Préface de Gérard Farjat

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Préface
« La connaissance peut-elle avoir un propriétaire ? ». C’est la question « naïve » que pose George Steiner, alors qu’il constate l’existence
d’une « commercialisation planétaire de l’information » 1. La propriété
« intellectuelle » ne va pas de soi. Elle s’est pourtant développée « naturellement » et s’est étendue peu à peu à tous les domaines de la créativité intellectuelle. Est-ce bien raisonnable ? L’interrogation prend une
dimension supplémentaire lorsque la connaissance porte sur un moyen
de guérir ou de soigner ! D’autant que le droit de propriété rencontre
alors une disposition du droit qui pénalise le défaut d’assistance à
personne en péril... Amelle Guesmi n’a pas craint de s’attaquer, sous
la direction du Professeur Laurence Boy, aux fortes contradictions que
connaît la matière.
Ces contradictions sont multiples. D’abord, comme elle le relève,
nous sommes dans un domaine où plusieurs branches du droit se saisissent d’un même objet en obéissant à des logiques différentes. Un objet
singulier tiraillé entre des finalités opposées. La principale est l’opposition entre le droit des brevets et le droit à la santé. En second lieu,
l’opposition avec le droit du développement qui retient principalement
l’attention de l’auteur. Alors que le droit de brevet heurte la liberté du
commerce et de la concurrence par l’exclusivité qu’il confère au titulaire. La propriété intellectuelle en général, le droit des brevets en particulier, ont une légitimité profonde : l’innovation. Mais ils ont un effet
pervers inverse : le blocage de l’innovation chez les autres.
Notre auteur a parfaitement conscience des contradictions fortes
de la matière. C’est pourquoi elle a recours à une doctrine difficilement
contestable pour appuyer sa démarche. Nous avons été surpris par
toutes les références qu’elle nous donne quant au passé du droit de la
santé dans notre pays. Des travaux dirigés par Jean Carbonnier dans
les années 60. Telle la thèse de J.‑C. Lombois « De l’influence de la santé
1
G. Steiner, Les livres que je n’ai pas écrits, Gallimard, 2008, p. 201.
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Le médicament à l’OMC : droit des brevets et enjeux de santé
sur l’existence des droits civils » (L.G.D.J., 1963). Plus près de nous c’est
Bruno Oppetit relevant « l’universalisation de la société marchande »
et invoquant des « valeurs supérieures aux intérêts et aux besoins du
commerce international ». Et qui affirmait que le droit « ne peut pas
être construit en fonction d’un unique bénéficiaire », qu’il « tend à
assurer une conciliation plus qu’une subordination ou une hiérarchisation ». Parmi les auteurs contemporains, Marie-Anne Frison-Roche
défend « le droit d’accès à l’information ou le nouvel équilibre de la
propriété » et précise que « c’est l’articulation de deux droits subjectifs,
celui du propriétaire dans la détention et celui du tiers dans l’accès qui
produit l’équilibre » 2. Sans compter les nombreuses études juridiques
sur l’appropriation de l’information, auxquelles se réfère notre auteur
qui confirme bien que la question naïve de Steiner est ressentie par la
doctrine juridique.
Amelle Guesmi a comme objectif central une conciliation entre les
intérêts attachés au brevet et le développement. Mais à aucun moment,
dans un domaine où le dossier à charge des multinationales du médicament et des États qui les soutiennent est assez lourd, elle ne part en
guerre contre le droit de brevet lui-même. Au contraire, elle prend bien
soin de mettre en évidence « l’exigence de qualité appréhendée par le
brevet » à laquelle elle consacre un chapitre. Elle insiste longuement
sur la responsabilité des entreprises pharmaceutiques, qui a été judiciairement mise en cause à plusieurs reprises. Même si les États assurent normalement un contrôle a priori avec des autorisations de mise
sur le marché, les entreprises sont bel et bien contraintes – dans leur
intérêt – de se soucier de la qualité de leurs produits et même d’assurer une « veille sanitaire ». À lire ses développements, nous pensons
que des défenseurs du droit positif des brevets pourraient y puiser des
arguments : dans le cadre du droit civil, et de la liberté économique, la
sécurité peut être assurée sans faire appel à quelque autorité publique.
