, il choisit une approche pragmatique vis-à-vis des Palestiniens et une politique économique de libre marché modéré. 13 députés d’Avoda siègent dans l’actuelle Knesset. Meretz Cette coalition de gauche laïque et sioniste, formée en 1992 et dirigée depuis 2008 par Haïm Oron, soutient un accord de paix entre Israéliens et Palestiniens fondé sur la solution à deux États. Engagé en faveur de l’égalité entre tous les citoyens israéliens, son programme met en avant la justice sociale et une ligne environnementaliste. Il ne dispose plus que de 3 sièges au Parlement contre 5 lors de la précédente législature. Partis non sionistes Hadash Issu de la Nouvelle liste communiste (Rakah) – premier « parti ethnique » arabe israélien –, Hadash (« nouveau » en hébreu, acronyme de « Mouvement démocratique pour la paix et l’égalité ») se définit comme parti judéo-arabe. Il préconise le retrait israélien des Territoires occupés depuis 1967, l’établissement d’un État palestinien à côté de l’État israélien et l’égalité entre citoyens juifs et arabes d’Israël. Aux législatives de 2009, Hadash est passé de 3 à 4 sièges à la Knesset (dont un Juif). Son leader actuel est Mohammed Barakeh. Raam-Taal Le principal parti arabe représenté à la Knesset réunit la Liste arabe unie (Ra’am) et le Mouvement arabe pour le changement (Ta’al). Ses objectifs politiques sont l’attribution du statut de minorité nationale aux Arabes israéliens, la création d’un État palestinien indépendant avec Jérusalem comme capitale et la reconnaissance du droit au retour pour les réfugiés palestiniens. Parmi ses 4 membres élus au Parlement, figurent Ahmed Tibi, fondateur du Ta’al, et Ibrahim Sarsur, modéré issu du Mouvement islamique. Balad Acronyme hébreu de « Rassemblement démocratique national », Balad (« pays » en arabe) a été créé en 1996 par l’Arabe israélien Azmi Bichara. Il revendique la reconnaissance des Arabes israéliens en tant que minorité, leur garantissant la pleine autonomie dans des secteurs tels que l’éducation et la culture qui conduirait de fait à la transformation de l’État juif en État binational « de tous ces citoyens », tout en prônant la création d’un État palestinien à côté d’Israël. Balad occupe aujourd’hui 3 sièges à la Knesset (dont un Druze). Chiara Pettenella Sources : http://www.knesset.gov.il/faction/eng/FactionMain_eng.asp ; Laurence Louër, Les Citoyens arabes d’Israël, Balland, Paris, 2003 ; Jean-Marie Allafort, « Profil de la dix-huitième Knesset : moins de religieux et plus de femmes », 19 février 2009, http://www.un-echo-israel.net/Profil-de-la-18eme-Knesset-moins e n de mouvements socialement conservateurs – notamment le Parti démocratique arabe (PDA) –, le Mouvement islamiste (d’obédience Frères musulmans) et le Mouvement arabe pour le changement dirigé par Ahmed Tibi, un ancien conseiller de Yasser Arafat. Viennent ensuite l’Assemblée démocratique nationale (Balad), fondée en 1996, parti d’Azmi Bichara, et toujours les communistes regroupés dans le Front démocratique pour la paix et l’égalité (Hadash). Ce parti n’a aujourd’hui presque plus d’adhérents juifs, si bien que pour la première fois de son histoire, aucune personnalité juive n’a été élue aux élections de 2006, ce qui a provoqué un scandale à l’intérieur du parti (5). Dans les années 1990, la « palestinisation » du vote arabe a transformé les équilibres politiques israéliens et également l’échiquier politique israélien, dans la mesure où ces nouveaux partis nationalistes arabes deviennent des forces d’appoint du Parti travailliste. Certes, aucune alliance ni aucun accord électoral n’ont jamais été matérialisés entre eux mais, de facto, le Parti travailliste ne pouvait espérer l’emporter face au Likoud sans leur appui. D’ailleurs, le gouvernement d’Itzhak Rabin (travailliste) a pu ratifier les accords d’Oslo seulement parce que les députés des partis arabes l’ont soutenu, après que le parti Shas, membre de la coalition travailliste, eut décidé de la quitter en 1992 pour s’opposer à ces accords. Cette dépendance du Parti travailliste