Si l’on nous expose la bataille qui a fait passer les brevets de l’OMPI
à l’OMC, sous l’impulsion des États-Unis et de l’industrie pharmaceutique, contre la résistance des pays en développement, c’est en toute
objectivité. Pour ce qui est du libre marché, on notera tout de même
2
In Le droit privé français à la fin du XXe siècle. Études offertes à Pierre Catala,
Litec, 2001.
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Préface
que les firmes pharmaceutiques se sont davantage tournées du côté
des médicaments ou produits de confort que du côté des médicaments
qui concernent les maladies des pays pauvres… Déjà apparaissent les
éléments qui plaident en faveur de l’idée fondamentale de l’auteur : l’introduction d’une nouvelle logique dans le droit des brevets, celle du
développement.
C’est l’accès aux médicaments qui est compromis par le droit actuel
des brevets pharmaceutiques, alors même qu’il s’agit d’épidémies
gravissimes pour un pays. Cependant, ce n’est pas le droit du brevet qui
est incriminé mais son passage sous l’empire exclusif du droit international des affaires. On relèvera d’ailleurs que l’OMC elle-même a dû
procéder à une relecture « formelle » de ce droit pour favoriser l’accès
aux médicaments. À la suite notamment du procès de Pretoria, où
l’on a vu 39 laboratoires pharmaceutiques intenter un procès contre le
gouvernement sud africain pour violation de l’Accord ADPIC par une
loi de 1997 édictée pour enrayer l’épidémie de VIH/ Sida qui touchait
10 % de la population. L’indécence du recours a entraîné la Déclaration
de Doha de 2001 qui affirme que l’Accord sur les ADPIC doit être mis
en œuvre d’une manière qui n’empêche pas les Membres de l’OMC de
protéger la santé publique. Les licences obligatoires deviennent licites,
mais elles resteront peu nombreuses.
L’OMC a donc dû humaniser sa politique juridique, seulement on
a assisté à un développement d’accords bilatéraux hors du cadre de
l’OMC. Des accords qui vont plus loin que l’Accord sur les ADPIC dans
la protection de la propriété intellectuelle : les « ADPIC-plus »… Et,
phénomène quelque peu démoralisant, des pays qui ont pu développer
une industrie des médicaments génériques, comme l’Inde – qualifiée
parfois de « pharmacie du monde » –, cherchent eux-mêmes une protection renforcée par rapport à l’Accord ADPIC.
Car la place du développement ne concerne pas seulement la
consommation de médicaments mais leur production. Amelle Guesmi
a raison de terminer son ouvrage par cette citation d’auteurs compétents suivant laquelle ce n’est pas tellement l’innovation qui participe
à la réalisation de l’intérêt général mais sa diffusion. Il n’en demeure
pas moins qu’elle a également raison de se soucier de la production.
Quelques pays en développement ont su se faire une place sur les
marchés de la santé (notamment en matière de soins médicaux). Il est
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Le médicament à l’OMC : droit des brevets et enjeux de santé
paradoxal que la plupart des régions pauvres du monde connaissent
des « recettes » traditionnelles relatives à la santé, mais que la plupart
du temps ce sont des multinationales qui les exploitent sous brevet en
vantant éventuellement leur origine traditionnelle.
C’est donc à la fois la distribution et la production de médicaments
qu’elle vise lorsqu’elle s’efforce de parvenir à une « redéfinition substantielle du droit de brevet », la « substance » comprenant les finalités du
développement.