vis-à-vis de partis nationalistes arabes a été vivement critiquée en Israël, en premier lieu par le Likoud, arguant que le Parti travailliste n’ayant pas de majorité juive, il ne pouvait légitimement gouverner Israël. Cette situation a duré entre 1985 et 1999, c’est-à-dire jusqu’à l’élection d’Ehud Barak, la seconde Intifada ayant totalement bouleversé le paysage politique israélien avec l’effondrement du Parti travailliste, l’omnipotence du Likoud et l’émergence du parti Kadima. Les partis arabes sont redevenus des forces politiques marginales en Israël. Quels sont les liens des Arabes d’Israël avec les Palestiniens de Cisjordanie et Gaza ? Ont-ils des rapports avec les organisations politiques palestiniennes ? Il existe d’abord des liens familiaux entre les Palestiniens d’Israël et ceux de Cisjordanie et Gaza. En 1948, ce sont des familles entières qui ont été séparées, des villages coupés en deux par la ligne d’armistice, en particulier dans la zone située en Israël et appelée le « Petit triangle », Moyen-Orient 05 • Avril - Mai 2010 41 D O S S I E R Les Arabes israéliens : un enjeu pour Israël et le futur État palestinien majoritairement peuplée d’Arabes (cf. ReMême si la pères p. 18-19). Après la guerre des situation des Arabes Six Jours en 1967, Israël occupant d’Israël correspond a la Cisjordanie, la Ligne verte a été priori à celle d’une minorité rouverte, ce qui a favorisé la reprise des contacts entre ces familles panationale indigène, l’État lestiniennes et ces villages divisés par la ligne d’armistice de 1948. Les hébreu a refusé une telle contacts se sont donc maintenus au fil reconnaissance. des années, y compris avec des membres de la famille vivant dans les camps de réfugiés en Syrie, au Liban et surtout en Jordanie, car depuis les accords d’Oslo, il est très facile de voyager dans ce pays. Il existe également d’intenses relations économiques, bien que le déclenchement de la seconde Intifada en 2000 ait changé la donne et rigidifié la frontière. Les Israéliens préfèrent aujourd’hui faire appel à des travailleurs asiatiques plutôt qu’à une main-d’œuvre palestinienne. Or, pendant très longtemps, les ouvriers palestiniens des Territoires occupés venaient chercher du travail en Israël, y compris dans les zones arabes d’Israël. De leur côté, les Palestiniens d’Israël vont faire leurs courses sur les marchés de Cisjordanie, et les commerçants s’approvisionnent en produits manufacturés ou frais dans les Territoires palestiniens parce que c’est moins cher. Des taxis collectifs se rendent quotidiennement dans les Territoires palestiniens depuis Israël. Des flux constants existent donc entre les zones arabes d’Israël et la Cisjordanie. De plus, au cours des années 1970 et 1980, une génération entière de jeunes hommes est allée suivre des études islamiques dans les Territoires, à Hébron, Jérusalem ou Qalqiliah, car de telles formations étaient inexistantes en Israël. Parmi ces personnes, certaines ont ensuite joué des rôles politiques de premier plan, comme cheikh Abdallah Nimr Darwish, le fondateur du Mouvement islamique en Israël, ou Raed Salah, qui a fait scission de ce premier mouvement pour créer une seconde branche plus radicale en 1996. En ce qui concerne les liens avec des organisations politiques palestiniennes, ils existent et ne sont pas secrets. Lorsque vous pénétrez dans la maison d’un leader politique arabe en Israël, vous trouvez souvent des photos le montrant serrant la main d’Arafat ou posant à côté de cheikh Ahmed Yassine, le leader des Frères musulmans éliminé par les Israéliens. La légitimité de ces leaders arabes en Israël passe en effet par la démonstration de liens d’amitié avec ceux qu’ils appellent « leurs frères » de l’autre côté de la Ligne verte. Mais au-delà de ces postures, il n’existe pas, selon moi, de liens organisationnels entre le Hamas et le Mouvement islamique en Israël. Des membres du Mouvement islamique, en particulier la branche radicale fondée par Raed Salah, ont été soupçonnés à plusieurs reprises d’entretenir des liens ou