D’assez nombreuses études, notamment d’économistes, ont affirmé
très tôt que la propriété intellectuelle était défavorable au développement, contrairement à la propagande des pays industrialisés pour
persuader les pays sous-développés qu’ils avaient intérêt à adopter la
propriété intellectuelle dans tous ses aspects. « La grande duperie des
ADPIC » 3 est d’avoir soutenu que la clef de leur développement résidait
dans le brevet. L’affirmation n’est pas d’Amelle Guesmi mais de Michel
Vivant. Aussi bien, les pays en développement n’ont pas manqué d’opposer à la propagande des pays industrialisés que la plupart d’entre eux
(notamment la France) avaient longuement hésité avant de reconnaitre
le droit de brevet. Ils l’ont fait lorsqu’ils ont atteint un niveau économique qui leur permettait d’en supporter le poids et d’en bénéficier. Ne
tolérer aucune dérogation ou temporisation aux pays en développement,
c’est, suivant l’image d’un économiste chinois cité par Amelle Guesmi,
retirer l’échelle dont se sont servis les pays industrialisés.
Ce sont les éléments d’une réconciliation du brevet et de la santé « à
la lumière de l’objectif du développement » que recherche l’auteur. Elle
insiste à plusieurs reprises sur la nécessité d’une entente entre les partenaires concernés pour parvenir à une conciliation entre les intérêts en
jeu. Et notamment entre les propriétaires du savoir (et des sources du
savoir !) et les États.
Elle pense qu’un projet en cours de discussion – la communauté
de brevets (« patent pool » en anglais) – serait une illustration des plus
intéressantes de la manière dont peuvent s’harmoniser brevet et santé.
Une mise en commun de brevets portant sur des antirétroviraux pour
en faciliter l’accès. La redevance des titulaires de brevets serait dépen3
M. Vivant, « Propos introductifs », in Brevets, innovation et intérêt général
(B. Remiche dir.), Larcier, 2007, p. 47.
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Préface
dante du niveau de richesse des pays de distribution. Et l’on aurait une
certaine ouverture à la concurrence. Notre auteur relève une tendance
nouvelle de la Cour suprême des États-Unis qui a commencé à limiter
les droits de propriété intellectuelle. Et – ce qui est peut-être plus
prometteur – une évolution des laboratoires eux-mêmes qui penseraient qu’un système fort de propriété intellectuelle n’est pas nécessairement le meilleur moyen de favoriser l’innovation.
Espoir utopique ? Autant qu’il nous en souvienne, c’est l’économiste
Stiglitz, prix Nobel d’économie, qui n’a pas hésité à affirmer que les
pauvres n’étaient pas le problème, mais la solution. Pour une raison
économique : même en matière de santé, il faut élargir les marchés.
Et, raison propre à la santé : compte tenu des déplacements de population et de l’accélération des activités, une épidémie dans un pays peut
devenir vite une épidémie mondiale à laquelle n’échapperaient même
pas les villes et les sites protégés (les gated communities). Donc, il en
sera bientôt de la santé comme de l’environnement : un souci commun
de l’humanité.
Ceci dit, le plus convaincant travail de l’auteur est consacré aux
détournements auxquels donnent lieu les brevets, dont la finalité, ditelle, est souvent transformée en un outil d’assurance de l’investissement
au lieu d’être un instrument au service de l’innovation. Les promesses et
les engagements ne manquent pas. Les références au « droit à la santé »
sont impressionnantes. Mais, comme elle l’écrit, « ce qui est concédé
sur un terrain… est récupéré au centuple sur un autre ». La paralysie du
droit au médicament est, par exemple, réalisée au niveau de la rétention
douanière…
En réalité, les détournements du droit de brevet en matière de médicaments nous choquent particulièrement parce qu’ils concernent la
santé, condition « substantielle » de la vie des personnes juridiques, sans
aller jusqu’à leur bonheur, objectif ambitieux de la Constitution du pays
guide de la mondialisation, les États-Unis. Mais ils sont évidemment
liés à la propriété intellectuelle en général. Nous sommes en présence
d’un détournement général de la propriété intellectuelle. Evidemment,
les brevets de protection (on ne détient pas encore l’innovation, mais le
laboratoire travaille dessus), qui protègent l’invention éventuelle contre
un concurrent qui serait plus rapide, nous scandalisent compte tenu de
leur objet. Mais c’est une pratique absolument générale. Et une pratique
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Le médicament à l’OMC : droit des brevets et enjeux de santé
contraire même à l’« âme » du libéralisme ! On en trouve confirmation
dans une analyse récente de Michel Vivant 4. « Dans bien des cas, il ne
s’agit plus de protéger une création mais de se réserver purement et
simplement un champ d’action » ou encore, nous dit-il, « d’occuper un
marché, que celui-ci corresponde ou non à une véritable création ». Il
pense qu’une application raisonnée de la règle de droit pourrait enrayer
cette « curieuse dérive ». C’est ce à quoi s’emploie Mademoiselle Guesmi.