de financer le Hamas par le biais d’associations caritatives, sans que jamais des liens organisationnels aient pu être mis en évidence (6). La situation est par conséquent assez complexe. Il y a des déclarations de solidarité des deux côtés de la Ligne verte, mais un soupçon réciproque demeure. Par exemple, certains jeunes partis se former en sciences religieuses dans les Territoires ont 42 Moyen-Orient 05 • Avril - Mai 2010 eu une expérience assez mitigée de leur séjour, surtout après le déclenchement de la première Intifada en 1987, car ils étaient systématiquement soupçonnés d’être des espions israéliens. Il faut savoir que les Israéliens, pour infiltrer les mouvements de résistance palestiniens dans les Territoires, ont bien souvent utilisé la population arabe d’Israël, en particulier les Druzes. Aussi, dans les Territoires, les Arabes d’Israël sont-ils souvent suspectés d’être des agents de l’ennemi, car ils seraient judaïsés, c’est-à-dire qu’ils se seraient acculturés au contact de la culture israélienne et auraient oublié leurs racines. Dans l’autre sens, l’Autorité palestinienne était souvent appelée, dans les années 1990, non pas Sulta falestinya (« Autorité palestinienne » en arabe), mais Salata falestinya (la « salade palestinienne ») par les Arabes d’Israël, pour souligner à quel point elle était corrompue et inefficace, et à quel point ils étaient différents, eux, Palestiniens d’Israël avec leurs propres organisations politiques et leurs projets. Leur volonté de maintenir politiquement leur autonomie et leur identité propre se traduit dans l’objectif de leur projet politique, qui n’est ni d’annihiler Israël, ni de devenir des citoyens palestiniens lorsqu’un État palestinien sera créé, mais de rester des citoyens israéliens, qui plus est égaux en droits avec les Juifs. Ce projet fait aujourd’hui l’objet d’un consensus parmi les Arabes d’Israël, à savoir qu’ils devraient être reconnus E n t r e t i avec Laure nc e L ouë r. . . n l’État correspond à une demande qui fait référence au modèle universaliste, considérant qu’il n’y a que des individus, mais pas d’identité collective à l’intérieur de l’État. comme une minorité nationale palestinienne autochtone. Cette stratégie en cours depuis les années 1990 repose sur l’identification au nouveau concept de « peuple indigène » qui a émergé au sein des instances internationales et leur permet de légitimer leur demande de reconnaissance de droits collectifs. Même si la situation des Arabes d’Israël correspond a priori à celle d’une minorité nationale indigène, l’État hébreu, tout comme les Nations unies, a refusé une telle reconnaissance. En tout cas, c’est sur ce discours que les Arabes se mobilisent, ainsi que sur la revendication de déjudaïsation de l’État, l’idée étant qu’ils sont discriminés en Israël, car l’État israélien est l’État du peuple juif. Juridiquement, ces derniers ont la prééminence, alors que pour que tous les citoyens soient égaux, il faudrait que l’État soit celui de tous les citoyens. Ce slogan forgé par A. Bichara dans les années 1990 a été repris par tous les partis arabes en Israël. Or, sa réalisation conduirait de facto à la fin de l’État juif. En outre, si l’on y réfléchit, on constate que cette demande de déjudaïsation de l’État est en fait contradictoire avec celle de reconnaissance du statut de minorité nationale indigène. En effet, la reconnaissance en tant que minorité ne peut se réaliser que si l’État reste juif. Car, c’est seulement si l’État est juif qu’il est possible de reconnaître aux non-Juifs un statut collectif spécial. En revanche, la demande de déjudaïsation de Les Arabes sont-ils toujours soupçonnés en Israël d’être une « cinquième colonne » ? © AFP Photo/Ahmad Gharabli Les Druzes sont l’une des trois « nationalités » reconnues par l’État d’Israël. e Cela s’est encore accentué depuis le début de la seconde Intifada, en 2000. Il y a depuis cette date des tentatives répétées de faire interdire les partis arabes représentés à la Knesset (le Parlement israélien) et de les empêcher