Son ouvrage nous suggère trois remarques finales :
La première est relative à la puissance de la société civile qu’elle met
souvent en évidence. Marquée, évidemment, par la puissance des entreprises multinationales de la pharmacie, devenues sources du droit. Mais
marquée également par la force nouvelle de ceux que nous nommons
les « sujets » de la société civile, les victimes. Le procès de Pretoria (à
juste titre mis en évidence) est significatif. Le système juridique ne se
contente plus de résoudre les conflits, il dessine plus qu’autrefois de
nouvelles normes, il impose des comportements et il crée – ce qui est
nouveau – de l’émotion préparatoire aux changements. Un auteur a
avancé l’idée qu’une « juridictionnalisation » de la société faisait suite
à l’intervention de l’État 5. On comprend la crainte des pouvoirs privés
économiques à l’égard de l’action collective… Ils sont aussi hostiles à la
« judiciarisation » de l’économie, qu’ils ne l’étaient autrefois à l’intervention de l’État.
Notre seconde remarque est relative à l’appropriation de la connaissance, la question naïve d’un des rares maîtres à penser de l’époque
– George Steiner – dont nous sommes partis. Mademoiselle Guesmi
l’évoque à plusieurs reprises, mais avec prudence : « question sensible »
nous dit-elle. Elle a raison. Elle en fait déjà assez !
Comment ne pas être « partagé » ? En quelques années les sociétés
développées ont produit plus de la moitié des inventions que connaît
le monde. La durée de la vie humaine s’est allongée. N’en doutons
pas, la propriété intellectuelle, la « marchandisation » de la société, ne
sont pas étrangères aux progrès considérables des sociétés dévelop4
M. Vivant, « De la diffusion du “génie ” à l’embastillage cognitif ou sur un usage
nouveau de la propriété intellectuelle », in Les concepts émergents en droit des affaires,
LGDJ, 2010.
5
Mahmoud Mohamed Salah, Les contradictions du droit mondialisé, coll. Droit,
éthique, société, PUF, 2002, p. 86.
12
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Préface
pées. Y compris dans le domaine de la santé. Et pourtant, on peut se
demander ce que penseront les humains dans quelques siècles de cette
rétention et de cette vente des connaissances… « Il se pourrait bien que,
comme le professait Heidegger, nous n’ayons pas encore commencé à
apprendre à penser correctement. Il se pourrait que nous tâtonnions
aux portes de l’humain naissant… » écrit Steiner 6.
Notre dernière remarque est relative à ce type de travail. C’est pour
nous un grand mérite que d’avancer l’argumentation juridique dans
les « tâtonnements » de la construction de l’humain. C’est prendre
des risques. Maurice Duverger conseillait aux candidats à l’enseignement juridique d’écrire une thèse académique de cent cinquante pages.
Ensuite, on pouvait écrire ce qu’on voulait. Ce qui ajoute aux risques
c’est que pour certains il s’agit d’une « matière polémique »… Et c’est
une opinion assez répandue dès qu’il s’agit des pauvres, des « démunis »
juridiques. On peut penser que ce devrait être un terrain privilégié de
la recherche juridique. Mademoiselle Guesmi nous paraît la mener avec
mesure et en pleine conscience des difficultés. Par exemple, s’agissant
de l’action en contrefaçon, arme défensive et offensive des multinationales, principales détentrices du savoir, elle relève qu’elle est « un moyen
d’action au service de la qualité ». Mais elle l’envisage longuement, en
tant que moyen de lutte contre les génériques.
Gérard Farjat
Agrégé des Facultés de Droit
Professeur Émérite à l’Université de Nice
Sophia-Antipolis
6
G. Steiner, op. cit., p. 259.
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