de participer aux élections. Pratiquement à chaque scrutin depuis 2000, le comité électoral de la Knesset, dont la fonction est de valider les listes électorales, a invalidé les listes arabes au motif qu’elles nient le caractère juif de l’État d’Israël et, à chaque fois, un arrêt de la Cour suprême les a finalement autorisées à participer aux élections. Le député arabe Azmi Bichara a été l’objet de poursuites judiciaires, qui l’ont obligé à quitter Israël en 2007, lorsqu’une enquête à son encontre a été ouverte pour intelligence avec l’ennemi (7). Cette crispation sur les partis arabes d’Israël et le refus de plus en plus écrasant de la population juive de ce discours nationaliste palestinien fait que les Arabes en Israël sont perçus comme des traîtres, une « cinquième colonne ». D’où cette idée qui ressurgit aujourd’hui qu’il va être nécessaire de transférer une partie de la population arabe d’Israël vers l’État palestinien lorsqu’il sera créé et que cela devra faire partie intégrante des accords à signer avec les Palestiniens. Bien évidemment, cela n’est pas dit tel quel dans les discours officiels. Seul Avigdor Lieberman, le leader du parti d’extrême droite, Israel Beytenou, le dit sans tabou, mais son actuelle fonction de ministre des Affaires étrangères donne tout de même une légitimité à ses propos. Selon lui, il faut transférer une partie des Arabes d’Israël vers le futur État palestinien, car la priorité n’est pas tant de garder des territoires que de conserver le caractère juif d’Israël. D’autres personnalités politiques adhèrent à cette idée, sans le déclarer ouvertement, comme Tzipi Livni du parti Kadima. Lorsqu’elle était ministre des Affaires étrangères et en campagne électorale en 2008, elle a déclaré dans la presse qu’elle était prête à renoncer à des territoires sur lesquels elle considérait qu’Israël avait des droits, afin de conserver le caractère juif démocratique de l’État hébreu. Elle faisait ici clairement allusion au transfert des Arabes avec leurs territoires, c’est-à-dire qu’on ne déplace pas les populations, mais la frontière, en particulier la zone du « Petit triangle » où, de surcroît, le Mouvement islamique est particulièrement bien implanté. Le problème est cependant que les Arabes, de leur côté, ne veulent pas se déplacer physiquement vers l’État palestinien ni changer de citoyenneté. Ce qui soulève un certain nombre de questions : comment gérer démocratiquement un tel déplacement de frontière ? Et qui serait habilité à négocier pour les Palestiniens d’Israël ? Ni l’OLP ni l’Autorité palestinienne n’ont jamais revendiqué le statut de représentant des Arabes d’Israël qui, théoriquement, sont représentés par leur État. Mais l’ambiguïté demeure à ce sujet. Moyen-Orient 05 • Avril - Mai 2010 43 D O S S I E R Les Arabes israéliens : un enjeu pour Israël et le futur État palestinien Ainsi, au fur et à mesure que l’on se rapproche de la solution d’un État palestinien accepté par la majorité de l’establishment politique israélien, y compris par l’extrême droite, ressurgit la question du statut des Arabes en Israël qui, à moyen terme, va n sans doute émerger comme un problème majeur. parti situé à la gauche du Parti travailliste, qui est le premier à accepter des Arabes à part entière dans ses rangs. (2) Les druzes appartiennent à un courant hétérodoxe qui a pour origine la scission avec le courant chiite ismaélien au XIe siècle et est lié au prédicateur Al-Darazi, d’où le terme de « druze ». Considérés comme hérétiques par la plupart des musulmans, ils vivent dispersés entre la Syrie, le Liban et Israël, mais n’ont pas de revendications nationalistes, cherchant avant tout à défendre leurs spécificités au sein des États où ils vivent. (5) Aux élections de 2009, un Juif a été placé en position éligible afin de présenter le parti comme judéo-arabe, promouvant l’égalité et la coexistence entre Juifs et Arabes. Mais ce positionnement lui est reproché autant par les nationalistes juifs que par les nationalistes arabes israéliens, qui ne le considèrent pas comme un vrai parti arabe. (4) Le Parti ouvrier unifié (Mapam) est l’ancêtre du Meretz, un Moyen-Orient 05 • Avril - Mai 2010 (6) En 2003, Raed Salah, suspecté d’organiser le financement du Hamas en Israël, a été arrêté et emprisonné près de deux ans, avant d’être libéré faute de preuves. (7) C’est la guerre du Hezbollah contre Israël qui a déclenché l’enquête de 2007, la justice l’accusant d’avoir eu des contacts téléphoniques avec des leaders du Hezbollah, dont le leader chiite Hassan Nasrallah, et d’avoir fourni au Parti de Dieu des Entretien réalisé par Frank Tétart informations stratégiques qui lui auraient permis de cibler ses attaques contre Israël. À la suite de ses voyages en Syrie (notamment lors des obsèques du président syrien Hafez al-Assad en 2000 et pour organiser des rencontres entre familles palestiniennes d’Israël et de réfugiés) et de ses déclarations de soutien au Hezbollah, il avait déjà été, a posteriori, plusieurs fois accusé d’intelligence avec l’ennemi. Bibliographie de Laurence Louër… • Le Guide des Arabes d’Israël sur Internet : http://www.mom.fr/guides/arabisrael/arabisrael.html • Les Citoyens arabes d’Israël, Balland, Paris, 2003. • Chiisme et politique au Moyen-Orient : Iran, Iraq, Liban, monarchies du Golfe, Autrement, Paris, 2008. N o t e s ••• (1) Traduction de l’hébreu Ha’Aravim Ha’Israelim qui désigne la minorité non juive de l’État d’Israël depuis 1948. (3) En Israël, il existe plusieurs secteurs d’éducation : hébraïque, laïque, national-religieux, ultraorthodoxe, en langue arabe, et pour les Druzes, l’enseignement se fait en arabe et hébreu. 44 Manifestation de solidarité à Baqa al-Sharqiya de jeunes Arabes d’Israël avec les Palestiniens après l’opération militaire israélienne dans la bande de Gaza (janvier 2009). ••• Les Arabes d’Israël soutiennent l’Autorité palestinienne et souhaitent la création d’un État palestinien ainsi que le retour des réfugiés. Mais ils veulent rester israéliens. La revendication formulée auprès des Palestiniens par le Premier ministre, Benyamin Netanyahou, de reconnaître le caractère juif d’Israël est à mon avis directement liée à la question des Arabes d’Israël. Évidemment, cette demande est aussi une manière d’anticiper et de faire prendre aux Palestiniens l’engagement, avant même les négociations, qu’ils ne vont pas demander un retour « physique » des réfugiés. De toute façon, les Palestiniens ont compris qu’ils ne l’obtiendront jamais, et ils n’ont pas envie d’accueillir des milliers de réfugiés en Cisjordanie et à Gaza, qui sont déjà très densément peuplées. Néanmoins, ils ne peuvent pas le dire, car la demande de retour se réfère à la résolution 194 des Nations unies et elle est à cet égard parfaitement légitime. S’ils ne veulent pas reconnaître le caractère juif d’Israël, c’est parce que cela leur enlèverait une carte dans les négociations sur la question du retour des réfugiés. Mais outre cette question des réfugiés, je reste persuadée que la demande de reconnaissance du caractère juif d’Israël est intimement liée au problème des Arabes d’Israël. En effet, en demandant aux négociateurs palestiniens de reconnaître le caractère juif d’Israël, les Israéliens cherchent finalement de manière détournée à les empêcher de soutenir les demandes de déjudaïsation de l’État formulées par les Arabes d’Israël dans le cadre des institutions démocratiques israéliennes. Car au fond, la question de la population arabe d’Israël ne sera pas réglée par l’établissement d’un État palestinien, et ce, d’autant plus que la part des citoyens arabes est amenée à croître. Ils représentent aujourd’hui 20 % de la population, mais devraient atteindre un tiers de la population israélienne en 2050. La crainte pour Israël, c’est de voir apparaître, comme le prévoyait le plan de partage de 1947, un État palestinien, donc arabe, à côté d’un État juif qui ne le sera pas vraiment, puisque la population israélienne ne sera pas homogène. © AFP Photo/Saif Dahlah Quelle est leur position vis-à-vis du processus de paix israélo-palestinien ?